GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-Lévy 1876

{LP T.? ?; CL T.4 [147]; Lub T.2 [171]} CINQUIÈME PARTIE
Vie littéraire et intime
1832-1850

{Presse 14/8/1855 1; CL T.4 [425]; Lub T.2 [408]} XII a

Mort d'Armand Carrel. — M. Émile de Girardin. — Résumé sur Éverard. — Départ pour Majorque. — Frédéric Chopin. — La Chartreuse de Valdemosa. — Les préludes. — Jour de pluie. — Marseille. — Le docteur Cauvières. — Course en mer jusqu'à Gênes. — Retour à Nohant. — Maurice malade et guéri. b — Le 12 mai 1839. — Armand Barbès. — Son erreur et sa sublimité.



Deux circonstances c portent ma pensée, en cet endroit de mon récit, sur deux des hommes d les plus remarquables de notre temps. Ces deux à-propos sont la mort de Carrel, qui eut lieu presque le même jour que mon procès à Bourges, en 1836, et la question du mariage, que je viens d'effleurer à propos de ma propre histoire. C'est de M. Émile de Girardin qu'il s'agit. M. de Girardin journaliste, M. de Girardin législateur, dirai-je M. de Girardin politique et philosophique? Le titre de journaliste embrasse peut-être tous les autres.

Jusqu'à ce jour, le dix-neuvième siècle a eu deux grands journalistes, Armand Carrel, Émile de Girardin. Par une mystérieuse et poignante fatalité, l'un a tué l'autre, et, chose plus frappante encore, le vainqueur de ce déplorable combat, jeune alors et en apparence inférieur au vaincu sous le rapport de l'étendue du talent, est arrivé à le dépasser de toute l'étendue du progrès qui s'est accompli dans les idées générales et qui s'est fait en lui-même. Si Carrel eût vécu, eût-il subi la loi de ce progrès? Espérons-le; mais soyons sans prévention, et avouons que, fût-il resté ce qu'il {CL 426} était à la veille de sa mort, il nous paraîtrait, je parle à ceux qui voient comme moi, singulièrement arriéré.

Émile de Girardin ne s'est pas arrêté dans sa marche, {Lub 409} bien qu'il ait paru, qu'il ait peut-être été emporté par des courants contraires en de certains élans de sa ligne ascendante.

Si bien que, sans dire une énormité, ni chercher un paradoxe, on pourrait entrevoir un incompréhensible dessein de la providence, non pas dans ce fait douloureux et à jamais regrettable de la mort de Carrel, mais dans cet héritage de son génie recueilli précisément par son adversaire consterné.

Quel eût été le rôle de Carrel en 1848? Cette question s'est souvent posée dans nos esprits à cette époque. Mes souvenirs me le représentaient comme l'ennemi-né du socialisme. Les souvenirs de mes amis combattaient le mien, et la fin de nos commentaires était qu'ayant un grand cœur, il aurait pu être illuminé de quelque grande lumière.

Mais il est certain qu'en 1847 Émile de Girardin était, relativement au mouvement accompli dans les esprits et dans le sien propre depuis dix ans, ce qu'était Armand Carrel dix ans auparavant.

Il l'a dépassé depuis, relativement e et réellement: il l'a immensément dépassé.

Ce n'est pas un vain parallèle que je veux établir ici entre deux caractères très-opposés dans leurs instincts et deux talents très-différents dans leurs manières. C'est un rapprochement qui me frappe, qui m'a frappée souvent, et qui me semble amené par la fatalité des situations.

Carrel, sous la république, se fût prononcé pour la présidence, à moins que Carrel n'eût bien changé! Carrel eût peut-être été président de la République. M. de Girardin eût probablement soutenu un autre candidat; mais ce n'est pas la question de l'institution qui les eût divisés.

{CL 427} Jusque-là, sans s'en apercevoir, M. de Girardin n'avait donc pas été plus loin que Carrel; mais personne dans nos rangs ne s'apercevait que Carrel n'avait pas été plus loin que M. de Girardin.

Je n'ai pas connu particulièrement Carrel. Je ne lui ai jamais parlé, bien que je l'aie rencontré souvent; mais je me rappellerai toute ma vie une heure de conversation entre Éverard et lui, à laquelle j'assistai sans qu'il me vît. Je lisais dans l'embrasure d'une fenêtre, {Lub 410} le rideau était tombé de lui-même sur moi lorsqu'il entra. Ils parlèrent du peuple. Je fus abasourdie. Carrel n'avait pas la notion du progrès! Ils ne furent pas d'accord. Éverard l'influença, puis, à son tour, il fut influencé par lui. Le plus faible entraîna le plus fort, cela se voit souvent.

Après avoir parcouru bien des horizons depuis ce jour-là, Éverard, en 1847, était revenu s'enfermer dans l'horizon limité de Carrel.

En voyant ces fluctuations des grands esprits, les partisans s'alarment, s'étonnent ou s'indignent. Les plus impatients crient à la défection, à la trahison. Les derniers jours de Carrel furent empoisonnés par ces injustices. Éverard réagit et lutta jusqu'à sa fin contre des soupçons amers. M. de Girardin, plus accusé, plus insulté, plus haï encore par toutes les nuances des partis, est seul resté debout. Il est aujourd'hui, en France, le champion des théories les plus audacieuses et les plus généreuses sur la liberté. Ainsi le voulait la destinée en le douant d'une force supérieure à celle de ses adversaires.

Il faudrait pouvoir retrancher de nos mœurs politiques la prévention l'impatience et la colère. Les idées que nous poursuivons ne trouveront leur triomphe que dans des consciences équitables et généreuses. Qu'un homme comme Carrel ait été outragé et navré par des lettres de reproches et de menaces impies, que tant d'autres, également purs, {CL 428} aient été accusés d'ambition cupide ou de lâcheté de caractère, c'est, dit-on, l'inévitable écume qui court sur le flot débordé des passions. On ajoute qu'il faut en prendre son parti, et que toute révolution est à ce prix amer.

Eh bien, non, n'en prenons plus notre parti. Excusons ces égarements inévitables dans le passé, ne les acceptons plus pour l'avenir. Disons-nous une bonne fois qu'aucun parti, même le nôtre, ne gouvernera longtemps par la haine, la violence et l'insulte. N'admettons plus que les républiques doivent être ombrageuses et les dictatures vindicatives. Ne rêvons plus le progrès à la condition d'y marcher en nous soupçonnant, en nous flagellant les uns les autres. Laissons au passé ses ténèbres, ses emportements, ses grossièretés. Admettons que les hommes qui ont fait de grandes choses, ou qui ont eu {Lub 411} seulement de grandes idées ou de grands sentiments, ne doivent pas être accusés à la légère et qu'ils doivent toujours l'être avec mesure. Soyons assez intelligents pour apprécier ces hommes au point de vue de l'ensemble de l'histoire; voyons leur puissance et ses limites naturelles, fatales. Vouloir qu'à toutes les heures de sa vie un homme supérieur réponde à l'idéal qu'il nous a fait entrevoir, c'est faire le procès à Dieu même, qui a créé l'homme incertain et limité. Que nos suffrages, dans un état libre, ne se portent pas sur celui dont à une certaine heure l'esprit défaille, hésite ou s'égare, c'est notre droit. Mais, en l'éloignant pour un instant de notre route, rendons-lui encore hommage en songeant que demain peut-être nos destins auront besoin de l'homme qui s'est reposé dans le scrupule ou dans la prudence*.

* C'est ainsi qu'il faut juger M. de Lamartine. f

Quand nos mœurs politiques auront fait ce progrès, quand les luttes de la popularité n'auront plus pour armes l'injure, l'ingratitude et la calomnie, nous ne verrons plus {CL 429} de défections importantes, soyez-en certains. Les défections sont presque toujours des réactions de l'orgueil blessé, des actes de dépit. Ah! Je l'ai vu cent fois! Tel homme qui, respecté et ménagé dans son caractère, eût marché dans le droit chemin, s'est violemment séparé de ses coreligionnaires à cause d'une parole blessante, et les plus grands caractères ne sont pas à l'abri de la cuisante blessure d'une attaque contre l'honneur, ou seulement d'une critique brutale contre leur sagesse. Je ne peux pas citer les exemples trop rapprochés de nous, mais vous en avez certainement vu vous-mêmes, quel que soit votre milieu. De funestes déterminations ont dû être prises devant vous, qui tenaient à un fil bien délié!

Et cela n'est-il pas dans la nature humaine? On devient insensiblement l'ennemi de l'homme qui s'est déclaré votre ennemi. S'il s'acharne, quelle que soit votre patience, vous arrivez peu à peu à le croire aveugle en toutes choses, du moment qu'il est injuste et aveugle envers vous. Ses idées mêmes vous deviennent antipathiques en même temps que son langage. Vous différiez sur quelques points au début, et voilà que les {Lub 412} croyances mêmes qui vous étaient communes vous apparaissent douteuses, du moment qu'il leur a donné des formules qui semblent être la critique ou la négation des vôtres. Vous partez d'un jeu de mots et vous finissez par du sang. Les duels n'ont souvent pas d'autre cause, et il y a des duels de parti à parti qui ensanglantent la place publique.

Quel est le plus grand coupable dans ces funestes embrasements de l'histoire? Le premier qui dit à son frère Raca. Si Abel eût dit le premier cette parole à Caïn, c'est lui que Dieu eût puni comme le premier meurtrier de la race humaine.

Ces réflexions qui m'entraînent ne sont pas hors de propos quand je me rappelle la mort de Carrel, la douleur {CL 430} d'Éverard et la haine de notre parti contre M. de Girardin. Si nous eussions été justes, si nous eussions reconnu que M. de Girardin ne pouvait pas refuser de se battre sérieusement avec Carrel, comme il était pourtant bien facile de s'en convaincre en examinant les faits; si, après avoir traité Carrel d'esprit lâche et poltron, on n'eût pas traité son adversaire de spadassin et d'assassin, il ne nous eût pas fallu vingt ans pour nous emparer de notre bien légitime, c'est-à-dire du secours de cette grande puissance et de cette grande lumière qu'Émile de Girardin portait en lui, et devait porter tout seul sur le chemin qui conduit à notre but commun.

Que de méfiances et de préventions contre lui! Je les ai subies, moi aussi; non pas pour ce fait du duel, d'où, dangereusement blessé lui-même, il remporta la blessure plus profonde encore d'une irréparable douleur: quand des voix ardentes s'élevaient autour de moi pour s'écrier: « Quoi qu'il y ait, on ne tue pas Carrel! On ne doit pas tuer Carrel! » Je me rappelais que M. de Girardin, ayant essuyé le feu de M. Degouve-Denunques, avait refusé de le viser, et que cet acte, digne de Carrel parce qu'il était chevaleresque, avait été considéré comme une injure parce qu'il venait d'un ennemi politique. Quant à la cause du duel, il est impossible que les témoins eussent pu la trouver suffisante, si Carrel ne les y eût contraints par son obstination. Sans aucun doute, Carrel était aigri et voulait arracher une humiliation plutôt qu'une réparation. Encore était-ce la réparation d'un tort peut-être imaginaire. — Quant {Lub 413} aux suites du duel, elles furent navrantes et honorables pour M. de Girardin. Il fut insulté par les amis de Carrel, et pour toute vengeance il porta le deuil de Carrel.

Ce n'était donc pas là le motif de notre antipathie, et Éverard lui-même, en pleurant Carrel qu'il chérissait, rendait justice à la loyauté de l'adversaire, quand il était de {CL 431} sang-froid. Mais il nous semblait voir, dans ce génie pratique qui commençait à se révéler, l'ennemi-né de nos utopies. Nous ne nous trompions pas. Un abîme nous séparait alors. Nous sépare-t-il encore? Oui, sur des questions de sentiment, sur des rêves d'idéal; et, quant à moi, sur la question du mariage, après mûre réflexion, je n'hésite pas à le dire: M. de Girardin socialiste, c'est-à-dire touchant aux questions vitales de la famille dans un livre admirable quant à la politique et à l'esprit des législations, laisse dans l'ombre ou jette dans de téméraires aperçus ce grand dogme de l'amour et de la maternité. Il n'admet qu'une mère et des enfants dans la constitution de la famille. J'ai dit plus haut, je dirai encore ailleurs, toujours et partout, qu'il faut un père et une mère.

Mais une discussion nous mènerait trop loin, et tout ceci est une digression à mon histoire. Je ne la regrette pas, et je ne la retranche pas; mais il faut que, remettant encore à un autre cadre l'appréciation de cette nouvelle figure historique, apparue un instant dans mon récit, je résume ce peu de pages.

Carrel disparut, g emporté par la destinée, et non pas immolé par un ennemi. Un grand journaliste, c'est-à-dire un de ces hommes de synthèse qui font, au jour le jour, l'histoire de leur époque en la rattachant au passé et à l'avenir, à travers les inspirations ou les lassitudes du génie, laissa tomber le flambeau qu'il portait dans le sang de son adversaire et dans le sien propre. L'adversaire lava ce sang de ses larmes et ramassa le flambeau. Le tenir élevé n'était pas chose facile après une telle catastrophe. La lumière vacilla longtemps dans ses mains éperdues. Le souffle des passions a pu l'obscurcir ou la faire dévier; mais elle devait vivre, et nous eussions dû la saluer plus tôt. Nous ne l'avons pas fait, et elle a vécu quand même. La mission de l'héritier de Carrel s'est ennoblie dans la tempête. {CL 432} Au jour des catastrophes elle a été chevaleresque et généreuse. {Lub 414} Un moment est venu où lui seul a pu montrer, en France, le courage et la foi que Carrel eût sans doute été forcé de refouler au fond de son cœur, puisque Carrel n'eût pu se défendre du devoir de saisir, à un moment donné, le pouvoir pour son compte. M. de Girardin a eu le rare bonheur de n'y pas être contraint. C'est quelquefois un grand honneur aussi*.

* Au moment où je corrige ces épreuves, une douloureuse nouvelle vient me frapper: Madame de Girardin est morte, elle que je laissais malade il y a un mois, mais encore rayonnante de beauté, d'intelligence, de grâce et de bonté, car elle était bonne, bien vraiment bonne! Tout le monde sait qu'elle avait du génie; mais cette tendresse délicate, cette fibre d'exquise maternité que ses ouvrages dramatiques venaient de révéler, ses amis seuls la connaissaient déjà. Pour moi, j'ai été à même de l'apprécier profondément. Elle a pleuré avec nous la plus douloureuse des pertes, celle d'un enfant adoré, et pleuré si naïvement, si ardemment! Elle n'avait pourtant pas été mère, et ce n'est pas l'intelligence toute seule qui révèle à une femme ce que les mères doivent souffrir. C'est le cœur, c'est le génie de la tendresse, et madame de Girardin avait ce génie-là pour couronnement d'une admirable organisation. h

Revenons i à Éverard. Trois ans s'étaient écoulés depuis qu'Éverard avait pris une grande influence morale sur mon esprit. Il la perdit pour des causes que je n'ai pas attendu jusqu'à ce jour pour oublier. Oublier est bien le mot, car la netteté des souvenirs est quelquefois encore du ressentiment. Je sais en gros que ces causes furent de diverse nature: d'une part, ses velléités d'ambition, il se servait toujours de ce mot-là pour exprimer ses violents et fugitifs besoins d'activité; de l'autre, les emportements trop réitérés de son caractère, aigri souvent par l'inaction ou les déceptions.

Quant à l'innocente ambition de siéger à la Chambre des députés et d'y prendre de l'influence, je ne la désapprouvais nullement; mais j'avoue qu'elle me gâtait un peu {CL 433} mon vieux Éverard, car c'est comme vieillard, aux heures où sa figure altérée marquait soixante ans, que je le chérissais d'une affection presque filiale, parce que, dans ces moments-là, il était doux, vrai, simple, candide et tout rempli d'idéal divin. Était-ce alors qu'il était lui-même? C'est ce que je n'ai jamais pu savoir. Il était sincère à coup sûr dans tous ses aspects; mais quelle {Lub 413} eût été sa vraie nature si son organisation eût été régulière, c'est-à-dire si un mal chronique ne l'eût pas fait passer par de continuelles alternatives de fièvre et de langueur? L'exaltation maladive me le rendait, je ne dirai pas antipathique, mais comme étranger. C'est lorsqu'il redevenait jeune, actif, ardent au petit combat de la politique d'actualité que j'éprouvais l'invincible besoin de ne pas trop m'intéresser à lui.

C'est cette indifférence à ce qu'il regardait alors comme l'intérêt puissant de sa vie qu'il ne me pardonnait qu'après des bouderies ou des reproches. Pour éviter le retour de ces querelles, je ne provoquais ni ses lettres, ni ses visites. Elles devinrent de plus en plus rares. Il fut nommé député. Son début à la Chambre le posa, dans une question de propriété particulière que je ne me rappelle pas bien, comme raisonneur habile plus que comme orateur politique. Son rôle y fut effacé, selon moi. Je ne voulais pas le tourmenter. D'un homme comme lui on pouvait attendre le réveil sans inquiétude. Nous fûmes des mois entiers sans nous voir et sans nous écrire. J'étais fixée à Nohant. Il y apparut toujours de loin en loin jusque vers la révolution de février. Dans les dernières entrevues, nous n'étions plus d'accord sur le fond des choses. J'avais un peu étudié et médité mon idéal; il semblait avoir écarté le sien pour revenir à un siècle en arrière de la révolution. Il ne fallait pas lui rappeler le pont des Saints-Pères. Il eût affirmé par serment et de bonne foi que j'avais rêvé, ainsi que Planet. Il s'irritait quand je voulais lui prouver que j'avais gardé {CL 434} et amélioré mes sentiments, et qu'il avait laissé reculer et obscurcir les siens. Il raillait mon socialisme avec un peu d'amertume, et cependant il redevenait aisément tendre et paternel. Alors je lui prédisais qu'un jour il redeviendrait socialiste, et qu'outrepassant le but il me reprocherait ma modération. Cela fût arrivé certainement s'il eût vécu.

L'absence ni la mort ne détruisent les grandes amitiés; la mienne lui resta et lui reste en dépit de tout. Je ne fus jamais brouillée avec lui, et il le fut pourtant avec moi dans les dernières années de sa vie. Je dirai pourquoi.

Il voulait être commissaire à Bourges sous le gouvernement provisoire. Il ne le fut pas et s'en prit à moi. Il me supposait auprès du ministre de l'intérieur {Lub 416} une influence que j'étais loin d'avoir. M. Ledru-Rollin n'avait pas coutume de me consulter sur ses décisions politiques. Quelques personnes l'ont dit: ce fut une mauvaise plaisanterie. Éverard eut la simplicité de le croire sur des commentaires de province.

Mais, pour être dans la vérité et dans la sincérité absolue, je dus ne pas lui cacher que si j'avais eu cette influence et si j'avais été consultée, ou, pour mieux dire, si j'avais été le ministre en personne, je n'eusse pas raisonné ni agi autrement que n'avait fait le ministre. Je poussai la loyauté jusqu'à lui écrire que, M. Ledru-Rollin ayant pris cette détermination et la déclarant après coup dans une conversation à laquelle j'étais j présente, j'avais trouvé sérieux et justes les motifs qu'il en avait donnés. — Éverard, je l'ai dit déjà, et je le lui disais à lui-même, avait été surpris par la République dans une phase d'antipathie marquée pour les idées qui devaient, qui eussent dû faire vivre la République. Il eût pu redevenir l'homme du lendemain; mobile et sincère comme il l'était, on ne devait guère être en peine de son retour, et, dans tous les cas, on pouvait bien l'attendre sans compromettre l'avenir d'une puissance {CL 435} comme la sienne. Mais, à coup sûr, il n'était pas l'homme de ce jour-là, du jour où nous étions, jour de foi entière et d'aspiration illimitée vers des principes rejetés la veille par Éverard.

Je ne m'étais pas trompée. Sous la pression des circonstances, Éverard était à un des faîtes de la montagne, lorsque la violence des événements l'en fit descendre sans espoir d'y jamais remonter: la cruelle mort l'attendait. On m'a dit qu'il ne m'avait jamais pardonné ma sincérité. Eh bien, je crois le contraire. Je crois que son cœur a été juste et sa raison lucide à un moment donné connu de lui seul. Aujourd'hui que je vois son âme face à face, je suis bien tranquille.

Il est une autre âme, non moins belle et pure dans son essence, non moins malade et troublée dans ce monde, que je retrouve avec autant de placidité dans mes entretiens avec les morts, et dans mon attente de ce monde meilleur où nous devons nous reconnaître tous au rayon d'une lumière plus vive et plus divine que celle de la terre.

Je parle de Frédéric Chopin, qui fut l'hôte k des huit {Lub 417} dernières années de ma vie de retraite à Nohant sous la Monarchie.

En 1838, dès que Maurice m'eut été définitivement confié, je me décidai à chercher pour lui un hiver plus doux que le nôtre. J'espérais le préserver ainsi du retour des rhumatismes cruels de l'année précédente. Je voulais trouver, en même temps, un lieu tranquille où je pusse le faire travailler un peu, ainsi que sa sœur, et travailler moi-même sans excès. On gagne {Presse 14/8/1855 2} bien du temps quand on ne voit personne, on est forcé de veiller beaucoup moins.

Comme je faisais mes projets et mes préparatifs de départ, Chopin, que je voyais tous les jours et dont j'aimais tendrement le génie et le caractère, me dit à plusieurs reprises que, s'il était à la place de Maurice, il {CL 436} serait bientôt guéri lui-même. Je le crus, et je me trompai. Je ne le mis pas dans le voyage à la place de Maurice, mais à côté de Maurice. Ses amis le pressaient depuis longtemps d'aller passer quelque temps dans le midi de l'Europe. On le croyait phthisique. Gaubert l'examina et me jura qu'il ne l'était pas. « vous le sauverez, en effet, me dit-il, si vous lui donnez de l'air, de la promenade et du repos. » les autres, sachant bien que jamais Chopin ne se déciderait à quitter le monde et la vie de Paris sans qu'une personne aimée de lui et dévouée à lui ne l'y entraînât, me pressèrent vivement de ne pas repousser le désir qu'il manifestait si à propos et d'une façon tout inespérée.

J'eus tort, par le fait, de céder à leur espérance et à ma propre sollicitude. C'était bien assez de m'en aller seule à l'étranger avec deux enfants, l'un déjà malade, l'autre exubérant de santé et de turbulence, sans prendre encore un tourment de cœur et une responsabilité de médecin.

Mais Chopin était dans un moment de santé qui rassurait tout le monde. Excepté Grzymala, qui ne s'y trompait pas trop, nous avions tous confiance. Je priai cependant Chopin de bien consulter ses forces morales, car il n'avait jamais envisagé sans effroi, depuis plusieurs années, l'idée de quitter Paris, son médecin, ses relations, son appartement même et son piano. C'était l'homme des habitudes impérieuses, et tout changement, si petit qu'il fût, était un événement terrible dans sa vie.

Je partis avec mes enfants en lui disant que je passerais {Lub 418} quelques jours à Perpignan, si je ne l'y trouvais pas; et que s'il n'y venait pas au bout d'un certain délai, je passerais en Espagne. J'avais choisi Majorque sur la foi de personnes qui croyaient bien connaître le climat et les ressources du pays, et qui ne les connaissaient pas du tout.

Mendizabal, notre ami commun, un homme excellent {CL 437} autant que célèbre, devait se rendre à Madrid et accompagner Chopin jusqu'à la frontière, au cas où il donnerait suite à son rêve de voyage.

Je m'en allai donc avec mes enfants et une femme de chambre dans le courant de novembre. Je m'arrêtai le premier soir au Plessis, où j'embrassai avec joie ma mère Angèle et toute cette bonne et chère famille qui m'avait ouvert les bras quinze ans auparavant. Je trouvai les fillettes grandes, belles et mariées. Tonine, ma préférée, était à la fois superbe et charmante. Mon pauvre père James était goutteux et marchait sur des béquilles. J'embrassai le père et la fille pour la dernière fois! Tonine devait mourir à la suite de sa première maternité, son père à peu près dans le même temps.

Nous fîmes un grand détour, voyageant pour voyager. Nous revîmes à Lyon notre amie l'éminente artiste madame Montgoffier, Théodore de Seynes, etc., et descendîmes le Rhône jusqu'à Avignon, d'où nous courûmes à Vaucluse, une des plus belles choses du monde, et qui mérite bien l'amour de Pétrarque et l'immortalité de ses vers. De là, traversant le Midi, saluant le pont du Gard, nous arrêtant quelques jours à Nîmes pour embrasser notre cher précepteur et ami Boucoiran et pour faire connaissance avec madame d'Oribeau, une femme charmante que je devais conserver pour amie, nous gagnâmes Perpignan, où dès le lendemain nous vîmes arriver Chopin. Il avait très-bien supporté le voyage. Il ne souffrit pas trop de la navigation jusqu'à Barcelone, ni de Barcelone jusqu'à Palma. Le temps était calme, la mer excellente; nous sentions la chaleur augmenter d'heure en heure. Maurice supportait la mer presque aussi bien que moi, Solange moins bien; mais, à la vue des côtes escarpées de l'île, dentelées au soleil du matin par les aloès et les palmiers, elle se mit à courir sur le pont, joyeuse et fraîche comme le matin même.

{CL 438; Lub 419} J'ai peu à dire ici sur Majorque, ayant écrit un gros volume sur ce voyage. J'y ai raconté mes angoisses relativement au malade que j'accompagnais. Dès que l'hiver se fit, et il se déclara tout à coup par des pluies torrentielles, Chopin présenta, subitement aussi, tous les caractères de l'affection pulmonaire. Je ne sais ce que je serais devenue si les rhumatismes se fussent emparés de Maurice; nous n'avions aucun médecin qui nous inspirât confiance, et les plus simples remèdes étaient presque impossibles à se procurer. Le sucre même était souvent de mauvaise qualité et rendait malade.

Grâce au ciel, Maurice, affrontant du matin au soir la pluie et le vent, avec sa sœur, recouvra une santé parfaite. Ni Solange ni moi ne redoutions les chemins inondés et les averses. Nous avions trouvé dans une chartreuse abandonnée et ruinée en partie un logement sain et des plus pittoresques. Je donnais des leçons aux enfants dans la matinée. Ils couraient tout le reste du jour, pendant que je travaillais; le soir, nous courions ensemble dans les cloîtres au clair de la lune, ou nous lisions dans les cellules. Notre existence eût été fort agréable dans cette solitude romantique, en dépit de la sauvagerie du pays et de la chiperie des habitants, si ce triste spectacle des souffrances de notre compagnon et certains jours d'inquiétude sérieuse pour sa vie ne m'eussent ôté forcément tout le plaisir et tout le bénéfice du voyage.

Le pauvre grand artiste était un malade détestable. Ce que j'avais redouté, pas assez, malheureusement, arriva. Il se démoralisa d'une manière complète. Supportant la souffrance avec assez de courage, il ne pouvait vaincre l'inquiétude de son imagination. Le cloître était pour lui plein de terreurs et de fantômes, même quand il se portait bien. Il ne le disait pas, et il me fallut le deviner. Au retour de mes explorations nocturnes dans les ruines avec {CL 439} mes enfants, je le trouvais, à dix heures du soir, pâle devant son piano, les yeux hagards et les cheveux comme dressés sur la tête. Il lui fallait l quelques instants pour nous reconnaître.

Il faisait ensuite un effort pour rire, et il nous jouait des choses sublimes qu'il venait de composer, ou, pour mieux dire, des idées terribles ou déchirantes qui {Lub 420} venaient de s'emparer de lui, comme à son insu, dans cette heure de solitude, de tristesse et d'effroi.

C'est là qu'il a composé les plus belles de ces courtes pages qu'il intitulait modestement des préludes. Ce sont des chefs-d'œuvre. Plusieurs présentent à la pensée des visions de moines trépassés et l'audition des chants funèbres qui l'assiégeaient; d'autres sont mélancoliques m et suaves; ils lui venaient aux heures de soleil et de santé, au bruit du rire des enfants sous la fenêtre, au son lointain des guitares, au chant des oiseaux sous la feuillée humide, à la vue des petites roses pâles épanouies sur la neige n.

D'autres encore sont d'une tristesse morne et, en vous charmant l'oreille, vous navrent le cœur. Il y en a un qui lui vint par une soirée de pluie lugubre et qui jette o dans l'âme un abattement effroyable. Nous l'avions laissé bien portant ce jour-là, Maurice et moi, pour aller à Palma acheter des objets nécessaires à notre campement. La pluie était venue, les torrents avaient débordé; nous avions fait trois lieues en six heures pour revenir au milieu de l'inondation, et nous arrivions en pleine nuit, sans chaussures, abandonnés de notre voiturin, à travers des dangers inouïs*. Nous nous hâtions en vue de l'inquiétude de notre malade. Elle avait été vive en effet, mais elle s'était comme figée en une sorte de désespérance tranquille, et il jouait son admirable prélude en pleurant. En nous voyant entrer, il se leva en jetant un grand cri, puis {CL 440} il nous dit d'un air égaré et d'un ton étrange: « Ah! je le savais bien, que vous étiez morts! »

* [{CL 439}] Voyez un Hiver dans le midi de l'Europe.

Quand il eut repris ses esprits et qu'il vit l'état où nous étions, il fut malade du spectacle rétrospectif de nos dangers; mais il m'avoua ensuite qu'en nous attendant il avait vu tout cela dans un rêve, et que, ne distinguant plus ce rêve de la réalité, il s'était calmé et comme assoupi en jouant du piano, persuadé qu'il était mort lui-même. Il se voyait noyé dans un lac; des gouttes d'eau pesantes et glacées lui tombaient en mesure sur la poitrine et quand je lui fis écouter le bruit de ces gouttes d'eau, qui tombaient en effet en mesure sur le toit, il nia les avoir entendues. Il se fâcha même de ce que je traduisais par le mot d'harmonie imitative. {Lub 421} Il protestait de toutes ses forces, et il avait raison, contre la puérilité de ces imitations pour l'oreille. Son génie était plein de mystérieuses p harmonies de la nature, traduites par des équivalents sublimes dans sa pensée musicale et non par une répétition servile des sons extérieurs*. Sa composition de ce soir-là était bien pleine des gouttes de pluie qui résonnaient sur les tuiles sonores de la Chartreuse, mais elles s'étaient traduites dans son imagination et dans son chant par des larmes tombant du ciel sur son cœur.

* J'ai donné, dans Consuelo, une définition de cette distinction musicale qui l'a pleinement satisfait, et qui, par conséquent, doit être claire.

Le génie de Chopin est le plus profond et le plus plein de sentiments et d'émotions qui ait existé. Il a fait parler à un seul instrument la langue de l'infini; il a pu souvent résumer, en dix lignes qu'un enfant pourrait jouer, des poëmes d'une élévation immense, des drames d'une énergie sans égale. Il n'a jamais eu besoin des grands moyens matériels pour donner le mot de son génie. Il ne lui a fallu ni saxophones ni ophicléides pour remplir l'âme {CL 441} de terreur; ni orgues d'église, ni voix humaine pour la remplir de foi et d'enthousiasme. Il n'a pas été connu et il ne l'est pas encore de la foule. Il faut de grands progrès dans le goût et l'intelligence de l'art pour que ses œuvres deviennent populaires. Un jour viendra où l'on orchestrera sa musique sans rien changer à sa partition de piano, et où tout le monde saura que ce génie aussi vaste, aussi complet, aussi savant que celui des plus {Presse 14/8/1855 3} grands maîtres qu'il s'était assimilés, a gardé une individualité encore plus exquise que celle de Sébastien Bach, encore plus puissante que celle de Beethoven, encore plus dramatique que celle de Weber. Il est tous les trois ensemble, et il est encore lui-même, c'est-à-dire plus délié dans le goût, plus austère dans le grand, plus déchirant dans la douleur. Mozart seul lui est supérieur, parce que Mozart a en plus le calme de la santé, par conséquent la plénitude de la vie.

Chopin sentait sa puissance et sa faiblesse. Sa faiblesse était dans l'excès même de cette puissance qu'il ne pouvait régler. Il ne pouvait pas faire comme Mozart (au reste Mozart seul a pu le faire), un chef-d'œuvre {Lub 422} avec une teinte plate. Sa musique était pleine de nuances et d'imprévu. Quelquefois, rarement, elle était bizarre, mystérieuse et tourmentée. Quoiqu'il eût horreur de ce que l'on ne comprend pas, ses émotions excessives l'emportaient à son insu dans des régions connues de lui seul. J'étais q peut-être pour lui un mauvais arbitre (car il me consultait comme Molière sa servante), parce que, à force de le connaître, j'en étais venue à pouvoir m'identifier à toutes les fibres de son organisation.

Pendant huit ans, en m'initiant chaque jour au secret de son inspiration ou de sa méditation musicale, son piano me révélait les entraînements, les embarras, les victoires ou les tortures de sa pensée. Je le comprenais donc comme il {CL 442} se comprenait lui-même, et un juge plus étranger à lui-même l'eût forcé à être plus intelligible pour tous.

Il avait eu quelquefois des idées riantes et toutes rondes dans sa jeunesse. Il a fait des chansons polonaises et des romances inédites d'une charmante bonhomie et d'une adorable r douceur. Quelques-unes de ses compositions ultérieures sont encore comme des sources de cristal où se mire un clair soleil. Mais qu'elles sont rares et courtes ces tranquilles extases de sa contemplation! Le chant de l'alouette dans le ciel et le moelleux flottement du cygne sur les eaux immobiles sont pour lui comme des éclairs de la beauté dans la sérénité. Le cri de l'aigle plaintif et affamé sur les rochers de Majorque, le sifflement amer de la bise et la morne désolation des ifs couverts de neige l'attristaient bien plus longtemps et bien plus vivement que ne le réjouissaient le parfum des orangers, la grâce des pampres et la cantilène mauresque des laboureurs.

Il en était ainsi de son caractère en toutes choses. Sensible un instant aux douceurs de l'affection et aux sourires de la destinée, il était froissé des jours, des semaines entières par la maladresse d'un indifférent ou par les menues contrariétés de la vie réelle. Et, chose étrange, une véritable douleur ne le brisait pas autant qu'une petite. Il semblait qu'il n'eût pas la force de la comprendre d'abord et de la ressentir ensuite. La profondeur de ses émotions n'était donc nullement en rapport avec leurs causes. Quant à sa déplorable santé, il l'acceptait héroïquement dans les dangers réels, et il {Lub 423} s'en tourmentait misérablement dans les altérations insignifiantes. Ceci est l'histoire et le destin de tous les êtres en qui le système nerveux est développé avec excès.

Avec le sentiment exagéré des détails, l'horreur de la misère et les besoins d'un bien-être raffiné, il prit naturellement Majorque en horreur au bout de peu de jours de {CL 443} maladie. Il n'y avait pas moyen de se remettre en route, il était trop faible. Quand il fut mieux, les vents contraires régnèrent sur la côte, et pendant trois semaines le bateau à vapeur ne put sortir du port. C'était l'unique embarcation possible, et encore ne l'était-elle guère.

Notre séjour à la Chartreuse de Valdemosa fut donc un supplice pour lui et un tourment pour moi. Doux, enjoué, charmant dans le monde, Chopin malade était désespérant s dans l'intimité exclusive. Nulle âme n'était plus noble, plus délicate, plus désintéressée; nul commerce plus fidèle et plus loyal, nul esprit plus brillant dans la gaieté, nulle intelligence plus sérieuse et plus complète dans ce qui était de son domaine; mais en revanche, hélas! Nulle humeur n'était plus inégale, nulle imagination plus ombrageuse et plus délirante, nulle susceptibilité plus impossible à ne pas irriter, nulle exigence de cœur plus impossible à satisfaire. Et rien de tout cela n'était sa faute, à lui. C'était celle de son mal. Son esprit était écorché vif; le pli d'une feuille de rose, l'ombre d'une mouche le faisaient saigner. Excepté moi et mes enfants, tout lui était antipathique et révoltant sous le ciel de l'Espagne. Il mourait de l'impatience du départ, bien plus que des inconvénients du séjour.

Nous pûmes enfin nous rendre à Barcelone et de là, par mer encore, à Marseille, à la fin de l'hiver. Je quittai la chartreuse avec un mélange de joie et de douleur. J'y aurais bien passé deux ou trois ans seule avec mes enfants. Nous avions une malle de bons livres élémentaires que j'avais le temps de leur expliquer. Le ciel devenait magnifique et l'île un lieu enchanté. Notre installation romantique nous charmait; Maurice se fortifiait à vue d'œil, et nous ne faisions que rire des privations pour notre compte. J'aurais eu de bonnes heures de travail sans distraction; je lisais de beaux ouvrages de philosophie et d'histoire quand je n'étais pas garde-malade, et le malade lui-même eût été {Lub 424} adorablement {CL 444} bon s'il eût pu guérir. De quelle poésie sa musique remplissait ce sanctuaire, même au milieu de ses plus douloureuses agitations! Et la chartreuse était si belle sous ses festons de lierre, la floraison si splendide dans la vallée, l'air si pur sur notre montagne, la mer si bleue à l'horizon! C'est le plus bel endroit que j'aie jamais habité, et un des plus beaux que j'aie jamais vus. Et j'en avais à peine joui! N'osant quitter le malade, je ne pouvais sortir avec mes enfants qu'un instant chaque jour, et souvent pas du tout. J'étais très-malade moi-même de fatigue et de séquestration.

À Marseille il fallut nous arrêter. Je soumis Chopin à l'examen du célèbre docteur Cauvières, qui le trouva gravement compromis d'abord, et qui pourtant reprit bon espoir en le voyant se rétablir rapidement. Il augura qu'il pouvait vivre longtemps avec de grands soins, et il lui prodigua les siens. Ce digne et aimable homme, un des premiers médecins de France, le plus charmant, le plus sûr, le plus dévoué des amis, est, à Marseille, la providence des heureux et des malheureux. Homme de conviction et de progrès, il a conservé dans un âge très-avancé la beauté de l'âme et celle du visage. Sa physionomie douce et vive en même temps, toujours éclairée d'un tendre sourire et d'un brillant regard, commande le respect et l'amitié à dose égale. C'est encore une des plus belles organisations qui existent, exempte d'infirmités, pleine de feu, jeune de cœur et d'esprit, bonne autant que brillante, et toujours en possession des hautes facultés d'une intelligence d'élite.

Il fut pour nous comme un père. Sans cesse occupé à nous rendre l'existence charmante, il soignait le malade, il promenait et gâtait les enfants, il remplissait mes heures, sinon de repos, du moins d'espoir, de confiance et de bien-être intellectuel. Je l'ai retrouvé cette {CL 445} année à Marseille*, c'est-à-dire quinze ans après, plus jeune et plus aimable encore, s'il est possible, que je ne l'avais laissé, venant de traverser et de vaincre le choléra comme un jeune homme, aimant comme au premier jour les élus de son cœur, croyant à la France, à l'avenir, à la vérité, comme n'y croient plus les enfants de ce siècle: admirable vieillesse, digne d'une admirable vie!

* 1855.

{Lub 425} En voyant Chopin renaître avec le printemps et s'accommoder d'une médication fort douce, il approuva notre projet d'aller passer quelques jours à Gênes. Ce fut t un plaisir pour moi de revoir avec Maurice tous les beaux u édifices et tous les beaux tableaux que possède cette charmante ville.

Au retour, nous eûmes en mer un rude coup de vent. Chopin en fut assez malade, et nous prîmes quelques jours de repos à Marseille chez l'excellent docteur.

Marseille est une ville magnifique qui froisse et déplaît au premier abord par la rudesse de son climat et de ses habitants. On s'y fait pourtant, car le fond de ce climat est sain et le fond de ces habitants est bon. On comprend qu'on puisse s'habituer à la brutalité du mistral, aux colères de la mer, et aux ardeurs d'un implacable soleil, quand on trouve là, dans une cité opulente, toutes les ressources de la civilisation à tous les degrés où l'on peut se les procurer, et quand on parcourt, sur un rayon de quelque étendue, cette Provence aussi étrange et aussi belle en bien des endroits que beaucoup d'endroits un peu trop vantés de l'Italie.

J'amenai à Nohant, sans encombre, Maurice guéri, et Chopin en train de l'être. Au bout de quelques jours, ce fut le tour de Maurice d'être le plus malade des deux. Le cœur reprenait trop de plénitude. Mon ami Papet, qui est {CL 446} excellent médecin et qui, en raison de sa fortune, exerce la médecine gratis pour ses amis et pour les pauvres, prit sur lui de changer radicalement son régime. Depuis deux ans on le tenait aux viandes blanches et à l'eau rougie. Il jugea qu'une rapide croissance exigeait des toniques, et après l'avoir saigné, il le fortifia par un régime tout opposé. Bien m'en prit d'avoir confiance en lui, car depuis ce moment Maurice fut radicalement guéri et devint d'une forte et solide santé.

Quant à Chopin v, Papet ne lui trouva plus aucun symptôme d'affection pulmonaire, mais seulement une petite affection chronique du larynx qu'il n'espéra pas guérir et dont il ne vit pas lieu à s'alarmer sérieusement*. w

* C'est à cette époque que je perdis mon angélique ami Gaubert. J'avais déjà perdu, en 1837, mon noble et tendre papa, M. Duris-Dufresne, d'une manière tragique et douloureuse. Il avait dîné la veille avec mon mari. « Il fut rencontré le 29 octobre, à onze heures [{Lub 426}] du matin, par une personne de Châteauroux. Il était joyeux, il allait devenir grand-père, il venait d'acheter les dragées. Depuis lors on a perdu sa trace. Son corps a été retrouvé dans la Seine. A-t-il été assassiné? Rien ne le prouve; on ne l'avait pas volé; ses boucles d'oreilles en or étaient intactes. » (Lettre du Malgache 1837).

Cette déplorable fin est restée mystérieuse. Mon frère, qui l'avait vu deux jours auparavant, lui avait entendu dire, en parlant de la marche des événements politiques: « Tout est fini, tout est perdu! » Il paraissait très-affecté. Mais, mobile, énergique et enthousiaste, il avait repris sa gaîté au bout d'un instant.

{Lub 426} Avant d'aller plus avant, je dois parler d'un événement politique qui avait eu lieu en France le 12 mai 1839, pendant que j'étais à Gênes, et d'un des hommes que je place aux premiers rangs parmi mes contemporains, bien que je ne l'aie connu que beaucoup plus tard: Armand Barbès.

Ses premiers élans furent pourtant ceux d'un héroïsme irréfléchi, et je n'hésite pas à blâmer, avec Louis Blanc, la {CL 447} tentative du 12 mai. J'oserai ajouter que ce triste dicton, le succès justifie tout, a quelque chose de plus sérieux qu'un aphorisme fataliste ne semble le comporter. Il a même un sens très-vrai, si l'on considère que la vie d'un certain nombre d'hommes peut être sacrifiée à un principe bienfaisant pour l'humanité, mais à la condition d'avancer réellement le règne de ce principe dans le monde. Si l'effort de vaillance et de dévouement doit rester stérile; si même, dans de certaines conditions et sous l'empire de certaines circonstances, il doit, en échouant, retarder l'heure du salut, il a beau être pur dans l'intention, il devient coupable dans le fait. Il donne des forces au parti vainqueur, il ébranle la foi chez les vaincus. Il verse le sang innocent et le propre sang des conjurés, qui est précieux, au profit de la mauvaise cause. Il met le vulgaire en défiance, ou il le frappe d'une terreur stupide, qui le rend presque impossible à ramener et à convaincre.

Je sais bien que le succès est le secret de Dieu, et que si l'on ne marchait, comme les anciens, qu'après avoir consulté des oracles réputés infaillibles, on n'aurait guère de mérite à risquer sa fortune, sa liberté et sa vie. D'ailleurs, l'oracle des temps modernes, c'est le peuple: Vox populi, vox Dei; et c'est un oracle mystérieux et {Lub 427} trompeur, qui ignore souvent lui-même d'où lui viennent ses transports et ses révélations. Mais, quelque difficile qu'il soit à pénétrer, le génie du conspirateur consiste à s'assurer de cet oracle.

Le conspirateur n'est donc pas à la hauteur de sa mission quand il manque de sagesse, de clairvoyance et de ce génie particulier qui devine l'issue nécessaire des événements. C'est une chose si grave de jeter un peuple, et même une petite fraction du peuple dans l'arène sanglante des révolutions, qu'il n'est pas permis de céder à l'instinct du sacrifice, à l'enthousiasme du martyre, aux illusions de {CL 448} la foi la plus pure et la plus sublime. La foi sert dans le domaine de la foi; les miracles qu'elle produit ne sortent pas de ce domaine, et quand l'homme veut la porter dans celui des faits, elle ne suffit plus si elle reste à l'état de foi mystique. Il faut qu'elle soit éclairée des vives lumières, des lumières spéciales qu'exigent la connaissance et l'appréciation du fait même; il faut qu'elle devienne la science, et une science aussi exacte que celle que Napoléon portait dans le destin des batailles.

Telle fut l'erreur des chefs de la Société des saisons. Ils comptèrent sur le miracle de la foi, sans tenir compte de la double lumière qui est nécessaire dans ces sortes d'entreprises. Ils méconnurent l'état des esprits, les moyens de résistance; ils se précipitaient dans l'abîme, comme Curtius, sans songer que le peuple était dans un de ces moments de lassitude et d'incrédulité, où, par amour pour lui, par respect de son avenir, de son lendemain peut-être, il ne faut pas l'exposer à faire acte d'athéisme et de lâcheté.

Le succès ne justifie pas tout, mais il sanctionne les grandes causes et impose jusqu'à un certain point les mauvaises à la raison humaine, l'adhésion d'un peuple étant dans ce cas un obstacle contre lequel il faut savoir se tenir debout et attendre. La fièvre généreuse des nobles âmes indignées doit savoir se contenir à de certains moments de l'histoire et se ménager pour l'heure où elle pourra faire de l'étincelle sacrée un vaste incendie. Alors qu'un parti se risque avec un peuple et même à la tête d'un peuple pour changer ses destinées, s'il échoue en dépit des plus sages prévisions et des plus savants efforts, s'il est en situation de rendre au moins {Lub 428} sa défaite désastreuse à l'ennemi, si, en un mot, il exprime par ses actes une immense et ardente protestation, ses efforts ne sont pas perdus, et ceux qui survivront en recueilleront le fruit plus tard. C'est dans ce cas que l'on bénit encore les {CL 449} vaincus de la bonne cause; c'est alors qu'on les absout des malheurs attachés à la crise, en reconnaissant qu'ils n'ont pas agi au hasard, et la foi qui survit au désastre est proportionnée aux chances de succès qu'ils ont su mettre dans leur plan. C'est ainsi qu'on pardonne à un habile général vaincu dans une bataille d'avoir perdu des colonnes entières dans la vue d'une victoire probable, tandis qu'on blâme le héros isolé qui s'en va faire écharper une petite escorte sans aucune chance d'utilité.

À Dieu ne plaise que j'accuse Barbès, Martin Bernard et les autres généreux martyrs x de cette série d'avoir aveuglément sacrifié à leur audace naturelle, à leur mépris de la vie, à un égoïste besoin de gloire! Non! C'étaient des esprits réfléchis, studieux, modestes; mais ils étaient jeunes, ils étaient exaltés par la religion du devoir, ils espéraient que leur mort serait féconde. Ils croyaient trop à l'excellence soutenue de la nature humaine; ils la jugeaient d'après eux-mêmes. Ah!Mes amis, que votre vie est belle, puisque, pour y trouver une faute, il faut faire, au nom de la roide raison, le procès aux plus nobles sentiments dont l'âme de l'homme soit capable!

Mais la véritable grandeur de Barbès se manifesta dans son attitude devant ses juges et se compléta dans le long martyre de la prison. C'est là que son âme s'éleva jusqu'à la sainteté. C'est du silence de cette âme profondément humble et pieusement résignée qu'est sorti le plus éloquent et le plus pur enseignement à la vertu qu'il ait été donné à ce siècle de comprendre. Là, jamais une erreur, jamais une défaillance dans cette abnégation absolue, dans ce courage calme et doux, dans ces tendres consolations données par lui-même aux cœurs brisés par la souffrance y. Les lettres de Barbès à ses amis sont dignes des plus beaux temps de la foi. Mûri par la réflexion, il s'est élevé à l'appréciation des plus hautes philosophies; mais, supérieur à {CL 450} la plupart de ceux qui instruisent et qui prêchent, il s'est assimilé la force du stoïque unie à l'humble douceur du vrai chrétien. C'est {Lub 429} par là que, sans être créateur dans la sphère des idées, il s'est égalé sans le savoir aux plus grands penseurs de son époque. Chez lui la parole et la pensée des autres ont été fécondes; elles ont germé et grandi dans un cœur si pur et si fervent que ce cœur est devenu un miroir de la vérité, une pierre de touche pour les consciences délicates, un rare et véritable sujet de consolation pour tous ceux qui s'épouvantent de la corruption des temps, de l'injustice des partis et de l'abattement des esprits dans les jours d'épreuve et de persécution.


Variantes

  1. Chapitre 5. Sommaire {Ms}Chapitre sixième {Presse} ♦ Chapitre douzième {Lecou}, {LP} ♦ XII {CL}
  2. {Presse} (Le sommaire s'arrête après la rubrique Maurice malade et guéri)
  3. Interruption de {Presse} avant ces mots
  4. en ce moment de mon récit sur un des hommes {Ms} ♦ en cet endroit de mon récit, sur deux des hommes {Lecou} et sq.
  5. depuis [Il est aujourd'hui socialiste rayé], relativement {Ms}
  6. Cette note n'est pas dans {Ms}
  7. Carrel disparut, {Ms}Reprise de {Presse}À cette époque eut lieu la mort de Carrel, presque le même jour que mon procès à Bourges en 1836. Carrel disparut, {Presse} ♦ Carrel disparut, {Lecou} et sq.
  8. Cette note n'est pas dans {Ms}
  9. aussi. [De 1838 à 1848 ma vie devint absolument uniforme, le seul événement domestique qui la modifia fut le mariage de ma fille et c'est vers cette époque que mon récit doit s'arrêter. La révolution de Février ouvre pour moi une nouvelle série d'émotions que je ne puis aborder maintenant. rayé] Revenons {Ms}
  10. conversation [où se trouvaient quelques-uns de nos amis rayé] à laquelle je me trouvais {Ms}, {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ conversation à laquelle j'étais {CL}
  11. qui fut [l'ami rayé] l'hôte {Ms}
  12. tête. [Notre arrivée l'effrayait, il se levait en criant rayé] Il lui fallait {Ms}
  13. d'autres sont [charmants et doux, pleins de tendresse et de suavité rayé] mélancoliques {Ms}
  14. sur [le berceau encore chargé de la neige de la veille rayé] la neige {Ms}
  15. lugubre [où il comptait nonchalamment les gouttes d'eau tombant lourdement sans interruption sur le toit sonore de la Chartreuse rayé] et qui jette {Ms}
  16. plein des mystérieuses {Ms}, {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ plein de mystérieuses {CL}
  17. lui seul[, insaisissables pour quiconque ne savait pas le suivre rayé]. J'étais {Ms}
  18. ou d'une adorable {Ms}, {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ et d'une adorable {CL}
  19. était [terriblerayé] désespérant {Ms}
  20. Gênes. [Cette belle ville me plut autant que la première fois et je viens de la revoir deux fois encore avec [le même rayé] plus de charme encore puisque j'y ai retrouvé d'excellents amis, Etienne Arago, mon bon Rebizzo... ami de Venise, et le noble digne marquis de Negro etc. Au retour de Gênes en 1839 comme en 18 rayé] Ce fut {Ms}
  21. avec Maurice et avec Chopin tous les beaux {Ms}avec Maurice tous les beaux {Presse} et sq.
  22. sante. [Chopin mieux portant redevint un ami parfait et un hôte aimable rayé] Quant à Chopin {Ms}
  23. Interruption de {Presse} après la note
  24. généreux martyrs {Ms}, {Lecou} ♦ généraux martyrs {LP} ♦ généreux
  25. brisés par sa souffrance {Ms}, {Lecou} ♦ brisés par la souffrance {LP} et sq.

Notes