GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-L�vy 1876

{LP T.? ?; CL T.4 [147]; Lub T.2 [171]} CINQUIÈME PARTIE
Vie litt�raire et intime
1832-1850

{Presse 9/8/1855 1; CL T.4 [403]; Lub T.2 [389]} XI a

Voyage en Suisse. — Madame d'Agoult. — Son salon � l'h�tel de France. — Maurice tombe malade. — Luttes et chagrins. — Je l'emm�ne � Nohant. — Lettre de Pierret. — Je vais � Paris. — Ma m�re malade. — Retour sur mes relations avec elle depuis mon mariage. — Ses derniers moments. — Pierret. — Je cours apr�s Maurice. — Je cours apr�s Solange. — La sous-pr�fecture de N�rac. — Retour � Nohant. — Nouvelles discussions. — Deux beaux enfants pour cinquante mille francs. — Travail, fatigue et vouloir. — P�re et m�re.



Je n'avais pourtant pas conquis la moindre aisance. J'entrais, au contraire, je ne pouvais pas me le dissimuler, dans de grands embarras, par suite d'un mode de gestion qu'� plusieurs �gards il me fallait changer et de dettes qu'on laissait � ma charge sans compensation imm�diate. Mais j'avais la maison de mes souvenirs pour abriter les futurs souvenirs de mes enfants. A-t-on bien raison de tenir tant � ces demeures pleines d'images douces et cruelles, histoire de votre propre vie, �crite sur tous les murs en caract�re myst�rieux et ind�l�biles, qui, � chaque �branlement de l'�me, vous entourent d'�motions profondes ou de pu�riles superstitions? Je ne sais; mais nous sommes tous ainsi faits. La vie est si courte que nous avons besoin, pour la prendre au s�rieux, d'en tripler la notion en nous-m�mes, c'est-�-dire de rattacher notre existence par la pens�e � l'existence des parents qui nous ont pr�c�d�s et � celle des enfants qui nous survivront.

{CL 404} Au reste, je n'entrais pas � Nohant avec l'illusion d'une oasis finale. Je sentais bien que j'y apportais mon cœur agit� et mon intelligence en travail. b

Liszt �tait en Suisse et m'engageait � venir passer quelque temps aupr�s d'une personne avec laquelle il {Lub 390} m'avait fait faire connaissance et qu'il voyait souvent � Gen�ve, o� elle s'�tait �tablie pour quelque temps. C'�tait la comtesse d'Agoult, belle, gracieuse, spirituelle, et dou�e par-dessus tous ces avantages d'une intelligence sup�rieure. Elle m'appelait aussi d'une fa�on fort aimable, et je regardai ce voyage comme une diversion utile � mon esprit apr�s les d�go�ts de la vie positive o� je venais de me plonger. C'�tait une tr�s-bonne promenade pour mes enfants et un moyen de les soustraire � l'�tonnement de leur nouvelle position, en les �loignant des propos et commentaires qui, dans ce premier moment de r�volution int�rieure, pouvaient frapper leurs oreilles. Sit�t que les vacances me ramen�rent Maurice, je partis donc pour Gen�ve avec lui, sa sœur et Ursule.

Apr�s deux mois de courses int�ressantes et de charmantes relations avec mes amis de Gen�ve, nous rev�nmes tous � Paris. J'y passai quelque temps en h�tel garni, ma mansarde du quai malaquais �tant � peu pr�s tomb�e en ruines et le propri�taire ayant expuls� ses locataires pour cause de r�parations urgentes. J'avais quitt� cette ch�re mansarde, d�j� toute peupl�e de mes songes d�cevants et de mes profondes tristesses, avec d'autant plus de regret que le rez-de-chauss�e, mon atelier solitaire, sorti de ses d�combres et redevenu un riche appartement, �tait occup� par une femme excellente, la belle duchesse de Caylus, mari�e en secondes noces � M. Louis de Rochemur. Ils avaient deux petites filles adorables, et l� o� il y a des enfants il est facile de m'attirer. Je fus doucement retenue chez eux, malgr� ma sauvagerie, par une sympathie r�elle inspir�e {CL 405} et partag�e. Je les voyais donc tr�s-souvent, ce voisinage allant � mes habitudes s�dentaires. Je n'avais que l'escalier � descendre. C'est chez eux que j'ai vu pour la premi�re fois M. de Lamartine. J'y rencontrai aussi M. Berryer.

À l'h�tel de France, o� madame d'Agoult m'avait d�cid�e � demeurer pr�s d'elle, les conditions d'existence �taient charmantes pour quelques jours. Elle recevait beaucoup de litt�rateurs, d'artistes et quelques hommes du monde intelligents. C'est chez elle ou par elle que je fis connaissance avec Eug�ne Sue, le baron d'Ekstein, Chopin, Mickiewicz, Nourrit, Victor Schoelcher c, etc. {Lub 391} Mes amis devinrent aussi les siens. Elle connaissait de son c�t� M. Lamennais, Pierre Leroux, Henri Heine, etc. Son salon improvis� dans une auberge �tait donc une r�union d'�lite qu'elle pr�sidait avec une gr�ce exquise et o� elle se trouvait � la hauteur de toutes les sp�cialit�s �minentes par l'�tendue de son esprit et la vari�t� de ses facult�s � la fois po�tiques et s�rieuses.

On faisait l� d'admirable musique, et, dans l'intervalle, on pouvait s'instruire en �coutant causer. Elle voyait aussi madame Marliani, notre amie commune, t�te passionn�e, cœur maternel, destin�e malheureuse parce qu'elle voulut trop faire plier la vie r�elle devant l'id�al de son imagination et les exigences de sa sensibilit�.

Ce n'est pas ici le lieu d'une appr�ciation d�taill�e des diverses sommit�s intellectuelles qu'� partir de cette �poque j'ai plus ou moins abord�es. Il me faudrait embrasser chacune d'elles dans une synth�se qui me d�tournerait trop quant � pr�sent de ma propre histoire. Cela serait beaucoup plus int�ressant � coup s�r, et pour moi-m�me et pour les autres; mais j'approche de la limite qui m'est fix�e, et je vois qu'il me reste, si Dieu me pr�te vie, beaucoup de riches sujets pour un travail futur et peut-�tre pour un meilleur livre.

{CL 406} Je n'avais ni le moyen de vivre � Paris ni le go�t d'une vie aussi anim�e, mais je fus forc�e d'y passer l'hiver: Maurice tomba malade. Le r�gime du coll�ge, auquel pendant une ann�e il avait paru vouloir se faire, redevint tout � coup mortel pour lui, et, apr�s de petites indispositions qui paraissaient sans gravit�, les m�decins s'aper�urent d'un commencement d'hypertrophie au cœur. Je me h�tai de l'emmener chez moi; je voulais l'emmener � Nohant; M. Dudevant, alors � Paris, s'y opposa. Je ne voulus pas lutter contre l'autorit� paternelle, quelques droits que j'eusse pu faire valoir. Je devais avant tout � mon fils de ne pas lui enseigner la r�volte. J'esp�rai vaincre son p�re par la douceur et lui faire toucher l'�vidence.

Cela fut tr�s-difficile pour lui et horriblement douloureux pour moi. Les personnes qui ont le bonheur de jouir d'une excellente sant� ne croient pas facilement aux maux qu'elles ne connaissent point. J'�crivis � M. Dudevant, je le re�us, j'allai chez lui, je lui confiai {Lub 392} Maurice de temps en temps pour qu'il s'assur�t de sa maladie: il ne voulut d rien entendre; il croyait � une conspiration de la tendresse maternelle excessive caressant la faiblesse et la paresse de l'enfance. Il se trompait cruellement. J'avais fait contre les pleurs de Maurice et contre mes propres terreurs tous les efforts possibles. Je voyais bien qu'en se soumettant l'enfant p�rissait. D'ailleurs, le proviseur refusait d'assumer sur lui la responsabilit� de le reprendre. La m�fiance de son p�re e exasp�rait la maladie de Maurice. Ce qui lui �tait le plus sensible, � lui qui n'avait jamais menti, c'�tait de pouvoir �tre soup�onn� de mensonge. Chaque reproche sur sa pusillanimit�, chaque doute sur la r�alit� de son mal, enfon�aient un aiguillon dans ce pauvre cœur malade. Il empirait visiblement, il n'avait plus de sommeil; il �tait quelquefois si faible qu'il me {CL 407} fallait le porter dans mes bras pour le coucher. Une consultation sign�e Levrault, m�decin du coll�ge Henri IV f, Gaubert, Marjolin et Guersant (ces deux derniers m'�taient inconnus et ne pouvaient �tre soup�onn�s de complaisance), ne convainquit pas M. Dudevant. Enfin, apr�s quelques semaines de terreurs et de larmes, nous f�mes r�unis l'un � l'autre pour toujours, mon enfant et moi. M. Dudevant voulut le garder toute une nuit chez lui pour se convaincre qu'il avait le d�lire et la fi�vre. Il s'en convainquit si bien qu'il m'�crivit d�s le matin de venir vite le chercher. J'y courus. Maurice, en me voyant, fit un cri, sauta pieds nus sur le carreau et vint se cramponner � moi. Il voulait s'en aller tout nu.

Nous part�mes pour Nohant d�s que la fi�vre fut un peu calm�e. J'�tais effray�e de l'�loigner des soins de Gaubert, qui venait le voir trois fois par jour; mais Gaubert me criait de l'emmener. L'enfant avait le mal du pays. Dans ses songes agit�s, il criait Nohant, Nohant! d'une voix d�chirante. C'�tait une id�e fixe, il croyait que tant qu'il ne serait pas l� son p�re viendrait le reprendre. « Cet enfant ne respire que par votre souffle, me disait Gaubert, vous �tes son arbre de vie; vous �tes le m�decin qu'il lui faut. »

Nous f�mes le voyage en poste, � courtes journ�es, avec Solange. Maurice recouvra vite un peu de sommeil et d'app�tit; mais un rhumatisme aigu dans tous les membres et de violentes douleurs de t�te revinrent {Lub 393} souvent l'accabler. Il passa le reste de l'hiver dans ma chambre, et pendant six mois nous ne nous quitt�mes pas d'une heure. Son �ducation classique dut �tre interrompue; il n'y avait aucun moyen de le remettre aux �tudes du coll�ge sans lui briser le cerveau.

Madame d'Agoult vint passer chez moi une partie de l'ann�e. Liszt, Charles Didier, Alexandre Rey et Bocage {CL 408} y vinrent aussi. Nous e�mes un �t� magnifique, et le piano du grand artiste fit nos d�lices. Mais � ce temps de soleil splendide, consacr� � un travail paisible et � de doux loisirs, succ�d�rent des jours bien douloureux.

Je re�us un jour, au milieu du d�ner, une lettre de Pierret qui me disait: « Votre m�re vient d'�tre envahie subitement par une maladie tr�s-grave. Elle le sent, et la terreur de la mort empire son mal. Ne venez pas avant quelques jours. Il nous faut ce temps-l� pour la pr�parer � votre arriv�e comme � une chose �trang�re � sa maladie. Écrivez-lui comme si vous ignoriez tout, et inventez un pr�texte pour venir � Paris. » Le lendemain il m'�crivait: « Tardez encore un peu, elle se m�fie. Nous ne sommes pas sans espoir de la sauver. »

Madame d'Agoult partait pour l'Italie. Je confiai Maurice � Gustave Papet, qui demeurait � une demi-lieue de Nohant; je laissai Solange � mademoiselle {Presse 9/8/1855 2} Rollinat, qui faisait son �ducation � Nohant, et je courus chez ma m�re.

Depuis mon mariage, je n'avais plus de sujets imm�diats de d�saccord avec elle, mais son caract�re agit� n'avait pas cess� de me faire souffrir. Elle �tait venue � Nohant et s'y �tait livr�e � ses involontaires injustices, � ses inexplicables susceptibilit�s contre les personnes les plus inoffensives. Et pourtant, d�s ce temps-l�, � la suite d'explications s�rieuses, j'avais pris enfin de l'ascendant sur elle. D'ailleurs, je l'aimais toujours avec une passion instinctive que ne pouvaient d�truire mes trop justes sujets de plainte. Ma renomm�e litt�raire produisait sur elle les plus �tranges alternatives de joie et de col�re. Elle commen�ait par lire les critiques malveillantes de certains journaux et leurs insinuations perfides sur mes principes et sur mes mœurs. Persuad�e aussit�t que tout cela �tait m�rit�, elle m'�crivait ou {Lub 394} accourait chez moi pour m'accabler {CL 409} de reproches, en m'envoyant ou m'apportant un ramassis d'injures, qui, sans elle, ne fussent jamais arriv�es jusqu'� moi. Je lui demandais alors si elle avait lu l'ouvrage incrimin� de la sorte. Elle ne l'avait jamais lu avant de le condamner. Elle se mettait � le lire apr�s avoir protest� qu'elle ne l'ouvrirait pas. Alors, tout aussit�t, elle s'engouait de mon œuvre avec l'aveuglement qu'une m�re peut y mettre, elle d�clarait la chose sublime et les critiques inf�mes; et cela recommen�ait � chaque nouvel ouvrage.

Il en �tait ainsi de toutes choses � tous les moments de ma vie. Quelque voyage ou quelque s�jour que je fisse, quelque personne, vieille ou jeune, homme ou femme, qu'elle rencontr�t chez moi, quelque chapeau que j'eusse sur la t�te ou quelque chaussure que j'eusse aux pieds, c'�tait une critique, une tracasserie incessante qui d�g�n�rait en querelle s�rieuse et en reproches v�h�ments, si je ne me h�tais, pour la satisfaire, de lui promettre que je changerais de projets, de connaissances et d'habillements � sa guise. Je n'y risquais rien, puisqu'elle oubliait d�s le lendemain le motif de son d�pit. Mais il fallait beaucoup de patience pour affronter, � chaque entrevue, une nouvelle bourrasque impossible � pr�voir. J'avais de la patience, mais j'�tais mortellement attrist�e de ne pouvoir retrouver son esprit charmant et ses �lans de tendresse qu'� travers des orages perp�tuels.

Elle demeurait depuis plusieurs ann�es, boulevard Poissonni�re, n° 6, dans une maison qui a disparu pour faire place � la maison du pont de fer. Elle y vivait presque toujours seule, ne pouvant garder huit jours une servante. Son petit appartement �tait toujours rang� par elle, nettoy� avec un soin minutieux, orn� de fleurs et brillant de jour ou de soleil. Elle logeait en plein midi et tenait sa fen�tre ouverte en �t�, � la chaleur, � la poussi�re et au bruit du {CL 410} boulevard, n'ayant jamais Paris assez dans sa chambre. « Je suis parisienne dans l'�me, disait-elle. Tout ce qui rebute les autres de Paris me pla�t et m'est n�cessaire. Je n'y ai jamais trop chaud ni trop froid. J'aime mieux les arbres poudreux du boulevard et les ruisseaux noirs qui les arrosent que toutes vos for�ts o� l'on a peur, et toutes vos rivi�res {Lub 395} o� l'on risque de se noyer. Les jardins ne m'amusent plus, ils me rappellent trop les cimeti�res. Le silence de la campagne m'effraye et m'ennuie. Paris me fait l'effet d'�tre toujours en f�te, et ce mouvement que je prends pour de la gaiet� m'arrache � moi-m�me. Vous savez bien que le jour o� il me faudra r�fl�chir, je mourrai. » Pauvre m�re, elle r�fl�chissait beaucoup dans ses derniers jours!

Bien que plusieurs de mes amis, t�moins de ses emportements ou de ses malices contre moi, me reprochassent d'�tre trop faible de cœur envers elle, je ne pouvais me d�fendre d'une vive �motion chaque fois que j'allais la voir. Quelquefois je passais sous sa fen�tre, et je grillais de monter chez elle; puis, je m'arr�tais, effray�e de l'algarade qui m'y attendait peut-�tre; mais je succombais presque toujours, et lorsque j'avais eu la fermet� de rester une semaine sans la voir, je partais avec une secr�te impatience d'arriver. J'observais en moi la force de cet instinct de la nature, � l'�trange oppression que j'�prouvais en voyant la porte de sa maison. C'�tait une petite grille donnant sur un escalier qu'il fallait descendre. Au bas demeurait un marchand de fontaines qui remplissait, je crois, les fonctions de portier, car de la boutique quelque voix me criait toujours: « Elle y est, montez! » On traversait une petite cour et on montait un �tage, puis on suivait un couloir, et on montait encore trois autres �tages. Cela donnait le temps de la r�flexion, et la r�flexion me revenait toujours dans ce couloir sombre, o� je me disais: « Voyons, quelle figure m'attend l�-haut? Bonne ou mauvaise? Souriante ou {CL 411} boulevers�e? Que pourra-t-elle inventer aujourd'hui pour se f�cher? »

Mais je me rappelais le bon accueil qu'elle savait me faire quand je la surprenais dans une bonne disposition. Quel doux cri de joie, quel brillant regard, quel tendre baiser maternel! Pour cette exclamation, pour ce regard et pour ce baiser, je pouvais bien affronter deux heures d'amertume. Alors l'impatience me prenait, je trouvais l'escalier insupportable, je le franchissais rapidement; j'arrivais plus �mue encore qu'essouffl�e, et mon cœur battait � se rompre au moment o� je tirais la sonnette. J'�coutais � travers la porte, et d�j� je savais mon sort, car lorsqu'elle �tait de bonne humeur, elle {Lub 396} reconnaissait ma mani�re de sonner, et je l'entendais s'�crier en mettant la main sur la serrure: « Ah! C'est mon Aurore! » — Mais si elle �tait dans des id�es noires, elle ne reconnaissait pas mon bruit, ou, ne voulant pas dire qu'elle l'avait reconnu, elle criait: « Qui est l�?»

Ce Qui est l�? me tombait comme une pierre sur la poitrine, et il fallait quelquefois bien du temps avant qu'elle voul�t s'expliquer ou qu'elle p�t se calmer. Enfin, quand j'avais arrach� un sourire, ou quand Pierret arrivait bien dispos� � prendre mon parti, l'explication violente tournait en gaiet�, et je l'emmenais d�ner au restaurant et passer la soir�e au spectacle. Elle appelait cela une partie de plaisir et elle s'en amusait comme dans sa jeunesse. Elle �tait alors si charmante qu'il fallait tout oublier.

Mais en de certains jours il �tait impossible de s'entendre. C'�tait justement quelquefois ceux o� l'accueil avait �t� le plus riant, o� le coup de sonnette avait �veill� l'accent le plus tendre. Il lui passait par la t�te de me retenir pour me taquiner, et, comme je voyais venir l'orage, je m'esquivais, lass�e ou froiss�e, redescendant tous les escaliers avec utant d'impatience que je les avais mont�s.

{CL 412} Pour donner une id�e de ces �tranges querelles de sa part, il me suffira de raconter celle-ci, qui prouve, entre toutes les autres, combien son cœur �tait peu complice des voyages de son imagination.

J'avais au bras un bracelet de cheveux de Maurice, blonds, nuanc�s, soyeux, enfin d'un ton et d'une finesse � ne pas douter qu'ils eussent appartenu � la t�te d'un petit enfant. On venait d'ex�cuter Alibaud, et ma m�re avait entendu dire qu'il avait de longs cheveux. Je n'ai jamais vu Alibaud, j'ai ou� dire qu'il �tait tr�s-brun; mais ne voil�-t-il pas que ma pauvre m�re, qui avait la t�te toute remplie de ce drame, s'imagine que ce bracelet est sa chevelure! « La preuve, me dit-elle, c'est que ton ami Charles Ledru a plaid� la cause de l'assassin. » À cette �poque je ne connaissais pas Charles Ledru g, pas m�me de vue; mais il n'y eut aucun moyen de la dissuader. Elle voulait me faire jeter au feu ce cher bracelet, qui �tait toute la toison dor�e du premier �ge de Maurice, et qu'elle m'avait vu dix fois au bras sans {Lub 397} y faire attention. Je fus oblig�e de me sauver pour l'emp�cher de me l'arracher. Je me sauvais souvent en riant; mais, tout en riant, je sentais de grosses larmes couler sur mes joues. Je ne pouvais m'habituer � la voir irrit�e et malheureuse dans ces moments o� j'allais lui porter tout mon cœur: mon cœur souvent navr� de quelque amertume secr�te qu'elle n'e�t probablement pas su comprendre, mais qu'une heure de son amour e�t pu dissiper.

La premi�re lettre que j'avais �crite en prenant la r�solution de lutter judiciairement contre mon mari avait �t� pour elle. Son �lan vers moi fut alors spontan�, complet, et ne se d�mentit plus. Dans les voyages que je fis � Paris durant cette lutte, je la trouvai toujours parfaite. Il y avait donc pr�s de deux ans que ma pauvre petite m�re �tait redevenue pour moi ce qu'elle avait �t� dans mon enfance. {CL 413} Elle tournait un peu ses taquineries vers Maurice, qu'elle e�t voulu gouverner � sa guise et qui r�sistait un peu plus que je n'aurais voulu. Mais elle l'adorait quand m�me, et j'avais besoin de la voir se livrer � ces petites frasques pour ne pas m'inqui�ter de ce doux changement survenu en elle � mon �gard. Il y avait des moments o� je disais � Pierret: « Ma m�re est adorable maintenant, mais je la trouve moins vive et moins gaie. Étes-vous s�r qu'elle ne soit pas malade? — Eh non, me r�pondait-il; elle est mieux portante, au contraire. Elle a enfin pass� l'�ge o� on se ressent encore d'une grande crise, et � pr�sent la voil� comme elle �tait dans sa jeunesse, aussi aimable et presque aussi belle. » C'�tait la v�rit�. Quand elle �tait un peu par�e, et elle s'habillait � ravir, on la regardait encore passer sur le boulevard, incertain de son �ge et frapp� de la perfection de ses traits.

{Presse 10/8/1855 1} Au moment o�, appel�e par cette terrible nouvelle de sa fin prochaine, j'arrivais � Paris, � la fin de juillet, les derniers bulletins m'avaient laiss� pourtant grande esp�rance. J'accours, je descends l'escalier du boulevard, et je suis arr�t�e par le marchand de fontaines qui me dit: « Mais madame Dupin n'est plus ici! » Je crus que c'�tait une mani�re de m'annoncer sa mort, et la fen�tre ouverte que j'avais prise pour un bon augure me revint � l'esprit comme le signe d'un �ternel d�part. « Tranquillisez-vous, me dit cet homme, elle ne va pas plus mal. {Lub 398} Elle a voulu aller se faire soigner dans une maison de sant�, pour avoir moins de bruit et un jardin. M. Pierret a d� vous l'�crire. »

La lettre de Pierret ne m'�tait pas parvenue. Je courus � l'adresse qu'on m'indiquait, m'imaginant trouver ma m�re en convalescence, puisqu'elle se pr�occupait de la jouissance d'un jardin.

Je la trouvai dans une affreuse petite chambre sans air, couch�e sur un grabat et si chang�e que j'h�sitai � la {CL 414} reconna�tre. Elle avait cent ans. Elle jeta ses bras � mon cou en me disant: « Ah! me voil� sauv�e. Tu m'apportes la vie? » Ma sœur, qui �tait aupr�s d'elle, m'expliqua tout bas que le choix de cet affreux domicile �tait une fantaisie de malade, et non une n�cessit�. Notre pauvre m�re s'imaginant dans ses heures de fi�vre, qu'elle �tait environn�e de voleurs, cachait un sac d'argent sous son oreiller et ne voulait pas habiter une meilleure chambre dans la crainte de r�v�ler ses ressources � ces brigands imaginaires.

Il fallut entrer dans sa fantaisie un instant; mais peu � peu j'en triomphai. La maison de sant� �tait belle et vaste. Je louai le meilleur appartement sur le jardin, et d�s le lendemain elle consentit � y �tre transport�e. Je lui amenai mon cher Gaubert, dont la douce et sympathique figure lui plut et qui r�ussit � lui persuader de suivre ses prescriptions. Mais il m'emmena ensuite au jardin pour me dire: « Ne vous flattez pas, elle ne peut pas gu�rir, le foie est affreusement tum�fi�. La crise des douleurs atroces est pass�e. Elle va mourir sans souffrance. Vous ne pouvez que retarder un peu le moment fatal par des soins moraux. Quant aux soins physiques, faites absolument tout ce qu'elle voudra. Elle n'a pas la force de vouloir rien qui lui soit pr�cis�ment nuisible. Mon r�le, � moi, est de lui prescrire des choses insignifiantes et d'avoir l'air de compter sur leur efficacit�. Elle est impressionnable comme un enfant. Occupez son esprit de l'espoir d'une prochaine gu�rison. Qu'elle parte doucement et sans en avoir conscience. » — Puis il ajouta avec sa s�r�nit� habituelle, et lui qui �tait frapp� � mort aussi et qui le savait bien, quoiqu'il le cach�t pieusement � ses amis: « Mourir n'est pas un mal! »

Je pr�vins ma sœur, et nous n'e�mes plus qu'une {Lub 399} pens�e, celle de distraire et d'endormir les pr�visions de notre pauvre malade. Elle voulut se lever et sortir. « C'est dangereux, nous dit Gaubert, elle peut expirer dans vos bras; {CL 415} mais retenir son corps dans une inaction que son esprit ne peut accepter est plus dangereux encore. Faites ce qu'elle d�sire. »

Nous habill�mes notre pauvre m�re et la port�mes dans une voiture de remise. Elle voulut aller aux Champs-Élys�es. L�, elle fut un instant ranim�e par le sentiment de la vie qui s'agitait autour d'elle, « Que c'est beau, nous disait-elle, ces voitures qui font du bruit, ces chevaux qui courent, ces femmes en toilette, ce soleil, cette poussi�re d'or! On ne peut pas mourir au milieu de tout cela! Non! � Paris on ne meurt pas! » Son œil �tait encore brillant et sa voix pleine. Mais en approchant de l'arc de triomphe elle nous dit en redevenant p�le comme la mort: « Je n'irai pas jusque-l�. J'en ai assez. » Nous f�mes �pouvant�es, elle semblait pr�te � exhaler son dernier souffle. Je fis arr�ter la voiture. La malade se ranima. « Retournons-nous, me dit-elle; un autre jour nous irons jusqu'au bois de Boulogne. »

Elle sortit encore plusieurs fois. Elle s'affaiblissait visiblement, mais la crainte de la mort s'�vanouissait. Les nuits �taient mauvaises et troubl�es par la fi�vre et le d�lire; mais le jour elle semblait rena�tre. Elle avait envie de manger de tout; ma sœur s'inqui�tait de ses fantaisies et me grondait de lui apporter tout ce qu'elle demandait. Je grondais ma sœur de songer seulement � la contredire, et elle se rassurait, en effet, en voyant notre pauvre malade, entour�e de fruits et de friandises, se r�jouir en les regardant, en les touchant et en disant: « J'y go�terai tout � l'heure. » Elle n'y go�tait m�me pas. Elle en avait joui par les yeux.

Nous la descendions au jardin, et l�, sur un fauteuil, au soleil, elle tombait dans la r�verie, et m�me dans la m�ditation. Elle attendait d'�tre seule avec moi pour me dire � quoi elle pensait: « Ta sœur est d�vote, me disait-elle, {CL 416} et moi je ne le suis plus du tout depuis que je me figure que je vais mourir. Je ne veux pas voir la figure d'un pr�tre, entends-tu bien? Je veux, si je dois partir, que tout soit riant autour de moi. Apr�s tout, pourquoi craindrais-je de me trouver devant Dieu? Je l'ai toujours aim�. » Et elle ajoutait avec une vivacit� {Lub 400} na�ve: « Il pourra bien me reprocher ce qu'il h voudra, mais de ne pas l'avoir aim�, cela, je l'en d�fie! »

Soigner et consoler ma m�re mourante ne me fut pas accord� sans lutte et sans distraction par le destin qui me poursuivait. Mon fr�re, qui agissait de la mani�re la plus �trange et la plus contradictoire du monde, m'�crivit: « Je t'avertis � l'insu de ton mari qu'il va partir pour Nohant afin de t'enlever Maurice. Ne me trahis pas, cela me brouillerait avec lui. Mais je crois devoir te mettre en garde contre ses projets. C'est � toi de savoir si ton fils est r�ellement trop faible pour rentrer au coll�ge. »

Certes, Maurice �tait hors d'�tat de rentrer au coll�ge, et je craignais, sur ses nerfs �branl�s, l'effet d'une surprise douloureuse et d'une explication vive avec son p�re.

Je ne pouvais quitter ma m�re. Un de mes amis prit la poste, courut � Ars, et conduisit Maurice � Fontainebleau, o� j'allai, sous un nom suppos�, l'installer dans une auberge. L'ami qui s'�tait charg� de me l'amener voulut bien rester pr�s de lui pendant que je revenais aupr�s de ma malade i.

J'arrivai � la maison de sant� � sept heures du matin. J'avais voyag� la nuit pour gagner du temps. Je vis la fen�tre ouverte. Je me rappelai celle du boulevard, et je sentis que tout �tait fini. J'avais embrass� ma m�re l'avant-veille pour la derni�re fois, et elle m'avait dit: « Je me sens tr�s-bien et j'ai � pr�sent les id�es les plus agr�ables de toute ma vie. Je me mets � aimer la campagne, que je ne pouvais pas souffrir. Cela m'est venu dans ces derniers temps, en {CL 417} coloriant des lithographies pour m'amuser. C'�tait une belle vue de Suisse, avec des arbres, des montagnes, des chalets, des vaches et des cascades. Cette image-l� me revient toujours, et je la vois bien plus belle qu'elle n'�tait. Je la vois m�me plus belle que la nature. Quand je ferme les yeux, je vois des paysages dont tu n'as pas d'id�e et que tu ne pourrais pas d�crire; c'est trop beau, c'est trop grand! Et cela change � toute minute pour devenir toujours plus beau. Il faudra que j'aille � Nohant faire des grottes et des cascades dans le petit bois. À pr�sent que Nohant n'appartient plus qu'� toi, je m'y plairai. Tu vas partir dans une quinzaine, n'est-ce pas? Eh bien, je veux m'en aller avec toi. »

{Lub 401} Ce jour-l� il faisait une chaleur �crasante, et Gaubert nous avait dit: « T�chez qu'elle ne veuille pas sortir en voiture, � moins qu'il ne pleuve. » La chaleur redoublant, j'avais fait semblant d'aller chercher une voiture et j'�tais rentr�e disant qu'il �tait impossible d'en trouver.

— « Au fait, cela m'est �gal, avait-elle dit. Je me sens si bien que je n'ai plus envie de me d�ranger. Va-t'en voir Maurice. Quand tu reviendras, je suis s�re que tu me trouveras gu�rie. »

Le lendemain elle avait �t� parfaitement tranquille. À cinq heures de l'apr�s-midi, elle avait dit � ma sœur: « Coiffe-moi, je voudrais �tre bien coiff�e. » Elle s'�tait regard�e au miroir, elle avait souri. Sa main avait laiss� retomber le miroir, et son �me s'�tait envol�e. Gaubert m'avait �crit sur-le-champ, mais je m'�tais crois�e avec sa lettre. J'arrivais pour la trouver gu�rie en effet, gu�rie de l'effroyable fatigue et de la t�che cruelle de vivre en ce monde.

Pierret ne pleura pas. Comme Deschartres aupr�s du lit de mort de ma grand'm�re, il semblait ne pas comprendre qu'on p�t se s�parer pour jamais. Il l'accompagna le lendemain {CL 418} au cimeti�re et revint en riant aux �clats. Puis il cessa brusquement de rire et fondit en larmes.

Pauvre excellent Pierret! Il ne se consola jamais. Il retourna au Cheval blanc, � sa bi�re et � sa pipe. Il fut toujours gai, brusque, �tourdi, bruyant. Il vint me voir � Nohant l'ann�e suivante. C'�tait toujours le m�me Pierret � la surface. Mais, tout d'un coup, il me disait: « Parlons donc un peu de votre m�re! Vous souvenez-vous..... » et alors il se rem�morait tous les d�tails de sa vie, toutes les singularit�s de son caract�re, toutes les vivacit�s dont il avait �t� la victime volontaire, et il citait ses mots, il rappelait ses inflexions de voix, il riait de tout son cœur: et puis il prenait son chapeau et s'en allait sur une plaisanterie. Je le suivais de pr�s, voyant bien l'excitation nerveuse qui l'emportait, et je le trouvais sanglotant dans un coin du jardin.

Aussit�t apr�s la mort de ma m�re, je retournai � Fontainebleau, o� je passai quelques jours t�te � t�te avec Maurice. Il se portait bien, la chaleur avait dissip� {Lub 402} les rhumatismes. Gaubert, qui vint l'y voir, ne le trouvait cependant pas gu�ri. Le cœur avait encore des battements irr�guliers. Il fallait la continuation du r�gime, l'exercice continuel et pas la moindre fatigue d'esprit. Nous nous levions avec le jour et nous partions jusqu'� la nuit sur de petits chevaux de louage, tous deux seuls, allant � la d�couverte dans cette admirable for�t pleine de sites impr�vus, de productions vari�es, de fleurs splendides et de papillons merveilleux pour mon jeune naturaliste, qui pouvait se livrer � l'observation et � la chasse en attendant l'�tude. Il avait le go�t de cette science et celui du dessin {Presse 10/8/1855 2} depuis qu'il �tait au monde. C'�tait un pr�servatif contre l'ennui d'une inaction forc�e que de jouir de la nature comme il savait d�j� en jouir.

Mais � peine �tais-je remise de la crise qui venait de {CL 419} m'�branler, qu'une alerte nouvelle vint me surprendre. M. Dudevant avait �t� en Berry, et n'y trouvant pas Maurice, il avait emmen� Solange.

Comment avait-il pu s'imaginer que j'avais soustrait Maurice � la vell�it� de le reprendre, pour lui jouer un mauvais tour? Je ne pr�tendais le lui cacher que le temps n�cessaire pour laisser passer la mauvaise disposition que mon fr�re m'avait signal�e. J'esp�rais toujours arriver � ce � quoi je suis arriv�e plus tard, � m'entendre avec lui sur ce qui �tait avantageux, n�cessaire � l'�ducation et � la sant� de notre fils. Qu'au lieu d'aller le chercher en Berry myst�rieusement et en mon absence, il me l'e�t r�clam� ouvertement, je l'aurais soumis devant lui � l'examen de m�decins choisis par lui, et il se f�t convaincu de l'impossibilit� de le remettre au coll�ge.

Quoi qu'il en soit, il crut tirer une vengeance l�gitime de ce qui n'�tait chez moi qu'une inqui�tude irr�sistible, de ce qui � ses yeux fut un d�sir de le blesser. Quand l'�me est aigrie, elle se croit fond�e � avoir les torts qu'elle suppose aux autres.

Jamais M. Dudevant n'avait t�moign� le moindre d�sir d'avoir Solange pr�s de lui. Il avait coutume de dire: « Je ne me m�le pas de l'�ducation des filles, je n'y entends rien. » S'entendait-il davantage � celle des gar�ons? Non, il avait trop de rigidit� dans la volont� pour supporter les incons�quences sans nombre, les {Lub 403} langueurs et les entra�nements de l'enfance. Il n'a jamais aim� la contradiction, et qu'est-ce qu'un enfant, sinon la contradiction vivante de toutes les pr�visions et intentions paternelles? D'ailleurs, ses instincts militaires ne le portaient pas � s'amuser de ce que l'enfance a d'ennuyeux et d'impatientant pour toute autre indulgence que celle d'une m�re.

Il n'y avait donc d'autre projet � l'�gard de Maurice que celui d'en faire un coll�gien et plus tard un militaire, et {CL 420} en enlevant Solange il n'avait pas d'autre intention, il me l'a dit lui-m�me ensuite, que celle de me la faire chercher.

J'aurais d� me le dire � moi-m�me et me tranquilliser; mais les circonstances de cet enl�vement se pr�sent�rent � mon esprit d'une mani�re poignante, et, dans la r�alit�, elles avaient �t� plus dramatiques que de besoin. La gouvernante avait �t� frapp�e, et ma pauvre petite, �pouvant�e, avait �t� emmen�e de force en poussant des cris dont toute la maison �tait encore constern�e. Solange n'avait pourtant pas �t� pr�venue par moi contre son p�re, comme il se l'imaginait. Pendant la lutte avec Marie-Louise Rollinat et madame Rollinat la m�re, qui se trouvait l�, elle s'�tait jet�e aux genoux de son p�re en criant: « Je t'aime, mon papa, je t'aime, ne m'emm�ne pas! » La pauvre enfant ne sachant rien, ne comprenait rien.

Les lettres qui me racontaient cette nouvelle aventure me donn�rent la fi�vre. Je courus � Paris, je confiai Maurice � mon ami, M. Louis Viardot, j'allai trouver le ministre, je me mis en r�gle; je me fis accompagner d'un autre ami et du ma�tre clerc de mon avou�, M. Vincent, un excellent jeune homme, plein de cœur et de z�le, aujourd'hui avocat. Je partis j en poste, courant jour et nuit vers Guillery. Pendant ces deux journ�es de pr�paratifs, le ministre, M. Barthe, avait eu l'obligeance de faire jouer le t�l�graphe; je savais o� �tait ma fille.

Madame Dudevant �tait morte un mois auparavant. Elle n'avait pu fruster mon mari de l'h�ritage de son p�re. Elle lui laissait quelques charges qui lui valurent une douzaine de proc�s et la terre de Guillery, dont il avait d�j� pris possession. Que Dieu fasse paix � cette malheureuse femme! Elle avait �t� bien coupable envers {Lub 404} moi, bien plus que je ne veux le dire. Faisons gr�ce aux morts! Ils deviennent meilleurs, je l'esp�re, dans un monde meilleur. Si les justes ressentiments de celui-ci peuvent leur en retarder {CL 421} l'acc�s, il y a longtemps que j'ai cri�: « Ouvrez-lui, mon Dieu. »

Et que savons-nous du repentir au lendemain de la mort? Les orthodoxes disent qu'un instant de contrition parfaite peut laver l'�me de toutes ses souillures, m�me au seuil de l'�ternit�. Je le crois avec eux; mais pourquoi veulent-ils qu'aussit�t apr�s la s�paration de l'�me et du corps, cette douleur du p�ch�, cette expiation supr�me k, cesse d'�tre possible? Est-ce que l'�me a perdu, selon eux, sa lumi�re et sa vie en montant vers le tribunal o� Dieu l'appelle pour la juger? Ils ne sont point cons�quents, ces catholiques qui regardent la mis�rable �preuve de cette vie comme d�finitive, puisqu'ils admettent un purgatoire o� l'on pleure, o� l'on se repent, o� l'on prie.

J'arrivai � N�rac, je courus chez le sous-pr�fet M. Haussmann, aujourd'hui pr�fet de la Seine. Je ne me rappelle pas s'il �tait d�j� le beau-fr�re de mon digne ami M. Artaud. Ce dernier a �pous� sa sœur. Je sais que j'allai lui demander aide et protection, et qu'il monta sur-le-champ dans ma voiture pour courir � Guillery, qu'il me fit rendre ma fille sans bruit et sans querelle, qu'il nous ramena � la sous-pr�fecture avec mes compagnons de voyage, et qu'il ne voulut pas nous permettre de retourner � l'auberge, ni de partir avant deux jours de repos, de paisibles promenades sur la jolie rivi�re de Be�se et le long des rives o� la tradition place les jeunes amours de Florette et de Henri IV. Il me fit d�ner avec d'anciens amis que je fus heureuse de retrouver, et je me souviens que l'on causa beaucoup philosophie, terrain neutre en comparaison de celui de la politique, o� le jeune fonctionnaire ne se f�t pas trouv� d'accord avec nous. C'�tait un esprit s�rieux, avide de creuser le probl�me g�n�ral; mais un savoir-vivre exquis l'emp�cha de soulever aucune question d�licate.

Je me souviens aussi que j'�tais si peu vers�e dans la {CL 422} philosophie moderne � cette �poque, que j'�coutai sans trouver rien � dire, et qu'au retour je disais � mon compagnon de route: « Vous avez discut� avec M. Haussmann {Lub 405} sur des mati�res o� je n'entends rien du tout. Je n'ai, par rapport aux choses pr�sentes, que des sentiments et des instincts. La science des id�es nouvelles a des formules qui me sont �trang�res et que je n'apprendrai probablement jamais. Il est trop tard. J'appartiens par l'esprit � une g�n�ration qui a d�j� fait son temps. » Il m'assura que je me trompais, et que, quand j'aurais mis le pied dans un certain cercle de discussion, je ne pourrais plus m'en arracher. Il se trompait aussi un peu, mais il est certain que je ne devais pas tarder � m'y int�resser vivement.

Huit mois se pass�rent encore avant que j'eusse la tranquillit� n�cessaire � ce genre d'�tudes.

M. Dudevant ayant h�rit� d'un revenu qu'il avouait �tre de 12 000 fr l et qui devait bient�t augmenter du double, il ne me semblait pas juste qu'il continu�t � jouir de la moiti� du mien. Il en jugea autrement, et il fallut discuter encore. Je ne me serais pas donn� tant de peine pour une question d'argent, si j'avais pu �tre certaine de suffire � l'�ducation de mes deux enfants. Mais le travail litt�raire est si �ventuel, que je ne voulais pas soumettre leur existence aux chances de mon m�tier: banqueroute d'�diteurs, banqueroute de succ�s ou de sant�. Je voulais amener mon mari � ne plus s'occuper de Maurice, et il y paraissait m dispos�. Puisqu'il se croyait trop g�n� pour payer son entretien sans mon aide, je lui proposai de m'en charger moi-m�me, et il accepta enfin cette solution par un contrat d�finitif, en 1838. Il me fit demander une somme de cinquante mille francs moyennant laquelle il me rendit la jouissance de l'h�tel de Narbonne, patrimoine de mon p�re, et celle beaucoup plus pr�cieuse de garder et gouverner mes deux enfants comme je l'entendrais. Je vendis le coupon {CL 423} de rente qui avait constitu� en partie la pension de ma m�re; nous sign�mes cet �change, enchant�s l'un et l'autre de notre lot*.

* Depuis ce temps nous n'avons eu ensemble que de bons rapports. Il est venu � Nohant pour le mariage de ma fille.

Quant � l'argent, le mien ne valait pas grand'chose, eu �gard au pr�sent. Le coll�ge de Narbonne, maison historique fort vieille, avait �t� si peu entretenu et r�par�, qu'il me fallut y d�penser pr�s de cent mille francs pour le {Lub 406} remettre en bon rapport. Je travaillai dix ans pour payer cette somme et pour faire de cette maison la dot de ma fille.

Mais, au milieu des grands embarras que me suscit�rent mes petites propri�t�s, je ne perdis pas courage. J'�tais devenue � la fois p�re et m�re de famille. C'est beaucoup de fatigue et de souci quand l'h�ritage n'y suffit pas, et qu'il faut exercer une industrie absorbante comme l'est celle d'�crire pour le public. Je ne sais ce que je serais devenue si je n'avais pas eu, avec la facult� de veiller beaucoup, l'amour de mon art qui me ranimait � toute heure. Je commen�ai � l'aimer le jour o� il devint pour moi, non plus une n�cessit� personnelle, mais un devoir aust�re. Il m'a, non pas consol�e, mais distraite de bien des peines et arrach�e � bien des pr�occupations.

Mais que de pr�occupations diverses, pour une t�te sans grande vari�t� de ressources, que ces extr�mes de la vie dont il fallut m'occuper simultan�ment dans ma petite sph�re! Le respect de l'art, les obligations d'honneur, le soin moral et physique des enfants qui passe toujours avant le reste, le d�tail de la maison, les devoirs de l'amiti�, de l'assistance et de l'obligeance! Combien les journ�es sont courtes pour que le d�sordre ne s'empare pas de la famille, de la maison, des affaires ou de la cervelle! J'y ai fait de mon mieux, et je n'y ai fait que ce qui est possible � la {CL 424} volont� et � la foi. Je n'�tais pas second�e par une de ces merveilleuses organisations qui embrassent tout sans effort et qui vont sans fatigue du lit d'un enfant malade � une consultation judiciaire, et d'un chapitre de roman � un registre de comptabilit�. J'avais donc dix fois, cent fois plus de peine qu'il n'y paraissait. Pendant plusieurs ann�es je ne m'accordai que quatre heures de sommeil; pendant beaucoup d'autres ann�es je luttai contre d'atroces migraines jusqu'� tomber en d�faillance sur mon travail, et toutes choses n'all�rent pourtant pas toujours au gr� de mon z�le et de mon d�vouement.

D'o� je conclus que le mariage doit �tre rendu aussi indissoluble que possible; car, pour mener une barque aussi fragile que la s�curit� d'une famille sur les flots r�tifs de notre soci�t�, ce n'est pas trop d'un homme et d'une femme, un p�re et une m�re se partageant la t�che, chacun selon sa capacit�.

{Lub 407} Mais l'indissolubilit� du mariage n'est possible qu'� la condition d'�tre volontaire, et, pour la rendre volontaire, il faut la rendre possible.

Si, pour sortir de ce cercle vicieux, vous trouvez autre chose que la religion de l'�galit� de droits entre l'homme et la femme, vous aurez fait une belle d�couverte.


Variantes

  1. Chapitre 4. Sommaire {Ms}Chapitre cinqui�me {Presse} Chapitre onzi�me {Lecou}, {LP} ♦ XI {CL}
  2. en travail. [J'avais, comme au jour o� j'y rentrai en quittant mon couvent, je ne sais quelle prescience de mortelles douleurs qui devaient m'y attendre. Il n'y a point de port assur� contre les orages de la vie; mais ray�] {Ms}
  3. Victor Scho�lcher {CL} ♦ Victor Schoelcher {Lub} que nous suivons
  4. il ne voulait {Ms}, {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ il ne voulut {CL}
  5. reprendre[, condamn� qu'il �tait � mourir, s'il rentrait au coll�ge ray�]. La resistance de son p�re {Ms}reprendre. La m�fiance de son p�re {Presse} et sq.
  6. coll�ge Henri IV {CL} ♦ coll�ge Henri-IV {Lub}
  7. ton ami [Emmanuel Arago ray�] Charles Ledru {Ms}
  8. reprocher tout ce qu'il {Ms}, {Presse}, {Lecou}, {LP}reprocher ce qu'il {CL}
  9. aupr�s de ma [m�re, et je passai ainsi une quinzaine, courant de Paris � Fontainebleau et de Fontainebleau � Paris, mon ami conssentant � courir aupr�s de mon enfant quand je l'appelais pour courir aupr�s de ma m�re. Elle �prouva non pas un mieux, mais un tems d'arr�t dans son rapide d�p�rissement. L'excellent Gaubert qui me reconduisait parfois jusqu'� Fontainebleau, se flattait de la faire durer, disait-il, encore quelques mois. Mais un jour que je me disposais �ray�] malade {Ms}
  10. avocat. [Bocage me pr�ta sa voiture ray�] Je partis {Ms}
  11. cette expiation supr�me {Ms}, {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ cette expiration supr�me {CL} ♦ cette expiation supr�me {Lub} (restaurant la le�on originale; nous le suivons)
  12. �tre de 12 000 f. {Ms}�tre de 1,200 fr. {Presse} et sq. ♦ �tre de douze mille fr. {Lub} (restaurant le nombre original et renvoyant aux notes pour la justification; nous le suivons tout en conservant la graphie en chiffres)
  13. Maurice[. J'avais consenti, par le trait� de Bourges, � lui laisser payer son entretien et son instruction, ce point ayant �t� r�clam� comme point d'honneur par ses mandataires. Mais la question devenue un sujet de discorde et de douleur, j'aurais voulu qu'il y renon��t par la force des choses. C'est ce qui eut lieu enfin ray�], et il y paraissait {Ms}

Notes