Irrésolution b. — Je ne vais pas à La Chênaie♦. — Lettre de mon frère. — Je vais à Nohant. — Grande résolution. — Le Bois de Vavray. — Course à Châteauroux et à Bourges. — La prison de Bourges. — La Brèche. — Un quart c d'heure de cachot. — Consultation, détermination et retour. — Enlevons Hermione! — La famille Duteil. — L'auberge de la Boutaille et les bohémiens. — Premier jugement. — La maison déserte à Nohant. — Second jugement. — Réflexions sur la séparation de corps. — La maison déserte à La Châtre. — Bourges. — La famille Tourangin. — Plaidoiries. — Transaction. — Retour définitif et prise de possession de Nohant. |
Je ne savais trop que devenir. Retourner à Paris m'était odieux, rester loin de mes enfants m'était devenu impossible. Depuis que j'avais renoncé au projet de les quitter pour un grand voyage d, chose étrange, je n'aurais plus voulu les quitter d'un jour. Mes entrailles, engourdies par le chagrin, s'étaient réveillées en même temps que mon esprit s'était ouvert aux idées sociales. Je sentais revenir ma santé morale et j'avais la perception des vrais besoins de mon cœur.
Mais à Paris je ne pouvais plus travailler, j'étais malade. Les ouvriers avaient repris possession du rez-de-chaussée, les importuns et les curieux venaient disputer mes heures à mes amis et à mes devoirs. La politique, tendue de nouveau par l'attentat Fieschi, devenait une source amère pour la réflexion. On exploitait l'assassinat, on arrêtait Armand Carrel, un des hommes les plus purs de notre temps; on marchait à grands pas vers les lois de septembre. Le peuple laissait faire.
{CL 376} Je n'avais pas conçu de grandes espérances pendant le procès d'avril; mais, si raisonnable ou si pessimiste que l'on fût, à ce moment-là, il y avait dans l'air je ne {Lub 366} sais quel souffle de vie qui retombait soudainement glacé sous un souffle de mort. La république fuyait à l'horizon pour une nouvelle e période d'années. f
M. Lamennais m'avait invitée à aller passer quelques jours à La Chênaie♦; je partis et m'arrêtai en route, en me demandant ce que j'allais faire là, moi si gauche, si muette, si ennuyeuse!Oser lui demander une heure de son temps précieux, c'était déjà beaucoup, et à Paris il m'en avait accordé quelques-unes; mais aller lui prendre des jours entiers, c'est ce que je n'osai pas accepter. J'eus tort, je ne le connaissais pas dans toute sa bonté, dans toute sa bonhomie, comme je l'ai connu plus tard. Je craignais la tension soutenue d'un grand esprit que je n'aurais pas pu suivre, et le moindre de ses disciples eût été plus fort que moi pour soutenir un dialogue sérieux. Je ne savais pas qu'il aimait à se reposer, dans l'intimité, des travaux ardus de l'intelligence. Personne ne causait avec autant d'abandon et d'entrain de tout ce qui est à la portée de tous. Il n'était pas difficile d'ailleurs, l'excellent homme, sur l'esprit de ses interlocuteurs. On l'amusait avec un rien. Une niaiserie, un enfantillage le faisaient rire. Et comme il riait! Il riait comme Éverard, jusqu'à en être malade, mais plus souvent et plus facilement que lui. Il a écrit quelque part que les pleurs sont le lot des anges et le rire celui de Satan. L'idée est belle là où elle est, mais dans la vie humaine le rire d'un homme de bien est comme le chant de sa conscience. Les personnes vraiment gaies sont toujours bonnes, et il en était justement la preuve.
Je n'allai g donc pas à La Chênaie♦. Je revins sur mes pas, je rentrai à Paris, et j'y reçus une lettre de mon frère qui me disait d'aller à Nohant. Il prenait alors mon parti et {CL 377} se faisait fort de décider mon mari à m'abandonner sans regret l'habitation et le revenu de ma terre. « Casimir, disait-il, est dégoûté des ennuis de la propriété et des dépenses que celle-là exige. Il n'y sait pas suffire. Toi, avec ton travail, tu pourrais t'en tirer. Il veut aller vivre à Paris ou chez sa belle-mère dans le midi; il se trouvera plus riche avec la moitié de vos revenus et la vie de garçon, qu'il ne l'est dans ton château,... » etc. Mon frère, qui prit plus tard le parti de mon mari contre moi, s'exprimait là avec {Lub 367} beaucoup de liberté et de sévérité sur la situation de Nohant en mon absence. « Tu ne dois pas abandonner ainsi tes intérêts, ajoutait-il, c'est un tort envers tes enfants, » etc.
À cette époque, mon frère n'habitait plus Nohant, mais il faisait de fréquents voyages au pays.
Je crus devoir suivre son conseil, et je trouvai en effet M. Dudevant disposé à quitter le Berry et à me laisser les charges et les profits de la résidence. En même temps qu'il prenait cette résolution, il me témoignait tant de dépit, que je n'insistai pas et m'en allai encore une fois, n'ayant pas le courage d'entamer une lutte pour de l'argent. Cette lutte devint nécessaire, inévitable quelques semaines plus tard. Elle eut des motifs plus sérieux, elle devint un devoir envers mes enfants h d'abord, ensuite envers mes amis et mon entourage, et peut-être aussi envers la mémoire de ma grand'mère, dont l'éternelle préoccupation et les dernières volontés se trouvaient trop ouvertement violées aux lieux mêmes qu'elle m'avait transmis pour abriter et protéger ma vie.
Le 19 octobre 1835, j'avais été passer à Nohant la fin des vacances de Maurice. À la suite d'un orage que rien n'avait provoqué, rien absolument, pas même une parole ou un sourire de ma part, j'allai m'enfermer dans ma petite chambre. Maurice m'y suivit en pleurant. Je le {CL 378} calmai en lui disant que cela ne recommencerait pas. Il se paya des consolations que l'on donne aux enfants en paroles vagues; mais, dans ma pensée, les miennes avaient un sens arrêté et définitif. Je ne voulais i pas que mes enfants vissent jamais se renouveler la preuve de dissentiments qu'ils avaient ignorés jusque-là. Je ne voulais pas que ces dissentiments eussent pour conséquence de leur faire oublier ce qu'ils devaient de respect à leur père ou à moi j.
Quelques jours auparavant, mon mari avait signé un acte sous seing privé exécutable à la date du 11 novembre suivant, par lequel je lui abandonnais k plus de la moitié de mes revenus. Cet acte, qui me laissait l'habitation de Nohant et la gouverne de ma fille, ne me garantissait en rien contre le revirement de sa volonté. Sa manière d'être et ses paroles sans détour me prouvaient qu'il considérait comme nulles les promesses {Lub 368} deux fois faites et deux fois signées. C'était son droit, le mariage le veut ainsi; dans notre législation, l'époux étant le maître, le maître n'est jamais engagé envers celui qui n'est maître de rien.
Quand Maurice fut couché et endormi, Duteil vint près de moi s'enquérir de la disposition de mon esprit. Il blâmait ouvertement celle qui s'était trahie chez mon mari. Il voulait amener une réconciliation à laquelle tous deux se refusèrent. Je le remerciai de son intervention, mais je ne lui fis point part de la résolution que je venais de prendre. Il me fallait l'avis de Rollinat.
Je passai la nuit à réfléchir. En ce moment où je sentais la plénitude de mes droits, mes devoirs m'apparaissaient dans toute leur rigueur. J'avais tardé bien longtemps, j'avais été bien faible et bien insoucieuse de mon propre sort. Tant que ce n'avait été qu'une question personnelle dont mes enfants ne pouvaient souffrir dans leur éducation morale, j'avais cru pouvoir me sacrifier et me permettre la satisfaction intérieure de laisser tranquille un {CL 379} homme que je n'étais pas née pour rendre heureux selon ses goûts. Pendant treize ans il avait joui du bien-être qui m'appartenait et dont je m'étais abstenue pour lui complaire. J'aurais voulu le lui laisser toute sa vie; il aurait pu le conserver. La veille encore, le voyant soucieux, je lui avais dit: « Vous regrettez Nohant, je le vois bien, malgré le dégoût que vous avez pris de votre gestion. Eh bien, tout n'est-il pas pour le mieux, puisque je vous en débarrasse? Croyez-vous que la porte du logis vous sera jamais fermée? » Il m'avait répondu: « Je ne remettrai jamais les pieds dans une maison dont je ne serai pas le seul maître. » Et dès le lendemain il avait voulu être pour jamais le seul maître.
Il ne pouvait plus, il ne devait plus m'inspirer de sécurité. J'étais sans ressentiment contre lui, je le voyais emporté par une fatalité d'organisation, je devais séparer ma destinée de la sienne, ou sacrifier plus que je n'avais encore fait, c'est-à-dire ma dignité vis-à-vis de mes enfants, ou ma vie, à laquelle je ne tenais pas beaucoup, mais que je leur devais également.
Dès le matin, M. Dudevant alla à La Châtre. Il n'était plus sédentaire comme il avait été longtemps. Il s'absentait {Lub 369} des journées, des semaines entières. Il n'aurait pas dû trouver mauvais qu'au moins, pendant les vacances de Maurice, je fusse là pour garder la maison et les enfants. Je sus par les domestiques que rien n'était changé dans ses projets; il devait partir le jour suivant, le 21, pour Paris et reconduire Maurice au collége, Solange à sa pension l. Cela avait été convenu; je devais les rejoindre au bout de quelques jours; mais les nouvelles circonstances me firent changer de résolution. Je décidai que je ne reverrais m mon mari ni à Paris ni à Nohant, et que je ne l'y reverrais pas même avant son départ. Je serais sortie de la maison tout à fait si je n'eusse pas voulu passer avec Maurice le {CL 380} dernier jour de ses vacances. Je pris un petit cheval et un mauvais cabriolet: il n'y avait pas de domestique à mes ordres; je mis mes deux enfants dans ce modeste véhicule et je les menai dans le bois de Vavray, un endroit charmant alors, d'où, assis sur la mousse, à l'ombre des vieux chênes, on embrassait de l'œil les horizons mélancoliques et profonds de la vallée Noire.
Il faisait un temps superbe. Maurice m'avait aidée à dételer le petit cheval qui paissait à côté de nous. Un doux soleil d'automne faisait resplendir les bruyères. Armés de couteaux et de paniers, nous faisions une récolte de mousse et de jungermannes que le Malgache m'avait demandé de prendre là, au hasard, pour sa collection, n'ayant pas, lui, m'écrivait-il, le temps d'aller si loin pour explorer la localité.
Nous prenions donc de tout n sans choisir, et mes enfants, l'un qui n'avait pas vu passer la tempête domestique de la veille, l'autre qui, grâce à l'insouciance de son âge, l'avait déjà oubliée, couraient, criaient et riaient à travers le taillis. C'était une gaieté, une joie, une ardeur de recherches qui me rappelaient le temps heureux où j'avais couru ainsi à côté de ma mère pour l'embellissement de nos petites grottes. Hélas!Vingt ans plus tard, j'ai eu à mes côtés un autre enfant rayonnant de force, de bonheur et de beauté, bondissant sur la mousse des bois et la ramassant dans les plis de sa robe comme avait fait sa mère, comme j'avais fait moi-même, dans les mêmes lieux, dans les mêmes jeux, dans les mêmes rêves d'or et de fées! Et cet enfant-là repose à présent entre ma grand'mère et mon père! {Lub 370} Aussi j'ai peine à écrire en cet instant, et le souvenir de ce triple passé sans lendemain m'oppresse et m'étouffe*!
* Juin 1855.
{CL 381} Nous avions emporté un petit panier pour goûter sous l'ombrage. Nous ne rentrâmes qu'à la nuit. Le lendemain, les enfants partirent avec M. Dudevant, qui avait passé la nuit à La Châtre et qui ne demanda o pas à me voir.
J'étais décidée à n'avoir plus aucune explication avec lui; mais je ne savais pas encore par quel moyen j'éviterais cette inévitable nécessité domestique. Mon ami d'enfance Gustave Papet vint me voir; je lui racontai l'aventure, et nous partîmes ensemble pour Châteauroux.
« Je ne vois de remède absolu à cette situation, me dit Rollinat, qu'une séparation par jugement. L'issue ne m'en paraît pas douteuse; reste à savoir si tu en auras le courage. Les formes judiciaires sont brutales, et, faible comme je te connais, tu reculeras devant la nécessité de blesser et d'offenser ton adversaire. » Je lui demandai s'il n'y avait pas moyen d'éviter le scandale des débats; je me fis expliquer la marche à suivre, et quand il l'eut fait, nous reconnûmes que, mon mari laissant prendre un jugement par défaut, sans plaidoiries et sans publicité, la position qu'il avait réglée lui-même, par contrat volontaire, resterait la même pour lui, puisque telle était mon intention, avec cet avantage essentiel pour moi de rendre la convention légale, c'est-à-dire réelle.
Mais sur tout cela Rollinat voulait consulter Éverard. Nous retournâmes avec lui à Nohant le jour même, et, prenant seulement là le temps de dîner, nous repartîmes dans le même cabriolet, en poste, pour Bourges.
Éverard payait sa dette à la pairie. Il était en prison. La prison de ville est l'antique château des ducs de Bourgogne. Dans les ombres de la nuit, elle avait un grand caractère de force et de désolation. Nous gagnâmes un des geôliers, qui nous fit passer par une brèche et nous conduisit dans les ténèbres, à travers des galeries et des escaliers fantastiques. Il y eut un moment où, entendant le {CL 382} pas d'un surveillant, il me poussa dans une porte ouverte qu'il referma sur moi, tandis qu'il fourrait {Lub 371} Rollinat je ne sais où et se présentait seul au passage de son supérieur.
Je tirai de ma poche une des allumettes qui me servaient pour mes cigarettes, et je regardai où j'étais. Je me trouvais dans un cachot fort lugubre, situé au pied d'une tourelle. À deux pas de moi, un escalier souterrain à fleur de terre descendait dans les profondeurs des geôles. J'éteignis vite mon allumette, qui pouvait me trahir, et restai immobile, sachant le danger d'une promenade à tâtons dans cette retraite de mauvaise mine.
On m'y laissa bien un quart d'heure, qui me parut fort long. Enfin mon homme revint me délivrer, et nous pûmes gagner l'appartement où Éverard, averti par Gustave, nous attendait pour me donner consultation vers deux heures du matin.
Il nous approuva d'avoir fait cette démarche rapidement et avec mystère. Ceux de mes amis qui étaient dans de bons termes avec M. Dudevant devaient l'ignorer, si elle ne devait pas aboutir. Il écouta le récit de toute ma vie conjugale, et, apprenant toutes les évolutions de volonté que j'avais dû subir, il se prononça, comme Rollinat, pour la séparation judiciaire. Mon plan de conduite me fut tracé après mûre délibération. Je devais surprendre mon adversaire par une requête au président du tribunal, afin que, ce fait accompli, il pût en accepter les conséquences dans un moment où il devait mieux en sentir la nécessité. On ne mettait pas en doute qu'il ne les acceptât sans discussion pour éviter d'ébruiter les causes de ma détermination. Nous comptions sans les mauvais conseillers que M. Dudevant crut devoir écouter dans la suite du procès.
Je devais, pour conserver mes droits de plaignante, ne pas rentrer au domicile conjugal, et jusqu'à ce que le président du tribunal eût statué sur mon domicile temporaire, {CL 383} aller chez un de mes amis de La Châtre. Le plus âgé était Duteil; mais Duteil, ami de mon mari, voudrait-il me recevoir dans la circonstance? Quant à sa femme et à sa sœur, cela n'était pas douteux pour moi; quant à lui, c'était une chose à tenter.
Le geôlier vint nous avertir que le jour allait poindre et qu'il fallait sortir comme nous étions entrés, sans être vus; le règlement de la prison s'opposant à ces {Lub 372} consultations nocturnes. La sortie se passa sans encombre. Nous reprîmes la poste et nous allâmes surprendre Duteil à La Châtre. En trente heures nous avions fait cinquante-quatre lieues dans un débris de cabriolet tombant en ruines, et nous n'avions pas pris un moment de repos moral.
« Me voilà, dis-je à Duteil; je viens demeurer chez toi, à moins que tu ne me chasses. Je ne te demande ni conseil ni consultation contre M. Dudevant, qui est ton ami. Je ne t'appellerai pas en témoignage contre lui. Je t'autoriserai, dès que j'aurai obtenu un jugement, à devenir le conciliateur entre nous, c'est-à-dire à lui assurer de ma part les meilleures conditions d'existence possibles, celles qu'il avait réglées. Ton rôle, que tu peux dès à présent lui faire connaître, est donc honorable et facile.
» — Vous resterez chez moi, dit Duteil avec cette spontanéité de cœur qui le caractérisait dans les grandes occasions. Je suis si reconnaissant de la préférence que vous m'accordez sur vos autres amis, que vous pouvez compter à jamais sur moi, quoi qu'il arrive. Quant au procès que vous voulez entamer, laissez-moi en causer avec vous.
» — Donne-moi d'abord à dîner, car je meurs de faim, lui répondis-je, et ensuite j'irai chercher à Nohant mes pantoufles et mes paperasses.
» — Je vous y accompagnerai, dit-il, et nous causerons chemin faisant. »
Le dîner m'ayant un peu remise, je repris avec lui le {CL 384} vénérable cabriolet, et deux heures après nous revenions chez lui. Il m'avait écoutée en silence, se bornant à des questions d'un ordre plus élevé que celle des hasards de la procédure, et ne me disant pas trop son avis. Enfin, dans l'allée de peupliers qui touche à l'arrivée de la petite ville, il se résuma ainsi: « J'ai été le compagnon et l'hôte joyeux de votre mari et de votre frère, mais je n'ai jamais oublié, quand vous étiez là, que j'étais chez vous et que je devais à votre caractère de mère de famille un respect sans bornes. Je vous ai cependant quelquefois assommée de mon bavardage après dîner et de mon tapage aux heures de votre travail. Vous savez bien que c'était comme malgré moi et qu'une parole de reproche de vous me dégrisait quelquefois comme par miracle. Votre tort est de m'avoir gâté par {Lub 373} trop de douceur. Aussi qu'est-il arrivé? C'est que, tout en me sentant le camarade de votre mari pendant douze heures de gaieté, j'avais chaque soir une treizième heure de tristesse où je me sentais votre ami. Après ma femme et mes enfants vous êtes ce que j'aime le mieux sur la terre, et si j'hésite depuis deux heures à vous donner raison, c'est que je redoute pour vous les fatigues et les chagrins de la lutte que vous entamez. Pourtant je crois qu'elle peut être douce et se renfermer dans le petit horizon de notre petite ville, si Casimir écoute mes conseils. Je vois ceux qu'il faut lui donner dans son intérêt, et je pense maintenant pouvoir me faire fort de le persuader. Voilà. » — Et comme nous escaladions le petit pont en dos d'âne qui entre en ville, il allongea un coup de fouet au cheval en disant avec sa gaieté ranimée: « Allons! enlevons Hermione! »
Je m'installai donc chez lui p pour quelques semaines, sentant qu'il fallait vivre là comme dans une maison de verre, au cœur du commérage de La Châtre, et faire tomber toutes les histoires que l'on y bâtissait depuis que j'existe {CL 385} sur l'excentricité de mon caractère. Ces histoires merveilleuses avaient pris un bien plus bel essor depuis que j'avaisété tenter à Paris la destinée de l'artiste. Comme je n'avais absolument rien à cacher, et que je n'ai jamais rien posé, il m'était bien facile de me faire connaître. Quelques rancunes à propos de la fameuse chanson persistèrent bien un peu, quelques fanatiques de l'autorité maritale se raidirent bien encore contre ma cause; mais, en général, je vis tomber toutes les préventions, et si j'avais eu mes pauvres enfants avec moi, ce temps que je passai à La Châtre eût été un des plus agréables de ma vie. Je luttais pour eux, je pris donc patience. La famille de Duteil devint vite la mienne. Sa femme, la belle et charmante Agasta, sa belle-sœur, l'excellente Félicie, toutes deux pleines d'intelligence et de cœur, furent comme mes sœurs, à moi aussi. M. et madame Desages (cette dernière était la propre sœur de Duteil) demeuraient dans la même maison, au rez-de-chaussée. Nous étions réunis tous les soirs quatorze, dont sept enfants*. Charles et Eugénie {Lub 374} Duvernet, Alphonse et Laure Fleury, Planet, désormais fixé à La Châtre, Gustave Papet quand il quittait Paris, et quelques autres personnes de la famille Duteil, venaient se joindre à nous fort souvent, et nous organisions pour les enfants des charades en action, des travestissements, des danses et des jeux bien véritablement innocents, qui leur mettaient l'âme en joie. C'est si bon le rire inextinguible de ces heureuses créatures! Ils mettent tant d'ardeur et de bonne foi dans les émotions du jeu! Je redevenais encore une fois enfant moi-même, traînant tous les cœurs après moi. Ah! Oui, c'était là mon empire et ma vocation, j'aurais dû être bonne d'enfants ou maîtresse d'école.
* [{Lub 373}] Un de ces enfans, Luc Desages est devenu le disciple et le gendre de Pierre Leroux.
{CL 386} À dix heures, la marmaille allait se coucher; à onze heures, le reste de la famille se séparait. Félicie, bonne pour moi comme un ange, me préparait ma table de travail et mon petit souper; elle couchait sa sœur Agasta, qui était atteinte d'une maladie de nerfs fort grave et qui, après s'être ranimée à la gaieté des enfants, retombait souvent accablée et comme mourante. Nous causions un peu avec elle pour l'endormir, ou, quand elle s'endormait d'elle-même, avec Duteil et Planet, qui aimaient à babiller et qu'il nous fallait renvoyer pour les empêcher de me prendre ma veillée. À minuit, je me mettais enfin à écrire jusqu'au jour, bercée quelquefois par d'étranges rugissements.
Vis-à-vis de mes fenêtres, dans la rue étroite, montueuse et malpropre, flottait de temps immémorial l'enseigne classique: À la Boutaille. Duteil, qui prétendait avoir appris à lire sur cette enseigne, disait que le jour où cette faute d'orthographe serait corrigée, il n'aurait plus qu'à mourir, parce que toute la physionomie du Berry serait changée.
L'auberge de la Boutaille était tenue par une vieille sibylle qui logeait à la nuit, et ce taudis était principalement affecté aux bateleurs ambulants, aux petits colporteurs suspects et aux montreurs d'animaux savants. Les marmottes, les chiens chorégraphes, les singes pelés et surtout les ours muselés tenaient cour plénière dans des caves dont les soupiraux donnaient sur la rue. Ces pauvres bêtes, harassées de la fatigue du voyage et rouées des coups inséparables de toute éducation classique, vivaient là en bonne intelligence une partie de {Lub 375} la nuit; mais, aux approches du jour, la faim ou l'ennui se faisant sentir, on commençait à s'agiter, à s'injurier et à grimper aux barreaux du soupirail pour gémir, grimacer ou maugréer de la façon la plus lugubre.
C'était le prélude de scènes très-curieuses et que je me suis souvent divertie à surveiller à travers la fente de mes jalousies. L'hôtesse de la Boutaille, madame Gaudron, {CL 387} sachant q très-bien à quelles gens elle avait affaire, se levait la première et très-mystérieusement pour surveiller le départ de ses hôtes. De leur côté, ceux-ci, préméditant de partir sans payer, faisaient leurs préparatifs à tâtons, et l'un d'eux, descendant auprès des bêtes, les excitait pour les faire gronder afin de couvrir le bruit furtif de la fuite des camarades.
L'adresse et la ruse de ces bohémiens étaient merveilleuses; je ne sais par quels trous de la serrure ils s'évadaient, mais, en dépit de l'œil attentif et de l'oreille fine de la vieille, elle se trouvait très-souvent en présence d'un gamin pleurard qui se disait abandonné avec les animaux par ses compagnons dénaturés et dans l'impossibilité de payer la dépense. Que faire? Mettre ce bétail en fourrière et le nourrir jusqu'à ce que la police eût rattrapé les délinquants? C'était là une mauvaise créance, et il fallait bien laisser partir la feinte victime avec les quadrupèdes affamés et menaçants, qui paraissaient peu disposés à se laisser appréhender au corps.
Quand la bande payait honnêtement son écot, la vieille avait un autre souci. Elle redoutait surtout ceux qui se conduisaient en gentilshommes et dédaignaient de marchander. Elle furetait alors autour de leurs paquets avec angoisse, comptait et recomptait ses couverts d'étain et ses guenilles. Le bât de l'âne, quand il y avait un âne, était surtout l'objet de son anxiété. Elle trouvait mille prétextes pour retenir cet âne, et au dernier moment elle passait adroitement ses mains sous le bât pour lui palper l'échine. Mais, en dépit de toutes ces précautions et de toutes ces alarmes, il se passait peu de jours sans qu'on l'entendît geindre sur ses pertes et maudire sa clientèle.
Quels beaux Descamps, quels fantastiques Callot j'ai vus là, aux rayons blafards de la lune ou aux pâles lueurs de l'aube d'hiver, quand la bise faisait claqueter l'enseigne {CL 388} séculaire, et que les bohémiens, blêmes {Lub 376} comme des spectres, se mettaient en marche sur le pavé couvert de neige! Tantôt c'était une femme bronzée, pittoresque sous ses guenilles sombres, portant dans ses bras un pauvre bel enfant rose, volé ou acheté sur les chemins; tantôt c'était le petit savoyard beaucoup plus laid que son singe, et tantôt l'hercule du carrefour traînant dans une espèce de brouette sa femme et sa nombreuse progéniture r. Il y avait de ces êtres effrayants ou hideux, et pourtant, par hasard, il s'y détachait quelquefois des figures plus intéressantes, des paillasses tristes et résignés comme celui qu'a idéalisé Frédérick-Lemaître, de vieux artistes mendiants raclant du violon avec une sorte de maestria désordonnée, des petites filles gymnastes exténuées et livides, riant et chantant le printemps et l'amour au bras de leurs amoureux de quinze ans. Que de misère, que d'insouciance, que de larmes ou de chansons sur ces chemins poudreux ou glacés qui ne mènent pas même à l'hôpital!
Le 16 février s 1836, le tribunal rendit un jugement de séparation en ma faveur. M. Dudevant y fit défaut, ce qui nous fit croire à tous qu'il acceptait cette condition. Je pus aller prendre possession de mon domicile légal à Nohant. Le jugement me confiait la garde et l'éducation de mon fils et de ma fille.
Je me croyais t dispensée de pousser plus loin les choses. Mon mari écrivait à Duteil de manière à me le faire espérer. Je passai quelques semaines à Nohant dans l'attente de son arrivée au pays pour notre liquidation et nos arrangements. Duteil se chargeait pour moi de faire toutes les concessions possibles, et je devais, pour éviter toute rencontre irritante, me rendre à Paris dès que M. Dudevant viendrait à La Châtre.
J'eus donc à Nohant quelques beaux jours d'hiver, où je savourai pour la première fois depuis la mort de ma {CL 389} grand'mère les douceurs d'un recueillement que ne troublait plus aucune note discordante. J'avais, autant par économie que par justice, fait maison nette de tous les domestiques habitués à commander à ma place. Je ne gardai que le vieux jardinier de ma grand'mère, établi avec sa femme dans un pavillon au fond de la cour. J'étais donc absolument seule dans cette grande maison silencieuse. Je ne recevais même pas mes amis de La Châtre, afin de ne donner lieu à aucune amertume. {Lub 377} Il ne m'eût pas semblé de bon goût de pendre sitôt la crémaillère, comme on dit chez nous, et de paraître fêter bruyamment ma victoire.
Ce fut donc une solitude absolue, et, une fois dans ma vie, j'ai habité Nohant à l'état de maison déserte. La maison déserte a été longtemps un de mes rêves. Jusqu'au jour u où j'ai pu goûter sans alarmes les douceurs de la vie de famille, je me suis bercée de l'espoir de posséder dans quelque endroit ignoré une maison, fût-ce une ruine ou {Presse 8/8/1855 2} une chaumière, où je pourrais de temps en temps disparaître et travailler sans être distraite par le son de la voix humaine.
Nohant fut donc en ce temps-là, c'est-à-dire en ce moment-là, car il fut court comme tous les pauvres petits repos de ma vie, un idéal pour ma fantaisie. Je m'amusai à le ranger, c'est-à-dire à le déranger moi-même. Je faisais disparaître tout ce qui me rappelait des souvenirs pénibles, et je disposais les vieux meubles comme je les avais vus placés dans mon enfance. La femme du jardinier n'entrait dans la maison que pour faire ma chambre et m'apporter mon dîner. Quand il était enlevé, je fermais toutes les portes donnant dehors et j'ouvrais toutes celles de l'intérieur. J'allumais beaucoup de bougies, et je me promenais dans l'enfilade des grandes pièces du rez-de-chaussée, depuis le petit boudoir où je couchais toujours, jusqu'au grand salon illuminé en outre par un grand feu. Puis j'éteignais tout, et marchant v à la seule lueur du feu mourant de l'âtre, w je {CL 390} savourais l'émotion de cette obscurité mystérieuse et pleine x .de pensées mélancoliques, après avoir ressaisi les riants et doux souvenirs de mes jeunes années. Je m'amusais à me faire un peu peur en passant comme un fantôme devant les glaces ternies par le temps, et le bruit de mes pas dans ces pièces vides et sonores me faisait quelquefois tressaillir, comme si l'ombre de Deschartres se fût glissée derrière moi.
J'allai à Paris au mois de mars, à ce que je crois me rappeler. M. Dudevant vint à La Châtre et accepta une transaction qui lui faisait des conditions infiniment meilleures que le jugement prononcé contre lui. Mais à peine eût-il signé, qu'il crut devoir n'en tenir compte et former opposition. Il s'y prit fort mal, il était aigri par les conseils de mon pauvre frère, qui, mobile comme {Lub 378} l'onde, ou plutôt comme le vin, s'était tourné contre ma victoire après m'avoir fourni toutes les armes possibles pour le combat. La belle-mère de mon mari, madame Dudevant, faisait pour ainsi dire à celui-ci une nécessité de poursuivre la lutte. Il se trouvait qu'elle me détestait affreusement sans que j'aie jamais su pourquoi. Peut-être éprouvait-elle, à la veille de sa mort, ce besoin de détester quelqu'un qui, le jour de sa mort, devint un besoin de détester tout le monde, mon mari tout le premier. Quoi qu'il en soit, elle mettait alors, m'a-t-on dit, pour condition à son héritage, la résistance de son beau-fils à toute conciliation avec moi. y
Mon mari, je le répète, s'y prit mal. Voulant repousser la séparation, il imagina de présenter au tribunal une requête dictée, on eût pu dire rédigée par deux servantes que j'avais chassées, et qu'un célèbre avocat ne le détourna z pas de prendre pour auxiliaires. Les conseils de cet avocat aa sont quelquefois funestes. Un fait récent, qui a pour jamais déchiré mon âme sans profit pour sa gloire, à lui, me l'a cruellement prouvé.
{CL 391} Quant à son intervention dans mes affaires conjugales, elle ne servit ab qu'à rendre amère une solution qui eût pu être calme. Elle éclaira ac plus qu'il n'était besoin la conscience des juges. Ils ne comprirent pas qu'en me supposant de si étranges torts envers lui et envers moi-même, mon mari voulût renouer notre union. Ils trouvèrent l'injure suffisante, et, annulant les motifs de leur premier jugement pour vice de forme dans la procédure, ils le renouvelèrent le 11 mai 1836, absolument dans les mêmes termes ad.
J'étais revenue ae à La Châtre, chez Duteil; j'avais fait toute la nuit des projets et des préparatifs de départ. Je m'étais assuré par emprunt une somme de dix mille francs avec laquelle j'étais résolue à enlever mes enfants et à fuir en Amérique si la déplorable requête était prise en considération. J'avoue maintenant, sans scrupule, cette intention formelle que j'avais de résister à l'effet de la loi, et j'ose dire très-ouvertement que celle qui règle les séparations judiciaires est une loi contre laquelle la conscience du présent proteste, et une des premières sur lesquelles la sagesse de l'avenir reviendra.
Le principal vice de cette loi, c'est la publicité qu'elle donne aux débats. Elle force l'un des époux, le plus {Lub 379} mécontent, le plus blessé des deux, à subir une existence impossible ou à mettre au jour les plaies de son âme. Ne suffirait-il pas de révéler ces plaies à des magistrats intègres, qui en garderaient le secret, sans être forcé de publier l'égarement de celui qui les a faites? On exige des témoins, on fait une enquête. On rédige et on affiche les fautes signalées. Pour soustraire les enfants à des influences qui ne sont peut-être que passagèrement funestes, il faut qu'un des époux laisse dans les annales d'un greffe un monument de blâme contre l'autre. Et ce n'est encore là que la partie douce et voilée de semblables luttes. Si l'adversaire fait résistance, il faut arriver à l'éclat des plaidoiries et au {CL 392} scandale des journaux. Ainsi une femme timide ou généreuse devra renoncer à respecter son mari ou à préserver ses enfants. Un de ses devoirs sera en opposition avec l'autre. Dira-t-on que, si l'amour maternel ne l'emporte pas, elle aura sacrifié l'avenir des enfants à la morale publique, à la sainteté de la famille? Ce serait un sophisme difficile à admettre, et si l'on veut que le devoir de la mère ne soit pas plus impérieux que celui de l'épouse, on accordera au moins qu'il l'est tout autant.
Et si c'est l'époux qui demande la séparation, son devoir n'est-il pas plus effroyable encore? Une femme peut articuler des causes d'incompatibilité suffisantes pour rompre le lien sans être déshonorantes pour l'homme dont elle porte le nom. Ainsi qu'elle allègue la vie bruyante, les emportements et les amours de son mari dans le domicile conjugal, c'est trop exiger d'elle sans doute pour la délivrer des malheurs qu'entraînent ces infractions à la règle; mais enfin ce ne sont pas là des souillures dont un homme ne puisse se laver dans l'opinion. Il y a plus; dans notre société, dans nos préjugés et dans nos mœurs, plus un homme est signalé pour avoir eu des bonnes fortunes, plus le sourire des assistants le complimente. En province surtout, quiconque a beaucoup fêté la table et l'amour passe pour un joyeux compère, et tout est dit. On le blâme un peu de n'avoir pas ménagé la fierté de sa femme légitime, on convient qu'il a eu tort de s'emporter contre elle, mais enfin faire acte d'autorité absolue dans la maison est le droit du mari, et pour peu qu'il y eût mis des formes, tout son sexe lui eût donné raison plus ou moins; {Lub 380} et, en fait, il peut avoir subi les entraînements de certaines intempérances, et n'en être pas moins un galant homme à tous autres égards.
Telle n'est pas la position de la femme accusée d'adultère. On n'attribue à la femme qu'un seul genre d'honneur. {CL 393} Infidèle à son mari, elle est flétrie et avilie, elle est déshonorée aux yeux de ses enfants, elle est passible d'une peine infamante, la prison. Voilà ce qu'un mari outragé qui veut soustraire ses enfants à de mauvais exemples, est forcé de faire quand il demande la séparation judiciaire. Il ne peut se plaindre ni d'injures ni de mauvais traitements. Il est le plus fort, il en a les droits, on lui rirait au nez s'il se plaignait d'avoir été battu. Il faut donc qu'il invoque l'adultère et qu'il tue moralement la femme qui porte son nom. C'est peut-être pour lui éviter la nécessité de ce meurtre moral que la loi lui concède le droit de meurtre réel sur sa personne.
Quelles solutions aux malheurs domestiques! Cela est sauvage, cela peut tuer l'âme de l'enfant condamné à contempler la durée du désaccord de ses parents ou à en connaître l'issue.
Mais ceci n'est rien encore, et l'homme est investi de bien d'autres droits. Il peut déshonorer sa femme, la faire mettre en prison, et la condamner ensuite à rentrer sous sa dépendance, à subir son pardon et ses caresses! S'il lui épargne ce dernier outrage, le pire de tous, il peut lui faire une vie de fiel et d'amertume, lui reprocher sa faute à toutes les heures de sa vie, la tenir éternellement sous l'humiliation de la servitude, sous la terreur des menaces.
Imaginez le rôle d'une mère de famille sous le coup de l'outrage d'une pareille miséricorde! Voyez l'attitude de ses enfants condamnés à rougir d'elle, ou à l'absoudre en détestant l'auteur de son châtiment! Voyez celle de ses parents, de ses amis, de ses serviteurs! Supposez un époux implacable, une femme vindicative, vous aurez un intérieur tragique. Supposez un mari inconséquent et débonnaire à ses heures, une femme sans mémoire et sans dignité, vous aurez un intérieur ridicule. Mais ne supposez jamais un époux vraiment généreux et moral, capable de punir au {CL 394} nom de l'honneur et de pardonner au nom de la religion. Un tel homme peut exercer sa rigueur et sa clémence dans le secret du {Lub 381} ménage, il ne peut jamais invoquer le bénéfice de la loi pour infliger publiquement une honte qu'il n'est pas en son pouvoir d'effacer.
Cette doctrine judiciaire fut pourtant admise par les conseils de mon mari, et plaidée plus tard par un brave homme, avocat de province, qui n'était peut-être pas sans talent, mais qui fut forcé d'être absurde sous le poids d'un système immoral et révoltant. Je me souviens que, plaidant au nom de la religion, de l'autorité, de l'orthodoxie des principes, et voulant invoquer le type de la charité évangélique dans l'image du Christ, il le traita de philosophe et de prophète, son mouvement oratoire ne pouvant s'élever jusqu'à en faire un dieu. Je le crois bien: appeler la sanction d'un dieu sur la vengeance précédant le pardon, c'eût été un sacrilége.
Ajoutons que cette vengeance prétendue légitime peut reposer sur d'atroces calomnies, accueillies dans un moment d'irritation maladive; le ressentiment de certaine valetaille sait orner de faits monstrueux la faute présumée. Un époux autorisé à admettre des infamies jusqu'à essayer d'en fournir la preuve y risquerait son honneur et sa raison.
Non, le lien conjugal brisé dans les cœurs ne peut être renoué par la main des hommes. L'amour et la foi, l'estime et le pardon sont choses trop intimes et trop saintes pour qu'il n'y faille pas Dieu seul pour témoin et le mystère pour caution. Le lien conjugal est rompu dès qu'il est devenu odieux à l'un des époux. Il faudrait qu'un conseil de famille et de magistrature fût appelé à connaître, je ne dis pas des motifs de plainte, mais de la réalité, de la force et de la persistance du mécontentement. Que des épreuves de temps fussent imposées, qu'une sage lenteur se tînt en garde {CL 395} contre les caprices coupables ou les dépits passagers, certes, on ne saurait mettre trop de prudence à prononcer sur les destinées d'une famille; mais il faudrait que la sentence ne fût motivée que sur des incompatibilités certaines dans l'esprit des juges, vagues dans la formule judiciaire, inconnues au public. On ne plaiderait plus pour la haine et pour la vengeance, et on plaiderait beaucoup moins af.
Plus on aplanira les voies de la délivrance, plus les naufragés du mariage feront d'efforts pour sauver le navire avant de l'abandonner. Si c'est une arche sainte, {Lub 382} comme l'esprit de la loi le proclame, faites qu'elle ne sombre pas dans les tempêtes, faites que ses porteurs fatigués ne la laissent pas tomber dans la boue; faites que deux époux forcés par un devoir de dignité bien entendue à se séparer puissent respecter le lien qu'ils brisent et enseigner à leurs enfants à les respecter l'un et l'autre.
Voilà les réflexions qui se pressaient dans mon esprit la veille du jour qui devait décider de mon sort. Mon mari, irrité des motifs énoncés au jugement, et s'en prenant à moi et à mes conseils judiciaires de ce que les formes légales ont de dur et d'indélicat, ne songeait plus qu'à en tirer vengeance. Aveuglé, il ne savait pas que la société était là son seul ennemi. Il ne se disait pas que je n'avais articulé que les faits absolument nécessaires, et fourni que les preuves strictement exigées par la loi. Il connaissait pourtant le code mieux que moi, il avait été reçu avocat; mais jamais sa pensée, éprise d'immobilité dans l'autorité, n'avait voulu s'élever à la critique morale des lois, et par conséquent prévoir leurs funestes conséquences.
Il répondait donc à une enquête où l'on n'avait trahi que des faits dont il aimait à se vanter, par des imputations ag dont j'aurais frémi de mériter la cent-millième partie. Son avoué se refusa à lire un libelle. Les juges se seraient refusés à l'entendre.
{CL 396} Il allait donc au delà de l'esprit de la loi, qui permet à l'époux offensé par des reproches de motiver les procédés acerbes dont on l'accuse par de violents sujets de plainte. Mais la loi, qui admet ah {Presse 8/8/1855 3} ce moyen de défense dans un procès où l'époux demande la séparation à son profit ne saurait l'admettre comme acte de vengeance dans une lutte où il repousse la séparation. Elle la prononce d'autant plus en faveur de la femme qui s'est déclarée offensée, que ce moyen est la pire des offenses: c'est ce qui arriva.
Je n'étais pourtant pas tranquille sur l'issue de ce débat. J'aurais voulu, moi, dans un premier moment d'indignation, que mon mari fût autorisé à faire la preuve des griefs qu'il articulait. Éverard, qui devait plaider pour moi, repoussait l'idée d'un pareil débat. Il avait raison, mais ma fierté souffrait, je l'avoue, de la possibilité d'un soupçon dans l'esprit des juges. « Ce {Lub 383} soupçon, disais-je, prendra peut-être assez de consistance dans leur pensée pour qu'en prononçant la séparation, ils me retirent le soin d'élever mon fils. »
Pourtant, quand j'eus réfléchi, je reconnus l'absence de danger de ma situation, de quelque façon qu'elle vînt à aboutir. Le soupçon ne pouvait même pas effleurer l'esprit de mes juges: les accusations portaient trop le cachet de la démence.
Je m'endormis alors profondément. J'étais fatiguée de mes propres pensées, qui pour la première fois avaient embrassé la question du mariage d'une manière générale assez lucide. Jamais, je le jure, je n'avais senti aussi vivement la sainteté du pacte conjugal et les causes de sa fragilité dans nos mœurs que dans cette crise où je me voyais en cause moi-même. J'éprouvais enfin un calme souverain, j'étais sûre de la droiture de ma conscience et de la pureté de mon idéal. Je remerciai Dieu de ce qu'au milieu de mes souffrances personnelles il m'avait permis {CL 397} de conserver sans altération la notion et l'amour de la vérité.
À une heure de l'après-midi, Félicie entra dans ma chambre. « Comment! Vous pouvez dormir! Me dit-elle. Sachez donc que l'on sort de l'audience, vous avez gagné votre procès, vous avez Maurice et Solange. Levez-vous vite pour remercier Éverard qui arrive et qui a fait pleurer toute la ville. »
Il y eut encore tentative de transaction avec M. Dudevant pendant que je retournai à Paris; mais ses conseils ne lui laissaient pas le loisir d'entendre raison. Il forma appel ai devant la cour de Bourges. Je revins habiter La Châtre.
Quoique je fusse choyée et heureuse autant que possible dans la famille de Duteil, j'y souffrais un peu du bruit des enfants, qui se levaient à l'heure où je commençais à m'endormir, et de la chaleur, que l'étroitesse de la rue et la petitesse de la maison rendaient accablante. Passer l'été dans une ville, c'est pour moi chose cruelle. Je n'avais pas seulement une pauvre petite branche de verdure à regarder. Rozane Bourgoing m'offrit une chambre chez elle, et il fut convenu que les deux familles se réuniraient tous les soirs.
M. et madame Bourgoing, avec une jeune sœur de Rozane qu'ils traitaient comme leur enfant et qui aj était {Lub 384} presque aussi belle que Rozane, occupaient une jolie maison avec un jardinet perché en terrasse sur un précipice. C'était l'ancien rempart de la ville, et par là on voyait la campagne, on y était. L'Indre coulait, sombre et paisible, sous des rideaux d'arbres magnifiques et s'en allait, le long d'une vallée charmante, se perdre dans la verdure. Devant moi, sur l'autre rive, s'élevait la Rochaille, une colline semée de blocs diluviens et ombragée de noyers séculaires. La maisonnette blanche et les ajoupas de roseaux du Malgache s'apercevaient un peu plus loin, et à côté de nous {CL 398} la grande tour carrée de l'ancien château des Lombault dominait le paysage. ak
Notre jardinet, tout rempli de fleurs, nous régalait de senteurs délicieuses; le bruit de la ville n'était pas trop près. Nous dînions dehors, le longd'un grand pignon couvert de chèvrefeuille, les pieds sur les dalles d'un petit péristyle où les violettes trouvaient moyen de se fourrer. Nos amis venaient prendre le café sur la balustrade de la terrasse, au chant des rossignols et au bruit des moulins de la rivière. Mes nuits étaient délicieuses. J'avais une grande chambre au rez-de-chaussée, meublée d'un petit lit de fer, d'une chaise et d'une table. Quand les amis étaient partis et les portes fermées, je pouvais, sans troubler le sommeil de personne, me promener dans le jardin escarpé comme une citadelle, travailler une heure, sortir et rentrer, compter les étoiles qui se couchent, saluer le soleil qui se lève, embrasser à la fois un large horizon et une vaste campagne, n'entendre que le chant des oiseaux ou le cri des chouettes, me croire enfin dans la maison déserte de mes rêves. C'est là que je refis la dernière partie de Lélia et que je l'augmentai d'un volume. C'est peut-être l'endroit où je me suis crue, à tort ou à raison, le plus poëte.
J'allais al de temps en temps à Bourges, ou bien Éverard venait de temps en temps à La Châtre. C'était toujours en vue de nous consulter sur le procès, mais le procès était la chose dont nous pouvions le moins parler. J'avais la tête pleine d'art, Éverard avait la tête pleine de politique, Planet l'avait toujours de socialisme. Duteil et le Malgache faisaient de tout cela un pot pourri d'imagination, d'esprit, de divagation et de gaieté. Fleury discutait avec ce mélange de bon sens et {Lub 385} d'enthousiasme qui se disputent sa cervelle à la fois positive et romanesque. Nous nous chérissions trop les uns les autres pour ne pas nous quereller avec violence. Quelles bonnes violences! Entrecoupées de tendres {CL 399} élans de cœur et de rires homériques! Nous ne pouvions nous séparer, on oubliait de dormir, et ces prétendus jours de repos nous laissaient harassés de fatigue, mais débarrassés du trop-plein d'imagination et de ferveur républicaine qui s'entassait en nous dans les heures de la solitude.
Enfin mon insupportable procès fut appelé à Bourges. Je m'y rendis, au commencement de juillet, après avoir été chercher Solange à Paris. Je voulais être encore une fois en mesure de l'emporter en cas d'échec. Quant à Maurice, mes précautions étaient prises pour l'enlever un peu plus tard. J'étais toujours secrètement en révolte contre la loi que j'invoquais ouvertement. C'était fort illogique, mais la loi l'était plus que moi, elle qui, pour m'ôter ou me rendre mes droits de mère, me forçait à vaincre tout souvenir d'amitié conjugale, ou à voir ces souvenirs outragés et méconnus dans le cœur de mon mari. Ces droits maternels, la société peut les annuler, et en thèse générale, elle les fait primer par ceux du mari. La nature n'accepte pas de tels arrêts, et jamais on ne persuadera à une mère que ses enfants ne sont pas à elle plus qu'à leur père. Les enfants ne s'y trompent pas non plus.
Je savais les juges de Bourges prévenus contre moi et circonvenus par un système de propos fantastiques sur mon compte. Ainsi, le jour où je me montrai habillée comme tout le monde dans la ville, ceux des bourgeois qui ne m'y rencontrèrent pas demandèrent aux autres s'il était vrai que j'avais des pantalons rouges, et des pistolets à ma ceinture.
M. Dudevant voyait bien qu'avec sa requête il avait fait fausse route. On lui conseilla de se poser en mari égaré par l'amour et la jalousie. C'était un peu tard, et je pense qu'il joua fort mal un rôle que démentait sa loyauté naturelle. On le poussa à venir le soir sous mes fenêtres et {CL 400} jusqu'à ma porte, comme pour solliciter une entrevue mystérieuse; mais sa conscience se révolta contre pareille am comédie, et après s'être promené de long en large quelques instants dans la rue, je le vis qui s'en {Lub 386} allait en riant et en haussant les épaules. Il avait bien raison.
J'avais reçu l'hospitalité dans la famille Tourangin, une des plus honorables de la ville. Félix Tourangin, riche industriel et proche parent de la famille Duteil, avait deux filles, l'une mariée, l'autre déjà majeure, et quatre fils, dont les derniers étaient des enfants. Agasta et son mari m'avaient accompagnée. Rollinat, Planet et Papet nous avaient suivis. Les autres nous rejoignirent bientôt; j'avais donc tout mon cher Berry autour de moi, car dès ce moment je m'attachai à la famille Tourangin comme si j'y avais passé ma vie. Le père Félix m'appelait sa fille; élisa, un ange de bonté et une femme du plus grand mérite et de la plus adorable vertu, m'appelait sa sœur. Je me faisais avec elle la mère des petits frères. Leurs autres parents venaient nous voir souvent et me témoignaient le plus affectueux intérêt, même M. Mater, le premier président, quand mon procès fut terminé. Je vis arriver aussi, le jour des débats, Émile Regnault, un sancerrois que j'avais aimé comme un frère et qui avait épousé contre moi je ne sais plus quelle mauvaise querelle. Il vint me faire amende honorable de torts que j'avais oubliés.
L'avocat de mon mari, donnant dans le système adopté, plaida, comme je l'ai déjà dit d'avance, l'amour de mon mari, et, tout en offrant de faire hautement la preuve de mes crimes, il m'offrit généreusement le pardon après l'outrage. Éverard fit ressortir avec une merveilleuse éloquence l'inconséquence odieuse d'une pareille philosophie conjugale. Si j'étais coupable, il fallait commencer par me répudier, et si je ne l'étais pas, il ne fallait pas faire le généreux. Dans tous les cas, la générosité était difficile à {CL 401} accepter après la vengeance. Tout l'édifice de l'amour tomba d'ailleurs devant des preuves. Il lut une lettre de 1831 où M. Dudevant me disait: « J'irai à Paris; je ne descendrai pas chez vous, parce que je ne veux pas vous gêner, pas plus que je ne veux que vous me gêniez. » L'avocat général en lut d'autres où la an satisfaction de mon absence était si clairement exprimée, qu'il n'y avait pas à compter beaucoup sur cette tendresse posthume qui m'était offerte. Et pourquoi M. Dudevant se défendait-il de ne pas m'avoir aimée? Plus il disait de mal de moi, plus on était porté à l'absoudre. Mais {Lub 387} proclamer à la fois cette affection et les prétendues causes qui m'en rendaient indigne, c'était jeter dans les esprits le soupçon d'un calcul intéressé qu'il n'eût ao sans doute pas voulu mériter.
Il le sentit, car, sans attendre le jugement, il se désista de son appel, et la cour donnant acte de ce désistement, le jugement de La Châtre eut son plein effet sur le reste de ma vie.
Nous reprîmes alors l'ancien traité qu'il m'avait offert à Nohant et que ses malheureuses irrésolutions m'avaient forcée à rendre valide par une année de luttes amères, inutiles s'il eût consenti à ne pas varier.
Cet ancien traité, qui fit base pour le nouveau, lui attribuait le soin de payer et surveiller l'éducation de Maurice au collége. Sur ce point, du moment que nous retombions d'accord, je ne craignais plus d'être séparée de mon fils. Mais l'aversion de Maurice pour le collége pouvait revenir, et ce n'est pas sans peine que je me décidai à ne pas faire de réserves. Éverard, Duteil et Rollinat me remontrèrent que tout pacte devait entraîner réconciliation de cœur et d'esprit; qu'il y allait de l'honneur de mon mari d'employer une part du revenu que je lui faisais à payer l'éducation de son fils; que Maurice était bien portant, travaillait passablement et paraissait habitué au régime {CL 402} universitaire; qu'il avait déjà douze ans, et que dans bien peu d'années la direction de ses idées et le choix de sa carrière appartiendraient fort peu à ses parents et beaucoup à lui-même; que, dans tous les cas, sa passion pour moi ne devait guère m'inspirer d'inquiétude, et que madame Dudevant, la baronne, n'aurait pas beau jeu à vouloir m'enlever son cœur et sa confiance. C'étaient de très-bonnes raisons auxquelles je cédai pourtant à regret. J'avais le pressentiment d'une nouvelle lutte. On me disait en vain que l'éducation en commun était nécessaire, fortifiante pour le corps et pour l'esprit; il ne me semblait pas qu'elle convînt à Maurice, et je ne me trompais pas. Je cédai, craignant de prendre pour la science de l'instinct maternel une faiblesse de cœur dangereuse à l'objet de ma sollicitude. M. Dudevant ne paraissait vouloir élever aucune contestation sur l'emploi des vacances. Il promettait de m'envoyer Maurice aussitôt qu'elles seraient ouvertes, et il tint parole.
{Lub 388} J'embrassai l'excellente Élisa et sa famille, qui m'avaient si bien aimée à première vue; Agasta, qui, le matin de mon procès, avait été entendre la messe à mon intention, les beaux enfants de la maison et les braves amis qui m'avaient entourée d'une sollicitude fraternelle. Je partis pour Nohant, où je rentrai définitivement avec Solange le jour de Sainte-Anne ap, patronne du village. On dansait sous les grands ormes, et le son rauque et criard de la cornemuse, si cher aux oreilles qu'il a bercées dès l'enfance, eût pu me paraître d'un heureux augure.