Delatouche passe brusquement de la raillerie à l'enthousiasme. — Valentine paraît. — Impossibilité de la collaboration projetée. — La Revue des Deux-Mondes. — Buloz. — Gustave Planche. — Delatouche me boude et rompt avec moi. — Résumé de nos rapports par la suite. — Maurice entre au collége. — Son chagrin et le mien. — Tristesse et dureté du régime des lycées. — Une exécution à Henri IV. — La tendresse ne raisonne pas. — Maurice fait sa première communion. |
Je demeurais encore quai saint-Michel avec ma fille quand Indiana parut*. Dans l'intervalle de la commande à la publication, j'avais écrit Valentine et commencé Lélia. Valentine parut donc deux ou trois mois après Indiana, et ce livre fut écrit également à Nohant, où j'allais toujours régulièrement passer trois mois sur six.
* Je crois que ce fut en mai 1832.
Delatouche grimpa à ma mansarde et trouva le premier exemplaire d'Indiana, que l'éditeur Ernest Dupuy venait de m'envoyer, et sur la couverture duquel j'étais en train {CL 148} précisément d'écrire le nom de Delatouche. Il le prit, le flaira, le retourna, curieux, inquiet, railleur surtout ce jour-là. J'étais sur le balcon; je voulus l'y attirer, parler d'autre chose, il n'y eut pas moyen; il voulait lire, il lisait, et à chaque page il s'écriait: « Allons! c'est un pastiche; école de Balzac! Pastiche, que me veux-tu? Balzac, que me veux-tu? »
Il vint sur le balcon, le volume à la main, en me critiquant mot par mot, me démontrant par a plus b que j'avais copié la manière de Balzac, et qu'à cela je n'avais gagné que de n'être ni Balzac ni moi-même.
Je n'avais ni cherché ni évité cette imitation de {Lub 174} manière, et il ne me semblait pas que le reproche fût fondé. J'attendis, pour me condamner moi-même que mon juge, qui emportait son exemplaire, l'eût feuilleté en entier. Le lendemain matin, à mon réveil, je reçus ce billet: « George, je viens faire amende honorable; je suis à vos genoux. Oubliez mes duretés d'hier au soir, oubliez toutes les duretés que je vous ai dites depuis six mois. J'ai passé la nuit à vous lire. Ô mon enfant, que je suis content de vous! »
Je croyais que tout mon succès se bornerait à ce billet paternel et ne m'attendais nullement au prompt retour de l'éditeur, qui me demandait Valentine. Les journaux parlèrent tous de M. G. Sand avec éloge, insinuant que la main d'une femme avait dû se glisser çà et là pour révéler à l'auteur certaines délicatesses du cœur et de l'esprit, mais déclarant que le style et les appréciations avaient trop de virilité pour n'être pas d'un homme. Ils étaient tous un peu Kératry.
Cela ne me causa nul ennui, mais fit souffrir Jules Sandeau dans sa modestie. J'ai dit d'avance que ce succès le détermina à reprendre son nom intégralement et à renoncer à des projets de collaboration que nous avions déjà jugés nous-mêmes inexécutables. La collaboration est tout {CL 149} un art qui ne demande pas seulement, comme on le croit, une confiance mutuelle et de bonnes relations, mais une habileté particulière et une habitude de procédés ad hoc. Or, nous étions trop inexpérimentés l'un et l'autre pour nous partager le travail. Quand nous avions essayé, il était arrivé que chacun de nous refaisait en entier le travail de l'autre, et que ce remaniement successif faisait de notre ouvrage la broderie de Pénélope.
Les quatre volumes d'Indiana et Valentine vendus, je me voyais à la tête de trois mille francs qui me permettaient d'acquitter mon petit arriéré, d'avoir une servante et de me permettre un peu plus d'aisance. La Revue des Deux-Mondes venait d'être achetée par M. Buloz, qui me demanda des nouvelles. Je fis pour ce recueil Métella, et je ne sais quoi encore b.
La Revue des Deux-Mondes était rédigée par l'élite des écrivains d'alors. Excepté deux ou trois peut-être, tout ce qui a conservé un nom comme publiciste, poëte, romancier, historien, philosophe, critique, voyageur, etc., a passé par les mains de Buloz, homme intelligent qui {Lub 175} ne sait pas s'exprimer, mais qui a une grande finesse sous sa rude écorce. Il est très-facile, trop facile même de se moquer de ce Genevois têtu et brutal. Lui-même se laisse taquiner avec bonhomie quand il n'est pas de trop mauvaise humeur; mais ce qui n'est pas facile, c'est de ne pas se laisser persuader et gouverner par lui. Il a tenu dix ans les cordons de ma bourse, et, dans notre vie d'artiste, ces cordons, qui ne se desserrent pour nous donner quelques heures de liberté qu'en échange d'autant d'heures d'esclavage, sont les fils de notre existence même. Dans cette longue association d'intérêts, j'ai bien envoyé dix mille fois mon Buloz au diable, mais je l'ai tant fait enrager que nous sommes quittes. D'ailleurs, en dépit de ses exigeances, de ses duretés et de ses sournoiseries, le despote {CL 150} Buloz a des moments de sincérité et de véritable sensibilité, comme tous les bourrus. Il avait de certaines menues ressemblances avec mon pauvre Deschartres, voilà pourquoi j'ai supporté si longtemps ses maussaderies entremêlées de mouvements d'amitié candide. Nous nous sommes brouillés, nous avons plaidé. J'ai reconquis ma liberté sans dommage réciproque, résultat auquel nous serions arrivés sans procès, s'il eût pu dépouiller son entêtement. Je l'ai revu peu de temps après, pleurant son fils aîné, qui venait de mourir dans ses bras.,Sa femme, qui est une personne distinguée, mademoiselle Blaze, m'avait appelée auprès d'elle dans ce moment de douleur suprême. Je leur ai tendu les mains sans me souvenir de la guerre récente, et je ne m'en suis jamais souvenue depuis. Dans toute amitié, quelque troublée et incomplète qu'elle ait pu être, il y a des liens plus forts et plus durables que nos luttes d'intérêt matériel et nos colères d'un jour. Nous croyons détester des gens que nous aimons toujours quand même. Des montagnes de disputes nous séparent d'eux; un mot suffit parfois pour nous faire franchir ces montagnes. Ce mot de Buloz: « Ah! George, que je suis malheureux! » me fit oublier toutes les questions de chiffres et de procédure. Et lui aussi, en d'autres temps, il m'avait vue pleurer, et il ne m'avait pas raillée. Sollicitée depuis, maintes fois, d'entrer dans des croisades contre Buloz, j'ai refusé carrément, sans m'en vanter à lui, quoique la critique de la Revue des Deux-Mondes continuât à prononcer que j'avais eu beaucoup de talent {Lub 175} tant que j'avais travaillé à la Revue des Deux-Mondes, mais que depuis ma rupture, hélas!... Naïf Buloz! ça m'est égal!
Ce qui ne me fut pas indifférent, ce fut la subite colère de Delatouche contre moi. La crise annoncée par Balzac éclata un beau matin sans aucun motif apparent. Il haïssait particulièrement Gustave Planche, qui m'avait rendu {CL 151} visite en m'apportant un grand article à ma louange, fraîchement inséré dans la Revue des Deux-Mondes. Comme je ne travaillais pas encore à cette revue, l'hommage était désintéressé, et je ne pouvais que l'accueillir avec gratitude. Est-ce là ce qui blessa Delatouche? Il n'en fit rien paraître. Il demeurait alors tout à fait à Aulnay et ne venait pas souvent à Paris. Je ne m'aperçus donc pas tout de suite de sa bouderie et je m'apprêtais à aller le trouver, quand M. de La Rochefoucauld, qu'il m'avait présenté et qui était son voisin de campagne, m'apprit qu'il ne parlait plus de moi qu'avec exécration, qu'il m'accusait d'être enivrée par la gloire, de sacrifier mes vrais amis, de les dédaigner, de ne vivre qu'avec des gens de lettres, d'avoir méprisé ses conseils, etc. Comme il n'y avait rien de vrai dans ces reproches, je crus que c'était une de ses boutades accoutumées, et pour le ramener plus délicatement que par une lettre, je lui dédiai Lélia, qui allait paraître. Il le prit pour mal, comme nous disons en Berry, et déclara que c'était une vengeance contre lui. Une vengeance de quoi? Je pensai qu'il ne me pardonnait pas de voir Gustave Planche, et je priai celui-ci de faire une démarche auprès de lui pour s'excuser d'un article fort cruel dont il était l'auteur, et où Delatouche avait été {Presse 15/6/1855 2} fort mal arrangé. Je crois que c'était une réponse à de violentes attaques contre le cénacle des romantiques, dont Planche avait été le champion par moments. Quoi qu'il en soit, Gustave Planche, touché du bien que je lui disais de Delatouche, lui écrivit une lettre fort bonne et même respectueuse, comme il convenait à un jeune homme vis-à-vis d'un homme âgé, à laquelle Delatouche, de plus en plus irrité, ne daigna pas répondre. Il continua à déclamer et à exciter contre moi les personnes avec qui j'étais liée. Il vint à bout de m'enlever deux amis sur les cinq ou six dont s'était composée notre intimité. L'un d'eux vint plus tard {CL 152} m'en demander pardon. {Lub 177} L'autre, j'ai eu à le défendre par la suite contre Delatouche lui-même, qui le foulait aux pieds. Mais alors je connaissais mon pauvre Delatouche; je savais ce qu'il fallait admettre et rejeter dans ses indignations, trop violentes et trop amères pour n'être pas à moitié injustes.
Moins de deux ans après cette fureur contre moi, Delatouche vint en Berry chez sa cousine, madame Duvernet la mère, et, ramené à la vérité par elle et son fils, mon ami Charles, il eut grande envie de venir me voir. Il ne put s'y décider. Il m'adressa des gracieusetés dans un de ses romans. Il ne se souvenait pas d'avoir dit contre moi des choses trop fortes pour que je pusse me rendre à des avances littéraires. Ce n'étaient pas des compliments qui devaient fermer la blessure de l'amitié. Des compliments, je n'y tenais pas; je n'en ai jamais eu besoin. Je n'ai jamais demandé à l'amitié de me considérer comme un grand esprit, mais de me traiter comme un cœur loyal. Je ne me rendis qu'à des avances directes, à une demande de service en 1844. Une telle démarche est l'amende la plus honorable qui se puisse exiger, et là je n'hésitai pas une seconde. Je jetai mes deux bras au cou de mon vieux ami, enfant terrible et tendre, qui, dès ce moment, mit un véritable luxe de cœur à me faire oublier le passé.
Un autre chagrin plus profond pour moi fut l'entrée de mon fils au collége. J'avais attendu avec impatience le moment de l'avoir près de moi, et ni lui ni moi ne savions ce que c'est que le collége. Je ne veux pas médire de l'éducation en commun, mais il est des enfants dont le caractère est antipathique à cette règle militaire des lycées, à cette brutalité de la discipline, à cette absence de soins maternels, de poésie extérieure, de recueillement pour l'esprit, de liberté pourp la pensée. Mon pauvre Maurice était né artiste, il en avait tous les goûts, il en avait pris avec {CL 153} moi toutes les habitudes, et, sans le savoir encore, il en avait toute l'indépendance. Il se faisait presque une fête d'entrer au collége, et, comme tous les enfants, il voyait un plaisir dans un changement de lieu et d'existence. Je le conduisis donc à Henri IV, gai comme un petit pinson, et contente moi-même de le voir si bien disposé. Sainte-Beuve, ami du proviseur, me promettait qu'il serait l'objet d'une sollicitude particulière. {Lub 178} Le censeur était un père de famille, un homme excellent, qui le reçut comme un de ses enfants.
Nous fîmes avec lui le tour de l'établissement. Ces grandes cours sans arbres, ces cloîtres uniformes d'une froide architecture moderne, ces tristes clameurs de la récréation, voix discordantes et comme furieuses des enfants prisonniers, ces mornes figures des maîtres d'étude, jeunes gens déclassés qui sont là, pour la plupart, esclaves de la misère, et forcément victimes ou tyrans; tout, jusqu'à ce tambour, instrument guerrier, magnifique pour ébranler les nerfs des hommes qui vont se battre, mais stupidement brutal pour appeler des enfants au recueillement du travail, me serra le cœur et me causa une sorte d'épouvante. Je regardais, à la dérobée, dans les yeux de Maurice, et je le voyais partagé entre l'étonnement et quelque chose d'analogue à ce qui se passait en moi. Pourtant il tenait bon, il craignait que son père ne se moquât de lui; mais quand vint le moment de se séparer, il m'embrassa, le cœur gros, les yeux pleins de larmes. Le censeur le prit dans ses bras très-paternellement, voyant bien que l'orage allait éclater. Il éclata, en effet, au moment où je m'en allais vite pour cacher mon malaise. L'enfant s'échappa des bras qui le caressaient, vint s'attacher à moi, en criant avec des sanglots désespérés qu'il ne voulait pas rester là.
Je crus que j'allais mourir. C'était la première fois que je voyais Maurice malheureux, et je voulais le remmener. {CL 154} Mon mari fut plus ferme et eut certes toutes les bonnes raisons de son côté. Mais, obligée de m'enfuir devant les caresses et les supplications de mon pauvre enfant, poursuivie par ses cris jusqu'au bas de l'escalier, je revins chez moi sanglotant et criant presque autant que lui dans le fiacre qui me ramenait.
J'allai le voir deux jours après. Je le trouvai affublé de l'affreux habit carré d'uniforme, lourd et malpropre. Je ne sais si cette coutume subsiste encore de faire porter aux élèves qui entrent les vieux habits de ceux qui sortent. C'était une véritable vilenie de spéculation, puisque les parents payaient un trousseau d'entrée. Je réclamai en vain, remontrant que cela était malsain et pouvait communiquer aux enfants des maladies de peau. Une autre coutume barbare consistait dans l'absence de vase de nuit dans les dortoirs avec défense de sortir {Lub 179} pour se soulager. D'un autre côté, la spéculation autorisait la vente de méchantes friandises qui les rendaient malades.
Encore le proviseur était-il des plus honnêtes et des plus humains, et le mieux disposé à combattre des abus qui n'étaient pas de son fait. Il eut un successeur qui se montra fort doux et affable. Mais M. Dutrey c vint ensuite, qui se posa devant moi en homme moral à la manière d'un sergent de ville, et qui sut rendre les enfants aussi malheureux que la règle le comportait. Partisan farouche de l'autorité absolue, c'est lui qui autorisa un père intelligent à faire battre son fils par son nègre, devant toute la classe, convoquée militairement au spectacle de cette exécution dans le goût créole ou moscovite, et menacée de punition sévère en cas du moindre signe d'improbation. J'ai oublié le nom du proviseur et celui du père de l'enfant, je ne veux pas que mon fils me les rappelle, mais tout ce qui était élève à Henri IV à cette époque pourra certifier le fait.
{CL 155} Ma seconde visite à Maurice se termina comme la première; mes amis m'accusèrent de faiblesse. J'avoue que je ne me sentais ni Romaine ni Spartiate devant le désespoir d'un pauvre enfant que l'on condamnait à subir une loi brutale et mercenaire, sans qu'il eût en rien mérité ce cruel châtiment. On me traîna, ce jour-là, au Conservatoire de musique, comptant que Beethoven me ferait du bien. J'avais tant pleuré en revenant du collége, que j'avais littéralement les yeux en sang. Cela ne paraissait guère raisonnable et ne l'était pas du tout. Mais la raison ne pleure jamais, ce n'est pas son affaire, et les entrailles ne raisonnent pas, elles ne nous ont pas été données pour cela.
La Symphonie pastorale ne me calma pas du tout. Je me souviendrai toujours de mes efforts pour pleurer tout bas, comme d'une des plus abominables angoisses de ma vie.
Maurice ne se rendit qu'à la crainte d'augmenter un chagrin que je ne pouvais pas lui cacher; mais son parti n'était pris qu'à moitié. Ses jours de sortie amenaient de nouvelles crises. Il arrivait le matin, gai, bruyant, enivré de sa liberté. Je passais une grande heure à le laver et à le peigner, car la malpropreté qu'il apportait du collége était fabuleuse. Il ne tenait pas à se {Lub 180} promener; toute sa joie était de rester avec sa sœur et moi dans mes petites chambres, de barbouiller des bonshommes sur du papier, de regarder ou de découper des images. Jamais enfant et, plus tard, jamais homme n'a si bien su s'occuper et s'amuser d'un travail sédentaire. Mais à chaque instant il regardait la pendule, disant: « Je n'ai plus que tant d'heures à passer avec toi. » Sa figure s'allongeait à mesure d que le temps s'écoulait. Quand venait le dîner, au lieu de manger il commençait à pleurer, et quand l'heure de rentrer avait sonné, le déluge était tel, que souvent j'étais forcée {CL 156} d'écrire qu'il était malade, et c'était la vérité. L'enfance ne sait pas lutter contre le chagrin, et celui de Maurice était une véritable nostalgie.
Quand on le prépara à sa première communion, qui était affaire de règlement au collége, je vis qu'il acceptait très-naïvement l'enseignement religieux. Je n'aurais voulu pour rien au monde qu'il commençât sa vie par un acte d'hypocrisie ou d'athéisme, et si je l'eusse trouvé disposé à se moquer, comme beaucoup d'autres, je lui aurais dit les motifs sérieux qui m'apparurent dans mon enfance pour me décider à ne pas protester contre une institution dont j'acceptais l'esprit plutôt que la lettre; mais, en reconnaissant qu'il ne discutait rien, je me gardai bien de faire naître en lui le moindre doute. La discussion n'était pas de son âge, et son esprit ne devançait pas son âge. Il fit donc sa première communion avec beaucoup d'innocence et de ferveur.
Je venais de passer une des plus tristes années de ma vie, celle de 1833, et il me reste à la résumer.