GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-L�vy 1876

{LP T.? ?; CL T.3 [189]; Lub T.1 [957]} QUATRIÈME PARTIE
Du mysticisme � l'ind�pendance
1819-1832 a

{Presse 18/5/1855 1; CL T.3 [429]; Lub T.2 [32]} IX b

Retraite � Nohant. — Travaux d'aiguille moralement utiles aux femmes. — Équilibre d�sirable entre la fatigue et le loisir. — Mon rouge-gorge. — Deschartres quitte Nohant. — Naissance de mon fils.— Deschartres � Paris. — Hiver de 1824 � Nohant. — Changements et am�liorations qui me donnent le spleen. — Ét� au Plessis. — Les enfants. — L'id�al dans leur soci�t�. — Aversion pour la vie positive. — Ormesson. — Fun�railles de Louis XVIII � Saint-Denis. — Le jardin d�sert. — Les Essais de Montaigne. — Nous revenons � Paris. c — L'abb� de Pr�mord. — Retraite au couvent. — Aspirations � la vie monastique. — Maurice au couvent. — Sœur H�l�ne nous chasse.



Je passai � Nohant l'hiver de 1822-1823*, assez malade, mais absorb�e par le sentiment de l'amour maternel qui se r�v�lait � moi � travers les plus doux r�ves et les plus vives aspirations. La transformation qui s'op�re � ce moment dans la vie et dans les pens�es de la femme est, en g�n�ral, compl�te et soudaine. Elle le fut pour moi comme pour le grand nombre. Les besoins de l'intelligence, l'inqui�tude des pens�es, les curiosit�s de l'�tude, comme celles de l'observation, tout disparut aussit�t que le doux fardeau se fit sentir et m�me avant que ses premiers tressaillements m'eussent manifest� son existence. La providence veut que, dans cette phase d'attente et d'espoir, la vie physique et la vie de sentiment pr�dominent. Aussi les veilles, les lectures, les r�veries, la vie intellectuelle en un mot fut naturellement supprim�e, et sans le moindre m�rite ni le moindre regret.

* Cette partie a �t� �crite en 1853 et 1854.

L'hiver fut long et rude, une neige �paisse couvrit longtemps {CL 430} la terre durcie d'avance par de fortes gel�es. Mon mari aimait aussi la campagne, bien que ce f�t {Lub 33} autrement que moi, et, passionn� pour la chasse, il me laissait de longs loisirs que je remplissais par le travail de la layette. Je n'avais jamais cousu de ma vie. Tout en disant que cela �tait n�cessaire � savoir, ma grand'm�re ne m'y avait jamais pouss�e et je m'y croyais d'une maladresse extr�me. Mais quand cela eut pour but d'habiller le petit �tre que je voyais dans tous mes songes, je m'y jetai avec une sorte de passion. Ma bonne Ursule vint me donner les premi�res notions du surjet et du rabattu. Je fus bien �tonn�e de voir combien cela �tait facile; mais en m�me temps je compris que l�, comme dans tout, il pouvait y avoir l'invention et la mæstria du coup de ciseaux.

Depuis j'ai toujours aim� le travail � l'aiguille, et c'est pour moi une r�cr�ation o� je me passionne quelquefois jusqu'� la fi�vre. J'essayai m�me de broder les petits bonnets, mais je dus me borner � deux ou trois: j'y aurais perdu la vue. J'avais la vue longue, excellente; mais c'est ce qu'on appelle chez nous une vue grosse. Je ne distingue pas les petits objets; et compter les fils d'une mousseline, lire un caract�re fin, regarder de pr�s, en un mot, est une souffrance qui me donne le vertige et qui m'enfonce mille �pingles au fond du cr�ne.

J'ai souvent entendu dire � des femmes de talent que les travaux du m�nage, et ceux de l'aiguille particuli�rement, �taient abrutissants, insipides, et faisaient partie de l'esclavage auquel on a condamn� notre sexe. Je n'ai pas de go�t pour la th�orie de l'esclavage, mais je nie que ces travaux en soient une cons�quence. Il m'a toujours sembl� qu'ils avaient pour nous un attrait naturel, invincible, puisque je l'ai ressenti � toutes les �poques de ma vie, et qu'ils ont calm� parfois en moi de grandes agitations d'esprit. Leur influence n'est abrutissante que pour celles qui {CL 431} les d�daignent et qui ne savent pas chercher ce qui se trouve dans tout: le bien-faire. L'homme qui b�che ne fait-il pas une t�che plus rude et aussi monotone que la femme qui coud? Pourtant le bon ouvrier qui b�che vite et bien ne s'ennuie pas de b�cher et il vous dit en souriant qu'il aime la peine.

Aimer la peine, c'est un mot simple et profond du paysan, que tout homme et toute femme peuvent commenter sans risque de trouver au fond la loi du servage. C'est par l�, au contraire, que notre destin�e {Lub 34} �chappe � cette loi rigoureuse de l'homme exploit� par l'homme.

La peine est une loi naturelle � laquelle nul de nous ne peut se soustraire sans tomber dans le mal. Dans les conjectures et les aspirations socialistes de ces derniers temps, certains esprits ont trop cru r�soudre le probl�me du travail en r�vant un syst�me de machines qui supprimerait enti�rement l'effort et la lassitude physiques. Si cela se r�alisait, l'abus de la vie intellectuelle serait aussi d�plorable que l'est aujourd'hui le d�faut d'�quilibre entre ces deux modes d'existence. Chercher cet �quilibre, voil� le probl�me � r�soudre; faire que l'homme de peine ait la somme suffisante de loisir, et que l'homme de loisir ait la somme suffisante de peine, la vie physique et morale de tous les hommes l'exige absolument; et si l'on n'y peut pas arriver, n'esp�rons pas nous arr�ter sur cette pente de d�cadence qui nous entra�ne vers la fin de tout bonheur, de toute dignit�, de toute sagesse, de toute sant� du corps, de toute lucidit� de l'esprit. Nous y courons vite, il ne faut pas se le dissimuler.

La cause n'est pas autre, selon moi, que celle-ci: une portion de l'humanit� a l'esprit trop libre, l'autre l'a trop encha�n�. Vous chercherez en vain des formes politiques et sociales, il vous faut, avant tout, des hommes nouveaux. Cette g�n�ration-ci est malade jusqu'� la moelle des os. {CL 432} Apr�s un essai de r�publique o� le but v�ritable, au point de d�part, �tait de chercher � r�tablir, autant que possible, l'�galit� dans les conditions, on a d� reconna�tre qu'il ne suffisait pas de rendre les citoyens �gaux devant la loi. Je me hasarde m�me � penser qu'il n'e�t pas suffi de les rendre �gaux devant la fortune. Il e�t fallu pouvoir les rendre �gaux devant le sens de la v�rit�.

Trop d'ambition, de loisir et de pouvoir d'un c�t�; de l'autre, trop d'indiff�rence pour la participation au pouvoir et aux nobles loisirs, voil� ce qu'on a trouv� au fond de cette nation d'o� l'homme v�ritable avait disparu, si tant est qu'il y e�t jamais exist�. Des hommes du peuple �clair�s d'une soudaine intelligence et pouss�s par de grandes aspirations ont surgi, et se sont trouv�s sans influence et sans prestige sur leurs fr�res. Ces hommes-l� �taient g�n�ralement sages et se pr�occupaient de la solution du travail. La masse leur r�pondait: « Plus de travail, ou l'ancienne loi sur le travail. d Faites-nous un monde {Lub 35} tout neuf, ou ne nous tirez pas de notre corv�e par des chim�res. Le n�cessaire assur� ou le superflu sans limites; nous ne voyons pas le milieu possible, nous n'y croyons pas, nous ne voulons pas l'essayer, nous ne pouvons pas l'attendre. »

Il le faudra pourtant bien. Jamais les machines ne remplaceront l'homme d'une mani�re absolue; gr�ce au ciel, car ce serait la fin du monde. L'homme n'est pas fait pour penser toujours. Quand il pense trop il devient fou, de m�me qu'il devient stupide quand il ne pense pas assez. Pascal l'a dit: « Nous ne sommes ni anges ni b�tes. »

Et quant aux femmes, qui, ni plus ni moins que les hommes, ont besoin de la vie intellectuelle, elles ont �galement besoin de travaux manuels appropri�s � leur force. Tant pis pour celles qui ne savent y porter ni go�t, ni pers�v�rance, ni adresse, ni le courage qui est le plaisir {CL 433} dans la peine! Celles-l� ne sont ni hommes ni femmes.

L'hiver est beau � la campagne, quoi qu'on en dise. Je n'en �tais pas � mon apprentissage, et celui-l� s'�coula comme un jour, sauf six semaines que je dus passer au lit dans une inaction compl�te. Cette prescription de Deschartres me sembla rude, mais que n'aurais-je pas fait pour conserver l'espoir d'�tre m�re? C'�tait la premi�re fois que je me voyais prisonni�re pour cause de sant�. Il m'arriva un d�dommagement impr�vu. La neige �tait si �paisse et si tenace dans ce moment-l�, que les oiseaux, mourant de faim, se laissaient prendre � la main. On m'en apporta de toutes sortes, on {Presse 18/5/1855 2} couvrit mon lit d'une toile verte, on fixa aux coins de grandes branches de sapin, et je v�cus dans ce bosquet, environn�e de pinsons, de rouges-gorges, de verdiers et de moineaux qui, apprivois�s soudainement par la chaleur et la nourriture, venaient manger dans mes mains et se r�chauffer sur mes genoux. Quand ils sortaient de leur paralysie, ils volaient dans la chambre, d'abord avec gaiet�, puis avec inqui�tude, et je leur faisais ouvrir la fen�tre. On m'en apportait d'autres qui d�gelaient de m�me et qui, apr�s quelques heures ou quelques jours d'intimit� avec moi (cela variait suivant les esp�ces et le degr� de souffrance qu'ils avaient �prouv�), me r�clamaient leur libert�. Il arriva que l'on me rapporta quelques-uns de ceux que j'avais rel�ch�s d�j�, et auxquels j'avais mis des marques. Ceux-l� {Lub 36} semblaient vraiment me reconna�tre et reprendre possession de leur maison de sant� apr�s une rechute.

Un seul rouge-gorge s'obstina � demeurer avec moi. La fen�tre fut ouverte vingt fois, vingt fois il alla jusqu'au bord, regarda la neige, essaya ses ailes � l'air libre, fit comme une pirouette de gr�ces et rentra, avec la figure expressive d'un personnage raisonnable qui reste o� il se trouve bien. Il resta ainsi jusqu'� la moiti� du printemps, {CL 434} m�me avec les fen�tres ouvertes pendant des journ�es enti�res. C'�tait l'h�te le plus spirituel et le plus aimable que ce petit oiseau. Il �tait d'une p�tulance, d'une audace et d'une gaiet� inou�es. Perch� sur la t�te d'un chenet, dans les jours froids, ou sur le bout de mon pied �tendu devant le feu, il lui prenait, � la vue de la flamme brillante, de v�ritables acc�s de folie. Il s'�lan�ait au beau milieu, la traversait d'un vol rapide et revenait prendre sa place sans avoir une seule plume grill�e. Au commencementcette chose insens�e m'effraya, car je l'aimais beaucoup; mais je m'y habituai en voyant qu'il la faisait impun�ment.

Il avait des go�ts aussi bizarres que ses exercices, et, curieux d'essayer de tout, il s'indig�rait de bougie et de p�te d'amandes. En un mot, la domesticit� volontaire l'avait transform� au point qu'il eut beaucoup de peine � s'habituer � la vie rustique, quand, apr�s avoir c�d� au magn�tisme du soleil, vers le quinze avril, il se trouva dans le jardin. Nous le v�mes longtemps courir de branche en branche autour de nous, et je ne me promenais jamais sans qu'il v�nt crier et voltiger pr�s de moi.

Mon mari fit bon m�nage avec Deschartres, qui finissait son bail � Nohant. J'avais pr�venu M. Dudevant de son caract�re absolu et irascible, et il m'avait promis de le m�nager. Il me tint parole, mais il lui tardait naturellement de prendre possession de son autorit� dans nos affaires, et, de son c�t�, Deschartres d�sirait s'occuper exclusivement des siennes propres. J'obtins qu'il lui f�t offert de demeurer chez nous tout le reste de sa vie, et je l'y engageai vivement. Il ne me semblait pas que Deschartres p�t vivre ailleurs et je ne me trompais pas; mais il refusa express�ment et m'en dit na�vement la raison: « Il y a vingt-cinq ans que je suis le seul ma�tre absolu dans la maison, me dit-il, gouvernant toutes choses, commandant � tout le monde et n'ayant pour me contr�ler {Lub 37} que des femmes, car {CL 435} votre p�re ne s'est jamais m�l� de rien. Votre mari ne m'a donn� aucun d�plaisir, parce qu'il ne s'est pas occup� de ma gestion. À pr�sent qu'elle est finie, c'est moi qui le f�cherais malgr� moi par mes critiques et mes contradictions. Je m'ennuierais de n'avoir rien � faire, je me d�piterais de ne pas �tre �cout�; et puis, je veux agir et commander pour mon compte. Vous savez que j'ai toujours eu le projet de faire fortune et je sens que le moment est venu. »

L'illusion tenace de mon pauvre p�dagogue pouvait �tre encore moins combattue que son app�tit de domination. Il fut d�cid� qu'il quitterait Nohant � la Saint-Jean, c'est-�-dire au 24 juin, terme de son bail. Nous part�mes avant lui pour Paris, o�, apr�s quelques jours pass�s au Plessis chez nos bons amis, je louai un petit appartement garni, h�tel de Florence, rue Neuve-des-Mathurins, chez un ancien chef de cuisine de l'empereur. Cet homme, qui se nommait Gallyot e, et qui �tait un tr�s-honn�te et excellent homme, avait contract� au service de l'en cas une �trange habitude, celle de ne jamais se coucher. On sait que l'en cas de l'empereur �tait un poulet toujours r�ti � point, � quelque heure de jour et de nuit que ce f�t. Une existence d'homme avait �t� vou�e � la pr�sence de ce poulet � la broche, et Gallyot, charg� de le surveiller, avait dormi dix ans sur une chaise, tout habill�, toujours en mesure d'�tre sur pied en un instant. Ce dur r�gime ne l'avait pas pr�serv� de l'ob�sit�. Il le continuait, ne pouvant plus s'�tendre dans un lit sans �touffer et pr�tendant ne pouvoir dormir bien que d'un œil. Il est mort d'une maladie de foie entre cinquante et soixante ans. Sa femme avait �t� femme de chambre de l'imp�ratrice Jos�phine.

C'est dans l'h�tel qu'ils avaient meubl� que je trouvai, au fond d'une seconde cour plant�e en jardin, un petit pavillon o� mon fils Maurice vint au monde, le 30 juin {CL 436} 1823, sans encombre et tr�s-vivace. Ce fut le plus beau moment de ma vie que celui o�, apr�s une heure de profond sommeil qui succ�da aux douleurs terribles de cette crise, je vis en m'�veillant ce petit �tre endormi sur mon oreiller. J'avais tant r�v� de lui d'avance et j'�tais si faible, que je n'�tais pas s�re de ne pas r�ver encore. Je craignais de remuer et de voir la vision s'envoler comme les autres jours.

{Lub 38} On me tint au lit beaucoup plus longtemps qu'il ne fallait. C'est l'usage � Paris de prendre plus de pr�cautions pour les femmes dans cette situation qu'on ne le fait dans nos campagnes. Quand je fus m�re pour la seconde fois, je me levai le second jour et m'en trouvai fort bien.

Je fus la nourrice de mon fils, comme plus tard je fus la nourrice de sa sœur. Ma m�re fut sa marraine et mon beau-p�re son parrain.

Deschartres arriva de Nohant tout rempli de ses projets de fortune et tout gourm� dans son antique habit bleu-barbeau � boutons d'or. Il avait l'air si provincial dans sa toilette surann�e, qu'on se retournait dans les rues pour le regarder. Mais il ne s'en souciait pas et passait dans sa majest�. Il examina Maurice avec attention, le d�maillotta et le retourna de tous c�t�s pour s'assurer qu'il n'y avait rien � redresser ou � critiquer. Il ne le caressa pas: je n'ai pas souvenance d'avoir vu une caresse, un baiser de Deschartres � qui que ce soit; mais il le tint endormi sur ses genoux et le consid�ra longtemps. Puis, la vue de cet enfant l'ayant satisfait, il continua � dire qu'il �tait temps qu'il v�c�t pour lui-m�me.

Je passai l'automne et l'hiver suivant � Nohant, tout occup�e de Maurice. Au printemps de 1824, je fus prise d'un grand spleen dont je n'aurais pu dire la cause. Elle �tait dans tout et dans rien. Nohant �tait am�lior�, mais boulevers�; la maison avait chang� d'habitudes, le jardin {CL 437} avait chang� d'aspect. Il y avait plus d'ordre, moins d'abus dans la domesticit�; les appartements �taient mieux tenus, les all�es plus droites, l'enclos plus vaste; on avait fait du feu avec les arbres morts, on avait tu� les vieux chiens infirmes et malpropres, vendu les vieux chevaux hors de service, renouvel� toutes choses, en un mot. C'�tait mieux, � coup s�r. Tout cela d'ailleurs occupait et satisfaisait mon mari. J'approuvais tout et n'avais raisonnablement rien � regretter; mais l'esprit a ses bizarreries. Quand cette transformation fut op�r�e, quand je ne vis plus le vieux Phanor s'emparer de la chemin�e et mettre ses pattes crott�es sur le tapis, quand on m'apprit que le vieux paon qui mangeait dans la main de ma grand'm�re ne mangerait plus les fraises du jardin, quand je ne retrouvai plus les coins sombres et abandonn�s o� j'avais promen� mes jeux d'enfant et les r�veries de mon adolescence, {Lub 39} quand, en somme, un nouvel int�rieur me parla d'un avenir o� rien de mes joies et de mes douleurs pass�es n'allait entrer avec moi, je me troublai, et sans r�flexion, sans conscience d'aucun mal pr�sent, je me sentis �cras�e d'un nouveau d�go�t de la vie qui prit encore un caract�re maladif.

{Presse 19/5/1855 1} Un matin en d�jeunant, sans aucun sujet imm�diat de contrari�t�, je me trouvai subitement �touff�e par les larmes. Mon mari s'en �tonna. Je ne pouvais rien lui expliquer, sinon que j'avais d�j� �prouv� de semblables acc�s de d�sespoir sans cause, et que probablement j'�tais un cerveau faible ou d�traqu�. Ce fut son avis, et il attribua au s�jour de Nohant, � la perte encore trop r�cente de ma grand'm�re, dont tout le monde l'entretenait d'une fa�on attristante, � l'air du pays, � des causes ext�rieures enfin, l'esp�ce d'ennui qu'il �prouvait lui-m�me en d�pit de la chasse, de la promenade et de l'activit� de sa vie de propri�taire. Il m'avoua qu'il ne se plaisait point du tout en Berry et qu'il aimerait mieux essayer de vivre partout ailleurs. Nous {CL 438} conv�nmes d'essayer, et nous part�mes pour le Plessis.

Par suite d'un arrangement p�cuniaire que, pour me mettre � l'aise, nos amis voulurent bien faire avec nous, nous pass�mes l'�t� aupr�s d'eux et j'y retrouvai la distraction et l'irr�flexion n�cessaires � la jeunesse. La vie du Plessis �tait charmante, l'aimable caract�re des ma�tres de la maison se refl�tant sur les diverses humeurs de leurs h�tes nombreux. On jouait la com�die, on chassait dans le parc, on faisait de grandes promenades, on recevait tant de monde qu'il �tait facile � chacun de choisir un groupe de pr�f�rence pour sa soci�t�. La mienne se forma de tout ce qu'il y avait de plus enfant dans le ch�teau. Depuis les marmots jusqu'aux jeunes filles et aux jeunes gar�ons, cousins, neveux et amis de la famille, nous nous trouv�mes une douzaine, qui s'augmenta encore des enfants et adolescents de la ferme. Je n'�tais pas la personne la plus �g�e de la bande, mais �tant la seule mari�e, j'avais le gouvernement naturel de ce personnel respectable. Lo�sa Puget, qui �tait devenue une jeune fille charmante; F�licie Saint-Agnan, qui �tait encore une grande petite fille, mais dont l'adorable caract�re m'inspirait une pr�dilection qui devint avec le temps de l'amiti� s�rieuse; Tonine Duplessis, la seconde fille de {Lub 40} ma m�re Ang�le, qui �tait encore un enfant et qui devait mourir comme F�licie dans la fleur de l'�ge, c'�taient l� mes compagnes pr�f�r�es. Nous organisions des parties de jeu de toutes sortes, depuis le volant jusqu'aux barres, et nous inventions des r�gles qui permettaient m�me � ceux qui, comme Maurice, marchaient encore � quatre pattes, de prendre une part fictive � l'action g�n�rale. Puis c'�taient des voyages, voyages v�ritables, eu �gard aux courtes jambes qui nous suivaient, � travers le parc et les immenses jardins. Au besoin les plus grands portaient les plus petits, et la gaiet�, le mouvement ne tarissaient pas. Le soir, les grandes personnes �tant r�unies, il {CL 439} arrivait souvent que beaucoup d'entre elles prenaient part � notre vacarme; mais quand elles en �taient lasses, ce qui arrivait bien vite, nous avions la malice de nous dire entre nous que les dames et les messieurs ne savaient pas jouer et qu'il faudrait les �reinter � la course le lendemain pour les en d�go�ter.

Mon mari, comme beaucoup d'autres, s'�tonnait un peu de me voir redevenue tout � coup si vivante et si folle, dans ce milieu qui semblait si contraire � mes habitudes m�lancoliques; moi seule et ma bande insouciante ne nous en �tonnions pas. Les enfants sont peu sceptiques � l'endroit de leurs plaisirs et comprennent volontiers qu'on ne puisse songer � rien de mieux. Quant � moi, je me retrouvais dans une des deux faces de mon caract�re, tout comme � Nohant de huit � douze ans, tout comme au couvent de treize � seize, alternative continuelle de solitude recueillie et d'�tourdissement complet, dans des conditions d'innocence primitive.

À cinquante ans, je suis exactement ce que j'�tais alors. J'aime la r�verie, la m�ditation et le travail; mais, au del� d'une certaine mesure, la tristesse arrive, parce que la r�flexion tourne au noir, et si la r�alit� m'appara�t forc�ment dans ce qu'elle a de sinistre, il faut que mon �me succombe, ou que la gaiet� vienne me chercher.

Or, j'ai besoin absolument d'une gaiet� saine et vraie. Celle qui est �grillarde me d�go�te, celle qui est de bel esprit m'ennuie. La conversation brillante me pla�t � �couter quand je suis dispos�e au travail de l'attention; mais je ne peux supporter longtemps aucune esp�ce de conversation suivie sans �prouver une grande fatigue. Si c'est s�rieux, cela me fait l'effet d'une s�ance politique {Lub 41} ou d'une conf�rence d'affaires; si c'est m�chant, ce n'est plus gai pour moi. Dans une heure, quand on a quelque chose � dire ou � entendre, on a �puis� le sujet, et apr�s cela on {CL 440} ne fait plus qu'y patauger. Je n'ai pas, moi, l'esprit assez puissant pour traiter de plusieurs mati�res graves successivement, et c'est peut-�tre pour me consoler de cette infirmit� que je me persuade, en �coutant les gens qui parlent beaucoup, que personne n'est fort en paroles plus d'une heure par jour.

Que faire donc pour �gayer les heures de la vie en commun dans l'intimit� de tous les jours? Parler politique occupe les hommes en g�n�ral, parler toilette d�dommage les femmes. Je ne suis ni homme ni femme sous ces rapports-l�; je suis enfant. Il faut qu'en faisant quelque ouvrage de mes mains, qui amuse mes yeux, ou quelque promenade qui occupe mes jambes, j'entende autour de moi un �change de vitalit� qui ne me fasse pas sentir le vide et l'horreur des choses humaines. Accuser, bl�mer, soup�onner, maudire, railler, condamner, voil� ce qu'il y a au bout de toute causerie politique ou litt�raire, car la sympathie, la confiance et l'admiration ont malheureusement des formules plus concises que l'aversion, la critique et le comm�rage. Je n'ai pas la saintet� infuse avec la vie, mais j'ai la po�sie pour condition d'existence, et tout ce qui tue trop cruellement le r�ve du bon, du simple et du vrai, qui seul me soutient contre l'effroi du si�cle, est une torture � laquelle je me d�robe autant qu'il m'est possible.

Voil� pourquoi, ayant rencontr� fort peu d'exceptions au positivisme effrayant de mes contemporains d'�ge, j'ai presque toujours v�cu par instinct et par go�t avec des personnes dont j'aurais pu, � peu d'ann�es pr�s, �tre la m�re. En outre, dans toutes les conditions o� j'ai �t� libre de choisir ma mani�re d'�tre, j'ai cherch� un moyen d'id�aliser la r�alit� autour de moi et de la transformer en une sorte d'oasis fictive, o� les m�chants et les oisifs ne seraient pas tent�s d'entrer ou de rester. Un songe d'�ge d'or, un mirage d'innocence champ�tre, artiste ou po�tique, m'a {CL 441} prise d�s l'enfance et m'a suivie dans l'�ge m�r. De l� une foule d'amusements tr�s-simples et pourtant tr�s-actifs, qui ont �t� partag�s r�ellement autour de moi, et plus na�vement, plus cordialement par ceux dont le cœur a �t� le plus pur. Ceux-l�, {Lub 42} en me connaissant, ne se sont plus �tonn�s du contraste d'un esprit si port� � s'assombrir et si avide de s'�gayer; je devrais dire peut-�tre d'une �me si impossible � contenter avec ce qui int�resse la plupart des hommes, et si facile � charmer avec ce qu'ils jugent pu�ril et illusoire. Je ne peux pas m'expliquer mieux moi-m�me. Je ne me connais pas beaucoup au point de vue de la th�orie; j'ai seulement l'exp�rience de ce qui me tue ou me ranime dans la pratique de la vie.

Mais gr�ce � ces contrastes, certaines gens prirent de moi l'opinion que j'�tais tout � fait bizarre. Mon mari, plus indulgent, me jugea idiote. Il n'avait peut-�tre pas tort, et peu � peu il arriva, avec le temps, � me faire tellement sentir la sup�riorit� de sa raison et de son intelligence, que j'en fus longtemps �cras�e et comme h�b�t�e devant le monde. Je ne m'en plaignis pas. Deschartres m'avait habitu�e � ne pas contredire violemment l'infaillibilit� d'autrui, et ma paresse s'arrangeait fort bien de ce r�gime d'effacement et de silence.

Aux approches de l'hiver, comme madame Duplessis allait � Paris, nous nous consult�mes mon mari et moi sur la r�sidence que nous choisirions; nous n'avions pas le moyen de vivre � Paris, et, d'ailleurs, nous n'aimions Paris ni l'un ni l'autre. Nous aimions la campagne, mais nous avions peur de Nohant; peur probablement de nous retrouver vis-�-vis l'un de l'autre, avec des instincts diff�rents � tous autres �gards et des caract�res qui ne se p�n�traient pas mutuellement. Sans vouloir nous rien cacher, nous ne savions rien nous expliquer; nous ne nous disputions jamais sur rien, j'ai trop horreur de la discussion {CL 442} pour vouloir entamer l'esprit d'un autre; je faisais, au contraire, de grands efforts pour voir par les yeux de mon mari, pour penser et agir f comme il souhaitait. Mais � peine m'�tais-je mise d'accord avec lui, que, ne me sentant plus d'accord avec mes propres instincts, je tombais dans une tristesse effroyable.

Il �prouvait probablement quelque chose d'analogue sans s'en rendre compte, et il abondait dans mon sens quand je lui parlais de nous entourer et de nous distraire. Si j'avais eu l'art de nous �tablir dans une vie un peu ext�rieure et anim�e, si j'avais �t� un peu l�g�re d'esprit, si je m'�tais plu dans le mouvement des relations vari�es, ile�t �t� secou� et maintenu par le commerce du monde. {Lub 43} Mais je n'�tais pas du tout la compagne qu'il lui e�t fallu. J'�tais trop exclusive, trop concentr�e, trop en dehors du convenu. Si j'avais su d'o� venait le mal, si la cause de son ennui et du mien se f�t dessin�e dans mon esprit sans exp�rience et sans p�n�tration, j'aurais trouv� le rem�de; j'aurais peut-�tre r�ussi � me transformer: mais je ne comprenais rien du tout � lui ni � moi-m�me.

Nous cherch�mes une maisonnette � louer aux environs de Paris, et, comme nous �tions assez g�n�s, nous e�mes grand'peine � trouver un peu de {Presse 19/5/1855 2} confortable sans d�penser beaucoup d'argent. Nous ne le trouv�mes m�me pas, car le pavillon qui nous fut lou� �tait une assez pauvre demeure. g Mais c'�tait � Ormesson, dans un beau jardin et dans un centre de relations fort agr�ables.

L'endroit �tait alors laid et triste, des chemins affreux, des coteaux de vignes qui interceptaient la vue, un hameau malpropre. Mais, � deux pas de l�, l'�tang d'Enghien et le beau parc de Saint-Gratien offraient des promenades charmantes. Notre pavillon faisait partie de l'habitation d'une femme tr�s-distingu�e, Madame Richardot, qui avait d'aimables enfants. Une habitation mitoyenne, appartenant{CL 443} M. H�d�, h boulanger du roi, �tait lou�e et occup�e par la famille de Malus, et chaque soir nos trois familles se r�unissaient chez Madame Richardot pour jouer des charades en costumes improvis�s des plus comiques. En outre, ma bonne tante Lucie et ma ch�re Clotilde sa fille vinrent passer quelques jours avec nous. Cette saison d'automne fut donc tr�s-b�nigne dans ma destin�e.

Mon mari sortait beaucoup; il �tait appel� souvent � Paris pour je ne sais plus quelles affaires et revenait le soir pour prendre part aux divertissements de la r�union. Ce genre de vie serait assez normal: les hommes occup�s au dehors dans la journ�e, les femmes chez elles avec leurs enfants, et le soir la r�cr�ation des familles en commun. i

Une solennit� �trange et magnifique, la derni�re de ce genre que la France ait vue et qu'elle ne reverra probablement jamais sous la m�meforme, vint nous convier tous comme � un spectacle. Ce fut la c�r�monie des fun�railles de Louis XVIII � Saint-Denis.

Louis XVIII �tait mort sans que cet �v�nement {Lub 44} e�t �branl� l'assiette de la restauration bourbonnienne. Charles X succ�dait sans orage. Le parti lib�ral l'accueillait m�me avec une bienveillance na�ve ou simul�e. La nation enti�re porta le deuil de cour. Chose singuli�re, ce deuil prit spontan�ment comme une mode, et, apr�s avoir lutt� quelque temps contre ce qui me paraissait une hypocrisie ou une adulation gratuite, je m'y conformai, afin de ne me pas voir me d�tacher seule, comme un point de couleur criarde, au milieu de toutes les autres femmes, noires de la t�te aux pieds. Celles qui m'entouraient �taient toutes de l'opposition bonapartiste ou lib�rale et portaient en riant ces cr�pes fun�bres, disant que le noir allait bien et que l'on avait l'air d'une provinciale ou d'une �pici�re en ne le portant pas. Je dus le porter, moi, pour ne pas �tre consid�r�e comme esprit fort.

{CL 444} Aucun de nous n'avait song� � se munir de billets pour la c�r�monie. Aucun de nous ne d�sirait braver l'attente, la foule, la fatigue ins�parables de ces vastes solennit�s. La veille au soir, la fantaisie en vint tout � coup � Madame Richardot. Active et d�cid�e, elle nous entra�na tous, et, bien que l'acc�s de l'�glise par�t impossible, d�s sept heures du matin nous part�mes � tout hasard. Ce qu'elle nous avait pr�dit arriva: des milliers de personnes munies de billets longtemps � l'avance durent s'en retourner � Paris sans avoir pu entrer, et nous, qui n'en avions pas, nous f�mes plac�s d'embl�e dans une des meilleures trav�es. « Il faut toujours dans ces occasions-l�, disait Madame Richardot, compter sur deux choses, le d�sordre qu'on trouve et la volont� qu'on apporte. »

Elle se pr�senta r�sol�ment aux officiers de service et demanda un petit coin pour elle et sa soci�t�. « À la bonne heure, lui fut-il r�pondu apr�s quelques pourparlers, si vous n'�tes pas nombreux. — Oh! Mon Dieu, reprit-elle avec aplomb, nous ne sommes que seize! » L'officier se mit � rire et nous pla�a tous les seize, si bien que nous ne perd�mes pas un d�tail du spectacle.

Cela �tait terrible � voir: des frises de bougies ardentes sur le fond noir des tentures, et dans le fond de la nef une immense croix flamboyante, br�laient la vue et donnaient imm�diatement la migraine. La belle architecture de la basilique �tait compl�tement perdue sous les {Lub 45} draperies; la profusion des lumi�res �blouissait et ne combattait pas les t�n�bres de ce deuil monumental. Il fallait deux heures au moins pour s'habituer � ce scintillement sec sur le velours opaque. J'entendis Madame Pasta dire � c�t� de moi � des gens qui admiraient la richesse de ce d�cor: « Ce n'est pas beau, c'est affreux. Cela ressemble � l'enfer, ou tout au moins � un temple de sorciers. »

La musique, bien qu'admirable, fut sourde et comme ensevelie {CL 445} dans une cave. La c�r�monie fut interminable. Ces formes de l'antique �tiquette monarchique et religieuse eussent eu un int�r�t historique � mes yeux, sans la foule de d�tails oiseux et incompr�hensibles qui les surchargeait. Une oraison fun�bre prononc�e d'une voix fr�le dans un local compl�tement sourd ne fut pas entendue de vingt personnes. Je ne sais quelle antienne, chant�e autour d'un pr�lat assis, que deux l�vites coiffaient et d�coiffaient des ailes de sa mitre � chaque verset et r�pons, dura deux heures et me parut la plus mauvaise plaisanterie � laquelle un homme p�t se pr�ter gravement j. Puis vinrent tous les princes de la famille royale, en deuil de cour violet et en costumes rappelant ceux des derniers Valois. Ils quitt�rent leurs places, les reprirent, firent de grandes r�v�rences, mirent le genou sur des coussins, salu�rent le roi tr�pass�, le roi nouveau, mais tout cela dans une pantomime si �nigmatique, qu'il e�t fallu un livret ou un cicerone � chaque spectateur pour lui expliquer le sens et le but de chaque formule. Ce fut la premi�re fois que je vis Louis-Philippe, alors duc d'Orl�ans. Il �tait encore jeune d'aspect, et le paraissait d'autant plus que tous les autres princes �taient vieux, cass�s, embarrass�s de leur allure ou g�n�s dans leur costume. Il portait le sien avec aisance et paraissait avoir r�p�t� sa sc�ne, car il l'ex�cuta le jarret tendu, la t�te haute et avec une sorte de sourire au front. J'entendis qu'autour de moi les uns vantaient sa bonne mine, tandis que les autres maudissaient son air audacieux et railleur. Quelqu'un rapporta un mauvais calembour politique, qui venait d'�tre fait dans l'auditoire et qui courait d�j� de tribune en tribune. « On aurait d� pr�senter � m le duc d'Orl�ans un coussin diff�rent de celui o� les princes se sont agenouill�s, un coussin sans glands. »

Ce qui n'�tait pas bien sanglant, c'�tait le mot m�me, quoiqu'il e�t la pr�tention d'�tre une allusion directe � {Lub 46} la {CL 446} part qu'on supposait avoir �t� prise dans le drame de la mort de Louis XVI par Philippe-Égalit�, p�re de Louis-Philippe.

Enfin vint le moment vraiment dramatique, celui o� le colossal cercueil de plomb fut descendu dans le caveau ouvert. Les cordes se rompirent, les gardes du corps qui le portaient faillirent �tre entra�n�s et �cras�s. L'expression que l'effort et le danger de cette op�ration donn�rent � leurs physionomies, les accents lugubres k du tam-tam et des cymbales, l'�motion instinctive qui passa dans le public bris�rent la monotonie de la repr�sentation, et beaucoup de femmes, dont les nerfs �taient tendus et excit�s par la faim, la fatigue et l'ennui, fondirent en larmes et laiss�rent �chapper des cris ou des sanglots.

Enfin, � quatre heures du soir nous p�mes sortir de l'�glise, o� nous �tions entr�s � huit heures du matin. Jamais la vue du jour et la sensation de l'air ne me parurent si agr�ables.

Quand l'hiver se fit tout � fait, la famille Richardot et la famille Malus retourn�rent � Paris. Nous rest�mes seuls � Ormesson. Je ne m'y plaisais pas moins. Je passais de longues heures dans la solitude de ce vaste jardin anglais, m�lancolique paysage de gazons et de grands arbres. Il y avait une fontaine fort jolie et un tombeau ombrag� de lourds cypr�s qui n'�taient l� qu'un ornement de fantaisie, mais qui n'en avaient pas moins beaucoup de caract�re. J'ai pens� plus tard � ce tombeau en �crivant quelques pages du roman de L�lia.

Maurice venait � merveille et courait autour de moi pendant que je lisais en marchant. C'est dans ce parc que j'ai lu les Essais de Montaigne en entier. Je ne pouvais me lasser de cette forme charmante et de cet aimable bon sens, dont le scepticisme ne m'a jamais paru dangereux et affligeant, comme je l'ai ou� dire. Montaigne ne me fait {CL 447} pas l'effet d'un sceptique, mais d'un sto�que. S'il ne conclut gu�re, il enseigne toujours: il donne, sans rien pr�cher, l'amour de la sagesse, de la raison, de l'indulgence pour les autres, de l'attention sur soi-m�me. Son cynisme inspire le go�t de la chastet�, ses doutes conduisent au besoin de la foi. Enfin, il en est de son œuvre comme de tout ce qui sort d'une belle intelligence: elle fait r�fl�chir, mais d'une r�flexion saine et calmante.

Un jour, que je faisais sauter Maurice sur un coin de {Lub 47} gazon large comme ses deux pauvres petits pieds, le jardinier de la maison, qui �tait une sorte de r�gisseur en l'absence des ma�tres, m'admonesta vertement sur le d�g�t que faisait mon jeune homme. Je lui r�pondis sans aigreur que le d�g�t me paraissait nul, et j'emportai mon enfant; mais, chaque fois que je rencontrais cet homme bourru, il me lan�ait des regards si f�roces et r�pondait avec tant de hauteur au salut par lequel je le pr�venais, qu'il me faisait peur pour mon marmot et g�nait la s�curit� de ma promenade.

Mon l mari passait quelquefois les nuits � Paris, mon domestique couchait dans des b�timents �loign�s, j'�tais seule avec ma servante dans ce pavillon, isol� lui-m�me de toute demeure habit�e. Je m'�tais mis en t�te des id�es sombres, depuis que j'avais entendu, dans une de ces nuits de brouillard dont la sonorit� est �trangement lugubre, les cris de d�tresse d'un homme qu'on battait et qu'on semblait �gorger. J'ai su, depuis, le mot de ce drame �trange; mais je ne peux ni ne veux le raconter.

Je me rassurai en voyant peu � peu que le jardinier qui m'effrayait ne m'en voulait pas personnellement, mais qu'il �tait fort contrari� de notre pr�sence, g�nante peut-�tre pour quelque projet d'occupation du pavillon, ou quelque dilapidation domestique. Je me rappelai Jean-Jacques Rousseau chass� de ch�teau en ch�teau, d'ermitage en ermitage {CL 448} par des calculs et des mauvais vouloirs de ce genre, et je commen�ai � regretter de n'�tre pas chez moi.

Pourtant je quittai cette retraite avec regret, lorsqu'un jour mon mari, s'�tant querell� violemment avec ce m�me jardinier, r�solut de transporter notre �tablissement � Paris. Nous pr�mes un appartement meubl�, petit, mais agr�able par son isolement et la vue des jardins, dans la rue du Faubourg-Saint-Honor�. J'y vis souvent mes amis anciens et nouveaux, et notre milieu fut assez gai.

Pourtant la tristesse revint, une tristesse sans but et sans nom, maladive peut-�tre. J'�tais tr�s-fatigu�e d'avoir nourri mon fils; je ne m'�tais pas remise depuis ce temps-l�. Je me reprochai cet abattement et je pensai que le refroidissement insensible de ma foi religieuse pouvait bien en �tre la cause. J'allai voir mon j�suite, l'abb� de Pr�mord. Il �tait bien vieilli depuis trois ans. {Lub 48} Sa voix �tait si faible, sa poitrine si �puis�e qu'on l'entendait � peine. Nous caus�mes pourtant longtemps, plusieurs fois, et il retrouva sa douce �loquence pour meconsoler; mais il n'y parvint pas, il y avait trop de tol�rance dans sa doctrine pour une �me aussi avide de croyance absolue que l'�tait la mienne. Cette croyance m'�chappait; je ne sais qui e�t pu me la rendre, mais, � coup s�r, ce n'�tait pas lui. Il �tait trop compatissant � la souffrance du doute. Il la comprenait trop bien peut-�tre. Il �tait trop intelligent ou trop humain. Il me conseilla d'aller passer quelques jours dans mon couvent. Il en demanda pour moi la permission � la sup�rieure, Madame Eug�nie. Je demandai la m�me permission � mon mari, et j'entrai en retraite aux Anglaises.

Mon mari n'�tait nullement religieux, mais il trouvait fort bon que je le fusse. Je ne lui parlais pas de mes combats int�rieurs � l'endroit de la foi: il n'e�t rien compris � un genre d'angoisse qu'il n'avait jamais �prouv�e.

{CL 449} Je fus re�ue dans mon couvent avec des tendresses infinies, et, comme j'�tais r�ellement souffrante, on m'y entoura de soins maternels. Ce n'�tait pas l� peut-�tre ce qu'il m'e�t fallu pour me rattacher � ma vie nouvelle. Toute cette bont� suave, toutes ces d�licates sollicitudes me rappelaient un bonheur dont la privation m'avait �t� longtemps insupportable, et me faisaient para�tre le pr�sent vide, l'avenir effrayant. J'errais dans les clo�tres avec un cœur navr� et tremblant. Je me demandais si je n'avais pas r�sist� � ma vocation, � mes instincts, � ma destin�e, en quittant cet asile de silence et d'ignorance, qui e�t enseveli les agitations de mon esprit timor� et encha�n� � une r�gle indiscutable une inqui�tude de volont� dont je ne savais que faire. J'entrais dans cette petite �glise o� j'avais senti tant d'ardeurs saintes et de divins ravissements. Je n'y retrouvais que le regret des jours o� je croyais avoir la force d'y prononcer des voeux �ternels. Je n'avais pas eu cette force, et maintenant je sentais que je n'avais pas celle de vivre dans le monde.

Je m'effor�ais aussi de voir le c�t� sombre et asservi de la vie monastique, afin de me rattacher aux douceurs de la libert� que je pouvais reprendre � l'instant m�me. Le soir, quand j'entendais la ronde de la religieuse qui {Lub 49} fermait les nombreuses portes des galeries, j'aurais bien voulu frissonner au grincement des verrous et au bruit sonore des �chos bondissants de vo�te en vo�te; mais je n'�prouvais rien de semblable: le clo�tre n'avait pas de terreurs pour moi. Il me semblait que je ch�rissais et regrettais tout dans cette vie de communaut� o� l'on s'appartient v�ritablement, parce qu'en d�pendant de tous on ne d�pend r�ellement de personne. Je voyais tant d'aise et de libert�, au contraire, dans cette captivit� qui vous pr�serve, dans cette discipline qui assure vos heures de recueillement, dans cette monotonie de devoirs qui vous sauve des troubles de l'impr�vu! {CL 450} J'allais m'asseoir dans la classe, et sur ces bancs froids, au milieu de ces pupitres enfum�s, je voyais rire les pensionnaires en r�cr�ation. Quelques-unes de mes anciennes compagnes �taient encore l�, mais il fallut qu'on me les nomm�t, tant elles avaient d�j� grandi et chang�. Elles �taient curieuses de mon existence, elles enviaient ma lib�ration, tandis que je n'�tais occup�e int�rieurementqu'� ressaisir les mille souvenirs que me retra�aient le moindre coin de cette classe, le moindre chiffre �crit sur la muraille, la moindre �cornure du po�le ou des tables.

Ma ch�re bonne m�re Alicia ne m'encourageait pas plus que par le pass� � me nourrir de vains r�ves. « Vous avez un charmant enfant, disait-elle, c'est tout ce qu'il faut pour votre bonheur en ce monde. La vie est courte. »

Oui, la vie paisible est courte. Cinquante ans passent comme un jour dans le sommeil de l'�me; mais la vie d'�motions et d'�v�nements r�sume en un jour des si�cles de malaise et de fatigue.

Pourtant ce qu'elle me disait du bonheur d'�tre m�re, bonheur qu'elle ne se permettait pas de regretter, mais qu'elle e�t vivement savour�, on le voyait bien, r�pondait � un de mes plus intimes instincts. Je ne comprenais pas comment j'aurais pu me r�signer � perdre Maurice, et, tout en aspirant malgr� moi � ne pas sortir du couvent, je le cherchais autour de moi � chaque pas que j'y faisais. Je demandai de leprendre avec moi. « Ah, oui-da! dit Poulette en riant, un gar�on chez des nonnes! Est-il bien petit, au moins, ce monsieur-l�? Voyons-le: s'il passe par le tour, on lui permettra de p�n�trer chez nous. » m

{Lub 50} Le tour est un cylindre creux tournant sur un pivot dans la muraille. Il a une seule ouverture o� l'on met les paquets qu'on apporte du dehors; on la tourne vers l'int�rieur, et on d�balle. Maurice se trouva fort � l'aise dans cette cage et sauta en riant au milieu des nonnes accourues {CL 451} pour le recevoir. Tous ces voiles noirs, toutes ces robes blanches l'�tonn�rent un peu, et il se mit � crier un des trois ou quatre mots qu'il savait: « Lapins! Lapins! » Mais il fut si bien accueilli et bourr� de tant de friandises qu'il s'habitua vite aux douceurs du couvent et put s'�battre dans le jardin sans qu'aucun gardien farouche v�nt lui reprocher, comme � Ormesson, la place que ses pieds foulaient sur le gazon.

On me permit de l'avoir tous les jours. On le g�tait, et ma bonne m�re Alicia l'appelait orgueilleusement son petit-fils. J'aurais voulu passer ainsi tout le car�me; mais un mot de sœur H�l�ne me fit partir.

J'avais retrouv� cette ch�re sainte gu�rie et fortifi�e au physique comme au moral. Au physique, c'�tait bien n�cessaire, car je l'avais laiss�e encore une fois en train de mourir. Mais au moral, c'�tait superflu, c'�tait trop. Elle �tait devenue rude et comme sauvage de pros�lytisme. Elle ne me fit pas grand accueil, me reprocha s�chement mon bonheur terrestre, et, comme je lui montrais mon enfant pour lui r�pondre, elle le regarda d�daigneusement et me dit en anglais, dans son style biblique: « Tout est d�ception et vanit�, hors l'amour du Seigneur. Cet enfant si pr�cieux n'a que le souffle. Mettre son cœur en lui, c'est �crire sur le sable. »

Je lui fis observer que l'enfant �tait rond et rose, et, comme si elle n'e�t pas voulu avoir le d�menti d'une sentence o� elle avait mis toute sa conviction, elle me dit en le regardant encore: « Bah! Il est trop rose; il est probablement phthisique! »

Justement l'enfant toussait un peu. Je m'imaginai aussit�t qu'il �tait malade et je me laissai frapper l'esprit par la pr�tendue proph�tie d'H�l�ne. Je sentis contre cette nature enti�re et farouche que j'avais tant admir�e et envi�e une sorte de r�pulsion subite. Elle me faisait l'effet {CL 452} d'une sibylle de malheur. Je montai en fiacre et je passai la nuit � me tourmenter du sommeil de mon petit gar�on, � �couter son souffle, � m'�pouvanter de ses jolies couleurs vives.

{Lub 51} Le m�decin vint le voir d�s le matin. Il n'avait rien du tout, et il me fut prescrit de le soigner beaucoup moins que je ne faisais. Pourtant l'effroi que j'avais eu m'�ta l'envie de retourner au couvent. Je n'y pouvais garder Maurice la nuit, et il y faisait d'ailleurs affreusement froid le jour. J'allai faire mes adieux et mes remerc�ments. n


Variantes

  1. 1810-1832 {CL} (cette inadvertance de l'�diteur est corrig�e dans la table des mati�res du T.3) ♦ 1819-1822 {Lub} (cette indavertance de l'�diteur est r�p�t�e dans la table des mati�res du T.1. Nous corrigeons)
  2. Chapitre vingt-deuxi�me {Presse}, {Lecou} ♦ Chapitre neuvi�me {LP} ♦ XI [sic pour IX] {CL}Le manuscrit fait d�faut � partir d'ici jusqu'au chapitre II de la Ve partie.
  3. Ormesson. — Nous revenons � Paris {Presse} ♦ Ormesson. — Fun�railles de Louis XVIII � Saint-Denis. — Le jardin d�sert. — Les Essais de Montaigne. — Nous revenons � Paris {Lecou} et sq.
  4. l'ancienne loi du travail. {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ l'ancienne loi sur le travail. {CL}
  5. Gaillot {CL} ♦ Gallyot {Lub} (nous le suivons; il en sera de m�me par la suite, avec la marque derri�re le nom)
  6. pour penser comme lui et agir {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ pour penser et agir {CL}
  7. une assez pauvre et �troite demeure. {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ une assez pauvre demeure. {CL}
  8. � M. H�d�e, {Presse} ♦ � M. H�die, {Lecou}, {LP} ♦ H�d�e, {CL} ♦ H�d�, {Lub} (que nous suivons)
  9. Interruption de {Presse} qui ne publie pas le r�cit des fun�railles.
  10. se pr�ter gravement {Lecou}, {LP} ♦ se pr�ter bravement {CL} ♦ se pr�ter gravement {Lub} r�tablissant la le�on originale; nous le suivons
  11. les acc�s lugubres {Lecou}, {LP} ♦ les accents lugubres {CL}
  12. Reprise de {Presse}.
  13. d'entrer » {Presse} ♦ de p�n�trer chez nous » {Lecou} et sq.
  14. remerc�ments. / FIN DU TROISIÈME VOLUME {CL}

Notes