GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-L�vy 1876

{LP T.? ?; CL T.3 [189]; Lub T.1 [957]} QUATRIÈME PARTIE
Du mysticisme � l'ind�pendance
1819-1832 a

{Presse 12/5/1855 1; CL T.3 [396]; Lub T.2 [5]} VIII b

Singularit�s, grandeurs et agitations de ma m�re. — Une nuit d'expansion. — Parall�le. — Le Plessis. Mon p�re James et ma m�re Ang�le. — Bonheur de la campagne. — Retour � la sant�, � la jeunesse et � la gaiet�. — Les enfants de la maison. — Opinions du temps. — Lo�sa Puget. — M. Stanislas et son cabinet myst�rieux. — Je rencontre mon futur mari. — Sa pr�diction. — Notre amiti�. — Son p�re. — Bizarreries nouvelles. — Retour de mon fr�re. — La baronne Dudevant. — Le r�gime dotal. — Mon mariage. — Retour � Nohant. — Automne 1823.



Pour supporter une telle existence, il e�t fallu �tre une sainte. Je ne l'�tais pas, malgr� mon ambition de le devenir. Je ne sentais pas mon organisation seconder les efforts de ma volont�. J'�tais affreusement �branl�e dans tout mon �tre. Ce bouquet � toutes mes agitations et � toutes mes tristesses portait un si rude coup � mon syst�me nerveux, que je ne dormais plus du tout et que je me sentais mourir de faim, sans pouvoir surmonter le d�go�t que me causait la vue des aliments. J'�tais secou�e � tout instant par des sursauts f�briles et je sentais mon cœur aussi malade que mon corps. Je ne pouvais plus prier. J'essayai de faire mes d�votions � p�ques. Ma m�re ne voulut pas me permettre d'aller voir l'abb� de Pr�mord, qui m'e�t fortifi�e et consol�e. Je me confessai � un vieux bourru qui, ne comprenant rien aux r�voltes int�rieures contre le respect filial dont je m'accusais, me demanda le pourquoi et le comment, et si ces r�voltes de mon cœur �taient bien ou mal fond�es.

{CL 397} « Ce n'est pas l� la question, lui r�pondis-je. Selon ma religion, elles ne doivent jamais �tre assez fond�es pour n'�tre pas combattues. Je m'accuse d'avoir soutenu ce combat avec mollesse. »

{Lub 6} Il persista � me demander de lui faire la confession de ma m�re. Je ne r�pondis rien, voulant recevoir l'absolution et ne pas recommencer la sc�ne de La Ch�tre.

« Au reste, si je vous interroge, dit-il, frapp� de mon silence, c'est pour vous �prouver. Je voulais voir si vous accuseriez votre m�re, et puisque vous ne le faites pas, je vois que votre repentir est r�el et que je peux vous absoudre. »

Je trouvai cette �preuve inconvenante et dangereuse pour la s�ret� des familles. Je me promis de ne plus me confesser au premier venu, et je commen�ai � sentir un grand d�go�t pour la pratique d'un sacrement si mal administr�. Je communiai le lendemain, mais sans ferveur, quelque effort que je fisse, et encore plus d�rang�e et choqu�e du bruit qui se faisait dans les �glises que je ne l'avais �t� � la campagne. c

Les personnes qui entouraient ma m�re �taient excellentes envers moi, mais ne pouvaient ou ne savaient pas me prot�ger. Ma bonne tante pr�tendait qu'il fallait rire des lubies de sa sœur et croyait la chose possible de ma part. Pierret, plus juste et plus intelligent d que ma m�re � l'habitude, mais parfois aussi susceptible et aussi fantasque, prenait ma tristesse pour de la froideur et me la reprochait avec sa mani�re furibonde et comique qui ne pouvait plus me divertir. Ma bonne Clotilde ne pouvait rien pour moi. Ma sœur �tait froide et avait r�pondu � mes premi�res effusions avec une sorte de m�fiance, comme si elle se f�t attendue � de mauvais proc�d�s de ma part. Son mari �tait un excellent homme qui n'avait aucune influence sur la famille. Mon grand-oncle de Beaumont ne {CL 398} fut point tendre. Il avait toujours eu un fonds d'�go�sme qui ne lui permettait plus de supporter une figure p�le et triste � sa table sans la taquiner jusqu'� la duret�. Il vieillissait aussi beaucoup, souffrait de la goutte et faisait de fr�quentes algarades dans son int�rieur, et m�me � ses convives quand ils ne s'effor�aient pas de le distraire et ne r�ussissaient pas � l'amuser. Il commen�ait � aimer les comm�rages, et je ne sais jusqu'� quel point ma m�re ne l'avait pas impr�gn� de ceux dont j'�tais l'objet � La Ch�tre!

Ma m�re n'�tait pas cependant toujours tendue et irrit�e. Elle avait ses bons retours de candeur et de tendresse par o� elle me reprenait. C'�tait l� le pire. Si j'avais pu {Lub 7} arriver � la froideur et � l'indiff�rence, je serais peut-�tre arriv�e au sto�cisme; mais cela m'�tait impossible. Qu'elle vers�t une larme, qu'elle e�t pour moi une inqui�tude, un soin maternel, je recommen�ais � l'aimer et � esp�rer. C'�tait la route du d�sespoir: tout �tait bris� et remis en question le lendemain.

Elle �tait malade. Elle traversait une crise qui fut exceptionnellement longue et douloureuse chez elle, sans jamais abattre son activit�, son courage et son irritation. Cette �nergique organisation ne pouvait franchir sans un combat terrible le seuil de la veillesse. Encore jolie et rieuse, elle n'avait e pourtant aucune jalousie de femme contre la jeunesse et la beaut� des autres. C'�tait une nature chaste, quoi qu'on en ait dit et pens�, et ses mœurs �taient irr�prochables. Elle avait le besoin des �motions violentes, et, quoique sa vie en e�t �t� abreuv�e, ce n'�tait jamais assez pour cette sorte de haine �trange et bien certainement fatale qu'elle avait pour le repos de l'esprit et du corps. Il lui fallait toujours renouveler son atmosph�re agit�e par des agitations nouvelles, changer de logement, se brouiller ou se raccommoder avec quelqu'un ou quelque chose, aller {CL 399} passer quelques heures � la campagne et se d�p�cher de revenir tout d'un coup pour fuir la campagne; d�ner dans un restaurant, et puis dans un autre; bouleverser m�me sa toilette de fond en comble chaque semaine.

Elle avait de petites manies qui r�sumaient bien cette mobilit� inqui�te. Elle achetait un chapeau qui lui semblait charmant. Le soir m�me, elle le trouvait hideux. Elle en �tait le nœud, et puis les fleurs, et puis les ruches. Elle transposait tout cela avec beaucoup d'adresse et de go�t. Son chapeau lui plaisait ainsi tout le lendemain. Mais le jour suivant c'�tait un autre changement radical, et ainsi pendant huit jours, jusqu'� ce que le malheureux chapeau, toujours transform�, lui dev�nt indiff�rent. Alors elle le portait avec un profond m�pris, disant qu'elle ne se souciait d'aucune toilette et attendant qu'elle se pr�t de fantaisie pour un chapeau neuf.

Elle avait encore de tr�s-beaux cheveux noirs. Elle s'ennuya d'�tre brune et mit une perruque blonde qui ne r�ussit point � l'enlaidir. Elle s'aima blonde pendant quelque temps, puis elle se d�clara filasse et prit le ch�tain clair. Elle revint bient�t � un blond cendr�, puis {Lub 8} retourna � un noir doux, et fit si bien que je la vis avec des cheveux diff�rents pour chaque jour de la semaine.

Cette frivolit� enfantine n'excluait pas des occupations laborieuses et des soins domestiques tr�s-minutieux. Elle avait aussi ses d�lices d'imagination et lisait M. d'Arlincourt avec rage f jusqu'au milieu de la nuit, ce qui ne l'emp�chait pas d'�tre debout � six heures du matin et de recommencer ses toilettes, ses courses, ses travaux d'aiguille, ses rires, ses d�sespoirs et ses emportements.

Quand elle �tait de bonne humeur, elle �tait vraiment charmante et il �tait impossible de ne pas se laisser aller � sa gaiet� pleine de verve et de saillies pittoresques. Malheureusement cela ne durait jamais une journ�e enti�re, {CL 400} et la foudre tombait sur vous on ne savait de quel coin du ciel.

Elle m'aimait cependant, ou du moins elle aimait en moi le souvenir de mon p�re et celui de mon enfance; mais elle ha�ssait aussi en moi le souvenir de ma grand'm�re et de Deschartres. Elle avait couv� trop de ressentiment et d�vor� trop d'humiliations int�rieures pour n'avoir pas besoin d'une �ruption de volcan longue, terrible, compl�te. La r�alit� ne lui suffisait pas pour accuser et maudire. Il fallait que l'imagination se m�t de la partie. Si elle dig�rait mal, elle se croyait empoisonn�e et n'�tait pas loin de m'en accuser.

Un jour, ou plut�t une nuit, je crus que toute amertume devait �tre effac�e entre nous et que nous allions nous entendre et nous aimer sans souffrance.

Elle avait �t� dans le jour d'une violence extr�me, et, comme de coutume, elle �tait bonne et pleine de raison dans son apaisement. Elle se coucha et me dit de rester pr�s de son lit jusqu'� ce qu'elle dorm�t, parce qu'elle se sentait triste. Je l'amenai, je ne sais comment, � m'ouvrir son cœur, et j'y lus tout le malheur de sa vie et de son organisation. Elle me raconta plus de choses que je n'en voulais savoir, mais je dois dire qu'elle le fit avec une simplicit� et une sorte de grandeur singuli�res. Elle s'anima au souvenir de ses �motions, rit, pleura, accusa, raisonna m�me avec beaucoup d'esprit, de sensibilit� et de force. Elle voulait m'initier au secret de toutes ses infortunes, et, comme emport�e par une fatalit� de la douleur, elle cherchait en moi l'excuse de ses souffrances et la r�habilitation de son �me.

{Lub 9} « Apr�s tout, dit-elle en se r�sumant et en s'asseyant sur son lit, o� elle �tait belle avec son madras rouge sur sa figure p�le qu'�clairaient de si grands yeux noirs, je ne me sens coupable de rien. Il ne me semble pas que j'aie {CL 401} jamais commis sciemment une mauvaise action; j'ai �t� {Presse 12/5/1855 2} entra�n�e, pouss�e, souvent forc�e de voir et d'agir. Tout mon crime, c'est d'avoir aim�. Ah! Si je n'avais pas aim� ton p�re, je serais riche, libre, insouciante et sans reproche, puisque avant ce jour-l� je n'avais jamais r�fl�chi � quoi que ce soit. Est-ce qu'on m'avait enseign� � r�fl�chir, moi? Je ne savais ni a ni b . Je n'�tais pas plus fautive qu'une linotte. Je disais mes pri�res soir et matin comme on me les avait apprises, et jamais Dieu ne m'avait fait sentir qu'elles ne fussent pas bien re�ues.

» Mais � peine me fus-je attach�e � ton p�re que le malheur et le tourment se mirent apr�s moi. On me dit, on m'apprit que j'�tais indigne d'aimer. Je n'en savais rien et je n'y croyais gu�re. Je sentais mon cœur plus aimant et mon amour plus vrai que ceux de ces grandes dames qui me m�prisaient et � qui je le rendais bien. J'�tais aim�e. Ton p�re me disait: “ Moque-toi de tout cela comme je m'en moque. ” J'�tais heureuse et je le voyais heureux. Comment aurais-je pu me persuader que je le d�shonorais?

» Voil� pourtant ce qu'on m'a dit sur tous les tons, quand il n'a plus �t� l� pour me d�fendre. Il m'a fallu alors r�fl�chir, m'�tonner, me questionner, arriver � me sentir humili�e et � me d�tester moi-m�me, ou bien � humilier les autres dans leur hypocrisie et � les d�tester de toutes mes forces.

» C'est alors que moi, si gaie, si insouciante, si s�re de moi, si franche, je me suis senti des ennemis. Je n'avais jamais ha�: je me suis mise � ha�r presque tout le monde. Je n'avais jamais pens� � ce que c'est que votre belle soci�t� avec sa morale, ses mani�res, ses pr�tentions. Ce que j'en avais vu m'avait toujours fait rire comme tr�s-dr�le. J'ai vu que c'�tait m�chant et faux. Ah! Je te d�clare bien que si, depuis mon veuvage, j'ai v�cu sagement, ce n'est pas pour faire plaisir � ces gens-l�, qui exigent des {CL 402} autres ce qu'ils ne font pas. C'est parce que je ne pouvais plus faire autrement. Je n'ai aim� qu'un homme dans ma vie, et apr�s l'avoir perdu, je ne me souciais plus de rien ni de personne. »

{Lub 10} Elle pleura, au souvenir de mon p�re, des torrents de larmes, s'�criant: « Ah! Que je serais devenue bonne si nous avions pu vieillir ensemble! Mais Dieu me l'a arrach� tout au milieu de mon bonheur. Je ne maudis pas Dieu: il est le ma�tre; mais je d�teste et maudis l'humanit�! ... » — Et elle ajouta na�vement et comme lasse de cette effusion: « Quand j'y pense. Heureusement je n'y pense pas toujours. »

C'�tait la contre-partie de la confession de ma grand'm�re que j'entendais et recevais. La m�re et l'�pouse se trouvaient l� en compl�te opposition dans l'effet de leur douleur. L'une qui, ne sachant plus que faire de sa passion et ne pouvant la reporter sur personne, acceptait l'arr�t du ciel, mais sentait son �nergie se convertir en haine contre le genre humain; l'autre qui, ne sachant plus que faire de sa tendresse, avait accus� Dieu, mais avait report� sur ses semblables des tr�sors de charit�.

Je restais ensevelie dans les r�flexions que soulevait en moi ce double probl�me. Ma m�re me dit brusquement: « Eh bien! Je t'en ai trop dit, je le vois, et � pr�sent tu me condamnes et me m�prises en connaissance de cause! J'aime mieux �a. J'aime mieux t'arracher de mon cœur et n'avoir plus rien � aimer apr�s ton p�re, pas m�me toi!

— Quant � mon m�pris, lui r�pondis-je en la prenant toute tremblante et toute crisp�e entre mes bras, vous vous trompez bien. Ce que je m�prise, c'est le m�pris du monde. Je suis aujourd'hui pour vous contre lui, bien plus que je ne l'�tais � cet �ge que vous me reprochez toujours d'avoir oubli�. Vous n'aviez que mon cœur, et � pr�sent ma raison et ma conscience sont avec vous. C'est le r�sultat de ma {CL 403} belle �ducation que vous raillez trop, de la religion et de la philosophie que vous d�testez tant. Pour moi, votre pass� est sacr�, non pas seulement parce que vous �tes ma m�re, mais parce qu'il m'est prouv� par le raisonnement que vous n'avez jamais �t� coupable.

— Ah! Vraiment! Mon Dieu! S'�cria ma m�re, qui m'�coutait avec avidit�. Alors, qu'est-ce que tu condamnes donc en moi?

— Votre aversion et vos rancunes contre ce monde, ce genre humain tout entier sur qui vous �tes entra�n�e � vous venger de vos souffrances. L'amour vous avait {Lub 11} faite heureuse et grande, la haine vous fait injuste et malheureuse.

— C'est vrai, c'est vrai! dit-elle. C'est trop vrai! Mais comment faire? Il faut aimer ou ha�r. Je ne peux pas �tre indiff�rente et pardonner par lassitude.

— Pardonnez au moins par charit�.

— La charit�? Oui, tant qu'on voudra pour les pauvres malheureux qu'on oublie ou qu'on m�prise parce qu'ils sont faibles! Pour les pauvres filles perdues qui meurent dans la crotte pour n'avoir jamais pu �tre aim�es. De la charit� pour ceux qui souffrent sans l'avoir m�rit�? Je leur donnerais jusqu'� ma chemise, tu le sais bien! Mais de la charit� pour les comtesses, pour madame une telle qui a d�shonor� cent fois un mari aussi bon que le mien, par galanterie; pour monsieur un tel qui n'a bl�m� l'amour de ton p�re que le jour o� j'ai refus� d'�tre sa ma�tresse... Tous ces gens-l�, vois-tu, sont des inf�mes; ils font le mal, ils aiment le mal, et ils ont de la religion et de la vertu plein la bouche.

— Vous voyez pourtant qu'il y a, outre la loi divine, une loi fatale qui nous prescrit le pardon des injures et l'oubli des souffrances personnelles, car cette loi nous frappe et nous punit quand nous l'avons trop m�connue.

{CL 404} — Comment �a? Explique-toi clairement.

— À force de nous tendre l'esprit et de nous armer le cœur contre les gens mauvais et coupables, nous prenons l'habitude de m�conna�tre les innocents et d'accabler de nos soup�ons et de nos rigueurs ceux qui nous respectent et nous ch�rissent.

— Ah! Tu dis cela pour toi! s'�cria-t-elle.

— Oui, je le dis pour moi; mais je pourrais aussi le dire pour ma sœur, pour la v�tre, pour Pierret. Ne le croyez-vous pas, ne le dites-vous pas vous-m�me quand vous �tes calme?

— C'est vrai que je fais enrager tout le monde quand je m'y mets, reprit-elle; mais je ne sais pas le moyen de faire autrement. Plus j'y pense, plus je recommence, et ce qui m'a paru le plus injuste de ma part en m'endormant est ce qui me para�t le plus juste quand je me r�veille. Ma t�te travaille trop. Je sens quelquefois qu'elle �clate. Je ne suis bien portante et raisonnable que quand je ne pense � rien; mais cela ne d�pend pas de moi du {Lub 12} tout. Plus je veux ne pas penser, plus je pense. Il faut que l'oubli vienne tout seul, � force de fatigue. C'est donc ce qu'on apprend dans tes livres, la facult� de ne rien penser du tout? »

On voit par cet entretien combien il m'�tait impossible d'agir sur l'instinct passionn� de ma m�re par le raisonnement, puisqu'elle prenait l'�motion de ses pens�es tumultueuses pour de la r�flexion, et cherchait son soulagement dans un �tourdissement de lassitude qui lui �tait toute conscience soutenue de ses injustices. Il y avait en elle un fonds de droiture admirable, obscurci � chaque instant par une fi�vre d'imagination malade qu'elle n'�tait plus d'�ge � combattre, ayant d'ailleurs v�cu dans une compl�te ignorance des armes intellectuelles qu'il e�t fallu employer.

C'�tait pourtant une �me tr�s-religieuse, et elle aimait {CL 405} Dieu ardemment, comme un refuge contre l'injustice des autres et contre la sienne propre. Elle ne voyait de cl�mence et d'�quit� qu'en lui, et, comptant sur une mis�ricorde sans limites, elle ne songeait pas � ranimer et � d�velopper en elle le reflet de cette perfection. Il n'�tait m�me pas possible de lui faire entendre par des mots l'id�e de cette relation de la volont� avec Celui g qui nous la donne. « Dieu, disait-elle, sait bien que nous sommes faibles, puisqu'il lui a plu de nous faire ainsi. »

La d�votion de ma sœur l'irritait souvent. Elle abhorrait les pr�tres et lui parlait de ses cur�s comme elle me parlait de mes vieilles comtesses. Elle ouvrait souvent les Évangiles pour en lire quelques versets. Cela lui faisait du bien ou du mal, selon qu'elle �tait bien ou mal dispos�e. Calme, elle s'attendrissait aux larmes et aux parfums de Madeleine; irrit�e, elle traitait le prochain comme J�sus traita les vendeurs dans le temple.

Elle s'endormit en me b�nissant, en me remerciant du bien que je lui avais fait, et en d�clarant qu'elle serait d�sormais toujours juste pour moi. « Ne t'inqui�te plus, me dit-elle; je vois bien � pr�sent que tu ne m�ritais pas tout le chagrin que je t'ai fait. Tu vois juste, tu as de bons sentiments. Aime-moi, et sois bien certaine qu'au fond je t'adore. »

Cela dura trois jours. C'�tait bien long pour ma pauvre m�re. Le printemps �tait arriv�, et, � cette �poque de l'ann�e ma grand'm�re avait toujours remarqu� que son {Lub 13} caract�re s'aigrissait davantage et frisait par moments l'ali�nation; je vis qu'elle ne s'�tait pas tromp�e.

Je crois que ma m�re elle-m�me sentit son mal et d�sira �tre seule pour me le cacher. Elle me mena � la campagne, chez des personnes qu'elle avait vues trois jours auparavant � un d�ner chez un vieux ami de mon oncle de Beaumont, et me quitta le lendemain de notre arriv�e {CL 406} en me disant: « Tu n'es pas bien portante: l'air de la campagne te fera du bien. Je viendrai te chercher la semaine prochaine. »

Elle m'y laissa quatre ou cinq mois.

{Presse 13/5/1855 1} J'aborde de nouveaux personnages, un nouveau milieu o� le hasard me jeta brusquement, et o� la providence me fit trouver des �tres excellents, des amis g�n�reux, un temps d'arr�t dans mes souffrances, et un nouvel aspect des choses humaines.

Madame Roettiers du Plessis �tait la plus franche et la plus g�n�reuse cr�ature h du monde. Riche h�riti�re, elle avait aim� d�s l'enfance son oncle James Roettiers, capitaine de chasseurs, troupier fini, dont la vive jeunesse avait beaucoup effray� la famille. Mais l'instinct du cœur n'avait pas tromp� la jeune Ang�le. James fut le meilleur des �poux et des p�res. Ils avaient cinq enfants et dix ans de mariage quand je les connus. Ils s'aimaient comme au premier jour et se sont toujours aim�s ainsi.

Madame Ang�le, bien qu'� vingt-sept ans elle e�t les cheveux gris, �tait charmante. Elle manquait de gr�ce, ayant toujours eu la p�tulance, la franchise d'un gar�on et la plus compl�te absence de coquetterie; mais sa figure �tait d�licate et jolie; sa fra�cheur, qui contrastait avec cette chevelure argent�e, rendait sa beaut� tr�s-originale.

James avait la quarantaine et le front tr�s-d�garni; mais ses yeux, bleus et ronds, petillaient d'esprit et de gaiet�, et toute sa physionomie peignait la bont� et la sinc�rit� de son �me.

Les cinq enfants �taient cinq filles, dont une �tait �lev�e par le fr�re a�n� de James, les quatre autres, habill�es en gar�ons, couraient et grouillaient dans la maison la plus rieuse et la plus bruyante que j'eusse jamais vue.

Le ch�teau �tait une grande villa du temps de Louis XVI, jet�e en pleine Brie, � deux lieues de Melun. Absence {CL 407} compl�te de vue et de po�sie aux alentours, {Lub 14} mais en revanche un parc tr�s-vaste et d'une belle v�g�tation: des fleurs, des gazons immenses, toutes les aises d'une habitation que l'on ne quitte en aucune saison, et le voisinage d'une ferme consid�rable qui peuplait de bestiaux magnifiques les prairies environnantes. Madame Ang�le et moi nous nous pr�mes d'amiti� � premi�re vue. Bien qu'elle e�t l'air d'un gar�on sans en avoir les habitudes, tandis que j'en avais un peu l'�ducation sans en avoir l'air, il y avait entre nous ce rapport que nous ne connaissions ni ruses ni vanit�s de femme, et nous sent�mes tout d'abord que nous ne serions jamais, en rien et � propos de personne, la rivale l'une de l'autre; que, par cons�quent, nous pouvions nous aimer sans m�fiance et sans risque de nous brouiller jamais.

Ce fut elle qui provoqua ma m�re � me laisser chez elle. Elle avait compt� que nous y passerions huit jours. Ma m�re s'ennuya d�s le lendemain, et comme je soupirais en quittant d�j� ce beau parc tout souriant de sa parure printani�re, et ces figures ouvertes et sympathiques qui interrogeaient la mienne, madame Ang�le, par sa d�cision de caract�re et sa bienveillance assur�e, trancha la difficult�. Elle �tait m�re de famille si irr�prochable, que ma propre m�re ne pouvait s'inqui�ter du qu'en dira-t-on, et comme cette maison �tait un terrain neutre pour ses antipathies et ses ressentiments, elle accepta sans se faire prier.

Cependant, comme au bout de la semaine, elle ne faisait pas mine de revenir, je commen�ai � m'inqui�ter, non pas de mon abandon dans une famille que je voyais si respectable et si parfaite, mais de la crainte d'�tre � charge, et j'avouai mon embarras.

James me prit � part et me dit: « Nous savons toute l'histoire de votre famille. J'ai un peu connu votre p�re � {CL 408} l'arm�e, et j'ai �t� mis au courant, le jour o� je vous ai vue � Paris, de ce qui s'est pass� depuis sa mort; comment vous avez �t� �lev�e par votre grand'm�re, et comment vous �tes retomb�e sous la domination de votre m�re. J'ai demand� pourquoi vous ne pouviez pas vous entendre avec elle. On m'a appris, et je l'ai vu au bout de cinq minutes, qu'elle ne pouvait se d�fendre de dire du mal de sa belle-m�re devant vous, que cela vous blessait mortellement, et qu'elle vous tourmentait d'autant plus que vous baissiez la t�te en silence. Votre air {Lub 15} malheureux m'a int�ress� � vous. Je me suis dit que ma femme vous aimerait comme je vous aimais d�j�, que vous seriez pour elle une soci�t� s�re et une amie agr�able. Vous avez parl� en soupirant du bonheur de vivre � la campagne. Je me suis promis du plaisir � vous donner ce plaisir-l�. J'ai parl� le soir tout franchement � votre m�re, et comme elle me disait avec la m�me franchise qu'elle s'ennuyait de votre figure triste et d�sirait vous voir mari�e, je lui ai dit qu'il n'y avait rien de plus facile que de marier une fille qui a une dot, mais qu'elle ne vivait pas de mani�re � vous mettre � m�me de choisir; car je voyais bien que vous �tes une personne � vouloir choisir, et vous avez raison. Alors je l'ai engag�e � venir passer quelques semaines ici, o� vous voyez que nous recevons beaucoup d'amis ou de camarades � moi, que je connais � fond, et sur lesquels je ne la laisserais pas se tromper. Elle a eu confiance, elle est venue; mais elle s'est ennuy�e, et elle est partie. Je suis s�r qu'elle consentira tr�s-bien � vous laisser avec nous tant que vous voudrez. Y consentez-vous vous-m�me? Vous nous ferez plaisir, nous vous aimons d�j� tout � fait. Vous me faites l'effet d'�tre ma fille et ma femme raffole de vous. Nous ne vous tourmenterons pas sur l'article du mariage. Nous ne vous en parlerons jamais, parce que nous aurions l'air de vouloir nous d�barrasser {CL 409} de vous, ce qui ne ferait pas le compte d'Ang�le; mais si, parmi les braves gens qui nous entourent et nous fr�quentent, il se trouve quelqu'un qui vous plaise, dites-le-nous, et nous vous dirons loyalement s'il vous convient ou non. »

Madame Ang�le vint joindre ses instances � celles de son mari. Il n'y avait pas moyen de se tromper � leur sinc�rit�, � leur sympathie. Ils voulaient �tre mon p�re et ma m�re, et je pris l'habitude, que j'ai toujours gard�e, de les appeler ainsi. Toute la maison s'y habitua aussit�t, jusqu'aux domestiques, qui me disaient: « Mademoiselle, votre p�re vous cherche, votre m�re vous demande. » Ces mots en disent plus que ne le ferait un r�cit d�taill� des soins, des attentions, des tendresses d�licates et soutenues qu'eurent pour moi ces deux excellents �tres. Madame Ang�le me v�tit et me chaussa, car j'�tais en guenilles et en savates. J'eus � ma disposition une biblioth�que, un piano et un cheval excellent. C'�tait le superflu de mon bonheur.

{Lub 16} J'eus quelque ennui d'abord des assiduit�s d'un brave officier en retraite qui me fit la cour. Il n'avait absolument rien que sa demi-solde et il �tait le fils d'un paysan. Cela me mit bien mal � l'aise pour le d�courager. Il ne me plaisait pas du tout, et il �tait si honn�te homme que je n'osais point croire qu'il ne f�t �pris que de ma dot. J'en parlai au p�re James en lui remontrant qu'il m'ennuyait, mais que j'avais si grand'peur de l'humilier et de lui laisser croire que je le d�daignais � cause de sa pauvret�, que je ne savais comment m'y prendre pour m'en d�barrasser. Il s'en chargea, et ce brave gar�on partit sans rancune contre moi.

Plusieurs autres offres de mariage furent faites par mon oncle Mar�chal, mon oncle de Beaumont, Pierret, etc. Il y en eut de tr�s-satisfaisantes, pour parler le langage du monde, sous le rapport de la fortune et m�me de la naissance, {CL 410} malgr� la pr�diction de mon cousin Auguste. Je refusai tout, non pas brusquement, ma m�re s'y f�t obstin�e, mais avec assez d'adresse pour qu'on me laiss�t tranquille. Je ne pouvais accepter l'id�e d'�tre demand�e en mariage par des gens qui ne me connaissaient pas, qui ne m'avaient jamais vue, et qui par cons�quent ne songeaient qu'� faire une affaire.

Mes bons parents du Plessis, voyant bien r�ellement que je n'�tais pas press�e, me prouv�rent bien r�ellement aussi qu'ils n'�taient pas press�s non plus de me voir prendre un parti. Ma vie aupr�s d'eux �tait enfin conforme � mes go�ts et salutaire � mon cœur malade.

Je n'ai pas dit tout ce que j'avais souffert de la part de ma m�re. Je n'ai pas besoin d'entrer dans le d�tail de ses violences et de leurs causes, qui �taient si fantasques qu'elles en para�traient invraisemblables. À quoi bon d'ailleurs? Elles sont bien mille fois pardonn�es dans mon cœur, et comme je ne me crois pas meilleure que Dieu, je suis bien certaine qu'il les lui a pardonn�es aussi. Pourquoi offrirais-je ce d�tail au jugement de beaucoup de lecteurs, qui ne sont peut-�tre ni plus patients, ni plus justes � l'habitude, que ne l'�tait ma pauvre m�re dans ses crises nerveuses? J'ai trac� fid�lement son caract�re, j'en ai montr� le c�t� grand et le c�t� faible. Il n'y a � voir en elle qu'un exemple de la fatalit� produite bien moins par l'organisation de l'individu que par les influences de l'ordre social: la r�habilitation refus�e � {Lub 17} l'�tre qui s'en montre digne; le d�sespoir et l'indignation de cet �tre g�n�reux, r�duit � douter de tout et � ne pouvoir plus se gouverner lui-m�me.

Cela seul �tait utile � dire. Le reste ne regarde que moi. Je dirai donc seulement que je manquai de forces pour supporter ces in�vitables r�sultats de sa douleur. La mort de mon p�re avait �t� pour moi une catastrophe que mon jeune �ge m'avait emp�ch�e de comprendre, mais dont je {CL 411} devais subir et sentir les cons�quences pendant toute ma jeunesse.

Je les comprenais enfin, mais cela ne me donnait pas encore le courage n�cessaire pour les accepter. Il faut avoir connu les passions de la femme et les tendresses de la m�re pour entrer dans la tol�rance compl�te dont j'aurais eu besoin. J'avais l'orgueil de ma candeur, de mon inexp�rience, de ma facile �galit� d'�me. Ma m�re avait raison de me dire souvent: « Quand tu auras souffert comme moi, tu ne seras plus sainte Tranquille! »

J'avais r�ussi � me contenir, c'�tait tout; mais j'avais eu plusieurs acc�s de col�re muette qui m'avaient fait un mal affreux, et apr�s lesquels je m'�tais sentie reprise de ma maladie de suicide. Toujours ce mal �trange changeait de forme dans mon imagination. Cette fois j'avais �prouv� le d�sir de mourir d'inanition, et j'avais failli le satisfaire malgr� moi, car il me fallait pour manger un tel effort de volont�, que mon estomac repoussait les aliments, mon gosier se serrait, rien ne passait, et je ne pouvais pas me d�fendre d'une joie secr�te en me disant que cette mort par la faim allait arriver sans que j'en fusse complice.

{Presse 13/5/1855 2} J'�tais donc tr�s-malade quand j'allai au Plessis, et ma tristesse �tait tourn�e � l'h�b�tement. Peut-�tre que c'�tait trop d'�motions r�p�t�es pour mon �ge.

L'air des champs, la vie bien r�gl�e, une nourriture abondante et vari�e, o� je pouvais choisir, au commencement, ce qui r�pugnait le moins aux r�voltes de mon app�tit d�truit? L'absence de tracasseries et d'inqui�tudes, et l'amiti� surtout, la sainte amiti�, dont j'avais besoin plus que de tout le reste, m'eurent bient�t gu�rie. Jusque-l� je n'avais pas su combien j'aimais la campagne et combien elle m'�tait n�cessaire. Je croyais n'aimer que Nohant. Le Plessis s'empara de moi comme un Éden. Le parc �tait � lui seul toute la nature qui m�rit�t i un regard {Lub 18} dans cet affreux pays plat. {CL 412} Mais qu'il �tait charmant, ce parc immense, o� les chevreuils bondissaient dans des fourr�s �pais, dans des clairi�res profondes, autour des eaux endormies de ces mares myst�rieuses que l'on d�couvre sous les vieux saules et sous les grandes herbes sauvages! Certains endroits avaient la po�sie d'une for�t vierge. Un bois vigoureux est toujours et en toute saison une chose admirable.

Il y avait aussi de belles fleurs et des orangers embaum�s autour de la maison, un jardin potager luxuriant. J'ai toujours aim� les potagers. Tout cela �tait moins rustique, mieux tenu, mieux distribu�, partant moins pittoresque et moins r�veur que Nohant; mais quelles longues vo�tes de branches,quelles perspectives de verdures, quels beaux temps de galop dans les all�es sablonneuses! Et puis des h�tes jeunes, des figures toujours gaies, des enfants terribles si bons enfants! Des cris, des rires, des parties de barres effr�n�es, une escarpolette � se casser le cou? Je sentis que j'�tais encore un enfant moi-m�me. Je l'avais oubli�. Je repris mes go�ts de pensionnaire, les courses �chevel�es, les rires sans sujet, le bruit pour l'amour du bruit, le mouvement pour l'amour du mouvement. Ce n'�taient plus les promenades fi�vreuses ou les mornes r�veries de Nohant, l'activit� o� l'on se jette avec rage pour secouer le chagrin, l'abattement o� l'on voudrait pouvoir s'oublier toujours. C'�tait la v�ritable partie de plaisir, l'amusement � plusieurs, la vie de famille pour laquelle j'�tais si bien faite que je n'ai jamais pu en supporter d'autre sans tomber dans le spleen.

C'est l� que je renon�ai pour la derni�re fois aux r�ves du couvent. Depuis quelques mois, j'y �tais revenue naturellement dans toutes les crises de ma vie ext�rieure. Je compris enfin, au Plessis, que je ne vivrais pas facilement ailleurs que dans un air libre et sur un vaste espace, toujours le m�me si besoin �tait, mais sans {CL 413} contrainte dans l'emploi du temps et sans s�paration forc�e avec le spectacle de la vie paisible et po�tique des champs.

Et puis, j'y compris aussi, non pas l'exaltation de l'amour, mais les parfaites douceurs de l'union conjugale et de l'amiti� vraie, en voyant le bonheur d'Ang�le; cette confiance supr�me, ce d�vouement tranquille et absolu, cette s�curit� d'�me qui r�gnaient entre elle et {Lub 19} son mari au lendemain d�j� de la premi�re jeunesse. Pour quiconque n'e�t pu obtenir du ciel que la promesse de dix ann�es d'un tel bonheur, ces dix ann�es valaient toute une vie.

J'avais toujours ador� les enfants, toujours recherch�, � Nohant et au couvent, la soci�t� fr�quente d'enfants plus jeunes que moi. J'avais tant aim� et tant soign� mes poup�es, que j'avais l'instinct prononc� de la maternit�. Les quatre filles de ma m�re Ang�le lui donnaient bien du tourment; mais c'�tait le cher tourment dont se plaignait madame Alicia avec moi, et c'�tait encore bien mieux: c'�taient les enfants de ses entrailles, l'orgueil de son hym�n�e, la pr�occupation de tous ses instants, le r�ve de son avenir.

James n'avait qu'un regret, c'�tait de n'avoir pas au moins un fils. Pour s'en donner l'illusion, il voulait voir le plus longtemps possible ses filles habill�es en gar�on. Elles portaient des pantalons et des jaquettes rouges, garnis de boutons d'argent, et avaient la mine de petits soldats mutins et courageux. À elles se joignaient souvent les trois filles de sa sœur madame Gondo�in Saint-ignan j, dont l'a�n�e m'a �t� bien ch�re; et puis Lo�sa Puget, dont le p�re �tait associ� � mon p�re James dans l'exploitation d'une usine; enfin, quelques gar�ons de la famille ou de l'intimit�, Norbert Saint-Martin, fils du plus jeune des Roettiers, Eug�ne Sandr� et les neveux d'un vieux ami. Quand tout ce petit monde �tait r�uni, j'�tais l'a�n�e de {CL 414} la bande et je menais les jeux, o� je prenais, assez longtemps encore apr�s mon mariage, autant de plaisir pour mon compte que le dernier de la nich�e.

Je redevenais donc jeune, je retrouvais mon �ge v�ritable au Plessis. J'aurais pu lire, veiller, r�fl�chir; j'avais des livres � discr�tion et la plus enti�re libert�. Il ne me vint pas � l'esprit d'en profiter. Apr�s les cavalcades et les jeux de la journ�e, je tombais de sommeil aussit�t que j'avais mis le pied dans ma chambre, et je me r�veillais pour recommencer. Les seules r�flexions qui me vinssent, c'�tait la crainte d'avoir � r�fl�chir. J'en avais trop pris � la fois; j'avais besoin d'oublier le monde des id�es et de m'abandonner � la vie de sentiment paisible et d'activit� juv�nile.

Il para�t que ma m�re m'avait annonc�e l� comme une p�dante, un esprit fort, une originale. Cela avait un peu {Lub 20} effray� ma m�re Ang�le, qui en avait eu d'autant plus de m�rite � s'int�resser quand m�me � mon malheur; mais elle attendit vainement que je fisse para�tre mon bel esprit et ma vanit�. Deschartres �tait le seul �tre avec qui je me fusse permis d'�tre p�dante; puisqu'il �tait p�dant lui-m�me et dogmatisait sur toutes choses, il n'y avaitgu�re moyen de ne pas disserter avec lui. Qu'aurais-je fait au Plessis de mon petit bagage d'�colier? Cela n'e�t �bloui personne, et je trouvais bien plus agr�able de l'oublier que d'en repa�tre les autres et moi-m�me. Je n'�prouvais le besoin d'aucune discussion, puisque mes id�es ne rencontraient autour de moi aucune esp�ce de contradiction. La chim�re de la naissance n'e�t �t�, dans cette famille d'ancienne bourgeoisie, qu'un sujet de plaisanterie sans aigreur, et comme elle n'y avait pas d'adeptes, elle n'y avait pas non plus d'adversaires. On n'y pensait pas, on ne s'en occupait jamais.

À cette �poque, la bourgeoisie n'avait pas la morgue {CL 415} qu'elle a acquise depuis et l'amour de l'argent n'�tait point pass� en dogme de morale publique. Quand m�me il en e�t �t� ainsi d'ailleurs, il en e�t �t� autrement au Plessis. James avait de l'esprit, de l'honneur et du bon sens. Sa femme, qui �tait tout cœur et toute tendresse, l'avait enrichi alors qu'il n'avait rien. Le pur amour, le complet d�sint�ressement �taient la religion et la morale de cette noble femme. Comment me serais-je trouv�e en d�saccord sur quoi que ce soit avec elle ou avec les siens? Cela n'arriva jamais.

Leur opinion politique �tait le bonapartisme non raisonn�, � l'�tat de passion contre la restauration monarchique, œuvre de la lance des cosaques et de la trahison des grands g�n�raux de l'Empire. Ils ne voyaient pas dans la bourgeoisie dont ils faisaient partie une trahison plus vaste, une invasion plus d�cisive. Cela ne se voyait pas alors, et la chute de l'empereur n'�tait bien comprise par personne. Les d�bris de la grande arm�e ne songeaient pas � l'imputer au lib�ralisme doctrinaire, qui en avait pourtant bien pris sa bonne part. Dans les temps d'oppression, toutes les oppositions arrivent vite � se donner la main. L'id�e r�publicaine se personnifiait alors dans Carnot, et les bonapartistes purs se r�conciliaient avec l'id�e, � cause de l'homme qui avait �t� grand avec Napol�on dans le malheur et dans le danger de la patrie.

{Lub 21} Je pouvais donc continuer � �tre r�publicaine avec Jean-Jacques Rousseau, et bonapartiste avec mes amis du Plessis, ne connaissant pas assez l'histoire de mon temps, et n'�tant pas, en ce moment-l�, assez port�e � la r�flexion et � l'�tude des causes pour me d�brouiller dans la divergence des faits; mes amis, comme la plupart des fran�ais � cette �poque, n'y voyaient pas moins trouble que moi.

Il y avait pourtant des opinions aupr�s de nous qui eussent d� me donner � penser. Le fr�re a�n� de James {CL 416} et quelques-uns de ses plus vieux amis s'�taient ralli�s avec ardeur � la monarchie et d�testaient le souvenir des guerres ruineuses de l'Empire. Était-ce affaire d'int�r�t, consid�ration de fortune, ou amour de la s�curit�? James bataillait contre eux en vrai chevalier de la France, ne voyant que l'honneur du drapeau, l'horreur de l'�tranger, la honte de la d�faite et la douleur de la trahison. Apr�s sept ans de restauration, il avait encore des larmes pour les h�ros du pass�, et comme il n'�tait ni b�te, ni ridicule, ni culotte de peau, on �coutait avec �motion ses longues histoires de guerre souvent r�p�t�es, mais toujours pittoresques et saisissantes. Je les savais par cœur, et je les �coutais encore, y d�couvrant un talent de romancier historique qui m'attachait, quoique je fusse bien loin de songer � devenir un romancier moi-m�me. Quelques passages du roman de Jacques m'ont �t� sugg�r�s par de vagues souvenirs des r�cits de mon p�re James.

Puisque j'ai nomm� Lo�sa Puget, que j'ai perdue de vue au bout de deux ou trois ans, je dois un souvenir � cette enfant remarquable que j'ai � peine connue jeune fille. Elle avait quelques ann�es de moins que moi, et cela faisait alors une si grande diff�rence que je ne me rappelle pas sans quelque �tonnement l'esp�ce de liaison que nous avions ensemble. Il est certain qu'elle fut � peu pr�s le seul �tre avec qui je m'entretins parfois d'art et de litt�rature au Plessis. Elle �tait donc d'une grande pr�cocit� d'esprit et montrait une aptitude en m�me temps qu'une paresse singuli�re dans toutes ses �tudes. Elle fut, je crois, une victime de la facilit�. Elle comprenait tout d'embl�e et s'assimilait promptement toutes les id�es musicales et litt�raires. Sa m�re avait �t� cantatrice en province, et, quoiqu'elle e�t la voix cass�e, chantait encore admirablement bien quand elle consentait � se {Lub 22} faire entendre en petit comit�. Elle �tait aussi tr�s-bonne musicienne et {CL 417} tourmentait Lo�sa pour qu'elle �tudi�t s�rieusement, au lieu d'improviser au hasard. Lo�sa, qui avait du bonheur dans ses improvisations, ne l'�coutait gu�re. C'�tait un enfant terrible, plus terrible que tous ceux du Plessis. Jolie comme un ange, pleine de reparties dr�les, elle savait se faire g�ter par tout le monde. Je crois qu'elle s'est g�t�e aussi elle-m�me � force de se contenter, esprit facile, de ses id�es faciles. Elle a produit des choses gaies d'intention, spontan�es, d'un rhythme heureux, d'une couleur nette et d'une parfaite rondeur. Ce sont des qualit�s qui l'emportent encore sur la vulgarit� du genre. Mais moi qui me souviens d'elle plus qu'elle ne l'imagine peut-�tre (car j'�tais d�j� dans l'�ge de l'attention quand elle n'�tait encore que dans celui de l'intuition), je sais qu'il y avait en elle beaucoup plus qu'elle n'a donn�; et si l'on me disait que, retir�e et comme oubli�e en province, elle a produit quelque œuvre plus s�rieuse et plus sentie que ses anciennes chansons, ne f�t-ce que d'autres chansons (car la forme et la dimension ne font rien � la qualit� des choses), je ne serais pas �tonn�e du tout d'un progr�s immense de sa part.

{Presse 16/5/1855 1} Il y avait dans la maison un personnage assez fantastique qui s'appelait M. Stanislas Hue. C'�tait un vieux gar�on surmont� d'un gazon jaun�tre et dont les traits durs n'�taient pas sans quelque analogie avec ceux de Deschartres: mais il ne s'y trouvait point la ligne de beaut� originelle qui, en d�pit du h�le, de l'�ge et de l'expression � la fois bourrue et comique, r�v�lait la beaut� de l'�me de mon p�dagogue. Le p�re Stanislas, on appelle volontiers ainsi ces vieux hommes sans famille qui passent � l'�tat de moines grognons, n'�tait ni bon ni d�vou�. Il �tait souvent aimable, ne manquant ni de savoir ni d'esprit: mais il pensait et disait volontiers du mal de tout le monde. Il voyait en noir et n'avait peut-�tre pas le droit {CL 418} d'�tre misanthrope, n'�tant pas meilleur et plus aimant qu'un autre.

Ses manies divertissaient la famille, bien qu'on n'os�t pas en rire devant lui. Je l'osai pourtant, ayant l'habitude de faire rire Deschartres de lui-m�me et croyant la plaisanterie ouverte plus acceptable que la moquerie d�tourn�e. Je le rendis furieux, et puis il en revint. Et puis, il se {Lub 23} ref�cha et se d�f�cha je ne sais combien de fois. Tant�t il avait un faible pour mes taquineries et les provoquait. Tant�t elles l'irritaient d'une fa�on burlesque. Il �tait pourtant tr�s-obligeant pour moi en g�n�ral. Le beau cheval que je montais �tait � lui. C'�tait un andalous noir appel� Figaro, qui avait vingt-cinq ans, mais qui avait encore la souplesse, l'ardeur et la solidit� d'un jeune cheval. Quelquefois son ma�tre me le refusait, quand je l'avais mis de mauvaise humeur. Figaro se trouvait tout � coup boiteux. Mon p�re James allait me le chercher pendant que M. Stanislas avait le dos tourn�. Nous partions au grand galop, et au bout de deux heures nous revenions lui dire que Figaro allait beaucoup mieux, l'air lui ayant fait du bien. Il s'en vengeait, au dire de James, par une bonne note bien m�chante dans son journal; car il faisait un journal jour par jour, heure par heure, de tout ce qui se disait et se faisait autour de lui, et il avait ainsi, disait-on, vingt-cinq ans de sa vie consign�s, jusqu'aux plus insignifiants d�tails, dans une montagne de cahiers pour lesquels il lui fallait une voiture de transport dans ses d�placements et une chambre particuli�re dans ses �tablissements. Je ne crois pas qu'il y ait eu d'homme plus charg� de ses souvenirs et plus embarrass� de son pass�.

Une autre manie consistait � ne rien laisser perdre de ce qui tra�nait. Il ramassait, dans tous les coins de la maison et du jardin, les objets oubli�s ou abandonn�s, une b�che cass�e, un mouchoir de poche, un vieux soulier un {CL 419} vieux chenet, une paire de ciseaux. L'appartement qu'il occupait au Plessis �tait un mus�e encombr� jusqu'au plafond de guenilles et de vieilles ferrailles. Ce n'�tait ni avarice ni penchant au larcin, car tout cela �tait pour lui sans usage, et une fois entr� dans son capharna�m, n'en devait sortir qu'� sa mort. Tout ce qu'on peut pr�sumer de la cause de cette fantaisie, c'est que son vieux fonds de malice et de critique le portait � faire chercher aux gens peu soigneux les objets �gar�s. C'�tait une secr�te joie pour lui de mettre les domestiques, les enfants et les h�tes de la maison en peine et en recherches. On n'avait pas la libert� de poser un livre sur le piano ou sur la table du salon, d'accrocher son chapeau � un arbre, de mettre un r�teau contre un mur ou un bougeoir sur l'escalier, sans qu'au retour, f�t-ce au bout de {Lub 24} cinq minutes, l'objet n'e�t disparu pour ne jamais repara�tre, tandis qu'il vous �piait, riant en sa barbe et se frottant le menton. « Ne cherchez pas, disait madame Ang�le, ou p�n�trez, si vous pouvez, dans le magasin du p�re Stanislas. » Or, c'�tait l� chose k impossible. Le p�re Stanislas se renfermait au verrou quand il entrait chez lui et emportait sa clef quand il en sortait. Jamais �me vivante n'avait balay� ou �pousset� son cabinet de curiosit�s. Il a �t� mourir dans un autre ch�teau, chez M. de Rochambeau, je crois, o� il avait transport� dans des fourgons tout son attirail, et quand tous ces tr�sors sortirent de la poussi�re pour �tre inventori�s, on m'a dit qu'il y en aurait eu pour des frais consid�rables d'inventaire, si l'on n'e�t pris le parti d'estimer le tout � dix-huit francs.

Ce vieux renard avait, disait-on, douze mille livres de rente. Il avait �t� administrateur des guerres, si j'ai bonne m�moire. Ne voulant pas d�penser sa petite fortune, il se mettait en pension chez des amis, au moindre prix possible, et accumulait son revenu. C'�tait un pensionnaire {CL 420} insupportable � la longue, grognant � sa mani�re, qui consistait � railler am�rement le caf� trouble ou la sauce tourn�e et � d�chirer � belles dents la gouvernante ou le cuisinier. Il �tait le parrain de la derni�re fille de James, paraissait l'aimer beaucoup et faisait entendre adroitement qu'il se chargeait de sa dot dans l'avenir; mais il n'en fit rien, et, content d'avoir fait enrager son monde, mourut sans songer � personne.

Ma m�re, ma sœur et Pierret vinrent rarement passer un jour ou deux au Plessis, pour savoir si je m'y trouvais bien et si je d�sirais y rester. C'�tait tout mon d�sir, et tout alla bien entre ma m�re et moi jusque vers la fin du printemps.

À cette �poque, M. et madame Duplessis all�rent passer quelques jours � Paris, et bien que je demeurasse chez ma m�re, ils venaient me prendre tous les matins pour courir avec eux, d�ner au cabaret, comme ils disaient, et fl�ner le soir sur les boulevards. Ce cabaret c'�tait toujours le caf� de Paris ou les Fr�res proven�aux; cette fl�nerie, c'�tait l'Op�ra, la Porte-Daint-Martin, ou quelque mimodrame l du cirque, qui r�veillait les souvenirs guerriers de James. Ma m�re �tait invit�e � toutes ces parties; mais bien qu'elle aim�t ce genre d'amusement, {Lub 25} elle m'y laissait aller sans elle le plus souvent. Il semblait qu'elle voul�t remettre tous ses droits et toutes ses fonctions maternelles � madame Duplessis.

Un de ces soirs-l�, nous prenions apr�s le spectacle des glaces chez Tortoni, quand ma m�re Ang�le dit � son mari: « Tiens, voil� Casimir! » Un jeune homme mince, assez �l�gant, d'une figure gaie et d'une allure militaire, vint leur serrer la main et r�pondre aux questions empress�es qu'on lui adressait sur son p�re, le colonel Dudevant, tr�s-aim� et respect� de la famille. Il s'assit aupr�s de madame Ang�le et lui demanda tout bas qui j'�tais. {CL 421} « C'est ma fille, r�pondit-elle tout haut. — Alors, reprit-il tout bas, c'est donc ma femme? Vous savez que vous m'avez promis la main de votre fille a�n�e. Je croyais que ce serait Wilfrid, mais comme celle-ci me para�t d'un �ge mieux assorti au mien, je l'accepte, si vous voulez me la donner. » Madame Ang�le se mit � rire, mais cette plaisanterie fut une pr�diction.

Quelques jours apr�s, Casimir Dudevant vint au Plessis et se mit de nos parties d'enfants avec un entrain et une gaiet� pour son propre compte qui ne pouvaient me sembler que de bon augure pour son caract�re. Il ne me fit pas la cour, ce qui e�t troubl� notre sans-g�ne, et n'y songea m�me pas. Il se faisait entre nous une camaraderie tranquille, et il disait � madame Ang�le, qui avait depuis longtemps l'habitude de l'appeler son gendre: « Votre fille est un bon gar�on; » tandis que je disais de mon c�t�: « Votre gendre est un bon enfant. »

Je ne sais qui poussa � continuer tout haut la plaisanterie. Le p�re Stanilas, press� d'y entendre malice, me criait dans le jardin quand on y jouait aux barres: « Courez donc apr�s votre mari! » Casimir emport� par le jeu, criait de son c�t�: « D�livrez donc ma femme! » nous en v�nmes � nous traiter de mari et femme avec aussi peu d'embarras et de passion que le petit Norbert et la petite Justine eussent pu en avoir.

Un jour, le p�re Stanislas m'ayant dit � ce propos je ne sais quelle m�chancet� dans le parc, je passai mon bras sous le sien et demandai � ce vieux ours pourquoi il voulait donner une tournure am�re aux choses les plus insignifiantes.

« Parce que vous �tes folle de vous imaginer, r�pondit-il, que vous allez �pouser ce gar�on-l�. Il aura soixante {Lub 26} ou quatre-vingt mille livres de rente, et certainement il ne veut point de vous pour femme.

— Je vous donne ma parole d'honneur, lui dis-je, que {CL 422} je n'ai pas song� un seul instant � l'avoir pour mari; et puisqu'une plaisanterie, qui e�t �t� de mauvais ton si elle n'e�t commenc� entre des personnes aussi chastes que nous le sommes toutes ici, peut tourner au s�rieux dans des cervelles chagrines comme la v�tre, je vais prier mon p�re et ma m�re de la faire cesser bien vite. »

Le p�re James, que je rencontrai le premier en rentrant dans la maison, r�pondit � ma r�clamation que le p�re Stanislas radotait. « Si vous voulez faire attention aux �pigrammes de ce vieux chinois, dit-il, vous ne pourrez jamais lever un doigt qu'il n'y trouve � gloser. Il ne s'agit pas de �a. Parlons s�rieusement. Le colonel Dudevant a, en effet, une belle fortune, un beau revenu, moiti� du fait de sa femme, moiti� du sien; mais dans le sien il faut consid�rer comme personnelles ses pensions de retraite, d'officier m de la L�gion d'honneur, de baron de l'Empire, etc. Il n'a de son chef qu'une assez belle terre en Gascogne, et son fils, qui n'est pas celui de sa femme, et qui est fils naturel, n'a droit qu'� la moiti� de cet h�ritage. Probablement il aura le tout, parce que son p�re l'aime et n'a pas d'autres enfants; mais, tout compte fait, sa fortune n'exc�dera jamais la v�tre et m�me sera moindre au commencement. Ainsi, il n'y a rien d'impossible � ce que vous soyez r�ellement mari et femme comme nous en faisions la plaisanterie, et ce mariage serait encore plus avantageux pour lui qu'il ne le serait pour vous. n Ayez donc la conscience en repos, et faites {Presse 16/5/1855 2} comme vous voudrez. Repoussez la plaisanterie si elle vous choque; n'y faites pas attention, si elle vous est indiff�rente.

— Elle m'est indiff�rente, r�pondis-je, et je craindrais d'�tre ridicule et de lui donner de la consistance si je m'en occupais. »

Les choses en rest�rent l�. Casimir partit et revint. À son retour, il fut plus s�rieux avec moi et me demanda ma main � moi-m�me avec beaucoup de franchise et de nettet�. {CL 423} « Cela n'est peut-�tre pas conforme aux usages, me dit-il; mais je ne veux obtenir le premier consentement que de vous seule, en toute libert� d'esprit. Si je ne vous suis pas antipathique et que vous ne puissiez {Lub 27} pourtant pas vous prononcer si vite, faites un peu plus d'attention � moi, et vous me direz dans quelques jours, dans quelque temps, quand vous voudrez, si vous m'autorisez � faire agir mon p�re aupr�s de votre m�re. »

Cela me mettait fort � l'aise. M. et madame Duplessis m'avaient dit tant de bien de Casimir et de sa famille, que je n'avais pas de motifs pour ne pas lui accorder une attention plus s�rieuse que je n'avais encore fait. Je trouvais de la sinc�rit� dans ses paroles et dans toute sa mani�re d'�tre. Il ne me parlait point d'amour et s'avouait peu dispos� � la passion subite, � l'enthousiasme, et, dans tous les cas, inhabile � l'exprimer d'une mani�re s�duisante. Il parlait o d'une amiti� � toute �preuve et comparait le tranquille bonheur domestique de nos h�tes � celui qu'il croyait pouvoir jurer de me procurer. « Pour vous prouver que je suis s�r de moi, disait-il, je veux vous avouer que j'ai �t� frapp�, � la premi�re vue, de votre air bon et raisonnable. Je ne vous ai trouv�e ni belle ni jolie; je ne savais pas qui vous �tiez, je n'avais jamais entendu parler de vous; et cependant, lorsque j'ai dit en riant � madame Ang�le que vous seriez ma femme, j'ai senti tout � coup en moi la pens�e que si une telle chose arrivait, j'en serais bien heureux. Cette id�e vague m'est revenue tous les jours plus nette, et quand je me suis mis � rire et � jouer avec vous, il m'a sembl� que je vous connaissais depuis longtemps et que nous �tions deux vieux amis. »

Je crois qu'� l'�poque de ma vie o� je me trouvais, et au sortir de si grandes irr�solutions entre le couvent et la famille, une passion brusque m'e�t �pouvant�e. Je ne l'eusse pas comprise, elle m'e�t peut-�tre sembl� jou�e, ou ridicule, {CL 424} comme celle du premier pr�tendant qui s'�tait offert au Plessis. Mon cœur n'avait jamais fait un pas en avant de mon ignorance; aucune inqui�tude de mon �tre n'e�t troubl� mon raisonnement ou endormi ma m�fiance. Je trouvai donc le raisonnement de Casimir sympathique, et, apr�s avoir consult� mes h�tes, je restai avec lui dans les termes de cette douce camaraderie qui venait de prendre une sorte de droit d'exister entre nous.

Je n'avais jamais �t� l'objet de ces soins exclusifs, de cette soumission volontaire et heureuse qui �tonnent et touchent un jeune cœur. Je ne pouvais pas ne point {Lub 28} regarder bient�t Casimir comme le meilleur et le plus s�r de mes amis.

Nous arrange�mes avec madame Ang�le une entrevue entre le colonel et ma m�re, et jusque-l� nous ne f�mes point de projets, puisque l'avenir d�pendait du caprice de ma m�re, qui pouvait faire tout manquer. Si elle e�t refus�, nous devions n'y plus songer et rester en bonne estime l'un de l'autre.

Ma m�re vint au Plessis et fut frapp�e, comme moi, d'un tendre respect pour la belle figure, les cheveux d'argent, l'air de distinction et de bont� du vieux colonel. Ils caus�rent ensemble et avec nos h�tes. Ma m�re me dit ensuite: « J'ai dit oui, mais pas de mani�re � ne m'en pas d�dire. Je ne sais pas encore si le fils me pla�t. Il n'est pas beau. J'aurais aim� un beau gendre pour me donner le bras. » Le colonnel prit le mien pour aller voir une prairie artificielle derri�re la maison, tout en causant agriculture avec James. Il marchait difficilement, ayant eu d�j� de violentes attaques de goutte. Quand nous f�mes s�par�s avec James des autres promeneurs, il me parla avec une grande affection, me dit que je lui plaisais extraordinairement et qu'il regarderait comme un tr�s-grand bonheur dans sa vie de m'avoir pour sa fille.

{CL 425} Ma m�re resta quelques jours, fut aimable et gaie, taquina son futur gendre pour l'�prouver, le trouva bon gar�on, et partit en nous permettant de rester ensemble sous les yeux de madame Ang�le. Il avait �t� convenu que l'on attendrait pour fixer l'�poque du mariage le retour � Paris de madame Dudevant, qui avait �t� passer quelque temps dans sa famille, au Mans. Jusque-l� on devait prendre connaissance entre parents de la fortune r�ciproque, et le colonel devait r�gler le sort que, de son vivant, il voulait assurer � son fils.

Au bout d'une quinzaine, ma m�re retomba comme une bombe au Plessis. Elle avait d�couvert que Casimir, au milieu d'une existence d�sordonn�e, avait �t� pendant quelque temps gar�on de caf�. Je ne sais o� elle avait p�ch� cette billeves�e. Je crois que c'�tait un r�ve qu'elle avait fait la nuit pr�c�dente et qu'au r�veil elle avait pris au s�rieux. Ce grief fut accueilli par des rires qui la mirent en col�re. James eut beau lui r�pondre s�rieusement, lui dire qu'il n'avait presque jamais perdu de vue la famille Dudevant, que Casimir n'�tait jamais tomb� dans aucun {Lub 29} d�sordre; Casimir lui-m�me eut beau protester qu'il n'y avait pas de honte � �tre gar�on de caf�, mais que n'ayant quitt� l'�cole militaire que pour faire campagne comme sous-lieutenant, et n'ayant quitt� l'arm�e au licenciement que pour faire son droit � Paris, demeurant chez son p�re et jouissant d'une bonne pension, ou le suivant � la campagne o� il �tait sur le pied d'un fils de famille, il n'avait jamais eu, m�me pendant huit jours, m�me pendant douze heures, le loisir de servir dans un caf�; elle s'y obstina, pr�tendit qu'on se jouait d'elle, et m'emmenant dehors, se r�pandit en invectives d�lirantes contre Madame Ang�le, ses moeurs, le ton de sa maison et les intrigues de Duplessis, qui faisait m�tier de marier les h�riti�res avec des aventuriers pour en tirer des pots-de-vin, etc., etc.

{CL 426} Elle �tait dans un paroxysme si violent que j'en fus effray�e pour sa raison et m'effor�ai de l'en distraire en lui disant que j'allais faire mon paquet et partir tout de suite avec elle; qu'� Paris elle prendrait toutes les informations qu'elle pourrait souhaiter, et que, tant qu'elle ne serait pas satisfaite, nous ne verrions pas Casimir. Elle se calma aussit�t. « Oui, oui! dit-elle. Allons faire nos paquets! » Mais � peine avais-je commenc�, qu'elle me dit: « R�flexion faite, je m'en vas. Je me d�plais ici. Tu t'y plais, restes-y. Je m'informerai, et je te ferai savoir ce que l'on m'aura dit. »

Elle partit le soir m�me, revint encore faire des sc�nes du m�me genre, et, en somme, sans en �tre beaucoup pri�e, me laissa au Plessis jusqu'� l'arriv�e de madame Dudevant � Paris. Voyant alors qu'elle donnait suite au mariage et me rappelait aupr�s d'elle avec des intentions qui paraissaient s�rieuses, je la rejoignis rue Saint-Lazare, dans un nouvel appartement assez petit et assez laid, qu'elle avait lou� derri�re l'ancien Tivoli. Des fen�tres de mon cabinet de toilette je voyais ce vaste jardin, et dans la journ�e, je pouvais, pour une tr�s-mince r�tribution, m'y promener avec mon fr�re, qui venait d'arriver et qui s'installa dans une soupente au-dessus de nous.

Hippolyte avait fini son temps, et, bien qu'� la veille d'�tre nomm� officier, il n'avait pas voulu renouveler son engagement. Il avait pris en horreur l'�tat militaire, o� il s'�tait jet� avec passion. Il avait compt� y faire un avancement plus rapide: mais il voyait bien que l'abandon {Lub 30} des Villeneuve s'�tait �tendu jusqu'� lui, et il trouvait ce m�tier de troupier en garnison, sans espoir de guerre et d'honneur, abrutissant pour l'intelligence et infructueux pour l'avenir. Il pouvait vivre sans mis�re avec sa petite pension, et je lui offris, sans �tre contrari�e par ma m�re, qui l'aimait beaucoup, de demeurer chez moi jusqu'� ce {CL 427} qu'il e�t avis�, comme il en avait le dessein, � se pourvoir d'un nouvel �tat.

Son intervention entre ma m�re et moi fut tr�s-bonne. Il savait beaucoup mieux que moi trouver le joint de ce caract�re malade. Il riait de ses emportements, la flattait ou la raillait. Il la grondait m�me, et de lui elle souffrait tout. Son cuir de hussard n'�tait pas aussi facile � entamer que ma susceptibilit� de jeune fille, et l'insouciance qu'il montrait devant ses algarades les rendait tellement inutiles qu'elle y renon�ait aussit�t. Il me r�confortait de son mieux trouvant que j'�tais folle de me tant affecter de ces in�galit�s d'humeur, qui lui semblaient de bien petites choses en comparaison de la salle de police et des coups de torchon du r�giment.

Madame Dudevant vint faire sa visite officielle � ma m�re. Elle ne la valait certes pas pour le cœur et l'intelligence, mais elle avait des mani�res de grande dame et l'ext�rieur d'un ange de douceur. Je donnai t�te baiss�e dans la sympathie que son petit air souffrant, sa voix faible et sa jolie figure distingu�e inspiraient d�s l'abord et m'inspir�rent, � moi, plus longtemps que de raison. Ma m�re fut flatt�e de ses avances qui caressaient justement l'endroit froiss� de son orgueil. Le mariage fut d�cid�; et puis il fut remis en question, et puis rompu, et puis repris au gr� de caprices qui dur�rent jusqu'� l'automne et qui me rendirent encore souvent bien malheureuse et bien malade; car j'avais beau reconna�tre avec mon fr�re qu'au fond de tout cela ma m�re m'aimait et ne pensait pas un mot des affronts que prodiguait sa langue, je ne pouvais m'habituer � ces alternatives de gaiet� folle et de sombre col�re, de tendresse expansive et d'indiff�rence apparente ou d'aversion fantasque.

Elle n'avait point de retours pour Casimir. Elle l'avait pris en grippe, parce que, disait-elle, son nez ne lui plaisait {CL 428} pas. Elle acceptait ses soins et s'amusait � exercer sa patience, qui n'�tait pas grande et qui pourtant se soutint, avec l'aide d'Hippolyte et l'intervention de {Lub 31} Pierret. Mais elle m'en disait pis que pendre, et ses accusations portaient si � faux qu'il leur �tait impossible de ne pas produire une r�action d'indulgence ou de foi dans les cœurs qu'elle voulait aigrir ou d�sabuser.

Enfin elle se d�cida, apr�s bien des pourparlers d'affaires assez blessants. Elle voulait me marier sous le r�gime dotal, et M. Dudevant p�re y faisait quelque r�sistance � cause des motifs de m�fiance ntre son fils qu'elle lui exprimait sans m�nagement. J'avais engag� Casimir � r�sister de son mieux � cette mesure conservatrice de la propri�t�, qui a presque toujours pour r�sultat de sacrifier la libert� morale de l'individu � l'immobilit� tyrannique de l'immeuble. Pour rien au monde je n'eusse vendu la maison et le jardin de Nohant, mais bien une partie des terres, afin de me faire un revenu en rapport avec la d�pense qu'entra�nait l'importance relative de l'habitation. Je savais que ma grand'm�re avait toujours �t� g�n�e � cause de cette disproportion; mais mon mari dut c�der devant l'obstination de ma m�re, qui go�tait le plaisir de faire un dernier acte d'autorit�.

Nous f�mes mari�s en septembre 1822, et apr�s les visites et retours de noces, apr�s une pause de quelques jours chez nos chers amis du Plessis, nous part�mes avec mon fr�re pour Nohant, o� nous f�mes re�us avec joie par le bon Deschartres.


Variantes

  1. 1810-1832 {CL} (cette inadvertance de l'�diteur est corrig�e dans la table des mati�res du T.3) ♦ 1819-1822 {Lub} (cette indavertance de l'�diteur est r�p�t�e dans la table des mati�res du T.1. Nous corrigeons)
  2. Chapitre 6. Sommaire {Ms}Chapitre Vingt et uni�me {Presse}, {Lecou} ♦ Chapitre huiti�me {LP} ♦ VIII {CL}
  3. � la campagne. Quelques jours [apr�s j'allai ray�] avant j'avais �t� avec Clotilde entendre une messe basse dans une autre �glise. Comme c'�tait � l'approche des P�ques [les confessionnaux �taient pleins et ray�] les pr�tres confessaient durant les offices pour d�p�cher la besogne. Nous �tions plac�es [Clotilde et moi ray�] aupr�s d'un des confessionnaux et la foule �tait si compacte que nous ne pouvions nous en �loigner. Une femme �tait � genoux nous tournant le dos, le pr�tre en pleine face du public, s�par� de nous par ces harreaux l�gers qui n'interceptent point la vue. Je reconnus l'abb� *** que j'avais vu au couvent. C'�tait un bel italien, encore jeune, qui se contenait de son mieux devant les religieuses, mais qui avait l'œil trop vif pour un homme d'�glise. Il me reconnut aussi je pense, me sourit avec son beau regard brillant, et voyant peut-�tre que je l'observais, posa l'homme ennuy� qui b�ille et n'�coute point. Puis il se pencha pour faire tout bas son exhortation � la p�nitente, et je vis qu'il riait et se moquait presque ouvertement, soit d'elle, soit de la fonction qu'il remplissait. {Ms}� la campagne. {Presse} et sq.
  4. et plus indulgent {Ms}, {Presse}, {Lecou} ♦ et plus intelligent {LP} et sq.
  5. Encore jolie et coquette, rieuse et l�g�re en ses propos, elle n'avait {Ms}Encore jolie et rieuse, elle n'avait {Presse} et sq.
  6. et lisait Walter Scott avec rage {Ms}et lisait M. d'Arlincourt avec rage {Presse} et sq.
  7. relation de la volont� avec Celui {Ms}, {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ relation avec Celui {CL} ♦ relation de la volont� avec Celui {Lub} r�tablissant la le�on originale, la phrase n'ayant plus de sens dans {CL} nous le suivons
  8. g�n�reuse nature {Ms}, {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ g�n�reuse cr�ature {CL}
  9. toute la [campagne ray�] nature qui m�rit�t {Ms}toute la nature, qui m�ritait {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ toute la nature qui m�rit�t {CL}
  10. Gondoin Saint-Aignan {CL} ♦ Gondo�in Saint-Agnan {Lub} (nous le suivons; il en sera de m�me par la suite, tant pour Gondo�in que pour Saint-Agnan, avec la marque derri�re le nom)
  11. Or c'�tait la chose {Ms}Or, c'�tait la chose {Presse}, {Lecou} ♦ Or, c'�tait l� chose {LP} et sq.
  12. la porte St Martin [et apr�s, des glaces chez Tortoni ray�] ou quelque mimodrame {Ms}
  13. comme personnelles ses pensions de retraite, d'officier {Ms}comme personnelle sa pension de retraite d'officier {Presse}, {Lecou}, {LP}, {CL} ♦ comme personnelles ses pensions de retraite, d'officier {Lub} r�tablissant la le�on originale car il y avait en fait trois pensions; nous le suivons
  14. avantageux pour lui si nous parlons affaire comme le p�re Stanislas, qui ne voit jamais que la question d'argent, qu'il ne le serait pour vous. {Ms}avantageux pour lui qu'il ne le serait pour vous. {Presse} et sq.
  15. s�duisante. Il [y avait une grande ray�] mettait de la modestie dans son appr�ciation de lui-m�me et de sa position. Il parlair {Ms}s�duisante. Il parlait {Presse} et sq.

Notes