Singularités, grandeurs et agitations de ma mère. — Une nuit d'expansion. — Parallèle. — Le Plessis. Mon père James et ma mère Angèle. — Bonheur de la campagne. — Retour à la santé, à la jeunesse et à la gaieté. — Les enfants de la maison. — Opinions du temps. — Loïsa Puget. — M. Stanislas et son cabinet mystérieux. — Je rencontre mon futur mari. — Sa prédiction. — Notre amitié. — Son père. — Bizarreries nouvelles. — Retour de mon frère. — La baronne Dudevant. — Le régime dotal. — Mon mariage. — Retour à Nohant. — Automne 1823. |
Pour supporter une telle existence, il eût fallu être une sainte. Je ne l'étais pas, malgré mon ambition de le devenir. Je ne sentais pas mon organisation seconder les efforts de ma volonté. J'étais affreusement ébranlée dans tout mon être. Ce bouquet à toutes mes agitations et à toutes mes tristesses portait un si rude coup à mon système nerveux, que je ne dormais plus du tout et que je me sentais mourir de faim, sans pouvoir surmonter le dégoût que me causait la vue des aliments. J'étais secouée à tout instant par des sursauts fébriles et je sentais mon cœur aussi malade que mon corps. Je ne pouvais plus prier. J'essayai de faire mes dévotions à pâques. Ma mère ne voulut pas me permettre d'aller voir l'abbé de Prémord, qui m'eût fortifiée et consolée. Je me confessai à un vieux bourru qui, ne comprenant rien aux révoltes intérieures contre le respect filial dont je m'accusais, me demanda le pourquoi et le comment, et si ces révoltes de mon cœur étaient bien ou mal fondées.
{CL 397} « Ce n'est pas là la question, lui répondis-je. Selon ma religion, elles ne doivent jamais être assez fondées pour n'être pas combattues. Je m'accuse d'avoir soutenu ce combat avec mollesse. »
{Lub 6} Il persista à me demander de lui faire la confession de ma mère. Je ne répondis rien, voulant recevoir l'absolution et ne pas recommencer la scène de La Châtre.
« Au reste, si je vous interroge, dit-il, frappé de mon silence, c'est pour vous éprouver. Je voulais voir si vous accuseriez votre mère, et puisque vous ne le faites pas, je vois que votre repentir est réel et que je peux vous absoudre. »
Je trouvai cette épreuve inconvenante et dangereuse pour la sûreté des familles. Je me promis de ne plus me confesser au premier venu, et je commençai à sentir un grand dégoût pour la pratique d'un sacrement si mal administré. Je communiai le lendemain, mais sans ferveur, quelque effort que je fisse, et encore plus dérangée et choquée du bruit qui se faisait dans les églises que je ne l'avais été à la campagne. c
Les personnes qui entouraient ma mère étaient excellentes envers moi, mais ne pouvaient ou ne savaient pas me protéger. Ma bonne tante prétendait qu'il fallait rire des lubies de sa sœur et croyait la chose possible de ma part. Pierret, plus juste et plus intelligent d que ma mère à l'habitude, mais parfois aussi susceptible et aussi fantasque, prenait ma tristesse pour de la froideur et me la reprochait avec sa manière furibonde et comique qui ne pouvait plus me divertir. Ma bonne Clotilde ne pouvait rien pour moi. Ma sœur était froide et avait répondu à mes premières effusions avec une sorte de méfiance, comme si elle se fût attendue à de mauvais procédés de ma part. Son mari était un excellent homme qui n'avait aucune influence sur la famille. Mon grand-oncle de Beaumont ne {CL 398} fut point tendre. Il avait toujours eu un fonds d'égoïsme qui ne lui permettait plus de supporter une figure pâle et triste à sa table sans la taquiner jusqu'à la dureté. Il vieillissait aussi beaucoup, souffrait de la goutte et faisait de fréquentes algarades dans son intérieur, et même à ses convives quand ils ne s'efforçaient pas de le distraire et ne réussissaient pas à l'amuser. Il commençait à aimer les commérages, et je ne sais jusqu'à quel point ma mère ne l'avait pas imprégné de ceux dont j'étais l'objet à La Châtre!
Ma mère n'était pas cependant toujours tendue et irritée. Elle avait ses bons retours de candeur et de tendresse par où elle me reprenait. C'était là le pire. Si j'avais pu {Lub 7} arriver à la froideur et à l'indifférence, je serais peut-être arrivée au stoïcisme; mais cela m'était impossible. Qu'elle versât une larme, qu'elle eût pour moi une inquiétude, un soin maternel, je recommençais à l'aimer et à espérer. C'était la route du désespoir: tout était brisé et remis en question le lendemain.
Elle était malade. Elle traversait une crise qui fut exceptionnellement longue et douloureuse chez elle, sans jamais abattre son activité, son courage et son irritation. Cette énergique organisation ne pouvait franchir sans un combat terrible le seuil de la veillesse. Encore jolie et rieuse, elle n'avait e pourtant aucune jalousie de femme contre la jeunesse et la beauté des autres. C'était une nature chaste, quoi qu'on en ait dit et pensé, et ses mœurs étaient irréprochables. Elle avait le besoin des émotions violentes, et, quoique sa vie en eût été abreuvée, ce n'était jamais assez pour cette sorte de haine étrange et bien certainement fatale qu'elle avait pour le repos de l'esprit et du corps. Il lui fallait toujours renouveler son atmosphère agitée par des agitations nouvelles, changer de logement, se brouiller ou se raccommoder avec quelqu'un ou quelque chose, aller {CL 399} passer quelques heures à la campagne et se dépêcher de revenir tout d'un coup pour fuir la campagne; dîner dans un restaurant, et puis dans un autre; bouleverser même sa toilette de fond en comble chaque semaine.
Elle avait de petites manies qui résumaient bien cette mobilité inquiète. Elle achetait un chapeau qui lui semblait charmant. Le soir même, elle le trouvait hideux. Elle en ôtait le nœud, et puis les fleurs, et puis les ruches. Elle transposait tout cela avec beaucoup d'adresse et de goût. Son chapeau lui plaisait ainsi tout le lendemain. Mais le jour suivant c'était un autre changement radical, et ainsi pendant huit jours, jusqu'à ce que le malheureux chapeau, toujours transformé, lui devînt indifférent. Alors elle le portait avec un profond mépris, disant qu'elle ne se souciait d'aucune toilette et attendant qu'elle se prît de fantaisie pour un chapeau neuf.
Elle avait encore de très-beaux cheveux noirs. Elle s'ennuya d'être brune et mit une perruque blonde qui ne réussit point à l'enlaidir. Elle s'aima blonde pendant quelque temps, puis elle se déclara filasse et prit le châtain clair. Elle revint bientôt à un blond cendré, puis {Lub 8} retourna à un noir doux, et fit si bien que je la vis avec des cheveux différents pour chaque jour de la semaine.
Cette frivolité enfantine n'excluait pas des occupations laborieuses et des soins domestiques très-minutieux. Elle avait aussi ses délices d'imagination et lisait M. d'Arlincourt avec rage f jusqu'au milieu de la nuit, ce qui ne l'empêchait pas d'être debout à six heures du matin et de recommencer ses toilettes, ses courses, ses travaux d'aiguille, ses rires, ses désespoirs et ses emportements.
Quand elle était de bonne humeur, elle était vraiment charmante et il était impossible de ne pas se laisser aller à sa gaieté pleine de verve et de saillies pittoresques. Malheureusement cela ne durait jamais une journée entière, {CL 400} et la foudre tombait sur vous on ne savait de quel coin du ciel.
Elle m'aimait cependant, ou du moins elle aimait en moi le souvenir de mon père et celui de mon enfance; mais elle haïssait aussi en moi le souvenir de ma grand'mère et de Deschartres. Elle avait couvé trop de ressentiment et dévoré trop d'humiliations intérieures pour n'avoir pas besoin d'une éruption de volcan longue, terrible, complète. La réalité ne lui suffisait pas pour accuser et maudire. Il fallait que l'imagination se mît de la partie. Si elle digérait mal, elle se croyait empoisonnée et n'était pas loin de m'en accuser.
Un jour, ou plutôt une nuit, je crus que toute amertume devait être effacée entre nous et que nous allions nous entendre et nous aimer sans souffrance.
Elle avait été dans le jour d'une violence extrême, et, comme de coutume, elle était bonne et pleine de raison dans son apaisement. Elle se coucha et me dit de rester près de son lit jusqu'à ce qu'elle dormît, parce qu'elle se sentait triste. Je l'amenai, je ne sais comment, à m'ouvrir son cœur, et j'y lus tout le malheur de sa vie et de son organisation. Elle me raconta plus de choses que je n'en voulais savoir, mais je dois dire qu'elle le fit avec une simplicité et une sorte de grandeur singulières. Elle s'anima au souvenir de ses émotions, rit, pleura, accusa, raisonna même avec beaucoup d'esprit, de sensibilité et de force. Elle voulait m'initier au secret de toutes ses infortunes, et, comme emportée par une fatalité de la douleur, elle cherchait en moi l'excuse de ses souffrances et la réhabilitation de son âme.
{Lub 9} « Après tout, dit-elle en se résumant et en s'asseyant sur son lit, où elle était belle avec son madras rouge sur sa figure pâle qu'éclairaient de si grands yeux noirs, je ne me sens coupable de rien. Il ne me semble pas que j'aie {CL 401} jamais commis sciemment une mauvaise action; j'ai été {Presse 12/5/1855 2} entraînée, poussée, souvent forcée de voir et d'agir. Tout mon crime, c'est d'avoir aimé. Ah! Si je n'avais pas aimé ton père, je serais riche, libre, insouciante et sans reproche, puisque avant ce jour-là je n'avais jamais réfléchi à quoi que ce soit. Est-ce qu'on m'avait enseigné à réfléchir, moi? Je ne savais ni a ni b . Je n'étais pas plus fautive qu'une linotte. Je disais mes prières soir et matin comme on me les avait apprises, et jamais Dieu ne m'avait fait sentir qu'elles ne fussent pas bien reçues.
» Mais à peine me fus-je attachée à ton père que le malheur et le tourment se mirent après moi. On me dit, on m'apprit que j'étais indigne d'aimer. Je n'en savais rien et je n'y croyais guère. Je sentais mon cœur plus aimant et mon amour plus vrai que ceux de ces grandes dames qui me méprisaient et à qui je le rendais bien. J'étais aimée. Ton père me disait: “ Moque-toi de tout cela comme je m'en moque. ” J'étais heureuse et je le voyais heureux. Comment aurais-je pu me persuader que je le déshonorais?
» Voilà pourtant ce qu'on m'a dit sur tous les tons, quand il n'a plus été là pour me défendre. Il m'a fallu alors réfléchir, m'étonner, me questionner, arriver à me sentir humiliée et à me détester moi-même, ou bien à humilier les autres dans leur hypocrisie et à les détester de toutes mes forces.
» C'est alors que moi, si gaie, si insouciante, si sûre de moi, si franche, je me suis senti des ennemis. Je n'avais jamais haï: je me suis mise à haïr presque tout le monde. Je n'avais jamais pensé à ce que c'est que votre belle société avec sa morale, ses manières, ses prétentions. Ce que j'en avais vu m'avait toujours fait rire comme très-drôle. J'ai vu que c'était méchant et faux. Ah! Je te déclare bien que si, depuis mon veuvage, j'ai vécu sagement, ce n'est pas pour faire plaisir à ces gens-là, qui exigent des {CL 402} autres ce qu'ils ne font pas. C'est parce que je ne pouvais plus faire autrement. Je n'ai aimé qu'un homme dans ma vie, et après l'avoir perdu, je ne me souciais plus de rien ni de personne. »
{Lub 10} Elle pleura, au souvenir de mon père, des torrents de larmes, s'écriant: « Ah! Que je serais devenue bonne si nous avions pu vieillir ensemble! Mais Dieu me l'a arraché tout au milieu de mon bonheur. Je ne maudis pas Dieu: il est le maître; mais je déteste et maudis l'humanité! ... » — Et elle ajouta naïvement et comme lasse de cette effusion: « Quand j'y pense. Heureusement je n'y pense pas toujours. »
C'était la contre-partie de la confession de ma grand'mère que j'entendais et recevais. La mère et l'épouse se trouvaient là en complète opposition dans l'effet de leur douleur. L'une qui, ne sachant plus que faire de sa passion et ne pouvant la reporter sur personne, acceptait l'arrêt du ciel, mais sentait son énergie se convertir en haine contre le genre humain; l'autre qui, ne sachant plus que faire de sa tendresse, avait accusé Dieu, mais avait reporté sur ses semblables des trésors de charité.
Je restais ensevelie dans les réflexions que soulevait en moi ce double problème. Ma mère me dit brusquement: « Eh bien! Je t'en ai trop dit, je le vois, et à présent tu me condamnes et me méprises en connaissance de cause! J'aime mieux ça. J'aime mieux t'arracher de mon cœur et n'avoir plus rien à aimer après ton père, pas même toi!
— Quant à mon mépris, lui répondis-je en la prenant toute tremblante et toute crispée entre mes bras, vous vous trompez bien. Ce que je méprise, c'est le mépris du monde. Je suis aujourd'hui pour vous contre lui, bien plus que je ne l'étais à cet âge que vous me reprochez toujours d'avoir oublié. Vous n'aviez que mon cœur, et à présent ma raison et ma conscience sont avec vous. C'est le résultat de ma {CL 403} belle éducation que vous raillez trop, de la religion et de la philosophie que vous détestez tant. Pour moi, votre passé est sacré, non pas seulement parce que vous êtes ma mère, mais parce qu'il m'est prouvé par le raisonnement que vous n'avez jamais été coupable.
— Ah! Vraiment! Mon Dieu! S'écria ma mère, qui m'écoutait avec avidité. Alors, qu'est-ce que tu condamnes donc en moi?
— Votre aversion et vos rancunes contre ce monde, ce genre humain tout entier sur qui vous êtes entraînée à vous venger de vos souffrances. L'amour vous avait {Lub 11} faite heureuse et grande, la haine vous fait injuste et malheureuse.
— C'est vrai, c'est vrai! dit-elle. C'est trop vrai! Mais comment faire? Il faut aimer ou haïr. Je ne peux pas être indifférente et pardonner par lassitude.
— Pardonnez au moins par charité.
— La charité? Oui, tant qu'on voudra pour les pauvres malheureux qu'on oublie ou qu'on méprise parce qu'ils sont faibles! Pour les pauvres filles perdues qui meurent dans la crotte pour n'avoir jamais pu être aimées. De la charité pour ceux qui souffrent sans l'avoir mérité? Je leur donnerais jusqu'à ma chemise, tu le sais bien! Mais de la charité pour les comtesses, pour madame une telle qui a déshonoré cent fois un mari aussi bon que le mien, par galanterie; pour monsieur un tel qui n'a blâmé l'amour de ton père que le jour où j'ai refusé d'être sa maîtresse... Tous ces gens-là, vois-tu, sont des infâmes; ils font le mal, ils aiment le mal, et ils ont de la religion et de la vertu plein la bouche.
— Vous voyez pourtant qu'il y a, outre la loi divine, une loi fatale qui nous prescrit le pardon des injures et l'oubli des souffrances personnelles, car cette loi nous frappe et nous punit quand nous l'avons trop méconnue.
{CL 404} — Comment ça? Explique-toi clairement.
— À force de nous tendre l'esprit et de nous armer le cœur contre les gens mauvais et coupables, nous prenons l'habitude de méconnaître les innocents et d'accabler de nos soupçons et de nos rigueurs ceux qui nous respectent et nous chérissent.
— Ah! Tu dis cela pour toi! s'écria-t-elle.
— Oui, je le dis pour moi; mais je pourrais aussi le dire pour ma sœur, pour la vôtre, pour Pierret. Ne le croyez-vous pas, ne le dites-vous pas vous-même quand vous êtes calme?
— C'est vrai que je fais enrager tout le monde quand je m'y mets, reprit-elle; mais je ne sais pas le moyen de faire autrement. Plus j'y pense, plus je recommence, et ce qui m'a paru le plus injuste de ma part en m'endormant est ce qui me paraît le plus juste quand je me réveille. Ma tête travaille trop. Je sens quelquefois qu'elle éclate. Je ne suis bien portante et raisonnable que quand je ne pense à rien; mais cela ne dépend pas de moi du {Lub 12} tout. Plus je veux ne pas penser, plus je pense. Il faut que l'oubli vienne tout seul, à force de fatigue. C'est donc ce qu'on apprend dans tes livres, la faculté de ne rien penser du tout? »
On voit par cet entretien combien il m'était impossible d'agir sur l'instinct passionné de ma mère par le raisonnement, puisqu'elle prenait l'émotion de ses pensées tumultueuses pour de la réflexion, et cherchait son soulagement dans un étourdissement de lassitude qui lui ôtait toute conscience soutenue de ses injustices. Il y avait en elle un fonds de droiture admirable, obscurci à chaque instant par une fièvre d'imagination malade qu'elle n'était plus d'âge à combattre, ayant d'ailleurs vécu dans une complète ignorance des armes intellectuelles qu'il eût fallu employer.
C'était pourtant une âme très-religieuse, et elle aimait {CL 405} Dieu ardemment, comme un refuge contre l'injustice des autres et contre la sienne propre. Elle ne voyait de clémence et d'équité qu'en lui, et, comptant sur une miséricorde sans limites, elle ne songeait pas à ranimer et à développer en elle le reflet de cette perfection. Il n'était même pas possible de lui faire entendre par des mots l'idée de cette relation de la volonté avec Celui g qui nous la donne. « Dieu, disait-elle, sait bien que nous sommes faibles, puisqu'il lui a plu de nous faire ainsi. »
La dévotion de ma sœur l'irritait souvent. Elle abhorrait les prêtres et lui parlait de ses curés comme elle me parlait de mes vieilles comtesses. Elle ouvrait souvent les Évangiles pour en lire quelques versets. Cela lui faisait du bien ou du mal, selon qu'elle était bien ou mal disposée. Calme, elle s'attendrissait aux larmes et aux parfums de Madeleine; irritée, elle traitait le prochain comme Jésus traita les vendeurs dans le temple.
Elle s'endormit en me bénissant, en me remerciant du bien que je lui avais fait, et en déclarant qu'elle serait désormais toujours juste pour moi. « Ne t'inquiète plus, me dit-elle; je vois bien à présent que tu ne méritais pas tout le chagrin que je t'ai fait. Tu vois juste, tu as de bons sentiments. Aime-moi, et sois bien certaine qu'au fond je t'adore. »
Cela dura trois jours. C'était bien long pour ma pauvre mère. Le printemps était arrivé, et, à cette époque de l'année ma grand'mère avait toujours remarqué que son {Lub 13} caractère s'aigrissait davantage et frisait par moments l'aliénation; je vis qu'elle ne s'était pas trompée.
Je crois que ma mère elle-même sentit son mal et désira être seule pour me le cacher. Elle me mena à la campagne, chez des personnes qu'elle avait vues trois jours auparavant à un dîner chez un vieux ami de mon oncle de Beaumont, et me quitta le lendemain de notre arrivée {CL 406} en me disant: « Tu n'es pas bien portante: l'air de la campagne te fera du bien. Je viendrai te chercher la semaine prochaine. »
Elle m'y laissa quatre ou cinq mois.
{Presse 13/5/1855 1} J'aborde de nouveaux personnages, un nouveau milieu où le hasard me jeta brusquement, et où la providence me fit trouver des êtres excellents, des amis généreux, un temps d'arrêt dans mes souffrances, et un nouvel aspect des choses humaines.
Madame Roettiers du Plessis était la plus franche et la plus généreuse créature h du monde. Riche héritière, elle avait aimé dès l'enfance son oncle James Roettiers, capitaine de chasseurs, troupier fini, dont la vive jeunesse avait beaucoup effrayé la famille. Mais l'instinct du cœur n'avait pas trompé la jeune Angèle. James fut le meilleur des époux et des pères. Ils avaient cinq enfants et dix ans de mariage quand je les connus. Ils s'aimaient comme au premier jour et se sont toujours aimés ainsi.
Madame Angèle, bien qu'à vingt-sept ans elle eût les cheveux gris, était charmante. Elle manquait de grâce, ayant toujours eu la pétulance, la franchise d'un garçon et la plus complète absence de coquetterie; mais sa figure était délicate et jolie; sa fraîcheur, qui contrastait avec cette chevelure argentée, rendait sa beauté très-originale.
James avait la quarantaine et le front très-dégarni; mais ses yeux, bleus et ronds, petillaient d'esprit et de gaieté, et toute sa physionomie peignait la bonté et la sincérité de son âme.
Les cinq enfants étaient cinq filles, dont une était élevée par le frère aîné de James, les quatre autres, habillées en garçons, couraient et grouillaient dans la maison la plus rieuse et la plus bruyante que j'eusse jamais vue.
Le château était une grande villa du temps de Louis XVI, jetée en pleine Brie, à deux lieues de Melun. Absence {CL 407} complète de vue et de poésie aux alentours, {Lub 14} mais en revanche un parc très-vaste et d'une belle végétation: des fleurs, des gazons immenses, toutes les aises d'une habitation que l'on ne quitte en aucune saison, et le voisinage d'une ferme considérable qui peuplait de bestiaux magnifiques les prairies environnantes. Madame Angèle et moi nous nous prîmes d'amitié à première vue. Bien qu'elle eût l'air d'un garçon sans en avoir les habitudes, tandis que j'en avais un peu l'éducation sans en avoir l'air, il y avait entre nous ce rapport que nous ne connaissions ni ruses ni vanités de femme, et nous sentîmes tout d'abord que nous ne serions jamais, en rien et à propos de personne, la rivale l'une de l'autre; que, par conséquent, nous pouvions nous aimer sans méfiance et sans risque de nous brouiller jamais.
Ce fut elle qui provoqua ma mère à me laisser chez elle. Elle avait compté que nous y passerions huit jours. Ma mère s'ennuya dès le lendemain, et comme je soupirais en quittant déjà ce beau parc tout souriant de sa parure printanière, et ces figures ouvertes et sympathiques qui interrogeaient la mienne, madame Angèle, par sa décision de caractère et sa bienveillance assurée, trancha la difficulté. Elle était mère de famille si irréprochable, que ma propre mère ne pouvait s'inquiéter du qu'en dira-t-on, et comme cette maison était un terrain neutre pour ses antipathies et ses ressentiments, elle accepta sans se faire prier.
Cependant, comme au bout de la semaine, elle ne faisait pas mine de revenir, je commençai à m'inquiéter, non pas de mon abandon dans une famille que je voyais si respectable et si parfaite, mais de la crainte d'être à charge, et j'avouai mon embarras.
James me prit à part et me dit: « Nous savons toute l'histoire de votre famille. J'ai un peu connu votre père à {CL 408} l'armée, et j'ai été mis au courant, le jour où je vous ai vue à Paris, de ce qui s'est passé depuis sa mort; comment vous avez été élevée par votre grand'mère, et comment vous êtes retombée sous la domination de votre mère. J'ai demandé pourquoi vous ne pouviez pas vous entendre avec elle. On m'a appris, et je l'ai vu au bout de cinq minutes, qu'elle ne pouvait se défendre de dire du mal de sa belle-mère devant vous, que cela vous blessait mortellement, et qu'elle vous tourmentait d'autant plus que vous baissiez la tête en silence. Votre air {Lub 15} malheureux m'a intéressé à vous. Je me suis dit que ma femme vous aimerait comme je vous aimais déjà, que vous seriez pour elle une société sûre et une amie agréable. Vous avez parlé en soupirant du bonheur de vivre à la campagne. Je me suis promis du plaisir à vous donner ce plaisir-là. J'ai parlé le soir tout franchement à votre mère, et comme elle me disait avec la même franchise qu'elle s'ennuyait de votre figure triste et désirait vous voir mariée, je lui ai dit qu'il n'y avait rien de plus facile que de marier une fille qui a une dot, mais qu'elle ne vivait pas de manière à vous mettre à même de choisir; car je voyais bien que vous êtes une personne à vouloir choisir, et vous avez raison. Alors je l'ai engagée à venir passer quelques semaines ici, où vous voyez que nous recevons beaucoup d'amis ou de camarades à moi, que je connais à fond, et sur lesquels je ne la laisserais pas se tromper. Elle a eu confiance, elle est venue; mais elle s'est ennuyée, et elle est partie. Je suis sûr qu'elle consentira très-bien à vous laisser avec nous tant que vous voudrez. Y consentez-vous vous-même? Vous nous ferez plaisir, nous vous aimons déjà tout à fait. Vous me faites l'effet d'être ma fille et ma femme raffole de vous. Nous ne vous tourmenterons pas sur l'article du mariage. Nous ne vous en parlerons jamais, parce que nous aurions l'air de vouloir nous débarrasser {CL 409} de vous, ce qui ne ferait pas le compte d'Angèle; mais si, parmi les braves gens qui nous entourent et nous fréquentent, il se trouve quelqu'un qui vous plaise, dites-le-nous, et nous vous dirons loyalement s'il vous convient ou non. »
Madame Angèle vint joindre ses instances à celles de son mari. Il n'y avait pas moyen de se tromper à leur sincérité, à leur sympathie. Ils voulaient être mon père et ma mère, et je pris l'habitude, que j'ai toujours gardée, de les appeler ainsi. Toute la maison s'y habitua aussitôt, jusqu'aux domestiques, qui me disaient: « Mademoiselle, votre père vous cherche, votre mère vous demande. » Ces mots en disent plus que ne le ferait un récit détaillé des soins, des attentions, des tendresses délicates et soutenues qu'eurent pour moi ces deux excellents êtres. Madame Angèle me vêtit et me chaussa, car j'étais en guenilles et en savates. J'eus à ma disposition une bibliothèque, un piano et un cheval excellent. C'était le superflu de mon bonheur.
{Lub 16} J'eus quelque ennui d'abord des assiduités d'un brave officier en retraite qui me fit la cour. Il n'avait absolument rien que sa demi-solde et il était le fils d'un paysan. Cela me mit bien mal à l'aise pour le décourager. Il ne me plaisait pas du tout, et il était si honnête homme que je n'osais point croire qu'il ne fût épris que de ma dot. J'en parlai au père James en lui remontrant qu'il m'ennuyait, mais que j'avais si grand'peur de l'humilier et de lui laisser croire que je le dédaignais à cause de sa pauvreté, que je ne savais comment m'y prendre pour m'en débarrasser. Il s'en chargea, et ce brave garçon partit sans rancune contre moi.
Plusieurs autres offres de mariage furent faites par mon oncle Maréchal, mon oncle de Beaumont, Pierret, etc. Il y en eut de très-satisfaisantes, pour parler le langage du monde, sous le rapport de la fortune et même de la naissance, {CL 410} malgré la prédiction de mon cousin Auguste. Je refusai tout, non pas brusquement, ma mère s'y fût obstinée, mais avec assez d'adresse pour qu'on me laissât tranquille. Je ne pouvais accepter l'idée d'être demandée en mariage par des gens qui ne me connaissaient pas, qui ne m'avaient jamais vue, et qui par conséquent ne songeaient qu'à faire une affaire.
Mes bons parents du Plessis, voyant bien réellement que je n'étais pas pressée, me prouvèrent bien réellement aussi qu'ils n'étaient pas pressés non plus de me voir prendre un parti. Ma vie auprès d'eux était enfin conforme à mes goûts et salutaire à mon cœur malade.
Je n'ai pas dit tout ce que j'avais souffert de la part de ma mère. Je n'ai pas besoin d'entrer dans le détail de ses violences et de leurs causes, qui étaient si fantasques qu'elles en paraîtraient invraisemblables. À quoi bon d'ailleurs? Elles sont bien mille fois pardonnées dans mon cœur, et comme je ne me crois pas meilleure que Dieu, je suis bien certaine qu'il les lui a pardonnées aussi. Pourquoi offrirais-je ce détail au jugement de beaucoup de lecteurs, qui ne sont peut-être ni plus patients, ni plus justes à l'habitude, que ne l'était ma pauvre mère dans ses crises nerveuses? J'ai tracé fidèlement son caractère, j'en ai montré le côté grand et le côté faible. Il n'y a à voir en elle qu'un exemple de la fatalité produite bien moins par l'organisation de l'individu que par les influences de l'ordre social: la réhabilitation refusée à {Lub 17} l'être qui s'en montre digne; le désespoir et l'indignation de cet être généreux, réduit à douter de tout et à ne pouvoir plus se gouverner lui-même.
Cela seul était utile à dire. Le reste ne regarde que moi. Je dirai donc seulement que je manquai de forces pour supporter ces inévitables résultats de sa douleur. La mort de mon père avait été pour moi une catastrophe que mon jeune âge m'avait empêchée de comprendre, mais dont je {CL 411} devais subir et sentir les conséquences pendant toute ma jeunesse.
Je les comprenais enfin, mais cela ne me donnait pas encore le courage nécessaire pour les accepter. Il faut avoir connu les passions de la femme et les tendresses de la mère pour entrer dans la tolérance complète dont j'aurais eu besoin. J'avais l'orgueil de ma candeur, de mon inexpérience, de ma facile égalité d'âme. Ma mère avait raison de me dire souvent: « Quand tu auras souffert comme moi, tu ne seras plus sainte Tranquille! »
J'avais réussi à me contenir, c'était tout; mais j'avais eu plusieurs accès de colère muette qui m'avaient fait un mal affreux, et après lesquels je m'étais sentie reprise de ma maladie de suicide. Toujours ce mal étrange changeait de forme dans mon imagination. Cette fois j'avais éprouvé le désir de mourir d'inanition, et j'avais failli le satisfaire malgré moi, car il me fallait pour manger un tel effort de volonté, que mon estomac repoussait les aliments, mon gosier se serrait, rien ne passait, et je ne pouvais pas me défendre d'une joie secrète en me disant que cette mort par la faim allait arriver sans que j'en fusse complice.
{Presse 13/5/1855 2} J'étais donc très-malade quand j'allai au Plessis, et ma tristesse était tournée à l'hébétement. Peut-être que c'était trop d'émotions répétées pour mon âge.
L'air des champs, la vie bien réglée, une nourriture abondante et variée, où je pouvais choisir, au commencement, ce qui répugnait le moins aux révoltes de mon appétit détruit? L'absence de tracasseries et d'inquiétudes, et l'amitié surtout, la sainte amitié, dont j'avais besoin plus que de tout le reste, m'eurent bientôt guérie. Jusque-là je n'avais pas su combien j'aimais la campagne et combien elle m'était nécessaire. Je croyais n'aimer que Nohant. Le Plessis s'empara de moi comme un Éden. Le parc était à lui seul toute la nature qui méritât i un regard {Lub 18} dans cet affreux pays plat. {CL 412} Mais qu'il était charmant, ce parc immense, où les chevreuils bondissaient dans des fourrés épais, dans des clairières profondes, autour des eaux endormies de ces mares mystérieuses que l'on découvre sous les vieux saules et sous les grandes herbes sauvages! Certains endroits avaient la poésie d'une forêt vierge. Un bois vigoureux est toujours et en toute saison une chose admirable.
Il y avait aussi de belles fleurs et des orangers embaumés autour de la maison, un jardin potager luxuriant. J'ai toujours aimé les potagers. Tout cela était moins rustique, mieux tenu, mieux distribué, partant moins pittoresque et moins rêveur que Nohant; mais quelles longues voûtes de branches,quelles perspectives de verdures, quels beaux temps de galop dans les allées sablonneuses! Et puis des hôtes jeunes, des figures toujours gaies, des enfants terribles si bons enfants! Des cris, des rires, des parties de barres effrénées, une escarpolette à se casser le cou? Je sentis que j'étais encore un enfant moi-même. Je l'avais oublié. Je repris mes goûts de pensionnaire, les courses échevelées, les rires sans sujet, le bruit pour l'amour du bruit, le mouvement pour l'amour du mouvement. Ce n'étaient plus les promenades fiévreuses ou les mornes rêveries de Nohant, l'activité où l'on se jette avec rage pour secouer le chagrin, l'abattement où l'on voudrait pouvoir s'oublier toujours. C'était la véritable partie de plaisir, l'amusement à plusieurs, la vie de famille pour laquelle j'étais si bien faite que je n'ai jamais pu en supporter d'autre sans tomber dans le spleen.
C'est là que je renonçai pour la dernière fois aux rêves du couvent. Depuis quelques mois, j'y étais revenue naturellement dans toutes les crises de ma vie extérieure. Je compris enfin, au Plessis, que je ne vivrais pas facilement ailleurs que dans un air libre et sur un vaste espace, toujours le même si besoin était, mais sans {CL 413} contrainte dans l'emploi du temps et sans séparation forcée avec le spectacle de la vie paisible et poétique des champs.
Et puis, j'y compris aussi, non pas l'exaltation de l'amour, mais les parfaites douceurs de l'union conjugale et de l'amitié vraie, en voyant le bonheur d'Angèle; cette confiance suprême, ce dévouement tranquille et absolu, cette sécurité d'âme qui régnaient entre elle et {Lub 19} son mari au lendemain déjà de la première jeunesse. Pour quiconque n'eût pu obtenir du ciel que la promesse de dix années d'un tel bonheur, ces dix années valaient toute une vie.
J'avais toujours adoré les enfants, toujours recherché, à Nohant et au couvent, la société fréquente d'enfants plus jeunes que moi. J'avais tant aimé et tant soigné mes poupées, que j'avais l'instinct prononcé de la maternité. Les quatre filles de ma mère Angèle lui donnaient bien du tourment; mais c'était le cher tourment dont se plaignait madame Alicia avec moi, et c'était encore bien mieux: c'étaient les enfants de ses entrailles, l'orgueil de son hyménée, la préoccupation de tous ses instants, le rêve de son avenir.
James n'avait qu'un regret, c'était de n'avoir pas au moins un fils. Pour s'en donner l'illusion, il voulait voir le plus longtemps possible ses filles habillées en garçon. Elles portaient des pantalons et des jaquettes rouges, garnis de boutons d'argent, et avaient la mine de petits soldats mutins et courageux. À elles se joignaient souvent les trois filles de sa sœur madame Gondoüin Saint-ignan j, dont l'aînée m'a été bien chère; et puis Loïsa Puget, dont le père était associé à mon père James dans l'exploitation d'une usine; enfin, quelques garçons de la famille ou de l'intimité, Norbert Saint-Martin, fils du plus jeune des Roettiers, Eugène Sandré et les neveux d'un vieux ami. Quand tout ce petit monde était réuni, j'étais l'aînée de {CL 414} la bande et je menais les jeux, où je prenais, assez longtemps encore après mon mariage, autant de plaisir pour mon compte que le dernier de la nichée.
Je redevenais donc jeune, je retrouvais mon âge véritable au Plessis. J'aurais pu lire, veiller, réfléchir; j'avais des livres à discrétion et la plus entière liberté. Il ne me vint pas à l'esprit d'en profiter. Après les cavalcades et les jeux de la journée, je tombais de sommeil aussitôt que j'avais mis le pied dans ma chambre, et je me réveillais pour recommencer. Les seules réflexions qui me vinssent, c'était la crainte d'avoir à réfléchir. J'en avais trop pris à la fois; j'avais besoin d'oublier le monde des idées et de m'abandonner à la vie de sentiment paisible et d'activité juvénile.
Il paraît que ma mère m'avait annoncée là comme une pédante, un esprit fort, une originale. Cela avait un peu {Lub 20} effrayé ma mère Angèle, qui en avait eu d'autant plus de mérite à s'intéresser quand même à mon malheur; mais elle attendit vainement que je fisse paraître mon bel esprit et ma vanité. Deschartres était le seul être avec qui je me fusse permis d'être pédante; puisqu'il était pédant lui-même et dogmatisait sur toutes choses, il n'y avaitguère moyen de ne pas disserter avec lui. Qu'aurais-je fait au Plessis de mon petit bagage d'écolier? Cela n'eût ébloui personne, et je trouvais bien plus agréable de l'oublier que d'en repaître les autres et moi-même. Je n'éprouvais le besoin d'aucune discussion, puisque mes idées ne rencontraient autour de moi aucune espèce de contradiction. La chimère de la naissance n'eût été, dans cette famille d'ancienne bourgeoisie, qu'un sujet de plaisanterie sans aigreur, et comme elle n'y avait pas d'adeptes, elle n'y avait pas non plus d'adversaires. On n'y pensait pas, on ne s'en occupait jamais.
À cette époque, la bourgeoisie n'avait pas la morgue {CL 415} qu'elle a acquise depuis et l'amour de l'argent n'était point passé en dogme de morale publique. Quand même il en eût été ainsi d'ailleurs, il en eût été autrement au Plessis. James avait de l'esprit, de l'honneur et du bon sens. Sa femme, qui était tout cœur et toute tendresse, l'avait enrichi alors qu'il n'avait rien. Le pur amour, le complet désintéressement étaient la religion et la morale de cette noble femme. Comment me serais-je trouvée en désaccord sur quoi que ce soit avec elle ou avec les siens? Cela n'arriva jamais.
Leur opinion politique était le bonapartisme non raisonné, à l'état de passion contre la restauration monarchique, œuvre de la lance des cosaques et de la trahison des grands généraux de l'Empire. Ils ne voyaient pas dans la bourgeoisie dont ils faisaient partie une trahison plus vaste, une invasion plus décisive. Cela ne se voyait pas alors, et la chute de l'empereur n'était bien comprise par personne. Les débris de la grande armée ne songeaient pas à l'imputer au libéralisme doctrinaire, qui en avait pourtant bien pris sa bonne part. Dans les temps d'oppression, toutes les oppositions arrivent vite à se donner la main. L'idée républicaine se personnifiait alors dans Carnot, et les bonapartistes purs se réconciliaient avec l'idée, à cause de l'homme qui avait été grand avec Napoléon dans le malheur et dans le danger de la patrie.
{Lub 21} Je pouvais donc continuer à être républicaine avec Jean-Jacques Rousseau, et bonapartiste avec mes amis du Plessis, ne connaissant pas assez l'histoire de mon temps, et n'étant pas, en ce moment-là, assez portée à la réflexion et à l'étude des causes pour me débrouiller dans la divergence des faits; mes amis, comme la plupart des français à cette époque, n'y voyaient pas moins trouble que moi.
Il y avait pourtant des opinions auprès de nous qui eussent dû me donner à penser. Le frère aîné de James {CL 416} et quelques-uns de ses plus vieux amis s'étaient ralliés avec ardeur à la monarchie et détestaient le souvenir des guerres ruineuses de l'Empire. Était-ce affaire d'intérêt, considération de fortune, ou amour de la sécurité? James bataillait contre eux en vrai chevalier de la France, ne voyant que l'honneur du drapeau, l'horreur de l'étranger, la honte de la défaite et la douleur de la trahison. Après sept ans de restauration, il avait encore des larmes pour les héros du passé, et comme il n'était ni bête, ni ridicule, ni culotte de peau, on écoutait avec émotion ses longues histoires de guerre souvent répétées, mais toujours pittoresques et saisissantes. Je les savais par cœur, et je les écoutais encore, y découvrant un talent de romancier historique qui m'attachait, quoique je fusse bien loin de songer à devenir un romancier moi-même. Quelques passages du roman de Jacques m'ont été suggérés par de vagues souvenirs des récits de mon père James.
Puisque j'ai nommé Loïsa Puget, que j'ai perdue de vue au bout de deux ou trois ans, je dois un souvenir à cette enfant remarquable que j'ai à peine connue jeune fille. Elle avait quelques années de moins que moi, et cela faisait alors une si grande différence que je ne me rappelle pas sans quelque étonnement l'espèce de liaison que nous avions ensemble. Il est certain qu'elle fut à peu près le seul être avec qui je m'entretins parfois d'art et de littérature au Plessis. Elle était donc d'une grande précocité d'esprit et montrait une aptitude en même temps qu'une paresse singulière dans toutes ses études. Elle fut, je crois, une victime de la facilité. Elle comprenait tout d'emblée et s'assimilait promptement toutes les idées musicales et littéraires. Sa mère avait été cantatrice en province, et, quoiqu'elle eût la voix cassée, chantait encore admirablement bien quand elle consentait à se {Lub 22} faire entendre en petit comité. Elle était aussi très-bonne musicienne et {CL 417} tourmentait Loïsa pour qu'elle étudiât sérieusement, au lieu d'improviser au hasard. Loïsa, qui avait du bonheur dans ses improvisations, ne l'écoutait guère. C'était un enfant terrible, plus terrible que tous ceux du Plessis. Jolie comme un ange, pleine de reparties drôles, elle savait se faire gâter par tout le monde. Je crois qu'elle s'est gâtée aussi elle-même à force de se contenter, esprit facile, de ses idées faciles. Elle a produit des choses gaies d'intention, spontanées, d'un rhythme heureux, d'une couleur nette et d'une parfaite rondeur. Ce sont des qualités qui l'emportent encore sur la vulgarité du genre. Mais moi qui me souviens d'elle plus qu'elle ne l'imagine peut-être (car j'étais déjà dans l'âge de l'attention quand elle n'était encore que dans celui de l'intuition), je sais qu'il y avait en elle beaucoup plus qu'elle n'a donné; et si l'on me disait que, retirée et comme oubliée en province, elle a produit quelque œuvre plus sérieuse et plus sentie que ses anciennes chansons, ne fût-ce que d'autres chansons (car la forme et la dimension ne font rien à la qualité des choses), je ne serais pas étonnée du tout d'un progrès immense de sa part.
{Presse 16/5/1855 1} Il y avait dans la maison un personnage assez fantastique qui s'appelait M. Stanislas Hue. C'était un vieux garçon surmonté d'un gazon jaunâtre et dont les traits durs n'étaient pas sans quelque analogie avec ceux de Deschartres: mais il ne s'y trouvait point la ligne de beauté originelle qui, en dépit du hâle, de l'âge et de l'expression à la fois bourrue et comique, révélait la beauté de l'âme de mon pédagogue. Le père Stanislas, on appelle volontiers ainsi ces vieux hommes sans famille qui passent à l'état de moines grognons, n'était ni bon ni dévoué. Il était souvent aimable, ne manquant ni de savoir ni d'esprit: mais il pensait et disait volontiers du mal de tout le monde. Il voyait en noir et n'avait peut-être pas le droit {CL 418} d'être misanthrope, n'étant pas meilleur et plus aimant qu'un autre.
Ses manies divertissaient la famille, bien qu'on n'osât pas en rire devant lui. Je l'osai pourtant, ayant l'habitude de faire rire Deschartres de lui-même et croyant la plaisanterie ouverte plus acceptable que la moquerie détournée. Je le rendis furieux, et puis il en revint. Et puis, il se {Lub 23} refâcha et se défâcha je ne sais combien de fois. Tantôt il avait un faible pour mes taquineries et les provoquait. Tantôt elles l'irritaient d'une façon burlesque. Il était pourtant très-obligeant pour moi en général. Le beau cheval que je montais était à lui. C'était un andalous noir appelé Figaro, qui avait vingt-cinq ans, mais qui avait encore la souplesse, l'ardeur et la solidité d'un jeune cheval. Quelquefois son maître me le refusait, quand je l'avais mis de mauvaise humeur. Figaro se trouvait tout à coup boiteux. Mon père James allait me le chercher pendant que M. Stanislas avait le dos tourné. Nous partions au grand galop, et au bout de deux heures nous revenions lui dire que Figaro allait beaucoup mieux, l'air lui ayant fait du bien. Il s'en vengeait, au dire de James, par une bonne note bien méchante dans son journal; car il faisait un journal jour par jour, heure par heure, de tout ce qui se disait et se faisait autour de lui, et il avait ainsi, disait-on, vingt-cinq ans de sa vie consignés, jusqu'aux plus insignifiants détails, dans une montagne de cahiers pour lesquels il lui fallait une voiture de transport dans ses déplacements et une chambre particulière dans ses établissements. Je ne crois pas qu'il y ait eu d'homme plus chargé de ses souvenirs et plus embarrassé de son passé.
Une autre manie consistait à ne rien laisser perdre de ce qui traînait. Il ramassait, dans tous les coins de la maison et du jardin, les objets oubliés ou abandonnés, une bêche cassée, un mouchoir de poche, un vieux soulier un {CL 419} vieux chenet, une paire de ciseaux. L'appartement qu'il occupait au Plessis était un musée encombré jusqu'au plafond de guenilles et de vieilles ferrailles. Ce n'était ni avarice ni penchant au larcin, car tout cela était pour lui sans usage, et une fois entré dans son capharnaüm, n'en devait sortir qu'à sa mort. Tout ce qu'on peut présumer de la cause de cette fantaisie, c'est que son vieux fonds de malice et de critique le portait à faire chercher aux gens peu soigneux les objets égarés. C'était une secrète joie pour lui de mettre les domestiques, les enfants et les hôtes de la maison en peine et en recherches. On n'avait pas la liberté de poser un livre sur le piano ou sur la table du salon, d'accrocher son chapeau à un arbre, de mettre un râteau contre un mur ou un bougeoir sur l'escalier, sans qu'au retour, fût-ce au bout de {Lub 24} cinq minutes, l'objet n'eût disparu pour ne jamais reparaître, tandis qu'il vous épiait, riant en sa barbe et se frottant le menton. « Ne cherchez pas, disait madame Angèle, ou pénétrez, si vous pouvez, dans le magasin du père Stanislas. » Or, c'était là chose k impossible. Le père Stanislas se renfermait au verrou quand il entrait chez lui et emportait sa clef quand il en sortait. Jamais âme vivante n'avait balayé ou épousseté son cabinet de curiosités. Il a été mourir dans un autre château, chez M. de Rochambeau, je crois, où il avait transporté dans des fourgons tout son attirail, et quand tous ces trésors sortirent de la poussière pour être inventoriés, on m'a dit qu'il y en aurait eu pour des frais considérables d'inventaire, si l'on n'eût pris le parti d'estimer le tout à dix-huit francs.
Ce vieux renard avait, disait-on, douze mille livres de rente. Il avait été administrateur des guerres, si j'ai bonne mémoire. Ne voulant pas dépenser sa petite fortune, il se mettait en pension chez des amis, au moindre prix possible, et accumulait son revenu. C'était un pensionnaire {CL 420} insupportable à la longue, grognant à sa manière, qui consistait à railler amèrement le café trouble ou la sauce tournée et à déchirer à belles dents la gouvernante ou le cuisinier. Il était le parrain de la dernière fille de James, paraissait l'aimer beaucoup et faisait entendre adroitement qu'il se chargeait de sa dot dans l'avenir; mais il n'en fit rien, et, content d'avoir fait enrager son monde, mourut sans songer à personne.
Ma mère, ma sœur et Pierret vinrent rarement passer un jour ou deux au Plessis, pour savoir si je m'y trouvais bien et si je désirais y rester. C'était tout mon désir, et tout alla bien entre ma mère et moi jusque vers la fin du printemps.
À cette époque, M. et madame Duplessis allèrent passer quelques jours à Paris, et bien que je demeurasse chez ma mère, ils venaient me prendre tous les matins pour courir avec eux, dîner au cabaret, comme ils disaient, et flâner le soir sur les boulevards. Ce cabaret c'était toujours le café de Paris ou les Frères provençaux; cette flânerie, c'était l'Opéra, la Porte-Daint-Martin, ou quelque mimodrame l du cirque, qui réveillait les souvenirs guerriers de James. Ma mère était invitée à toutes ces parties; mais bien qu'elle aimât ce genre d'amusement, {Lub 25} elle m'y laissait aller sans elle le plus souvent. Il semblait qu'elle voulût remettre tous ses droits et toutes ses fonctions maternelles à madame Duplessis.
Un de ces soirs-là, nous prenions après le spectacle des glaces chez Tortoni, quand ma mère Angèle dit à son mari: « Tiens, voilà Casimir! » Un jeune homme mince, assez élégant, d'une figure gaie et d'une allure militaire, vint leur serrer la main et répondre aux questions empressées qu'on lui adressait sur son père, le colonel Dudevant, très-aimé et respecté de la famille. Il s'assit auprès de madame Angèle et lui demanda tout bas qui j'étais. {CL 421} « C'est ma fille, répondit-elle tout haut. — Alors, reprit-il tout bas, c'est donc ma femme? Vous savez que vous m'avez promis la main de votre fille aînée. Je croyais que ce serait Wilfrid, mais comme celle-ci me paraît d'un âge mieux assorti au mien, je l'accepte, si vous voulez me la donner. » Madame Angèle se mit à rire, mais cette plaisanterie fut une prédiction.
Quelques jours après, Casimir Dudevant vint au Plessis et se mit de nos parties d'enfants avec un entrain et une gaieté pour son propre compte qui ne pouvaient me sembler que de bon augure pour son caractère. Il ne me fit pas la cour, ce qui eût troublé notre sans-gêne, et n'y songea même pas. Il se faisait entre nous une camaraderie tranquille, et il disait à madame Angèle, qui avait depuis longtemps l'habitude de l'appeler son gendre: « Votre fille est un bon garçon; » tandis que je disais de mon côté: « Votre gendre est un bon enfant. »
Je ne sais qui poussa à continuer tout haut la plaisanterie. Le père Stanilas, pressé d'y entendre malice, me criait dans le jardin quand on y jouait aux barres: « Courez donc après votre mari! » Casimir emporté par le jeu, criait de son côté: « Délivrez donc ma femme! » nous en vînmes à nous traiter de mari et femme avec aussi peu d'embarras et de passion que le petit Norbert et la petite Justine eussent pu en avoir.
Un jour, le père Stanislas m'ayant dit à ce propos je ne sais quelle méchanceté dans le parc, je passai mon bras sous le sien et demandai à ce vieux ours pourquoi il voulait donner une tournure amère aux choses les plus insignifiantes.
« Parce que vous êtes folle de vous imaginer, répondit-il, que vous allez épouser ce garçon-là. Il aura soixante {Lub 26} ou quatre-vingt mille livres de rente, et certainement il ne veut point de vous pour femme.
— Je vous donne ma parole d'honneur, lui dis-je, que {CL 422} je n'ai pas songé un seul instant à l'avoir pour mari; et puisqu'une plaisanterie, qui eût été de mauvais ton si elle n'eût commencé entre des personnes aussi chastes que nous le sommes toutes ici, peut tourner au sérieux dans des cervelles chagrines comme la vôtre, je vais prier mon père et ma mère de la faire cesser bien vite. »
Le père James, que je rencontrai le premier en rentrant dans la maison, répondit à ma réclamation que le père Stanislas radotait. « Si vous voulez faire attention aux épigrammes de ce vieux chinois, dit-il, vous ne pourrez jamais lever un doigt qu'il n'y trouve à gloser. Il ne s'agit pas de ça. Parlons sérieusement. Le colonel Dudevant a, en effet, une belle fortune, un beau revenu, moitié du fait de sa femme, moitié du sien; mais dans le sien il faut considérer comme personnelles ses pensions de retraite, d'officier m de la Légion d'honneur, de baron de l'Empire, etc. Il n'a de son chef qu'une assez belle terre en Gascogne, et son fils, qui n'est pas celui de sa femme, et qui est fils naturel, n'a droit qu'à la moitié de cet héritage. Probablement il aura le tout, parce que son père l'aime et n'a pas d'autres enfants; mais, tout compte fait, sa fortune n'excédera jamais la vôtre et même sera moindre au commencement. Ainsi, il n'y a rien d'impossible à ce que vous soyez réellement mari et femme comme nous en faisions la plaisanterie, et ce mariage serait encore plus avantageux pour lui qu'il ne le serait pour vous. n Ayez donc la conscience en repos, et faites {Presse 16/5/1855 2} comme vous voudrez. Repoussez la plaisanterie si elle vous choque; n'y faites pas attention, si elle vous est indifférente.
— Elle m'est indifférente, répondis-je, et je craindrais d'être ridicule et de lui donner de la consistance si je m'en occupais. »
Les choses en restèrent là. Casimir partit et revint. À son retour, il fut plus sérieux avec moi et me demanda ma main à moi-même avec beaucoup de franchise et de netteté. {CL 423} « Cela n'est peut-être pas conforme aux usages, me dit-il; mais je ne veux obtenir le premier consentement que de vous seule, en toute liberté d'esprit. Si je ne vous suis pas antipathique et que vous ne puissiez {Lub 27} pourtant pas vous prononcer si vite, faites un peu plus d'attention à moi, et vous me direz dans quelques jours, dans quelque temps, quand vous voudrez, si vous m'autorisez à faire agir mon père auprès de votre mère. »
Cela me mettait fort à l'aise. M. et madame Duplessis m'avaient dit tant de bien de Casimir et de sa famille, que je n'avais pas de motifs pour ne pas lui accorder une attention plus sérieuse que je n'avais encore fait. Je trouvais de la sincérité dans ses paroles et dans toute sa manière d'être. Il ne me parlait point d'amour et s'avouait peu disposé à la passion subite, à l'enthousiasme, et, dans tous les cas, inhabile à l'exprimer d'une manière séduisante. Il parlait o d'une amitié à toute épreuve et comparait le tranquille bonheur domestique de nos hôtes à celui qu'il croyait pouvoir jurer de me procurer. « Pour vous prouver que je suis sûr de moi, disait-il, je veux vous avouer que j'ai été frappé, à la première vue, de votre air bon et raisonnable. Je ne vous ai trouvée ni belle ni jolie; je ne savais pas qui vous étiez, je n'avais jamais entendu parler de vous; et cependant, lorsque j'ai dit en riant à madame Angèle que vous seriez ma femme, j'ai senti tout à coup en moi la pensée que si une telle chose arrivait, j'en serais bien heureux. Cette idée vague m'est revenue tous les jours plus nette, et quand je me suis mis à rire et à jouer avec vous, il m'a semblé que je vous connaissais depuis longtemps et que nous étions deux vieux amis. »
Je crois qu'à l'époque de ma vie où je me trouvais, et au sortir de si grandes irrésolutions entre le couvent et la famille, une passion brusque m'eût épouvantée. Je ne l'eusse pas comprise, elle m'eût peut-être semblé jouée, ou ridicule, {CL 424} comme celle du premier prétendant qui s'était offert au Plessis. Mon cœur n'avait jamais fait un pas en avant de mon ignorance; aucune inquiétude de mon être n'eût troublé mon raisonnement ou endormi ma méfiance. Je trouvai donc le raisonnement de Casimir sympathique, et, après avoir consulté mes hôtes, je restai avec lui dans les termes de cette douce camaraderie qui venait de prendre une sorte de droit d'exister entre nous.
Je n'avais jamais été l'objet de ces soins exclusifs, de cette soumission volontaire et heureuse qui étonnent et touchent un jeune cœur. Je ne pouvais pas ne point {Lub 28} regarder bientôt Casimir comme le meilleur et le plus sûr de mes amis.
Nous arrangeâmes avec madame Angèle une entrevue entre le colonel et ma mère, et jusque-là nous ne fîmes point de projets, puisque l'avenir dépendait du caprice de ma mère, qui pouvait faire tout manquer. Si elle eût refusé, nous devions n'y plus songer et rester en bonne estime l'un de l'autre.
Ma mère vint au Plessis et fut frappée, comme moi, d'un tendre respect pour la belle figure, les cheveux d'argent, l'air de distinction et de bonté du vieux colonel. Ils causèrent ensemble et avec nos hôtes. Ma mère me dit ensuite: « J'ai dit oui, mais pas de manière à ne m'en pas dédire. Je ne sais pas encore si le fils me plaît. Il n'est pas beau. J'aurais aimé un beau gendre pour me donner le bras. » Le colonnel prit le mien pour aller voir une prairie artificielle derrière la maison, tout en causant agriculture avec James. Il marchait difficilement, ayant eu déjà de violentes attaques de goutte. Quand nous fûmes séparés avec James des autres promeneurs, il me parla avec une grande affection, me dit que je lui plaisais extraordinairement et qu'il regarderait comme un très-grand bonheur dans sa vie de m'avoir pour sa fille.
{CL 425} Ma mère resta quelques jours, fut aimable et gaie, taquina son futur gendre pour l'éprouver, le trouva bon garçon, et partit en nous permettant de rester ensemble sous les yeux de madame Angèle. Il avait été convenu que l'on attendrait pour fixer l'époque du mariage le retour à Paris de madame Dudevant, qui avait été passer quelque temps dans sa famille, au Mans. Jusque-là on devait prendre connaissance entre parents de la fortune réciproque, et le colonel devait régler le sort que, de son vivant, il voulait assurer à son fils.
Au bout d'une quinzaine, ma mère retomba comme une bombe au Plessis. Elle avait découvert que Casimir, au milieu d'une existence désordonnée, avait été pendant quelque temps garçon de café. Je ne sais où elle avait pêché cette billevesée. Je crois que c'était un rêve qu'elle avait fait la nuit précédente et qu'au réveil elle avait pris au sérieux. Ce grief fut accueilli par des rires qui la mirent en colère. James eut beau lui répondre sérieusement, lui dire qu'il n'avait presque jamais perdu de vue la famille Dudevant, que Casimir n'était jamais tombé dans aucun {Lub 29} désordre; Casimir lui-même eut beau protester qu'il n'y avait pas de honte à être garçon de café, mais que n'ayant quitté l'école militaire que pour faire campagne comme sous-lieutenant, et n'ayant quitté l'armée au licenciement que pour faire son droit à Paris, demeurant chez son père et jouissant d'une bonne pension, ou le suivant à la campagne où il était sur le pied d'un fils de famille, il n'avait jamais eu, même pendant huit jours, même pendant douze heures, le loisir de servir dans un café; elle s'y obstina, prétendit qu'on se jouait d'elle, et m'emmenant dehors, se répandit en invectives délirantes contre Madame Angèle, ses moeurs, le ton de sa maison et les intrigues de Duplessis, qui faisait métier de marier les héritières avec des aventuriers pour en tirer des pots-de-vin, etc., etc.
{CL 426} Elle était dans un paroxysme si violent que j'en fus effrayée pour sa raison et m'efforçai de l'en distraire en lui disant que j'allais faire mon paquet et partir tout de suite avec elle; qu'à Paris elle prendrait toutes les informations qu'elle pourrait souhaiter, et que, tant qu'elle ne serait pas satisfaite, nous ne verrions pas Casimir. Elle se calma aussitôt. « Oui, oui! dit-elle. Allons faire nos paquets! » Mais à peine avais-je commencé, qu'elle me dit: « Réflexion faite, je m'en vas. Je me déplais ici. Tu t'y plais, restes-y. Je m'informerai, et je te ferai savoir ce que l'on m'aura dit. »
Elle partit le soir même, revint encore faire des scènes du même genre, et, en somme, sans en être beaucoup priée, me laissa au Plessis jusqu'à l'arrivée de madame Dudevant à Paris. Voyant alors qu'elle donnait suite au mariage et me rappelait auprès d'elle avec des intentions qui paraissaient sérieuses, je la rejoignis rue Saint-Lazare, dans un nouvel appartement assez petit et assez laid, qu'elle avait loué derrière l'ancien Tivoli. Des fenêtres de mon cabinet de toilette je voyais ce vaste jardin, et dans la journée, je pouvais, pour une très-mince rétribution, m'y promener avec mon frère, qui venait d'arriver et qui s'installa dans une soupente au-dessus de nous.
Hippolyte avait fini son temps, et, bien qu'à la veille d'être nommé officier, il n'avait pas voulu renouveler son engagement. Il avait pris en horreur l'état militaire, où il s'était jeté avec passion. Il avait compté y faire un avancement plus rapide: mais il voyait bien que l'abandon {Lub 30} des Villeneuve s'était étendu jusqu'à lui, et il trouvait ce métier de troupier en garnison, sans espoir de guerre et d'honneur, abrutissant pour l'intelligence et infructueux pour l'avenir. Il pouvait vivre sans misère avec sa petite pension, et je lui offris, sans être contrariée par ma mère, qui l'aimait beaucoup, de demeurer chez moi jusqu'à ce {CL 427} qu'il eût avisé, comme il en avait le dessein, à se pourvoir d'un nouvel état.
Son intervention entre ma mère et moi fut très-bonne. Il savait beaucoup mieux que moi trouver le joint de ce caractère malade. Il riait de ses emportements, la flattait ou la raillait. Il la grondait même, et de lui elle souffrait tout. Son cuir de hussard n'était pas aussi facile à entamer que ma susceptibilité de jeune fille, et l'insouciance qu'il montrait devant ses algarades les rendait tellement inutiles qu'elle y renonçait aussitôt. Il me réconfortait de son mieux trouvant que j'étais folle de me tant affecter de ces inégalités d'humeur, qui lui semblaient de bien petites choses en comparaison de la salle de police et des coups de torchon du régiment.
Madame Dudevant vint faire sa visite officielle à ma mère. Elle ne la valait certes pas pour le cœur et l'intelligence, mais elle avait des manières de grande dame et l'extérieur d'un ange de douceur. Je donnai tête baissée dans la sympathie que son petit air souffrant, sa voix faible et sa jolie figure distinguée inspiraient dès l'abord et m'inspirèrent, à moi, plus longtemps que de raison. Ma mère fut flattée de ses avances qui caressaient justement l'endroit froissé de son orgueil. Le mariage fut décidé; et puis il fut remis en question, et puis rompu, et puis repris au gré de caprices qui durèrent jusqu'à l'automne et qui me rendirent encore souvent bien malheureuse et bien malade; car j'avais beau reconnaître avec mon frère qu'au fond de tout cela ma mère m'aimait et ne pensait pas un mot des affronts que prodiguait sa langue, je ne pouvais m'habituer à ces alternatives de gaieté folle et de sombre colère, de tendresse expansive et d'indifférence apparente ou d'aversion fantasque.
Elle n'avait point de retours pour Casimir. Elle l'avait pris en grippe, parce que, disait-elle, son nez ne lui plaisait {CL 428} pas. Elle acceptait ses soins et s'amusait à exercer sa patience, qui n'était pas grande et qui pourtant se soutint, avec l'aide d'Hippolyte et l'intervention de {Lub 31} Pierret. Mais elle m'en disait pis que pendre, et ses accusations portaient si à faux qu'il leur était impossible de ne pas produire une réaction d'indulgence ou de foi dans les cœurs qu'elle voulait aigrir ou désabuser.
Enfin elle se décida, après bien des pourparlers d'affaires assez blessants. Elle voulait me marier sous le régime dotal, et M. Dudevant père y faisait quelque résistance à cause des motifs de méfiance ntre son fils qu'elle lui exprimait sans ménagement. J'avais engagé Casimir à résister de son mieux à cette mesure conservatrice de la propriété, qui a presque toujours pour résultat de sacrifier la liberté morale de l'individu à l'immobilité tyrannique de l'immeuble. Pour rien au monde je n'eusse vendu la maison et le jardin de Nohant, mais bien une partie des terres, afin de me faire un revenu en rapport avec la dépense qu'entraînait l'importance relative de l'habitation. Je savais que ma grand'mère avait toujours été gênée à cause de cette disproportion; mais mon mari dut céder devant l'obstination de ma mère, qui goûtait le plaisir de faire un dernier acte d'autorité.
Nous fûmes mariés en septembre 1822, et après les visites et retours de noces, après une pause de quelques jours chez nos chers amis du Plessis, nous partîmes avec mon frère pour Nohant, où nous fûmes reçus avec joie par le bon Deschartres.