GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-Lévy 1876

{LP T.? ?; CL T.3 [189]; Lub T.1 [957]} QUATRIÈME PARTIE
Du mysticisme à l'indépendance
1819-1832 a

{Presse 10/5/1855 1; CL T.3 [373]; Lub T.1 [1111]} VII b

Mon tuteur. — Arrivée de ma mère et de ma tante. — Étrange changement de relations. c — Ouverture du testament. — Clause illégale. — Résistance de ma mère. — Je quitte Nohant. — Paris, Clotilde. — 1823. — Deschartres à Paris. — Mon serment. — Rupture avec ma famille paternelle. — Mon cousin Auguste. — Divorce avec la noblesse. — Souffrances domestiques.



Mon cousin René de Villeneuve, puis ma mère, avec mon oncle et ma tante Maréchal, arrivèrent peu de jours après. Ils venaient assister à l'ouverture du testament et à la levée des scellés. De la valeur de ce testament allait dépendre mon existence nouvelle; je ne parle pas sous le rapport de l'argent, je n'y pensais pas, et ma grand'mère y avait pourvu de reste; mais sous le rapport de l'autorité qui allait succéder pour moi à la sienne.

Elle avait désiré, par-dessus tout, que je ne fusse point confiée à ma mère, et la manière dont elle me l'avait exprimé, à l'époque de pleine lucidité où elle avait rédigé ses dernières volontés, m'avait fortement ébranlée. « Ta mère d, m'avait-elle dit, est plus bizarre que tu ne penses, et tu ne la connais pas du tout. Elle est si inculte qu'elle aime ses petits à la manière des oiseaux, avec de grands soins et de grandes ardeurs pour la première enfance; mais quand ils ont des ailes, quand il s'agit de raisonner et d'utiliser la tendresse instinctive, elle vole sur un autre arbre et les chasse à coups de bec. Tu ne vivrais pas à présent trois jours avec elle sans te sentir horriblement malheureuse. Son caractère, son éducation, ses goûts, ses habitudes, ses idées te choqueront {CL 374} complétement, quand elle ne sera plus retenue par mon autorité entre vous deux. Ne t'expose pas à ces chagrins, consens à aller {Lub 1112} habiter avec la famille de ton père, qui veut se charger de toi après ma mort. Ta mère y consentira très-volontiers, comme tu peux déjà le pressentir, et tu garderas avec elle des relations douces et durables que vous n'aurez point si vous vous rapprochez davantage. On m'assure que, par une clause de mon testament, je peux confier la suite de ton éducation et le soin de t'établir à René de Villeneuve, que je nomme ton tuteur; mais je veux e que tu acquiesces d'avance à cet arrangement, car madame de Villeneuve surtout ne se chargerait pas volontiers d'une jeune personne qui la suivrait à contre-cœur. »

À ces moments de courte mais vive lueur de sagesse, ma grand'mère avait pris sur moi un empire complet. Ce qui donnait f aussi beaucoup de poids à ses paroles, c'était l'attitude singulière et même blessante de ma mère, son refus de venir me soutenir g dans mes angoisses, le peu de pitié que l'état de ma grand'mère lui inspirait, et l'espèce d'amertume railleuse, parfois menaçante, de ses lettres rares et singulièrement irritées. N'ayant pas mérité cette sourde colère qui paraissait gronder en elle, je m'en affligeais, et j'étais forcée de constater qu'il y avait chez elle soit de l'injustice, soit de la bizarrerie. Je savais que ma sœur Caroline n'était point heureuse avec elle, et ma mère m'avait écrit: « Caroline va se marier h. Elle est lasse de vivre avec moi. Je crois, après tout, que je serai plus libre et plus heureuse quand je vivrai seule. »

Mon cousin était venu i bientôt après passer une quinzaine avec nous. Je crois que pour se bien décider, ou tout au moins pour décider sa femme à se charger de moi, il avait voulu j me connaître davantage. De mon côté, je désirais aussi connaître ce père d'adoption, que je n'avais pas beaucoup vu depuis mon enfance. Sa douceur et la grâce de {CL 375} ses manières m'avaient toujours été sympathiques; mais il me fallait savoir s'il n'y avait pas derrière ces formes agréables un fond de croyances quelconques, inconciliables avec celles qui avaient surgi en moi.

Il était gai, d'une égalité charmante de caractère, d'un esprit aimable et cultivé, et d'une politesse si exquise que les gens de toute condition en étaient satisfaits ou touchés. Il avait beaucoup de littérature, et une mémoire si fidèle, qu'il avait retenu, je crois, tous les vers qu'il avait lus. Il m'interrogeait sur mes lectures, et dès que je lui nommais un poëte, il m'en récitait les plus beaux passages {Lub 1113} d'une manière aisée, sans déclamation, avec une voix et une prononciation charmantes. Il n'avait point d'intolérance dans le goût et se plaisait à Ossian aussi bien qu'à Gresset. Sa causerie était un livre toujours ouvert et qui vous présentait toujours une page choisie.

Il aimait la campagne et la promenade. Il n'avait, à cette époque, que quarante-cinq ans, et comme il n'en paraissait que trente, on ne manqua pas de dire à La Châtre, en nous voyant monter à cheval ensemble, qu'il était mon prétendu, et que c'était une nouvelle impertinence de ma part de courir seule avec lui, au nez du monde.

Je ne trouvai en lui aucun des préjugés étroits et des appréciations mesquines des provinciaux. Il avait toujours vécu dans le plus grand monde, et mes excentricités ne le blessaient en rien. Il tirait le pistolet avec moi, il se laissait aller à lire et à causer jusqu'à deux ou trois heures du matin; il luttait avec moi d'adresse à sauter les fossés à cheval; il ne se moquait pas de mes essais de philosophie, et même ilm'exhortait à écrire, assurant que c'était ma vocation, et que je m'en tirerais agréablement.

Par son conseil, j'avais essayé de faire encore un roman; mais celui-ci ne réussit pas mieux que ceux du couvent. Il ne s'y trouva pas d'amour. C'était toujours une fiction en {CL 376} dehors de moi et que je sentais ne pouvoir peindre. Je m'en amusai quelque temps et y renonçai au moment où cela tournait à la dissertation. Je me sentais pédante comme un livre, et, ne voulant pas l'être, j'aimais mieux me taire et poursuivre intérieurement l'éternel poëme de Corambé, où je me sentais dans le vrai de mes émotions.

En trouvant mon tuteur si conciliant et d'un commerce si agréable, je ne songeais pas qu'une lutte d'idées pût jamais s'engager entre nous. À cette époque, les idées philosophiques étaient toutes spéculatives dans mon imagination. Je n'en croyais pas l'application générale possible k. Elles n'excitaient ni alarmes ni antipathies personnelles chez ceux qui ne s'en occupaient pas sérieusement. Mon cousin riait de mon libéralisme et ne s'en fâchait guère. Il voyait la nouvelle cour, mais il restait attaché aux souvenirs de l'Empire, et comme, en ce temps-là, bonapartisme et libéralisme se fondaient souvent dans un même instinct d'opposition, il m'avouait que ce monde de dévots et d'obscurantistes lui donnait des nausées, {Lub 1114} et qu'il ne supportait l qu'avec dégoût l'intolérance religieuse et monarchique de certains salons.

Il me faisait bien certaines recommandations de respect et de déférence envers madame de Villeneuve, qui me donnaient à penser qu'il n'était pas le maître absolu chez lui; mais ma cousine n'était pas dévote alors m, et tenait surtout aux manières et au savoir-vivre n. Comme je m'inquiétais de ma rusticité, il m'assura qu'il n'y paraissait pas quand je voulais, et qu'il ne s'agissait que de vouloir toujours. « Au reste, me disait-il, si tu trouves quelquefois ta cousine un peu sévère, tu feras à ses exigences du moment le sacrifice de ta petite vanité d'écolier, et aussitôt qu'elle t'aura vue plier de bonne grâce, elle t'en récompensera par un grand esprit de justice et de générosité. Chenonceaux te semblera un paradis terrestre, à toi qui {CL 377} n'as jamais rien vu, et si tu y as quelques moments de contrainte, je saurai te les faire oublier. Je sens o que tu me seras une société charmante: nous lirons, nous disserterons, nous courrons, et même nous rirons ensemble, car je vois que tu es gaie aussi, quand tu n'as pas trop de sujets de chagrin. »

Je m'en remettais donc à lui de mon sort futur avec une grande confiance. Il m'assurait aussi que sa fille Emma, madame de La Roche-Aymon, partageait la sympathie particulière que j'avais toujours eue pour elle, et qu'à nous trois nous oublierions la gêne du monde, que ni elle ni lui n'aimaient plus que moi.

Il m'avait également parlé de ma mère, sans aigreur et en termes très-convenables, en me confirmant tout ce que ma grand'mère m'avait dit en dernier lieu de son peu de désir de m'avoir avec elle. Loin de me prescrire une rupture absolue, il m'encourageait à persister dans ma déférence envers elle. « Seulement, me disait-il, puisque le lien entre vous semble se détendre de lui-même, ne le resserre pas imprudemment, ne lui écris pas plus qu'elle ne paraît le souhaiter et ne te plains pas de la froideur qu'elle te témoigne. C'est ce qui peut arriver de mieux. »

Cette prescription me fut pénible. Malgré tout ce que j'y trouvais de sage, et peut-être de nécessaire au bonheur de ma mère elle-même, mon cœur avait toujours pour elle des élans passionnés, suivis d'une morne tristesse. Je ne me disais pas qu'elle ne m'aimait point; je sentais {Lub 1115} qu'elle m'en voulait trop d'aimer ma grand'mère pour n'être pas jalouse aussi à sa manière: mais cette manière m'effrayait, je ne la connaissais pas. Jusqu'à ces derniers temps, ma préférence pour elle lui avait été trop bien démontrée.

Quand, après quelques mois, et au lendemain de la mort de ma grand'mère, mon cousin René revint p pour m'emmener, j'étais bien décidée à le suivre. Pourtant {CL 378} l'arrivée de ma mère me bouleversa. Ses premières caresses furent si ardentes et si vraies, j'étais si heureuse aussi de revoir ma petite tante Lucie, avec son parler populaire, sa gaieté, sa vivacité, sa franchise et ses maternelles gâteries, que je me flattai d'avoir retrouvé le rêve de bonheur de mon enfance dans la famille de ma mère.

Mais, au bout d'un quart d'heure tout au plus, ma mère, très-irritée par la fatigue du voyage, par la présence de M. de Villeneuve, par les airs refrognés de Deschartres, et surtout par les douloureux souvenirs de Nohant, exhala toutes les amertumes amassées dans son cœur contre ma grand'mère. Incapable de se contenir, malgré les efforts de ma tante pour la calmer et pour atténuer par des plaisanteries l'effet de ce qu'elle appelait ses exagérations, elle me fit voir qu'un abîme s'était creusé à mon insu entre nous, et que le fantôme de la pauvre morte se placerait là longtemps pour nous désespérer.

Ses invectives contre elle me consternèrent. Je les avais entendues autrefois, mais je ne les avais pas toujours comprises. Je n'y avais vu que des rigueurs à blâmer, des ridicules à supporter. Maintenant elle était accusée de vices de cœur, cette pauvre sainte femme q! Ma mère, je dois le dire aussi, ma pauvre mère r disait des choses inouïes dans la colère.

Ma résistance ferme et froide à ce torrent d'injustice la révolta. J'étais, certes, bien émue {Presse 10/5/1855 2} intérieurement, mais la voyant si exaltée, je pensais devoir me contenir et lui montrer, dès le premier orage, une volonté inébranlable de respecter le souvenir de ma bienfaitrice. Comme cette révolte contre ses sentiments était par elle-même bien assez offensante pour son dépit, je ne croyais pas pouvoir y mettre trop de formes, trop de calme apparent, trop d'empire sur ma secrète indignation.

Cet effort de raison, ce sacrifice de ma propre colère {CL 379} intérieure au sentiment du devoir était précisément ce {Lub 1116} que je pouvais imaginer de pire avec une nature comme celle de ma mère. Il eût fallu faire comme elle, crier, tempêter, casser quelque chose, l'effrayer enfin, lui faire croire que j'étais aussi violente qu'elle et qu'elle n'aurait pas bon marché de moi.

« Tu t'y prends tout de travers, me dit ma tante quand nous fûmes seules ensemble. Tu es trop tranquille et trop fière; ce n'est pas comme cela qu'il faut se conduire avec ma sœur. Je la connais bien, moi! Elle est mon aînée, et elle m'aurait rendue bien malheureuse dans mon enfance et dans ma jeunesse si j'avais fait comme toi; mais quand je la voyais de mauvaise humeur et couvant une grosse querelle, je la taquinais et me moquais d'elle jusqu'à ce que je l'eusse fait éclater. ça allait plus vite. Alors quand je la sentais bien montée, je me fâchais aussi, et tout à coup je lui disais: “ En voilà assez; veux-tu m'embrasser et faire la paix? Dépêche-toi, car sans cela je te quitte. ” Elle revenait aussitôt, et la crainte de me voir recommencer l'empêchait de recommencer trop souvent elle-même.

Je ne pus profiter de ce conseil. Je n'étais pas la sœur, l'égale par conséquent, de cette femme ardente et infortunée. J'étais sa fille. Je ne pouvais oublier le sentiment et les formes du respect. Quand elle revenait d'elle-même, je lui restituais ma tendresse avec tous ses témoignages; mais il m'était impossible de prévenir ce retour en allant baiser des lèvres encore chaudes d'injures contre celle que je vénérais. »

L'ouverture du testament amena de nouvelles tempêtes. Ma mère, prévenue par quelqu'un qui trahissait tous les secrets de ma grand'mère (je n'ai jamais su qui), connaissait depuis longtemps la clause qui me séparait d'elle. Elle savait aussi mon adhésion à cette clause: de là sa colère anticipée.

{CL 380} Elle feignit d'ignorer tout jusqu'au dernier moment, et nous nous flattions encore, mon cousin et moi, que l'espèce d'aversion qu'elle me témoignait lui ferait accepter avec empressement cette disposition testamentaire; mais elle était armée de toutes pièces pour en accueillir la déclaration. Sans doute quelqu'un l'avait influencée d'avance et lui avait fait voir là une injure qu'elle ne devait point accepter. Elle déclara donc très-nettement qu'elle ne se laisserait pas réputer indigne de garder sa {Lub 1117} fille, qu'elle savait la clause nulle, puisqu'elle était ma tutrice naturelle et légitime s, qu'elle invoquait la loi, et que ni prières ni menaces ne la feraient renoncer à son droit, qui était effectivement complet et absolu.

Qui m'eût dit cinq ans auparavant que cette réunion tant désirée serait un chagrin et un malheur pour moi? Elle me rappela ces jours de ma passion pour elle et me reprocha amèrement d'avoir laissé corrompre mon cœur par ma grand'mère et par Deschartres. « Ah! Ma pauvre mère, m'écriai-je, que ne m'avez-vous prise au mot dans ce temps-là! Je n'aurais rien regretté alors. J'aurais tout quitté pour vous. Pourquoi m'avez-vous trompée dans mes espérances et abandonnée si complétement? J'ai douté de votre tendresse, je l'avoue. Et à présent, que faites-vous? Vous brisez, vous blessez mortellement ce cœur que vous voulez guérir et ramener! Vous savez qu'il a fallu quatre ans t à ma grand'mère pour me faire oublier un moment d'injustice contre vous, et vous m'accablez tous les jours, à toute heure, de vos injustices contre elle! »

Comme d'ailleurs je me soumettais sans murmure à sa volonté de me garder avec elle, elle parut s'apaiser. La politesse extrême de mon cousin la désarmait par moments. Elle ne ferma pas tout à fait l'oreille à l'idée de me permettre de rentrer au couvent, comme pensionnaire en chambre, et j'en écrivis à madame Alicia et à la supérieure, {CL 381} afin d'avoir une retraite toute prête à me recevoir aussitôt que j'aurais conquis la permission d'en profiter.

Il ne se trouva pas un logement vacant, grand comme la main, aux Anglaises. On m'aurait reprise volontiers comme pensionnaire en classe; mais ma mère ne voulait pas qu'il en fût ainsi, disant qu'elle comptait me faire sortir sans en être empêchée par les règlements, qu'elle voulait me marier à sa guise, par conséquent n'avoir pas, dans ses relations avec moi, l'obstacle d'une grille et d'une consigne de tourière.

Mon cousin me quitta en me disant de prendre courage et de persister avec douceur et adresse dans le désir d'aller au couvent. Il me promettait de s'occuper de me caser au Sacré-Cœur ou à l'Abbaye-aux-Bois.

Ma mère ne voulait pas entendre parler de rester avec moi à Nohant, encore moins de m'y laisser avec {Lub 1118} Deschartres et Julie, l'une qui y conservait son logement selon le désir exprimé par ma grand'mère, l'autre qui, ayant encore une année de bail, devait y rester comme fermier. Ma mère ne savait vivre qu'à Paris, et pourtant elle avait l'intuition vraie de la poésie des champs, l'amour et le talent du jardinage et une grande simplicité de goûts; mais elle arrivait à l'âge où les habitudes sont impérieuses. Il lui fallait le bruit de la rue et le mouvement des boulevards. Ma sœur était tout récemment mariée; nous devions habiter, ma mère et moi, l'appartement de ma grand'mère, rue Neuve-des-Mathurins.

Je quittai Nohant avec un serrement de cœur pareil à celui que j'avais éprouvé en quittant les Anglaises. J'y laissais toutes mes habitudes studieuses, tous mes souvenirs de cœur, et mon pauvre Deschartres seul et comme abruti de tristesse.

Ma mère ne me laissa emporter que quelques livres de prédilection. Elle avait un profond mépris pour ce qu'elle {CL 382} appelait mon originalité. Elle me permit cependant de garder ma femme de chambre Sophie, à laquelle j'étais attachée, et d'emmener mon chien.

Je ne sais plus quelle circonstance nous empêcha de nous installer tout de suite u rue neuve-des-Mathurins. Peut-être une levée de scellés à faire. Nous descendîmes chez ma tante, rue de Bourgogne, et nous y passâmes une quinzaine avant de nous installer dans l'appartement de ma grand'mère.

J'eus une grande consolation à retrouver ma cousine Clotilde, belle et bonne âme, droite, courageuse, discrète, fidèle aux affections, avec un caractère charmant, un enjouement soutenu, des talents, et la science du cœur, préférable à celle des livres. Quelque enveloppées d'orages domestiques v que nous fussions alors, il n'y eut jamais, ni alors ni depuis, un nuage entre nous deux. Elle aussi me trouvait un peu originale; mais elle trouvait cela très-joli, très-amusant, et m'aimait comme j'étais.

Sa douce gaieté était un baume pour moi. Quelque malheureuse ou intempestivement tournée aux choses sérieuses que l'on soit, on a besoin de rire et de folâtrer à dix-sept ans, comme on a besoin d'exister. Ah! Si j'avais eu à Nohant cette adorable compagne, je n'aurais peut-être jamais lu tant de belles choses, mais j'aurais aimé et accepté la vie.

{Lub 1119} Nous fîmes beaucoup de musique ensemble, nous apprenant l'une à l'autre ce que nous savions un peu, moi lire, elle dire. Sa voix, un peu voilée, était d'une souplesse extrême et sa prononciation facile et agréable. Quand je me mettais avec elle au piano, j'oubliais tout.

À cette époque se place une circonstance qui m'impressionna beaucoup, non qu'elle soit bien importante, mais parce qu'elle me mettait aux prises, dès mon entrée dans la vie, avec certaines probabilités entrevues d'avance. {CL 383} Deschartres fut appelé à venir rendre à une assemblée de famille compte de son administration. Cela se passait chez ma tante. Mon oncle, qui faisait carrément les choses et qui était le conseil de ma mère, trouvait une lacune dans le paiement des fermes, une lacune de trois ans, par conséquent dix-huit mille francs à réclamer à Deschartres. On avait appelé, je ne sais plus pourquoi, un avoué à cette conférence w.

En effet, il y avait trois ans que Deschartres n'avait payé. J'ignore si, par tolérance ou par crainte de le laisser ruiné, ma grand'mère lui avait donné quittance d'une partie; mais ces quittances ne se trouvèrent point. Quant à moi, je n'avais x rien touché de lui et ne lui avais, par conséquent, donné aucune décharge.

Le pauvre grand homme avait, comme je l'ai dit, acheté un petit domaine dans les landes, non loin de chez nous. Comme il avait plus d'imagination que de bonheur dans ses entreprises, il avait rêvé là, à tort, une fortune; non qu'il aimât l'argent, mais parce que toute sa science, tout son amour-propre s'engouffraient dans la perspective de transformer un terrain maigre et inculte en une terre grasse et luxuriante. Il s'était jeté dans cette aventure agricole avec la foi et la précipitation de son infaillibilité. Les choses avaient mal tourné, son régisseur l'avait volé! Et puis il avait voulu, croyant bien faire, échanger les produits de nos terres avec ceux de la sienne. Il nous amenait dubétail maigre qui n'engraissait pas chez nous, ou qui y crevait de pléthore en peu de jours. Il envoyait chez lui nos bestiaux gourmands et gâtés qui ne s'accommodaient pas de ses ajoncs y et de ses genêts, et qui y dépérissaient rapidement. Il en était ainsi des grains et de tout le reste. En somme, sa terre lui avait peu rapporté z, et Nohant encore moins, relativement. Des pertes considérables et répétées l'avaient mis dans {Lub 1120} la nécessité de vendre {CL 384} son petit bien, mais il ne trouvait pas d'acquéreurs et ne pouvait combler son arriéré.

Je savais tout cela, bien qu'il ne m'en eût jamais parlé. Ma grand'mère m'en avait avertie, et je savais que nous ne vivions à Nohant que du produit de la maison de la rue de la harpe et de quelques rentes sur l'état.

Ce n'était pas suffisant aa pour les habitudes de ma grand'mère; sa maladie d'ailleurs avait occasionné d'assez grands frais. La gêne était réelle dans la maison, et n'ayant pas de quoi renouveler ma garde-robe, j'arrivais à Paris avec un bagage qui eût tenu dans un mouchoir de poche, et une robe pour toute toilette ab.

Deschartres ne pouvant fournir ces malheureuses quittances, auxquelles nous n'avions pas songé, arrivait donc de son côté ac pour donner ou essayer de donner des explications, ou d'obtenir des délais. Il se présenta fort troublé. J'aurais voulu être un moment seule avec lui pour le rassurer; ma mère nous garda à vue, et l'interrogatoire commença autour d'une table chargée de registres et de paperasses.

Ma mère, fortement prévenue contre mon pauvre pédagogue et avide de lui rendre tout ce qu'il lui avait fait souffrir autrefois, goûtait, à voir son embarras, une joie terrible ad. Elle tenait surtout à le faire passer pour un malhonnête homme vis-à-vis de moi, à qui elle faisait un principal grief de ne pas partager son aversion ae.

{Presse 11/5/1855 1} Je vis qu'il n'y avait pas à hésiter. Ma mère avait laissé échapper le mot de prison pour dettes; j'espère qu'elle n'eût pas exécuté une si dure menace; mais l'orgueilleux Deschartres, attaqué dans son honneur, était capable af de se brûler la cervelle. Sa figure pâle et contractée était celle d'un homme qui a pris cette résolution.

Je ne le laissai pas répondre. Je déclarai qu'il avait payé entre mes mains, et que, dans le trouble où nous {CL 385} avait si souvent mis l'état de ma grand'mère, nous n'avions songé ni l'un ni l'autre à la formalité des quittances.

Ma mère se leva, les yeux enflammés et la voix brève: « Ainsi, vous avez reçu dix-huit mille francs, me dit-elle, où sont-ils?

— Je les ai dépensés apparemment, puisque je ne les ai plus.

{Lub 1121} — Vous devez les représenter ou en prouver l'emploi. »

J'invoquai l'avoué. Je lui demandai si, étant unique héritière, je me devais des comptes à moi-même, et si ma tutrice avait le droit d'exiger ceux de ma gestion des revenus de ma grand'mère.

« Non certes, répondit l'avoué. On n'a pas de questions à vous faire là-dessus. Je demande qu'on insiste seulement sur la réalité de vos recettes. Vous êtes mineure et n'avez pas le droit de remettre une dette. Votre tutrice a celui d'exiger les rentrées qui vous sont acquises. »

Cette réponse me rendit la force prête à m'abandonner. Tomber dans une série de mensonges et de fausses explications ne m'eût peut-être pas été possible. Mais, du moment qu'il ne s'agissait que de persister dans un oui pour sauver Deschartres, je crus que je ne devais pas ag hésiter. Je ne sais pas s'il était en aussi grand péril que je me l'imaginais. Sans doute on lui eût donné le temps de vendre son domaine pour s'acquitter, et l'eût-il vendu à bas prix, il lui restait pour vivre la pension que lui avait assignée ma grand'mère par son testament*. Mais les idées de déshonneur et de prison pour dettes me bouleversaient l'esprit.

* Elle avait été de quinze cents francs dans le premier brouillon du testament. Il l'avait fait réduire à mille francs, avec beaucoup d'instance ah et même d'emportement.

{CL 386} Ma mère insista comme le lui suggéra l'avoué ai. « Si M. Deschartres vous a versé dix-huit mille francs, c'est ce qu'on saura bien aj. Vous n'en donneriez pas votre parole d'honneur ak! »

Je sentis un frisson, et je vis Deschartres prêt al à tout confesser.

« Je la donnerais! m'écriai-je.

— Donne-la en ce cas, me dit ma tante, qui me croyait sincère et qui voulait voir finir ce débat.

— Non, mademoiselle, reprit l'avoué, ne la donnez pas.

— Je veux qu'elle la donne! s'écria ma mère, à qui j'eus ensuite bien de la peine à pardonner de m'avoir infligé cette torture.

— Je la donne, lui répondis-je très-émue, et Dieu est avec moi contre vous dans cette affaire-ci!

{Lub 1122} — Elle a menti, elle ment! cria ma mère. Une dévote! Une philosophailleuse! Elle ment et se vole elle-même!

— Oh! Pour cela, dit l'avoué am en souriant, elle en a bien le droit, et ne fait de tort qu'à sa dot.

— Je la conduirai avec son Deschartres, jusque chez le juge de paix, dit ma mère. Je lui ferai faire serment sur le Christ, sur l'Évangile!

— Non, madame, dit l'avoué an, tranquille comme un homme d'affaires, vous vous en tiendrez là; et quant à vous, mademoiselle, me dit-il avec une certaine bienveillance, soit d'approbation, soit de pitié pour mon désintéressement, je vous demande pardon de vous avoir tourmentée. Chargé de soutenir vos intérêts, je m'y suis cru obligé. Mais personne ici n'a le droit de révoquer votre parole en doute, et je pense que l'on doit passer outre sur ce détail. »

J'ignore ce qu'il pensait ao de tout ceci. Je ne m'en occupai point et je n'eusse point su lire à travers la figure d'un avoué. La dette de Deschartres fut rayée au registre, on s'occupa d'autre chose et on se sépara.

{CL 387} Je réussis à me trouver seule un instant sur l'escalier avec mon pauvre précepteur. « Aurore, me dit-il avec les larmes ap dans les yeux, je vous payerai, vous n'en doutez pas?

— Certes, je n'en doute pas, répondis-je voyant qu'il éprouvait quelque humiliation. La belle affaire! Dans deux ou trois ans votre domaine sera en plein rapport.

— Sans doute! Bien certainement! s'écria-t-il, rendu à la joie de ses illusions. Dans trois ans, ou il me rapportera trois mille livres de rente, ou je le vendrai cinquante mille francs aq. Mais j'avoue, que, pour le moment, je n'en trouve que douze mille ar, et que si l'on m'eût retenu la pension de votre grand'mère pendant six années as, il m'aurait fallu mendier je ne sais quel gagne-pain. Vous m'avez sauvé, vous avez souffert. Je vous remercie. »

Tant que je pus rester chez ma tante auprès de Clotilde, mon existence, malgré de fréquentes secousses, me parut tolérable. Mais quand je fus installée rue Neuve-des-Mathurins, elle ne le fut point.

Ma mère, irritée contre tout ce que j'aimais, me déclara que je n'irais point au couvent. Elle m'y laissa embrasser une fois mes religieuses et mes compagnes, et me défendit d'y retourner. Elle renvoya brusquement {Lub 1123} ma femme de chambre, qui lui déplaisait, et chassa même mon chien. Je le pleurai, parce que c'était la goutte d'eau qui faisait déborder le vase.

M. de Villeneuve vint lui demander de m'emmener dîner chez lui. Elle lui répondit que madame de Villeneuve eût à venir elle-même lui faire cette demande. Elle était dans son droit sans doute, mais elle parlait si sèchement que mon cousin perdit patience, lui répondit que jamais sa femme ne mettrait les pieds chez elle, et partit pour ne plus revenir. Je ne l'ai revu que plus de vingt ans après.

{CL 388} De même que mon bon cousin m'a pardonné et me pardonne encore de ne pas partager toutes ses idées, je lui pardonne de m'avoir abandonnée ainsi à mon triste sort. Pouvait-il ne pas le faire? Je ne le sais. Il eût fallu de sa part une patience que je n'aurais certes pas eue pour mon compte, si je n'eusse eu affaire à ma propre mère. Et puis, quand même il eût dévoré en silence sa première algarade, at n'eût-elle pas recommencé le lendemain?

Cependant il m'a fallu des années, je le confesse, pour oublier la manière dont il me quitta, sans même me dire un mot d'adieu et de consolation, sans jeter les yeux sur moi, sans me laisser une espérance, sans m'écrire le lendemain pour me dire que je trouverais toujours un appui en lui quand il me serait possible de l'invoquer. Je m'imaginai qu'il était las des ennuis que lui suscitait son impuissante tutelle et qu'il était content de trouver une vive occasion de s'en débarrasser. Je me demandai si madame de Villeneuve, qui avait déjà l'âge d'une matrone, n'aurait pas pu, par un léger simulacre de politesse dont ma mère eût été flattée, la décider à me laisser continuer mes visites chez elle; si, tout au moins, on n'eût pas pu tenter un peu plus au, sauf à me laisser là, avec la confiance av d'inspirer quelque intérêt et de pouvoir y recourir plus tard sans crainte d'être importune. Je m'attendais à quelque chose de semblable. Il n'en fut rien. La famille de mon père resta muette. L'appréhension de la trouver close m'empêcha d'y jamais frapper. Je ne sais si ma fierté fut exagérée, mais il me fut impossible de la faire plier à des avances. J'étais un enfant, il est vrai, et bien que je n'eusse aucun tort, je devais faire les premiers pas; mais on va voir aw ce qui m'en empêcha.

Mon autre cousin, Auguste de Villeneuve, frère de {Lub 1124} René, vint me voir aussi une dernière fois. Sans être aussi liée avec lui, j'étais plus familière, je ne sais pourquoi. Il était {CL 389} aussi très-bon, mais il manquait un peu de tact. Je me plaignis à lui de l'abandon de René: « Ah dame! me dit-il avec son grand sang-froid indolent, tu n'as pas agi comme on te le recommandait. On voulait te voir entrer au couvent, tu ne l'as pas fait. Tu sors avec ta mère, avec sa fille, avec le mari de sa fille, avec M. Pierret. On t'a vue dans la rue avec tout ce monde-là. C'est une société impossible, je ne dis pas pour moi, ça me serait bien égal, mais pour ma belle-sœur et pour les femmes de toute famille honorable où nous aurions pu te faire entrer par un bon mariage. » ax

Sa franchise éclaircissait une grande question d'avenir pour moi. Je lui demandai d'abord comment il m'était possible, ayant affaire à une personne que la résistance la plus polie et la plus humble exaspérait, d'entrer au couvent contre sa volonté, de refuser de sortir avec elle et de ne pas voir son entourage. — Comme il ne pouvait me donner une réponse satisfaisante, je lui demandai, si d'ailleurs, refuser de voir ma sœur, son mari et Pierret, au cas ay où cela me serait possible, lui paraissait conciliable avec les liens az du sang, de l'amitié et du devoir.

Il ne me répondit pas davantage; seulement il me dit: — Je vois que tu tiens à ta famille maternelle et que tu es décidée à ne jamais rompre avec ces gens-là. Je croyais le contraire! C'est différent.

— J'ai pu, lui dis-je, dans des moments de douleur et de colère intérieure, souhaiter de quitter ma mère, qui me rend fort malheureuse, et comme je ne vois pas qu'elle soit heureuse de notre réunion, je désirerais encore beaucoup le couvent, ou bien je m'arrangerais d'un mariage qui me soustrairait à son autorité absolue; mais quelque tort qu'elle puisse avoir, j'ai toujours été résolue à la fréquenter ba et à ne me rendre complice d'aucun affront qui lui serait fait.

{CL 390} — Eh bien, reprit-il, toujours aussi froid et faisant des grimaces nerveuses qui lui étaient habituelles et qui semblaient lui servir à rassembler ses idées et ses paroles; en bonne religion, tu as raison; mais ainsi ne va pas le monde. Ce que nous appelons un bon mariage pour toi, c'est un homme ayant quelque fortune et de la naissance. Je t'assure qu'aucun de ces hommes-là ne viendra te {Lub 1125} trouver ici, et que, même quand tu auras attendu trois ans, l'époque de ta majorité, tu ne seras pas plus facile à bien marier qu'aujourd'hui. Quant à moi, je ne m'en chargerais pas: on me jetterait à la tête que tu as vécu trois ans chez ta mère et avec toutes sortes de bonnes gens qu'on ne serait pas fort aise de fréquenter. Ainsi, je te conseille de te marier toi-même comme tu pourras.Qu'est-ce que ça me fait, à moi, que tu épouses un roturier? S'il est honnête homme, je le verrai parfaitement et je ne t'en aimerai certainement {Presse 11/5/1855 2} pas moins. Or donc, à revoir, dans ce temps-là! Car je vois que ta mère tourne autour de nous et qu'elle va me flanquer à la porte! » bb

Là-dessus, il prit son chapeau et s'en fut en me disant: « Adieu, ma tante! »

Je ne lui en voulus pas, à lui bc. Il ne s'était jamais chargé de moi. Sa franchise me mettait à l'aise et sa promesse d'amitié constante me consolait amplement de la perte d'un bon parti bd. Je l'ai retrouvé aussi amicalement insouciant et tranquillement bon peu d'années après mon mariage.

Mais cette rupture momentanée de sa part, absolue de celle de tout le reste de la famille, me donna bien à penser.

J'avais peut-être oublié, depuis quelques années, qui j'étais et comme quoi mon sang royal s'était perdu dans mes veines en s'alliant, dans le sein de ma mère, au sang plébéien. Je ne crois pas, je suis même certaine que je n'avais pas cru m'élever au-dessus de moi-même en regardant {CL 391} comme naturelle et inévitable l'idée d'entrer dans une famille noble, de même que je ne me crus pas déchue pour n'avoir plus à y prétendre. Au contraire, je me sentais soulagée d'un grand poids. J'avais toujours eu de la répugnance, d'abord par instinct, ensuite par raisonnement, à m'incorporer dans une caste be qui n'existait que par la négation de l'égalité. À supposer que j'eusse été décidée au mariage, ce qui n'était réellement pas encore, j'aurais, autant que possible, suivi le voeu de ma grand'mère, mais sans être persuadée que la naissance eût la moindre valeur sérieuse, et dans le cas seulement où j'aurais rencontré un patricien sans morgue et sans préjugés.

Mon cousin Auguste me signifiait, de par la loi du monde, qu'il n'en est pas et qu'il ne peut y en avoir. Tout en avouant que ma manière de voir était religieuse et {Lub 1126} honorable pour moi, il déclarait qu'elle me déshonorait aux yeux du monde, que personne ne m'y pardonnerait d'avoir fait mon devoir, et que lui-même ne se chargerait pas de trouver quelqu'un qui dût m'approuver.

Que devais-je donc faire selon lui et selon son monde? M'enfuir de chez ma mère, faire connaître, par un éclat, qu'elle ne me rendait pas heureuse, ou faire supposer pis encore, c'est-à-dire que mon honneur était en danger auprès d'elle? Cela n'était pas, et si cela eût été, le retentissement de ma situation ainsi proclamée m'eût-il rendue beaucoup plus mariable au gré de mes cousins?

Devais-je, à défaut de la fuite, me révolter ouvertement contre ma mère, l'injurier, la menacer bf? Quoi? Que voulait-on de moi? Tout ce que j'eusse pu faire eût été si impossible et si odieux, que je ne le comprends pas encore bg.

C'est bien trop me défendre sans doute d'avoir fait mon devoir; mais si j'insiste sur ma situation personnelle, c'est que j'ai fort à cœur de prouver ce que c'est que l'opinion {CL 392} du monde, la justice de ses arrêts et l'importance de sa protection.

On représente toujours ceux qui secouent ses entraves comme des esprits pervers, ou tout au moins si orgueilleux et si brouillons qu'ils troublent l'ordre établi et la coutume régnante, pour le seul plaisir de mal faire. Je suis pourtant un petit exemple, entre mille plus sérieux et plus concluants, de l'injustice et de l'inconséquence de cette grande coterie plus ou moins nobiliaire qui s'intitule modestement le monde. En disant inconséquence et injustice, je suis calme jusqu'à l'indulgence; je devrais dire l'impiété: car, pour mon compte, je ne pouvais envisager autrement la réprobation qui devait s'attacher à moi pour avoir observé les devoirs les plus sacrés de la famille.

Qu'on sache bien que je ne m'en prenais pas, que je ne m'en suis jamais prise à mes parents paternels. Ils étaient de ce monde-là, ils n'en pouvaient refaire le code à leur usage et au mien. Ma grand'mère, ne pouvant se décider à envisager pour moi un avenir contraire à ses vœux, avait arraché d'eux la promesse de me réintégrer dans la caste où, par leurs femmes* (les Villeneuve n'étaient pas {Lub 1127} de vieille souche), ils avaient été réintégrés eux-mêmes. Les sacrifices qu'ils avaient dû faire pour s'y tenir, ils trouvaient naturel de me les imposer. Mais ils oubliaient que pour pousser ces sacrifices jusqu'à fouler aux pieds le respect filial (ce que certes ils n'eussent pas fait eux-mêmes), il m'eût fallu, outre un mauvais bh cœur et une mauvaise conscience, la croyance à l'inégalité originelle.

{Lub 1126} * Mademoiselle de Guibert et mademoiselle de Ségur.

Or je n'acceptais pas cette inégalité. Je ne l'avais jamais comprise, jamais supposée. Depuis le dernier des mendiants jusqu'au premier des rois, je savais par mon instinct, par ma conscience, par la loi du Christ surtout, que Dieu n'avait {CL 393} mis au front de personne ni un sceau de noblesse, ni un sceau de vasselage. Les dons mêmes de l'intelligence n'étaient rien devant lui sans la volonté du bien, et d'ailleurs cette intelligence innée, il la laissait tomber dans le cerveau d'un crocheteur tout aussi bien que dans celui d'un prince.

Je donnai des larmes à l'abandon de mes parents. Je les aimais. Ils étaient les fils de la sœur de mon père, mon père les avait chéris, ma grand'mère les avait bénis; ils avaient souri à mon enfance; j'aimais certains de leurs enfants: madame de La Roche-Aymon, fille de René; Félicie, fille d'Auguste, adorable créature, morte à la fleur de l'âge, et son frère Léonce, d'un esprit charmant.

Mais je pris vite mon parti sur ce qui devait être rompu entre nous tous: les liens de l'affection et de la famille, non, certes, mais bien bi ceux de la solidarité d'opinion et de position.

Quant au beau mariage qu'ils devaient me procurer, je confesse que ce fut une grande satisfaction pour moi d'en être débarrassée. J'avais donné mon assentiment à une proposition de madame de Pontcarré, que ma mère repoussa. Je vis que, d'une part, ma mère ne voudrait jamais de noblesse, que, de l'autre, la noblesse ne voulait plus de moi. Je me sentis enfin libre, par la force des choses, de rompre le voeu de ma grand'mère et de me marier selon mon cœur (comme avait fait mon père), le jour où je m'y sentirais portée.

Je l'étais encore si peu que je ne renonçais point à l'idée de me faire religieuse. Ma courte visite au couvent avait ravivé mon idéal de bonheur de ce côté-là. Je me disais bien que je n'étais plus dévote à la manière de mes chères recluses; mais l'une d'elles, madame Françoise, {Lub 1128} ne l'était pas et passait pour s'occuper de science. Elle vivait là en paix comme un père dominicain des anciens jours. La pensée de m'élever par l'étude et la contemplation des plus {CL 394} hautes vérités au-dessus des orages de la famille et des petitesses du monde me souriait une dernière fois.

Il est bien possible que j'eusse pris ce parti à ma majorité, c'est-à-dire trois ans d'attente, si ma vie eût été tolérable jusque-là bj. Mais elle le devenait de moins en moins. Ma mère ne se laissait toucher et persuader par aucune de mes résignations. Elle s'obstinait à voir en moi une ennemie secrètement irréconciliable. D'abord elle triompha de se voir débarrassée du contrôle de mon tuteur bk et me railla du désespoir qu'elle m'attribuait. Elle fut étonnée de me voir si bien détachée des grandeurs du monde; mais elle n'y crut pas et jura qu'elle briserait ma sournoiserie.

Soupçonneuse à l'excès et portée d'une manière toute maladive, toute délirante, à incriminer ce qu'elle ne comprenait pas, elle élevait, à tout propos, des querelles incroyables bl. Elle venait m'arracher mes livres des mains, disant qu'elle avait essayé de les lire, qu'elle n'y avait entendu goutte, et que ce devaient être de mauvais livres. Croyait-elle réellement que je fusse vicieuse ou égarée, ou bien avait-elle besoin de trouver un prétexte à ses imputations, afin de pouvoir dénigrer la belle éducation que j'avais reçue? Tous les jours c'étaient de nouvelles découvertes qu'elle me faisait faire sur ma perversité bm.

Quand je lui demandais avec insistance où elle avait pris de si étranges notions sur mon compte, elle disait avoir eu des correspondances à La Châtre, et savoir, jour par jour, heure par heure, tous les désordres de ma conduite. Je n'y croyais pas, je m'effrayais de l'idée que ma pauvre mère était folle. Elle le devina, un jour, au redoublement de silence et de soins qui étaient ma réponse habituelle à ses invectives. « Je vois bien, dit-elle, que tu fais semblant de me croire en délire. Je vais te prouver que je vois clair et que je marche droit. »

{CL 395} Elle exhiba alors cette correspondance sans vouloir me laisser jeter les yeux sur l'écriture, mais en me lisant des pages entières qu'elle n'improvisait certes pas. C'était le tissu de calomnies monstrueuses et d'aberrations stupides dont j'ai déjà parlé et dont je m'étais tant moquée à {Lub 1129} Nohant. Les ordures de la petite ville bn s'étaient emparées de l'imagination vive et faible de ma mère. Elles s'y étaient gravées jusqu'à y détruire le plus simple raisonnement. Elles n'en sortirent entièrement qu'au bout de plusieurs années, quand elle me vit sans prévention et que tous ses sujets d'amertume eurent disparu.

Elle se disait renseignée ainsi par un des plus intimes amis de notre maison. Je ne répondis rien, je ne pouvais rien répondre. Le cœur me levait de dégoût. Elle se mit au lit bo, triomphante de m'avoir écrasée. Je me retirai dans ma chambre; j'y restai sur une chaise jusqu'au grand jour, hébétée, ne pensant à rien, sentant mourir mon corps et mon âme tout ensemble.


Variantes

  1. 1810-1832 {CL} (cette inadvertance de l'éditeur est corrigée dans la table des matières du T.3) ♦ 1819-1822 {Lub} (cette indavertance de l'éditeur est répétée dans la table des matières du T.1. Nous corrigeons)
  2. 5me chapitre. Sommaire {Ms}chapitre vingtième {Presse}, {Lecou} ♦ Chapitre septième {LP} ♦ VII {CL}
  3. Dans les éditions {Lecou} et {LP}, le sommaire est incomplet, à cause de la division des volumes, et s'arrête à: changement de relations. — (note de {Lub})
  4. ébranlée. [Elle s'était abstenue cette fois de me dire du mal de ma mère, mais elle m'avait dit rayé] Ta mère {Ms}
  5. ton [subrogé rayé] tuteur; mais [il faut rayé] je veux {Ms}
  6. complet. [C'était après la visite de l'archevêque et l'attitude ferme et digne qu'elle avait tenue gardée devant moi rayé] Ce qui [rendait rayé] donnait {Ms}
  7. venir me [trouver rayé] soutenir {Ms}
  8. Caroline [se marie rayé] va se marier {Ms}
  9. Mon cousin [vint rayé] était venu {Ms}
  10. il [voulait rayé] avait voulu {Ms}
  11. pas l'application possible {Ms} ♦ pas l'application générale possible {Presse} et sq.
  12. et qu'il [regrettait rayé] ne [partageait pas rayé] supportait {Ms}
  13. mais, à cette époque, ma cousine n'était pas dévote {Ms} ♦ mais ma cousine n'était pas dévote alors {Presse} et sq.
  14. manières et au bon goût du savoir-vivre {Ms} ♦ manières et au savoir-v ivre {Presse} et sq.
  15. oublier [en tête à tête rayé]. Je sens {Ms}
  16. René [arriva rayé] revint {Ms}
  17. accusée de vice, cette pauvre [chère rayé] sainte femme! {Ms} ♦ accusée de vices de cœur, cette pauvre sainte femme! {Presse} et sq.
  18. ma mère, je dois dire aussi ma pauvre mère {Ms}, {Presse} ♦ ma mère, je dois le dire aussi, ma pauvre mère {Lecou} et sq.
  19. ma tutrice légitime et naturelle {Ms} ♦ ma tutrice naturelle et légitime {Presse} et sq.
  20. qu'il a fallu [cinq rayé] quatre ans {Ms}
  21. installer de suite {Ms}installer tout de suite {Presse} ♦ installer de suite {Lecou}, {LP} ♦ installer tout de suite {CL}
  22. d'orages [intérieurs rayé] domestiques {Ms}
  23. un avoué [Mr Froidure rayé] à cette conférence {Ms}
  24. Quant à moi, [depuis la maladie de ma grand'mère rayé] je n'avais {Ms}
  25. de ses joncs {Ms} ♦ de ses ajoncs {Presse} et sq.
  26. sa terre [ne lui avait rien rayé] lui avait peu rapporté {Ms}
  27. pas [considérable rayé] suffisant {Ms}
  28. robe [de deuil rayé] pour [vêtement officiel rayé] toute toilette {Ms}
  29. arrivait donc de [Nohant rayé] son côté {Ms}
  30. une joie [profonde rayé] terrible {Ms}
  31. grief de ne pas abonder dans son sens {Ms} ♦ grief de ne pas partager son aversion {Presse} et sq.
  32. était [homme à rayé] capable {Ms}
  33. je crois que je ne devais pas {Ms}, {Presse} ♦ je crus que je ne devais pas {Lecou} et sq.
  34. beaucoup d'insistance {Ms} ♦ beaucoup d'instance {Presse} et sq.
  35. comme le lui suggérait [Mr Froidure rayé] l'avoué {Ms} ♦ comme le lui suggéra l'avoué {Presse} et sq.
  36. versé 18 000 f, reprit-elle, c'est ce qu'on saura bien {Ms} ♦ versé dix-huit mille francs, c'est ce qu'on saura bien {Presse} et sq.
  37. parole d'honneur? » {Ms}, {Presse} ♦ parole d'honneur! {Lecou} et sq.
  38. Deschartres vert à force de pâlir, prêt {Ms} ♦ Deschartres prêt {Presse} et sq.
  39. dit [Mr Froidure rayé] l'avoué {Ms}
  40. Non, madame, dit [Mr Froidure rayé] l'avoué {Ms}
  41. J'ignore ce [que Mr Froidure rayé] qu'il pensait {Ms}
  42. avec des larmes {Ms} ♦ avec les larmes {Presse} et sq.
  43. cinquante mille écus {Ms} ♦ cinquante mille francs {Presse} et sq.
  44. que douze mille francs {Ms} ♦ que douze mille {Presse} et sq.
  45. grand'mère [seulement rayé] pendant [dix-huit rayé] six années {Ms}
  46. cette première algarade, {Ms}, {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ sa première algarade, {CL}
  47. tenter [tout ce qui rayé] un peu plus {Ms}
  48. sauf à me laisser sur la confiance {Ms} ♦ sauf à me laisser là, avec la confiance {Presse} et sq.
  49. mais on [m'avait rendue solidaire des torts de ma mère, et je trouvais en cela un peu d'injustice qui me blessait rayé] va voir {Ms}
    Depuis mère eût été flattée jusqu'à c'est une société, ce feuillet est recollé sur une feuille blanche, indice d'un remaniement. {Ms}(note de {Lub})
  50. Le guillemet fait défaut dans {CL}
  51. Pierret, [vieil ami de rayé] au cas {Ms}
  52. admissible d'après les liens {Ms} ♦ conciliable avec les liens {Presse} et sq.
    Depuis impossible: je ne dis pas jusqu'à m'arrangerais d'un mariage, feuillet collé sur une feuille blanche, comme le précédent. {Ms}(note de {Lub})
  53. résolue à la [voir rayé] fréquenter {Ms}
  54. Le guillemet fait défaut dans {CL}
  55. Je [lui en voulus beaucoup moins qu'aux autres rayé] ne lui en voulus pas, à lui. {Ms}
  56. perte d'un [beau mariage rayé] bon parti {Ms}
  57. pour [une caste rayé] m'incorporer dans une caste {Ms} ♦ à m'incorporer dans une caste {Presse} et sq.
  58. l'injurier, la battre? {Ms} ♦ l'injurier, la menacer? {Presse} et sq.
  59. que je ne [comprends pas encore ce qu'on exigeait de moi rayé et corr.] le comprends pas encore {Ms}
  60. le [respect rayé] devoir filial [il eût fallu croire à mon infériorité rayé] (ce que certes ils n'eussent pas fait eux-mêmes), il m'eût fallu [croire inférieure par nature à quelqu'un sur la terre rayé] outre un mauvais {Ms}
  61. famille, jamais, mais bien {Ms} ♦ famille, non, certes, mais bien {Presse} et sq.
  62. parti après trois ans d'attente, si ma vie eût été tolérable {Ms} ♦ parti à ma majorité, c'est-à-dire après trois ans d'attente, si ma vie eut été tolérable jusque-là {Presse} et sq.
  63. contrôle de mon [subrogé rayé] tuteur {Ms}
  64. querelles [incompréhensibles rayé] incroyables {Ms}
  65. Depuis « par aucune de mes résignations », plusieurs fragments collés {Ms}(note de {Lub})
  66. Les [saletés rayé] ordures de la petite ville {Ms}
  67. Elle se mettait au lit {Ms}, {Presse} ♦ Elle se mit au lit {Lecou} et sq.

Notes