GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-L�vy 1876

{LP T.? ?; CL T.3 [189]; Lub T.1 [957]} QUATRIÈME PARTIE
Du mysticisme � l'ind�pendance
1819-1832 a

{Presse 10/5/1855 1; CL T.3 [373]; Lub T.1 [1111]} VII b

Mon tuteur. — Arriv�e de ma m�re et de ma tante. — Étrange changement de relations. c — Ouverture du testament. — Clause ill�gale. — R�sistance de ma m�re. — Je quitte Nohant. — Paris, Clotilde. — 1823. — Deschartres � Paris. — Mon serment. — Rupture avec ma famille paternelle. — Mon cousin Auguste. — Divorce avec la noblesse. — Souffrances domestiques.



Mon cousin Ren� de Villeneuve, puis ma m�re, avec mon oncle et ma tante Mar�chal, arriv�rent peu de jours apr�s. Ils venaient assister � l'ouverture du testament et � la lev�e des scell�s. De la valeur de ce testament allait d�pendre mon existence nouvelle; je ne parle pas sous le rapport de l'argent, je n'y pensais pas, et ma grand'm�re y avait pourvu de reste; mais sous le rapport de l'autorit� qui allait succ�der pour moi � la sienne.

Elle avait d�sir�, par-dessus tout, que je ne fusse point confi�e � ma m�re, et la mani�re dont elle me l'avait exprim�, � l'�poque de pleine lucidit� o� elle avait r�dig� ses derni�res volont�s, m'avait fortement �branl�e. « Ta m�re d, m'avait-elle dit, est plus bizarre que tu ne penses, et tu ne la connais pas du tout. Elle est si inculte qu'elle aime ses petits � la mani�re des oiseaux, avec de grands soins et de grandes ardeurs pour la premi�re enfance; mais quand ils ont des ailes, quand il s'agit de raisonner et d'utiliser la tendresse instinctive, elle vole sur un autre arbre et les chasse � coups de bec. Tu ne vivrais pas � pr�sent trois jours avec elle sans te sentir horriblement malheureuse. Son caract�re, son �ducation, ses go�ts, ses habitudes, ses id�es te choqueront {CL 374} compl�tement, quand elle ne sera plus retenue par mon autorit� entre vous deux. Ne t'expose pas � ces chagrins, consens � aller {Lub 1112} habiter avec la famille de ton p�re, qui veut se charger de toi apr�s ma mort. Ta m�re y consentira tr�s-volontiers, comme tu peux d�j� le pressentir, et tu garderas avec elle des relations douces et durables que vous n'aurez point si vous vous rapprochez davantage. On m'assure que, par une clause de mon testament, je peux confier la suite de ton �ducation et le soin de t'�tablir � Ren� de Villeneuve, que je nomme ton tuteur; mais je veux e que tu acquiesces d'avance � cet arrangement, car madame de Villeneuve surtout ne se chargerait pas volontiers d'une jeune personne qui la suivrait � contre-cœur. »

À ces moments de courte mais vive lueur de sagesse, ma grand'm�re avait pris sur moi un empire complet. Ce qui donnait f aussi beaucoup de poids � ses paroles, c'�tait l'attitude singuli�re et m�me blessante de ma m�re, son refus de venir me soutenir g dans mes angoisses, le peu de piti� que l'�tat de ma grand'm�re lui inspirait, et l'esp�ce d'amertume railleuse, parfois mena�ante, de ses lettres rares et singuli�rement irrit�es. N'ayant pas m�rit� cette sourde col�re qui paraissait gronder en elle, je m'en affligeais, et j'�tais forc�e de constater qu'il y avait chez elle soit de l'injustice, soit de la bizarrerie. Je savais que ma sœur Caroline n'�tait point heureuse avec elle, et ma m�re m'avait �crit: « Caroline va se marier h. Elle est lasse de vivre avec moi. Je crois, apr�s tout, que je serai plus libre et plus heureuse quand je vivrai seule. »

Mon cousin �tait venu i bient�t apr�s passer une quinzaine avec nous. Je crois que pour se bien d�cider, ou tout au moins pour d�cider sa femme � se charger de moi, il avait voulu j me conna�tre davantage. De mon c�t�, je d�sirais aussi conna�tre ce p�re d'adoption, que je n'avais pas beaucoup vu depuis mon enfance. Sa douceur et la gr�ce de {CL 375} ses mani�res m'avaient toujours �t� sympathiques; mais il me fallait savoir s'il n'y avait pas derri�re ces formes agr�ables un fond de croyances quelconques, inconciliables avec celles qui avaient surgi en moi.

Il �tait gai, d'une �galit� charmante de caract�re, d'un esprit aimable et cultiv�, et d'une politesse si exquise que les gens de toute condition en �taient satisfaits ou touch�s. Il avait beaucoup de litt�rature, et une m�moire si fid�le, qu'il avait retenu, je crois, tous les vers qu'il avait lus. Il m'interrogeait sur mes lectures, et d�s que je lui nommais un po�te, il m'en r�citait les plus beaux passages {Lub 1113} d'une mani�re ais�e, sans d�clamation, avec une voix et une prononciation charmantes. Il n'avait point d'intol�rance dans le go�t et se plaisait � Ossian aussi bien qu'� Gresset. Sa causerie �tait un livre toujours ouvert et qui vous pr�sentait toujours une page choisie.

Il aimait la campagne et la promenade. Il n'avait, � cette �poque, que quarante-cinq ans, et comme il n'en paraissait que trente, on ne manqua pas de dire � La Ch�tre, en nous voyant monter � cheval ensemble, qu'il �tait mon pr�tendu, et que c'�tait une nouvelle impertinence de ma part de courir seule avec lui, au nez du monde.

Je ne trouvai en lui aucun des pr�jug�s �troits et des appr�ciations mesquines des provinciaux. Il avait toujours v�cu dans le plus grand monde, et mes excentricit�s ne le blessaient en rien. Il tirait le pistolet avec moi, il se laissait aller � lire et � causer jusqu'� deux ou trois heures du matin; il luttait avec moi d'adresse � sauter les foss�s � cheval; il ne se moquait pas de mes essais de philosophie, et m�me ilm'exhortait � �crire, assurant que c'�tait ma vocation, et que je m'en tirerais agr�ablement.

Par son conseil, j'avais essay� de faire encore un roman; mais celui-ci ne r�ussit pas mieux que ceux du couvent. Il ne s'y trouva pas d'amour. C'�tait toujours une fiction en {CL 376} dehors de moi et que je sentais ne pouvoir peindre. Je m'en amusai quelque temps et y renon�ai au moment o� cela tournait � la dissertation. Je me sentais p�dante comme un livre, et, ne voulant pas l'�tre, j'aimais mieux me taire et poursuivre int�rieurement l'�ternel po�me de Coramb�, o� je me sentais dans le vrai de mes �motions.

En trouvant mon tuteur si conciliant et d'un commerce si agr�able, je ne songeais pas qu'une lutte d'id�es p�t jamais s'engager entre nous. À cette �poque, les id�es philosophiques �taient toutes sp�culatives dans mon imagination. Je n'en croyais pas l'application g�n�rale possible k. Elles n'excitaient ni alarmes ni antipathies personnelles chez ceux qui ne s'en occupaient pas s�rieusement. Mon cousin riait de mon lib�ralisme et ne s'en f�chait gu�re. Il voyait la nouvelle cour, mais il restait attach� aux souvenirs de l'Empire, et comme, en ce temps-l�, bonapartisme et lib�ralisme se fondaient souvent dans un m�me instinct d'opposition, il m'avouait que ce monde de d�vots et d'obscurantistes lui donnait des naus�es, {Lub 1114} et qu'il ne supportait l qu'avec d�go�t l'intol�rance religieuse et monarchique de certains salons.

Il me faisait bien certaines recommandations de respect et de d�f�rence envers madame de Villeneuve, qui me donnaient � penser qu'il n'�tait pas le ma�tre absolu chez lui; mais ma cousine n'�tait pas d�vote alors m, et tenait surtout aux mani�res et au savoir-vivre n. Comme je m'inqui�tais de ma rusticit�, il m'assura qu'il n'y paraissait pas quand je voulais, et qu'il ne s'agissait que de vouloir toujours. « Au reste, me disait-il, si tu trouves quelquefois ta cousine un peu s�v�re, tu feras � ses exigences du moment le sacrifice de ta petite vanit� d'�colier, et aussit�t qu'elle t'aura vue plier de bonne gr�ce, elle t'en r�compensera par un grand esprit de justice et de g�n�rosit�. Chenonceaux te semblera un paradis terrestre, � toi qui {CL 377} n'as jamais rien vu, et si tu y as quelques moments de contrainte, je saurai te les faire oublier. Je sens o que tu me seras une soci�t� charmante: nous lirons, nous disserterons, nous courrons, et m�me nous rirons ensemble, car je vois que tu es gaie aussi, quand tu n'as pas trop de sujets de chagrin. »

Je m'en remettais donc � lui de mon sort futur avec une grande confiance. Il m'assurait aussi que sa fille Emma, madame de La Roche-Aymon, partageait la sympathie particuli�re que j'avais toujours eue pour elle, et qu'� nous trois nous oublierions la g�ne du monde, que ni elle ni lui n'aimaient plus que moi.

Il m'avait �galement parl� de ma m�re, sans aigreur et en termes tr�s-convenables, en me confirmant tout ce que ma grand'm�re m'avait dit en dernier lieu de son peu de d�sir de m'avoir avec elle. Loin de me prescrire une rupture absolue, il m'encourageait � persister dans ma d�f�rence envers elle. « Seulement, me disait-il, puisque le lien entre vous semble se d�tendre de lui-m�me, ne le resserre pas imprudemment, ne lui �cris pas plus qu'elle ne para�t le souhaiter et ne te plains pas de la froideur qu'elle te t�moigne. C'est ce qui peut arriver de mieux. »

Cette prescription me fut p�nible. Malgr� tout ce que j'y trouvais de sage, et peut-�tre de n�cessaire au bonheur de ma m�re elle-m�me, mon cœur avait toujours pour elle des �lans passionn�s, suivis d'une morne tristesse. Je ne me disais pas qu'elle ne m'aimait point; je sentais {Lub 1115} qu'elle m'en voulait trop d'aimer ma grand'm�re pour n'�tre pas jalouse aussi � sa mani�re: mais cette mani�re m'effrayait, je ne la connaissais pas. Jusqu'� ces derniers temps, ma pr�f�rence pour elle lui avait �t� trop bien d�montr�e.

Quand, apr�s quelques mois, et au lendemain de la mort de ma grand'm�re, mon cousin Ren� revint p pour m'emmener, j'�tais bien d�cid�e � le suivre. Pourtant {CL 378} l'arriv�e de ma m�re me bouleversa. Ses premi�res caresses furent si ardentes et si vraies, j'�tais si heureuse aussi de revoir ma petite tante Lucie, avec son parler populaire, sa gaiet�, sa vivacit�, sa franchise et ses maternelles g�teries, que je me flattai d'avoir retrouv� le r�ve de bonheur de mon enfance dans la famille de ma m�re.

Mais, au bout d'un quart d'heure tout au plus, ma m�re, tr�s-irrit�e par la fatigue du voyage, par la pr�sence de M. de Villeneuve, par les airs refrogn�s de Deschartres, et surtout par les douloureux souvenirs de Nohant, exhala toutes les amertumes amass�es dans son cœur contre ma grand'm�re. Incapable de se contenir, malgr� les efforts de ma tante pour la calmer et pour att�nuer par des plaisanteries l'effet de ce qu'elle appelait ses exag�rations, elle me fit voir qu'un ab�me s'�tait creus� � mon insu entre nous, et que le fant�me de la pauvre morte se placerait l� longtemps pour nous d�sesp�rer.

Ses invectives contre elle me constern�rent. Je les avais entendues autrefois, mais je ne les avais pas toujours comprises. Je n'y avais vu que des rigueurs � bl�mer, des ridicules � supporter. Maintenant elle �tait accus�e de vices de cœur, cette pauvre sainte femme q! Ma m�re, je dois le dire aussi, ma pauvre m�re r disait des choses inou�es dans la col�re.

Ma r�sistance ferme et froide � ce torrent d'injustice la r�volta. J'�tais, certes, bien �mue {Presse 10/5/1855 2} int�rieurement, mais la voyant si exalt�e, je pensais devoir me contenir et lui montrer, d�s le premier orage, une volont� in�branlable de respecter le souvenir de ma bienfaitrice. Comme cette r�volte contre ses sentiments �tait par elle-m�me bien assez offensante pour son d�pit, je ne croyais pas pouvoir y mettre trop de formes, trop de calme apparent, trop d'empire sur ma secr�te indignation.

Cet effort de raison, ce sacrifice de ma propre col�re {CL 379} int�rieure au sentiment du devoir �tait pr�cis�ment ce {Lub 1116} que je pouvais imaginer de pire avec une nature comme celle de ma m�re. Il e�t fallu faire comme elle, crier, temp�ter, casser quelque chose, l'effrayer enfin, lui faire croire que j'�tais aussi violente qu'elle et qu'elle n'aurait pas bon march� de moi.

« Tu t'y prends tout de travers, me dit ma tante quand nous f�mes seules ensemble. Tu es trop tranquille et trop fi�re; ce n'est pas comme cela qu'il faut se conduire avec ma sœur. Je la connais bien, moi! Elle est mon a�n�e, et elle m'aurait rendue bien malheureuse dans mon enfance et dans ma jeunesse si j'avais fait comme toi; mais quand je la voyais de mauvaise humeur et couvant une grosse querelle, je la taquinais et me moquais d'elle jusqu'� ce que je l'eusse fait �clater. �a allait plus vite. Alors quand je la sentais bien mont�e, je me f�chais aussi, et tout � coup je lui disais: “ En voil� assez; veux-tu m'embrasser et faire la paix? D�p�che-toi, car sans cela je te quitte. ” Elle revenait aussit�t, et la crainte de me voir recommencer l'emp�chait de recommencer trop souvent elle-m�me.

Je ne pus profiter de ce conseil. Je n'�tais pas la sœur, l'�gale par cons�quent, de cette femme ardente et infortun�e. J'�tais sa fille. Je ne pouvais oublier le sentiment et les formes du respect. Quand elle revenait d'elle-m�me, je lui restituais ma tendresse avec tous ses t�moignages; mais il m'�tait impossible de pr�venir ce retour en allant baiser des l�vres encore chaudes d'injures contre celle que je v�n�rais. »

L'ouverture du testament amena de nouvelles temp�tes. Ma m�re, pr�venue par quelqu'un qui trahissait tous les secrets de ma grand'm�re (je n'ai jamais su qui), connaissait depuis longtemps la clause qui me s�parait d'elle. Elle savait aussi mon adh�sion � cette clause: de l� sa col�re anticip�e.

{CL 380} Elle feignit d'ignorer tout jusqu'au dernier moment, et nous nous flattions encore, mon cousin et moi, que l'esp�ce d'aversion qu'elle me t�moignait lui ferait accepter avec empressement cette disposition testamentaire; mais elle �tait arm�e de toutes pi�ces pour en accueillir la d�claration. Sans doute quelqu'un l'avait influenc�e d'avance et lui avait fait voir l� une injure qu'elle ne devait point accepter. Elle d�clara donc tr�s-nettement qu'elle ne se laisserait pas r�puter indigne de garder sa {Lub 1117} fille, qu'elle savait la clause nulle, puisqu'elle �tait ma tutrice naturelle et l�gitime s, qu'elle invoquait la loi, et que ni pri�res ni menaces ne la feraient renoncer � son droit, qui �tait effectivement complet et absolu.

Qui m'e�t dit cinq ans auparavant que cette r�union tant d�sir�e serait un chagrin et un malheur pour moi? Elle me rappela ces jours de ma passion pour elle et me reprocha am�rement d'avoir laiss� corrompre mon cœur par ma grand'm�re et par Deschartres. « Ah! Ma pauvre m�re, m'�criai-je, que ne m'avez-vous prise au mot dans ce temps-l�! Je n'aurais rien regrett� alors. J'aurais tout quitt� pour vous. Pourquoi m'avez-vous tromp�e dans mes esp�rances et abandonn�e si compl�tement? J'ai dout� de votre tendresse, je l'avoue. Et � pr�sent, que faites-vous? Vous brisez, vous blessez mortellement ce cœur que vous voulez gu�rir et ramener! Vous savez qu'il a fallu quatre ans t � ma grand'm�re pour me faire oublier un moment d'injustice contre vous, et vous m'accablez tous les jours, � toute heure, de vos injustices contre elle! »

Comme d'ailleurs je me soumettais sans murmure � sa volont� de me garder avec elle, elle parut s'apaiser. La politesse extr�me de mon cousin la d�sarmait par moments. Elle ne ferma pas tout � fait l'oreille � l'id�e de me permettre de rentrer au couvent, comme pensionnaire en chambre, et j'en �crivis � madame Alicia et � la sup�rieure, {CL 381} afin d'avoir une retraite toute pr�te � me recevoir aussit�t que j'aurais conquis la permission d'en profiter.

Il ne se trouva pas un logement vacant, grand comme la main, aux Anglaises. On m'aurait reprise volontiers comme pensionnaire en classe; mais ma m�re ne voulait pas qu'il en f�t ainsi, disant qu'elle comptait me faire sortir sans en �tre emp�ch�e par les r�glements, qu'elle voulait me marier � sa guise, par cons�quent n'avoir pas, dans ses relations avec moi, l'obstacle d'une grille et d'une consigne de touri�re.

Mon cousin me quitta en me disant de prendre courage et de persister avec douceur et adresse dans le d�sir d'aller au couvent. Il me promettait de s'occuper de me caser au Sacr�-Cœur ou � l'Abbaye-aux-Bois.

Ma m�re ne voulait pas entendre parler de rester avec moi � Nohant, encore moins de m'y laisser avec {Lub 1118} Deschartres et Julie, l'une qui y conservait son logement selon le d�sir exprim� par ma grand'm�re, l'autre qui, ayant encore une ann�e de bail, devait y rester comme fermier. Ma m�re ne savait vivre qu'� Paris, et pourtant elle avait l'intuition vraie de la po�sie des champs, l'amour et le talent du jardinage et une grande simplicit� de go�ts; mais elle arrivait � l'�ge o� les habitudes sont imp�rieuses. Il lui fallait le bruit de la rue et le mouvement des boulevards. Ma sœur �tait tout r�cemment mari�e; nous devions habiter, ma m�re et moi, l'appartement de ma grand'm�re, rue Neuve-des-Mathurins.

Je quittai Nohant avec un serrement de cœur pareil � celui que j'avais �prouv� en quittant les Anglaises. J'y laissais toutes mes habitudes studieuses, tous mes souvenirs de cœur, et mon pauvre Deschartres seul et comme abruti de tristesse.

Ma m�re ne me laissa emporter que quelques livres de pr�dilection. Elle avait un profond m�pris pour ce qu'elle {CL 382} appelait mon originalit�. Elle me permit cependant de garder ma femme de chambre Sophie, � laquelle j'�tais attach�e, et d'emmener mon chien.

Je ne sais plus quelle circonstance nous emp�cha de nous installer tout de suite u rue neuve-des-Mathurins. Peut-�tre une lev�e de scell�s � faire. Nous descend�mes chez ma tante, rue de Bourgogne, et nous y pass�mes une quinzaine avant de nous installer dans l'appartement de ma grand'm�re.

J'eus une grande consolation � retrouver ma cousine Clotilde, belle et bonne �me, droite, courageuse, discr�te, fid�le aux affections, avec un caract�re charmant, un enjouement soutenu, des talents, et la science du cœur, pr�f�rable � celle des livres. Quelque envelopp�es d'orages domestiques v que nous fussions alors, il n'y eut jamais, ni alors ni depuis, un nuage entre nous deux. Elle aussi me trouvait un peu originale; mais elle trouvait cela tr�s-joli, tr�s-amusant, et m'aimait comme j'�tais.

Sa douce gaiet� �tait un baume pour moi. Quelque malheureuse ou intempestivement tourn�e aux choses s�rieuses que l'on soit, on a besoin de rire et de fol�trer � dix-sept ans, comme on a besoin d'exister. Ah! Si j'avais eu � Nohant cette adorable compagne, je n'aurais peut-�tre jamais lu tant de belles choses, mais j'aurais aim� et accept� la vie.

{Lub 1119} Nous f�mes beaucoup de musique ensemble, nous apprenant l'une � l'autre ce que nous savions un peu, moi lire, elle dire. Sa voix, un peu voil�e, �tait d'une souplesse extr�me et sa prononciation facile et agr�able. Quand je me mettais avec elle au piano, j'oubliais tout.

À cette �poque se place une circonstance qui m'impressionna beaucoup, non qu'elle soit bien importante, mais parce qu'elle me mettait aux prises, d�s mon entr�e dans la vie, avec certaines probabilit�s entrevues d'avance. {CL 383} Deschartres fut appel� � venir rendre � une assembl�e de famille compte de son administration. Cela se passait chez ma tante. Mon oncle, qui faisait carr�ment les choses et qui �tait le conseil de ma m�re, trouvait une lacune dans le paiement des fermes, une lacune de trois ans, par cons�quent dix-huit mille francs � r�clamer � Deschartres. On avait appel�, je ne sais plus pourquoi, un avou� � cette conf�rence w.

En effet, il y avait trois ans que Deschartres n'avait pay�. J'ignore si, par tol�rance ou par crainte de le laisser ruin�, ma grand'm�re lui avait donn� quittance d'une partie; mais ces quittances ne se trouv�rent point. Quant � moi, je n'avais x rien touch� de lui et ne lui avais, par cons�quent, donn� aucune d�charge.

Le pauvre grand homme avait, comme je l'ai dit, achet� un petit domaine dans les landes, non loin de chez nous. Comme il avait plus d'imagination que de bonheur dans ses entreprises, il avait r�v� l�, � tort, une fortune; non qu'il aim�t l'argent, mais parce que toute sa science, tout son amour-propre s'engouffraient dans la perspective de transformer un terrain maigre et inculte en une terre grasse et luxuriante. Il s'�tait jet� dans cette aventure agricole avec la foi et la pr�cipitation de son infaillibilit�. Les choses avaient mal tourn�, son r�gisseur l'avait vol�! Et puis il avait voulu, croyant bien faire, �changer les produits de nos terres avec ceux de la sienne. Il nous amenait dub�tail maigre qui n'engraissait pas chez nous, ou qui y crevait de pl�thore en peu de jours. Il envoyait chez lui nos bestiaux gourmands et g�t�s qui ne s'accommodaient pas de ses ajoncs y et de ses gen�ts, et qui y d�p�rissaient rapidement. Il en �tait ainsi des grains et de tout le reste. En somme, sa terre lui avait peu rapport� z, et Nohant encore moins, relativement. Des pertes consid�rables et r�p�t�es l'avaient mis dans {Lub 1120} la n�cessit� de vendre {CL 384} son petit bien, mais il ne trouvait pas d'acqu�reurs et ne pouvait combler son arri�r�.

Je savais tout cela, bien qu'il ne m'en e�t jamais parl�. Ma grand'm�re m'en avait avertie, et je savais que nous ne vivions � Nohant que du produit de la maison de la rue de la harpe et de quelques rentes sur l'�tat.

Ce n'�tait pas suffisant aa pour les habitudes de ma grand'm�re; sa maladie d'ailleurs avait occasionn� d'assez grands frais. La g�ne �tait r�elle dans la maison, et n'ayant pas de quoi renouveler ma garde-robe, j'arrivais � Paris avec un bagage qui e�t tenu dans un mouchoir de poche, et une robe pour toute toilette ab.

Deschartres ne pouvant fournir ces malheureuses quittances, auxquelles nous n'avions pas song�, arrivait donc de son c�t� ac pour donner ou essayer de donner des explications, ou d'obtenir des d�lais. Il se pr�senta fort troubl�. J'aurais voulu �tre un moment seule avec lui pour le rassurer; ma m�re nous garda � vue, et l'interrogatoire commen�a autour d'une table charg�e de registres et de paperasses.

Ma m�re, fortement pr�venue contre mon pauvre p�dagogue et avide de lui rendre tout ce qu'il lui avait fait souffrir autrefois, go�tait, � voir son embarras, une joie terrible ad. Elle tenait surtout � le faire passer pour un malhonn�te homme vis-�-vis de moi, � qui elle faisait un principal grief de ne pas partager son aversion ae.

{Presse 11/5/1855 1} Je vis qu'il n'y avait pas � h�siter. Ma m�re avait laiss� �chapper le mot de prison pour dettes; j'esp�re qu'elle n'e�t pas ex�cut� une si dure menace; mais l'orgueilleux Deschartres, attaqu� dans son honneur, �tait capable af de se br�ler la cervelle. Sa figure p�le et contract�e �tait celle d'un homme qui a pris cette r�solution.

Je ne le laissai pas r�pondre. Je d�clarai qu'il avait pay� entre mes mains, et que, dans le trouble o� nous {CL 385} avait si souvent mis l'�tat de ma grand'm�re, nous n'avions song� ni l'un ni l'autre � la formalit� des quittances.

Ma m�re se leva, les yeux enflamm�s et la voix br�ve: « Ainsi, vous avez re�u dix-huit mille francs, me dit-elle, o� sont-ils?

— Je les ai d�pens�s apparemment, puisque je ne les ai plus.

{Lub 1121} — Vous devez les repr�senter ou en prouver l'emploi. »

J'invoquai l'avou�. Je lui demandai si, �tant unique h�riti�re, je me devais des comptes � moi-m�me, et si ma tutrice avait le droit d'exiger ceux de ma gestion des revenus de ma grand'm�re.

« Non certes, r�pondit l'avou�. On n'a pas de questions � vous faire l�-dessus. Je demande qu'on insiste seulement sur la r�alit� de vos recettes. Vous �tes mineure et n'avez pas le droit de remettre une dette. Votre tutrice a celui d'exiger les rentr�es qui vous sont acquises. »

Cette r�ponse me rendit la force pr�te � m'abandonner. Tomber dans une s�rie de mensonges et de fausses explications ne m'e�t peut-�tre pas �t� possible. Mais, du moment qu'il ne s'agissait que de persister dans un oui pour sauver Deschartres, je crus que je ne devais pas ag h�siter. Je ne sais pas s'il �tait en aussi grand p�ril que je me l'imaginais. Sans doute on lui e�t donn� le temps de vendre son domaine pour s'acquitter, et l'e�t-il vendu � bas prix, il lui restait pour vivre la pension que lui avait assign�e ma grand'm�re par son testament*. Mais les id�es de d�shonneur et de prison pour dettes me bouleversaient l'esprit.

* Elle avait �t� de quinze cents francs dans le premier brouillon du testament. Il l'avait fait r�duire � mille francs, avec beaucoup d'instance ah et m�me d'emportement.

{CL 386} Ma m�re insista comme le lui sugg�ra l'avou� ai. « Si M. Deschartres vous a vers� dix-huit mille francs, c'est ce qu'on saura bien aj. Vous n'en donneriez pas votre parole d'honneur ak! »

Je sentis un frisson, et je vis Deschartres pr�t al � tout confesser.

« Je la donnerais! m'�criai-je.

— Donne-la en ce cas, me dit ma tante, qui me croyait sinc�re et qui voulait voir finir ce d�bat.

— Non, mademoiselle, reprit l'avou�, ne la donnez pas.

— Je veux qu'elle la donne! s'�cria ma m�re, � qui j'eus ensuite bien de la peine � pardonner de m'avoir inflig� cette torture.

— Je la donne, lui r�pondis-je tr�s-�mue, et Dieu est avec moi contre vous dans cette affaire-ci!

{Lub 1122} — Elle a menti, elle ment! cria ma m�re. Une d�vote! Une philosophailleuse! Elle ment et se vole elle-m�me!

— Oh! Pour cela, dit l'avou� am en souriant, elle en a bien le droit, et ne fait de tort qu'� sa dot.

— Je la conduirai avec son Deschartres, jusque chez le juge de paix, dit ma m�re. Je lui ferai faire serment sur le Christ, sur l'Évangile!

— Non, madame, dit l'avou� an, tranquille comme un homme d'affaires, vous vous en tiendrez l�; et quant � vous, mademoiselle, me dit-il avec une certaine bienveillance, soit d'approbation, soit de piti� pour mon d�sint�ressement, je vous demande pardon de vous avoir tourment�e. Charg� de soutenir vos int�r�ts, je m'y suis cru oblig�. Mais personne ici n'a le droit de r�voquer votre parole en doute, et je pense que l'on doit passer outre sur ce d�tail. »

J'ignore ce qu'il pensait ao de tout ceci. Je ne m'en occupai point et je n'eusse point su lire � travers la figure d'un avou�. La dette de Deschartres fut ray�e au registre, on s'occupa d'autre chose et on se s�para.

{CL 387} Je r�ussis � me trouver seule un instant sur l'escalier avec mon pauvre pr�cepteur. « Aurore, me dit-il avec les larmes ap dans les yeux, je vous payerai, vous n'en doutez pas?

— Certes, je n'en doute pas, r�pondis-je voyant qu'il �prouvait quelque humiliation. La belle affaire! Dans deux ou trois ans votre domaine sera en plein rapport.

— Sans doute! Bien certainement! s'�cria-t-il, rendu � la joie de ses illusions. Dans trois ans, ou il me rapportera trois mille livres de rente, ou je le vendrai cinquante mille francs aq. Mais j'avoue, que, pour le moment, je n'en trouve que douze mille ar, et que si l'on m'e�t retenu la pension de votre grand'm�re pendant six ann�es as, il m'aurait fallu mendier je ne sais quel gagne-pain. Vous m'avez sauv�, vous avez souffert. Je vous remercie. »

Tant que je pus rester chez ma tante aupr�s de Clotilde, mon existence, malgr� de fr�quentes secousses, me parut tol�rable. Mais quand je fus install�e rue Neuve-des-Mathurins, elle ne le fut point.

Ma m�re, irrit�e contre tout ce que j'aimais, me d�clara que je n'irais point au couvent. Elle m'y laissa embrasser une fois mes religieuses et mes compagnes, et me d�fendit d'y retourner. Elle renvoya brusquement {Lub 1123} ma femme de chambre, qui lui d�plaisait, et chassa m�me mon chien. Je le pleurai, parce que c'�tait la goutte d'eau qui faisait d�border le vase.

M. de Villeneuve vint lui demander de m'emmener d�ner chez lui. Elle lui r�pondit que madame de Villeneuve e�t � venir elle-m�me lui faire cette demande. Elle �tait dans son droit sans doute, mais elle parlait si s�chement que mon cousin perdit patience, lui r�pondit que jamais sa femme ne mettrait les pieds chez elle, et partit pour ne plus revenir. Je ne l'ai revu que plus de vingt ans apr�s.

{CL 388} De m�me que mon bon cousin m'a pardonn� et me pardonne encore de ne pas partager toutes ses id�es, je lui pardonne de m'avoir abandonn�e ainsi � mon triste sort. Pouvait-il ne pas le faire? Je ne le sais. Il e�t fallu de sa part une patience que je n'aurais certes pas eue pour mon compte, si je n'eusse eu affaire � ma propre m�re. Et puis, quand m�me il e�t d�vor� en silence sa premi�re algarade, at n'e�t-elle pas recommenc� le lendemain?

Cependant il m'a fallu des ann�es, je le confesse, pour oublier la mani�re dont il me quitta, sans m�me me dire un mot d'adieu et de consolation, sans jeter les yeux sur moi, sans me laisser une esp�rance, sans m'�crire le lendemain pour me dire que je trouverais toujours un appui en lui quand il me serait possible de l'invoquer. Je m'imaginai qu'il �tait las des ennuis que lui suscitait son impuissante tutelle et qu'il �tait content de trouver une vive occasion de s'en d�barrasser. Je me demandai si madame de Villeneuve, qui avait d�j� l'�ge d'une matrone, n'aurait pas pu, par un l�ger simulacre de politesse dont ma m�re e�t �t� flatt�e, la d�cider � me laisser continuer mes visites chez elle; si, tout au moins, on n'e�t pas pu tenter un peu plus au, sauf � me laisser l�, avec la confiance av d'inspirer quelque int�r�t et de pouvoir y recourir plus tard sans crainte d'�tre importune. Je m'attendais � quelque chose de semblable. Il n'en fut rien. La famille de mon p�re resta muette. L'appr�hension de la trouver close m'emp�cha d'y jamais frapper. Je ne sais si ma fiert� fut exag�r�e, mais il me fut impossible de la faire plier � des avances. J'�tais un enfant, il est vrai, et bien que je n'eusse aucun tort, je devais faire les premiers pas; mais on va voir aw ce qui m'en emp�cha.

Mon autre cousin, Auguste de Villeneuve, fr�re de {Lub 1124} Ren�, vint me voir aussi une derni�re fois. Sans �tre aussi li�e avec lui, j'�tais plus famili�re, je ne sais pourquoi. Il �tait {CL 389} aussi tr�s-bon, mais il manquait un peu de tact. Je me plaignis � lui de l'abandon de Ren�: « Ah dame! me dit-il avec son grand sang-froid indolent, tu n'as pas agi comme on te le recommandait. On voulait te voir entrer au couvent, tu ne l'as pas fait. Tu sors avec ta m�re, avec sa fille, avec le mari de sa fille, avec M. Pierret. On t'a vue dans la rue avec tout ce monde-l�. C'est une soci�t� impossible, je ne dis pas pour moi, �a me serait bien �gal, mais pour ma belle-sœur et pour les femmes de toute famille honorable o� nous aurions pu te faire entrer par un bon mariage. » ax

Sa franchise �claircissait une grande question d'avenir pour moi. Je lui demandai d'abord comment il m'�tait possible, ayant affaire � une personne que la r�sistance la plus polie et la plus humble exasp�rait, d'entrer au couvent contre sa volont�, de refuser de sortir avec elle et de ne pas voir son entourage. — Comme il ne pouvait me donner une r�ponse satisfaisante, je lui demandai, si d'ailleurs, refuser de voir ma sœur, son mari et Pierret, au cas ay o� cela me serait possible, lui paraissait conciliable avec les liens az du sang, de l'amiti� et du devoir.

Il ne me r�pondit pas davantage; seulement il me dit: — Je vois que tu tiens � ta famille maternelle et que tu es d�cid�e � ne jamais rompre avec ces gens-l�. Je croyais le contraire! C'est diff�rent.

— J'ai pu, lui dis-je, dans des moments de douleur et de col�re int�rieure, souhaiter de quitter ma m�re, qui me rend fort malheureuse, et comme je ne vois pas qu'elle soit heureuse de notre r�union, je d�sirerais encore beaucoup le couvent, ou bien je m'arrangerais d'un mariage qui me soustrairait � son autorit� absolue; mais quelque tort qu'elle puisse avoir, j'ai toujours �t� r�solue � la fr�quenter ba et � ne me rendre complice d'aucun affront qui lui serait fait.

{CL 390} — Eh bien, reprit-il, toujours aussi froid et faisant des grimaces nerveuses qui lui �taient habituelles et qui semblaient lui servir � rassembler ses id�es et ses paroles; en bonne religion, tu as raison; mais ainsi ne va pas le monde. Ce que nous appelons un bon mariage pour toi, c'est un homme ayant quelque fortune et de la naissance. Je t'assure qu'aucun de ces hommes-l� ne viendra te {Lub 1125} trouver ici, et que, m�me quand tu auras attendu trois ans, l'�poque de ta majorit�, tu ne seras pas plus facile � bien marier qu'aujourd'hui. Quant � moi, je ne m'en chargerais pas: on me jetterait � la t�te que tu as v�cu trois ans chez ta m�re et avec toutes sortes de bonnes gens qu'on ne serait pas fort aise de fr�quenter. Ainsi, je te conseille de te marier toi-m�me comme tu pourras.Qu'est-ce que �a me fait, � moi, que tu �pouses un roturier? S'il est honn�te homme, je le verrai parfaitement et je ne t'en aimerai certainement {Presse 11/5/1855 2} pas moins. Or donc, � revoir, dans ce temps-l�! Car je vois que ta m�re tourne autour de nous et qu'elle va me flanquer � la porte! » bb

L�-dessus, il prit son chapeau et s'en fut en me disant: « Adieu, ma tante! »

Je ne lui en voulus pas, � lui bc. Il ne s'�tait jamais charg� de moi. Sa franchise me mettait � l'aise et sa promesse d'amiti� constante me consolait amplement de la perte d'un bon parti bd. Je l'ai retrouv� aussi amicalement insouciant et tranquillement bon peu d'ann�es apr�s mon mariage.

Mais cette rupture momentan�e de sa part, absolue de celle de tout le reste de la famille, me donna bien � penser.

J'avais peut-�tre oubli�, depuis quelques ann�es, qui j'�tais et comme quoi mon sang royal s'�tait perdu dans mes veines en s'alliant, dans le sein de ma m�re, au sang pl�b�ien. Je ne crois pas, je suis m�me certaine que je n'avais pas cru m'�lever au-dessus de moi-m�me en regardant {CL 391} comme naturelle et in�vitable l'id�e d'entrer dans une famille noble, de m�me que je ne me crus pas d�chue pour n'avoir plus � y pr�tendre. Au contraire, je me sentais soulag�e d'un grand poids. J'avais toujours eu de la r�pugnance, d'abord par instinct, ensuite par raisonnement, � m'incorporer dans une caste be qui n'existait que par la n�gation de l'�galit�. À supposer que j'eusse �t� d�cid�e au mariage, ce qui n'�tait r�ellement pas encore, j'aurais, autant que possible, suivi le voeu de ma grand'm�re, mais sans �tre persuad�e que la naissance e�t la moindre valeur s�rieuse, et dans le cas seulement o� j'aurais rencontr� un patricien sans morgue et sans pr�jug�s.

Mon cousin Auguste me signifiait, de par la loi du monde, qu'il n'en est pas et qu'il ne peut y en avoir. Tout en avouant que ma mani�re de voir �tait religieuse et {Lub 1126} honorable pour moi, il d�clarait qu'elle me d�shonorait aux yeux du monde, que personne ne m'y pardonnerait d'avoir fait mon devoir, et que lui-m�me ne se chargerait pas de trouver quelqu'un qui d�t m'approuver.

Que devais-je donc faire selon lui et selon son monde? M'enfuir de chez ma m�re, faire conna�tre, par un �clat, qu'elle ne me rendait pas heureuse, ou faire supposer pis encore, c'est-�-dire que mon honneur �tait en danger aupr�s d'elle? Cela n'�tait pas, et si cela e�t �t�, le retentissement de ma situation ainsi proclam�e m'e�t-il rendue beaucoup plus mariable au gr� de mes cousins?

Devais-je, � d�faut de la fuite, me r�volter ouvertement contre ma m�re, l'injurier, la menacer bf? Quoi? Que voulait-on de moi? Tout ce que j'eusse pu faire e�t �t� si impossible et si odieux, que je ne le comprends pas encore bg.

C'est bien trop me d�fendre sans doute d'avoir fait mon devoir; mais si j'insiste sur ma situation personnelle, c'est que j'ai fort � cœur de prouver ce que c'est que l'opinion {CL 392} du monde, la justice de ses arr�ts et l'importance de sa protection.

On repr�sente toujours ceux qui secouent ses entraves comme des esprits pervers, ou tout au moins si orgueilleux et si brouillons qu'ils troublent l'ordre �tabli et la coutume r�gnante, pour le seul plaisir de mal faire. Je suis pourtant un petit exemple, entre mille plus s�rieux et plus concluants, de l'injustice et de l'incons�quence de cette grande coterie plus ou moins nobiliaire qui s'intitule modestement le monde. En disant incons�quence et injustice, je suis calme jusqu'� l'indulgence; je devrais dire l'impi�t�: car, pour mon compte, je ne pouvais envisager autrement la r�probation qui devait s'attacher � moi pour avoir observ� les devoirs les plus sacr�s de la famille.

Qu'on sache bien que je ne m'en prenais pas, que je ne m'en suis jamais prise � mes parents paternels. Ils �taient de ce monde-l�, ils n'en pouvaient refaire le code � leur usage et au mien. Ma grand'm�re, ne pouvant se d�cider � envisager pour moi un avenir contraire � ses vœux, avait arrach� d'eux la promesse de me r�int�grer dans la caste o�, par leurs femmes* (les Villeneuve n'�taient pas {Lub 1127} de vieille souche), ils avaient �t� r�int�gr�s eux-m�mes. Les sacrifices qu'ils avaient d� faire pour s'y tenir, ils trouvaient naturel de me les imposer. Mais ils oubliaient que pour pousser ces sacrifices jusqu'� fouler aux pieds le respect filial (ce que certes ils n'eussent pas fait eux-m�mes), il m'e�t fallu, outre un mauvais bh cœur et une mauvaise conscience, la croyance � l'in�galit� originelle.

{Lub 1126} * Mademoiselle de Guibert et mademoiselle de S�gur.

Or je n'acceptais pas cette in�galit�. Je ne l'avais jamais comprise, jamais suppos�e. Depuis le dernier des mendiants jusqu'au premier des rois, je savais par mon instinct, par ma conscience, par la loi du Christ surtout, que Dieu n'avait {CL 393} mis au front de personne ni un sceau de noblesse, ni un sceau de vasselage. Les dons m�mes de l'intelligence n'�taient rien devant lui sans la volont� du bien, et d'ailleurs cette intelligence inn�e, il la laissait tomber dans le cerveau d'un crocheteur tout aussi bien que dans celui d'un prince.

Je donnai des larmes � l'abandon de mes parents. Je les aimais. Ils �taient les fils de la sœur de mon p�re, mon p�re les avait ch�ris, ma grand'm�re les avait b�nis; ils avaient souri � mon enfance; j'aimais certains de leurs enfants: madame de La Roche-Aymon, fille de Ren�; F�licie, fille d'Auguste, adorable cr�ature, morte � la fleur de l'�ge, et son fr�re L�once, d'un esprit charmant.

Mais je pris vite mon parti sur ce qui devait �tre rompu entre nous tous: les liens de l'affection et de la famille, non, certes, mais bien bi ceux de la solidarit� d'opinion et de position.

Quant au beau mariage qu'ils devaient me procurer, je confesse que ce fut une grande satisfaction pour moi d'en �tre d�barrass�e. J'avais donn� mon assentiment � une proposition de madame de Pontcarr�, que ma m�re repoussa. Je vis que, d'une part, ma m�re ne voudrait jamais de noblesse, que, de l'autre, la noblesse ne voulait plus de moi. Je me sentis enfin libre, par la force des choses, de rompre le voeu de ma grand'm�re et de me marier selon mon cœur (comme avait fait mon p�re), le jour o� je m'y sentirais port�e.

Je l'�tais encore si peu que je ne renon�ais point � l'id�e de me faire religieuse. Ma courte visite au couvent avait raviv� mon id�al de bonheur de ce c�t�-l�. Je me disais bien que je n'�tais plus d�vote � la mani�re de mes ch�res recluses; mais l'une d'elles, madame Fran�oise, {Lub 1128} ne l'�tait pas et passait pour s'occuper de science. Elle vivait l� en paix comme un p�re dominicain des anciens jours. La pens�e de m'�lever par l'�tude et la contemplation des plus {CL 394} hautes v�rit�s au-dessus des orages de la famille et des petitesses du monde me souriait une derni�re fois.

Il est bien possible que j'eusse pris ce parti � ma majorit�, c'est-�-dire trois ans d'attente, si ma vie e�t �t� tol�rable jusque-l� bj. Mais elle le devenait de moins en moins. Ma m�re ne se laissait toucher et persuader par aucune de mes r�signations. Elle s'obstinait � voir en moi une ennemie secr�tement irr�conciliable. D'abord elle triompha de se voir d�barrass�e du contr�le de mon tuteur bk et me railla du d�sespoir qu'elle m'attribuait. Elle fut �tonn�e de me voir si bien d�tach�e des grandeurs du monde; mais elle n'y crut pas et jura qu'elle briserait ma sournoiserie.

Soup�onneuse � l'exc�s et port�e d'une mani�re toute maladive, toute d�lirante, � incriminer ce qu'elle ne comprenait pas, elle �levait, � tout propos, des querelles incroyables bl. Elle venait m'arracher mes livres des mains, disant qu'elle avait essay� de les lire, qu'elle n'y avait entendu goutte, et que ce devaient �tre de mauvais livres. Croyait-elle r�ellement que je fusse vicieuse ou �gar�e, ou bien avait-elle besoin de trouver un pr�texte � ses imputations, afin de pouvoir d�nigrer la belle �ducation que j'avais re�ue? Tous les jours c'�taient de nouvelles d�couvertes qu'elle me faisait faire sur ma perversit� bm.

Quand je lui demandais avec insistance o� elle avait pris de si �tranges notions sur mon compte, elle disait avoir eu des correspondances � La Ch�tre, et savoir, jour par jour, heure par heure, tous les d�sordres de ma conduite. Je n'y croyais pas, je m'effrayais de l'id�e que ma pauvre m�re �tait folle. Elle le devina, un jour, au redoublement de silence et de soins qui �taient ma r�ponse habituelle � ses invectives. « Je vois bien, dit-elle, que tu fais semblant de me croire en d�lire. Je vais te prouver que je vois clair et que je marche droit. »

{CL 395} Elle exhiba alors cette correspondance sans vouloir me laisser jeter les yeux sur l'�criture, mais en me lisant des pages enti�res qu'elle n'improvisait certes pas. C'�tait le tissu de calomnies monstrueuses et d'aberrations stupides dont j'ai d�j� parl� et dont je m'�tais tant moqu�e � {Lub 1129} Nohant. Les ordures de la petite ville bn s'�taient empar�es de l'imagination vive et faible de ma m�re. Elles s'y �taient grav�es jusqu'� y d�truire le plus simple raisonnement. Elles n'en sortirent enti�rement qu'au bout de plusieurs ann�es, quand elle me vit sans pr�vention et que tous ses sujets d'amertume eurent disparu.

Elle se disait renseign�e ainsi par un des plus intimes amis de notre maison. Je ne r�pondis rien, je ne pouvais rien r�pondre. Le cœur me levait de d�go�t. Elle se mit au lit bo, triomphante de m'avoir �cras�e. Je me retirai dans ma chambre; j'y restai sur une chaise jusqu'au grand jour, h�b�t�e, ne pensant � rien, sentant mourir mon corps et mon �me tout ensemble.


Variantes

  1. 1810-1832 {CL} (cette inadvertance de l'�diteur est corrig�e dans la table des mati�res du T.3) ♦ 1819-1822 {Lub} (cette indavertance de l'�diteur est r�p�t�e dans la table des mati�res du T.1. Nous corrigeons)
  2. 5me chapitre. Sommaire {Ms}chapitre vingti�me {Presse}, {Lecou} ♦ Chapitre septi�me {LP} ♦ VII {CL}
  3. Dans les �ditions {Lecou} et {LP}, le sommaire est incomplet, � cause de la division des volumes, et s'arr�te �: changement de relations. — (note de {Lub})
  4. �branl�e. [Elle s'�tait abstenue cette fois de me dire du mal de ma m�re, mais elle m'avait dit ray�] Ta m�re {Ms}
  5. ton [subrog� ray�] tuteur; mais [il faut ray�] je veux {Ms}
  6. complet. [C'�tait apr�s la visite de l'archev�que et l'attitude ferme et digne qu'elle avait tenue gard�e devant moi ray�] Ce qui [rendait ray�] donnait {Ms}
  7. venir me [trouver ray�] soutenir {Ms}
  8. Caroline [se marie ray�] va se marier {Ms}
  9. Mon cousin [vint ray�] �tait venu {Ms}
  10. il [voulait ray�] avait voulu {Ms}
  11. pas l'application possible {Ms} ♦ pas l'application g�n�rale possible {Presse} et sq.
  12. et qu'il [regrettait ray�] ne [partageait pas ray�] supportait {Ms}
  13. mais, � cette �poque, ma cousine n'�tait pas d�vote {Ms} ♦ mais ma cousine n'�tait pas d�vote alors {Presse} et sq.
  14. mani�res et au bon go�t du savoir-vivre {Ms} ♦ mani�res et au savoir-v ivre {Presse} et sq.
  15. oublier [en t�te � t�te ray�]. Je sens {Ms}
  16. Ren� [arriva ray�] revint {Ms}
  17. accus�e de vice, cette pauvre [ch�re ray�] sainte femme! {Ms} ♦ accus�e de vices de cœur, cette pauvre sainte femme! {Presse} et sq.
  18. ma m�re, je dois dire aussi ma pauvre m�re {Ms}, {Presse} ♦ ma m�re, je dois le dire aussi, ma pauvre m�re {Lecou} et sq.
  19. ma tutrice l�gitime et naturelle {Ms} ♦ ma tutrice naturelle et l�gitime {Presse} et sq.
  20. qu'il a fallu [cinq ray�] quatre ans {Ms}
  21. installer de suite {Ms}installer tout de suite {Presse} ♦ installer de suite {Lecou}, {LP} ♦ installer tout de suite {CL}
  22. d'orages [int�rieurs ray�] domestiques {Ms}
  23. un avou� [Mr Froidure ray�] � cette conf�rence {Ms}
  24. Quant � moi, [depuis la maladie de ma grand'm�re ray�] je n'avais {Ms}
  25. de ses joncs {Ms} ♦ de ses ajoncs {Presse} et sq.
  26. sa terre [ne lui avait rien ray�] lui avait peu rapport� {Ms}
  27. pas [consid�rable ray�] suffisant {Ms}
  28. robe [de deuil ray�] pour [v�tement officiel ray�] toute toilette {Ms}
  29. arrivait donc de [Nohant ray�] son c�t� {Ms}
  30. une joie [profonde ray�] terrible {Ms}
  31. grief de ne pas abonder dans son sens {Ms} ♦ grief de ne pas partager son aversion {Presse} et sq.
  32. �tait [homme � ray�] capable {Ms}
  33. je crois que je ne devais pas {Ms}, {Presse} ♦ je crus que je ne devais pas {Lecou} et sq.
  34. beaucoup d'insistance {Ms} ♦ beaucoup d'instance {Presse} et sq.
  35. comme le lui sugg�rait [Mr Froidure ray�] l'avou� {Ms} ♦ comme le lui sugg�ra l'avou� {Presse} et sq.
  36. vers� 18 000 f, reprit-elle, c'est ce qu'on saura bien {Ms} ♦ vers� dix-huit mille francs, c'est ce qu'on saura bien {Presse} et sq.
  37. parole d'honneur? » {Ms}, {Presse} ♦ parole d'honneur! {Lecou} et sq.
  38. Deschartres vert � force de p�lir, pr�t {Ms} ♦ Deschartres pr�t {Presse} et sq.
  39. dit [Mr Froidure ray�] l'avou� {Ms}
  40. Non, madame, dit [Mr Froidure ray�] l'avou� {Ms}
  41. J'ignore ce [que Mr Froidure ray�] qu'il pensait {Ms}
  42. avec des larmes {Ms} ♦ avec les larmes {Presse} et sq.
  43. cinquante mille �cus {Ms} ♦ cinquante mille francs {Presse} et sq.
  44. que douze mille francs {Ms} ♦ que douze mille {Presse} et sq.
  45. grand'm�re [seulement ray�] pendant [dix-huit ray�] six ann�es {Ms}
  46. cette premi�re algarade, {Ms}, {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ sa premi�re algarade, {CL}
  47. tenter [tout ce qui ray�] un peu plus {Ms}
  48. sauf � me laisser sur la confiance {Ms} ♦ sauf � me laisser l�, avec la confiance {Presse} et sq.
  49. mais on [m'avait rendue solidaire des torts de ma m�re, et je trouvais en cela un peu d'injustice qui me blessait ray�] va voir {Ms}
    Depuis m�re e�t �t� flatt�e jusqu'� c'est une soci�t�, ce feuillet est recoll� sur une feuille blanche, indice d'un remaniement. {Ms}(note de {Lub})
  50. Le guillemet fait d�faut dans {CL}
  51. Pierret, [vieil ami de ray�] au cas {Ms}
  52. admissible d'apr�s les liens {Ms} ♦ conciliable avec les liens {Presse} et sq.
    Depuis impossible: je ne dis pas jusqu'� m'arrangerais d'un mariage, feuillet coll� sur une feuille blanche, comme le pr�c�dent. {Ms}(note de {Lub})
  53. r�solue � la [voir ray�] fr�quenter {Ms}
  54. Le guillemet fait d�faut dans {CL}
  55. Je [lui en voulus beaucoup moins qu'aux autres ray�] ne lui en voulus pas, � lui. {Ms}
  56. perte d'un [beau mariage ray�] bon parti {Ms}
  57. pour [une caste ray�] m'incorporer dans une caste {Ms} ♦ � m'incorporer dans une caste {Presse} et sq.
  58. l'injurier, la battre? {Ms} ♦ l'injurier, la menacer? {Presse} et sq.
  59. que je ne [comprends pas encore ce qu'on exigeait de moi ray� et corr.] le comprends pas encore {Ms}
  60. le [respect ray�] devoir filial [il e�t fallu croire � mon inf�riorit� ray�] (ce que certes ils n'eussent pas fait eux-m�mes), il m'e�t fallu [croire inf�rieure par nature � quelqu'un sur la terre ray�] outre un mauvais {Ms}
  61. famille, jamais, mais bien {Ms} ♦ famille, non, certes, mais bien {Presse} et sq.
  62. parti apr�s trois ans d'attente, si ma vie e�t �t� tol�rable {Ms} ♦ parti � ma majorit�, c'est-�-dire apr�s trois ans d'attente, si ma vie eut �t� tol�rable jusque-l� {Presse} et sq.
  63. contr�le de mon [subrog� ray�] tuteur {Ms}
  64. querelles [incompr�hensibles ray�] incroyables {Ms}
  65. Depuis « par aucune de mes r�signations », plusieurs fragments coll�s {Ms}(note de {Lub})
  66. Les [salet�s ray�] ordures de la petite ville {Ms}
  67. Elle se mettait au lit {Ms}, {Presse} ♦ Elle se mit au lit {Lecou} et sq.

Notes