GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-Lévy 1876

{LP T.? ?; CL T.3 [189]; Lub T.1 [957]} QUATRIÈME PARTIE
Du mysticisme à l'indépendance
1819-1832 a

{Presse 6/5/1855 1; CL T.3 [348]; Lub T.1 [1090]} VI b

La maladie de ma grand'mère s'aggrave encore. — Fatigues extrêmes. — René, Byron, Hamlet. — État maladif de l'esprit. — Maladie du suicide. — La rivière. — Sermon de Deschartres. — Les classiques. — Correspondance. — Fragments de lettres d'une jeune fille. — Derniers jours de ma grand'mère. — Sa mort. — La nuit de Noël. — Le cimetière. — La veillée du lendemain.



On a vu comment une circonstance très-minime m'avait amenée à soulever des problèmes. Il en est toujours ainsi pour tout le monde, et bien qu'on soit convenu de dire qu'il ne faut pas se placer à un point c de vue personnel, il n'en pourra jamais être autrement dans les choses pratiques. Tel qui ferait une mauvaise action, s'il se révoltait contre l'opinion des gens vertueux et éclairés qui le guident et l'entourent, est nécessairement porté, s'il a le sentiment du juste, à regarder l'opinion comme une loi; mais celui qui n'est aux prises qu'avec des niais injustes doit s'interroger avant de leur céder, et partir de là pour reconnaître qu'il n'y a nulle part, entre Dieu et lui, de contrôle légitimement absolu pour les faits de sa vie intime. La conséquence étendue à tous de cette vérité certaine, c'est que la liberté de conscience est inaliénable. En appréciant le fait par l'intention, les jésuites avaient proclamé ce principe, probablement sans en voir tous les résultats d en dehors de leur ordre.

La petite aventure de la fête du village avait donc été le prélude des calomnies monstrueusement ridicules qui se forgèrent sur mon compte peu de temps après, avec un {CL 349} crescendo des plus brillants. Il semblait que le mépris que j'en faisais fût un motif de fureur pour ces bonnes gens de La Châtre, et que mon indépendance d'esprit {Lub 1091} (présumée, puisqu'ils ne me connaissaient que de vue) fût un outrage au code d'étiquette de leur clocher.

J'ai dit déjà que la bicoque de La Châtre était remarquable par un nombre de gens d'esprit considérable relativement à sa population. Cela est encore vrai, mais partout les bons esprits sont l'exception, même dans les grandes villes; et dans les petites, on sait que la masse fait loi. C'est comme un troupeau de moutons où chacun, poussé par tous, donne du nez là où la moutonnerie entière se jette. De là une aversion instinctive contre celui qui e tient à part; l'indépendance du jugement est le loup dévorant qui bouleverse les esprits dans cette bergerie.

Mes relations d'amitié avec les familles amies de la mienne n'en souffrirent pas, et je les ai gardées intactes et douces tout le reste de ma vie.

Mais on pense bien que ma volonté de ne point voir par les yeux du premier venu ne fit que croître et embellir quand tout ce déchaînement vint à ma connaissance. Je trouvais un si grand calme dans ce parti pris, que j'étais presque reconnaissante envers les sots qui me l'avaient suggéré.

Aux approches de l'automne, ma pauvre grand'mère perdit le peu de forces qu'elle avait recouvrées; elle n'eut plus ni mémoire des choses immédiates, ni appréciation des heures, ni désir e d'aucune distraction sérieuse. Elle sommeillait toujours et ne dormait jamais. Deux femmes ne la quittaient ni la nuit ni le jour. Deschartres, Julie et moi, à tour de rôle, nous passions ou le jour ou la nuit, pour surveiller ou compléter leurs soins f. Dans ces fonctions fatigantes, Julie, bien que très-malade elle-même, fut extrêmement courageuse et patiente. Ma pauvre grand'mère {CL 350} ne lui laissait guère de repos. Plus exigeante avec elle qu'avec les autres, elle avait besoin de la gronder et de la contredire, et Julie était forcée de nous faire intervenir souvent pour que sa malade renonçât à des caprices impossibles à satisfaire sans danger pour elle g.

Voulant mener de front le soin de ma bonne maman, les promenades nécessaires à ma santé et mon éducation, j'avais pris le parti, voyant que quatre heures de sommeil ne me suffisaient pas, de ne plus me coucher que de deux nuits l'une. Je ne sais si c'était un meilleur système, mais {Lub 1092} je m'y habituai vite, et me sentis beaucoup moins fatiguée ainsi que par le sommeil à petites doses. Parfois, il est vrai, la malade me demandait à deux heures du matin, quand j'étais dans toute la jouissance de mon repos. Elle voulait savoir de moi s'il était réellement deux heures du matin, comme on le lui assurait. Elle ne se calmait qu'en me voyant, et certaine enfin de la vérité, elle avait encore des paroles tendres pour me renvoyer dormir; mais il ne fallait guère compter qu'elle ne recommencerait pas à s'agiter au bout d'un quart d'heure, et je prenais le parti de lire auprès d'elle et de renoncer à ma nuit de sommeil h.

Ce dur régime ne prenait plus sensiblement sur ma santé: la jeunesse se plie vite au changement d'habitudes; mais mon esprit s'en ressentit profondément: mes idées s'assombrirent, et je tombai peu à peu dans une mélancolie intérieure i que je n'avais même plus le désir de combattre.

Comme Deschartres s'en affligeait, je m'appliquai à lui cacher cette disposition maladive. Elle redoubla dans le silence. Je n'avais pas lu René, ce hors-d'œuvre si brillant du Génie du Christianisme, que, pressée de rendre le livre à mon confesseur, j'avais réservé pour le moment où je posséderais un exemplaire à moi. Je le lus enfin, et j'en fus singulièrement affectée. Il me sembla que René c'était {CL 351} moi. Bien que je n'eusse aucun effroi semblable au sien dans ma vie réelle, et que je n'inspirasse aucune passion qui pût motiver l'épouvante et l'abattement, je me sentis écrasée par ce dégoût de la vie qui me paraissait puiser bien assez de motifs dans le néant de toutes les choses humaines. J'étais déjà malade; il m'arriva ce qui arrive aux gens qui cherchent leur mal dans les livres de médecine. Je pris, par l'imagination, tous les maux de l'âme décrits dans ce poëme désolé.

Byron, dont je ne connaissais rien, vint tout aussitôt porter un coup encore plus rude à ma pauvre cervelle. L'enthousiasme que m'avaient causé les poëtes mélancoliques d'un ordre moins élevé ou moins sombre, Gilbert, Millevoie, Young, Pétrarque, etc., se trouva dépassé. Hamlet et Jacques de Shakespeare m'achevèrent. Tous ces grands cris de l'éternelle douleur humaine venaient couronner l'œuvre de désenchantement que les moralistes avaient commencée. Ne connaissant encore que quelques {Lub 1093} faces de la vie, je tremblais d'aborder les autres. Le souvenir de ce que j'avais déjà souffert me donnait l'effroi et presque la haine de l'avenir. Trop croyante en Dieu pour maudire l'humanité, je m'arrangeais du paradoxe de Rousseau qui proclame la bonté innée dans l'homme, en maudissant l'œuvre de la société, et en attribuant j à l'action collective ce dont l'action individuelle ne se fût jamais avisée.

Comme la conclusion de ce sophisme spécieux était que l'isolement, la vie recueillie et cachée, sont les seuls moyens de conserver la paix de la conscience, ne voilà-t-il pas que, de par la liberté, je revenais au stoïcisme catholique de Gerson, et qu'épouvantée du néant de la vie, je pensais avoir tourné dans un cercle vicieux?

Seulement Gerson promettait et donnait la béatitude au cénobite, et mes moralistes ainsi que mes poëtes ne me laissaient que le désespoir. Gerson, toujours logique à son {CL 352} point de vue étroit, m'avait conseillé de n'aimer mes semblables qu'en vue de mon propre salut, c'est-à-dire de ne les aimer point. J'avais appris des autres à mieux entendre Jésus et à aimer le prochain littéralement plus que moi-même: de là une douleur infinie de voir chez mes semblables le mal dont il me semblait si facile de se préserver, et un regret amer de ne pouvoir emporter dans la solitude l'espérance de leur conversion.

J'avais résolu de m'abstenir de la vie; à mon rêve de couvent avait succédé un rêve de claustration libre, de solitude champêtre. Il me semblait que j'avais, comme René, le cœur mort avant d'avoir vécu, et qu'ayant si bien découvert, par les yeux de Rousseau, de La Bruyère, de Molière même, dont le Misanthrope était devenu mon code, par les yeux enfin de tous ceux qui ont vécu, senti, pensé et écrit, la perversité et la sottise des hommes, je ne pourrais jamais en aimer un seul avec enthousiasme k, à moins qu'il ne fût, comme moi, une espèce de sauvage, en rupture de ban avec cette société fausse et ce monde fourvoyé.

Si Claudius, avec son esprit, son savoir et son scepticisme à l'endroit des choses humaines, eût eu, comme moi, l'idéal religieux, j'eusse peut-être pensé à lui; j'y pensai l même, pour me questionner à ce sujet; mais, tout au contraire de moi, il arrivait rapidement à nier Dieu, disant qu'il aurait {Presse 6/5/1855 2}m commencer par là. Cela creusait {Lub 1094} un abîme entre nous, et notre amitié épistolaire en était glacée. Je ne lui pardonnais que par la pensée qu'il s'éclairerait mieux en s'instruisant davantage.

Cela n'arriva point. Et, bien que nous ayons été liés plus tard assez intimement, cette souffrance intérieure que me causait son athéisme ne s'est jamais dissipée, alors même que je n'avais plus l'esprit tendu habituellement sur des idées aussi sérieuses. Cet athéisme produisit chez lui, dans {CL 353} son âge mûr, des théories d'une perversité surprenante, et l'on se demandait parfois s'il y croyait, ou s'il se moquait de vous. Il vint même un moment où il fut saisi du vertige du mal et où il m'effraya au point que je cessai de le voir et refusai de renouer notre ancienne amitié; mais pourquoi raconterais-je cette phase de son existence? Il n'y a pas d'utilité à remuer la cendre des morts quand leur trace dans la vie n'a pas été assez éclatante pour laisser derrière eux des abîmes entr'ouverts.

Je m'isolais donc, par la volonté, à dix-sept ans, de l'humanité présente. Les lois de propriété, d'héritage, de répression meurtrière, de guerre litigieuse; les priviléges de fortune et d'éducation; les préjugés du rang et ceux de l'intolérance morale; la puérile oisiveté des gens du monde; l'abrutissement des intérêts matériels; tout ce qui est d'institution ou de coutume païenne dans une société soi-disant chrétienne, me révoltait si profondément, que j'étais entraînée à protester, dans mon âme, contre l'œuvre des siècles. Je n'avais pas la notion du progrès, qui n'était pas populaire alors, et qui ne m'était pas arrivée par mes lectures. Je ne voyais donc pas d'issue à mes angoisses, et l'idée de travailler, même dans mon milieu obscur et borné, pour hâter les promesses de l'avenir, ne pouvait se présenter à moi.

Ma mélancolie devint donc de la tristesse, et ma tristesse de la douleur. De là au dégoût de la vie et au désir de la mort il n'y a qu'un pas. Mon existence domestique était si morne, si endolorie, mon corps si irrité par une lutte continuelle contre l'accablement, mon cerveau si fatigué de pensées sérieuses trop précoces, et de lectures trop absorbantes aussi pour mon âge, que j'arrivai à une maladie morale très-grave: l'attrait du suicide.

À dieu ne plaise que j'attribue cependant ce mauvais résultat aux écrits des maîtres et au désir de la vérité. {CL 354} Dans une plus heureuse situation n de famille et dans une {Lub 1095} meilleure disposition de santé, ou je n'aurais pas tant compris les livres, ou ils ne m'eussent pas tant impressionnée. Comme presque tous ceux de mon âge, peut-être n'aurais-je été émue o que de la forme, et n'aurais-je pas tant cherché le fond. Les philosophes, pas plus que les poëtes, ne sont coupables du mal qu'ils peuvent nous faire, quand nous buvons sans à-propos et sans modération aux sources qu'ils ont creusées. Je sentais bien que je devais me défendre, non pas d'eux, mais de moi-même, et j'appelais la foi à mon secours.

Je crois encore à ce que les chrétiens appellent la grâce. Qu'on nomme comme on voudra les transformations qui s'opèrent en nous quand nous appelons énergiquement le principe divin de l'infini au secours de notre faiblesse; que ce bienfait s'appelle secours ou assimilation; que notre aspiration s'appelle prière ou exaltation p d'esprit, il est certain que l'âme se retrempe dans les élans religieux. Je l'ai toujours éprouvé d'une manière si évidente pour moi, que j'aurais q mauvaise grâce à en matérialiser l'expression sous ma plume. Prier comme certains dévots pour demander au ciel la pluie ou le soleil, c'est-à-dire des pommes de terre et des écus, pour conjurer la grêle ou la foudre, la maladie ou la mort, c'est de l'idolâtrie pure; mais lui demander le courage, la sagesse, l'amour, ce n'est pas intervertir l'ordre de ses lois immuables, c'est puiser à un foyer qui ne nous attirerait pas sans cesse si, par sa nature, il n'était pas capable de nous réchauffer.

Je priai donc et reçus la force de résister à la tentation du suicide. Elle fut quelquefois si vive, si subite, si bizarre, que je pus bien constater que c'était une espèce de folie dont j'étais atteinte. Cela prenait la forme d'une idée fixe et frisait par moments la monomanie. C'était l'eau surtout qui m'attirait comme un charme r mystérieux. Je ne me {CL 355} promenais plus qu'au bord de la rivière, et, ne songeant plus à rechercher les sites agréables, je la suivais machinalement jusqu'à ce que j'eusse trouvé un endroit profond. Alors, arrêtée sur le bord et comme enchaînée par un aimant, je sentais dans ma tête comme une gaieté fébrile en me disant: « Comme c'est aisé! Je n'aurais qu'un pas à faire! »

D'abord cette manie eut son charme étrange, et je ne la combattis pas, me croyant bien sûre de moi-même; {Lub 1096} mais elle prit une intensité qui m'effraya. Je ne pouvais plus m'arracher de la rive aussitôt que j'en formais le dessein, et je commençais à me dire: Oui ou Non? Assez souvent et assez longtemps pour risquer d'être lancée s par le oui au fond de cette eau transparente qui me magnétisait t.

Ma religion me faisait pourtant regarder le suicide comme un crime. Aussi je vainquis cette menace de délire. Je m'abstins de m'approcher de l'eau, et le phénomène nerveux, car je ne puis définir autrement la chose, était si prononcé, que je ne touchais pas seulement à la margelle d'un puits sans un tressaillement fort pénible à diriger en sens contraire.

Je m'en croyais pourtant guérie, lorsqu'allant voir un malade avec Deschartres, nous nous trouvâmes tous deux à cheval au bord de l'Indre. « Faites attention, me dit-il, ne se doutant pas de ma monomanie, marchez derrière moi; le gué est très-dangereux. À deux pas de nous, sur la droite, il y a vingt pieds d'eau.

— J'aimerais mieux ne point y passer, lui répondis-je saisie tout à coup d'une grande méfiance u de moi-même. Allez seul, je ferai un détour et vous rejoindrai par le pont du moulin. »

Deschartres se moqua de moi. « Depuis quand êtes-vous peureuse? me dit-il, c'est absurde. Nous avons passé cent fois dans des endroits pires, et vous n'y songiez pas. Allons, {CL 356} allons! Le temps nous presse. Il nous faut être rentrés à cinq heures pour faire dîner votre bonne maman. »

Je me trouvai bien ridicule en effet, et je le suivis. Mais au beau milieu du gué, le vertige de la mort s'empare de moi, mon cœur bondit v, ma vue se trouble, j'entends le oui fatal gronder dans mes oreilles, je pousse brusquement mon cheval à droite, et me voilà dans l'eau profonde, saisie d'un rire nerveux et d'une joie délirante.

Si Colette n'eût été la meilleure bête du monde, j'étais débarrassée de la vie et fort innocemment, cette fois, car aucune réflexion ne m'était venue; mais Colette, au lieu de se noyer, se mit à nager tranquillement et m'emporter vers la rive; Deschartres faisait des cris affreux qui me réveillèrent. Déjà il s'élançait à ma poursuite. Je vis que, mal monté et maladroit, il allait se noyer. Je lui criai d'être tranquille et ne m'occupai plus que de me bien {Lub 1097} tenir. Il n'est pas aisé de ne pas quitter un cheval qui nage. L'eau vous soulève, et votre propre poids submerge l'animal à chaque instant; mais j'étais bien légère, et Colette avait un courage et une vigueur peu communs. La plus grande difficulté fut pour aborder. La rive était trop escarpée. Il y eut un moment d'anxiété terrible pour mon pauvre Deschartres; mais il ne perdit pas la tête et me cria de m'accrocher à un têteau de saules qui se trouvait à ma portée, et de laisser noyer la bête. Je réussis à m'en séparer et à me mettre en sûreté; mais quand je vis les efforts désespérés de ma pauvre Colette pour franchir le talus, j'oubliai tout à fait ma situation, et entraînée une minute auparavant à ma propre perte, je me désolai de celle de mon cheval, que je n'avais pas prévue. J'allais me rejeter à l'eau pour essayer, bien inutilement sans doute, de la sauver, quand Deschartres vint m'arracher de là, et Colette eut l'esprit w de revenir vers le gué où était restée x l'autre jument.

{Presse 7/5/1855 1} Deschartres ne fit pas comme le maître d'école de la {CL 357} fable, qui débite son sermon avant de songer à sauver l'enfant; mais le sermon, pour venir après le secours, n'en fut pas moins rude. Le chagrin et l'inquiétude le rendaient parfois littéralement furieux. Il me traita d'abord d'animal, de bête brute, tout son vocabulaire y passa. Comme il était d'une pâleur livide et que de grosses larmes coulaient avec ses injures, je l'embrassai y sans le contredire; mais la scène continuant pendant le retour, je pris le parti de lui dire la vérité comme à un médecin, et de le consulter sur cette inexplicable fantaisie dont j'étais possédée.

Je pensais qu'il aurait peine à me comprendre, tant je comprenais peu moi-même ce que je lui avouais; mais il n'en parut pas surpris. « Ah! Mon dieu! S'écria-t-il, cela aussi! Allons, c'est héréditaire! » Il me raconta alors que mon père était sujet à ces sortes de vertiges, et m'engagea à les combattre par un bon régime et par la religion, mot inusité z dans sa bouche, et que je lui entendais invoquer aa, je pense, pour la première fois.

Il n'avait pas lieu d'argumenter contre mon mal, puisqu'il était involontaire et combattu en moi; mais ceci nous conduisit à raisonner sur le suicide en général.

Je lui accordais d'abord que le suicide raisonné et consenti était généralement une impiété et une lâcheté. C'eût été le cas pour moi. Mais cela ne me paraissait pas {Lub 1098} plus absolu que bien d'autres lois morales. Au point de vue religieux, tous les martyres étaient des suicides; si Dieu voulait, d'une manière absolue ab et sans réplique, que l'homme conservât, même parjure et souillé, la vie qu'il lui a imposée, les héros et les saints du christianisme devaient plutôt feindre d'embrasser les idoles que de se laisser livrer aux supplices et dévorer par les bêtes. Il y a eu des martyrs si avides de cette mort sacrée, qu'on raconte de plusieurs qu'ils se précipitèrent en chantant dans les flammes, {CL 358} sans attendre qu'on les y poussât. Donc l'idéal religieux admet le suicide et l'Église le canonise. Elle a fait plus que de canoniser les martyrs, elle a canonisé les saints volontairement suicidés par excès de macérations. ac

Quant au point de vue social (en outre des faits d'héroïsme patriotique et militaire, qui sont des suicides glorieux comme le martyre chrétien), ne pouvait-il pas se présenter des cas où la mort est un devoir tacitement exigé par nos semblables? Sacrifier sa vie pour sauver celle d'un autre n'est pas un devoir douteux, lors même qu'il s'agirait du dernier des hommes; mais la sacrifier pour réparer sa propre honte, si la société ne le commande pas, ne l'approuve-t-elle point? N'avons-nous pas tous dans le cœur et sur les lèvres ce cri instinctif de la conscience en présence d'une infamie: « Comment peut-on, comment ose-t-on vivre après cela ad? » L'homme qui commet un crime et qui se tue après n'est-il pas à moitié absous? Celui qui a fait un grand tort à quelqu'un et qui, ne pouvant le réparer, se condamne à l'expier par le suicide, n'est-il pas plaint et en quelque sorte réhabilité? Le banqueroutier qui survit à la ruine de ses commettants est souillé d'une tache ineffaçable; sa mort volontaire peut seule prouver la probité ae de sa conduite ou la réalité de son désastre. Ce peut être parfois un point d'honneur exagéré, mais c'est un point d'honneur. Quand c'est l'œuvre d'un remords bien fondé, est-ce un scandale de plus à donner au monde? Le monde, par conséquent l'esprit des sociétés établies, n'en juge pas ainsi, puisque, par le pardon qu'il accorde, il considère ceci comme une réparation du mauvais exemple et un hommage rendu à la morale publique.

Deschartres m'accorda tout cela, mais il fut plus embarrassé quand je poussai plus loin. « Maintenant, lui {Lub 1099} dis-je, il peut arriver, comme conséquence de tout ce que nous avons admis, qu'une âme éprise du beau et du vrai {CL 359} sente cependant en elle la fatalité de quelque mauvais instinct, et qu'étant tombée dans le mal, elle ne puisse pas répondre, malgré ses remords et ses résolutions, de n'y pas retomber tout le reste de sa vie. Alors elle peut se prendre elle-même en dégoût, en aversion, en mépris, et non-seulement désirer la mort, mais la chercher comme le seul moyen de s'arrêter dans la mauvaise voie.

— Oh! Doucement, dit Deschartres. Vous voilà fataliste à présent, et que faites-vous du libre arbitre, vous qui êtes chrétienne?

— Je vous confesse qu'aujourd'hui, répondis-je, j'éprouve de grands doutes là-dessus. Ils sont pénibles plus que je ne puis vous le dire, et je ne demande pas mieux que vous les combattiez; mais ce qui m'est arrivé tout à l'heure ne prouve-t-il pas qu'on peut être entraîné vers la mort physique par un phénomène tout physique, auquel la conscience et la volonté n'ont point de part, et où l'assistance de Dieu semble ne vouloir pas intervenir?

— Vous en concluez que si l'instinct physique peut nous faire chercher la mort physique, l'instinct moral peut nous pousser de même à la mort morale? La conséquence est fausse. L'instinct moral est plus important que l'instinct physique qui ne raisonne pas. La raison est toute-puissante, non pas toujours sur le mal physique, qui l'engourdit et la paralyse, mais sur le mal moral af, qui n'est pas de force contre elle. Ceux qui font le mal sont des êtres privés de raison. Complétez la raison en vous-même, vous serez à l'abri de tous les dangers qui conspiraient ag contre elle, et même vous surmonterez en vous les désordres du sang et des nerfs; vous les préviendrez, tout au moins, par le régime moral et physique. »

Je donnai pleinement raison, cette fois, à Deschartres: pourtant il me revint plus tard bien des doutes et des angoisses de l'âme à ce sujet. Je pensai que le libre {CL 360} arbitre existe dans la pensée saine, mais que son exercice peut être entravée par des circonstances tout à fait indépendantes de nous et vainement combattues par notre volonté. Ce n'était pas ma faute si j'avais la tentation de mourir. Il se peut que j'eusse aidé à ce mal par un régime {Lub 1100} trop excitant au moral et au physique; mais, en somme, j'avais manqué de direction et de repos; ma maladie était la conséquence inévitable de celle de ma grand'mère.

Depuis mon immersion dans la rivière, je me sentis débarrassée de l'obsession de la noyade; mais, malgré les soins médicaux et intellectuels de Deschartres, l'attrait du suicide persista sous d'autres formes. Tantôt j'avais une étrange émotion en maniant des armes et en chargeant des pistolets; tantôt les fioles de laudanum que je touchais sans cesse pour préparer des lotions à ma grand'mère me donnaient de nouveaux vertiges.

Je ne me souviens pas trop comment je me débarrassai de cette manie. Cela vint de soi-même, avec un peu plus de repos que je donnai à mon esprit, et que Deschartres vint à bout d'assurer à mon sommeil, en se dévouant plus d'une fois à ma place. Je parvins donc à oublier mon idée fixe, et peut-être la lecture que Deschartres me fit faire d'une partie des classiques grecs et latins ah y contribua-t-elle beaucoup. L'histoire nous transporte loin de nous-mêmes, surtout celle des temps reculés et des civilisations évanouies. Je me rassérénai souvent avec Plutarque, Tite-Live, Hérodote, etc. J'aimai aussi Virgile passionnément en français et Tacite en latin ai. Horace et Cicéron étaient les dieux de Deschartres. Il m'expliquait le mot à mot, car je m'obstinais à ne vouloir pas rapprendre le latin. Il me traduisait donc en lisant ses passages de prédilection, et il était là d'une décision, d'une clarté, d'une couleur que je n'ai jamais retrouvées chez personne.

{CL 361} Je trouvais aussi aj une distraction douce à écrire beaucoup de lettres, à mon frère, à madame Alicia, à Élisa, à madame de Pontcarré et à plusieurs de mes compagnes restées au couvent, ou sorties comme moi définitivement. Dans les commencements, je ne pouvais suffire aux nombreuses correspondances qui me provoquaient et me réclamaient; mais il avait fallu bien peu de temps pour que je fusse oubliée du plus grand nombre. Il ne me restait donc que des amies de choix. J'ai conservé presque toutes ces lettres, qui me sont de doux souvenirs, même des personnes que j'ai entièrement perdues de vue ak. Celles de madame Alicia sont simples et toujours tendres. Elles vont de 1820 à 1830. Tout empreintes de la douce monotonie de la vie religieuse, elles ont pour la {Lub 1101} plupart un ton d'enjouement qui atteste la constante sérénité de cette belle âme. Elle m'appelle toujours mon enfant chéri, ou mon cher tourment, comme dans le temps où j'allais me faire gronder dans sa cellule*.

* Dans une de ces lettres, elle me raconte comme quoi Clary de Faudoas a manqué mettre le feu à sa cellule, pour fêter, par des illuminations, la naissance du petit duc (Henri V). Je cite ce petit fait comme une date dans mon récit. al

{Presse 7/5/1855 2} Il y a beaucoup d'esprit, de gaieté ou de grâce dans les lettres de jeunes filles que j'ai conservées. Pour détacher un point un peu plus brillant sur la trame lourde et triste de mon récit, je citerai quelques extraits de la manière espiègle et charmante d'une de ces aimables compagnes am.

Angers an, 5 avril 1821.

« Je t'envie bien, chère Aurore, le plaisir de courir les champs à cheval. Je tourmente mon papa mignon pour qu'il me le procure, car je rêve de me voir une casquette sur l'oreille. J'ai arraché sa promesse. En attendant, {CL 362} j'arpente à pied notre immense jardin de la préfecture. Figure-toi, ma chère, comme nous disions à la classe, qu'il s'y trouve des plaines, des allées droites, des terrasses d'une longueur inouïe, et des tours qui dominent une espèce de promenade où il passe beaucoup de monde, et où je vas souvent regarder. Comme la préfecture était autrefois une abbaye, il y a encore, dans une partie du jardin entourée de murs, et qui est comme un grand jardin séparé du reste, de vieilles ruines d'église couvertes de lierre, des ifs taillés en pointe, et de longues allées sombres, bordées de grands tilleuls. Tout rappelle les moines dans cet endroit où rien n'a été changé, et je me les représente lisant leurs offices sous ces ombrages où j'aime à rêvasser ou à répéter les vers du Tasse.

» Ceux du Dante, que tu m'as envoyés, m'ont semblé magnifiques, et je ne peux me lasser de les relire. — Non vraiment, je ne chante plus:


Già riede la primavera,
Col suo fiorito aspetto.

Mais j'aime toujours monsieur l'abbé Métastase.

» Bonsoir, ma petite Aurore. Je vais me coucher, {Lub 1102} bien qu'il ne soit que neuf heures et demie, car je ne me sens pas disposée du tout à passer, comme toi, les nuits à travailler. Je n'ai pas d'ardeur et n'en prends que pour mon plaisir. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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... 17 juin...

« J'ai été, il y a quelques jours, à ce qu'on appelle ici un tantarare. C'est une société composée de personnes âgées qui jouent au boston dans un salon fort peu éclairé. Quelques jeunes personnes, qui ont suivi leurs mères, {CL 363} baillent ou en meurent d'envie. Pour moi, mon sort a été supportable. Je me suis trouvée, par hasard, auprès d'une jeune dame aimable et de mon âge. Nous avons beaucoup bavardé. Tu aurais été étonnée de nous entendre raisonner sur rhistoire de France! Comme je n'y suis pas des plus ferrées, j'ai jeté la conversation sur ce qui m'en plaît le mieux, sur le temps de la chevalerie. Nous avons cherché alors des hommes dignes du beau titre de chevaliers dans ceux que nous connaissons, et nous n'avons pas pu en trouver plus de deux ou trois, il fallait leur donner des dames: la chose nous parut trop difficile, quoique, au fond, chacune de nous pensât que c'était elle.

» Tu me demandes si je versifie encore. Vraiment non. J'ai laissé ce goût au couvent, où je ne pouvais avoir à chanter d'autres romances que celles que je composais moi-même. Maintenant ce n'est pas un petit plaisir pour moi de pouvoir chanter toutes celles que je veux. . . . . . . . . . . . . . . . .

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» Comment! tu tires le pistolet dans une cible, avec ton ami Hippolyte? Et moi qui me vantais à toi de brûler de la poudre! Décidément tu es bien plus gâtée que moi, et je vas m'en plaindre à mon papa, qui me refuse des balles. U croit que le bruit et le feu me suffiront longtemps! . . . . . . . . . . . . . . . .

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» Par exemple ao, je déteste toujours le travail d'aiguille. Je le reconnais pourtant bien nécessaire à une femme; mais j'ai trouvé un ouvrage qui me plaît: c'est de filer. J'ai un petit rouet charmant, avec une belle quenouille {Lub 1103} d'ébène, qui vaut bien la quenouille de bois de rose d'Amélie dans Gaston de Foix. . . . . . . . . . . . . . . . .

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» Mais ap que tu es donc heureuse d'avoir un cheval à toi! Je n'ai, en fait de bêtes, qu'une tourterelle qui se charge de me réveiller le matin en volant sur mon lit. — Je ne partage guère ton désir singulier de retourner au couvent. En fait de religieuses, je n'aimais que Poulette ; mais la nouvelle supérieure, point. Je {CL 364} m'étonne toujours que tu puisses supporter son souvenir, et ne pourrais m'attacher à elle que pour l'amour de Dieu. . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» J'ai aq eu des nouvelles de Mary Gillibrand ar. Elle est au Sacré-Cœur, et toujours méchante comme elle l'était chez nous. C'est encore quelqu'un que tu aimais et que je ne peux pas souffrir. Il paraît qu'elle se plaît beaucoup, dans cette nouvelle pension, à raconter tous les affreux tours qu'elle jouait à nos vieilles locataires de la rue des Boulangers. »



27 décembre ...

« . . . . . . Je n'ai plus de nouvelles de notre couvent que par toi, et tu es la seule avec qui je puisse me livrer un peu à mon babil, car l'inspection des lettres par madame Eugénie m'empêche d'écrire davantage aux amies que nous y avons laissées. Cela mettrait trop de contrainte dans mes lettres. Par exemple, je ne me risquerais pour rien au monde à leur parler de M. de La Morandaye as, qui est maintenant le seul beau danseur du régiment du Calvados, M. de Lauzun étant absent.

» Tu le représenteras facilement le premier, quand je te dirai qu'il me ressemble comme deux gouttes d'eau, surtout au bal, où nous avons tous deux de très-vives couleurs. Nous sommes de la même taille. Il jouit, comme moi, d'un honnête embonpoint. Il a des cheveux blondasses, et des petits yeux bleus mal ouverts. Enfin, quand nous dansons ensemble, on le prendrait pour mon frère. Maman dit que si elle s'était mariée deux ou trois ans plus tôt, elle aurait pu avoir un fils aussi charmant.

» Au dernier bal où j'ai été, il y avait trois officiers, {Lub 1104} dont M. Gilbert des Voisins at. Celui-là avait de grands pantalons rouges et des petits brodequins verts, qui me donnaient grande envie qu'il me fît danser; mais c'est un désir qu'il n'a pas partagé. . . . On ne danse pas pendant l'Avent, {CL 365} Maman a donné des concerts où nous avons brillé, comme tu penses. J'avais très-peur, mais le public d'ici ne s'y connaît guère. Ma harpe est très-bonne, quoique pas plus grande que la tienne, au couvent. Elle a des sons charmants. Elle est en bois satiné gris et toute dorée. Je chante toujours un peu, et on met mon peu de voix sur le compte de ma timidité. »



18 janvier 1821.

« Il est plus de trois heures. Je sors du bal, et pendant que la femme de chambre déshabille maman, j'ai le temps de commencer une lettre pour ma petite Aurore. Puisque les extrêmes se cherchent, j'aime à babiller avec toi, et je veux te conter tout chaud, tout bouillant, mes plaisirs de ce soir. Hélas! malgré tout ce que je t'en dis pour te monter la tête, ils n'ont pas été sans mélange. J'ai encore dansé avec tout le monde, excepté avec ces petites bottes vertes qui m'avaient déjà tentée. Et, comme les difficultés augmentent les fantaisies, j'en ai plus envie que jamais. J'ai grand besoin de me reposer après trois bals de suite. C'est une vie désordonnée, et tu as peut-être bien raison de n'en pas désirer une pareille. Mais passer l'hiver seule à la campagne! pour cela, c'est effrayant, et je ne m'en sentirais pas le courage. La vie est toute couleur de rose autour de moi, et je me figure que la réflexion me rendrait triste. »

La personne qui m'écrivait ainsi était extrêmement jolie, malgré les moqueries qu'elle fait d'elle-même. Elle était un peu grasse et un peu louche, il est vrai; mais cela ne l'empêchait pas d'être légère dans sa démarche et d'avoir le plus doux regard et les plus jolis yeux. Elle avait peu de voix, en effet, mais chantait d'une manière ravissante. C'était une nature narquoise, remplie de bienveillance, et voyant en toutes choses le côté comique. Elle avait de {CL 366} grandes originalités, aimant le plaisir sans coquetterie, et laissant prendre à son esprit un tour assez {Lub 1105} hardi quelquefois, sans manquer dans ses manières et dans ses actions à une réserve exquise.

Ces charmantes puérilités de jeune fille m'arrivaient quelquefois en même temps qu'une argumentation de philosophie matérialiste de Claudius et une exhortation pleine d'onction et de suavité de l'abbé de Prémord. Ma vie intellectuelle était donc bien variée, et si j'étais triste souvent, je ne m'ennuyais du moins jamais. Au contraire, même au milieu de mes plus grands dégoûts de l'existence, je me plaignais de la rapidité du temps qui ne suffisait à rien de ce dont j'aurais voulu le remplir.

J'aimais toujours la musique. J'avais dans ma chambre un piano, une harpe et une guitare. Je n'avais plus le temps de rien étudier, mais je déchiffrais au beaucoup de partitions. Cette impossibilité av où j'étais d'acquérir un talent quelconque m'assurait du moins une source de jouissances en m'habituant à lire et à comprendre.

Je voulais aussi apprendre la géologie et la minéralogie. Deschartres remplissait ma chambre de moellons. Je n'apprenais rien qu'à voir et à observer les détails de la création sur lesquels il attirait mes regards; mais le temps manquait toujours. Il eût fallu que notre chère malade pût guérir.

Vers la fin de l'automne elle devint très-calme, et je me flattais encore; mais Deschartres regardait cette amélioration comme un nouveau pas vers la dissolution de l'être. Ma grand'mère n'était pourtant pas d'un âge aw à ne pouvoir se relever. Elle avait soixante-quinze ans, et n'avait été malade qu'une fois déjà dans toute sa vie. L'épuisement de ses forces et de ses facultés était donc assez mystérieux. Deschartres attribuait cette absence de puissance réactive à la mauvaise circulation de son sang dans un système {CL 367} de vaisseaux trop étroits. Il fallait l'attribuer plutôt à l'absence de volonté et d'épanouissement moral, depuis l'affreux chagrin de la perte de son fils.

{Presse 9/5/1855 1} Tout le mois de décembre fut lugubre. Elle ne se leva plus et parla rarement. Cependant, habitués à être tristes, nous n'étions pas terrifiés. Deschartres pensait qu'elle pouvait vivre longtemps ainsi dans un engourdissement entre la mort et la vie. Le 22 décembre, elle me fit lever pour me donner un couteau de nacre, sans pouvoir expliquer pourquoi elle songeait à ce petit objet et voulait le voir dans mes mains. Elle n'avait plus d'idées {Lub 1106} nettes. Cependant elle s'éveilla encore une fois pour me dire: « Tu perds ta meilleure amie. »

Ce furent ses dernières paroles. Un sommeil de plomb tomba sur sa figure calme, toujours fraîche et belle. Elle ne se réveilla plus et s'éteignit sans aucune souffrance, au lever du jour et au son de la cloche de Noël ax.

Nous n'eûmes de larmes ni Deschartres ni moi. Quand le cœur eut cessé de battre et le souffle de ternir légèrement la glace, il y avait trois jours que nous la pleurions définitivement, et, en ce moment suprême, nous n'éprouvions plus que la satisfaction de penser qu'elle avait franchi sans souffrance du corps et sans angoisses de l'âme le seuil d'une meilleure existence. J'avais redouté les horreurs de l'agonie: la Providence les lui épargnait. Il n'y eut point de lutte entre le corps et l'esprit pour se séparer. Peut-être que déjà l'âme était envolée vers Dieu, sur les ailes d'un songe qui la réunissait à celle de son fils, tandis que nous avions veillé ce corps inerte et insensible.

Julie lui fit une dernière toilette, avec le même soin que dans les meilleurs jours. Elle lui mit son bonnet de dentelle, ses rubans, ses bagues. L'usage chez nous est d'enterrer les morts avec un crucifix et un livre de religion. {CL 368} J'apportai ceux que j'avais préférés au couvent. Quand elle fut parée pour la tombe, elle était encore belle. Aucune contraction n'avait altéré ses traits nobles et purs. L'expression en était sublime de tranquillité.

Dans la nuit, Deschartres vint m'appeler; il était fort exalté et me dit d'une voix brève: « Avez-vous du courage? Ne pensez-vous pas qu'il faut rendre aux morts un culte plus tendre encore que celui des prières et des larmes? Ne croyez-vous pas que de là-haut ils nous voient et sont touchés de la fidélité de nos regrets? Si vous pensez toujours ainsi, venez avec moi. »

Il était environ une heure du matin. Il faisait une nuit claire et froide. Le verglas, venu par-dessus la neige, rendait la marche si difficile que, pour traverser la cour et entrer dans le cimetière qui y touche, nous tombâmes plusieurs fois.

« Soyez calme, me dit Deschartres toujours exalté sous une apparence de sang-froid étrange. Vous allez voir celui qui fut votre père. » Nous approchâmes de la fosse ouverte pour recevoir ma grand'mère. Sous un {Lub 1107} petit caveau, formé de pierres brutes, était un cercueil que l'autre devait rejoindre dans quelques heures ay.

« J'ai voulu voir cela, dit Deschartres, et surveiller les ouvriers qui ont ouvert cette fosse dans la journée. Le cercueil de votre père est encore intact; seulement les clous étaient tombés. Quand j'ai été seul, j'ai voulu soulever le couvercle. J'ai vu le squelette. La tête s'était détachée d'elle-même. Je l'ai soulevée, je l'ai baisée. J'en ai éprouvé un si grand soulagement, moi qui n'ai pu recevoir son dernier baiser, que je me suis dit que vous ne l'aviez pas reçu non plus. Demain cette fosse sera fermée. On ne la rouvrira sans doute plus que pour vous. Il faut y descendre, il faut baiser cette relique. Ce sera un souvenir pour toute votre vie. Quelque jour, il faudra écrire l'histoire de votre {CL 369} père, ne fût-ce que pour le faire aimer à vos enfants, qui ne l'auront pas connu. Donnez maintenant à celui que vous avez connu à peine vous-même, et qui vous aimait tant, une marque d'amour et de respect. Je vous dis que là où il est maintenant, il vous verra et vous bénira. »

J'étais assez émue et exaltée moi-même pour trouver tout simple ce que me disait mon pauvre précepteur az. Je n'y éprouvai aucune répugnance, je n'y trouvai aucune bizarrerie, j'aurais blâmé et regretté qu'ayant conçu cette pensée ba il ne l'eût pas exécutée. Nous descendîmes dans la fosse et je fis religieusement l'acte de dévotion dont il me donna l'exemple.

« Ne parlons de cela à personne, me dit-il, toujours calme en apparence, après avoir bb refermé le cercueil et sortant avec moi du cimetière: on croirait que nous sommes fous, et pourtant nous ne le sommes pas, n'est-il pas vrai?

— Non certes, » répondis-je avec conviction.

Depuis ce moment, j'ai observé que les croyances de Deschartres avaient complétement changé. Il avait toujours été matérialiste et n'avait pas réussi à me le cacher, bien qu'il eût eu soin de chercher dans ses paroles des termes moyens pour ne pas s'expliquer sur la divinité et l'immatérialité de l'âme humaine. Ma grand'mère était déiste, comme on disait de son temps, et lui avait défendu de me rendre athée. Il avait eu bien de la peine à s'en défendre, et, pour peu que j'eusse été portée à la négation, il m'y aurait confirmée malgré lui.

{Lub 1108} Mais il se fit en lui une révolution soudaine et même extrême comme son caractère, car peu de temps après je l'entendis soutenir avec feu l'autorité de l'Église. Sa conversion avait été un mouvement du cœur, comme la mienne. En présence de ces froids ossements d'un être chéri, il n'avait pu accepter l'horreur du néant. La mort de {CL 370} ma grand'mère ravivant le souvenir de celle de mon père, il s'était trouvé devant cette double tombe écrasé sous les deux plus grandes douleurs de sa vie, et son âme ardente bc avait protesté, en dépit de sa raison froide, contre l'arrêt d'une éternelle séparation.

Dans la journée qui suivit cette nuit d'une étrange solennité, nous conduisîmes ensemble la dépouille de la mère auprès de celle du fils. Tous nos amis y vinrent et tous les habitants du village y assistèrent. Mais le bruit, les figures hébétées, les batailles des mendiants qui, pressés de recevoir la distribution d'usage, nous poussaient jusque dans la fosse pour se trouver les premiers à la portée de l'aumône, les compliments de condoléance, les airs de compassion fausse ou vraie, les pleurs bruyants et les banales exclamations de quelques serviteurs bd bien intentionnés, enfin tout ce qui est de forme et de regret extérieur me fut pénible et me parut irréligieux. J'étais impatiente que tout ce monde fût parti. Je savais un gré infini à Deschartres de m'avoir amenée là, dans la nuit, pour rendre à cette tombe un hommage grave et profond.

Le soir, toute la maison, vaincue par la fatigue, s'endormit de bonne heure, Deschartres lui-même, brisé d'une émotion qui avait pris une forme toute nouvelle dans sa vie.

Je ne me sentis pas accablée. J'avais été profondément pénétrée de la majesté de la mort; mes émotions, conformes à mes croyances, avaient été d'une tristesse paisible. Je voulus revoir la chambre de ma grand'mère et donner cette dernière nuit de veille à son souvenir, comme j'en avais donné tant d'autres à sa présence.

Aussitôt que tout le bruit eut cessé dans la maison, et que je me fus assurée d'y être bien seule debout, je descendis et m'enfermai dans cette chambre. On n'avait pas encore songé à la remettre en ordre. Le lit était ouvert, et le premier {CL 371} détail qui me saisit fut l'empreinte exacte du corps, que la mort avait frappé d'une pesanteur inerte et qui se dessinait sur le matelas et sur le {Lub 1109} drap. Je voyais là toute sa forme gravée en creux. Il me sembla, en y appuyant mes lèvres, que j'en sentais encore le froid.

Des fioles à demi vides étaient encore à côté de son chevet. Les parfums qu'on avait brûlés autour du cadavre remplissaient l'atmosphère. C'était du benjoin, qu'elle avait toujours préféré pendant sa vie, et qui lui avait été rapporté de l'Inde, dans une noix de coco, par M. Dupleix. Il y en avait encore, j'en brûlai encore. J'arrangeai ses fioles comme la dernière fois elle les avait demandées; je tirai le rideau à demi, comme il avait coutume d'être quand elle le faisait disposer. J'allumai la veilleuse, qui avait encore de l'huile. Je ranimai le feu, qui n'était pas encore éteint. Je m'étendis dans le grand fauteuil, et je m'imaginai qu'elle était encore là, et qu'en tâchant de m'assoupir j'entendrais peut-être encore une fois sa faible voix m'appeler.

Je ne dormis pas, et cependant il me sembla entendre deux ou trois fois sa respiration, et l'espèce de gémissement, de réveil be, que mes oreilles connaissaient si bien. Mais rien de net ne se produisit à mon imagination, trop désireuse de quelque douce vision pour arriver à l'exaltation qui eût pu la produire.

J'avais eu dans mon enfance des accès de terreur à propos des spectres, et au couvent il m'en était revenu quelques appréhensions. Depuis mon retour à Nohant, cela s'était si complétement dissipé, que je le regrettais, craignant, quand je lisais les poëtes, d'avoir l'imagination morte. L'acte religieux et romanesque que Deschartres m'avait fait accomplir la veille était de nature à me ramener les troubles de l'enfance; mais loin de là: il m'avait pénétrée d'une désespérance absolue de pouvoir {CL 372} communiquer directement avec les morts aimés. Je ne pensais donc pas que ma pauvre grand'mère pût m'apparaître réellement, mais je me flattais que ma tête fatiguée pourrait éprouver quelque vertige qui me ferait revoir sa figure éclairée du rayon de la vie éternelle.

Il n'en fut rien. La bise siffla au dehors, la bouillotte chanta dans l'âtre, et aussi le grillon, que ma grand'mère n'avait jamais voulu laisser persécuter par Deschartres, bien qu'il la réveillât souvent. La pendule sonna les heures. La montre à répétition, accrochée au chevet de la malade, et qu'elle avait coutume d'interroger souvent {Lub 1110} du doigt, resta muette. Je finis par ressentir une fatigue qui m'endormit profondément.

Mais quand je m'éveillai, bf au bout de quelques heures, j'avais tout oublié, et je me soulevai pour regarder si elle dormait tranquille. Alors le souvenir me revint avec des larmes, qui me soulagèrent, et dont je couvris son oreiller bg toujours empreint de la forme de sa tête. Puis je sortis de cette chambre, où les scellés furent mis le lendemain, et qui me parut profanée par les formalités d'intérêt matériel.


Variantes

  1. 1810-1832 {CL} (cette inadvertance de l'éditeur est corrigée dans la table des matières du T.3) ♦ 1819-1822 {Lub} (cette indavertance de l'éditeur est répétée dans la table des matières du T.1. Nous corrigeons)
  2. 4me chapitre — Sommaire {Ms}Chapitre dix-neuvième {Presse}, {Lecou} ♦ Chapitre sixième {LP} ♦ VI {CL}
  3. ne faut pas [croire ceux qui partent d'un rayé] se placer à un {Ms}
  4. voir [toutes les conséquences rayé] tous les résultats {Ms}
  5. ni [volonté rayé] désir {Ms}
  6. leurs soins [qui ne consistaient, à vrai dire, qu'à la changer de place et rayé] {Ms}
  7. satisfaire. {Ms} ♦ satisfaire sans danger pour elle {Presse} et sq.
  8. nuit de sommeil. [Je ne voulais pas manquer la promenade rayé] {Ms}
  9. intérieure [si profonde rayé] {Ms}
  10. la société [comme si la conclusion d'un tel sophisme n'eut rayé], et en attribuant {Ms}
  11. un seul [sans déchiremens, sans amertume et sans rayé] [exclusivement rayé] avec enthousiasme {Ms}
  12. pensé à lui [et ni son manque de fortune ni sa gaucherie pédantesques n'eussent été rayé]. J'y pensai {Ms} ♦ pensé à lui; j'y pensai {Presse} et sq.
  13. disant qu'il [fallait rayé] aurait dû {Ms}
  14. Dans [toute autre rayé] une plus heureuse situation {Ms}
  15. de mon âge, je n'aurais peut-être été émue {Ms} ♦ de mon âge, peut-être n'aurais-je été émue {Presse} et sq.
  16. prière ou [conviction rayé] exaltation {Ms}
  17. évidente à mes propres yeux que j'aurais {Ms} ♦ évidente pour moi, que j'aurais {Presse} et sq.
  18. comme [un aimant rayé] par un charme {Ms}
  19. d'être [emportée rayé] lancée {Ms}
  20. qui [m'ensorcelait rayé] me magnétisait {Ms}
  21. tout à coup [de mon étrange mal rayé] d'une grande {Ms}
  22. mon cœur [s'élance rayé] bondit {Ms}
  23. Colette [remontant allégée le courant avec une rare perspicacité malgré rayé] eut l'esprit {Ms}
  24. le gué où [Deschartres avait laissé sa monture rayé] était restée {Ms}
  25. je [le consolai rayé] l'embrassai {Ms}
  26. mot [étrange rayé] inusité {Ms}
  27. entendais [prononcer rayé] invoquer {Ms}
  28. d'une façon absolue {Ms} ♦ d'une manière absolue {Presse} et sq.
  29. Phrase ajoutée tardivement, d'une aure main (Aucante?) excès de macérations {Ms}, {Presse}, {Lecou} ♦ excès de macération {LP}, {CL} ♦ excès de macérations {Lub} (rétablissant la leçon initiale – dans ce sens, le mot macération ne s'emploie qu'au pluriel. Nous le suivons)
  30. vivre [dans une telle abjection? rayé] après cela? {Ms}
  31. prouver [l'innocence de ses intentions et rayé] la probité {Ms}
  32. sur [les choses morales rayé] le mal moral {Ms}
  33. qui conspiraient {Ms}qui conspireraient {Presse}, {Lecou} ♦ qui conspiraient {LP} et sq.
  34. partie des [classiques latins rayé] [historiens rayé] classiques grecs et latins {Ms}
  35. et [Tite-Live rayé] Tacite en latin {Ms}
  36. [A l'entrée de l'hiver rayé] je trouvais aussi {Ms}
  37. entièrement perdu de vue. {Ms} ♦ entièrement perdues de vue {Presse} et sq.
  38. Cette phrase est rajoutée dans la marge d'une autre main. {Ms} (note de {Lub})
  39. aimables [filles rayé] compagnes {Ms}
  40. A. {CL} ♦ Angers {Lub} (que nous suivons)
  41. longtemps! — Par exemple {CL} (nous suivons {Lub} qui, à la place du tiret met des points de conduite et un alinéa)
  42. Gaston de Foix — Mais {CL} (nous suivons {Lub} qui, à la place du tiret met des points de conduite et un alinéa)
  43. de Dieu. — J'ai {CL} (nous suivons {Lub} qui, à la place du tiret met des points de conduite et un alinéa)
  44. des nouvelles de G*** {CL} ♦ des nouvelles de G*** Mary Gillibrand {Lub} (que nous suivons)
  45. M. de la *** {CL} ♦ M. de La Morandaye {Lub} (que nous suivons)
  46. M*** {CL} ♦ M. Gilbert des Voisins {Lub} (que nous suivons)
  47. étudier en fait d'exécution: mais je [lisais rayé] déchiffrais {Ms} ♦ étudier, mais je déchiffrais {Presse} et sq.
  48. partitions. Ma sœur qui gravait de la musique m'en envoyait souvent. Cette impossibilité {Ms} ♦ partitions. Cette impossibilité {Presse} et sq.
  49. n'était pas d'un âge {Ms} ♦ n'était pourtant pas d'un âge {Presse} et sq.
  50. et [mourut au lever du jour le 23 Xbre et au son de la cloche de Noël rayé] s'éteignit sans aucune souffrance, au lever du jour et au son de la cloche de Noël {Ms}
  51. rejoindre [le lendemain rayé] dans quelques heures {Ms}
  52. mon pauvre [ami rayé] précepteur {Ms}
  53. que en ayant conçu la pensée {Ms} ♦ qu'ayant conçu cette pensée {Presse}
  54. en apparence, [en revenant rayé] [sortant rayé] après avoir {Ms}
  55. et son âme [aimante rayé] ardente {Ms}
  56. quelques [gens rayé] serviteurs {Ms}
  57. gémissement de réveil {Ms} ♦ gémissement, de réveil {Presse} et sq.
  58. Quand je m'éveillai, {Ms}, {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ Mais quand je m'éveillai, {CL}
  59. et dont [j'arrosai rayé] couvris son [chevet rayé] oreiller {Ms}
    Depuis: « les heures. La montre à répétition », le fragment est collé sur une autre feuille. Il est probable que George Sand avait continué sur sa lancée, mais a préféré couper ici pour terminer le chapitre. Le début du chapitre suivant est également sur un fragment découpé, mais qui ne se raccorde pas. {Ms} (note de {Lub})

Notes