Le fils de madame d'Épinay et de mon grand-père. — Étrange système de prosélytisme. — Attitude admirable de ma grand'mère. — Elle exige que j'entende sa confession. — Elle reçoit les sacrements. — Mes réflexions et les sermons de l'archevêque. — Querelle sérieuse avec mon confesseur. — Le vieux curé et sa servante. — Conduite déraisonnable d'un squelette. — Bonté et simplicité de Deschartres. — Esprit et charité des gens de La Châtre. — La fête du village. — Causeries avec mon pédagogue, réflexions sur le scandale. — Définition de l'opinion. |
Aux plus beaux jours de l'été, ma grand'mère éprouva un mieux très-sensible et s'occupa même de reprendre ses correspondances, ses relations de famille et d'amitié. J'écrivais sous sa dictée des lettres aussi charmantes et aussi judicieuses qu'elle les eût jamais faites. Elle reçut ses amis, qui ne comprirent pas qu'elle eût subi l'altération de facultés dont nous étions tant affligés et dont nous nous affligions encore, Deschartres et moi. Elle avait des heures où elle causait si bien, qu'elle semblait être redevenue elle-même, et même plus brillante et plus gracieuse encore que par le passé.
Mais quand la nuit arrivait, peu à peu la lumière faiblissait dans cette lampe épuisée. Un grand trouble se faisait sentir dans les idées, ou une apathie plus effrayante encore, et les nuits n'étaient pas toutes sans délire, un délire inquiet, mélancolique et enfantin. Je ne pensais plus du tout à lui demander de faire acte de religion, bien que ma bonne Alicia me conseillât de profiter de ce moment de santé pour l'amener sans effroi à mes fins. Ses lettres {CL 316} me troublaient et me ramenaient quelques scrupules de conscience; mais elles n'eurent jamais le pouvoir de me décider à rompre la glace.
{Lub 1064} Pourtant la glace fut rompue d'une manière d tout à fait imprévue. L'archevêque d'Arles en écrivit à ma grand'mère, lui annonça sa visite et arriva.
M. Leblanc de Beaulieu e, longtemps évêque de Soissons f et nommé récemment alors archevêque d'Arles g in partibus, ce qui équivalait à une belle sinécure de retraite, était mon oncle par bâtardise. Il était né des amours très-passionnées et très-divulguées de mon grand-père Francueil et de la célèbre madame d'Épinay. Ce roman a été trahi par la publication, bien indiscrète et bien inconvenante, d'une correspondante charmante, mais trop peu voilée, entre les deux amants.
Le bâtard, né au Blanc h, nourri et élevé au village ou à la ferme de Beaulieu i reçut ces deux noms et fut mis dans les ordres dès sa jeunesse. Ma grand'mère le connut tout jeune encore, lorsqu'elle épousa M. de Francueil, et veilla sur lui maternellement. Il n'était rien moins que dévot à cette époque; mais il le devint à la suite d'une maladie grave où les terreurs de l'enfer bouleversèrent son esprit j faible.
Il était étrange que le fils de deux êtres remarquablement intelligents fût à peu près stupide. Tel était cet excellent homme, qui, par compensation, n'avait pas un grain de malice dans sa balourdise. Comme il y a beaucoup de bêtes fort méchantes, il faut tenir compte de la bonté, qu'elle soit privée ou accompagnée d'intelligence.
Ce bon archevêque était le portrait frappant de sa mère, qui, comme Jean-Jacques a pris soin de nous le dire, et comme elle le proclame elle-même avec beaucoup de coquetterie, était positivement laide; mais elle était fort bien faite. J'ai encore un des portraits qu'elle donna à mon {CL 317} grand-père. Ma bonne maman k en a donné un autre à mon cousin Villeneuve, où elle était représentée en costume de naïade, c'est-à-dire avec aussi peu de costume que possible.
Mais elle avait beaucoup de physionomie, dit-on, et fit toutes les conquêtes qu'elle put souhaiter. L'archevêque avait sa laideur toute crue et pas plus d'expression qu'une grenouille qui digère. Il était, avec cela, ridiculement gras, gourmand ou plutôt goinfre, car la gourmandise exige un certain discernement qu'il n'avait pas; très-vif, très-rond de manières, insupportablement gai, quelque chagrin qu'on eût autour de lui; intolérant en {Lub 1065} paroles, débonnaire en actions; grand diseur de calembours et de calembredaines monacales; vaniteux comme une femme de ses toilettes d'apparat, de son rang et de ses priviléges; cynique dans son besoin de bien-être; bruyant, colère, évaporé, bonnasse, ayant toujours faim ou soif, ou envie de sommeiller, ou envie de rire pour se désennuyer, enfin le chrétien le plus sincère à coup sûr, mais le plus impropre au prosélytisme que l'on puisse imaginer.
C'était l justement le seul prêtre qui pût amener ma grand'mère à remplir les formalités catholiques, parce qu'il était incapable de soutenir aucune discussion contre elle et ne l'essaya même pas.
« Chère maman, lui dit-il m, résumant sa lettre, sans préambule, dès la première heure qu'il passa auprès d'elle, vous savez pourquoi je suis venu; je ne vous ai pas prise en traître et n'irai pas par quatre chemins n. Je veux sauver votre âme. Je sais bien que cela vous fait rire; vous ne croyez pas que vous serez damnée parce que vous n'aurez pas fait ce que je vous demande; mais moi je le crois, et comme, grâce à Dieu, vous voilà guérie, vous pouvez bien me faire ce plaisir-là, sans qu'il vous en coûte la plus petite frayeur d'esprit. Je vous prie donc, vous qui m'avez {CL 318} toujours traité comme votre fils, d'être bien gentille et bien complaisante pour votre gros enfant. Vous savez que je vous crains trop pour discuter contre vous et vos beaux esprits reliés en veau. Vous en savez beaucoup trop long pour moi; mais il ne s'agit pas de ça; il s'agit de me donner une grande marque d'amitié, et me voilà tout prêt à vous la demander à genoux. Seulement comme mon ventre me gênerait fort, voilà votre petite-fille qui va s'y mettre à ma place. »
Je restai stupéfaite d'un pareil discours, et ma grand'mère se prit à rire. L'archevêque me poussa à ses pieds: « Allons donc, dit-il, je crois que tu te fais prier pour m'aider, toi! »
Alors, ma grand'mère me regardant agenouillée passa du rire à une émotion subite. Ses yeux se remplirent de larmes, et elle me dit en m'embrassant: « Eh bien, tu me croiras donc damnée si je te refuse? — Non! m'écriai-je impétueusement, emportée par l'élan d'une vérité o intérieure plus forte que tous les préjugés religieux; non, {Lub 1066} non! Je suis à genoux pour vous bénir et non pas pour vous prêcher.
— En voilà une petite sotte! » s'écria l'archevêque, et, me prenant par le bras, il voulut me mettre à la porte; mais ma grand'mère me retint contre son cœur. « Laissez-la, mon gros Jean le Blanc, lui dit-elle. Elle prêche mieux que vous. Je te remercie, ma fille, je suis contente de toi, et pour te le prouver, comme je sais qu'au fond du cœur tu désires que je te dise oui, je dis oui. Êtes-vous content, monseigneur? »
Monseigneur lui baisa la main en pleurant d'aise. Il était véritablement touché de tant de douceur et de tendresse. Puis il frotta ses mains et se frappa sur la bedaine en disant: « Allons, voilà qui est enlevé! Il faut battre le fer pendant qu'il est chaud. Demain matin, votre vieux {CL 319} curé viendra vous confesser et vous administrer. Je me suis permis de l'inviter à déjeuner avec nous. Ce sera une affaire faite, et demain soir vous n'y penserez plus.
— C'est probable, » dit ma grand'mère avec malice.
Elle fut gaie tout le reste de la journée. L'archevêque encore plus, riant, batifolant en paroles, jouant avec les gros chiens, répétant à satiété le proverbe qu'un chien peut bien regarder un évêque, me grondait un peu de l'avoir si mal aidé, d'avoir failli tout faire manquer, et nous mettre dans de beaux draps par ma niaiserie; me reprochant de n'avoir pas pour deux sous de courage, et disant que si l'on m'eût laissée faire, nous étions frais.
J'étais navrée de voir aller ainsi les choses. Il me semblait que fourrer ainsi les sacrements à une personne qui n'y croyait pas et qui n'y voyait qu'une condescendance envers moi, c'était nous charger d'un sacrilége. J'étais décidée à m'en expliquer avec ma grand'mère, car de raisonner avec monseigneur, cela faisait pitié.
Mais tout changea d'aspect en un instant, grâce au grand esprit et au tendre cœur de cette pauvre infirme, qui, le lendemain, était mourante par le corps et comme ressuscitée au moral.
Elle passa une très-mauvaise nuit, pendant laquelle il me fut impossible de songer à autre chose qu'à la soigner. Le lendemain matin, la raison était nette et la volonté arrêtée. « Laisse-moi faire, dit-elle dès les premiers mots que je lui adressai: je crois que en effet je vais mourir. Eh bien, je devine tes scrupules. Je sais que si je meurs {Lub 1067} sans faire ma paix avec ces gens-là, ou tu te le reprocheras, ou ils te le reprocheront. Je ne veux pas mettre ton cœur aux prises avec ta conscience, ou te laisser aux prises avec tes amis. J'ai la certitude de ne faire ni une lâcheté ni un mensonge en adhérant à des pratiques qui, à l'heure de quitter ceux qu'on aime, ne sont pas d'un {CL 320} mauvais exemple. Aie l'esprit tranquille, je sais ce que je fais. »
Pour la première fois depuis sa maladie je la sentais redevenue la grand'mère, le chef de famille capable de diriger les autres, et par conséquent elle-même. Je me renfermai dans l'obéissance passive.
Deschartres lui trouva beaucoup de fièvre et entra en fureur contre l'archevêque. Il voulait le mettre à la porte et lui attribuait, probablement avec raison, la nouvelle crise qui se produisait dans cette existence p chancelante.
Ma grand'mère l'apaisa et lui dit même: « Je veux que vous vous teniez tranquille, Deschartres. »
Le curé arriva, toujours ce même vieux dont q j'ai parlé et qu'elle avait trouvé trop rustique pour être mon confesseur. Elle n'en voulut pas d'autres, r sentant combien elle le dominerait.
Je voulus sortir avec tout le monde pour les laisser ensemble. Elle m'ordonna de rester; puis, s'adressant au curé:
« Asseyez-vous là, mon vieux ami, lui dit-elle. Vous voyez que je suis trop malade pour sortir de mon lit, et je veux que ma fille assiste à ma confession.
— C'est bien, c'est bien, ma chère dame, répondit le curé tout troublé et tout tremblant.
— Mets-toi à genoux pour moi, ma fille, reprit {Presse 3/5/1855 2} ma grand'mère, et prie pour moi, tes mains dans les miennes. Je vais faire ma confession. Ce n'est pas une plaisanterie. J'y ai pensé. Il n'est pas mauvais de se résumer en quittant ce monde, et si je n'avais craint de froisser quelque usage, j'aurais voulu que tous mes amis et tous mes serviteurs fussent présents à cette récapitulation publique de ma conscience. Mais, après tout, la présence de ma fille me suffit. Dites-moi les formules, curé; je ne les connais pas ou je les ai oubliées. Quand ce sera fait, je m'accuserai. »
{CL 321} Elle se conforma aux formules et dit ensuite: « Je n'ai jamais ni fait ni souhaité aucun mal à personne. J'ai fait tout le bien que j'ai pu faire. Je n'ai à confesser ni {Lub 1068} mensonge, ni dureté, ni impiété d'aucune sorte. J'ai toujours cru en Dieu. — Mais écoute ceci, ma fille: je ne l'ai pas assez aimé. J'ai manqué de courage, voilà ma faute, et, depuis le jour où j'ai perdu mon fils, je n'ai pu prendre sur moi de le bénir et de l'invoquer en aucune chose. Il m'a semblé trop cruel de m'avoir frappée d'un coup au-dessus de mes forces. Aujourd'hui qu'il m'appelle, je le remercie et le prie de me pardonner ma faiblesse. C'est lui qui me l'avait donné, cet enfant, c'est lui qui me l'a ôté, mais qu'il me réunisse à lui, et je vais l'aimer et le prier de toute mon âme. »
Elle parlait d'une voix si douce et avec un tel accent de tendresse et de résignation, que je fus suffoquée de larmes et retrouvai toute ma ferveur des meilleurs jours pour prier avec elle.
Le vieux curé attendri profondément, se leva et lui dit, avec une grande onction et dans son parler paysan, qui augmentait avec l'âge: « Ma chère sœur, je serons tous pardonnés, parce que le bon Dieu nous aime et sait bien que quand je nous repentons, c'est que je l'aimons. Je l'ai bien pleuré aussi, moi, votre cher enfant, allez! Et je vous réponds ben qu'il est à la droite de Dieu, et que vous y serez avecques lui. s Dites avec moi votre acte de contrition, et je vas vous donner l'absolution. »
Quand il eut prononcé l'absolution, elle lui ordonna de faire rentrer tout le monde et me dit dans l'intervalle: « Je ne crois pas que ce brave homme ait eu le pouvoir de me pardonner quoi que ce soit, mais je reconnais que Dieu a ce pouvoir, et j'espère qu'il a exaucé nos bonnes intentions à tous trois. »
L'archevêque, Deschartres, tous les domestiques de la {CL 322} maison et les ouvriers de la ferme assistèrent à son viatique; elle dirigea elle-même la cérémonie, me fit passer à côté d'elle et disposa les autres personnes à son gré, suivant l'amitié qu'elle leur portait. Elle interrompit plusieurs fois le curé pour lui dire à demi-voix, car elle entendait fort bien le latin, je crois à cela, ou il importe peu. Elle était attentive à toutes choses et, conservant l'admirable netteté de son esprit et la haute droiture de son caractère, elle ne voulait pas acheter sa réconciliation officielle au prix de la moindre hypocrisie. Ces détails ne furent pas compris de la plupart des assistants. L'archevêque feignit de ne pas y prendre garde, le curé n'y tenait nullement. {Lub 1069} Il était là avec son cœur et avait mis d'avance son jugement de prêtre à la porte. Deschartres était fort troublé et irrité, craignant de voir la malade succomber à la suite d'un si grand effort moral. Moi seule j'étais attentive à toutes choses autant que ma grand'mère, et, ne perdant aucune de ses paroles, aucune de ses expressions de visage, je la vis avec admiration résoudre le problème de se soumettre à la religion de son temps et de son pays sans abandonner un instant ses convictions intimes, et sans mentir en rien à sa dignité personnelle.
Avant de recevoir l'hostie, elle prit encore la parole et dit très-haut: « Je veux mourir en paix ici avec tout le monde. Si j'ai fait du tort à quelqu'un, qu'il le dise, pour que je le répare. Si je lui ai fait de la peine, qu'il me le pardonne, car je le regrette. »
Un sanglot d'affection et de bénédiction lui répondit de toutes parts. Elle fut administrée, puis demanda du repos et resta seule avec moi.
Elle était épuisée et dormit jusqu'au soir. Quelques jours d'accablement fébrile succédèrent t à cette émotion. Puis les apparences de la santé revinrent, et nous retrouvâmes encore quelques semaines d'une sorte de sécurité.
{CL 323} Cet événement de famille me fit et me laissa une forte impression. Ma grand'mère, bien qu'elle fût retombée dans un demi-engourdissement de ses facultés, avait, par ce jour de courage et de pleine raison, repris à mes yeux toute l'importance de son rôle vis-à-vis de moi, et je ne m'attribuais plus aucun droit de juger sa conscience et sa conduite. J'étais frappée d'un grand respect en même temps que d'une tendre gratitude pour l'intention qu'elle avait eue de me complaire, et il m'était impossible de ne pas accepter de tous points sa manière de se repentir et de se réconcilier avec le ciel, comme digne, méritoire et agréable à Dieu. Je récapitulais toute la phase de sa vie dont j'avais été le témoin et le but; j'y trouvais, à l'égard de ma mère, de ma sœur et de moi, quelques injustices irréfléchies ou involontaires, toujours réparées par de grands efforts sur elle-même et par de véritables sacrifices; dans tout le reste, une longanimité sage, une douceur généreuse, une droiture parfaite, un désintéressement, un mépris du mensonge, une horreur du mal, une bienfaisance, une assistance de cœur pour tous, {Lub 1070} vraiment inépuisables, enfin les plus admirables qualités, les vertus chrétiennes u les plus réelles.
Et ce qui couronnait cette noble carrière, c'était précisément cette faute dont elle avait voulu s'accuser avant de mourir. C'était cette douleur immense, inconsolable, qu'elle n'avait pu offrir à Dieu comme un hommage de soumission, mais qui ne l'avait pas empêchée de rester grande et généreuse avec tous ses semblables. Ah! Qu'elles me semblaient vénielles et pardonnables maintenant, ces crises d'amertume, ces paroles d'injustice, ces larmes de jalousie qui m'avaient tant fait souffrir dans mon plus jeune âge! Comme je me sentais petite et personnelle, moi qui ne les avais pas pardonnées sur l'heure! Avide de bonheur, indignée de souffrir, lâche dans mes muettes rancunes d'enfant, {CL 324} je n'avais pas compris ce que souffrait cette mère désespérée, et je m'étais comptée pour quelque chose, quand v j'aurais dû deviner les profondes racines de son mal et l'adoucir par un complet abandon de moi-même!
Mon cœur gagna beaucoup dans ces repentirs. J'y noyai dans des larmes abondantes l'orgueil de mes résistances, et toute intolérance dévote s'y dissipa pour jamais. Ce cœur qui n'avait encore connu que la passion dans l'amour filial et dans l'amour divin, s'ouvrit à des tendresses inconnues; et, faisant sur moi-même un retour aussi sérieux que celui que j'avais fait au couvent lors de ma conversion, je sentis toutes les puissances du sentiment et de la raison w me commander l'humilité, non plus seulement comme une vertu chrétienne, mais comme une conséquence forcée de l'équité naturelle.
Tout cela me faisait sentir d'autant plus vivement que la vérité absolue n'était pas plus dans l'Église que dans toute autre forme religieuse; qu'il y eût plus de vérité relative, voilà tout ce que je pouvais lui accorder x, et voilà pourquoi je ne songeais pas encore à me séparer d'elle.
Les sacrements acceptés par ma grand'mère n'avaient été qu'un compromis de conscience de la part de l'archevêque, puisque l'archevêque, faute de ces sacrements, l'eût damnée en pleurant, mais sans appel. Que l'on observe et sache bien qu'il n'était pas hypocrite, ce bon prélat. Il ne s'agissait pas pour lui de faire triompher l'Église devant des provinciaux ébahis; il était étranger {Lub 1071} à la politique et croyait dur comme fer, c'était son expression, à l'infaillibilité des papes et à la lettre des conciles. Il aimait réellement ma grand'mère; n'ayant pas connu d'autre mère, il la regardait comme la sienne; il s'en allait y disant: « Qu'elle meure maintenant, ça m'est égal. Je ne suis pas jeune et je la rejoindrai bientôt. La vie n'est pas une si grosse affaire! Mais je ne me serais jamais consolé {CL 325} de sa perte, si elle eût persisté dans l'impénitence finale. »
Je me permettais de le contredire. « Je vous jure, monseigneur, lui disais-je, qu'elle ne croit pas plus aujourd'hui qu'hier à l'infaillibilité. Ce qu'elle a fait est très-chrétien. Avec ou sans cela, elle eût été sauvée, mais c n'est pas catholique, ou bien l'Église admet deux catholicismes, l'un qui s'abandonne à toutes ses prescriptions, l'autre qui fait ses réserves et proteste contre la lettre.
— Ah çà, mais tu deviens très-ergoteuse! s'écriait monseigneur marchant à grands pas, ou plutôt roulant comme une toupie à travers le jardin. Est-ce que, par hasard, tu donnes aussi dans le Voltaire? Cette chère maman est capable de t'avoir empestée de ces bavards-là! Voyons, que fais-tu? Comment vis-tu ici? Qu'est-ce que tu lis?
— En ce moment, monseigneur, je lis les Pères de l'Église, et j'y trouve beaucoup de points de vue contradictoires.
— Il n'y en a pas!
— Pardon, cher monseigneur! Les avez-vous lus?
— Qu'elle est bête! Ah çà, pourquoi lis-tu les Pères de l'Église? Il y a z beaucoup de choses qu'une jeune personne peut lire; mais je suis sûr que tu fais l'esprit fort et que tu te mêles de juger. C'est un ridicule, à ton âge!
— Il est pour moi seul, aa puisque je ne fais part à personne de mes réflexions.
— Oui, mais ça viendra. Prends-y garde. Tu étais dans le bon chemin quand tu as quitté le couvent; à présent tu bats la breloque. Tu montes à cheval, tu chantes de l'italien, tu tires le pistolet, à ce qu'on m'a dit! Il faut que je te confesse. Fais ton examen de conscience pour demain. Je parie que j'aurai à te laver la tête!
— Pardon, monseigneur, mais je ne me confesserai point à vous.
— Pourquoi donc ça?
{CL 326; Lub 1072} — Parce que nous ne nous entendrions pas. Vous me passeriez tout ce que je ne me passe point, et me gronderiez ab de ce que je considère comme innocent. Ou je ne suis plus catholique, ou je le suis autrement ac que vous.
— Qu'est-ce à dire, oison bridé?
— Je m'entends; mais ce n'est pas vous qui résoudrez la question.
— Allons, allons, il faut que je te gronde..... sache donc, malheureuse enfant..... Mais ad voilà l'heure du dîner, je te dirai cela après. J'ai une faim de chien. Dépêchons-nous de rentrer. »
Et, après le dîner, il avait oublié de me prêcher. Il l'oublia jusqu'à la fin, et partit me laissant très-attachée à sa bonté, mais très-peu édifiée de son genre de piété, qui ne pouvait pas être le mien.
La veille de son départ, il fit une chose des plus bêtes. Il entra dans la bibliothèque et procéda à l'incendie de quelques livres et à la mutilation de plusieurs autres. Deschartres le trouva brûlant, coupant, rognant et se réjouissant fort de son œuvre. Il l'arrêta avant que le dommage fût considérable, le menaça d'aller avertir ma grand'mère de ce dégât, et ne put lui arracher des mains le fer et le feu qu'en lui remontrant que cette bibliothèque était une propriété confiée à sa garde, qu'il en était responsable, et que, comme maire de la commune, il était d'ailleurs autorisé à verbaliser même contre un archevêque dilapidateur. J'arrivai pour mettre la paix; la scène était vive et des plus grotesques.
{Presse 4/5/1855 1} Quelques jours après, j'allai à confesse à mon curé de La Châtre, qui était un homme de belles manières, assez instruit et en apparence intelligent. Il me fit des questions qui ne blessaient en rien la chasteté, mais qui, selon moi, blessaient toute convenance et toute délicatesse. Je ne sais à quel cancan de petite ville il avait ouvert l'oreille. Il pensait que {CL 327} j'avais un commencement d'amour pour quelqu'un et voulait savoir de moi si la chose était vraie. « Il n'en est rien, lui répondis-je, je n'y ai même pas songé. — Cependant, reprit-il, on assure..... ae »
Je me levai du confessionnal sans en écouter davantage et saisie d'une indignation irrésistible af. « Monsieur le curé, lui dis-je, comme personne ne me force à venir me confesser tous les mois, pas même l'Église, qui ne me prescrit que les sacrements annuels, je ne comprends {Lub 1073} pas que vous doutiez de ma sincérité. Je vous ai dit que je ne connaissais pas seulement par la pensée le sentiment que vous m'attribuez. C'était trop répondre déjà. J'eusse dû vous dire que cela ne vous regardait pas.
— pardonnez-moi, reprit-il d'un ton hautain, le confesseur doit interroger les pensées, car il en est de confuses qui peuvent s'ignorer elles-mêmes et nous égarer!
— Non! Monsieur le curé, les pensées qu'on ignore n'existent pas. Celles qui sont confuses existent déjà et peuvent être cependant si pures qu'elles n'exigent pas qu'on s'en confesse ag. Vous devez croire ou que je n'ai pas de pensées confuses, ou qu'elles ne causent aucun trouble à ma conscience, puisque avant votre interrogatoire je vous avais dit la formule qui termine la confession.
— Je suis fort aise, répliqua-t-il, qu'il en soit ainsi. J'ai toujours été édifié de vos confessions; mais vous venez d'avoir un mouvement de vivacité qui prend sa source dans l'orgueil, et je vous engage à vous en repentir et à vous en accuser ici-même, si vous voulez que je vous donne l'absolution.
— Non! Monsieur, lui répondis-je. Vous êtes dans votre tort et vous avez causé le mien, dont je vous avoue n'être pas disposée à me repentir dans ce moment-ci. »
Il se leva à son tour et me parla avec beaucoup de sécheresse et de colère. Je ne répondis rien. Je le saluai et ne {CL 328} le revis jamais. Je n'allai même plus à la messe à sa paroisse.
À l'heure qu'il est, je ne sais pas encore si j'eus tort ou raison de rompre ainsi avec un très-honnête homme et un très-bon prêtre. Puisque j'étais chrétienne et croyais devoir pratiquer encore le catholicisme, j'aurais dû peut-être accepter avec l'esprit d'humilité le soupçon qu'il m'exprimait. Cela ne me fut point possible et je ne sentis aucun remords de ma fierté. Toute la pureté de mon être ah se révoltait contre une question indiscrète, imprudente, et, selon moi, étrangère à la religion. J'aurais tout au plus compris les questions de l'amitié, hors du confessionnal, dans l'abandon de la vie privée; mais cet abandon n'existait pas entre lui et moi. Je le connaissais fort peu, il n'était pas très-vieux, et, en outre, il ne m'était {Lub 1074} pas sympathique. Si j'avais eu quelque chaste confidence à faire, je ne voyais pas de raison pour m'adresser à lui, qui n'était pas mon directeur et mon père spirituel. Il me semblait donc vouloir usurper sur moi une autorité morale que je ne lui avais pas donnée, et cet essai maladroit, au beau milieu d'un sacrement où je portais tant d'austérité d'esprit, me révolta comme un sacrilége. Je trouvai qu'il avait confondu la curiosité de l'homme avec la fonction du prêtre. D'ailleurs l'abbé de Prémord, scrupuleux gardien de la sainte ignorance des filles, m'avait dit: On ne doit point faire de questions, je n'en fais jamais, et je ne pouvais, je ne devais jamais avoir foi en un autre prêtre que celui-là ai.
Il m'était impossible de songer à me confesser à mon vieux curé de Saint-Chartier. J'étais trop intime, trop familière avec lui. J'avais trop joué avec lui dans mon enfance. Je lui avais fait trop de niches, et je le sentais aussi incapable de me diriger que je l'étais de m'accuser à lui sérieusement. J'allais à sa messe, en sortant je déjeunais avec lui, il essuyait lui-même, bon gré, mal gré, mes {CL 329} souliers crottés. J'étais obligée de lui retenir le bras pour l'empêcher de boire, parce qu'il me ramenait en croupe sur sa jument aj. Il me racontait ses peines de ménage, les colères de sa gouvernante; je les grondais ak tous deux, tour à tour, de leurs mauvais caractères. Il n'y avait pas moyen de changer de pareilles relations, ne fût-ce qu'une heure par mois, au tribunal de la pénitence. Je savais, par mon frère, et par mes petites amies de campagne, comment il écoutait la confession. Il n'en entendait pas un mot, et comme ces enfants espiègles s'accusaient, par moquerie, des plus grandes énormités, à toutes choses il répondait: « Très-bien, très-bien. Allons! Est-ce bientôt fini. »
Je n'aurais pu me débarrasser de ces souvenirs, et comme je sentais bien la dévotion catholique me quitter jour par jour, je ne voulais pas m'exposer à la voir partir tout d'un coup, malgré moi, sans me sentir fondée par quelque raison vraiment sérieuse à l'abjurer volontairement.
Je n'avais jamais fait maigre les vendredis et samedis chez ma grand'mère. Elle ne le voulait pas. L'abbé de Prémord m'avait recommandé d'avance de me soumettre à cette infraction à la règle. Ainsi peu à peu j'arrivai à ne {Lub 1075} pratiquer que la prière, et encore était-elle presque toujours rédigée à ma guise.
Chose étrange ou naturelle, jamais je ne fus plus religieuse, plus enthousiaste, plus absorbée en Dieu qu'au milieu de ce relâchement absolu de ma ferveur pour le culte. Des horizons nouveaux s'ouvraient devant moi. Ce que Leibniz m'avait annoncé, l'amour divin redoublé et ranimé par la foi mieux éclairée, Jean-Jacques me l'avait fait comprendre, et ma liberté d'esprit, recouvrée par ma rupture avec le prêtre, me le faisait sentir. J'éprouvai une grande sécurité, et de ce jour les bases essentielles de la foi furent inébranlablement posées dans mon âme. Mes sympathies politiques al, ou plutôt mes aspirations fraternelles, {CL 330} me firent admettre, sans hésitation et sans scrupule, que l'esprit de l'Église était dévié de la bonne route et que je ne devais pas le suivre sur la mauvaise. Enfin, je m'arrêtai à ceci, que nulle Église chrétienne n'avait le droit de dire: Hors de moi, point de salut.
J'ai entendu depuis des catholiques am soutenir, ce que je voulais encore me persuader alors, à savoir: que cette sentence ne ressortait pas absolument des arrêts de l'Église papale. Je pense qu'ils se trompaient, comme j'avais essayé de me tromper moi-même an. Mais, en supposant qu'ils eussent raison, il faudrait conclure qu'il n'y a pas, qu'il n'y a jamais eu, qu'il ne pourra jamais y avoir d'orthodoxie, ni là, ni ailleurs. Du moment que Dieu ne repousse les fidèles d'aucune Église, le catholicisme n'existe plus. Qu'il paraisse encore excellent à un assez grand nombre d'esprits religieux, et qu'il soit décrété culte de la majorité des Français, je n'y fais aucune opposition de conscience; mais s'il admet lui-même qu'il ne damne pas les dissidents, il doit admettre la discussion, et nul pouvoir humain ne peut légitimement l'entraver, pourvu qu'elle soit sérieuse, tolérante, sincère et digne; car toute calomnie est une persécution, toute injure est un attentat contre lesquels les lois de tout pays doivent une protection ao impartiale à chacun et à tous.
Le jeune homme pour qui on m'avait supposé ap de l'inclination était un des ***. Je l'appellerai Claudius, du premier nom qui me tombe sous la main et que ne porte aucune personne à moi connue. Sa famille était une des plus nobles du pays et avait eu de la fortune aq. L'éducation de dix enfants avait achevé de ruiner les parents de {Lub 1076} Claudius. Quelques-uns avaient entaché leur blason par de grands désordres et une fin tragique. Trois fils restaient. Des deux aînés, je n'ai rien à dire qui ait rapport à cette phase de mon existence philosophique et religieuse. Le seul {CL 331} qui s'y soit trouvé mêlé indirectement, comme on l'a déjà vu, était le plus jeune.
Il était d'une belle figure et ne manquait ni de savoir, ni d'intelligence, ni d'esprit. Il se destinait aux sciences, où il a eu depuis une certaine notoriété. Pauvre à cette époque, encore plus par le fait de l'avarice sordide de sa mère que par sa situation, il se destinait à être médecin. De grandes privations et beaucoup d'ardeur au travail avaient ébranlé sa santé. On le croyait phthisique. Il en a rappelé: mais il est mort de maladie dans la force de l'âge.
Deschartres, qui avait été lié avec son père et qui s'intéressait à un gentilhomme étudiant, me l'avait présenté et l'avait même engagé à me donner quelques leçons de physique. Je m'occupais aussi d'ostéologie, voulant apprendre un peu de chirurgie, et d'anatomie par conséquent, pour seconder Deschartres, au besoin, dans les opérations où je pouvais être initiée, pour le remplacer même dans le cas de blessures peu graves. Il avait coupé des bras, amputé des doigts, remis des poignets, rafistolé des têtes fendues en ma présence et avec mon aide. Il me trouvait très-adroite, très-prompte et sachant vaincre la douleur et le dégoût quand il le fallait. De très-bonne heure il m'avait habituée à retenir mes larmes et à surmonter mes défaillances. C'était un très-grand service qu'il m'avait rendu que de me rendre capable de rendre service aux autres.
Ce Claudius apporta des têtes, des bras, des jambes dont Deschartres avait besoin pour me démontrer le point de départ. Il me les ar faisait dessiner d'après nature (le temps nous manqua pour aller plus loin que la théorie de la charpente osseuse). Un médecin de La Châtre nous prêta même un squelette de petite fille tout entier, qui resta longtemps étendu sur ma commode; et, à ce propos, je dois me {CL 332} rappeler et constater un effet de l'imagination qui prouve que toute femmelette peut se vaincre.
Une nuit, je rêvai que mon squelette se levait et venait tirer les rideaux de mon lit. Je m'éveillai, et le voyant {Lub 1077} fort tranquille à la place où je l'avais mis, je me rendormis tranquillement.
Mais le rêve s'obstina, et cette petite fille desséchée se livra à tant d'extravagances qu'elle me {Presse 4/5/1855 2} devint insupportable. Je me levai et la mis à la porte, après quoi je dormis fort bien. Le lendemain elle recommença ses sottises; mais cette fois je me moquai d'elle, et elle prit le parti de rester sage, pendant tout le reste de l'hiver, sur ma commode.
Je reviens à Claudius. Il était moins facétieux que mon squelette, et je n'eus jamais avec lui, à cette époque, que des conversations toutes pédagogiques. Il retourna à Paris, et, chargé par moi de m'envoyer une centaine de volumes, il m'écrivit plusieurs fois pour me donner des renseignements et me demander mon goût sur le choix des éditions. Je voulais avoir à moi plusieurs ouvrages qui m'avaient été prêtés, une série de poëtes que je ne connaissais pas, et divers traités élémentaires, je ne sais plus lesquels, dont Deschartres lui avait donné la liste.
Je ne sais pas s'il chercha des prétextes pour m'écrire plus souvent que de besoin; il n'y parut point jusqu'à une lettre très-sérieuse, un peu pédante as et pourtant assez belle, qui, je m'en souviens, commençait ainsi: « Âme vraiment philosophique, vous avez bien raison, mais vous êtes la vérité qui tue. »
Je ne me souviens pas du reste, mais je sais que j'en fus étonnée et que je la montrai à Deschartres en lui demandant, avec une naïveté complète, pourquoi ces grands éloges sur ma logique étaient mêlés d'une sorte de reproche désespéré.
Deschartres n'était pas beaucoup plus expert que moi sur {CL 333} ces matières. Il fut étonné aussi, lut, relut et me dit avec candeur: « Je crois bien que cela veut être une déclaration d'amour. Qu'est-ce que vous avez donc écrit à ce garçon?
— Je ne m'en souviens déjà plus, lui dis-je. Peut-être quelques lignes sur La Bruyère, dont je suis coiffée pour le moment. Cela lui sert de prétexte pour revenir, comme vous voyez, sur la conversation que nous avons eue tous les trois à sa dernière visite.
— Oui, oui, j'y suis, dit Deschartres. Vous avez prononcé, de par vos moralistes chagrins, de si beaux {Lub 1078} anathèmes contre la société, que je vous ai dit: “ Quand on voit les choses si en noir, il n'y a qu'un parti à prendre, c'est de se faire religieuse! Vous voyez à quelles conséquences stupides cela mènerait un esprit aussi absolu que le vôtre. ” Claudius s'est récrié. Vous avez parlé de la vie de retraite et de renoncement d'une manière assez spécieuse, et à présent ce jeune homme vous dit que vous n'avez d'amour que pour les choses abstraites et qu'il en mourra de chagrin.
— Espérons que non, répondis-je, mais je crois que vous vous trompez. Il me dit plutôt que mon détachement des choses du monde est contagieux, et qu'il tourne lui-même au scepticisme à cet endroit-là. »
La lettre relue, nous nous convainquîmes que ce n'était pas une déclaration, mais au contraire une adhésion à ma manière de voir, un peu trop solennelle, et du ton d'un homme qui se pose en philosophe vainqueur des illusions de la vie.
En effet, Claudius m'écrivit d'autres lettres où il s'expliqua nettement sur la résolution qui s'était faite en lui depuis qu'il me connaissait. J'étais à ses yeux un être supérieur qui avait d'un mot tranché toutes ses irrésolutions. Il n'y avait de but que la science; la médecine n'était qu'une {CL 334} branche secondaire; il voulait s'élever aux idées transcendantes, n'avoir pas d'autre passion, et demander aux sciences exactes le but de la création.
Ne cherchant plus de prétextes pour m'écrire, il m'écrivit souvent at. Ses lettres avaient quelque valeur par leur sincérité froide et tranchante. Deschartres trouva que ce commerce d'esprit ne m'était pas inutile, et rien ne lui sembla plus naturel qu'une correspondance sérieuse entre deux jeunes gens qui eussent pu fort bien être épris l'un de l'autre, tout en se parlant de Malebranche et consorts.
Il n'en fut pourtant rien. Claudius était trop pédant pour ne pas trouver une sorte de satisfaction à ne pas être amoureux en dépit de l'occasion. J'étais trop étrangère à tout sentiment de coquetterie, et encore trop éloignée de la moindre notion d'amour, pour voir en lui autre chose qu'un professeur.
Ma vie s'arrangeait en cela et en plusieurs autres points pour une marche indépendante de tous les usages reçus dans le monde, et Deschartres, loin de me retenir, me {Lub 1079} poussait à ce que l'on appelle l'excentricité, sans que ni lui ni moi en eussions le moindre soupçon. Un jour, il m'avait dit: « Je viens de rendre une visite au comte de V***, au et j'ai eu une belle surprise. Il chassait avec un jeune garçon qu'à sa blouse et à sa casquette j'allais traiter peu cérémonieusement, quand il m'a dit: “ C'est ma fille. Je la fais habiller ainsi en gamin pour qu'elle puisse courir avec moi, grimper et sauter sans être gênée par des vêtements qui rendent les femmes impotentes à l'âge où elles ont le plus besoin de développer leurs forces. ” »
Ce comte de V*** s'occupait, je crois, d'idées médicales, av et, à ses yeux, ce travestissement était une mesure d'hygiène excellente. Deschartres abondait dans son sens. N'ayant jamais élevé que des garçons, je crois qu'il était pressé de me voir en homme, afin de pouvoir se persuader {CL 335} que j'en étais un. Mes jupes gênaient sa gravité de cuistre; et il est certain que quand j'eus suivi son conseil et adopté le sarrau masculin, la casquette et les guêtres, il devint dix fois plus magister et m'écrasa sous son latin, s'imaginant que je le comprenais bien mieux.
Je trouvai, pour mon compte, mon nouveau costume bien plus agréable, pour courir, que mes jupons brodés qui restaient en morceaux accrochés à tous les buissons. J'étais devenue maigre et alerte, et il n'y avait pas si longtemps que je ne portais plus mon uniforme d'aide de camp de Murat, pour ne plus m'en souvenir.
Il faut se souvenir aussi qu'à cette époque les jupes sans plis étaient si étroites, qu'une femme était littéralement comme dans un étui et ne pouvait franchir décemment un ruisseau sans y laisser sa chaussure.
Deschartres avait la passion de la chasse, et il m'y emmenait quelquefois à force d'obsessions. Cela m'ennuyait, justement à cause de la difficulté de traverser les buissons qui sont multipliés à l'infini et garnis d'épines meurtrières dans nos campagnes. J'aimais seulement la chasse aux cailles, avec le hallier et l'appeau, dans les blés verts. Il me faisait lever avant le jour aw. Couchée dans un sillon, j'appelais, tandis qu'à l'autre extrémité du champ il rabattait le gibier. Nous rapportions tous les matins huit ou dix cailles vivantes à ma grand'mère, qui les admirait et les plaignait beaucoup, mais qui, ne se nourrissant ax que de menu gibier, m'empêchait de trop regretter le destin de ces pauvres créatures si jolies et si douces.
{Lub 1080} Deschartres, très-affectueux pour moi et très-préoccupé de ma santé, ne songeait plus à rien quand il entendait glousser ay la caille auprès de son filet. Je me laissais aussi emporter un peu à cet amusement sauvage de guetter et de saisir une proie. Aussi mon rôle d'appeleur, consistant à être couchée dans les blés inondés de la rosée du matin, {CL 336} me ramena les douleurs aiguës dans tous les membres que j'avais ressenties au couvent. Deschartres vit qu'un jour je ne pouvais monter sur mon cheval et qu'il fallait m'y porter. Les premiers pas de ma monture m'arrachaient des cris, et ce n'était qu'après de vigoureux temps de galop aux premières ardeurs du soleil que je me sentais guérie. Il s'étonna un peu et constata enfin que j'étais couverte de rhumatismes. Ce lui fut une raison de plus pour me prescrire les exercices violents et l'habit masculin qui me permettait de m'y livrer.
Ma grand'mère me vit ainsi et pleura. « Tu ressembles trop à ton père, me dit-elle. Habille-toi comme cela pour courir, mais rhabille-toi en femme en rentrant, pour que je ne m'y trompe pas, car cela me fait un mal affreux, et il y a des moments où j'embrouille si bien le passé avec le présent, que je ne sais plus à quelle époque j'en suis de ma vie. »
Ma manière d'être ressortait si naturellement de la position exceptionnelle où je me trouvais, qu'il me paraissait tout simple de ne pas vivre comme la plupart des autres jeunes filles. On me jugea très-bizarre, et pourtant je l'étais infiniment moins que j'aurais pu az l'être si j'y eusse porté le goût de l'affectation et de la singularité. Abandonnée à moi-même en toutes choses, ne trouvant plus de contrôle chez ma grand'mère, oubliée en quelque sorte de ma mère, poussée à l'indépendance absolue par Deschartres, ne sentant en moi aucun trouble de l'âme ou des sens, et pensant toujours, malgré la modification qui s'était faite dans mes idées religieuses, à me retirer ba dans un couvent, avec ou sans voeux monastiques, ce qu'on appelait autour de moi l'opinion n'avait pour moi aucun sens, aucune valeur et ne me paraissait d'aucun usage.
Deschartres n'avait jamais vu bb le monde à un point de vue pratique. Dans son amour pour la domination, il {CL 337} n'acceptait aucune entrave à ses jugements, rapportant {Lub 1081} tout à sa sagesse, à son omnicompétence, infaillible à ses propres yeux,
Et comme du fumier regardait tout le monde, bc |
Il faut dire aussi qu'il s'ennuyait.
Il avait une vie be extraordinairement active, dont il lui fallait retrancher beaucoup depuis la maladie de ma grand'mère. Il avait acheté, avec ses économies, un petit domaine à dix ou douze lieues de chez nous, où il allait autrefois passer des semaines entières. N'osant plus découcher, dans la crainte de retrouver sa malade plus compromise, il commençait à étouffer dans son embonpoint bilieux. Et puis, surtout, il était privé de la société de cette amie qui lui avait bf tenu lieu de tout ce qu'il avait ignoré dans la vie. Il avait besoin de s'attacher exclusivement à quelqu'un et de lui reporter l'admiration et l'engouement qu'il n'accordait à personne autre. J'étais donc devenue son dieu, et peut-être plus encore que ma grand'mère ne l'avait jamais été, puisqu'il me regardait comme son ouvrage et croyait pouvoir s'aimer en moi, comme dans un reflet de ses perfections intellectuelles bg.Bien qu'il m'assommât souvent, je consentais à satisfaire son besoin de discuter et de disserter, en lui sacrifiant des heures que j'aurais préféré donner à mes propres recherches. Il croyait tout savoir et il se trompait. Mais comme il savait beaucoup de choses et possédait une mémoire admirable, il n'était pas ennuyeux à l'intelligence: seulement, il était fatigant pour le caractère, à cause de l'exubérance de vanité du sien. Avec la figure la plus renfrognée bh et le langage le plus {CL 338} absolu qui se puissent imaginer, il avait soif bi de quelques moments de gaieté et d'abandon. Il plaisantait lourdement, mais il riait de bon cœur quand je le plaisantais. Enfin il souffrait tout de moi, et, tandis qu'il prenait en aversion violente quiconque ne l'admirait pas, il ne pouvait se passer de mes contradictions et de mes taquineries bj. Ce dogue hargneux était un chien fidèle, et, mordant tout le monde, se laissait tirer les oreilles par l'enfant de la maison.
{Presse 5/5/1855 1; Lub 1082} Voilà par quel concours de circonstances toutes naturelles j'arrivai à scandaliser effroyablement les commères mâles et femelles de la ville de La Châtre. À cette époque, aucune femme du pays ne se permettait de monter à cheval, si ce n'est en croupe de son valet des champs. Le costume, non pas seulement de garçon pour les courses à pied, mais encore l'amazone et le chapeau rond étaient une abomination; l'étude des os de mort, une profanation; la chasse bk, une destruction; l'étude, une aberration, et mes relations bl enjouées et tranquilles avec des jeunes gens, fils des amis de mon père, que je n'avais pas cessé de traiter comme des camarades d'enfance, et que je voyais, du reste, fort rarement, mais à qui je donnais une poignée de main sans rougir et me troubler comme une dinde amoureuse, c'était de l'effronterie, de la dépravation, que sais-je? Ma religion même fut un sujet de glose et de calomnie bm stupide. Était-il convenable d'être pieuse, quand on se permettait des choses si étonnantes? Cela n'était pas possible. Il y avait là-dessous quelque diablerie. Je me livrais aux sciences occultes. J'avais fait semblant une fois de communier, mais j'avais emporté l'hostie sainte dans mon mouchoir, on l'avait bien vu! J'avais donné rendez-vous à Claudius et à ses frères, et nous en avions fait une cible; nous l'avions traversée à coups de pistolet. Une autre fois j'étais entrée à cheval dans l'église, et le curé m'avait chassée au moment où je caracolais {CL 339} autour bn du maître-autel. C'était depuis ce jour-là qu'on ne me voyait plus à la messe et que je n'approchais plus des sacrements. André, mon pauvre page rustique, n'était pas bien net dans tout cela. C'était ou mon amant, ou une espèce d'appariteur, dont je me servais dans mes conjurations. On ne pouvait rien lui faire avouer de mes pratiques secrètes; mais j'allais la nuit dans le cimetière déterrer les cadavres avec Deschartres; je ne dormais jamais, je ne m'étais pas mise au lit depuis un an. Les pistolets chargés qu'André avait toujours dans les fontes de sa selle en m'accompagnant bo à cheval, et les deux grands chiens qui nous suivaient n'étaient pas non plus une chose bien naturelle. Nous avions tiré sur des paysans, et des enfants avaient été étranglés par ma chienne Velléda. Pourquoi non? Ma férocité était bien connue. J'avais du plaisir à voir des bras cassés bp et des têtes fendues, et chaque fois qu'il y avait du sang à faire {Lub 1083} couler, Deschartres m'appelait pour m'en donner le divertissement.
Cela peut paraître exagéré. Je ne l'aurais pas cru moi-même, si, par la suite, je ne l'avais vu écrit. Il n'y a rien de plus bêtement méchant que l'habitant des petites villes. Il en est même divertissant, et quand ces folies m'étaient rapportées, j'en riais de bon cœur, ne me doutant guère qu'elles me causeraient plus tard de grands chagrins.
J'avais déjà subi, de la part de ces imbéciles, une petite persécution dont j'avais triomphé. Au milieu de l'été, à l'époque où ma grand'mère était le mieux portante, j'avais dansé la bourrée sans encombre à la fête du village, en dépit de menaces qui avaient été faites contre moi à mon insu. Voici à quelle occasion.
Je voyais souvent une bonne vieille fille qui demeurait à un quart de lieue de chez moi, dans la campagne. C'était encore Deschartres qui m'y avait menée et qui la jugeait la plus honnête personne du monde. Je crois encore qu'il {CL 340} ne s'était pas trompé, car j'ai toujours vu cette bonne fille ou occupée de son vieux oncle, qui mourait d'une maladie de langueur et qu'elle soignait avec une piété vraiment filiale, ou vaquant aux soins de la campagne et du ménage avec une activité et une bonhomie touchantes. J'aimais son petit intérieur demi-rustique tenu avec une propreté hollandaise bq, ses poules, son verger, ses galettes qu'elle tirait du four elle-même pour me les servir toutes chaudes. J'aimais surtout sa droiture, son bon sens, son dévouement pour l'oncle, et le réalisme de ses préoccupations domestiques, qui me faisait descendre de mes nuages et se présentait à moi avec un charme très-pur et très-bienfaisant.
Il lui vint une sœur qui me parut aussi très-bonne femme br, mais dont il plut aux moralistes de la ville de penser et de dire beaucoup de mal; j'ai toujours ignoré pourquoi, et je crois encore qu'il n'y avait pas d'autre raison à cela que la fantaisie de diffamation qui dévore les esprits provinciaux.
Il y avait une quinzaine de jours que cette sœur était au pays et je l'avais vue plusieurs fois. Elle me dit qu'elle viendrait à la fête de notre village; elle y vint et je lui parlai comme à une personne que l'on connaît sous de bons rapports.
Ce fut une indignation générale, et on décréta que je {Lub 1084} foulais aux pieds, avec affectation, toutes les convenances. C'était une insulte à l'opinion des messieurs et dames de la ville. Je ne me doutais de rien. Quelqu'un de charitable vint m'avertir, et comme, en somme, on ne me disait contre cette femme rien qui eût le sens commun, je trouvai lâche de lui tourner le dos et continuai à lui parler chaque fois que je me trouvai auprès d'elle dans le mouvement de la fête.
Plusieurs garçons judicieux, artisans et bourgeois, prétendirent que je le faisais à l'exprès pour narguer le {CL 341} monde, et s'entendirent pour me faire ce qu'ils appelaient un affront, c'est-à-dire qu'ils ne me feraient pas danser. Je ne m'en aperçus pas du tout, car tous les paysans de chez nous m'invitèrent, et, comme de coutume, je ne savais à qui entendre.
Mais il paraît que je risquais bien de n'avoir pas l'honneur d'être invitée par les gens de la ville, s'ils eussent été tous aussi bêtes les uns que les autres. Il se trouva que les premiers n'étaient pas en nombre, et que j'avais là des amis inconnus qui s'entendirent pour conjurer l'orage: entre autres un tanneur
à qui j'ai su toujours gré bs de s'être posé pour moi en chevalier dans cette belle affaire, quoique je ne lui eusse jamais parlé. Il se fit donc autour de lui un groupe toujours grossissant de mes défenseurs, et je dansai avec eux jusqu'à en être lasse, un peu étonnée de les voir si empressés autour de moi qui ne les connaissais pas du tout, tandis que Deschartres se promenait à mes côtés d'un air terrible.Il m'expliqua ensuite ce qui s'était passé. Je lui reprochai de ne pas m'avoir avertie. J'aurais quitté la fête plutôt que de servir bt de prétexte à quelque rixe. Mais ce n'était pas la manière de voir de Deschartres. « Je l'aurais bien voulu, s'écria-t-il tout malade de n'avoir pas trouvé l'occasion d'éclater; j'aurais voulu qu'un de ces ânes dît un mot qui me permît de lui casser bras et jambes! — Bah! lui dis-je, cela vous aurait forcé à les leur remettre, et vous avez bien assez de besogne sans cela. » Deschartres, exerçant gratis, avait une grosse clientèle.
Ce petit fait nous occupa fort peu l'un et l'autre, mais nous donna lieu de parler de l'opinion, et je pensai, pour la première fois, à me demander quelle importance on devait y attacher.
{Lub 1085} Deschartres, qui était toujours en contradiction ouverte avec lui-même, ne s'en était jamais préoccupé dans sa {CL 342} conduite et s'imaginait devoir la respecter en principe. Quant à moi, j'avais encore dans l'oreille toutes les paroles sacrées, et celle-ci entre autres: « Malheur à celui par qui le scandale arrive! »
Mais il s'agissait de définir ce que c'est que le scandale. « Commençons par là, disais-je à mon pédagogue. Nous verrons ensuite à définir ce que c'est que l'opinion. — L'opinion, c'est très-vague, disait Deschartres. Il y en a de toutes sortes. Il y a l'opinion des sages de l'antiquité, qui n'est pas celle des modernes; celle des théologiens, qui n'est que controverse éternelle; celle des gens du monde, qui varie encore selon les cultes bu. Il y a l'opinion des ignorants, qu'on doit nommer préjugés; enfin, il y a celle des sots, qu'on doit mépriser profondément. Quant au scandale bv, c'est bien clair! C'est l'impudeur dans le mal, dans le vice bw, dans toutes les actions mauvaises.
— Vous dites l'impudeur dans le mal: il peut donc y avoir de la pudeur dans le vice, dans toutes les mauvaises actions?
— Non, c'est une manière de dire; mais enfin, une certaine honte des égarements où l'on tombe est encore un hommage rendu à la morale publique.
— Oui et non, grand homme! Celui qui fait le mal par légèreté, par entraînement, par passion, enfin sans en avoir bien conscience, ne songe pas à s'en cacher. S'il peut oublier le jugement de Dieu, il n'est guère étonnant qu'il oublie celui des hommes. Je plains sa folie. Mais celui qui se cache habilement et sait se préserver du blâme me paraît beaucoup plus odieux. Il pèche donc bien sciemment contre Dieu, celui-là, puisqu'il y porte assez de réflexion pour ne pas se laisser juger par les hommes. Je le méprise!
{Presse 5/5/1855 2} — C'est très-juste. Donc il ne faut avoir rien de mauvais à cacher.
{CL 343} — Croyez-vous que vous et moi, par exemple, nous ayons à rougir de quelque vice, de quelque penchant au mal?
— Non certainement.
— Alors, pourquoi crie-t-on au scandale autour de nous?
— Le fait de certaines imbécillités ne prouve rien. {Lub 1086} Mais cependant il ne faudrait pas pousser à l'extrême l'esprit d'indépendance que, dans cette occasion-ci, je partage avec vous. Vous êtes appelée à vivre dans le monde; si telle ou telle chose innocente en soi-même, et que je juge sans inconvénient, venait à blesser les idées de votre entourage, il faudrait bien y renoncer.
— Cela dépend, grand homme! Les choses indifférentes en elles-mêmes doivent être sacrifiées au savoir-vivre, comme disait toujours ma pauvre bonne maman quand elle m'enseignait, et par le savoir-vivre elle entendait l'affection, l'obligeance, l'esprit de famille ou de charité. Mais les choses qui sont essentiellement bonnes, peut-on et doit-on s'en abstenir parce qu'elles sont méconnues et mal interprétées? Pour sauver l'honneur d'un parent ou d'un ami, on peut être forcé d'exposer le sien à des soupçons. Pour lui sauver la vie, on peut être condamné à mentir. Pour avoir assisté un malheureux écrasé à tort ou à raison sous le blâme public, il arrive que l'intolérance vous rend solidaire de la réprobation qui pèse sur lui. Je vois dans l'exercice de la charité chrétienne, qui est la première de toutes les vertus, mille devoirs qui doivent scandaliser le monde. Donc, quand Jésus a dit: “ Si l'un de vous scandalise un de ces petits qui croient en moi, il vaudrait mieux pour lui avoir une pierre au cou et être jeté dans le fond de la mer, ” il a voulu parler de ce qui est le mal, et il l'a entendu d'une manière absolue toute conforme à sa doctrine. Il a dit de la pécheresse: Que celui {CL 344} de vous qui est sans péché lui jette la première pierre, et ses enseignements aux disciples se résument ainsi: “ Supportez les injures, le blâme, la calomnie bx, tous les genres de persécution de la part de ceux qui ne croient point en ma parole. ” — Or, ce que le monde appelle scandale n'est pas toujours le scandale, et ce qu'il appelle l'opinion n'est qu'une convention arbitraire qui change selon les temps, les lieux et les hommes.
— Sans doute, sans doute, disait Deschartres. Vérité en deçà, erreur au delà; mais le bon citoyen respecte les croyances du milieu où il se trouve. Ce milieu se compose de sages et de fous, de gens capables et d'êtres stupides. Le choix n'est pas difficile à faire.
— Il y a donc deux opinions?
— Oui, la vraie et la fausse, mères de toutes les autres nuances.
{Lub 1087} — S'il y en a deux, il n'y en a pas.
— Voyez le paradoxe!
— C'est comme pour l'Église orthodoxe, grand homme! Il n'y en a qu'une ou il n'y en a pas. Vous me dites que j'aurai à respecter le milieu où la destinée me jettera. C'est là le paradoxe! Si ce milieu est mauvais, je ne le respecterai pas; je vous en avertis.
— Vous voilà encore avec votre fausse logique! Je vous ai enseigné la logique, mais vous allez à l'extrême et rendez faux, par l'abus des conséquences, ce qui est vrai au point de départ. Le monde n'est pas infaillible, mais il a l'autorité. Il faut, dans tous les doutes, s'en remettre à l'autorité. Telle chose excellente en soi peut scandaliser.
—
Il faut s'en abstenir. by— Non! Il faut la faire, mais avec prudence quelquefois. Il faut quelquefois se cacher pour faire le bien, malgré le proverbe: tu te caches, donc tu fais mal.
— À la bonne heure, grand homme! Vous avez dit le {CL 345} mot: Prudence. C'est tout autre chose, cela. Il ne s'agit plus ni du bien, ni du mal, ni du scandale, ni de l'opinion à définir. Tout cela est vague dans l'ordre des choses humaines. Il faut avoir de la prudence! Eh bien! Je vous dis, moi, que la prudence est un agrément et un avantage personnels, mais que la conscience intime étant le seul juge, à défaut de juges absolument compétents dans la société, je me crois complétement libre de manquer de prudence, s'il me plaît de supporter tout le blâme et toutes les persécutions qui s'attachent aux devoirs périlleux et difficiles.
— C'est trop présumer de vos forces. Vous ne trouverez pas la chose si aisée que vous croyez, ou bien vous vous exposerez à de grands malheurs.
— Je ne me crois pas des forces extraordinaires. Je sais que je prendrai là une tâche très-rude; aussi je m'arrange à l'avance pour me la faire aussi légère que possible. Pour cela, il y a un moyen très-simple.
— Voyons!
— C'est de rompre dès à présent, dès ce premier jour où mes yeux s'ouvrent à l'inconséquence des choses humaines, avec le commerce de ce qu'on appelle le monde. Vivre dans la retraite en faisant le bien, soit dans un couvent, soit ici, ne quêtant l'approbation de personne, {Lub 1088} n'ayant aucun besoin de la société banale des indifférents, me souciant de Dieu, de quelques amis et de moi-même, voilà tout. Qu'y a-t-il de si difficile! Ma grand'mère n'a-t-elle pas arrangé ainsi toute la dernière moitié de sa vie? »
Quand je me laissais aller à la pensée de reculer le plus possible le choix d'un état dans la vie; quand je parlais d'attendre l'âge de vingt-cinq ou trente ans pour me décider au mariage ou à la profession religieuse, et de m'adonner, jusque-là, à la science avec Deschartres, dans notre tranquille solitude de Nohant, il n'avait plus d'arguments {CL 346} pour me combattre, tant ce rêve lui souriait aussi. Malgré son peu d'imagination, il m'aidait à faire des châteaux en Espagne et finissait par croire qu'à force de m'inculquer la sagesse il m'avait rendue supérieure à lui-même.
Dans nos entretiens, je l'amenais donc presque toujours à mes conclusions, et même dans les choses d'enthousiasme où il n'était certainement pas inférieur à moi. Tout en raillant son amour-propre et ses contradictions, je sentais fort bien qu'il était tout au moins mon égal pour le cœur. Seulement, le mien, plus jeune et plus excité, avait des élans plus soutenus, et le sien, engourdi par l'âge et l'habitude des soins matériels, avait besoin d'être réveillé de temps en temps. Il affectait de préférer la sagesse à la vertu, et la raison à l'enthousiasme; mais, au fond, il avait bien réellement dans l'âme des vertus bz dont je n'avais encore que l'ambition, et une conscience du devoir qui lui faisait fouler aux pieds, à chaque instant, tous ses intérêts personnels.
Le résumé que je viens de faire de nos entretiens d'une semaine ou deux n'a pas été arrangé ca après coup. J'ai changé de point de vue plusieurs fois dans ma vie, sur la marche et le détail des choses en voie d'éclaircissement et de progrès; mais tout ce qui a été conclusion de philosophie à mon usage dans les choses essentielles a été réglé une fois pour toutes, la première fois que mon esprit a été conduit par un fait d'expérience, frivole ou sérieux, à se poser nettement la question du devoir. Quand j'avais, au couvent, des scrupules de dévotion, c'est-à-dire des incertitudes de jugement, je crois que j'étais plus logique que l'abbé de Prémord et madame Alicia. Catholique, je ne voulais pas l'être à moitié et {Lub 1089} croyais n'avoir pas touché le but tant qu'un grain de sable m'avait fait trébucher. J'entreprenais l'impossible, parce que rien ne semble impossible aux enfants. Je croyais à quelque chose d'absolu qui {CL 347} n'existe pas pour l'humanité, et dont la suprême sagesse lui a refusé le secret. Aussitôt que je me crus fondée à raisonner ma croyance et à l'épurer en lui cherchant l'appui et la sanction de mes meilleurs instincts, je n'eus plus de doute et je n'eus plus à revenir sur mes décisions. Ce ne fut pas force de caractère. Les doutes ne reparurent pas, voilà tout.
Beaucoup de points importants furent ainsi tranchés dès lors en moi, avec ou sans Deschartres, avec et sans l'abbé cb de Prémord. Beaucoup d'autres restèrent encore lettres closes cc, entre autres tout ce qui était relatif à l'amour ou au mariage. Le temps n'était pas venu pour moi d'y songer puisque aucune de ces fibres n'avait encore vibré en moi.
Quand je me souviens de ces contentions d'esprit et de la joie que me donnaient tout à coup mes certitudes, il me semble bien que j'avais le ridicule des écoliers qui croient avoir découvert eux-mêmes la sagesse des siècles; mais quand je me demande aujourd'hui, fort tranquillement et après longue expérience de la vie, si j'avais raison de mépriser si hardiment les idées fausses et les vains devoirs qui tuent la foi aux devoirs sérieux, je trouve que je n'avais pas tort, et je sens que si c'était à recommencer, je ne ferais pas mieux.