Paris, 1820. — Projets de mariage ajournés. — Amour c filial contristé. — Madame Catalani. — Arrivée à Nohant. — Matinée de printemps. — Essai de travail. — Pauline et sa mère. — La comédie d à Nohant. — Nouveaux chagrins d'intérieur. — Mon frère. — Colette et le général Pépé. — L'hiver à Nohant. — Soirée de février. — Désastre et douleurs. |
Je ne me souviens guère des surprises et des impressions qui durent et qui auraient dû m'assaillir dans ces premiers jours que je passai à Paris, promenée et distraite à dessein par ma bonne grand'mère. J'étais hébétée, je pense, par le chagrin de quitter mon couvent et tourmentée de l'appréhension de quelque projet de mariage. Ma bonne maman, que je voyais avec douleur très-changée et très-affaiblie, parlait de sa mort, prochaine selon elle, avec un grand calme philosophique; mais elle ajoutait, en s'attendrissant et en me pressant sur son cœur: « Ma fille, il faut que je te marie bien vite, car je m'en vas. Tu es bien jeune, je le sais; mais, quelque peu d'envie que tu aies d'entrer dans le monde, tu dois faire un effort pour accepter cette idée-là. Songe que je finirais épouvantée et désespérée, si je te laissais sans guide et sans appui dans la vie. »
Devant cette menace de son désespoir et de son épouvante au moment suprême, j'étais épouvantée et désespérée, moi aussi. « Est-ce qu'on va vouloir me marier? me disais-je. e Est-ce que c'est une affaire arrangée? M'a-t-on fait sortir du couvent juste pour cela? Quel est donc ce mari, ce maître, cet ennemi de mes vœux et de mes espérances? Où se tient-il caché? Quel jour va-t-on me le présenter en me disant: {CL 253} “ Ma fille, il faut dire oui, ou me porter un coup mortel. ” »
{Lub 1012} Je vis pourtant bientôt qu'on ne s'occupait que vaguement et comme préparatoirement de ce grand projet. Madame de Pontcarré proposait quelqu'un; ma mère proposait, de par mon oncle de Beaumont, une autre personne. Je vis le parti de madame de Pontcarré, et elle me demanda mon opinion. Je lui dis que ce monsieur m'avait semblé fort laid. Il paraît qu'au contraire il était beau, mais je ne l'avais pas regardé, et madame de Pontcarré me dit que j'étais une petite sotte.
Je me rassurai tout à fait en voyant que l'on faisait les paquets pour Nohant sans rien conclure, et même j'entendis ma bonne maman dire qu'elle me trouvait si enfant qu'il fallait encore m'accorder six mois, peut-être un an de répit.
Soulagée d'une anxiété affreuse, je retombai bientôt dans un autre chagrin. J'avais espéré que ma petite mère viendrait à Nohant avec nous. Je ne sais quel orage nouveau venait d'éclater dans ces derniers temps. Ma mère répondit brusquement à mes questions: « Non certes! Je ne retournerai à Nohant que quand ma belle-mère sera morte! »
Je sentis que tout se brisait encore une fois dans ma triste existence domestique. Je n'osai faire de questions f. J'avais une crainte poignante d'entendre, de part ou d'autre, les amères récriminations du passé. Ma piété, autant que ma tendresse filiale, me défendait d'écouter le moindre blâme sur l'une ou sur l'autre. J'essayai en silence de les rapprocher; elles s'embrassèrent les larmes aux yeux, devant moi; mais c'étaient des larmes de souffrance contenue et de reproche mutuel. Je le vis bien, et je cachai les miennes.
J'offris encore une fois à ma mère de me prononcer, afin de pouvoir rester avec elle, ou tout au moins de décider ma bonne maman à l'emmener avec moi.
Ma mère g repoussa énergiquement cette idée. « Non, non! dit-elle, je déteste la campagne, et Nohant surtout, qui ne me rappelle que des douleurs atroces. Ta sœur est une {CL 254} grande demoiselle que je ne peux plus quitter. Va-t'en sans te désoler, nous nous retrouverons, et peut-être plus tôt que l'on ne croit! h »
Cette allusion obstinée i à la mort de ma grand'mère était déchirante pour moi. J'essayai de dire que cela était cruel pour mon cœur. « Comme tu voudras! dit ma mère {Lub 1013} irritée; si tu l'aimes mieux que moi, tant mieux pour toi, puisque tu lui appartiens à présent corps et âme.
— Je lui appartiens de tout mon cœur, par la reconnaissance et le dévouement, répondis-je, mais non pas corps et âme contre vous. Ainsi il y a une chose certaine, c'est que si elle exige que je me marie, ce ne sera jamais, je le jure, avec un homme qui refuserait de voir et d'honorer ma mère. »
Cette résolution était si forte en moi que ma pauvre mère eût bien dû m'en tenir compte. Moi, brisée désormais à la soumission chrétienne; moi, qui, d'ailleurs, ne me sentais plus l'énergie j de résister aux larmes de ma bonne maman et qui voyais, par moments, s'effacer mon meilleur rêve, celui de la vie monastique, devant la crainte de l'affliger, j'aurais trouvé encore k dans mon instinct filial la force que sœur Hélène avait eue pour briser le sien, quand elle avait résisté l à son père pour aller à Dieu. Moi, moins sainte et plus humaine, j'aurais, je le crois, passé par-dessus le corps de ma grand'mère pour tendre les bras à ma mère humiliée et outragée m.
Mais ma mère ne comprenait déjà plus mon cœur. Il était devenu trop sensible et trop tendre pour sa nature entière et sans nuances. Elle n'eut qu'un sourire d'énergique insouciance pour répondre à mon effusion: « Tiens, tiens! Je crois bien! dit-elle. Je ne m'inquiète guère de cela. Est-ce que tu ne sais pas qu'on ne peut pas te marier sans mon consentement? Est-ce que je le donnerai jamais quand il s'agira d'un monsieur qui prendrait de grands airs avec {CL 255} moi? Allons donc! Je me moque bien de toutes les menaces. Tu m'appartiens, et quand même on réussirait à te mettre en révolte contre ta mère, ta mère saura bien retrouver ses droits! »
Ainsi ma mère, exaspérée, semblait vouloir douter de moi et s'en prendre à ma pauvre âme en détresse pour exhaler ses amertumes. Je commençai à pressentir quelque chose d'étrange dans ce caractère généreux, mais indompté, et il y avait, à coup sûr, dans ses beaux yeux noirs quelque chose de terrible qui, pour la première fois, me frappa d'une secrète épouvante.
Je trouvai, par contraste, ma grand'mère plongée dans une tristesse abattue et plaintive qui me toucha profondément. « Que veux-tu, mon enfant, me dit-elle lorsque j'essayai de rompre la glace, ta mère ne peut pas ou ne {Lub 1014} veut pas me savoir gré des efforts immenses que j'ai faits et que je fais tous les jours pour la rendre heureuse. Ce n'est ni sa faute ni la mienne si nous ne nous chérissons pas l'une l'autre; mais j'ai mis les bons procédés de mon côté en toutes choses, et les siens sont si durs que je ne peux plus les supporter. Ne peut-elle me laisser finir en paix? Elle a si peu de temps à attendre! »
Comme j'ouvrais la bouche pour la distraire de cette pensée n: « Laisse, laisse! reprit-elle. Je sais ce que tu veux me dire. J'ai tort d'attrister tes seize ans de mes idées noires. N'y pensons pas. Va t'habiller. Je veux te mener ce soir aux Italiens! »
J'avais bien besoin de me distraire, et par cela même que j'étais mortellement triste, je ne m'en sentais ni l'envie ni la force. Je crois que c'est ce soir-là que j'entendis pour la première fois madame Catalani dans Il fanatico per la musica. Je crois aussi que c'était Galli qui faisait le rôle du dilettante burlesque; mais je vis et entendis bien mal, préoccupée comme je l'étais. Il me sembla que la {CL 256} cantatrice abusait de la richesse de ses moyens, et que sa fantaisie de chanter des variations écrites pour le violon était antimusicale. Je o sortais des chœurs et des motets de notre chapelle, et, dans le nombre de nos morceaux à effet, ceux qu'on chantait pendant le salut du saint sacrement, il se trouvait bien des antiennes vocalisées dans le goût rococo de la musique sacrée du dernier siècle; mais nous n'étions pas trop dupes de ces abus, et, en somme, on nous mettait sur la voie des bonnes choses. La musique bouffe des Italiens, si artistement brodée par la cantatrice à la mode, ne me causa donc que de l'étonnement. J'avais plus de plaisir à écouter le chevalier de Lacoux, vieux émigré, p ami de ma grand'mère, me jouer sur la harpe ou sur la guitare des airs espagnols dont quelques-uns m'avaient bercée à Madrid, et que je retrouvais comme un rêve du passé endormi dans ma mémoire.
Rose était mariée et devait nous quitter pour aller vivre à La Châtre, aussitôt que nous serions de retour à Nohant. Impatiente de retrouver son mari, qu'elle avait épousé la veille du voyage à Paris, elle ne cachait guère sa joie et me disait avec sa passion rouge qui me faisait frémir de peur: « Soyez tranquille, votre tour viendra bientôt! »
{Lub 1015} J'allai embrasser une dernière fois toutes mes chères amies du couvent. J'étais véritablement désespérée.
Nous arrivâmes à Nohant aux premiers jours du printemps de 1820, dans la grosse calèche q bleue de ma grand'mère, et je retrouvai ma petite chambre livrée aux ouvriers qui en renouvelaient les papiers et les peintures; car ma bonne maman commençait à trouver ma tenture de toile d'orange à grands ramages trop surannée pour mes jeunes yeux, et voulait les réjouir par une fraîche couleur lilas. Cependant mon lit à colonnes, en forme de corbillard, fut épargné, et les quatre plumets rongés des vers échappèrent encore au vandalisme du goût moderne.
{CL 257} On m'installa provisoirement dans le grand appartement de ma mère. Là, rien n'était changé et je dormis délicieusement dans cet immense lit à grenades dorées qui me rappelait toutes les tendresses et toutes les rêveries de mon enfance.
Je vis enfin, pour la première fois depuis notre séparation décisive, le soleil entrer dans cette chambre déserte où j'avais tant pleuré. Les arbres étaient en fleur, les rossignols chantaient et j'entendais au loin la classique et solennelle cantilène des laboureurs, qui résume et caractérise toute la poésie claire et tranquille du Berry. Mon réveil r fut pourtant un indicible mélange de joie et de douleur. Il était déjà neuf heures du matin. Pour la première fois depuis trois ans, j'avais dormi la grasse matinée, sans entendre la cloche de l'angélus s et la voix criarde de Marie-Josèphe m'arracher aux douceurs des derniers rêves. Je pouvais encore paresser une heure sans encourir aucune pénitence. Échapper à la règle, entrer dans la liberté, c'est une crise sans pareille dont ne jouissent pas à demi les âmes éprises de rêverie et de recueillement.
J'allai ouvrir ma fenêtre et retournai me mettre au lit. La senteur des plantes, la jeunesse, la vie, l'indépendance m'arrivaient par bouffées; mais aussi le sentiment de l'avenir inconnu qui s'ouvrait devant moi m'accablait d'une inquiétude et d'une tristesse profondes. Je ne saurais à quoi attribuer cette désespérance maladive de l'esprit, si peu en rapport avec la fraîcheur des idées et la {Presse 20/4/1855 2} santé physique de l'adolescence. Je l'éprouvai si poignante que le souvenir très-net m'en est resté après tant d'années, sans que je puisse retrouver clairement par {Lub 1016} quelle liaison d'idées, quels souvenirs de la veille, quelles appréhensions du lendemain, j'arrivai t à répandre des larmes amères, en un moment où j'aurais dû reprendre avec transport possession du foyer paternel et de moi-même.
{CL 258} Que de petits bonheurs, cependant, pour une pensionnaire hors de cage! Au lieu du triste uniforme de serge amarante u, une jolie femme de chambre m'apportait une fraîche robe de guingan rose. v J'étais libre d'arranger mes cheveux à ma guise sans que madame Eugénie me vînt observer qu'il était indécent de se découvrir les tempes. Le déjeuner était relevé de toutes les friandises que ma grand'mère aimait et me prodiguait. Le jardin était un immense bouquet. Tous les domestiques, tous les paysans venaient me faire fête. J'embrassais toutes les bonnes femmes de l'endroit, qui me trouvaient fort embellie parce que j'étais devenue plus grossière, c'est-à-dire, dans leur langage, que j'avais pris de l'embonpoint w. Le parler berrichon sonnait à mon oreille comme une musique aimée, et j'étais tout émerveillée x qu'on ne m'adressât pas la parole avec le blaisement et le sifflement britanniques. Les grands chiens y, mes vieux amis, qui m'avaient grondée la veille au soir, me reconnaissaient et m'accablaient de caresses avec ces airs intelligents et naïfs qui semblent vous demander pardon d'avoir un instant manqué de mémoire.
Vers le soir, Deschartres, qui avait été à je ne sais plus quelle foire éloignée, z arriva enfin, avec sa veste, ses grandes guêtres et sa casquette en soufflet. Il ne s'était pas encore avisé, le cher homme, que je dusse être changée et grandie depuis trois ans, et tandis que je lui sautais au cou, il demandait où était Aurore. Il m'appelait mademoiselle; enfin, il fit comme mes chiens, il ne me reconnut qu'au bout d'un quart d'heure.
Tous mes anciens camarades d'enfance étaient aussi changés que moi. Liset était loué, comme on dit chez nous. Je ne le revis pas, il mourut peu de temps après. Cadet était devenu aide-valet de chambre. Il servait à table et disait naïvement à mademoiselle Julie, qui lui reprochait de casser toutes les carafes: « Je n'en ai cassé que sept aa la {CL 259} semaine dernière. » Fanchon était bergère chez nous. Marie Aucante était devenue la reine de beauté du village. Marie et Solange Croux étaient des jeunes filles {Lub 1017} charmantes. Pendant trois jours ma chambre ne désemplit pas des visites qui m'arrivaient. Ursule ne fut pas des dernières.
Mais, comme Deschartres, tout le monde m'appelait mademoiselle. Plusieurs ab étaient intimidés devant moi. Cela me fit sentir mon isolement. L'abîme de la hiérarchie sociale s'était creusé entre des enfants qui jusque-là s'étaient sentis ac égaux. Je n'y pouvais rien changer, on ne l'eût pas souffert. Je me pris à regretter davantage mes compagnes de couvent.
Pendant quelques jours ensuite, je fus tout au plaisir physique de courir les champs, de revoir la rivière, les plantes sauvages, les prés en fleur. L'exercice de marcher dans la campagne, dont j'avais perdu l'habitude, et l'air printanier me grisaient si bien que je ne pensais plus et dormais de longues nuits avec délices; mais bientôt l'inaction de l'esprit me pesa, et je songeai à occuper ces éternels loisirs qui m'étaient faits par l'indulgente gâterie de ma grand'mère.
J'éprouvai même le besoin de rentrer dans la règle, et je m'en traçai une dont je ne me départis pas tant que je fus seule et maîtresse de mes heures. Je me fis naïvement un tableau de l'emploi de ma journée. Je consacrais une heure à l'histoire, une au dessin, une à la musique, une à l'anglais, une à l'italien, etc. Mais le moment de m'instruire réellement un peu n'était pas encore venu. Au bout d'un mois je n'avais fait encore que résumer, sur des cahiers ad hoc, mes petites études du couvent, lorsqu'arrivèrent, invitées par ma bonne maman, madame de Pontcarré et sa charmante fille Pauline, ma blonde et enjouée compagne de couvent.
Pauline, à seize ans comme à six, était toujours cette belle {CL 260} indifférente qui se laissait aimer sans songer à vous rendre la pareille. Son caractère était charmant comme sa figure, comme sa taille, comme ses mains, comme ses cheveux d'ambre, comme ses joues de lis et de rose; mais comme son cœur ne se manifestait jamais, je n'ai jamais su s'il existait et je ne pourrais dire que cette aimable compagne ait été mon amie.
Sa mère était bien différente. C'était une âme passionnée jointe à un esprit éblouissant. Trop sanguine et trop replète pour être encore belle (j'ignore même si elle l'avait jamais été), elle avait des yeux noirs si magnifiques {Lub 1018} et une physionomie si vivante, une si belle voix ad et tant d'âme pour chanter, une conversation si réjouissante, tant d'idées, tant d'activité, tant d'affection dans les manières, qu'elle exerçait un charme irrésistible. Elle était ae de l'âge de mon père, et ils avaient joué ensemble dans leur enfance. Ma grand'mère aimait à parler de son cher fils avec elle et s'était prise d'amitié pour elle assez récemment, bien qu'elle l'eût toujours connue; mais cette amitié fit bientôt place chez elle à un sentiment contraire, dont je ne m'aperçus pas assez tôt pour ne pas la faire souffrir.
Dans les commencements, tout allait si bien entre elles, que je ne me défendis point de l'attrait de cette amitié pour mon compte. Très-naturellement, je passais beaucoup plus de temps avec Pauline et sa mère, ingambes et actives toutes deux, qu'auprès du fauteuil où ma grand'mère écrivait ou sommeillait presque toute la journée. Elle-même exigeait que je fisse soir et matin de grandes courses, et de la musique avec ces dames dans la journée. Madame de Pontcarré était un excellent professeur. Elle nous lançait, Pauline et moi, dans les partitions à livre ouvert, nous accompagnant avec feu et soutenant nos voix de l'énergie sympathique de la sienne. Nous avons déchiffré ensemble Armide, Iphigénie, Œdipe af, etc. Quand nous étions un peu ferrées sur un morceau, nous ouvrions {CL 261} les portes pour que la bonne maman pût entendre, et son jugement n'était pas la moins bonne leçon. Mais bien souvent la porte se trouvait fermée au verrou. Ma grand'mère avait conservé l'habitude d'être seule, ou avec mademoiselle Julie qui lui faisait la lecture. Nous étions trop jeunes et trop vivantes pour que notre compagnie assidue lui fût agréable. La pauvre femme s'éteignait doucement, et il n'y paraissait pas encore. Elle se montrait aux repas avec un peu de rouge sur les joues, des diamants aux oreilles, la taille toujours droite et gracieuse ag dans sa douillette pensée; causant bien et répondant à propos, esclave d'un savoir-vivre aimable qui lui faisait cacher ou surmonter de fréquentes défaillances, elle semblait jouir d'une belle vieillesse exempte d'infirmités. Longtemps elle dissimula une surdité croissante, et jusqu'à ses derniers moments fit un mystère de son âge: affaire d'étiquette apparemment, car elle n'avait jamais été vaine ah, même dans tout l'éclat de la jeunesse {Lub 1019} et de la beauté. Cependant elle s'en allait, comme elle le disait souvent tout bas à Deschartres, qui, l'ayant toujours connue délicate et affaissée, n'y croyait pas et se flattait de mourir avant elle. Elle craignait le moindre bruit, l'éclat du jour lui était insupportable, et quand elle avait fait l'effort de tenir le salon une ou deux heures, elle éprouvait le besoin d'aller s'enfermer dans son boudoir, nous priant d'aller nous occuper ou nous promener un peu loin de son sommeil, qui était fort léger.
Je fus donc bien étonnée et presque effrayée un jour qu'elle me dit que j'étais ai inséparable de madame de Pontcarré et de sa fille, que je la négligeais, que je me jetais tête baissée dans des amitiés nouvelles, que j'avais trop d'imagination, que je ne l'aimais pas aj, et tout cela avec une douleur et des larmes ak inexplicables.
Je sentais ces reproches si peu mérités al qu'ils me consternèrent. Je ne trouvais rien à y répondre à force d'en voir {CL 262} l'injustice; mais cette injustice, dans un cœur si bon et si droit, ressemblait à un accès de démence triste et douce. Je ne sus que pleurer avec ma pauvre bonne maman am, la caresser et la consoler de mon mieux. Comme an elle me reprochait de parler bas souvent à ces dames et d'avoir avec elles un air de cachoterie, je lui fis promettre, en riant, le secret vis-à-vis d'elle-même, et lui confessai que depuis huit jours nous bâtissions un théâtre et répétions une pièce pour le jour de sa fête; mais que j'aimais bien mieux en trahir la surprise que de la laisser souffrir ao un jour de plus de ses chimères. « Eh! mon Dieu, me dit-elle en riant aussi à travers ses pleurs, je le sais bien que vous me préparez une belle fête et une belle surprise! Comment peux-tu t'imaginer que Julie ne me l'ait pas dit?
— Elle a très-bien fait sans doute, puisqu'elle vous a vue inquiète de nos mystères; mais alors, comment se fait-il, chère maman, que vous vous en tourmentiez encore? »
Elle m'avoua qu'elle ne savait pas pourquoi elle s'en était fait un chagrin; et comme je lui proposai ap de laisser aller la comédie sans m'en mêler afin de passer tout mon temps auprès d'elle, elle s'écria: « Non pas, non pas! Je ne veux point de cela! madame de Pontcarré fera bien assez valoir sa fille; je ne veux pas que, comme à l'ordinaire, tu sois mise de côté et éclipsée par elle! »
{Lub 1020} Je n'y comprenais plus rien. Jamais l'idée d'une rivalité quelconque n'avait pu éclore dans la tête de Pauline ou dans la mienne. Madame de Pontcarré n'y pensait probablement pas davantage; mais ma pauvre jalouse de bonne maman ne pardonnait pas à Pauline d'être plus belle que moi, et en même temps qu'elle supposait sa mère portée à me dénigrer, elle était jalouse aussi de l'affection que cette mère me témoignait.
Comme la jalousie est grosse d'inconséquences, il me fallut donc voir ces petites scènes se renouveler, et je crois {CL 263} qu'elles furent envenimées par mademoiselle Julie, qui, décidément, ne m'aimait point. Je ne lui avais jamais fait ni mal ni dommage; tout au contraire: facile au retour comme je le suis, j'appréciais l'intelligence de cette froide personne, et j'aimais à consulter sa merveilleuse mémoire des faits historiques; mais ma mère l'avait trop blessée pour qu'elle pût me pardonner d'être sa fille et de l'aimer.
Ce fut donc en essuyant de secrètes larmes, et entre plusieurs nuées de ces orages étouffés par le savoir-vivre, que je me travestis en Colin pour jouer la comédie et faire rire ma grand'mère. Le théâtre, tout en feuillages naturels, formait un berceau charmant. M. de Trémauville aq, un officier ami de madame de Pontcarré, lequel, se trouvant en remonte de cavalerie dans le département, était venu passer chez nous une quinzaine, avait tout disposé avec beaucoup d'adresse et de goût. Il jouait lui-même le rôle de mon capitaine, car je m'engageais par désespoir des caprices de mon amoureuse Colette. Je ne sais plus quel proverbe de Carmontelle nous avions ainsi arrangé à notre usage. Pauline, en villageoise d'opéra-comique, était belle comme un ange. Deschartres jouait aussi, et jouait très-mal. Tout alla néanmoins le mieux du monde, malgré les terreurs de Pauline, qui pleura ar de peur en entrant en scène. N'ayant jamais connu ce genre de timidité, je jouais très-résolûment ce qui consola un peu ma bonne maman de me voir travestie en garçon, pendant que Pauline brillait de tout le charme de sa beauté et de tous les atours de son sexe.
{Presse 21/4/1855 1} Quelque temps après, madame de Pontcarré partit avec sa fille et M. de Trémauville♦, dont je me souviens comme du meilleur homme du monde; père de famille excellent, il nous traitait, Pauline et moi, comme ses enfants, et {Lub 1021} nous abusions tellement de son facile et aimable caractère, que ma grand'mère elle-même, dans ses moments de gaieté, l'avait surnommé la bonne de ces demoiselles.
{CL 264} Mais je ne sais quelle irritation profonde resta contre madame de Pontcarré et Pauline dans le cœur de ma grand'mère. Affligée de leur départ, je dus pourtant me trouver soulagée de voir finir les étranges et incompréhensibles querelles qu'elles m'attiraient. Hippolyte vint en congé, et nous fûmes d'abord intimidés l'un devant l'autre as. Il était devenu un beau maréchal des logis de hussards; faisant ronfler les r, domptant les chevaux indomptables, et ayant son franc parler avec Deschartres, qui lui permettait de le taquiner, comme avait fait mon père, sur le chapitre de l'équitation et sur plusieurs autres. Au bout de peu de jours notre ancienne amitié revint, et, recommençant à courir et à folâtrer ensemble, il ne nous sembla plus que nous nous fussions jamais quittés.
Ce fut lui qui me communiqua le goût de monter à cheval, et cet exercice physique devait influer beaucoup at sur mon caractère et mes habitudes d'esprit.
Le cours d'équitation qu'il me fit n'était ni long ni ennuyeux. « Vois-tu, me dit-il un matin que je lui demandais de me donner la première leçon, je pourrais faire le pédant et te casser la tête du manuel d'instruction que je professe à Saumur à des conscrits qui n'y comprennent rien, et qui, en somme, n'apprennent qu'à force d'habitude et de hardiesse; mais tout se réduit d'abord à deux choses: tomber ou ne pas tomber; le reste viendra plus tard. Or, comme il faut s'attendre à tomber, nous allons chercher un bon endroit pour que tu ne t'y fasses pas trop de mal. » Et il m'emmena dans un pré immense dont l'herbe était épaisse. Il monta sur le général Pépé, menant Colette en main.
Pépé était un très-beau poulain, petit-fils du fatal Léopardo, et que, dans mon enthousiasme naissant pour la révolution italienne, j'avais gratifié au du nom d'un homme héroïque qui a été mon ami par la suite des temps. Colette, que l'on appelait dans le principe mademoiselle Deschartres, {CL 265} était une élève de notre précepteur et n'avait jamais été montée. Elle avait quatre ans et sortait du pacage. Elle paraissait si douce, que mon frère, après lui avoir fait faire plusieurs fois le tour du pré, jugea qu'elle se conduirait bien et me jeta dessus.
{Lub 1022} Il y a un Dieu pour les fous et pour les enfants. Colette et moi, aussi novices l'une que l'autre, avions toutes les chances possibles pour nous contrarier et nous séparer violemment. Il n'en fut rien. À partir de ce jour, nous devions vivre et galoper quatorze ans de compagnie av. Elle devait gagner ses invalides et finir tranquillement ses jours à mon service, sans qu'aucun nuage ait jamais troublé notre bonne intelligence aw.
Je ne sais pas si j'aurais eu peur par réflexion, mais mon frère ne m'en donna pas le temps. Il fouetta vigoureusement Colette, qui débuta par un galop frénétique, accompagné de gambades et de ruades les plus folles, mais les moins méchantes du monde. « Tiens-toi bien, disait mon frère. Accroche-toi aux crins si tu veux, mais ne lâche pas la bride et ne tombe pas. Tout est là: tomber ou ne pas tomber! »
C'était le to be or not to be d'Hamlet. Je mis toute mon attention et ma volonté à ne pas trop quitter la selle. Cinq ou six fois, à moitié désarçonnée ax, je me rattrapai comme il plut à Dieu, et au bout d'une heure, éreintée, échevelée et surtout enivrée, j'avais acquis le degré de confiance et de présence d'esprit nécessaire à la suite de mon éducation équestre.
Colette était un être supérieur dans son espèce. Elle était maigre, laide, grande, dégingandée au repos: mais elle avait une physionomie sauvage et des yeux d'une beauté qui rachetait ay ses défauts de conformation. En mouvement, elle devenait belle d'ardeur, de grâce et de souplesse. J'ai monté des chevaux magnifiques, admirablement dressés: {CL 266} je n'ai jamais retrouvé l'intelligence et l'adresse de ma cavale rustique. Jamais elle ne m'a fait un faux pas, jamais un écart, et ne m'a jamais jetée par terre que par la faute de ma distraction ou de mon imprudence.
Comme elle devinait tout ce qu'on désirait d'elle, il ne me fallut pas huit jours pour savoir la gouverner. Son instinct et le mien s'étaient rencontrés. Taquine et emportée avec les autres, elle se pliait à ma domination de son plein gré, à coup sûr. Au bout de huit jours, nous sautions haies et fossés, nous gravissions les pentes ardues, nous traversions les eaux profondes; et moi, l'eau dormante du couvent, j'étais devenue quelque chose de plus téméraire qu'un hussard et de plus robuste qu'un {Lub 1023} paysan; car les enfants ne savent pas ce que c'est que le danger, et les femmes se soutiennent, par la volonté nerveuse, au delà des forces viriles.
Ma grand'mère ne parut pas surprise d'une métamorphose qui m'étonnait pourtant moi-même: car, du jour au lendemain, je ne me reconnaissais plus, tandis qu'elle disait reconnaître en moi les contrastes de langueur et d'enivrement qui avaient marqué l'adolescence de mon père.
Il est étrange que, m'aimant d'une manière si absolue et si tendre, elle n'ait pas été effrayée de me voir prendre le goût de ce genre de danger. Ma mère n'a jamais pu me voir à cheval sans cacher sa figure dans ses mains et sans s'écrier que je finirais comme mon père. Ma bonne maman répondait avec un triste sourire à ceux qui lui demandaient raison de sa tolérance à cet égard par cette anecdote bien connue, mais bien jolie, du marin et du citadin.
« Eh quoi, monsieur, votre père et votre grand-père ont péri sur mer dans les tempêtes, et vous êtes marin? à votre place, je n'aurais jamais voulu monter sur un navire!
— Et vous, monsieur, comment donc sont morts vos parents?
{CL 267} — Dans leurs lits, grâce au ciel!
— En ce cas, à votre place, je ne me mettrais jamais au lit! »
Il m'arriva cependant un jour de tomber juste à la place où s'était tué mon père et de m'y faire assez de mal. Ce ne fut point Colette, mais le général Pépé qui me joua ce mauvais tour. Ma grand'mère n'en sut rien. Je ne m'en vantai pas et remontai à cheval de plus belle.
Mon frère retourna à son régiment. Le vieux chevalier de Lacoux, qui était venu nous voir et qui me faisait beaucoup travailler la harpe, nous quitta aussi. Je restai seule à Nohant, pendant tout l'hiver, avec ma grand'mère et Deschartres. Jusqu'à ce moment, malgré l'agréable compagnie de ces divers hôtes, j'avais lutté en vain contre une profonde mélancolie. Je ne pouvais pas toujours la dissimuler, mais jamais je n'en voulus dire la cause, pas même à Pauline ou à mon frère, qui s'étonnaient de mes abattements et de mes préoccupations. Cette cause, que je laissais {Lub 1024} attribuer à une disposition maladive ou à un vague ennui, était bien claire en moi-même: je regrettais le couvent. J'avais le mal du couvent comme on a le mal du pays. Je ne pouvais pas m'ennuyer, ayant une vie assez remplie; mais je sentais tout me déplaire, quand je comparais même mes meilleurs moments aux placides et régulières journées du cloître, aux amitiés sans nuages, au bonheur sans secousses que j'avais à jamais laissés derrière moi. Mon âme, déjà lassée dès l'enfance, avait soif de repos, et là seulement j'avais goûté les premières émotions de l'enthousiasme religieux, presque une année de quiétude absolue. J'y avais oublié tout ce qui était le passé: j'y avais rêvé l'avenir semblable au présent. Mon cœur aussi s'était fait comme une habitude d'aimer beaucoup de personnes à la fois et de leur communiquer ou de recevoir d'elles un continuel aliment à la bienveillance et à l'enjouement.
{CL 268} Je l'ai dit, mais je le dirai encore une fois, au moment d'enterrer ce rêve de vie claustrale dans mes lointains mais toujours tendres souvenirs: l'existence en commun avec des êtres doucement aimables et doucement aimés est l'idéal du bonheur az. L'affection vit de préférences; mais dans ce genre de société fraternelle, où une croyance quelconque sert de lien, les préférences sont si pures et si saines qu'elles augmentent les sources du cœur au lieu de les épuiser. On est d'autant meilleur et facilement généreux avec les amis secondaires, qu'on sent devoir leur prodiguer l'obligeance et les bons procédés, en dédommagement de l'admiration enthousiaste qu'on réserve pour des êtres plus directement sympathiques. On a dit souvent qu'une belle passion élargissait l'âme. Quelle plus belle passion que celle de la fraternité évangélique? Je m'étais sentie vivre de toute ma vie dans ce milieu enchanté; je m'étais sentie dépérir depuis, jour par jour, heure par heure, et sans bien me rendre toujours compte de ce qui me manquait, tout en cherchant parfois à m'étourdir et à m'amuser comme il convenait à l'innocence de mon âge, j'éprouvais dans la pensée un vide affreux, un dégoût, une lassitude de toutes choses et de toutes personnes autour de moi.
Ma grand'mère était seule exceptée; mon affection pour elle se développait extrêmement ba. J'arrivais à la comprendre, à avoir le secret de ces douces faiblesses {Lub 1025} maternelles, à ne plus voir en elle le froid esprit fort que ma mère m'avait exagéré, mais bien la femme nerveuse et délicatement susceptible qui ne faisait souffrir que parce qu'elle souffrait elle-même à force d'aimer. Je voyais les contradictions singulières qui existaient, qui avaient toujours existé plus ou moins, entre son esprit bien trempé et son caractère débile. Forcée de l'étudier, et reconnaissant qu'il fallait le faire pour lui épargner tous les petits chagrins que je lui avais causés bb, {Presse 21/4/1855 2} je débrouillais enfin cette énigme d'un cerveau {CL 269} raisonnable aux prises avec un cœur insensé. La femme supérieure, et elle l'était par son instruction, son jugement, sa droiture, son courage dans les grandes choses, redevenait femmelette et petite marquise dans les mille petites douleurs de la vie ordinaire. Ce fut d'abord une déception pour moi que d'avoir à mesurer ainsi un être que je m'étais habituée à voir grand dans la rigueur comme dans la bonté. Mais la réflexion me ramena, et je me mis à aimer les côtés faibles de cette nature compliquée, dont les défauts n'étaient que l'excès de qualités exquises. Un jour vint où nous changeâmes de rôle et où je sentis pour elle une tendresse des entrailles qui ressemblait aux sollicitudes de la maternité.
C'était comme un pressentiment intérieur ou comme un avertissement du ciel, car le moment approchait où je ne devais plus trouver en elle qu'un pauvre enfant à soigner et à gouverner.
Hélas! Il fut bien court, le temps arraché aux rigueurs de notre commune destinée, où, sortant moi-même des ténèbres de l'enfance, je pouvais enfin profiter de son influence morale et du bienfait intellectuel de son intimité. N'ayant plus aucun sujet de jalousie à propos de moi (Hippolyte aussi lui en avait causé quelques derniers accès), elle devenait adorable dans le tête-à-tête. Elle savait tant de choses et jugeait si bien, elle s'exprimait avec une simplicité si élégante, il y avait en elle tant de goût et d'élévation, que sa conversation était le meilleur des livres.
Nous passâmes ensemble les dernières soirées de février, à lire une partie bc du Génie du christianisme de Chateaubriand. Elle n'aimait pas cette forme et le fond lui paraissait faux; mais les nombreuses citations de l'ouvrage lui suggéraient bd des jugements admirables sur les {Lub 1026} chefs-d'œuvre dont je lui lisais les fragments. Je m'étonnais qu'elle m'eût si peu permis de lire avec elle; je le lui disais, exprimant le charme que {CL 270} je goûtais dans de tels enseignements, lorsqu'elle me dit un soir: « Arrête-toi, ma fille. Ce que tu me lis est si étrange que j'ai peur d'être malade et d'entendre autre chose que ce que j'écoute. Pourquoi me parles-tu de morts, de linceul, de cloches, de tombeaux? Si tu composes tout cela, tu as tort de me mettre ainsi des idées noires dans l'esprit. »
Je m'arrêtai épouvantée: je venais de lui lire une page fraîche et riante, une description des savanes, où rien de semblable à ce qu'elle avait cru entendre ne se trouvait. Elle se remit bien vite et me dit en souriant: « Tiens, je crois que j'ai dormi et rêvé pendant ta lecture. Je suis bien affaiblie. Je ne peux plus lire, et je ne peux plus écouter. J'ai peur de connaître l'oisiveté et l'ennui à présent. Donne-moi des cartes, et jouons au grabuge, cela me distraira. »
Je m'empressai de faire sa partie, et je réussis à l'égayer. Elle joua avec l'attention et la lucidité ordinaires. Puis, rêvant un instant, elle rassembla ses idées comme pour un entretien suprême; car, à coup sûr, elle sentait son âme s'échapper. « Ce mariage ne te convenait pas du tout, dit-elle, et je suis contente de l'avoir rompu.
— Quel mariage? lui dis-je.
— Est-ce que je ne t'en ai pas parlé? Eh bien, je t'en parle. C'est un homme immensément riche, mais cinquante ans be et un grand coup de sabre à travers la figure. C'est un général de l'Empire. Je ne sais pas où il t'a vue, au parloir de ton couvent peut-être. Te souviens-tu de cela?
— Pas du tout.
— Enfin, il te connaît apparemment, et il te demande en mariage avec ou sans dot: mais conçoit-on que ces hommes de Bonaparte aient des préjugés, comme nous autres? Il mettait pour première condition que tu ne reverrais jamais ta mère.
— Et vous avez refusé, n'est-ce pas, maman?
— Oui, me dit-elle; en voici la preuve. »
{CL 271} Elle me remit une lettre que j'ai encore sous les yeux, car je l'ai gardée comme un souvenir de cette triste soirée. Elle était de mon cousin René de Villeneuve et ainsi conçue:
{Lub 1027} « Je ne me console pas, chère grand'mère, de n'être pas auprès de vous pour insister sur la proposition faite pour Aurore. L'âge vous offusque; mais réellement la personne de cinquante ans a l'air presque aussi jeune que moi. Elle a beaucoup d'esprit, d'instruction, tout ce qu'il faut enfin pour assurer le bonheur d'un lien pareil; car on trouvera bien des jeunes gens, mais on ne peut être sûr de leur caractère, et l'avenir avec eux est fort incertain; au lieu que là, la position élevée, la fortune, la considération, tout se trouve. Je vous citerai plusieurs exemples à l'appui du raisonnement que je pourrais vous faire. Le duc de Caylus, bf qui a soixante-cinq ans, a épousé, il y a deux ans, mademoiselle de La Grange, bg qui en avait seize. Elle est la plus heureuse des femmes, se conduisant à merveille, bien que lancée dans le grand monde et entourée d'hommages, car elle est belle comme un ange*. Elle a reçu une excellente éducation et de bons principes. Tout est là. Venez donc sans faute à Paris au commencement de mars. Je vous somme de faire ce voyage dans l'intérêt de notre chère enfant, etc. »
* J'ai connu dans la suite la belle et véritablement angélique personne dont il est question. Elle avait épousé M. de Rochemur bh en secondes noces. Elle m'a raconté toute l'histoire de son union avec le duc de Caylus. bi Ah! mon cousin bj René, si vous l'aviez entendue décrire ce parfait bonheur de sa première union!
« Eh bien, maman, m'écriai-je effrayée, est-ce que nous allons à Paris?
— Oui, mon enfant, nous irons dans huit jours. Mais, rassure-toi, je ne veux pas entendre parler de ce mariage. Ce n'est pas tant l'âge qui m'offusque bk que la condition dont je t'ai parlé. J'ai été si heureuse avec mon vieux mari, que {CL 272} je n'ai pas trop peur pour toi d'un homme de cinquante ans; mais je sais que tu ne souscrirais pas... bl Ne dis rien; je te connais à présent, et je regrette de n'avoir pas toujours aussi bien jugé ta situation que je le fais à cette heure. Tu aimes ta mère par devoir et par religion, comme tu l'aimais par habitude et par instinct dans ton enfance. J'ai cru devoir te mettre en garde contre trop de confiance et d'entraînement. J'ai peut-être eu tort de le faire dans un moment de douleur et d'irritation. J'ai bien vu que je te brisais. Il me semblait, dans ce moment-là, que c'était de moi que tu devais apprendre {Lub 1028} la vérité et qu'elle te serait plus insupportable de la part bm de tout autre. Si tu penses que j'aie exagéré quelque chose, ou que j'aie jugé trop durement ta mère, oublie-le, et sache que, malgré tout le mal qu'elle m'a fait, je rends justice à ses qualités et à sa conduite depuis la mort de ton pauvre père. D'ailleurs, fût-elle, comme je me le suis imaginé parfois, la dernière des femmes, je comprends ce que tu lui dois d'égards et de fidélité de cœur. Elle est ta mère! Tout est là! Oui, je le sais. J'ai craint de te voir trop aveuglée, ensuite j'ai craint de te voir devenir trop dévote. Je suis tranquille sur ton compte à présent. Je te vois pieuse, tolérante et conservant les goûts de l'intelligence. Je regrette presque de ne pas croire à tout ce que tu pratiques; car je vois que tu y puises une force qui n'est pas dans ta nature et qui m'a frappée quelquefois comme au-dessus de ton âge. Ainsi, pendant que tu étais au couvent, enfermée toute l'année, sans vacances, privée de sortir pendant neuf ou dix mois que je passais ici, tu m'as écrit à différentes reprises pour me conjurer de ne pas te permettre de sortir avec les Villeneuve ou avec madame de Pontcarré. J'en ai été affligée et jalouse d'abord, mais j'en ai été touchée aussi, et maintenant je sens que si je te proposais de rompre avec ta mère pour faire un grand mariage, je révolterais ton cœur {CL 273} et ta conscience. Sois donc tranquille, et va te coucher. Il ne sera jamais question de rien de pareil. »
J'embrassai ardemment ma grand'mère, et, la voyant bn parfaitement calme et lucide, je me retirai dans ma chambre, la laissant aux soins accoutumés de ses deux femmes, qui la mirent au lit à minuit, après les deux heures de toilette bo et de tranquille flânerie dont elle avait l'habitude.
C'était, comme je l'ai déjà dit, tout un étrange petit cerémonial que le coucher de ma grand'mère: des camisoles de satin piqué, des bonnets à dentelles, des cocardes de rubans, des parfums, des bagues particulières pour la nuit, une certaine tabatière, enfin tout un édifice d'oreillers splendides, car elle dormait assise, et il fallait l'arranger de manière qu'elle se réveillât sans avoir fait un mouvement. On eût dit que chaque soir elle se préparait à une réception d'apparat, et cela avait quelque chose de bizarre et de solennel bp où elle avait l'air de se complaire.
J'aurais dû me dire que l'espèce d'hallucination auditive {Lub 1029} qu'elle avait eue en écoutant ma lecture, et la clarté subite de ses idées, même le retour sur elle-même qu'elle avait voulu faire en me parlant de ma mère, indiquaient une situation morale et physique inusitée. Revenir sur ses propres arrêts, s'attribuer un tort, demander, pour ainsi dire, pardon d'une erreur de jugement, cela était bien contraire à ses habitudes. Ses actions démentaient continuellement ses paroles, mais elle n'en convenait pas et maintenait volontiers son dire. En y réfléchissant, j'eus une vague inquiétude et je redescendis chez elle vers minuit, comme pour reprendre mon livre oublié. Elle était déjà couchée et enfermée, s'étant sentie assoupie un peu plus tôt que de coutume. Ses femmes n'avaient rien trouvé d'extraordinaire en elle et je remontai fort tranquille.
{Presse 22/4/1855 1} Depuis trois ou quatre mois, je dormais fort peu. Je n'avais point passé une semaine dans la véritable intimité de {CL 274} ma grand'mère sans m'aviser du peu d'instruction que j'avais acquise au couvent et sans reconnaître avec le sincère Deschartres que j'étais, selon son expression favorite, d'une ignorance crasse. Le désir de ne pas impatienter la bonne maman, qui me reprochait bien un peu vivement quelquefois de lui avoir fait dépenser trois années de couvent pour ne rien apprendre, me poussa, plus que la curiosité ou l'amour-propre, à vouloir m'instruire un peu. Je souffrais de lui entendre dire que l'éducation religieuse était abrutissante, et j'apprenais bq un peu en cachette, afin de lui en laisser attribuer l'honneur à mes religieuses.
J'entreprenais là une chose impossible. Quiconque manque de mémoire ne peut jamais être instruit réellement, et j'en étais complétement dépourvue. Je me donnais un mal inouï pour mettre de l'ordre dans mes petites notions d'histoire. Je n'avais pas même la mémoire des mots, et déjà j'oubliais l'anglais, qui naguère m'avait été aussi familier que ma propre langue. Je m'évertuais donc à lire et à écrire, depuis dix heures du soir jusqu'à deux ou trois du matin. Je dormais quatre ou cinq heures. Je montais à cheval avant le réveil de ma grand'mère. Je déjeunais avec elle, je lui faisais de la musique et ne la quittais presque plus de la journée; car, insensiblement, elle s'était habituée à vivre moins avec Julie, et j'avais pris sur moi de lui lire les journaux ou de rester à dessiner {Lub 1030} dans sa chambre pendant que Deschartres les lui lisait. Cela m'était particulièrement odieux. Je ne saurais dire pourquoi cette chronique journalière du monde réel m'attristait profondément. Elle me sortait de mes rêves, et je crois que la jeunesse ne vit pas d'autre chose que de la contemplation du passé br, ou de l'attente de l'inconnu.
Je me souviens que cette nuit-là fut extraordinairement belle et douce. Il faisait un clair de lune voilé par ces petits nuages blancs que Chateaubriand comparait à des {CL 275} flocons de ouate bs 1. Je ne travaillai point, je laissai ma fenêtre ouverte et jouai de la harpe en déchiffrant la Nina de Paesiello. Puis je sentis le froid et me couchai en rêvant à la douceur et à la bonté de l'épanchement de ma grand'mère avec moi. En donnant enfin la sécurité à mon sentiment filial et en détournant de moi l'effroi d'une lutte qui avait pesé sur toute ma vie, elle me faisait respirer pour la première fois. Je pouvais enfin réunir et confondre mes deux mères rivales dans le même amour. À ce moment-là, je sentis que je les aimais également et me flattai de leur faire accepter cette idée. Puis je pensai au mariage, à l'homme de cinquante ans, au prochain voyage de Paris, au monde où l'on menaçait de me produire. Je ne fus effrayée de rien. Pour la première fois j'étais optimiste. Je venais de remporter une victoire qui me paraissait décisive sur le grand obstacle de l'avenir. Je me persuadai que j'avais acquis sur ma grand'mère un ascendant de tendresse et de persuasion qui me permettrait d'échapper à ses sollicitudes pour mon établissement, que peu à peu elle verrait par mes yeux, me laisserait vivre libre et heureuse à ses côtés, et qu'après lui avoir consacré ma jeunesse, je pourrais lui fermer les yeux sans qu'elle exigeât de moi la promesse de renoncer au cloître. « Tout est bien ainsi, pensai-je. Il est fort inutile de la tourmenter de mes secrets desseins. Dieu les protégera. » Je savais qu'Élisa était sortie du couvent, qu'on la menait dans le monde, qu'elle se résignait à aller au bal, et que rien n'ébranlait sa résolution. Elle m'écrivait qu'elle acceptait l'épreuve à laquelle ses parents avaient voulu la soumettre, qu'elle se sentait chaque jour plus forte dans sa vocation, et que nous nous retrouverions peut-être à Cork sous le voile, si ma qualité de française m'excluait de la communauté des Anglaises de Paris.
{Lub 1031} Je m'endormis donc dans une situation d'esprit que je {CL 276} n'avais pas connue depuis longtemps; mais à sept heures du matin Deschartres entra dans ma chambre, et, en ouvrant les yeux, je vis un malheur dans les siens. « Votre grand'mère est perdue, je le crains, me dit-il. Elle a voulu se lever cette nuit. Elle a été prise d'une attaque d'apoplexie et de paralysie. Elle est tombée et n'a pu se relever. Julie vient de la trouver par terre froide, immobile, sans connaissance. Elle est couchée, réchauffée et un peu ranimée; mais elle ne se rend compte de rien et ne peut faire aucun mouvement. J'ai envoyé chercher le docteur Decerfz. Je vais la saigner. Venez vite à mon aide. »
Nous passâmes la journée à la soigner. Elle recouvra bt ses esprits, se rappela être tombée, se plaignit seulement des contusions qu'elle s'était faites, s'aperçut qu'elle avait tout un côté mort depuis l'épaule jusqu'aux talons, mais n'attribua cet engourdissement qu'à la courbature de la chute. La saignée lui rendit cependant un peu d'aisance dans les mouvements qu'on l'aidait à faire, et vers le soir il y eut un mieux si sensible, que je me rassurai bu et que le docteur partit en me tranquillisant; mais Deschartres ne se flattait pas. Elle me demanda de lui lire son journal après dîner et parut l'entendre. Puis elle demanda des cartes et ne put les tenir dans sa main. Alors elle commença à divaguer et à se plaindre de ce que nous ne voulions pas la soulager en lui faisant une application de la dame de pique sur le bras. Effrayée, je dis tout bas à Deschartres: « C'est le délire? — Hélas, non! me répondit-il; elle n'a pas de fièvre, c'est l'enfance! »
Cet arrêt tomba sur moi pire que l'annonce de la mort. J'en fus si bouleversée que je sortis de la chambre et m'enfuis dans le jardin, où je tombai à genoux dans un coin, voulant prier et ne pouvant pas. Il faisait un temps d'une beauté et d'une tranquillité insolentes. Je crois que j'étais en enfance moi-même dans ce moment-là, car je m'étonnais {CL 277} machinalement que tout semblât sourire bv autour de moi pendant que j'avais la mort dans l'âme. Je rentrai vite. « Du courage! me dit Deschartres, qui devenait bon et tendre dans la douleur. Il ne faut pas que vous soyez malade; elle a besoin de nous! »
Elle passa la nuit à divaguer doucement. Au jour, elle s'endormit profondément jusqu'au soir. Ce sommeil {Lub 1032} apoplectique était un nouveau danger à combattre. Le docteur et Deschartres l'en tirèrent avec succès; mais elle s'éveilla aveugle. Le lendemain elle voyait, mais les objets placés à droite lui paraissaient transportés à gauche. Un autre jour elle bégaya et perdit la mémoire des mots. Enfin après une série de phénomènes étranges et de crises imprévues, elle entra en convalescence. Sa vie était momentanément sauvée. Elle avait des heures lucides. Elle souffrait peu, mais elle était paralytique, et son cerveau affaibli et brisé entrait véritablement dans la phase de l'enfance signalée par Deschartres. Elle n'avait plus de volonté, mais des velléités continuelles et impossibles à satisfaire. Elle ne connaissait plus ni la réflexion ni le courage. Elle voyait mal, n'entendait presque plus. Enfin sa belle intelligence, sa belle âme étaient mortes bw.
Il y eut beaucoup de phases différentes dans l'état de ma pauvre malade. Au printemps elle fut mieux. Durant l'été nous crûmes un instant à une guérison radicale, car elle retrouva de l'esprit, de la gaieté et une sorte de mémoire relative. Elle passait la moitié de sa journée sur son fauteuil. Elle se traînait, appuyée sur nos bras, jusque dans la salle à manger, où elle mangeait avec appétit. Elle s'asseyait dans le jardin au soleil; elle écoutait encore quelquefois son journal et s'occupait même bx de ses affaires et de son testament avec sollicitude pour tous les siens. Mais à l'entrée de l'automne, elle retomba dans une torpeur constante et finit sans souffrance et sans conscience de sa {CL 278} fin, dans un sommeil léthargique, le 25 décembre 1821 by.
J'ai beaucoup vécu, beaucoup pensé, beaucoup changé dans ces dix mois, pendant lesquels ma grand'mère ne recouvra, dans ses meilleurs moments, qu'une demi-existence. Aussi raconterai-je comment la mienne pivota autour du lit de la pauvre moribonde, sans vouloir trop attrister mes lecteurs des détails douloureux d'une lente bz et inévitable destruction.