Le cimetière. — Mystérieux orage contre sœur Hélène. — Premiers doutes instinctifs. — Mort de la mère Alipe. — Terreurs d'Élisa. — Second mécontement intérieur. — Langueurs et fatigues. — La maladie des scrupules. — Mon confesseur me donne pour pénitence l'ordre de m'amuser. — Bonheur parfait. — Dévotion gaie. — Molière au couvent. — Je deviens auteur et directeur de spectacles. c — Succès inouï du Malade imaginaire devant la communauté. — Jane. — Révolte. — Mort du duc de Berry. — Mon départ du couvent. — Mort de madame Canning. — Son administration. — Élection de madame Eugénie. — Décadence du couvent. |
J'avais passé plusieurs mois dans la béatitude, mes jours s'écoulaient comme des heures. Je jouissais d d'une liberté absolue depuis que je n'étais plus d'humeur à en abuser. Les religieuses me menaient avec elles dans tout le couvent, dans l'ouvroir, où elles m'invitaient à prendre le thé; dans la sacristie, où j'aidais à ranger et à plier les ornements d'autel; dans la tribune de l'orgue, où nous répétions les chœurs et motets; dans la chambre des novices, qui était une salle servant d'école de plain-chant; enfin dans le cimetière, qui était le lieu le plus interdit aux pensionnaires. Ce cimetière, placé entre l'église et le mur du jardin des Écossais, n'était qu'un parterre de fleurs sans tombes et sans épitaphes. Le renflement du gazon annonçait seul la place des sépultures. C'était un endroit délicieux, tout ombragé de beaux arbres, d'arbustes et de buissons luxuriants. Dans les soirs d'été, on y était presque asphyxié par l'odeur des jasmins et des roses; l'hiver, pendant la neige, les bordures de violettes {CL 218} et les roses du Bengale souriaient encore sur ce linceul sans tache. Une jolie chapelle rustique, sorte de hangar ouvert qui abritait une statue de la Vierge, et {Lub 983} qui était toute festonnée de pampres et de chèvrefeuille, séparait ce coin sacré de notre jardin, et l'ombrage de nos grands marronniers se répandait par-dessus le petit toit de la chapelle. J'ai passé là des heures de délices à rêver sans songer à rien. Dans mon temps de diablerie, quand je pouvais me glisser dans le cimetière, c'était pour y recueillir les bonnes balles élastiques que les Écossais perdaient par-dessus le mur. Mais je ne songeais même plus aux balles élastiques. Je me perdais dans le rêve d'une mort anticipée, d'une existence de sommeil intellectuel, d'oubli de toutes choses, de contemplations incessantes. Je choisissais ma place dans le cimetière. Je m'étendais là en imagination pour dormir comme dans le seul lieu du monde où mon cœur et ma cendre pussent reposer en paix.
Sœur Hélène m'entretenait dans mes songes de bonheur, et pourtant elle n'était pas heureuse, la pauvre fille. Elle souffrait beaucoup, quoique sa force physique eût repris le dessus et qu'elle fût en voie de guérison; mais je crois que son mal était moral. Je crois qu'elle était un peu grondée, un peu persécutée pour son mysticisme. Il y avait des soirs où je la trouvais en pleurs dans sa cellule. J'osais à peine l'interroger, car à mon premier mot elle secouait sa tête carrée d'un air dédaigneux, comme pour me dire: « J'en ai supporté bien d'autres, et vous n'y pouvez rien. » Il est vrai qu'aussitôt elle se jetait dans mes bras et pleurait sur mon épaule; mais pas une plainte, pas un murmure, pas un aveu ne s'échappa jamais de ses lèvres scellées.
Un soir que je passais dans le jardin, au-dessous de la fenêtre de la chambre de la supérieure, j'entendis le bruit d'une vive altercation. Je ne pouvais ni ne voulais saisir le {CL 219} dialogue, mais je reconnaissais le son des voix. Celle de la supérieure était rude et irritée, celle de sœur Hélène navrante et entrecoupée de gémissements. Dans le temps où je cherchais le secret de la victime, j'aurais trouvé là matière à de belles imaginations; je me serais glissée dans l'escalier, dans l'antichambre, j'aurais surpris le mystère dont j'étais avide. Mais ma religion me défendait d'espionner désormais, et je passai le plus vite que je pus. Pourtant cette voix déchirante de ma chère Hélène me suivait malgré moi. Elle ne paraissait pas supplier, je ne crois pas que cette robuste nature eût pu {Lub 984} se ployer à cela; elle semblait protester énergiquement et se plaindre d'une accusation injuste. D'autres voix que je ne reconnus pas semblaient la charger et la reprendre. Enfin, quand je fus assez loin pour ne rien entendre clairement, il me sembla que des cris inarticulés venaient jusqu'à moi à travers les brises de la nuit et les rires des pensionnaires en récréation.
Ce fut le premier coup porté à la sérénité de mon âme. Que se passait-il donc dans le secret du chapitre? Étaient-elles injustement soupçonneuses, étaient-elles impitoyables devant une faute, ces nonnes à l'air si doux, aux manières si tranquilles! Et quelle faute pouvait donc commettre une sainte comme la sœur Hélène? N'était-ce pas son trop de foi et de dévouement qu'on lui reprochait? Étais-je pour quelque chose là-dedans? Lui faisait-on un crime de notre sainte amitié? J'avais entendu distinctement la supérieure articuler d'une voix courroucée: « Shame! shame! (Honte! honte!) » Ce mot de honte appliqué à une âme naïve et pure comme celle d'un petit enfant, à un être véritablement angélique, me froissait comme une insulte gratuite et cruelle; le vers de Boileau e me revenait sur les lèvres malgré moi:
Tant de fiel entre-t-il dans l'âme des dévots?. |
{CL 220} Madame Canning n'était pas un Tartuffe femelle, bien certainement. Elle avait des vertus solides, mais elle était dure et pas très-franche. Je l'avais éprouvé par moi-même. Où pouvait-elle avoir puisé dans une âme béate ce flot de reproches amers ou de menaces humiliantes que l'accent de sa voix trahissait à mon oreille? Je me demandais s'il était possible, à moins qu'on n'eût une âme stupide, de ne pas chérir et admirer sœur Hélène; et s'il était possible, quand on avait de l'estime et de l'affection pour quelqu'un, de le gronder, de l'humilier, de le faire souffrir à ce point, même pour son bien, même en vue de lui faire faire son salut. « Est-ce une querelle? est-ce une épreuve? me disais-je: si c'est une querelle, elle est ignoble de formes. Si c'est une épreuve, elle est odieuse de cruauté. »
Tout à coup j'entendis des cris f (mon imagination troublée me les fit seule entendre peut-être), un vertige passa devant mes yeux, une sueur froide inonda mon corps tremblant: « On la frappe, on la martyrise! » m'écriai-je.
{Lub 985} Que Dieu me pardonne cette pensée, probablement folle et injuste, mais elle s'empara de moi comme une obsession g. J'étais dans la grande allée au fond du jardin, torturée par ces bruits confus qui semblaient m'y poursuivre. Je ne fis qu'un bond jusqu'à la cellule de sœur Hélène; je croirais volontiers que mes pieds ne m'y portaient pas, tant il me sembla voler aussi rapidement que ma pensée. Si je n'avais pas trouvé Hélène dans sa cellule, je crois que j'aurais été la chercher dans celle de la supérieure.
Hélène venait de rentrer: sa figure était bouleversée, son visage inondé de larmes. Mon premier mouvement fut de regarder si elle n'avait pas de traces de violences, si son voile n'était pas déchiré ou ses mains ensanglantées. J'étais devenue tout à coup soupçonneuse comme ceux qui passent subitement d'une confiance aveugle à un doute poignant. Sa robe seule était poudreuse comme si elle eût été jetée {CL 221} par terre, comme si elle se fût roulée sur le plancher. Elle me repoussa en me disant: « Ce n'est rien, ce n'est rien! Je suis fort malade, il faut que je me mette au lit; laissez-moi. »
Je sortis pour lui laisser le temps de se coucher, mais je restai dans le corridor, protégée par l'obscurité, l'oreille collée à la porte. Elle gémissait à me déchirer le cœur. Du côté de la chambre de la supérieure il y avait de l'agitation. On ouvrait et on fermait les portes, j'entendais des frôlements de robes passer non loin de moi. Cette incertitude était fantastique, affreuse. Quand tout fut rentré dans le silence, je revins auprès de la sœur Hélène.
« Je ne dois pas vous interroger, lui dis-je, et je sais que vous ne voudriez pas me répondre; mais laissez-moi vous assister et vous soigner. » Elle avait la fièvre, disait-elle, mais ses mains étaient glacées, et elle était agitée d'un tremblement nerveux. Elle me demanda seulement à boire; il n'y avait que de l'eau dans sa cellule. Je courus malgré elle trouver madame Marie-Augustine (Poulette), qui demeurait, je crois, dans le même dortoir*. Poulette était l'infirmière en chef, c'est elle qui avait les clefs et {Lub 986} la surveillance de la pharmacie. Je lui dis que sœur Hélène était fort malade. Mais quoi! La bonne, la rieuse, la maternelle Poulette haussa les épaules d'un air d'insouciance et me répondit: « Sœur Hélène? Bah, bah! Elle n'est pas bien malade, elle n'a besoin de rien! »
* On appelait dortoirs non seulement la salle commune de la petite classe mais aussi les corridors longs, étroits et obscurs qui séparaient les doubles rangées de cellules fermées.
Révoltée de cette inhumanité, j'allai trouver la sœur Thérèse, la vieille converse aux alambics, la grande Irlandaise de la cave à la menthe. Elle travaillait aussi à la cuisine; elle pouvait faire chauffer de l'eau, préparer une {CL 222} tisane. Elle m'accueillit sans plus de sollicitude que Poulette. « Sister Helen! dit-elle en riant: she is in her bad spirits*. » Elle ajouta pourtant: « Allons, allons, je vais lui faire du tilleul, » et elle se mit à l'œuvre sans se presser et en ricanant toujours. Elle me remit la tisane et un peu d'eau de menthe en me disant: « Buvez-en aussi, c'est très-bon pour le mal d'estomac et pour la folie. »
* Sœur Hélène! elle est dans les vapeurs. Littéralement: dans ses mauvais esprits.
Je n'en pus rien tirer autre chose, et je retournai auprès de ma malade qui était dans le plus complet abandon. Elle grelottait de froid; j'allai lui chercher la couverture de mon lit, et la tisane chaude la réchauffa un peu. On disait la prière à la classe, on allait se retirer. Je fus demander à la Comtesse, qui véritablement ne me refusait jamais rien, la permission de veiller sœur Hélène qui était malade. « Comment! dit-elle d'un air étonné, sœur Hélène est malade, et il n'y a que vous pour la soigner? — C'est comme cela madame; me le permettez-vous? — Allez, ma très-chère, répondit-elle, tout ce que vous faites ne peut être que fort agréable à Dieu. » Ainsi me traitait cette ridicule et excellente personne dont je m'étais tant moquée, et qui n'avait souci et rancune d'aucune chose au monde, quand {Presse 17/4/1855 2} il ne s'agissait pas de son perroquet et du chat de la mère Alippe.
Je restai auprès de sœur Hélène jusqu'au moment où l'on vint fermer les portes de communication des dortoirs. Elle dormait enfin et paraissait tranquille quand je la quittai. Elle avait mortellement souffert pendant quelques heures, et il lui était arrivé de dire en se tordant sur son lit: « On ne peut donc pas mourir! » Mais pas une plainte contre qui que ce fût ne lui était échappée, et le lendemain je la trouvai au travail souriante et presque {Lub 987} gaie. C'était la bienfaisante {CL 223} mobilité de l'enfant unie à la résignation et au courage d'une sainte.
Cette mystérieuse aventure avait laissé en moi plus de traces qu'en elle; je vis bien, aux manières des religieuses avec moi et à la liberté qu'on me laissait de la voir à toute heure du jour, que je n'étais pour rien dans l'orage qui avait passé sur sa tête. Mais je n'en restai pas moins pensive et brisée, non pas ébranlée dans ma foi, mais troublée dans mon bonheur et dans ma confiance.
Vers ce même temps, je crois, la mère Alippe mourut d'un catarrhe pulmonaire endémique, qui mit aussi en danger la vie de la supérieure et de plusieurs autres religieuses. Je n'avais jamais été particulièrement liée avec la mère Alippe; pourtant je l'aimais beaucoup, j'avais pu apprécier, à la petite classe, la droiture et la justice de son caractère. Elle fut fort regrettée, et sa mort presque subite (après quelques jours de maladie seulement) fut accompagnée de circonstances déchirantes. Sa sœur Poulette, qui la soignait et qui avait aussi, comme infirmière, à soigner les autres et la supérieure, montra un courage admirable dans sa douleur, au point de tomber évanouie et comme morte elle-même dans l'infirmerie, au milieu de ses fonctions, le jour de l'enterrement de mère Alippe.
Cet enterrement fut beau de tristesse et de poésie: les chants, les larmes, les fleurs, la cérémonie dans le cimetière, les pensées plantées immédiatement sur sa tombe et que nous nous hâtâmes de cueillir pour nous les partager, la douleur profonde et résignée des religieuses, tout sembla donner un caractère de sainteté et comme un charme secret à cette mort sereine, à cette séparation d'un jour, comme disait la bonne et courageuse Poulette.
Mais j'avais été violemment troublée par une circonstance incompréhensible pour moi. Nous avions appris la mort de la mère Alippe le matin en sortant de nos cellules. {CL 224} On s'abordait tristement, on pleurait, on était triste, mais calme, car dès la veille la digne créature était condamnée et était entrée dans son agonie. On nous avait caché cette lutte suprême, mais sans nous laisser d'espoir. Par un sentiment de respect pour le repos de l'enfance, ces tristes heures s'étaient écoulées sans bruit. Nous n'avions entendu ni son de cloche, ni prières des agonisants. Le lugubre appareil de la mort nous avait été voilé. Nous nous mîmes en prières. C'était par une {Lub 988} matinée froide i et brumeuse. Un jour terne se glissait sur nos têtes inclinées. Tout à coup, au milieu de l'Ave Maria, un cri déchirant, horrible, part du milieu de nous: tout le monde se lève épouvanté. Élisa seule ne se lève pas, elle tombe par terre et se roule, en proie à des convulsions terribles.
Par un effort de sa volonté, elle fut debout pour aller entendre la messe, mais elle y fut reprise des mêmes crises nerveuses, et obligée de sortir. Toute la journée elle fut plus morte que vive; le lendemain et les jours suivants, il lui échappait un cri strident, au milieu de ses méditations ou de ses études; elle promenait des yeux hagards autour d'elle, elle était comme poursuivie par un spectre.
Comme elle ne s'expliquait pas, nous attribuâmes d'abord cette commotion physique au chagrin; mais pourquoi ce chagrin violent, puisqu'elle n'était pas plus liée d'amitié particulière avec la mère Alippe que la plupart d'entre nous? Elle m'expliqua ce qu'elle souffrait aussitôt que nous fûmes seules: sa chambre n'était séparée que par une mince cloison de l'alcôve de la petite infirmerie où la mère Alippe était morte. Pendant toute la nuit, elle avait, pour ainsi dire, assisté à son agonie. Elle n'avait pas perdu un mot, un gémissement de la moribonde, et le râle final avait exercé sur ses nerfs irritables un effet sympathique. Elle était forcée de se faire violence pour ne pas l'imiter en racontant cette nuit d'angoisses et de terreurs. Je fis mon {CL 225} possible pour la calmer; nous avions une prière à la vierge qu'elle aimait à dire avec moi dans ses heures de souffrance morale. C'était une prière en anglais qui lui venait de sa chère madame de Borgia et qu'il ne fallait pas dire seule j, selon la pensée fraternelle du christianisme primitif, exprimée par cette parole: « Je vous le dis en vérité, là où vous serez trois réunis en mon nom, je serai au milieu de vous. » Faute d'une troisième compagne aussi assidue que nous à ces pratiques d'une dévotion particulière, nous la disions à nous deux. Élisa avait un prie-Dieu dans sa cellule qui était arrangée comme celle d'une religieuse. Nous allumions un petit cierge de cire bien blanche, au pied duquel nous déposions un bouquet des plus belles fleurs que nous pouvions nous procurer. Ces fleurs et cette cire vierge étaient exclusivement consacrées comme offrandes dans cette prière. {Lub 989} Élisa aimait ces pratiques extérieures de la dévotion, elle y attachait de l'importance, elle leur attribuait des influences secrètes pour la guérison des peines morales qu'elle éprouvait souvent. Elle chérissait les formules.
Je pensais bien qu'elle matérialisait un peu son culte, et cela me faisait l'effet d'un amusement naïf et tendre; mais je le partageais par affection pour elle plus que par goût. Je trouvais k toujours que la seule vraie prière était l'oraison mentale, l'effusion du cœur sans paroles, sans phrases, et même sans idées. Élisa aimait tout dans la dévotion, le fond et la forme. Elle avait le goût des patenôtres l. Il est vrai qu'elle y savait répandre la poésie qui était en elle.
Néanmoins, l'oraison de madame Borgia m ne la calma qu'un instant, et elle m'avoua qu'elle se sentait assaillie de terreurs involontaires et inexplicables. Le fantôme de la mort s'était dressé devant elle dans toute son horreur; cette riche et vivante organisation frissonnait d'épouvante devant l'idée de la destruction. À toute heure elle offrait sa vie à Dieu, et certes elle était d'une trempe à ne pas {CL 226} reculer devant la résolution du martyre, mais la souffrance et la mort, lorsqu'elles se matérialisaient devant ses yeux, ébranlaient trop fortement son imagination; cette âme si forte avait les nerfs n d'une femmelette. Elle se le reprochait et n'y pouvait rien.
Je ne saurais dire pourquoi cela me déplut. J'étais en humeur de désenchantement; je trouvai étrange et fâcheux que ma sainte Élisa, le type de la force et de la vaillance, fût agitée et troublée devant une chose aussi auguste, aussi solennelle que la mort d'un être sans péché. Je n'avais jamais eu peur de la mort en général. Ma grand'mère me l'avait fait envisager avec un calme philosophique dont je retrouvais l'emploi en face de la mort chrétienne, moins froide et tout aussi sereine que celle du stoïque. Pour la première fois, cela m'apparut comme o quelque chose de sombre, à travers l'impression p maladive d'Élisa. Tout en la blâmant en moi-même de ne pas l'envisager comme je l'entendais, je sentis sa terreur devenir contagieuse, et, le soir, comme je traversais le dortoir où reposait la morte, j'eus comme une hallucination; je vis passer devant moi l'ombre de la mère Alippe avec sa robe blanche qu'elle secouait et agitait sur le carreau. J'eus peine à retenir un cri comme ceux que jetait Élisa. {Lub 990} Je m'en défendis, mais j'eus honte de moi-même. Je m'accusai de cette vaine terreur comme d'une impiété et je me sentis q presque aussi mécontente d'Élisa que de moi-même.
Au milieu de ces désillusions r que je refoulais de mon mieux, la tristesse me prit. Un soir, j'entrai dans l'église et ne pus prier. Les efforts que je fis pour ranimer mon cœur fatigué ne servirent qu'à l'abattre davantage. Je me sentais malade depuis quelque temps, j'avais des spasmes d'estomac insupportables, plus de sommeil ni d'appétit. Ce n'est pas à quinze ans qu'on peut supporter impunément les austérités auxquelles je me livrais. Élisa en avait dix-neuf, {CL 227} sœur Hélène en avait vingt-huit. Je faiblissais visiblement sous le poids de mon exaltation. Le lendemain de cette soirée, qui faisait un pendant si affligeant à ma veillée du 4 août, je me levai avec effort; j'eus la tête lourde et distraite à la prière. La messe me trouva sans ferveur s. Il en fut de même le soir. Le jour suivant, je fis de tels efforts de volonté que je ressaisis t mon émotion et mes transports. Mais le lendemain fut pire. La période de l'effusion était épuisée, une lassitude insurmontable m'écrasait. Pour la première fois depuis que j'étais dévote, j'eus comme des doutes, non pas sur la religion u, mais sur moi-même. Je me persuadai que la grâce m'abandonnait. Je me rappelai cette terrible parole: « Il y a beaucoup d'appelés, peu d'élus. » Enfin, je crus sentir que Dieu ne m'aimait plus, parce que je ne l'aimais pas assez. Je tombai dans un morne désespoir.
Je fis part de mon mal à madame Alicia. Elle en sourit et me voulut démontrer que c'était une mauvaise disposition de santé, à l'effet de laquelle il ne fallait pas attacher trop d'importance.
« Tout le monde est sujet à ces défaillances de l'âme, me dit-elle. Plus vous vous en tourmenterez, plus elles augmenteront. Acceptez-les en esprit d'humilité, et priez pour que cette épreuve finisse; mais si vous n'avez commis aucune faute grave dont cette langueur soit le juste châtiment, patientez, espérez et priez! »
Ce qu'elle me disait là était le fruit d'une grande expérience philosophique et d'une raison éclairée. Mais ma faible tête ne sut pas en profiter. J'avais goûté trop de joie dans ces ardeurs de la dévotion pour me résigner à en attendre paisiblement le retour. Madame Alicia {Lub 991} m'avait dit: « Si vous n'avez pas commis quelque faute grave! » Me voilà cherchant la faute que j'avais pu commettre; car de supposer Dieu assez fantasque et assez cruel pour me retirer {CL 228} la grâce sans autre motif que celui de m'éprouver, je n'y pouvais consentir. « Qu'il m'éprouve dans ma vie extérieure, je le conçois, me disais-je; on accepte, on cherche le martyre; mais pour cela, la grâce est nécessaire, et s'il m'ôte la grâce, que veut-il donc que je fasse? Je ne puis rien que par lui, s'il m'abandonne, est-ce ma faute? »
Ainsi je murmurais contre l'objet de mon adoration, et comme une amante jalouse et irritée, je lui eusse volontiers adressé d'amers reproches. Mais je frissonnais devant ces instincts de rébellion, et, me frappant la poitrine: « Oui, me disais-je, il faut que ce soit ma faute. Il faut que j'aie commis un crime et que ma conscience endurcie ou hébétée ait refusé de m'avertir. »
Et me voilà épluchant ma conscience et cherchant mon péché avec une incroyable rigueur envers moi-même, comme si l'on était coupable quand on cherche ainsi sans pouvoir rien trouver! Alors je me persuadai qu'une suite de péchés véniels équivalait à un péché mortel, et je cherchai de nouveau cette quantité de péchés véniels que j'avais dû commettre, que je commettais sans doute à toute heure, sans m'en rendre compte, puisqu'il est écrit que le juste pèche sept fois par jour, et que le chrétien humble doit se dire qu'il pèche jusqu'à septante fois sept fois.
{Presse 18/4/1855 1} Il y avait peut-être eu beaucoup d'orgueil dans mon enivrement. Il y eut excès d'humilité dans mon retour sur moi-même. Je ne savais rien faire à demi. Je pris la funeste habitude de scruter en moi les petites choses v. Je dis funeste, parce qu'on n'agit pas ainsi sur sa propre individualité sans y développer une sensibilité déréglée, et sans arriver à donner une importance puérile aux moindres mouvements du sentiment, aux moindres opérations de la pensée. De là à la disposition maladive qui s'exerce {CL 229} sur les autres et qui altère les rapports de l'affection par une susceptibilité trop grande et par une secrète exigence, il n'y a w qu'un pas, et si un jésuite vertueux n'eût été à cette époque le médecin de mon âme, je serais devenue insupportable aux autres comme je l'étais déjà à moi-même.
{Lub 992} Pendant un mois ou deux, je vécus x dans ce supplice de tous les instants, sans retrouver la grâce, c'est-à-dire la juste confiance qui fait que l'on se sent véritablement assisté de l'esprit divin. Ainsi tout mon pénible travail pour y retrouver la grâce ne servait qu'à me la faire perdre davantage. J'étais devenue ce qu'en style de dévots on appelait scrupuleuse.
Une z dévote tourmentée de scrupules de conscience devenait misérable. Elle ne pouvait plus communier sans angoisses, parce que, entre l'absolution et le sacrement, elle ne se pouvait préserver de la crainte d'avoir commis un péché. Le péché véniel ne fait pas perdre l'absolution; un acte fervent de contrition en efface la souillure et permet d'approcher de la sainte table; mais si le péché est mortel, il faut ou s'abstenir, ou commettre un sacrilége. Le remède, c'est de recourir bien vite au directeur aa, ou, à son défaut, au premier prêtre qui se peut trouver, pour obtenir une nouvelle absolution! Sot remède, abus véritable d'une institution dont ab la pensée primitive fut grande et sainte, et qui pour les dévots devient un commérage, une taquinerie puérile, une obsession auprès du créateur rabaissé au niveau de la créature inquiète et jalouse. Si un péché mortel avait été commis au moment ou seulement à la veille de la communion, ne faudrait-il pas s'abstenir et attendre une plus longue expiation, une plus difficile réconciliation que celles qui s'opèrent, en cinq minutes de confession, entre le prêtre et le pénitent ac Ah! Les premiers chrétiens ne l'eussent pas entendu ainsi, eux qui {CL 230} faisaient à la porte du temple une confession publique avant de se croire lavés ad de leurs fautes, eux qui se soumettaient à des épreuves terribles, à des années de pénitence. Ainsi entendue, la confession pouvait et devait transformer un être et faire surgir véritablement l'homme nouveau de la dépouille du vieil homme. Le vain simulacre de la confession secrète, la courte et banale exhortation du prêtre, cette niaise pénitence qui consiste à dire quelque prière, est-ce là l'institution pure ae, efficace et solennelle des premiers temps?
La confession n'a plus qu'une utilité sociale fort restreinte, parce que le secret qui s'y est glissé a ouvert la porte à plus d'inconvénients que d'avantages pour la sécurité et la dignité des familles. Devenue une vaine {Lub 993} formalité pour permettre l'approche des sacrements, elle n'imprime point au croyant un respect assez profond et un repentir assez durable. Son effet est à peu près nul sur les chrétiens tièdes et tolérants. Il est grand, au contraire, sur les fervents; mais c'est à titre de directeur de conscience, et non comme confesseur, que le prêtre agit réellement sur ces esprits-là. Cela est si vrai, qu'on voit souvent ces deux fonctions distinctes et remplies par deux personnes différentes. Dans cette situation, le confesseur est effacé, puisque le directeur décide de ce qui doit lui être révélé. Il est comme l'infirmier af à qui le médecin en chef abandonne et prescrit les soins vulgaires. De toute main l'absolution est bonne, mais le directeur a seul le secret de la maladie et la science de la guérison.
L'ascendant du confesseur n'est donc réel que lorsqu'il est en même temps le directeur de la conscience. Pour cela il faut qu'il connaisse l'individu et qu'il le choie ou le guide assidûment: c'est alors que le prêtre devient le véritable chef de la famille, et c'est presque toujours par la femme qu'il règne, comme l'a si bien démontré M. Michelet {CL 231} dans un beau livre terrible de vérité. Pourtant, quand le prêtre et le pénitent sont sincères, la confession peut être encore secourable, mais la faiblesse humaine, l'esprit dominateur et intrigant du clergé, la foi perdue au sein de l'Église plus encore que dans celui de la femme, ont assez prouvé que les bienfaits de cette institution détournée de son but et dénaturée par le laisser-aller ag des siècles sont devenus exceptionnels, tandis que ses dangers et le mal produit habituellement sont immenses.
J'en parle par esprit de justice et d'examen; mon expérience personnelle me conduirait à d'autres conclusions si je me renfermais dans ma personnalité pour juger le reste du monde. J'eus le bonheur de rencontrer un digne prêtre, qui fut longtemps pour moi un ami tranquille, un conseiller fort sage. Si j'avais eu affaire à un fanatique, je serais morte ou folle, comme je l'ai déjà dit; à un imposteur, je serais peut-être athée, du moins j'aurais pu l'être par réaction pendant un temps donné.
L'abbé de Prémord fut pendant quelque temps la dupe généreuse de mes confessions. Je m'accusais de froideur, de relâchement, de dégoût, de sentiments ah impies, de tiédeur dans mes exercices de piété, de paresse à la classe, {Lub 994} de distraction à l'église, de désobéissance par conséquent, et cela, disais-je, toujours, à toute heure, sans contrition efficace, sans progrès dans ma conversion, sans force pour arriver à la victoire. Il me grondait bien doucement, me prêchait la persévérance et me renvoyait en disant: « Allons, espérons, ne vous découragez pas; vous avez du repentir, donc vous triompherez. »
Enfin, un jour que je m'accusais plus énergiquement ai et que je pleurais amèrement, il m'interrompit au beau milieu de ma confession avec la brusquerie d'un brave homme ennuyé de perdre son temps. « Tenez, me dit-il, {CL 232} je ne vous comprends plus et j'ai peur que vous n'ayez l'esprit malade. Voulez-vous m'autoriser à m'informer de votre conduite auprès de la supérieure ou de telle personne que vous me désignerez? — Qu'apprendrez-vous par là? lui dis-je. Des personnes indulgentes et qui me chérissent vous diront que j'ai les apparences de la vertu; mais si le cœur est mauvais et l'âme égarée, moi seule puis en être juge, et le bon témoignage que l'on vous portera de moi ne me rendra que plus coupable. — Vous seriez donc hypocrite? reprit-il. Eh non, c'est impossible? Laissez-moi m'informer de vous. J'y tiens essentiellement. Revenez à quatre heures, nous causerons. »
Je crois qu'il vit la supérieure et madame Alicia. Quand je fus le retrouver, il me dit en souriant: « Je savais bien que vous étiez folle, et c'est de cela que je veux vous gronder. Votre conduite est excellente, vos dames en sont enchantées; vous êtes un modèle de douceur, de ponctualité, de piété sincère; mais vous êtes malade, et cela réagit sur votre imagination: vous devenez triste, sombre et comme extatique. Vos compagnes ne vous reconnaissent plus, elles s'étonnent et vous plaignent. Prenez-y garde, si vous continuez ainsi, vous ferez haïr et craindre la piété, et l'exemple de vos souffrances et de vos agitations empêchera plus de conversions qu'il n'en attirera. Vos parents s'inquiètent de votre exaltation. Votre mère pense que le régime du couvent vous tue; votre grand'mère écrit qu'on vous fanatise et que vos lettres se ressentent d'un grand trouble dans l'esprit. Vous savez bien qu'au contraire on cherche à vous calmer. Quant à moi, à présent que je sais la vérité, j'exige que vous sortiez de cette exagération. Plus elle est sincère, {Lub 995} plus elle est dangereuse. Je veux que vous viviez pleinement et librement de corps et d'esprit; et comme dans la maladie des scrupules que vous avez il entre beaucoup d'orgueil à votre insu sous forme d'humilité, {CL 233} je vous donne pour pénitence de retourner aux jeux et aux amusements innocents de votre âge. Dès ce soir, vous courrez au jardin comme les autres, au lieu de vous prosterner à l'église en guise de récréation. Vous sauterez à la corde, vous jouerez aux barres. L'appétit et le sommeil vous reviendront vite, et quand vous ne serez plus malade physiquement, votre cerveau appréciera mieux ces prétendues fautes dont vous croyez devoir vous accuser. — Ô mon dieu! m'écriai-je, vous m'imposez là une plus rude pénitence que vous ne pensez. J'ai perdu le goût du jeu et l'habitude de la gaieté. Mais je suis d'un esprit si léger, que si je ne m'observe à toute heure, j'oublierai Dieu et mon salut. — Ne croyez pas cela, reprit-il. D'ailleurs, si vous allez trop loin, votre conscience, qui aura recouvré la santé, vous avertira à coup sûr, et vous écouterez ses reproches. Songez que vous êtes malade et que Dieu n'aime pas les élans fiévreux d'une âme en délire. Il préfère un hommage pur et soutenu. Allons, obéissez à votre médecin. Je veux que dans huit jours on me dise qu'un grand changement s'est opéré dans votre air et dans vos manières. Je veux que vous soyez aimée et écoutée de toutes vos compagnes, non pas seulement de celles qui sont sages, mais encore (et surtout) de celles qui ne le sont pas. Faites-leur connaître que l'amour du devoir est une douce chose et que la foi est un sanctuaire d'où l'on sort avec un front serein et une âme bienveillante. Rappelez-vous que Jésus voulait que ses disciples eussent les mains lavées et la chevelure parfumée. Cela voulait dire: n'imitez pas aj ces fanatiques et ces hypocrites {Presse 18/4/1855 2} qui se couvrent de cendres et qui ont le cœur impur comme le visage: soyez agréables aux hommes, afin de leur rendre agréable la doctrine que vous professez. Eh bien, mon enfant, il s'agit pour vous de ne pas enterrer votre cœur dans les cendres d'une pénitence mal entendue. Parfumez ce cœur d'une grande {CL 234} aménité et votre esprit d'un aimable enjouement. C'était votre naturel, il ne faut pas qu'on pense que la piété rend ak l'humeur farouche. Il faut que l'on aime Dieu dans ses serviteurs. Allons, faites votre acte de contrition, et je vous {Lub 996} donnerai l'absolution. — Quoi! mon père, lui dis-je, je me distrairai, je me dissiperai ce soir, et vous voulez que je communie demain? — Oui vraiment, je le veux, reprit-il, et puisque je vous ordonne de vous amuser par pénitence, vous aurez accompli un devoir. — Je me soumets à tout si vous me promettez que Dieu m'en saura gré et qu'il me rendra ces doux transports, ces élans spirituels qui me faisaient sentir et savourer son amour. — Je ne puis vous le promettre de sa part, dit-il en souriant, mais je vous en réponds, vous verrez. »
Et le bonhomme me congédia, stupéfaite, bouleversée, effrayée de son ordonnance. J'obéis cependant, l'obéissance passive étant le premier devoir du chrétien, et je reconnus bien vite qu'il n'est pas fort difficile à quinze ans de reprendre goût à la corde et aux balles élastiques. Peu à peu al je me remis au jeu avec complaisance, et puis avec plaisir, et puis avec passion, car le mouvement physique était un besoin de mon âge, de mon organisation, et j'en avais été trop longtemps privée pour n'y pas trouver un attrait nouveau.
Mes compagnes revinrent à moi avec une grâce extrême, ma chère Fannelly la première, et puis Pauline, et puis Anna, et puis toutes les autres, les diables comme les sages. En me voyant si gaie, on crut un instant que j'allais redevenir terrible. Élisa m'en gronda un peu, mais je lui racontai, ainsi qu'à celles qui recherchaient et méritaient ma confiance, ce qui s'était passé entre l'abbé de Prémord et moi, et ma gaieté fut acceptée comme légitime et même comme méritoire.
Tout ce que mon bon directeur m'avait prédit m'arriva. {CL 235} Je recouvrai promptement la santé physique et morale. Le calme se fit dans mes pensées; en interrogeant mon cœur, je le trouvai si sincère et si pur que la confession devint une courte formalité destinée à me donner le plaisir de communier. Je goûtai alors l'indicible bien-être que l'esprit jésuitique sait donner à chaque nature selon son penchant et sa portée. Esprit de conduite admirable dans son intelligence du cœur humain et dans les résultats qu'il pourrait obtenir pour le bien, si, comme l'abbé de Prémord, tout homme qui le professe et le répand avait l'amour du bien et l'horreur du mal; mais les remèdes deviennent des poisons dans certaines mains, et le puissant levier am de l'école jésuitique a semé {Lub 997} la mort et la vie avec une égale puissance dans la société et dans l'Église.
Il se passa alors environ six mois qui sont restés dans ma mémoire comme un rêve et que je ne demande qu'à retrouver dans l'éternité pour ma part de paradis. Mon esprit était tranquille. Toutes an mes idées étaient riantes. Il ne poussait que des fleurs dans mon cerveau, naguère hérissé de rochers et d'épines. Je voyais à toute heure le ciel ouvert devant moi, la vierge et les anges me souriaient en m'appelant; vivre ou mourir m'était indifférent. L'empyrée m'attendait avec toutes ses splendeurs, et je ne sentais plus en moi un grain de poussière qui pût ralentir le vol de mes ailes. La terre était un lieu d'attente où tout m'aidait et m'invitait à faire mon salut. Les anges me portaient sur leurs mains, comme le prophète, pour empêcher que, dans la nuit, mon pied ne heurtât la pierre du chemin. Je ne priais plus autant que par le passé, cela m'était défendu; mais chaque fois que je priais, je retrouvais mes élans d'amour, moins impétueux peut-être mais mille fois plus doux. La coupable et sinistre pensée du courroux du père céleste et de l'indifférence de Jésus ne se présentait plus à moi. Je communiais tous les dimanches {CL 236} et à toutes les fêtes, avec une incroyable sérénité de cœur et d'esprit. J'étais libre comme l'air dans cette douce et vaste prison du couvent. Si j'avais demandé la clef des souterrains on me l'eût donnée. Les religieuses me gâtaient comme leur enfant chéri, ma bonne Alicia, ma chère Hélène, madame Eugénie, Poulette, la sœur Thérèse, madame Anne-Josèphe, la supérieure, Élisa, et les anciennes pensionnaires, et les nouvelles, et la grande et la petite classe, je traînais tous les cœurs après moi. Tant il est facile d'être parfaitement aimable quand on se sent parfaitement heureux.
Mon retour à la gaieté fut comme une résurrection pour la grande classe. Depuis ma conversion la diablerie n'avait plus battu que d'une aile. Elle se réveilla sous une forme tout à fait ao inattendue; on devint anodin, diable à l'eau de rose, c'est-à-dire franchement espiègle, sans esprit de révolte, sans rupture avec le devoir. On travailla aux heures de travail, on rit et on joua aux heures de récréation comme on n'avait jamais fait. Il n'y eut plus de coteries, plus de camps séparés entre les diables, les sages et les bêtes. Les diables se radoucirent, {Lub 998} les sages s'égayèrent, les bêtes prirent du jugement et de la confiance, parce qu'on sut les utiliser et les divertir.
Ce grand progrès dans les mœurs du couvent se fit au moyen des amusements en commun. Nous imaginâmes, entre cinq ou six de la grande classe, d'improviser des charades ou plutôt de petites comédies, arrangées d'avance par scénarios et débitées d'abondance. Comme j'avais, grâce à ma grand'mère, un peu plus de littérature que mes camarades et une sorte de facilité à mettre en scène des caractères, je fus l'auteur de la troupe. Je choisis ap mes acteurs, je commandai les costumes; je fus fort bien secondée et j'eus des sujets très-remarquables. Le fond de la classe, donnant sur le jardin, devint théâtre aux heures permises. aq Nos premiers essais furent comme les débuts de l'art à son {CL 237} enfance; la Comtesse les toléra d'abord, puis elle y prit plaisir et engagea madame Eugénie et madame Françoise à venir voir s'il n'y avait rien d'illicite dans ce divertissement. Ces dames rirent et approuvèrent.
Il se fit rapidement de grands progrès dans nos représentations. On nous prêta de vieux paravents pour faire nos coulisses. Les accessoires nous vinrent de toutes parts. Chacune apporta de chez ses parents des matériaux pour les costumes. La difficulté était de s'habiller en homme. La pudeur et les nonnes ne l'eussent pas souffert. J'imaginai le costume Louis XIII, qui conciliait la décence et la possibilité de s'arranger. Nos jupes froncées en bas jusqu'à mi-jambes formèrent les hauts-de-chausses; nos corsages mis sens devant derrière, un peu arrangés et ouverts sur des mouchoirs froncés en devant de chemise et en crevés de manches, formèrent les pourpoints. Deux tabliers cousus ensemble firent des manteaux. Les rubans, perruques, chapeaux et fanfreluches ne furent pas difficiles à se procurer. Quand on manquait de plumes, on en faisait en papier découpé et frisé. Les pensionnaires sont adroites, inventives et savent tirer parti de tout. On nous permit les bottes, les épées et les feutres. Les parents en fournirent. Bref, les costumes furent satisfaisants, et l'on fut indulgent ar pour la mise en scène. On voulut bien prendre une grande table pour un pont et un escabeau couvert d'un tapis vert pour un banc de gazon.
On permit à la petite classe de venir assister à nos représentations, et on enrôla quiconque voulut s'engager. {Lub 999} La supérieure, qui aimait beaucoup à s'amuser, nous fit dire enfin un beau jour qu'elle avait ouï conter des merveilles de notre théâtre et qu'elle désirait y assister avec toute la communauté. Déjà la Comtesse et madame Eugénie avaient prolongé la récréation jusqu'à dix heures, et puis jusqu'à onze heures les jours de spectacle. La supérieure la prolongea {CL 238} pour le jour en question jusqu'à minuit: c'est-à-dire qu'elle voulut un divertissement complet. Sa demande et sa permission furent accueillies avec transport. On se précipita sur moi: « Allons, l'auteur, allons, boute en train (c'était le dernier surnom qu'on m'avait donné), à l'œuvre! Il nous faut un spectacle admirable; il nous faut six actes, en deux ou trois pièces. Il faut tenir notre public en haleine depuis huit heures jusqu'à minuit. C'est ton affaire, nous t'aiderons pour tout le reste; mais pour cela, nous ne comptons que sur toi. »
La responsabilité qui pesait sur moi était grave. Il fallait faire rire la supérieure, mettre en gaieté les plus graves personnes de la communauté; et pourtant il ne fallait pas aller trop loin, la moindre légèreté pouvait faire crier au scandale et faire fermer le théâtre. Quel désespoir pour mes compagnes! Si j'ennuyais seulement, le théâtre pouvait être également fermé sous prétexte de trop de désordre dans les récréations du soir et de dissipation dans les études du jour, et le prétexte n'eût point été spécieux, car il est bien certain que ces divertissements montaient beaucoup de jeunes têtes, à la petite classe surtout.
Heureusement je connaissais assez bien as mon Molière, et en retranchant les amoureux on pouvait trouver encore assez de scènes comiques pour défrayer toute une soirée. Le malade imaginaire m'offrit un scénario complet. Du dialogue et de l'enchaînement des scènes je ne pouvais avoir un souvenir exact. Molière était défendu au couvent, comme bien l'on pense, et tout directeur de théâtre que j'étais, je n'en étais pas moins vertueuse. Je me rappelai pourtant assez la donnée principale pour ne pas trop m'écarter de l'original dans mon scénario; je soufflai à mes actrices les parties importantes du dialogue et je leur communiquai assez de la couleur de l'ensemble. Pas une n'avait lu Molière, pas une de nos religieuses n'en connaissait une {CL 239} ligne. J'étais donc bien sûre que ma pièce aurait pour toutes l'attrait de la nouveauté. Je ne {Lub 1000} sais plus par qui furent remplis les rôles, mais ils le furent tous avec beaucoup d'intelligence et de gaieté. Je retranchai du mien, moitié par oubli, moitié à dessein, beaucoup de crudités at médicales, car je faisais monsieur Purgon. Mais, à peine eus-je commencé à faire agir et parler mon monde, à peine eus-je débité quelques phrases que je vis la supérieure éclater de rire, madame Eugénie s'essuyer les yeux et toute la communauté se dérider.
Tous les ans, à la fête de la supérieure, on lui jouait la comédie avec beaucoup plus de soin et de pompe que ce que nous faisions là. On dressait alors un véritable théâtre. Il y avait un magasin de décors ad hoc, une rampe, un tonnerre, des rôles appris par cœur et admirablement joués. Mais les représentations au n'étaient point gaies; c'étaient toujours les petits drames larmoyants de madame de Genlis. Moi, avec mes paravents, mes bouts de chandelle, mes actrices recrutées de confiance parmi celles que leur instinct poussait à s'offrir; avec mon scénario bâti de mémoire, notre dialogue improvisé et une répétition pour toute préparation, je pouvais arriver à un fiasco complet. Il n'en fut point ainsi. La gaieté, la verve, le vrai comique de Molière, même récité par bribes et représenté par fragments incomplets, enlevèrent l'auditoire. Jamais de mémoire de nonne on n'avait ri de si bon cœur.
{Presse 19/4/1855 1} Ce succès obtenu dès les premières scènes nous encouragea. J'avais préparé pour intermède une scène de matassins avec une poursuite bouffonne empruntée à Monsieur de Pourceaugnac. Seulement, j'avais dit à mes actrices de se tenir dans les coulisses, c'est-à-dire derrière les paravents, et de n'exhiber les armes av que si j'entrais moi-même en scène pour leur en donner l'exemple. aw Quand je vis qu'on était en humeur de tout accepter, je changeai vite {CL 240} de costume, et, faisant l'apothicaire, je commençai l'intermède, en brandissant l'instrument classique ax au-dessus de ma tête. Je fus accueillie par des rires homériques. On sait que ce genre de plaisanterie n'a jamais scandalisé les dévots. Aussitôt mon régiment noir à tabliers blancs s'élança sur la scène, et cette exhibition burlesque ay (Poulette nous avait prêté tout l'arsenal de l'infirmerie) mit la communauté de si belle humeur que je pensai voir crouler la salle.
La soirée fut terminée par la cérémonie de réception, {Lub 1001} et comme je savais par cœur tous les vers, on avait pu les apprendre. az Le succès fut complet, l'enthousiasme porté au comble. Ces dames, à force de réciter des offices en latin, en savaient assez pour apprécier le comique du latin bouffon de Molière. La supérieure se déclara divertie au dernier point, et je fus accablée d'éloges pour mon esprit et la gaieté de mes inventions. Je me tuais de dire tout bas à mes compagnes: « Mais c'est du Molière, et je n'ai fait merveille que de mémoire. » On ne m'écoutait pas, on ne voulait pas me croire. Une seule, qui avait lu Molière aux dernières vacances, me dit tout bas: « Tais-toi! Il est fort inutile ba de dire à ces dames où tu as pris tout cela. Peut-être qu'elles feraient fermer le théâtre si elles savaient que nous leur donnons du Molière. Et puisque rien ne les a choquées, il n'y a aucun mal à ne leur rien dire si elles ne te questionnent pas. »
En effet, personne ne songea à douter que l'esprit de Molière fût sorti de ma cervelle. J'eus un instant de scrupule d'accepter tous ces compliments. Je me tâtai pour savoir si ma vanité n'y trouvait pas son compte; je m'aperçus que c'était tout le contraire, et qu'à moins d'être fou, on ne pouvait que souffrir en se voyant décerner l'hommage dû à un autre. J'acceptai cette mortification par dévouement pour mes compagnes, et le théâtre continua à prospérer et à attirer la supérieure et les religieuses le dimanche.
{CL 241} Ce fut une suite de pastiches puisés dans tous les tiroirs de ma mémoire et arrangés selon les moyens et les convenances de notre théâtre. Cet amusement eut l'excellent résultat d'étendre le cercle des relations et des amitiés entre nous. La camaraderie, le besoin de s'aider bb les unes les autres pour se divertir en commun, engendrèrent la bienveillance, la condescendance, une indulgence mutuelle, l'absence de toute rivalité. Enfin le besoin d'aimer, si naturel aux jeunes cœurs, forma autour de moi un groupe qui grossissait chaque jour et qui se composa bientôt de tout le couvent, religieuses et pensionnaires, grande et petite classe. Je puis rappeler sans vanité ce temps où je fus l'objet d'un engouement inouï dans les fastes du couvent, puisque ce fut l'ouvrage de mon confesseur et le résultat de la dévotion tendre, expansive et riante où il m'avait entraînée.
On me savait un gré infini d'être dévote, complaisante {Lub 1002} et amusante. La gaieté se communiqua aux caractères les plus concentrés, aux dévotions les plus mélancoliques. Ce fut à cette époque que je contractai une tendre amitié avec Jane Bazouin, bc un petit être pâle, réservé, doux, malingre en apparence, mais qui a vécu pourtant sans maladie et à qui ses beaux grands yeux noirs, d'une finesse lente et bonne, et son petit sourire d'enfant tenaient lieu de beauté. C'était, ce sera toujours une créature adorable que Jane. C'était la bonté, le dévouement, l'obligeance infatigables de Fannelly avec la piété austère et ferme d'Élisa, le tout couronné d'une grâce calme et modeste qui ne pouvait se comparer qu'à Jane elle-même.
Elle avait deux sœurs plus belles et plus brillantes qu'elle: Chérie, qui était la plus jolie, la plus vivante et la plus recherchée des trois par la séduction de ses manières, pauvre charmante fille qui est morte deux ans après; Aimée, qui était belle de distinction et d'intelligence, {CL 242} et qui a traversé une jeunesse maladive pour épouser M. d'Héliand bd à vingt-sept ans. Aimée était à tous égards une personne supérieure. Ses manières étaient froides, mais son cœur était affectueux et son intelligence la rendait propre à tous les arts, où elle excellait sans efforts et sans passion apparente.
Ces trois sœurs étaient en chambre avec une gouvernante pour les soigner, mais elles suivaient les classes et les prières comme nous. On jalousait l'amitié de Chérie et d'Aimée be. Jane n'avait d'amies que ses sœurs. Elle était trop timide et trop réservée pour en rechercher d'autres. Cette modestie me toucha et je vis bientôt que ce n'était pas la froideur et la stupidité qui causaient son isolement. Elle était tout aussi intelligente, tout aussi instruite, et beaucoup plus aimante que ses sœurs. Je découvris en elle un trésor de bienveillance et de tendresse calme et durable. Nous avons été intimement liées jusqu'en 1831. bf Je dirai plus tard pourquoi, sans cesser de l'aimer comme elle le mérite, j'ai cessé de la voir sans lui en dire la raison.
Ma petite Jane montra dans nos amusements qu'elle était aussi capable de gentillesse et de gaieté que les plus brillantes d'entre nous. Une fois même elle fut punie du bonnet de nuit par la Comtesse, qui ne prenait pas toujours en bonne part nos espiègleries; car la gaieté montait tous les jours d'un cran et les plus roides s'y laissaient {Lub 1003} entraîner. Je me rappelle que cela était bg devenu pour moi, pour tout le monde, une commotion électrique et comme irrésistible. Certes, je m'abstenais désormais de tourner la pauvre Comtesse en ridicule et je faisais mon possible pour l'épargner quand les autres s'en mêlaient. Mais quand, pour la centième fois, elle se laissait prendre à la bougie de pomme qu'Anna ou Pauline plaçaient dans sa lanterne, et lorsqu'elle disait une parole pour l'autre avec le sang-froid d'une personne parfaitement distraite, en voyant {CL 243} toute la classe partir d'un seul éclat de rire, il me fallait en faire autant. Alors elle se tournait vers moi d'un air de détresse, et comme Jules César à Brutus, elle me disait, en se drapant dans son grand châle vert: « Et vous aussi, Aurore! » J'aurais bien voulu me repentir, mais elle avait une manière de prononcer les e muets qui sonnait comme un o. Anna la contrefaisait admirablement, et se tournant vers moi elle me criait: « Auroro, Auroro! » Je n'y pouvais tenir, le rire devenait nerveux. J'aurais ri dans le feu, comme on disait.
La gaieté alla si loin que quelques cervelles échauffées la firent tourner en révolte. C'était à une époque de la Restauration où il y eut comme une épidémie de rébellion dans tous les lycées, dans les pensions et même dans les établissements de notre sexe. Comme ces nouvelles nous arrivaient coup sur coup, avec le récit de circonstances tantôt graves, tantôt plaisantes, les plus vives d'entre nous disaient: « Est-ce que bh nous n'aurons pas aussi notre petite révolte? Nous serons donc les seules qui ne suivrons pas la mode? Nous n'aurons donc pas notre petite note dans les journaux? »
La Comtesse émue devenait plus sévère parce qu'elle avait peur. Nos bonnes religieuses, quelques-unes du moins, avaient des figures allongées, et pendant trois ou quatre jours (je crois que nos voisins les Écossais avaient fait aussi leur insurrection) il y eut une sorte de méfiance et de terreur qui nous divertissait beaucoup. Alors on s'imagina de faire bi semblant de se révolter pour voir la frayeur de ces dames, celle de la Comtesse surtout. On ne m'en fit point part; on était si bon pour moi qu'on ne voulait pas me mettre aux prises avec ma conscience, et on comptait bien m'entraîner dans le rire général quand l'affaire éclaterait.
{Lub 1004} Il en fut ainsi: un soir, à la classe, comme nous étions {CL 244} toutes assises autour d'une longue table, la Comtesse au bout, raccommodant ses nippes à la clarté des chandelles, j'entends ma voisine dire à sa voisine: « Exhaussons! » Le mot fait le tour de la table, qui, enlevée aussitôt par trente paires de petites mains, s'élève et s'exhausse en effet jusqu'au-dessus de la tête de la Comtesse. Fort distraite comme d'habitude, la Comtesse s'étonne de l'éloignement de la lumière; mais au moment où elle lève la tête, la table et les lumières s'abaissent et reprennent leur niveau. On recommença plusieurs fois le même tour sans qu'elle s'en rendît compte. C'était à peu près la scène du niais au logis de la sorcière, dans Les Pilules du Diable. Je trouvai la chose si plaisante que je ne me fis pas un grand scrupule de recevoir le mot d'ordre et d'exhausser comme les autres. Mais enfin la Comtesse s'aperçut de nos sottises et se leva furieuse. Il était convenu qu'on ferait des mines de mauvais garçons pour l'effrayer. Chacune se pose en conspirateur, les bras croisés, le sourcil froncé, et des chuchotements font entendre autour d'elle le mot terrible de révolte. La Comtesse était incapable de tenir tête à l'orage. Persuadée que le moment fatal est venu, elle s'enfuit en faisant flotter son grand châle comme une mouette qui étend ses ailes et qui prend son vol à travers les tempêtes.
Elle avait perdu l'esprit; elle traversa le jardin pour se réfugier et se barricader dans sa chambre. Pour augmenter sa terreur, nous jetâmes les flambeaux, les chandelles et les tabourets par la fenêtre au moment où elle passait. Nous ne voulions ni ne pouvions l'atteindre; mais ce vacarme, accompagné de cris: « Révolte! révolte! » pensa la faire mourir de peur. Pendant une heure nous fûmes livrées à nous-mêmes et à nos rires inextinguibles, sans que personne osât venir rétablir l'ordre. Enfin nous entendîmes de loin la grosse voix de la supérieure qui arrivait avec un bataillon de doyennes bj. C'était à notre tour d'avoir {CL 245} peur, car la supérieure était aimée, et comme on n'avait voulu que faire semblant de se révolter, il en coûtait d'être grondées et punies comme pour une révolte véritable. Aussitôt on court fermer au verrou les portes de la classe, et de l'avant-classe; on se hâte de ranger tout, on repêche les tabourets et les flambeaux, on rajuste et on rallume les chandelles; {Lub 1005} puis, quand tout est en ordre, tout le monde se met à genoux et on commence tout haut la prière du soir, tandis qu'une de nous rouvre les portes au moment où la supérieure s'y présente, après quelque hésitation.
La Comtesse fut regardée comme une folle et comme une visionnaire, et Marie-Josèphe, la servante qui rangeait la classe le matin et qui était la meilleure du monde, ne se plaignit pas de la fracture de quelques meubles et de quelques chandelles. {Presse 19/4/1855 2} Elle nous garda le secret, et là finit notre révolution. bk
Tout allait le mieux du monde; le carnaval arrivait, et nous préparions une soirée de comédie comme jamais nous n'avions encore espéré de la réaliser. Je ne sais plus quelle pièce de Molière ou de Regnard j'avais mise en canevas. Les costumes étaient prêts, les rôles distribués, le violon engagé. Car ce jour-là, nous avions un violon, un bal, un souper, et toute la nuit pour nous divertir à discrétion bl.
Mais un événement politique, qui devait naturellement retentir comme une calamité publique dans un couvent, vint faire rentrer les costumes au magasin et la gaieté dans les cœurs.
Le duc de Berry fut assassiné à la porte de l'Opéra par Louvel. bm Crime bm isolé, fantasque comme tous les actes de délire sanguinaire, et qui servit de prétexte à des persécutions ainsi qu'à un revirement subit dans l'esprit du règne de Louis XVIII.
Cette nouvelle nous fut apportée le lendemain matin et commentée par nos religieuses d'une manière saisissante et {CL 246} dramatique. Pendant huit jours on ne s'entretint pas d'autre chose, et les moindres détails de la mort chrétienne du prince, le désespoir de sa femme, qui coupa, disait-on, ses blonds cheveux sur sa tombe; toutes les circonstances de cette tragédie royale et domestique rapportées, embellies, amplifiées et poétisées par les journaux royalistes et les lettres particulières défrayèrent bn nos récréations de soupirs et de larmes. Presque toutes nous appartenions à des familles nobles, royalistes ou bonapartistes ralliées bo. Les Anglaises, qui étaient en majorité, prenaient part au deuil royal par principe bp, et, d'ailleurs, le récit d'une mort tragique et les larmes d'une illustre famille étaient émouvants pour nos jeunes imaginations comme une pièce de Corneille ou de Racine. {Lub 1006} On ne nous disait pas que le duc de Berry avait été un peu brutal et débauché bq, on nous le peignait comme un héros, comme un second Henri IV, sa femme comme une sainte, et le reste à l'avenant.
Moi seule peut-être je luttais contre l'entraînement général. J'étais restée bonapartiste et je ne m'en cachais pas, sans cependant me prendre de dispute avec personne à ce sujet.
Dans ce temps-là, quiconque était bonapartiste était traité de libéral. Je ne savais ce que c'était que le libéralisme; on me disait que c'était la même chose que le jacobinisme, que je connaissais encore moins. Je fus donc émue quand on me répéta sur tous les tons: « Qu'est-ce qu'un parti qui prêche, commet et préconise l'assassinat? — S'il en est ainsi, répondis-je, je suis tout ce qu'il vous plaira, excepté libérale, » et je me laissai attacher au cou je ne sais plus quelle petite médaille frappée en l'honneur du duc de Berry, qui était devenue comme un ordre pour tout le couvent.
Huit jours de tristesse, c'est bien long pour un couvent de jeunes filles. Un soir, je ne sais qui fit une grimace, une autre sourit, une troisième dit un bon mot, et voilà {CL 247} le rire qui fait br le tour de la classe, d'autant plus violent et nerveux, qu'il succédait aux pleurs.
Peu à peu, on nous laissa reprendre nos amusements. Ma grand'mère était à Paris. Comme on lui rendait bon témoignage de ma conduite, elle n'avait plus sujet de me gronder sérieusement et elle s'apercevait aussi que ma simplicité et mon absence de coquetterie n'allaient pas mal à une figure de seize ans. Elle me traitait donc avec toute sa bonté maternelle; mais un nouveau souci s'était emparé d'elle à propos de moi: c'était ma dévotion et le secret désir que je conservais, et qu'elle avait appris vraisemblablement par madame de Pontcarré (qui devait le tenir de Pauline), de me faire religieuse. Elle avait su l'été précédent, par diverses lettres de personnes qui m'avaient vue au parloir, que j'étais souffrante, triste et toute confite en Dieu. Cette dévotion triste ne l'avait pas beaucoup inquiétée. Elle s'était dit avec raison que cela n'était pas de mon âge et ne pouvait durer. Mais quand elle me vit bien portante, fraîche, gaie, ne prenant bs avec personne d'airs revêches, et néanmoins rentrant bt chaque fois dans mon cloître avec plus de plaisir que j'en étais {Lub 1007} sortie, elle eut peur et résolut de me reprendre avec elle aussitôt qu'elle repartirait pour Nohant.
Cette nouvelle tomba sur moi comme un coup de foudre, au milieu du plus parfait bonheur que j'eusse goûté de ma vie. Le couvent était devenu mon paradis sur la terre. Je n'y étais ni pensionnaire ni religieuse, mais quelque chose d'intermédiaire, avec la liberté absolue dans un intérieur que je chérissais et que je ne quittais pas sans regret, même pour une journée. Personne n'était donc aussi heureux que moi. J'étais l'amie de tout le monde, le conseil et le meneur de tous les plaisirs, l'idole des petites. Les religieuses, me voyant si gaie et persistant dans ma vocation, commençaient à y croire, et, sans l'encourager, ne disaient {CL 248} plus non. Élisa, qui seule ne s'était pas laissé distraire et égayer par mon entrain, y croyait fermement; sœur Hélène, plus que jamais. J'y croyais moi-même et j'y ai cru encore longtemps après ma sortie du couvent. Madame Alicia et l'abbé de Prémord étaient les deux seules personnes qui n'y comptaient pas, me connaissant probablement mieux que les autres, et tous deux me disaient à peu près la même chose: « Gardez cette idée si elle vous est bonne! Mais pas de vœux imprudents, pas de secrètes promesses à Dieu, surtout pas d'aveu à vos parents avant bu le moment où vous serez certaine de vouloir pour toujours ce que vous voulez aujourd'hui. L'intention de votre grand'mère est de vous marier. Si dans deux ou trois ans vous ne l'êtes pas et que vous n'ayez pas envie de l'être, nous reparlerons de vos projets. »
Le bon abbé m'avait rendue bv bien facile la tâche d'être aimable. Dans les premiers temps j'avais été un peu effrayée de l'idée que mon devoir, aussitôt que j'aurais pris quelque ascendant sur mes compagnes, serait de les prêcher et de les convertir. Je lui avais avoué que je ne me sentais pas propre à ce rôle. « Vous voulez que je sois aimée de tout le monde ici, lui avais-je dit: eh bien, je me connais assez pour vous dire que je ne pourrai pas me faire aimer sans aimer moi-même, et que je ne serai jamais capable de dire à une personne aimée: “ Faites-vous dévote, mon amitié est à ce prix. ” Non, je mentirais. Je ne sais pas obséder, persécuter, pas même insister, je suis trop faible. — Je ne demande rien de semblable, m'avait répondu l'indulgent directeur; prêcher, obséder {Lub 1008} serait de mauvais goût à votre âge. Soyez pieuse et heureuse, c'est tout ce que je vous demande, votre exemple prêchera bw mieux que tous les discours que vous pourriez faire. »
Il avait eu raison d'une certaine manière, mon excellent ami. Il est certain que l'on était devenu meilleur autour de {CL 249} moi; mais la religion ainsi prêchée par la gaieté avait donné bien de la force à la vivacité des esprits, et je ne sais pas si c'était un moyen très-sûr bx pour persister dans le catholicisme.
J'y persistais avec confiance, j'y aurais persisté, je crois, si je n'eusse pas quitté le couvent; mais il fallut le quitter, il fallut cacher à ma grand'mère, qui en aurait mortellement souffert, le regret mortel que j'avais de me séparer des nombreux et charmants objets de ma tendresse: mon cœur fut brisé. Je ne pleurais by pourtant pas, car j'eus un mois pour me préparer à cette séparation, et, quand elle arriva bz, j'avais pris une si forte résolution de me soumettre sans murmure, que je parus calme et satisfaite devant ma pauvre bonne maman. Mais j'étais navrée, et je l'étais pour bien longtemps.
Je ne dois pourtant pas fermer le dernier chapitre du couvent sans dire que j'y laissai tout le monde triste ou consterné de la mort de madame Canning. J'étais arrivée, pour son caractère, au respect que lui devait ma piété; mais jamais ma sympathie ne m'avait poussée vers elle. Je fus pourtant une des dernières personnes qu'elle nomma avec affection dans son agonie.
Cette femme, d'une puissante organisation, avait eu sans doute les qualités de son rôle dans la vie monastique, puisqu'elle avait conservé, depuis la Révolution, le gouvernement absolu de sa communauté. Elle laissait la maison dans une situation florissante, avec un nombre considérable d'élèves et de grandes relations dans le monde, qui eussent dû assurer à l'avenir une clientèle durable et brillante.
Néanmoins, cette situation prospère s'éclipsa avec elle. J'avais ca vu élire madame Eugénie, et comme elle m'aimait toujours, si je fusse restée au couvent, j'y aurais été encore plus gâtée; mais madame Eugénie se trouva impropre à l'exercice de l'autorité absolue. J'ignore si elle en abusa, {CL 250} si le désordre se mit dans sa gestion ou la division dans ses conseils; mais elle demanda, au bout {Lub 1009} de peu d'années, à se retirer du pouvoir et fut prise au mot, m'a-t-on dit, avec un empressement général. Elle avait laissé cb les affaires péricliter, ou bien je crois plutôt qu'elle n'avait pu les empêcher d'aller ainsi. Tout est mode en ce monde, même les couvents. Celui des Anglaises avait eu, sous l'Empire et sous Louis XVIII, une grande vogue. Les plus grands noms de la France et de l'Angleterre y avaient contribué. Les Mortemart, les Montmorency y avaient eu leurs héritières. Les filles des généraux de l'Empire ralliés à la Restauration y furent mises, à dessein sans doute d'établir des relations favorables à l'ambition aristocratique des parents; mais le règne de la bourgeoisie arrivait, et, quoique j'aie entendu les vieilles comtesses accuser madame Eugénie d'avoir laissé encanailler son couvent, je me souviens fort bien que, lorsque j'en sortis, peu de jours après la mort de madame Canning, le tiers état avait déjà fait, par ses soins, une irruption très-lucrative dans le couvent. Ç'avait été pour ainsi dire le bouquet de sa fructueuse administration.
J'avais donc vu notre personnel s'augmenter rapidement d'une quantité de charmantes filles de négociants ou d'industriels, tout aussi bien élevées déjà, et pour la plupart plus intelligentes (ceci était même remarquable et remarqué) que les petites personnes de grande maison.
Mais cette prospérité devait être et fut un feu de paille. Les gens de la haute, comme disent aujourd'hui les bonnes gens, trouvèrent le milieu trop roturier, et la vogue des beaux noms se porta sur le Sacré-Cœur et sur l'Abbaye-aux-Bois. Plusieurs de mes anciennes compagnes furent transférées dans ces monastères, et peu à peu l'élément patricien catholique rompit avec l'antique retraite des Stuarts. Alors sans doute les bourgeois, qui avaient été flattés de l'espérance de voir leurs héritières frayer avec celles de la {CL 251} noblesse, se sentirent frustrés et humiliés. Ou bien l'esprit voltairien du règne de Louis-Philippe, qui couvait déjà dès les premiers jours du règne de son prédécesseur, commença à proscrire les éducations monastiques. cc Tant il y a, qu'au bout de quelques années je trouvai le couvent à peu près vide, sept ou huit pensionnaires au lieu de soixante-dix à quatre-vingts que nous avions été, la maison trop vaste et aussi pleine de silence qu'elle l'avait été de bruit, Poulette désolée et se {Lub 1010} plaignant avec âcreté des nouvelles supérieures et de la ruine de notre ancienne gloire.
J'ai eu les derniers détails sur cet intérieur en 1847. La situation était meilleure cd, mais ne s'était jamais relevée à son ancien niveau: grande injustice de la vogue; car, en somme, les Anglaises étaient sous tous les rapports un troupeau de vierges sages, et leurs habitudes de raison, de douceur et de bonté n'ont pu se perdre en un quart de siècle. ce