GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-L�vy 1876

{LP T.? ?; CL T.3 [189]; Lub T.1 [957]} QUATRIÈME PARTIE
Du mysticisme � l'ind�pendance
1819-1832 a

{Presse 13/6/1855 1; CL T.4 [118]; Lub T.2 [147]} XV b

Quatre Berrichons dans les lettres. — MM. Delatouche et Duris-Dufresne. — Ma visite � M. de K�ratry. — R�ve de quinze cents francs de rente. — Le Figaro. — Une promenade dans le quartier latin. — Balzac. — Emmanuel Arago. — Premier luxe de Balzac. — Ses contrastes. — Aversion que lui portait Delatouche. — D�ner et soir�e fantastique chez Balzac. — Jules Janin. — Delatouche m'encourage et me paralyse. — Indiana. — C'est � tort qu'on a dit que c'�tait ma personne et mon histoire. — La th�orie du beau. — La th�orie du vrai. — Ce qu'en pensait Balzac. — Ce qu'en pensent la critique et le public. — Coramb�. — Les fant�mes s'envolent. — Le travail m'attriste. — Pr�tendues manies des artistes.



{CL 118} Nous �tions alors trois Berrichons � Paris, F�lix Pyat, Jules Sandeau et moi, apprentis litt�raires, sous la direction d'un quatri�me Berrichon, M. Delatouche. Ce ma�tre e�t d�, et il e�t voulu sans doute, �tre un lien entre nous, et nous comptions ne faire qu'une famille en Apollon, dont il e�t �t� le p�re. Mais son caract�re aigri, susceptible et malheureux trahit les intentions et les besoins de son cœur, qui �tait bon, g�n�reux et tendre. Il se brouilla tour � tour avec nous trois, apr�s nous avoir un peu brouill�s ensemble.

J'ai dit, dans un article n�crologique assez d�taill� sur M. Delatouche, tout le bien et tout le mal qui �taient en lui, et j'ai pu dire le mal sans manquer en rien � la reconnaissance que je lui devais et � la vive amiti� que je lui avais rendue plusieurs ann�es avant sa mort. Pour montrer combien ce mal, c'est-�-dire cette douleur inqui�te, cette susceptibilit� maladive, cette misanthropie en un mot, {CL 119} �tait fatale et involontaire, je n'ai eu qu'� citer des fragments de ses lettres, o� lui-m�me, en quelques mots pleins de gr�ce et de force, se peignait {Lub 148} dans sa grandeur et dans sa souffrance. J'avais d�j� �crit sur lui, pendant sa vie, avec le m�me sentiment de respect et d'affection. Je n'ai jamais eu rien � me reprocher envers lui, pas m�me l'ombre d'un tort, et je n'aurais jamais su comment et pourquoi j'avais pu lui d�plaire, si je n'avais vu par moi-m�me, au d�clin rapide de sa vie, combien il �tait profond�ment atteint d'une hypocondrie sans ressources.

Il m'a rendu justice en voyant que j'�tais juste envers lui, c'est-�-dire prompte � courir � lui d�s qu'il m'ouvrit des bras paternels, sans me souvenir de ses col�res et de ses injustices mille fois r�par�es, selon moi, par un �lan, par un repentir, par une larme de son cœur.

Je ne pourrais r�sumer ici l'ensemble de son caract�re et de ses rapports avec moi personnellement, comme je l'ai fait dans un opuscule sp�cial, sans sortir de l'ordre de mon r�cit, faute que j'ai d�j� trop commise et qui m'a paru souvent in�vitable, les personnes et les choses ayant besoin de se compl�ter dans le souvenir de celui qui en parle pour �tre bien appr�ci�es, et jug�es, en dernier ressort, �quitablement*.

* Encore une raison pour ne parler des vivans qu'avec r�serve.

Mais pour ne point m'arr�ter � chaque pas dans ma narration, je dirai simplement ici quels rapports s'�taient �tablis entre nous lorsque je publiai Indiana et Valentine.

Mon bon vieux ami Duris-Dufresne, � qui, des premiers, j'avais confi� mon projet d'�crire, avait voulu me mettre en relations avec Lafayette, assurant qu'il me prendrait en amiti�, que je lui serais tr�s-sympathique et qu'il me lancerait avec sollicitude dans le monde des arts, o� il avait {CL 120} de nombreuses relations. Je me refusai � cette entrevue, bien que j'eusse aussi beaucoup de sympathie pour Lafayette, que j'allais quelquefois �couter � la tribune, conduite par mon papa (c'est ainsi que les huissiers de la Chambre appelaient mon vieux d�put� quand nous nous cherchions dans les couloirs apr�s la s�ance); mais je me trouvais si peu de chose, que je ne pus prendre sur moi d'aller occuper de ma mince personnalit� le patriarche du lib�ralisme.

Et puis, si j'avais besoin d'un patron litt�raire, c'�tait bien plus comme conseil que comme appui. Je d�sirais savoir, avant tout, si j'avais quelque talent, et je craignais {Lub 149} de prendre un go�t pour une facult�. M. Duris-Dufresne, � qui j'avais lu, bien en secret, quelques pages, � Nohant, sur l'�migration des nobles en 89, me tenait na�vement pour un grand esprit; mais je me d�fiais beaucoup de sa partialit� et de sa galanterie. D'ailleurs il ne s'int�ressait qu'aux choses politiques, et c'est � quoi je me sentais le moins port�e.

Je lui observai que les amis �taient trop volontiers �blouis, et qu'il me faudrait un juge sans pr�ventions. « Mais n'allons pas le chercher si haut, lui disais-je; les gens trop c�l�bres n'ont pas le temps de s'arr�ter aux choses trop secondaires. »

Il me proposa un de ses coll�gues � la chambre, M. de K�ratry, qui faisait des romans, et qu'il me donna pour un juge fin et s�v�re. J'avais lu le Dernier des Beaumanoir, ouvrage fort mal fait, b�ti sur une donn�e r�voltante, mais � laquelle le go�t �pic� du romantisme faisait gr�ce en faveur de l'audace. Il y avait cependant dans cet ouvrage des pages assez belles et assez touchantes, un m�lange bizarre de d�votion bretonne et d'aberrations romanesques, de la jeunesse dans l'id�e, de la vieillesse dans les d�tails. « Votre illustre coll�gue est un fou, dis-je � mon papa, et quant � son livre, j'en pourrais quelquefois faire d'aussi {CL 121} mauvais. Cependant on peut �tre bon juge et m�chant praticien. L'ouvrage n'est toujours pas d'un imb�cile, il s'en faut. Voyons M. de K�ratry. Mais je loge sous les toits, vous me dites qu'il est vieux et mari�. Demandez-lui son heure. J'irai chez lui. »

D�s le lendemain, j'eus rendez-vous chez M. De K�ratry � huit heures du matin. C'�tait bien matin. J'avais les yeux gros comme le poing, j'�tais compl�tement stupide.

M de K�ratry me parut plus �g� qu'il ne l'�tait. Sa figure, encadr�e de cheveux blancs, �tait fort respectable. Il me fit entrer dans une jolie chambre o� je vis, couch�e sous un couvre-pied de soie rose tr�s-galant, une charmante petite femme qui jeta un regard de piti� languissante sur ma robe de stoff et sur mes souliers crott�s, et qui ne crut pas devoir m'inviter � m'asseoir.

Je me passai de la permission et demandai � mon nouveau patron, en me fourrant dans la chemin�e, si mademoiselle sa fille �tait malade. Je d�butais par une insigne b�tise. Le vieillard me r�pondit d'un air tout {Lub 150} gonfl� d'orgueil armoricain que c'�tait l� madame de K�ratry, sa femme. « Tr�s-bien, lui dis-je, je vous en fais mon compliment; mais elle est malade, et je la d�range. Donc je me chauffe et je m'en vas. — Un instant, reprit le protecteur; M. Duris-Dufresne m'a dit que vous vouliez �crire, et j'ai promis de causer avec vous de ce projet; mais tenez, en deux mots, je serai franc, une femme ne doit pas �crire. — Si c'est votre opinion, nous n'avons point � causer, repris-je. Ce n'�tait pas la peine de nous �veiller si matin, madame de K�ratry et moi, pour entendre ce pr�cepte. »

Je me levai et sortis sans humeur, car j'avais plus envie de rire que de me f�cher. M. de K�ratry me suivit dans l'antichambre et m'y retint quelques instants pour me d�velopper sa th�orie sur l'inf�riorit� des femmes, sur {CL 122} l'impossibilit� o� �tait la plus intelligente d'entre elles d'�crire un bon ouvrage (le Dernier des Beaumanoir apparemment); et, comme je m'en allais toujours sans discuter et sans lui rien dire de piquant, il termina sa harangue par un trait napol�onien qui devait m'�craser. « Croyez-moi, me dit-il gravement comme j'ouvrais la derni�re porte de son sanctuaire, ne faites pas de livres, faites des enfants. — Ma foi, monsieur, lui r�pondis-je en pouffant de rire et en lui fermant sa porte sur le nez, gardez le pr�cepte pour vous-m�me, si bon vous semble. » c

Delatouche a arrang� ma r�ponse depuis en racontant cette belle entrevue. Il m'a fait dire faites-en vous-m�me si vous pouvez. Je ne fus ni si m�chante ni si spirituelle, d'autant plus que sa petite femme avait l'air d'un ange de candeur. Je retournai chez moi fort divertie de l'originalit� de ce Chrysale romantique et bien certaine que je ne m'�l�verais jamais � la hauteur de ses inventions litt�raires. On sait que le sujet du Dernier des Beaumanoir est le viol d'une femme que l'on croit morte, par le pr�tre charg� de l'ensevelir. Ajoutons cependant, pour rester �quitable, que le livre a de tr�s-belles pages.

Je fis rire Duris-Dufresne aux larmes en lui racontant l'aventure. En m�me temps, il �tait furieux et voulait pourfendre son Breton bretonnant. Je le calmai en lui disant que je ne donnerais pas ma matin�e pour... un �diteur!

Il ne combattit plus d�s lors mon projet d'aller voir {Lub 151} Delatouche, contre lequel il m'avait exprim� jusque-l� de fortes pr�ventions. Je n'avais qu'un mot � �crire, mon nom e�t suffi pour m'assurer un bon accueil de mon compatriote. J'�tais intimement li�e avec sa famille. Il �tait cousin des Duvernet, et son p�re avait �t� li� avec le mien.

Il m'appela et me re�ut paternellement. Comme il savait d�j� par F�lix Pyat mon colloque avec M. de K�ratry, il {CL 123} mit toute la coquetterie de son esprit, qui �tait d'une trempe exquise et d'un brillant remarquable, � soutenir la th�se contraire. « Mais ne vous faites pas d'illusions, cependant, me dit-il. La litt�rature est une ressource illusoire, et moi qui vous parle, malgr� toute la sup�riorit� de ma barbe, je n'en tire pas quinze cents francs par an, l'un dans l'autre.

— Quinze cents francs! m'�criai-je; mais si j'avais quinze cents francs � joindre � ma petite pension, je m'estimerais tr�s-riche et je ne demanderais plus rien au ciel ni aux hommes, pas m�me une barbe!

— Oh! reprit-il en riant, si vous n'avez pas plus d'ambition que cela, vous simplifiez la question. Ce ne sera pas encore la chose la plus facile du monde que de gagner quinze cents francs, mais c'est possible, si vous ne vous rebutez pas des commencements. »

{Presse 13/6/1855 2} Il lut un roman dont je ne me rappelle m�me plus le titre ni le sujet, car je l'ai br�l� peu de temps apr�s. Il le trouva, avec raison, d�testable. Cependant il me dit que je devais en savoir faire un meilleur, et que peut-�tre un jour j'en pourrais faire un bon. « Mais il faut vivre pour conna�tre la vie, ajouta-t-il. Le roman, c'est la vie racont�e avec art. Vous �tes une nature d'artiste, mais vous ignorez la r�alit�, vous �tes trop dans le r�ve. Patientez avec le temps et l'exp�rience, et soyez tranquille: ces deux tristes conseilleurs viendront assez vite. Laissez-vous enseigner par la destin�e, et t�chez de rester po�te. Vous n'avez pas autre chose � faire. »

Cependant, comme il me voyait assez embarrass�e de suffire � la vie mat�rielle, il m'offrit de me faire gagner quarante ou cinquante francs par mois, si je pouvais m'employer � la r�daction de son petit journal. Pyat et Sandeau �taient d�j� occup�s � cette besogne. J'y fus associ�e un peu par-dessus le march�.

{Lub 152} Delatouche avait achet� le Figaro, et il le faisait � peu {CL 124} pr�s lui-m�me, au coin de son feu, en causant tant�t avec ses r�dacteurs, tant�t avec les nombreuses visites qu'il recevait*. Ces visites, quelquefois charmantes, quelquefois risibles, posaient un peu, sans s'en douter, pour le secr�tariat respectable qui, retranch� dans les petits coins de l'appartement, ne se faisait pas faute d'�couter et de critiquer.

* Le Figaro �tait alors un tout petit journal et ne comptait pas un grand nombre d'abonn�s.
                                                (Note de 1874).

J'avais ma petite table et mon petit tapis aupr�s de la chemin�e; mais je n'�tais pas tr�s-assidue � ce travail, auquel je n'entendais rien. Delatouche me prenait un peu au collet pour me faire asseoir; il me jetait un sujet et me donnait un petit bout de papier sur lequel il fallait le faire tenir. Je barbouillais dix pages que je jetais au feu et o� je n'avais pas mis un mot de ce qu'il fallait traiter. Les autres avaient de l'esprit, de la verve, de la facilit�. On causait et on riait. Delatouche �tait �tincelant de causticit�. J'�coutais, je m'amusais beaucoup, mais je ne faisais rien qui vaille, et, au bout du mois, il me revenait douze francs cinquante centimes ou quinze francs tout ou plus pour ma part de collaboration, encore �tait-ce trop bien pay�.

Delatouche �tait adorable de gr�ce paternelle, et il se rajeunissait avec nous jusqu'� l'enfantillage. Je me rappelle un d�ner que nous lui donn�mes chez Pinson et une fantastique promenade au clair de la lune que nous lui f�mes faire � travers le quartier Latin. Nous �tions suivis d'un sapin qu'il avait pris � l'heure pour aller je ne sais o� et qu'il garda jusqu'� minuit sans pouvoir se d�p�trer de notre folle compagnie. Il y remonta bien vingt fois et en descendit toujours, persuad� par nos raisons. Nous allions sans but et nous voulions lui prouver que c'�tait la plus agr�able mani�re de se promener. Il la go�tait assez, car {CL 125} il nous c�dait sans trop de combat. Le cocher de fiacre, victime de nos taquineries, avait pris son mal en patience, et je me souviens qu'arriv�s je ne sais pourquoi ni comment, � la montagne Sainte-Genevi�ve, comme il allait fort lentement dans la rue d�serte, nous nous occupions � traverser la voiture, � la file les uns des autres, laissant les porti�res {Lub 153} ouvertes et les marchepieds baiss�s, et chantant je ne sais plus quelle fac�tie sur un ton lugubre: je ne sais pas non plus pourquoi cela nous paraissait dr�le et pourquoi Delatouche riait de si bon cœur. Je crois que c'�tait la joie de se sentir b�te une fois dans sa vie. Pyat pr�tendait avoir un but, qui �tait de donner une s�r�nade � tous les �piciers du quartier, et il allait de boutique en boutique chantant � pleine voix: Un �picier c'est une rose.

C'est la seule fois que j'aie vu Delatouche v�ritablement gai, car son esprit, habituellement satirique, avait un fonds de spleen qui rendait souvent son enjouement mortellement triste. « Sont-ils heureux! me disait-il, en me donnant le bras � l'arri�re-garde, tandis que les autres couraient devant en faisant leur tapage; ils n'ont bu que de l'eau rougie, et ils sont ivres! Quel bon vin que la jeunesse! Et quel bon rire que celui qui n'a pas besoin de motif! Ah! Si l'on pouvait s'amuser comme cela deux jours de suite! Mais aussit�t que l'on sait de quoi et de qui l'on s'amuse, on ne s'amuse plus, on a envie de pleurer. »

Le grand chagrin de Delatouche �tait de vieillir. Il n'en pouvait prendre son parti, et c'est lui qui disait: « On n'a jamais cinquante ans, on a deux fois vingt-cinq ans. » Malgr� cette r�volte de son esprit, il �tait plus vieux que son �ge. D�j� malade, et aggravant son mal par l'impatience avec laquelle il le supportait, il �tait souvent, le matin, d'une humeur irascible devant laquelle je m'esquivais sans rien dire. Puis il me rappelait ou venait me chercher, ne se donnant jamais tort, mais effa�ant par {CL 126} mille gracieuset�s et mille g�teries de papa le chagrin qu'il avait caus�.

Quand j'ai cherch� plus tard la cause de sa soudaine aversion, on m'a dit qu'il avait �t� amoureux de moi, jaloux sans en convenir, et bless� de n'avoir jamais �t� devin�. Cela n'est pas. Je me m�fiais de lui au commencement, M. Duris-Dufresne m'ayant mise en garde par ses propres pr�ventions. J'aurais donc eu � son �gard la p�n�tration qui m'a souvent manqu� � temps en d'autres circonstances, faute de coquetterie suffisante. Mais l�, j'avais � bien voir si ma confiance tomberait sur un cœur d�sint�ress�, et je constatai bient�t que la jalousie de notre patron, comme nous l'appelions, �tait tout {Lub 154} intellectuelle et s'exer�ait sur tout ce qui l'approchait, sans acception d'�ge ni de sexe.

C'�tait un ami, et surtout un ma�tre jaloux par nature, comme le vieux Porpora que j'ai d�peint dans un de mes romans. Quand il avait couv� une intelligence, d�velopp� un talent, il ne voulait plus souffrir qu'une autre inspiration ou qu'une autre assistance que la sienne os�t en approcher.

Un de mes amis qui connaissait un peu Balzac m'avait pr�sent�e � lui, non comme une muse de d�partement, mais comme une bonne personne de province tr�s-�merveill�e de son talent. C'�tait la v�rit�. Bien que Balzac n'e�t pas encore produit ses chefs-d'œuvre � cette �poque, j'�tais vivement frapp�e de sa mani�re neuve et originale et je le consid�rais d�j� comme un ma�tre � �tudier. Balzac avait �t�, non pas charmant pour moi � la mani�re de Delatouche, mais excellent aussi, avec plus de rondeur et d'�galit� de caract�re. Tout le monde sait comme le contentement de lui-m�me, contentement si bien fond� qu'on le lui pardonnait, d�bordait en lui; comme il aimait � parler de ses ouvrages, � les raconter d'avance, � les faire en causant, � les lire en brouillons ou en �preuves. Na�f et bon enfant {CL 127} au possible, il demandait conseil aux enfants, n'�coutait pas la r�ponse, ou s'en servait pour la combattre avec l'obstination de sa sup�riorit�. Il n'enseignait jamais, il parlait de lui, de lui seul. Une seule fois il s'oublia pour nous parler de Rabelais, que je ne connaissais pas encore. Il fut si merveilleux, si �blouissant, si lucide, que nous nous disions en le quittant: « Oui, oui, d�cid�ment, il aura tout l'avenir qu'il r�ve; il comprend trop bien ce qui n'est pas lui, pour ne pas faire de lui-m�me une grande individualit�. »

Il demeurait alors rue de Cassini, dans un petit entre-sol tr�s-gai, � c�t� de l'observatoire. C'est par lui ou chez lui, je crois, que je fis connaissance avec Emmanuel Arago, un homme qui devait devenir un fr�re pour moi, et qui �tait alors un enfant. Je me liai vite avec lui, pouvant me donner avec lui des airs de grand'm�re, car il �tait encore si jeune que ses bras avaient grandi dans l'ann�e plus que ne le comportaient ses manches. Il avait pourtant commis d�j� un volume de vers et une pi�ce de th��tre fort spirituelle.

{Lub 155} Un beau matin Balzac, ayant bien vendu la Peau de chagrin, m�prisa son entre-sol et voulut le quitter; mais, r�flexion faite, il se contenta de transformer ses petites chambres de po�te en un assemblage de boudoirs de marquise, et, un beau jour, il nous invita � venir prendre des glaces dans ses murs tendus de soie et bord�s de dentelle. Cela me fit beaucoup rire; je ne pensais pas qu'il pr�t au s�rieux ce besoin d'un vain luxe et que ce f�t pour lui autre chose qu'une fantaisie passag�re. Je me trompais; ces besoins d'imagination coquette devinrent les tyrans de sa vie, et pour les satisfaire il sacrifia souvent le bien-�tre le plus �l�mentaire. D�s lors il vivait un peu ainsi, manquant de tout au milieu de son superflu et se privant de soupe et de caf� plut�t que d'argenterie et de porcelaine de Chine.

{CL 128} R�duit bient�t � des exp�dients fabuleux pour ne pas se s�parer de colifichets qui r�jouissaient sa vue, artiste fantaisiste, c'est-�-dire enfant aux r�ves d'or, il vivait par le cerveau dans le palais des f�es; homme opini�tre cependant, il acceptait, par la volont�, toutes les inqui�tudes et toutes les souffrances, plut�t que de ne pas forcer la r�alit� � garder quelque chose de son r�ve.

Pu�ril et puissant, toujours envieux d'un bibelot, et jamais jaloux d'une gloire, sinc�re jusqu'� la modestie, vantard jusqu'� la h�blerie, confiant en lui-m�me et aux autres, tr�s-expansif, tr�s-bon et tr�s-fou, avec un sanctuaire de raison int�rieure, o�il rentrait pour tout dominer dans son œuvre, cynique dans la chastet�, ivre en buvant de l'eau, intemp�rant de travail et sobre d'autres passions, positif et romanesque avec un �gal exc�s, cr�dule et sceptique, plein de contrastes et de myst�res, tel �tait Balzac encore jeune, d�j� inexplicable pour quiconque se fatiguait de la trop constante �tude de lui-m�me � laquelle il condamnait ses amis, et qui ne paraissait pas encore � tous aussi int�ressante qu'elle l'�tait r�ellement.

En effet, � cette �poque, beaucoup de juges, comp�tents d'ailleurs, niaient le g�nie de Balzac, ou tout au moins ne le croyaient pas destin� � une si puissante carri�re de d�veloppement. Delatouche �tait des plus r�calcitrants. Il parlait de lui avec une aversion effrayante. Balzac avait �t� son disciple, et leur rupture, dont ce dernier n'a jamais su le motif, �tait toute fra�che et toute {Lub 156} saignante. Delatouche ne donnait aucune bonne raison � son ressentiment, et Balzac me disait souvent: « Gare � vous! Vous verrez qu'un beau matin, sans vous en douter, sans savoir pourquoi, vous trouverez en lui un ennemi mortel. »

Delatouche eut �videmment tort � mes yeux en d�nigrant Balzac, qui ne parlait de lui qu'avec regret et douceur; {CL 129} mais Balzac eu tort de croire � une inimiti� irr�conciliable. Il e�t pu le ramener avec le temps.

C'�tait trop t�t alors. J'essayai en vain plusieurs fois de dire � Delatouche ce qui pouvait les rapprocher. La premi�re fois il sauta au plafond. « Vous l'avez donc vu? S'�cria-t-il; vous le voyez donc? Il ne manquait plus que �a! » Je crus qu'il allait me jeter par les fen�tres. Il se calma, bouda, revint, et finit par me passer mon Balzac, en voyant que cette sympathie n'enlevait rien � celle qu'il r�clamait. Mais � chaque nouvelle relation litt�raire que je devais �tablir ou accepter, Delatouche devait entrer dans les m�mes col�res, et m�me les indiff�rents lui paraissaient des ennemis s'ils ne m'avaient pas �t� pr�sent�s par lui.

{Presse 14/6/1855 1} Je parlai fort peu de mes projets litt�raires � Balzac. Il n'y crut gu�re, ou ne songea pas � examiner si j'�tais capable de quelque chose. Je ne lui demandai pas de conseils, il m'e�t dit qu'il les gardait pour lui-m�me; et cela, autant par ing�nuit� de modestie que par ing�nuit� d'�go�sme; car il avait sa mani�re d'�tre modeste sous l'apparence de la pr�somption, je l'ai reconnu depuis, avec une agr�able surprise; et quant � son �go�sme, il avait aussi ses r�actions de d�vouement et de g�n�rosit�.

Son commerce �tait fort agr�able, un peu fatigant de paroles pour moi qui ne sais pas assez r�pondre pour varier les sujets de conversation; mais son �me �tait d'une grande s�r�nit�, et en aucun moment je ne l'ai vu maussade. Il grimpait avec son gros ventre tous les �tages de la maison du quai Saint-Michel et arrivait soufflant, riant et racontant sans reprendre haleine. Il prenait des paperasses sur ma table, y jetait les yeux et avait l'intention de s'informer un peu de ce que ce pouvait �tre; mais aussit�t, pensant � l'ouvrage qu'il �tait en train de faire, il se mettait � le raconter, et, en somme, je trouvais cela plus {CL 130} instructif que tous les emp�chements {Lub 157} que Delatouche, questionneur d�sesp�rant, apportait � ma fantaisie.

Un soir que nous avions d�n� chez Balzac d'une mani�re �trange, je crois que cela se composait de bœuf bouilli, d'un melon et de champagne frapp�, il alla endosser une belle robe de chambre toute neuve, pour nous la montrer avec une joie de petite fille, et voulut sortir ainsi costum�, un bougeoir � la main, pour nous reconduire jusqu'� la grille du luxembourg. Il �tait tard, l'endroit d�sert, et je lui observais qu'il se ferait assassiner en rentrant chez lui. « Du tout, me dit-il; si je rencontre des voleurs, ils me prendront pour un fou, et ils auront peur de moi, ou pour un prince, et ils me respecteront. » Il faisait une belle nuit calme. Il nous accompagna ainsi, portant sa bougie allum�e dans un joli flambeau de vermeil cisel�, parlant des quatre chevaux arabes qu'il n'avait pas encore, qu'il aurait bient�t, qu'il n'a jamais eus, et qu'il a cru fermement avoir pendant quelque temps. Il nous e�t reconduits jusqu'� l'autre bout de Paris, si nous l'avions laiss� faire.

Je ne connaissais pas d'autres c�l�brit�s et ne d�sirais pas en conna�tre. Je rencontrais une telle opposition d'id�es, de sentiments et de syst�mes entre Balzac et Delatouche, que je craignais de voir ma pauvre t�te se perdre dans un chaos de contradictions, si je pr�tais l'oreille � un troisi�me ma�tre. Je vis, � cette �poque, une seule fois, Jules Janin pour lui demander un service. C'est la seule d�marche que j'aie jamais faite aupr�s de la critique, et comme ce n'�tait pas pour moi, je n'y eus aucun scrupule. Je trouvai en lui un bon gar�on sans affectation et sans �talage d'aucune vanit�, ayant le bon go�t de ne pas montrer son esprit sans n�cessit�, et parlant de ses chiens avec plus d'amour que de ses �crits. Comme j'aime aussi les chiens, je me trouvai fort � l'aise; une conversation {CL 131} litt�raire avec un inconnu m'e�t affreusement intimid�e.

J'ai dit que Delatouche �tait d�sesp�rant. Il �tait ainsi pour lui-m�me et travaillait � se d�go�ter de tout ce qu'il entreprenait. Il se laissait aller de temps en temps � raconter ses romans d'avance, avec plus de discr�tion et d'intimit� que Balzac, mais avec plus de complaisance encore s'il se voyait bien �cout�. Par exemple, il ne fallait pas s'aviser de remuer un meuble, de tisonner ou d'�ternuer {Lub 158} dans ces moments-l�: il s'interrompait aussit�t pour vous demander, avec une sollicitude polie, si vous �tiez enrhum� ou si vous aviez des inqui�tudes dans les jambes; et, feignant d'avoir oubli� son roman, il se faisait beaucoup prier pour faire semblant de chercher � le retrouver. Il avait mille fois moins de talent pour �crire que Balzac; mais comme il en avait mille fois plus pour d�duire ses id�es par la parole, ce qu'il racontait admirablement paraissait admirable, tandis que ce que Balzac racontait d'une mani�re souvent impossible ne repr�sentait souvent qu'une œuvre impossible. Mais quand l'ouvrage de Delatouche �tait imprim�, on y cherchait en vain le charme et la beaut� de ce qu'on avait entendu, et on avait la surprise contraire en lisant Balzac. Balzac savait qu'il exposait mal, non pas sans feu et sans esprit, mais sans ordre et sans clart�. Aussi pr�f�rait-il lire quand il avait son manuscrit sous la main, et Delatouche, qui faisait cent romans sans les �crire, n'avait presque jamais rien � lire; ou c'�taient quelques pages qui ne rendaient pas son projet et qui l'attristaient visiblement. Il n'avait pas de facilit�; aussi avait-il la f�condit� en horreur et trouvait-il contre celle de Balzac (sans songer � celle de Walter Scott qu'il adorait) les invectives les plus bouffonnes et les comparaisons les plus m�dicinales.

J'ai toujours pens� que Delatouche d�pensait trop de {CL 132} v�ritable talent en paroles. Balzac ne d�pensait que de la folie. Il jetait l� son trop-plein et gardait sa sagesse profonde pour son œuvre. Delatouche s'�puisait en d�monstrations excellentes, et, quoique riche, ne l'�tait pas assez pour se montrer si g�n�reux.

Et puis, sa fatale sant� paralysait son essor au moment o� il d�ployait ses ailes. Il a fait de beaux vers, faciles et pleins, m�l�s � des vers tiraill�s et un peu vides; des romans tr�s-remarquables, tr�s-originaux, et des romans tr�s-faibles et tr�s-l�ch�s; des articles tr�s-mordants, tr�s-ing�nieux, et d'autres si personnels qu'ils �taient incompr�hensibles et, partant, sans int�r�t pour le public. Ce haut et ce bas d'une intelligence d'�lite s'expliquent par le cruel va-et-vient de la maladie.

Delatouche avait aussi le malheur de s'occuper trop de ce que faisaient les autres. À cette �poque, il lisait tout. Il recevait, comme journaliste, tout ce qui paraissait, {Lub 159} feignait de n'y pas jeter les yeux et remettait l'exemplaire au premier venu de ses r�dacteurs en lui disant: « Avalez la m�decine; vous �tes jeune, elle ne vous tuera pas. Dites de l'ouvrage ce que vous voudrez, je ne veux pas savoir ce que c'est. » — Mais quand on lui apportait le compte rendu, il critiquait la critique avec une nettet� qui prouvait qu'il avait, le premier, aval� la m�decine et m�me savour� l'�cre saveur qui le tentait.

J'eusse �t� bien sotte de ne pas �couter tout ce que me disait Delatouche; mais cette perp�tuelle analyse de toutes choses, cette dissection des autres et de lui-m�me, toute cette critique brillante et souvent juste, qui aboutissait � la n�gation de lui-m�me et des autres, attristait singuli�rement mon esprit, et tant de lisi�res commen�aient � me donner des crampes. J'apprenais tout ce qu'il ne faut pas faire, rien de ce qu'il faut faire, et je perdais toute confiance en moi.

{CL 133} Je reconnaissais, je reconnais encore que Delatouche me rendait grand service en m'amenant � h�siter. À cette �poque, on faisait les choses les plus �tranges en litt�rature. Les excentricit�s du g�nie de Victor Hugo, jeune, avaient enivr� la jeunesse, ennuy�e des vieilles rengaines de la Restauration. On ne trouvait plus Chateaubriand assez romantique; c'�tait tout au plus si le ma�tre nouveau l'�tait assez pour les app�tits f�roces qu'il avait excit�s. Les marmots de sa propre �cole, ceux qu'il n'e�t jamais accept�s pour disciples, et qui le sentaient bien, voulaient l'enfoncer en le d�passant. On cherchait des titres impossibles, des sujets d�go�tants, et, dans cette course au clocher d'affiches �bouriffantes, des gens de talent eux-m�mes subissaient la mode, et, couverts d'oripeaux bizarres, se pr�cipitaient dans la m�l�e.

J'�tais bien tent�e de faire comme les autres �coliers, puisque les ma�tres donnaient le mauvais exemple, et je cherchais des bizarreries que je n'eusse jamais pu ex�cuter. Parmi les critiques du moment qui r�sistaient � ce cataclysme, Delatouche avait du discernement et du go�t, en ce qu'il faisait la part du beau et du bon dans les deux �coles. Il me retenait sur cette pente glissante par des moqueries comiques et des avis s�rieux. Mais il me jetait tout aussit�t dans des difficult�s {Lub 160} inextricables. « Fuyez le pastiche, disait-il. Servez-vous de votre propre fonds; lisez dans votre vie, dans votre cœur; rendez vos impressions. » Et quand nous avions caus� n'importe de quoi, il me disait: « Vous �tes trop absolue dans votre sentiment, votre caract�re est trop � part; vous ne connaissez ni le monde ni les individus. Vous n'avez pas v�cu et pens� comme tout le monde. Vous �tes un cerveau creux. » Je me disais qu'il avait raison, et je retournais � Nohant, d�cid�e � faire des bo�tes � th� et des tabati�res de Spa.

{CL 134} Enfin je commen�ai Indiana, sans projet et sans espoir, sans aucun plan, mettant r�solument � la porte de mon souvenir tout ce qui m'avait {Presse 14/6/1855 2} �t� pos� en pr�cepte ou en exemple, et ne fouillant ni dans la mani�re des autres ni dans ma propre individualit� pour le sujet et les types. On n'a pas manqu� de dire qu'Indiana �tait ma personne et mon histoire. Il n'en est rien. J'ai pr�sent� beaucoup de types de femmes, et je crois que quand on aura lu cet expos� des impressions et des r�flexions de ma vie, on verra bien que je ne me suis jamais mise en sc�ne sous des traits f�minins. Je suis trop romanesque pour avoir vu une h�ro�ne de roman dans mon miroir. Je ne me suis jamais trouv�e ni assez belle, ni assez aimable, ni assez logique dans l'ensemble de mon caract�re et de mes actions pour pr�ter � la po�sie ou � l'int�r�t, et j'aurais eu beau chercher � embellir ma personne et � dramatiser ma vie, je n'en serais pas venue � bout. Mon moi, me revenant face � face, m'e�t toujours refroidie.

Je suis loin de dire qu'un artiste n'ait pas le droit de se peindre et de se raconter, et plus il se couronnera des fleurs de la po�sie pour se montrer au public, mieux il fera, s'il a assez d'habilet� pour qu'on ne le reconnaisse pas trop sous cette parure, ou s'il est assez beau pour qu'elle ne le rende pas ridicule. Mais, en ce qui me concerne, j'�tais d'une �toffe trop bigarr�e pour me pr�ter � une id�alisation quelconque. Si j'avais voulu montrer le fond s�rieux, j'aurais racont� une vie qui jusqu'alors avait plus ressembl� � celle du moine Alexis (dans le roman peu r�cr�atif de Spiridion) qu'� celle d'Indiana la cr�ole passionn�e. Ou bien, si j'avais pris l'autre face de ma vie, mes besoins d'enfantillage, de gaiet�, de b�tise absolue, j'aurais fait un type si invraisemblable que je {Lub 161} n'aurais rien trouv� � lui faire dire et � lui faire faire qui e�t le sens commun.

{CL 135} Je n'avais pas la moindre th�orie quand je commen�ai � �crire, et je ne crois pas en avoir jamais eu quand une envie de roman m'a mis la plume � la main. Cela n'emp�che pas que mes instincts ne m'aient fait, � mon insu, la th�orie que je vais �tablir, que j'ai g�n�ralement suivie sans m'en rendre compte, et qui, � l'heure o� j'�cris, est encore en discussion.

Selon cette th�orie, le roman serait une œuvre de po�sie autant que d'analyse. Il y faudrait des situations vraies et des caract�res vrais, r�els m�me, se groupant autour d'un type destin� � r�sumer le sentiment ou l'id�e principale du livre. Ce type repr�sente g�n�ralement la passion de l'amour, puisque presque tous les romans sont des histoires d'amour. Selon la th�orie annonc�e (et c'est l� qu'elle commence), il faut id�aliser cet amour, ce type, par cons�quent, et ne pas craindre de lui donner toutes les puissances dont on a l'aspiration en soi-m�me, ou toutes les douleurs dont on a vu ou senti la blessure. Mais, en aucun cas, il ne faut l'avilir dans le hasard des �v�nements; il faut qu'il meure ou triomphe, et on ne doit pas craindre de lui donner une importance exceptionnelle dans la vie, des forces au-dessus du vulgaire, des charmes ou des souffrances qui d�passent tout � fait l'habitude des choses humaines, et m�me un peu le vraisemblable admis par la plupart des intelligences.

En r�sum�, id�alisation du sentiment qui fait le sujet, en laissant � l'art du conteur le soin de placer ce sujet dans des conditions et dans un cadre de r�alit� assez sensible pour le faire ressortir, si, toutefois, c'est bien un roman qu'il veut faire.

Cette th�orie est-elle vraie? Je crois que oui; mais elle n'est pas, elle ne doit pas �tre absolue. Balzac, avec le temps, m'a fait comprendre, par la vari�t� et la force de ses conceptions, que l'on pouvait sacrifier l'id�alisation du {CL 136} sujet � la v�rit� de la peinture, � la critique de la soci�t� et de l'humanit� m�me.

Balzac r�sumait compl�tement ceci quand il me disait dans la suite: « Vous cherchez l'homme tel qu'il devrait �tre; moi, je le prends tel qu'il est. Croyez-moi, nous avons raison tous deux. Ces deux chemins conduisent au m�me but. J'aime aussi les �tres exceptionnels; j'en {Lub 162} suis un. Il m'en faut d'ailleurs pour faire ressortir mes �tres vulgaires, et je ne les sacrifie jamais sans n�cessit�. Mais ces �tres vulgaires m'int�ressent plus qu'ils ne vous int�ressent. Je les grandis, je les id�alise, en sens inverse, dans leur laideur ou leur b�tise. Je donne � leurs difformit�s des proportions effrayantes ou grotesques. Vous, vous ne sauriez pas; vous faites bien de ne pas vouloir regarder des �tres et des choses qui vous donneraient le cauchemar. Id�alisez dans le joli et dans le beau, c'est un ouvrage de femme. »

Balzac me parlait ainsi sans d�dain cach� et sans causticit� d�guis�e. Il �tait sinc�re dans le sentiment fraternel, et il a trop id�alis� la femme pour qu'on puisse le soup�onner d'avoir eu jamais la th�orie de M. de K�ratry.

Balzac, esprit vaste, non pas infini et sans d�fauts, mais le plus �tendu et le plus pourvu de qualit�s diverses qui dans le roman se soit produit de notre temps, Balzac, ma�tre sans �gal en l'art de peindre la soci�t� moderne et l'humanit� actuelle, avait mille fois raison de ne pas admettre un syst�me absolu. Il ne m'a rien r�v�l� de cela alors que je cherchais, et je ne lui en veux pas, il ne le savait pas lui-m�me; il cherchait et t�tonnait aussi pour son compte. Il a essay� de tout. Il a vu et prouv� que toute mani�re �tait bonne et tout sujet f�cond pour un esprit souple comme le sien. Il a d�velopp� davantage ce en quoi il s'est senti le plus puissant, et il s'est moqu� de cette erreur de la critique qui veut imposer un cadre, des sujets {CL 137} et des proc�d�s aux artistes, erreur dans laquelle le public donne encore, sans s'apercevoir que cette th�orie arbitraire, �tant toujours l'expression d'une individualit�, se d�robe la premi�re � son propre principe et fait acte d'ind�pendance en contredisant le point de vue d'une th�orie voisine ou oppos�e. On est frapp� de ces contradictions quand on lit une demi-douzaine d'articles de critique sur un m�me ouvrage d'art; on voit alors que chaque critique a son criterium, sa passion, son go�t particulier, et que si deux ou trois d'entre eux se trouvent d'accord pour pr�coniser une loi quelconque dans les arts, l'application qu'ils font de cette loi prouve des appr�ciations tr�s-diverses et des pr�ventions que ne gouverne aucune r�gle fixe.

Il est heureux, du reste, qu'il en soit ainsi. S'il n'y avait qu'une �cole et qu'une doctrine dans l'art, l'art {Lub 163} p�rirait vite, faute de hardiesse et de tentatives nouvelles. L'homme va toujours cherchant avec douleur le vrai absolu, dont il a le sentiment, et qu'il ne trouvera jamais en lui-m�me � l'�tat d'individu. La v�rit� est le but d'une recherche pour laquelle toutes les forces collectives de notre esp�ce ne sont pas de trop; et cependant, erreur �trange et fatale, d�s qu'un homme de quelque capacit� aborde cette recherche, il voudrait l'interdire aux autres et donner pour unique d�couverte celle qu'il croit tenir. La recherche de la loi de libert� elle-m�me sert d'aliment au despotisme et � l'intol�rance de l'orgueil humain. Triste folie! Si les soci�t�s n'ont pu encore s'y soustraire, que les arts au moins s'en affranchissent et trouvent la vie dans l'ind�pendance absolue de l'inspiration.

L'inspiration, voil� quelque chose de bien malais� � d�finir et de bien important � constater d comme un fait surhumain, comme une intervention presque divine. L'inspiration est pour les artistes ce que la gr�ce est pour les chr�tiens, et on n'a pas encore imagin� de d�fendre aux {CL 138} croyants de recevoir la gr�ce quand elle descend dans leurs �mes. Il y a pourtant une pr�tendue critique qui d�fendrait volontiers aux artistes de recevoir l'inspiration et de lui ob�ir.

Et je ne parle pas ici des critiques de profession, je ne resserre pas mon plaidoyer dans les limites d'une ou plusieurs coteries. Je combats un pr�jug� public, universel. On veut que l'art suive un chemin battu, et quand une mani�re a plu, un si�cle tout entier s'�crie: « Donnez-nous du m�me, il n'y a que cela de bon! » Malheur alors aux novateurs! Il leur faut succomber ou soutenir une lutte effroyable, jusqu'� ce que leur protestation, cri de r�volte au d�but, devienne � son tour une tyrannie qui �crasera ou combattra d'autres innovations �galement l�gitimes et d�sirables.

J'ai toujours trouv� le mot inspiration tr�s-ambitieux et ne pouvant s'appliquer qu'aux g�nies de premier ordre. Je n'oserais jamais m'en servir pour mon propre compte, sans protester un peu contre l'emphase d'un terme qui ne trouve sa sanction que dans un incontestable succ�s. Pourtant il faudrait un mot qui ne f�t pas rougir les gens modestes et bien �lev�s et qui exprim�t cette sorte de gr�ce qui descend plus ou moins vive, plus ou moins f�conde sur toutes les t�tes �prises {Lub 164} de leur art. Il n'est si humble travailleur qui n'ait son heure d'inspiration, et peut-�tre la liqueur c�leste est-elle aussi pr�cieuse dans le vase d'argile que dans le vase d'or: seulement, l'un la conserve pure, l'autre l'alt�re ou se brise. La gr�ce des chr�tiens n'agit pas seule et fatalement. Il faut que l'�me la recueille, comme la bonne terre le grain sacr�. L'inspiration n'est pas d'une autre nature. Prenons donc le mot tel qu'il est, et qu'il n'implique rien de pr�somptueux sous ma plume.

Je sentis en commen�ant � �crire Indiana une �motion tr�s-vive et tr�s-particuli�re, ne ressemblant � rien de ce {CL 139} que j'avais �prouv� dans mes pr�c�dents essais. Mais cette �motion fut plus p�nible qu'agr�able. J'�crivis tout d'un jet, sans plan, je l'ai dit, et litt�ralement sans savoir o� j'allais, sans m'�tre m�me rendu compte du probl�me social que j'abordais. Je n'�tais pas saint-simonienne, je ne l'ai jamais �t�, bien que j'aie eu de vraies sympathies pour quelques id�es et quelques personnes de cette secte; mais je ne les connaissais pas � cette �poque, et je ne fus point influenc�e par elles.

J'avais en moi seulement, comme un sentiment bien net et bien ardent, l'horreur de l'esclavage brutal et b�te. Je ne l'avais pas subi, je ne le subissais pas, on le voit par la libert� dont je jouissais et qui ne m'�tait pas disput�e. Donc Indiana n'�tait pas mon histoire d�voil�e, comme on l'a dit. Ce n'�tait pas une plainte formul�e contre un ma�tre particulier. C'�tait une protestation contre la tyrannie en g�n�ral, et si je personnifiais cette tyrannie dans un homme, si j'enfermais la lutte dans le cadre d'une existence domestique, c'est que je n'avais pas l'ambition de faire autre chose qu'un roman de mœurs. Voil� pourquoi, dans une pr�face �crite apr�s le livre, je me d�fendis de vouloir porter atteinte aux institutions. J'�tais fort sinc�re et ne pr�tendais pas en savoir plus long que je n'en disais. La critique m'en apprit davantage et me fit mieux examiner la question.

J'�crivis donc ce livre sous l'empire d'une �motion et non d'un syst�me. Cette �motion, lentement amass�e dans le cours d'une vie de r�flexions, d�borda tr�s-imp�rieuse e d�s que le cadre d'une situation quelconque s'ouvrit pour la contenir; mais elle s'y trouva fort � l'�troit, et cette sorte de combat entre l'�motion et {Lub 165} l'ex�cution f me soutint pendant six semaines dans un �tat de volont� tout nouveau pour moi. g

Mais mon pauvre Coramb� s'envola pour toujours, d�s que j'eus commenc� � me sentir dans cette veine de pers�v�rance {CL 140} sur un sujet donn�. Il �tait d'une essence trop subtile pour se plier aux exigences de la forme. À peine eus-je fini mon livre, que je voulus retrouver le vague ordinaire de mes r�veries. Impossible! Les personnages de mon manuscrit, enferm�s dans un tiroir, voulurent bien y rester tranquilles; mais j'esp�rai en vain voir repara�tre Coramb�, et avec lui ces milliers d'�tres qui me ber�aient tous les jours de leurs agr�ables divagations, ces figures � moiti� nettes, ces voix � moiti� distinctes qui flottaient autour de moi comme un tableau anim� derri�re un voile transparent. Ces ch�res visions n'�taient que les pr�curseurs de l'inspiration. Elles se cach�rent cruellement au fond de l'encrier, pour n'en plus sortir que quand je m'enhardirais � les y chercher.

J'aurais beaucoup � raconter sur ce ph�nom�ne de demi-hallucination qui s'�tait produit en moi pendant toute ma vie et qui se dissipa enti�rement et tout d'un coup. Mais je craindrais de reprendre un chapitre peut-�tre d�j� trop long et trop d�taill� dans cet ouvrage; je me bornerai � rappeler que j'avais commenc�, dans un �ge si enfantin que je ne pourrais le pr�ciser, un roman compos� de milliers de romans qui s'encha�naient les uns aux autres 1 par l'intervention d'un principal personnage fantastique appel� Coramb� (nom sans signification aucune, dont les syllabes s'�taient rassembl�es dans le hasard de quelque r�ve), et que ce personnage avait �t�, pendant quelques ann�es de mon enfance, une sorte de dieu de mon invention, auquel j'avais �t� par moments tout pr�s de croire et de rendre un culte.

Le catholicisme ardent qui s'�tait empar� de moi au couvent me l'avait fait oublier, mais non repousser avec effroi comme une croyance idol�trique; car cette cr�ation de ma r�verie n'avait fait que me pr�parer, par une po�sie ang�lique, � m'enthousiasmer pour le divin type de J�sus. J'ai gard� mon enthousiasme pour ce dernier type, et, quant � {CL 141} Coramb�, je n'h�site pas � croire qu'il a �t� pour moi, dans l'enfance, une interpr�tation {Lub 166} plus humaine et plus admissible que celle que l'Église de nos jours pr�tend nous donner du divin ma�tre. Coramb�, s'il se f�t m�l� de politique, n'e�t pas laiss� d�vorer la Pologne pantelante par la Russie sanguinaire; il n'e�t pas, s'il se f�t m�l� de socialisme, abandonn� la cause du faible � celle du fort, la vie morale et physique du pauvre au caprice du riche. Il e�t �t� plus chr�tien que la papaut�.

Quand je fus dans l'�ge o� l'on rit de sa propre na�vet�, je remis Coramb� � sa v�ritable place: c'est-�-dire que je le r�int�grai, dans mon imagination, parmi les songes; mais il en occupa toujours le centre, et toutes les fictions qui continu�rent � se former autour de lui �man�rent toujours de cette fiction principale.

Le plan bris� que je suivais en composant pour moi-m�me, sous le coup de ces hallucinations, une foule de romans qui rentraient dans le n�ant sans �tre achev�s, avait donc sa logique particuli�re, en ce qu'un personnage myst�rieux non pas omnipotent, mais dou� de facult�s surnaturelles, intervenait dans tous et les interrompait ou les reprenait � sa guise. C'�tait bien commode, comme l'on voit. C'�tait une id�e que je trouvais sublime pour mon usage particulier, mais que je savais bien inadmissible pour tout autre que moi, pour le public par cons�quent. Il fallait d�sormais, en racontant n'importe quoi des choses humaines, en laisser la conduite et la solution au hasard ou � la fatalit� des notions humaines. J'en passai par l�, mais si tristement, que pendant plusieurs ann�es j'eus une profonde amertume contre la publicit�, amertume que j'osai dire na�vement � quelques personnes au milieu de mon succ�s, mais que je dus renfermer bient�t, en voyant qu'on prenait cette ing�nuit� douloureuse pour une affectation.

Et aujourd'hui que je raconte ceci le plus s�chement que {CL 142} je peux, qui me croira et qui me comprendra, si je dis que les vrais po�mes sont dans le sanctuaire de l'�me et qu'ils n'en sortent jamais? Quelques �mes de la m�me nature que la mienne certainement; mais voil� tout, et pour ne causer aux autres nul ennui, je ne parle ici de Coramb� et de la consistance de mes r�veries en images sensibles pour moi que comme d'un ph�nom�ne psychique, dont je ne me d�fendais pas, parce qu'il avait {Lub 167} un charme indicible, une puret� c�leste, et qu'il ne m'avait jamais fait craindre pour ma raison.

En effet, il ne m'�tait jamais arriv�, si ce n'est dans l'enfance, de vouloir me persuader que ces apparitions eussent une existence en dehors de mon cerveau. Je comprenais parfaitement que j'�tais sous l'empire d'une sorte de vision, �voqu�e par moi-m�me non pas au gr� de ma volont� imm�diate, mais comme un reflet capricieux de mes pr�occupations int�rieures. Je ne me crus donc pas gu�rie d'une maladie intellectuelle, mais, au contraire priv�e d'une facult�. J'ignore si cette pr�tendue facult� ne f�t pas devenue pernicieuse. Il ne fallait peut-�tre qu'un petit d�rangement d'�quilibre physique pour que ces riantes visions de paysages et de jardins paradisiaques, habit�s par des �tres imaginaires, devinssent sombres et terrifiantes, et, dans ce cas, il se peut que j'eusse fini par les croire r�elles. Il ne me semble pas, mais qui sait? La fatigue d'une telle angoisse peut, � la longue, user la r�sistance du raisonnement.

Voil� ce que je me disais pour me consoler, lorsque l'effort que je dus faire pour �voquer volontairement des �tres persistants dans la logique d'un livre eut paralys� en moi la facult� de voir arriver d'eux-m�mes des �tres inattendus. Il ne me fut plus permis de quitter ceux que j'avais appel�s, pour passer � un autre groupe, ni le lieu o� je les avais attir�s, pour un autre site de mon infini fantastique. Pourtant je ne pus me d�fendre de faire un peu voyager Indiana {CL 143} et Ralph d'un bout du monde � l'autre, et de commettre peut-�tre quelques erreurs de g�ographie sur leur oasis finale. Je n'y tenais gu�re: j'�tais si mal � l'aise dans la r�alit� que j'abordais!

Pourtant cette n�cessit� de para�tre un peu raisonnable, n�cessit� que je constatais sans la bien comprendre, me donna plus tard, quand je l'eus tout � fait accept�e, des plaisirs d'un autre genre. Mes personnages prirent une autre mani�re de se manifester. Je ne les vis plus flotter dans un coin de ma chambre ni passer dans mon jardin � travers les arbres: mais, en fermant les yeux, je les vis plus nettement dessin�s, et leurs paroles, n'arrivant plus � mon oreille par de myst�rieux murmures, se grav�rent plus distinctes dans mon esprit. Quand ils vinrent dans mon sommeil, ils ne firent plus que m'ennuyer; mais quand j'�tais dans mon armoire (le petit {Lub 168} bureau de mon cabinet), ils me parlaient et agissaient sur mon papier blanc, bien ou mal, mais d'une fa�on brusque et imp�rieuse qui avait aussi son charme: charme moins doux, moins durable, puisque tout s'effa�ait d�s que je quittais la plume, mais plus �nergique et plus appr�ciable � mon jugement.

Un autre ph�nom�ne se produisit encore et que je ne peux en rien expliquer: c'est que j'eus � peine termin� mon premier manuscrit, qu'il s'effa�a de ma m�moire, non pas peut-�tre d'une mani�re aussi absolue que les nombreux romans que je n'avais jamais �crits, mais au point de ne plus m'appara�tre que vaguement. J'aurais cru que l'habitude de pr�ciser les �tres, les passions et les situations fixerait peu � peu mes souvenirs. Il n'en fut rien, et cet oubli o� mon cerveau enterre imm�diatement les produits de son travail n'a fait que cro�tre et embellir. Si je n'avais pas mes ouvrages sur un rayon, j'oublierais jusqu'� leur titre. On peut me lire un demi-volume de certains romans que je n'ai pas eu � revoir en �preuves depuis quelques {CL 144} semaines, sans que, sauf deux ou trois noms principaux, je devine qu'ils sont de moi. Je me rappelle davantage les circonstances, m�me insignifiantes, au milieu desquelles j'ai �crit, que les choses m�mes que j'ai �crites, et d'apr�s le souvenir des situations o� je me suis trouv�e alors, je peux dire que le livre est plus ou moins r�ussi, plus ou moins manqu�. Mais si l'on me posait � l'impr�vu en critique devant mes propres ouvrages et qu'on m'en demand�t mon opinion, je pourrais r�pondre de bien bonne foi que je ne les connais pas et qu'il me faut les relire avec attention pour en penser quelque chose.

On ne s'attendra donc pas, j'esp�re, � ce que je parle beaucoup de mes livres par eux-m�mes. Il me faudrait trop de lecture et d'attention pour asseoir mon jugement. J'ai mis depuis environ quinze ans, depuis l'�poque o� j'ai vu qu'on les lisait et qu'on les discutait, la plus grande conscience � les livrer aussi finis qu'il m'�tait possible. Mais, except� un ou deux, je n'ai jamais pu rien y refaire. L'entrain �puis�, il ne me reste plus la moindre certitude sur la valeur de la forme qu'il a prise, et je changerais tout, s'il me fallait changer quelque chose. Quand je reprends un sujet pour le mettre au th��tre, je ne peux pas conserver un mot du dialogue, et je {Lub 169} transforme ou je modifie les types, autant par impossibilit� de les ressaisir qu'en vue des exigences de la sc�ne.

Je ne sais trop si tout cela vaut la peine d'�tre dit. Je n'ai pas le go�t de parler de moi, en ce qui peut �tre tout � fait individuel et sans relation de solidarit� morale avec un certain nombre d'autres individualit�s. Le nombre des artistes est assez consid�rable pour qu'il soit bon pour eux de voir une nature d'artiste t�cher de se rendre compte d'elle-m�me; mais je crains quelquefois d'avoir � dire des choses exceptionnelles, m�me comme individu d'une certaine race. J'�tais moins embarrass�e de raconter {CL 145} les r�ves de mon enfance, parce que tous les enfants sont artistes et que les gens les plus positifs se souviennent d'avoir �t� po�tes plus ou moins longtemps avant la pratique de la vie positive. J'ai �t� enfant si longtemps, je me suis d�velopp�e si tard comme raisonnement personnel, ou plut�t j'ai cherch� si longtemps ma raison propre, enfin j'ai conserv�, en d�pit du temps et de l'exp�rience, un tel besoin d'appr�cier secr�tement toutes choses � travers un id�al trop na�f probablement, que je me sens embarrass�e et comme intimid�e d'analyser les fibres de l'intelligence quelconque dont j'ai eu � faire usage.

Les gens du monde, j'entends par l� ceux qui ne sont pas artistes par �tat, sont assez curieux, en g�n�ral, de savoir sous quelles influences ext�rieures et dans quelles conditions locales les artistes produisent leurs ouvrages. Cette curiosit� est un peu pu�rile, et, pour ma part, je ne l'ai jamais pu satisfaire compl�tement chez les autres, quelque bonne volont� que j'aie mise � me d�livrer de leurs questions sans impolitesse et sans tricherie. J'avoue que les questions �taient quelquefois si compliqu�es ou si singuli�rement pos�es, que j'en �tais abasourdie et que mon premier mouvement �tait de r�pondre de bonne foi: « Je ne sais pas. » Par exemple, une Anglaise qui se donnait pour tr�s-amateur de mes romans me dit une fois, en me regardant avec de grands yeux de chouette: « À quoi vous pensez quand vous faites une roman? — Dame! lui r�pondis-je, je t�che de penser � mon roman. — Oh! Vous ne pouvez donc pas toujours penser en �crivant? Il doit �tre bien p�nible! »

C'est du reste, une chose si vari�e dans son m�canisme que ce qu'on appelle l'inspiration dans les arts, {Lub 170} que plus on s'enquiert des particularit�s ext�rieures, moins on est � m�me de trouver une synth�se pour les op�rations du cerveau. Beaucoup d'artistes c�l�bres ont eu des manies bizarres {CL 146} aux heures du travail. Balzac s'en attribuait plus qu'il n'en avait r�ellement, et on lui en a pr�t� plus encore. Je l'ai surpris plus d'une fois, en plein jour, travaillant comme tout le monde, sans excitants, sans costume, sans aucun signe d'enfantement douloureux, riant d�s l'abord, l'œil limpide et le teint fleuri.

Il est, dit-on, des artistes qui ont immod�r�ment besoin de caf�, de liqueurs ou d'opium. Je ne crois pas beaucoup � cela, et s'ils se sont amus�s parfois � produire sous le coup d'une autre ivresse que celle de leur propre pens�e, je doute qu'ils aient conserv� et montr� de telles �lucubrations. Le travail de l'imagination est bien assez excitant par lui-m�me, et je confesse que je n'ai jamais pu l'arroser que de lait ou de limonade, ce qui ne passe pas pour byronien. Il est vrai que je ne crois pas � Byron ivre faisant de beaux vers. L'inspiration peut traverser l'�me aussi bien au milieu d'une orgie que dans le silence des bois; mais quand il s'agit de donner une forme � la pens�e, que l'on soit dans la solitude du cabinet ou sur les planches d'un th��tre, il faut avoir l'enti�re possession de soi-m�me.



FIN
DE LA QUATRIÈME PARTIE h




Variantes

  1. 1810-1832 {CL} (cette inadvertance de l'�diteur est corrig�e dans la table des mati�res du T.3) ♦ 1819-1822 {Lub} (cette indavertance de l'�diteur est r�p�t�e dans la table des mati�res du T.1. Nous corrigeons)
  2. Chapitre vingt-huiti�me {Presse}, {Lecou} ♦ Chapitre quinzi�me {LP} ♦ XV {CL}
  3. les guillemets fermants font d�faut dans {CL}
  4. important � consacrer {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ important � constater {CL}
  5. d�borda tr�s imp�tueuse {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ d�borda tr�s-imp�rieuse {CL} ♦ d�borda tr�s imp�tueuse {Lub}, le voisinage du mot d�borda lui faisant pr�f�rer la 1�re le�on. Nous ne le suivons pas.
  6. combat contre l'ex�cution {Presse} ♦ combat contre l'�motion et l'ex�cution {Lecou}, {LP} ♦ combat entre l'�motion et l'ex�cution {CL}
  7. Interruption de {Presse}.
  8. Cette indication ne figure pas dans {CL} ni dans {Lub}

Notes

  1. On se souviendra, par comparaison, que dans le m�me �ge, dans le Yorkshire, les enfants Bront� se livraient avec passion au m�me divertissement et au m�me apprentissage; � la diff�rence que leurs �pop�es �taient, sinon toujours collectives, stimul�es collectivement alors qu'Aurore �tait seule.