Quatre Berrichons dans les lettres. — MM. Delatouche et Duris-Dufresne. — Ma visite à M. de Kératry. — Rêve de quinze cents francs de rente. — Le Figaro. — Une promenade dans le quartier latin. — Balzac. — Emmanuel Arago. — Premier luxe de Balzac. — Ses contrastes. — Aversion que lui portait Delatouche. — Dîner et soirée fantastique chez Balzac. — Jules Janin. — Delatouche m'encourage et me paralyse. — Indiana. — C'est à tort qu'on a dit que c'était ma personne et mon histoire. — La théorie du beau. — La théorie du vrai. — Ce qu'en pensait Balzac. — Ce qu'en pensent la critique et le public. — Corambé. — Les fantômes s'envolent. — Le travail m'attriste. — Prétendues manies des artistes. |
{CL 118} Nous étions alors trois Berrichons à Paris, Félix Pyat, Jules Sandeau et moi, apprentis littéraires, sous la direction d'un quatrième Berrichon, M. Delatouche. Ce maître eût dû, et il eût voulu sans doute, être un lien entre nous, et nous comptions ne faire qu'une famille en Apollon, dont il eût été le père. Mais son caractère aigri, susceptible et malheureux trahit les intentions et les besoins de son cœur, qui était bon, généreux et tendre. Il se brouilla tour à tour avec nous trois, après nous avoir un peu brouillés ensemble.
J'ai dit, dans un article nécrologique assez détaillé sur M. Delatouche, tout le bien et tout le mal qui étaient en lui, et j'ai pu dire le mal sans manquer en rien à la reconnaissance que je lui devais et à la vive amitié que je lui avais rendue plusieurs années avant sa mort. Pour montrer combien ce mal, c'est-à-dire cette douleur inquiète, cette susceptibilité maladive, cette misanthropie en un mot, {CL 119} était fatale et involontaire, je n'ai eu qu'à citer des fragments de ses lettres, où lui-même, en quelques mots pleins de grâce et de force, se peignait {Lub 148} dans sa grandeur et dans sa souffrance. J'avais déjà écrit sur lui, pendant sa vie, avec le même sentiment de respect et d'affection. Je n'ai jamais eu rien à me reprocher envers lui, pas même l'ombre d'un tort, et je n'aurais jamais su comment et pourquoi j'avais pu lui déplaire, si je n'avais vu par moi-même, au déclin rapide de sa vie, combien il était profondément atteint d'une hypocondrie sans ressources.
Il m'a rendu justice en voyant que j'étais juste envers lui, c'est-à-dire prompte à courir à lui dès qu'il m'ouvrit des bras paternels, sans me souvenir de ses colères et de ses injustices mille fois réparées, selon moi, par un élan, par un repentir, par une larme de son cœur.
Je ne pourrais résumer ici l'ensemble de son caractère et de ses rapports avec moi personnellement, comme je l'ai fait dans un opuscule spécial, sans sortir de l'ordre de mon récit, faute que j'ai déjà trop commise et qui m'a paru souvent inévitable, les personnes et les choses ayant besoin de se compléter dans le souvenir de celui qui en parle pour être bien appréciées, et jugées, en dernier ressort, équitablement*.
* Encore une raison pour ne parler des vivans qu'avec réserve.
Mais pour ne point m'arrêter à chaque pas dans ma narration, je dirai simplement ici quels rapports s'étaient établis entre nous lorsque je publiai Indiana et Valentine.
Mon bon vieux ami Duris-Dufresne, à qui, des premiers, j'avais confié mon projet d'écrire, avait voulu me mettre en relations avec Lafayette, assurant qu'il me prendrait en amitié, que je lui serais très-sympathique et qu'il me lancerait avec sollicitude dans le monde des arts, où il avait {CL 120} de nombreuses relations. Je me refusai à cette entrevue, bien que j'eusse aussi beaucoup de sympathie pour Lafayette, que j'allais quelquefois écouter à la tribune, conduite par mon papa (c'est ainsi que les huissiers de la Chambre appelaient mon vieux député quand nous nous cherchions dans les couloirs après la séance); mais je me trouvais si peu de chose, que je ne pus prendre sur moi d'aller occuper de ma mince personnalité le patriarche du libéralisme.
Et puis, si j'avais besoin d'un patron littéraire, c'était bien plus comme conseil que comme appui. Je désirais savoir, avant tout, si j'avais quelque talent, et je craignais {Lub 149} de prendre un goût pour une faculté. M. Duris-Dufresne, à qui j'avais lu, bien en secret, quelques pages, à Nohant, sur l'émigration des nobles en 89, me tenait naïvement pour un grand esprit; mais je me défiais beaucoup de sa partialité et de sa galanterie. D'ailleurs il ne s'intéressait qu'aux choses politiques, et c'est à quoi je me sentais le moins portée.
Je lui observai que les amis étaient trop volontiers éblouis, et qu'il me faudrait un juge sans préventions. « Mais n'allons pas le chercher si haut, lui disais-je; les gens trop célèbres n'ont pas le temps de s'arrêter aux choses trop secondaires. »
Il me proposa un de ses collègues à la chambre, M. de Kératry, qui faisait des romans, et qu'il me donna pour un juge fin et sévère. J'avais lu le Dernier des Beaumanoir, ouvrage fort mal fait, bâti sur une donnée révoltante, mais à laquelle le goût épicé du romantisme faisait grâce en faveur de l'audace. Il y avait cependant dans cet ouvrage des pages assez belles et assez touchantes, un mélange bizarre de dévotion bretonne et d'aberrations romanesques, de la jeunesse dans l'idée, de la vieillesse dans les détails. « Votre illustre collègue est un fou, dis-je à mon papa, et quant à son livre, j'en pourrais quelquefois faire d'aussi {CL 121} mauvais. Cependant on peut être bon juge et méchant praticien. L'ouvrage n'est toujours pas d'un imbécile, il s'en faut. Voyons M. de Kératry. Mais je loge sous les toits, vous me dites qu'il est vieux et marié. Demandez-lui son heure. J'irai chez lui. »
Dès le lendemain, j'eus rendez-vous chez M. De Kératry à huit heures du matin. C'était bien matin. J'avais les yeux gros comme le poing, j'étais complétement stupide.
M de Kératry me parut plus âgé qu'il ne l'était. Sa figure, encadrée de cheveux blancs, était fort respectable. Il me fit entrer dans une jolie chambre où je vis, couchée sous un couvre-pied de soie rose très-galant, une charmante petite femme qui jeta un regard de pitié languissante sur ma robe de stoff et sur mes souliers crottés, et qui ne crut pas devoir m'inviter à m'asseoir.
Je me passai de la permission et demandai à mon nouveau patron, en me fourrant dans la cheminée, si mademoiselle sa fille était malade. Je débutais par une insigne bêtise. Le vieillard me répondit d'un air tout {Lub 150} gonflé d'orgueil armoricain que c'était là madame de Kératry, sa femme. « Très-bien, lui dis-je, je vous en fais mon compliment; mais elle est malade, et je la dérange. Donc je me chauffe et je m'en vas. — Un instant, reprit le protecteur; M. Duris-Dufresne m'a dit que vous vouliez écrire, et j'ai promis de causer avec vous de ce projet; mais tenez, en deux mots, je serai franc, une femme ne doit pas écrire. — Si c'est votre opinion, nous n'avons point à causer, repris-je. Ce n'était pas la peine de nous éveiller si matin, madame de Kératry et moi, pour entendre ce précepte. »
Je me levai et sortis sans humeur, car j'avais plus envie de rire que de me fâcher. M. de Kératry me suivit dans l'antichambre et m'y retint quelques instants pour me développer sa théorie sur l'infériorité des femmes, sur {CL 122} l'impossibilité où était la plus intelligente d'entre elles d'écrire un bon ouvrage (le Dernier des Beaumanoir apparemment); et, comme je m'en allais toujours sans discuter et sans lui rien dire de piquant, il termina sa harangue par un trait napoléonien qui devait m'écraser. « Croyez-moi, me dit-il gravement comme j'ouvrais la dernière porte de son sanctuaire, ne faites pas de livres, faites des enfants. — Ma foi, monsieur, lui répondis-je en pouffant de rire et en lui fermant sa porte sur le nez, gardez le précepte pour vous-même, si bon vous semble. » c
Delatouche a arrangé ma réponse depuis en racontant cette belle entrevue. Il m'a fait dire faites-en vous-même si vous pouvez. Je ne fus ni si méchante ni si spirituelle, d'autant plus que sa petite femme avait l'air d'un ange de candeur. Je retournai chez moi fort divertie de l'originalité de ce Chrysale romantique et bien certaine que je ne m'élèverais jamais à la hauteur de ses inventions littéraires. On sait que le sujet du Dernier des Beaumanoir est le viol d'une femme que l'on croit morte, par le prêtre chargé de l'ensevelir. Ajoutons cependant, pour rester équitable, que le livre a de très-belles pages.
Je fis rire Duris-Dufresne aux larmes en lui racontant l'aventure. En même temps, il était furieux et voulait pourfendre son Breton bretonnant. Je le calmai en lui disant que je ne donnerais pas ma matinée pour... un éditeur!
Il ne combattit plus dès lors mon projet d'aller voir {Lub 151} Delatouche, contre lequel il m'avait exprimé jusque-là de fortes préventions. Je n'avais qu'un mot à écrire, mon nom eût suffi pour m'assurer un bon accueil de mon compatriote. J'étais intimement liée avec sa famille. Il était cousin des Duvernet, et son père avait été lié avec le mien.
Il m'appela et me reçut paternellement. Comme il savait déjà par Félix Pyat mon colloque avec M. de Kératry, il {CL 123} mit toute la coquetterie de son esprit, qui était d'une trempe exquise et d'un brillant remarquable, à soutenir la thèse contraire. « Mais ne vous faites pas d'illusions, cependant, me dit-il. La littérature est une ressource illusoire, et moi qui vous parle, malgré toute la supériorité de ma barbe, je n'en tire pas quinze cents francs par an, l'un dans l'autre.
— Quinze cents francs! m'écriai-je; mais si j'avais quinze cents francs à joindre à ma petite pension, je m'estimerais très-riche et je ne demanderais plus rien au ciel ni aux hommes, pas même une barbe!
— Oh! reprit-il en riant, si vous n'avez pas plus d'ambition que cela, vous simplifiez la question. Ce ne sera pas encore la chose la plus facile du monde que de gagner quinze cents francs, mais c'est possible, si vous ne vous rebutez pas des commencements. »
{Presse 13/6/1855 2} Il lut un roman dont je ne me rappelle même plus le titre ni le sujet, car je l'ai brûlé peu de temps après. Il le trouva, avec raison, détestable. Cependant il me dit que je devais en savoir faire un meilleur, et que peut-être un jour j'en pourrais faire un bon. « Mais il faut vivre pour connaître la vie, ajouta-t-il. Le roman, c'est la vie racontée avec art. Vous êtes une nature d'artiste, mais vous ignorez la réalité, vous êtes trop dans le rêve. Patientez avec le temps et l'expérience, et soyez tranquille: ces deux tristes conseilleurs viendront assez vite. Laissez-vous enseigner par la destinée, et tâchez de rester poëte. Vous n'avez pas autre chose à faire. »
Cependant, comme il me voyait assez embarrassée de suffire à la vie matérielle, il m'offrit de me faire gagner quarante ou cinquante francs par mois, si je pouvais m'employer à la rédaction de son petit journal. Pyat et Sandeau étaient déjà occupés à cette besogne. J'y fus associée un peu par-dessus le marché.
{Lub 152} Delatouche avait acheté le Figaro, et il le faisait à peu {CL 124} près lui-même, au coin de son feu, en causant tantôt avec ses rédacteurs, tantôt avec les nombreuses visites qu'il recevait*. Ces visites, quelquefois charmantes, quelquefois risibles, posaient un peu, sans s'en douter, pour le secrétariat respectable qui, retranché dans les petits coins de l'appartement, ne se faisait pas faute d'écouter et de critiquer.
* Le Figaro était alors un tout petit journal et ne comptait pas un grand nombre d'abonnés.
(Note de 1874).
J'avais ma petite table et mon petit tapis auprès de la cheminée; mais je n'étais pas très-assidue à ce travail, auquel je n'entendais rien. Delatouche me prenait un peu au collet pour me faire asseoir; il me jetait un sujet et me donnait un petit bout de papier sur lequel il fallait le faire tenir. Je barbouillais dix pages que je jetais au feu et où je n'avais pas mis un mot de ce qu'il fallait traiter. Les autres avaient de l'esprit, de la verve, de la facilité. On causait et on riait. Delatouche était étincelant de causticité. J'écoutais, je m'amusais beaucoup, mais je ne faisais rien qui vaille, et, au bout du mois, il me revenait douze francs cinquante centimes ou quinze francs tout ou plus pour ma part de collaboration, encore était-ce trop bien payé.
Delatouche était adorable de grâce paternelle, et il se rajeunissait avec nous jusqu'à l'enfantillage. Je me rappelle un dîner que nous lui donnâmes chez Pinson et une fantastique promenade au clair de la lune que nous lui fîmes faire à travers le quartier Latin. Nous étions suivis d'un sapin qu'il avait pris à l'heure pour aller je ne sais où et qu'il garda jusqu'à minuit sans pouvoir se dépêtrer de notre folle compagnie. Il y remonta bien vingt fois et en descendit toujours, persuadé par nos raisons. Nous allions sans but et nous voulions lui prouver que c'était la plus agréable manière de se promener. Il la goûtait assez, car {CL 125} il nous cédait sans trop de combat. Le cocher de fiacre, victime de nos taquineries, avait pris son mal en patience, et je me souviens qu'arrivés je ne sais pourquoi ni comment, à la montagne Sainte-Geneviève, comme il allait fort lentement dans la rue déserte, nous nous occupions à traverser la voiture, à la file les uns des autres, laissant les portières {Lub 153} ouvertes et les marchepieds baissés, et chantant je ne sais plus quelle facétie sur un ton lugubre: je ne sais pas non plus pourquoi cela nous paraissait drôle et pourquoi Delatouche riait de si bon cœur. Je crois que c'était la joie de se sentir bête une fois dans sa vie. Pyat prétendait avoir un but, qui était de donner une sérénade à tous les épiciers du quartier, et il allait de boutique en boutique chantant à pleine voix: Un épicier c'est une rose.
C'est la seule fois que j'aie vu Delatouche véritablement gai, car son esprit, habituellement satirique, avait un fonds de spleen qui rendait souvent son enjouement mortellement triste. « Sont-ils heureux! me disait-il, en me donnant le bras à l'arrière-garde, tandis que les autres couraient devant en faisant leur tapage; ils n'ont bu que de l'eau rougie, et ils sont ivres! Quel bon vin que la jeunesse! Et quel bon rire que celui qui n'a pas besoin de motif! Ah! Si l'on pouvait s'amuser comme cela deux jours de suite! Mais aussitôt que l'on sait de quoi et de qui l'on s'amuse, on ne s'amuse plus, on a envie de pleurer. »
Le grand chagrin de Delatouche était de vieillir. Il n'en pouvait prendre son parti, et c'est lui qui disait: « On n'a jamais cinquante ans, on a deux fois vingt-cinq ans. » Malgré cette révolte de son esprit, il était plus vieux que son âge. Déjà malade, et aggravant son mal par l'impatience avec laquelle il le supportait, il était souvent, le matin, d'une humeur irascible devant laquelle je m'esquivais sans rien dire. Puis il me rappelait ou venait me chercher, ne se donnant jamais tort, mais effaçant par {CL 126} mille gracieusetés et mille gâteries de papa le chagrin qu'il avait causé.
Quand j'ai cherché plus tard la cause de sa soudaine aversion, on m'a dit qu'il avait été amoureux de moi, jaloux sans en convenir, et blessé de n'avoir jamais été deviné. Cela n'est pas. Je me méfiais de lui au commencement, M. Duris-Dufresne m'ayant mise en garde par ses propres préventions. J'aurais donc eu à son égard la pénétration qui m'a souvent manqué à temps en d'autres circonstances, faute de coquetterie suffisante. Mais là, j'avais à bien voir si ma confiance tomberait sur un cœur désintéressé, et je constatai bientôt que la jalousie de notre patron, comme nous l'appelions, était tout {Lub 154} intellectuelle et s'exerçait sur tout ce qui l'approchait, sans acception d'âge ni de sexe.
C'était un ami, et surtout un maître jaloux par nature, comme le vieux Porpora que j'ai dépeint dans un de mes romans. Quand il avait couvé une intelligence, développé un talent, il ne voulait plus souffrir qu'une autre inspiration ou qu'une autre assistance que la sienne osât en approcher.
Un de mes amis qui connaissait un peu Balzac m'avait présentée à lui, non comme une muse de département, mais comme une bonne personne de province très-émerveillée de son talent. C'était la vérité. Bien que Balzac n'eût pas encore produit ses chefs-d'œuvre à cette époque, j'étais vivement frappée de sa manière neuve et originale et je le considérais déjà comme un maître à étudier. Balzac avait été, non pas charmant pour moi à la manière de Delatouche, mais excellent aussi, avec plus de rondeur et d'égalité de caractère. Tout le monde sait comme le contentement de lui-même, contentement si bien fondé qu'on le lui pardonnait, débordait en lui; comme il aimait à parler de ses ouvrages, à les raconter d'avance, à les faire en causant, à les lire en brouillons ou en épreuves. Naïf et bon enfant {CL 127} au possible, il demandait conseil aux enfants, n'écoutait pas la réponse, ou s'en servait pour la combattre avec l'obstination de sa supériorité. Il n'enseignait jamais, il parlait de lui, de lui seul. Une seule fois il s'oublia pour nous parler de Rabelais, que je ne connaissais pas encore. Il fut si merveilleux, si éblouissant, si lucide, que nous nous disions en le quittant: « Oui, oui, décidément, il aura tout l'avenir qu'il rêve; il comprend trop bien ce qui n'est pas lui, pour ne pas faire de lui-même une grande individualité. »
Il demeurait alors rue de Cassini, dans un petit entre-sol très-gai, à côté de l'observatoire. C'est par lui ou chez lui, je crois, que je fis connaissance avec Emmanuel Arago, un homme qui devait devenir un frère pour moi, et qui était alors un enfant. Je me liai vite avec lui, pouvant me donner avec lui des airs de grand'mère, car il était encore si jeune que ses bras avaient grandi dans l'année plus que ne le comportaient ses manches. Il avait pourtant commis déjà un volume de vers et une pièce de théâtre fort spirituelle.
{Lub 155} Un beau matin Balzac, ayant bien vendu la Peau de chagrin, méprisa son entre-sol et voulut le quitter; mais, réflexion faite, il se contenta de transformer ses petites chambres de poëte en un assemblage de boudoirs de marquise, et, un beau jour, il nous invita à venir prendre des glaces dans ses murs tendus de soie et bordés de dentelle. Cela me fit beaucoup rire; je ne pensais pas qu'il prît au sérieux ce besoin d'un vain luxe et que ce fût pour lui autre chose qu'une fantaisie passagère. Je me trompais; ces besoins d'imagination coquette devinrent les tyrans de sa vie, et pour les satisfaire il sacrifia souvent le bien-être le plus élémentaire. Dès lors il vivait un peu ainsi, manquant de tout au milieu de son superflu et se privant de soupe et de café plutôt que d'argenterie et de porcelaine de Chine.
{CL 128} Réduit bientôt à des expédients fabuleux pour ne pas se séparer de colifichets qui réjouissaient sa vue, artiste fantaisiste, c'est-à-dire enfant aux rêves d'or, il vivait par le cerveau dans le palais des fées; homme opiniâtre cependant, il acceptait, par la volonté, toutes les inquiétudes et toutes les souffrances, plutôt que de ne pas forcer la réalité à garder quelque chose de son rêve.
Puéril et puissant, toujours envieux d'un bibelot, et jamais jaloux d'une gloire, sincère jusqu'à la modestie, vantard jusqu'à la hâblerie, confiant en lui-même et aux autres, très-expansif, très-bon et très-fou, avec un sanctuaire de raison intérieure, oùil rentrait pour tout dominer dans son œuvre, cynique dans la chasteté, ivre en buvant de l'eau, intempérant de travail et sobre d'autres passions, positif et romanesque avec un égal excès, crédule et sceptique, plein de contrastes et de mystères, tel était Balzac encore jeune, déjà inexplicable pour quiconque se fatiguait de la trop constante étude de lui-même à laquelle il condamnait ses amis, et qui ne paraissait pas encore à tous aussi intéressante qu'elle l'était réellement.
En effet, à cette époque, beaucoup de juges, compétents d'ailleurs, niaient le génie de Balzac, ou tout au moins ne le croyaient pas destiné à une si puissante carrière de développement. Delatouche était des plus récalcitrants. Il parlait de lui avec une aversion effrayante. Balzac avait été son disciple, et leur rupture, dont ce dernier n'a jamais su le motif, était toute fraîche et toute {Lub 156} saignante. Delatouche ne donnait aucune bonne raison à son ressentiment, et Balzac me disait souvent: « Gare à vous! Vous verrez qu'un beau matin, sans vous en douter, sans savoir pourquoi, vous trouverez en lui un ennemi mortel. »
Delatouche eut évidemment tort à mes yeux en dénigrant Balzac, qui ne parlait de lui qu'avec regret et douceur; {CL 129} mais Balzac eu tort de croire à une inimitié irréconciliable. Il eût pu le ramener avec le temps.
C'était trop tôt alors. J'essayai en vain plusieurs fois de dire à Delatouche ce qui pouvait les rapprocher. La première fois il sauta au plafond. « Vous l'avez donc vu? S'écria-t-il; vous le voyez donc? Il ne manquait plus que ça! » Je crus qu'il allait me jeter par les fenêtres. Il se calma, bouda, revint, et finit par me passer mon Balzac, en voyant que cette sympathie n'enlevait rien à celle qu'il réclamait. Mais à chaque nouvelle relation littéraire que je devais établir ou accepter, Delatouche devait entrer dans les mêmes colères, et même les indifférents lui paraissaient des ennemis s'ils ne m'avaient pas été présentés par lui.
{Presse 14/6/1855 1} Je parlai fort peu de mes projets littéraires à Balzac. Il n'y crut guère, ou ne songea pas à examiner si j'étais capable de quelque chose. Je ne lui demandai pas de conseils, il m'eût dit qu'il les gardait pour lui-même; et cela, autant par ingénuité de modestie que par ingénuité d'égoïsme; car il avait sa manière d'être modeste sous l'apparence de la présomption, je l'ai reconnu depuis, avec une agréable surprise; et quant à son égoïsme, il avait aussi ses réactions de dévouement et de générosité.
Son commerce était fort agréable, un peu fatigant de paroles pour moi qui ne sais pas assez répondre pour varier les sujets de conversation; mais son âme était d'une grande sérénité, et en aucun moment je ne l'ai vu maussade. Il grimpait avec son gros ventre tous les étages de la maison du quai Saint-Michel et arrivait soufflant, riant et racontant sans reprendre haleine. Il prenait des paperasses sur ma table, y jetait les yeux et avait l'intention de s'informer un peu de ce que ce pouvait être; mais aussitôt, pensant à l'ouvrage qu'il était en train de faire, il se mettait à le raconter, et, en somme, je trouvais cela plus {CL 130} instructif que tous les empêchements {Lub 157} que Delatouche, questionneur désespérant, apportait à ma fantaisie.
Un soir que nous avions dîné chez Balzac d'une manière étrange, je crois que cela se composait de bœuf bouilli, d'un melon et de champagne frappé, il alla endosser une belle robe de chambre toute neuve, pour nous la montrer avec une joie de petite fille, et voulut sortir ainsi costumé, un bougeoir à la main, pour nous reconduire jusqu'à la grille du luxembourg. Il était tard, l'endroit désert, et je lui observais qu'il se ferait assassiner en rentrant chez lui. « Du tout, me dit-il; si je rencontre des voleurs, ils me prendront pour un fou, et ils auront peur de moi, ou pour un prince, et ils me respecteront. » Il faisait une belle nuit calme. Il nous accompagna ainsi, portant sa bougie allumée dans un joli flambeau de vermeil ciselé, parlant des quatre chevaux arabes qu'il n'avait pas encore, qu'il aurait bientôt, qu'il n'a jamais eus, et qu'il a cru fermement avoir pendant quelque temps. Il nous eût reconduits jusqu'à l'autre bout de Paris, si nous l'avions laissé faire.
Je ne connaissais pas d'autres célébrités et ne désirais pas en connaître. Je rencontrais une telle opposition d'idées, de sentiments et de systèmes entre Balzac et Delatouche, que je craignais de voir ma pauvre tête se perdre dans un chaos de contradictions, si je prêtais l'oreille à un troisième maître. Je vis, à cette époque, une seule fois, Jules Janin pour lui demander un service. C'est la seule démarche que j'aie jamais faite auprès de la critique, et comme ce n'était pas pour moi, je n'y eus aucun scrupule. Je trouvai en lui un bon garçon sans affectation et sans étalage d'aucune vanité, ayant le bon goût de ne pas montrer son esprit sans nécessité, et parlant de ses chiens avec plus d'amour que de ses écrits. Comme j'aime aussi les chiens, je me trouvai fort à l'aise; une conversation {CL 131} littéraire avec un inconnu m'eût affreusement intimidée.
J'ai dit que Delatouche était désespérant. Il était ainsi pour lui-même et travaillait à se dégoûter de tout ce qu'il entreprenait. Il se laissait aller de temps en temps à raconter ses romans d'avance, avec plus de discrétion et d'intimité que Balzac, mais avec plus de complaisance encore s'il se voyait bien écouté. Par exemple, il ne fallait pas s'aviser de remuer un meuble, de tisonner ou d'éternuer {Lub 158} dans ces moments-là: il s'interrompait aussitôt pour vous demander, avec une sollicitude polie, si vous étiez enrhumé ou si vous aviez des inquiétudes dans les jambes; et, feignant d'avoir oublié son roman, il se faisait beaucoup prier pour faire semblant de chercher à le retrouver. Il avait mille fois moins de talent pour écrire que Balzac; mais comme il en avait mille fois plus pour déduire ses idées par la parole, ce qu'il racontait admirablement paraissait admirable, tandis que ce que Balzac racontait d'une manière souvent impossible ne représentait souvent qu'une œuvre impossible. Mais quand l'ouvrage de Delatouche était imprimé, on y cherchait en vain le charme et la beauté de ce qu'on avait entendu, et on avait la surprise contraire en lisant Balzac. Balzac savait qu'il exposait mal, non pas sans feu et sans esprit, mais sans ordre et sans clarté. Aussi préférait-il lire quand il avait son manuscrit sous la main, et Delatouche, qui faisait cent romans sans les écrire, n'avait presque jamais rien à lire; ou c'étaient quelques pages qui ne rendaient pas son projet et qui l'attristaient visiblement. Il n'avait pas de facilité; aussi avait-il la fécondité en horreur et trouvait-il contre celle de Balzac (sans songer à celle de Walter Scott qu'il adorait) les invectives les plus bouffonnes et les comparaisons les plus médicinales.
J'ai toujours pensé que Delatouche dépensait trop de {CL 132} véritable talent en paroles. Balzac ne dépensait que de la folie. Il jetait là son trop-plein et gardait sa sagesse profonde pour son œuvre. Delatouche s'épuisait en démonstrations excellentes, et, quoique riche, ne l'était pas assez pour se montrer si généreux.
Et puis, sa fatale santé paralysait son essor au moment où il déployait ses ailes. Il a fait de beaux vers, faciles et pleins, mêlés à des vers tiraillés et un peu vides; des romans très-remarquables, très-originaux, et des romans très-faibles et très-lâchés; des articles très-mordants, très-ingénieux, et d'autres si personnels qu'ils étaient incompréhensibles et, partant, sans intérêt pour le public. Ce haut et ce bas d'une intelligence d'élite s'expliquent par le cruel va-et-vient de la maladie.
Delatouche avait aussi le malheur de s'occuper trop de ce que faisaient les autres. À cette époque, il lisait tout. Il recevait, comme journaliste, tout ce qui paraissait, {Lub 159} feignait de n'y pas jeter les yeux et remettait l'exemplaire au premier venu de ses rédacteurs en lui disant: « Avalez la médecine; vous êtes jeune, elle ne vous tuera pas. Dites de l'ouvrage ce que vous voudrez, je ne veux pas savoir ce que c'est. » — Mais quand on lui apportait le compte rendu, il critiquait la critique avec une netteté qui prouvait qu'il avait, le premier, avalé la médecine et même savouré l'âcre saveur qui le tentait.
J'eusse été bien sotte de ne pas écouter tout ce que me disait Delatouche; mais cette perpétuelle analyse de toutes choses, cette dissection des autres et de lui-même, toute cette critique brillante et souvent juste, qui aboutissait à la négation de lui-même et des autres, attristait singulièrement mon esprit, et tant de lisières commençaient à me donner des crampes. J'apprenais tout ce qu'il ne faut pas faire, rien de ce qu'il faut faire, et je perdais toute confiance en moi.
{CL 133} Je reconnaissais, je reconnais encore que Delatouche me rendait grand service en m'amenant à hésiter. À cette époque, on faisait les choses les plus étranges en littérature. Les excentricités du génie de Victor Hugo, jeune, avaient enivré la jeunesse, ennuyée des vieilles rengaines de la Restauration. On ne trouvait plus Chateaubriand assez romantique; c'était tout au plus si le maître nouveau l'était assez pour les appétits féroces qu'il avait excités. Les marmots de sa propre école, ceux qu'il n'eût jamais acceptés pour disciples, et qui le sentaient bien, voulaient l'enfoncer en le dépassant. On cherchait des titres impossibles, des sujets dégoûtants, et, dans cette course au clocher d'affiches ébouriffantes, des gens de talent eux-mêmes subissaient la mode, et, couverts d'oripeaux bizarres, se précipitaient dans la mêlée.
J'étais bien tentée de faire comme les autres écoliers, puisque les maîtres donnaient le mauvais exemple, et je cherchais des bizarreries que je n'eusse jamais pu exécuter. Parmi les critiques du moment qui résistaient à ce cataclysme, Delatouche avait du discernement et du goût, en ce qu'il faisait la part du beau et du bon dans les deux écoles. Il me retenait sur cette pente glissante par des moqueries comiques et des avis sérieux. Mais il me jetait tout aussitôt dans des difficultés {Lub 160} inextricables. « Fuyez le pastiche, disait-il. Servez-vous de votre propre fonds; lisez dans votre vie, dans votre cœur; rendez vos impressions. » Et quand nous avions causé n'importe de quoi, il me disait: « Vous êtes trop absolue dans votre sentiment, votre caractère est trop à part; vous ne connaissez ni le monde ni les individus. Vous n'avez pas vécu et pensé comme tout le monde. Vous êtes un cerveau creux. » Je me disais qu'il avait raison, et je retournais à Nohant, décidée à faire des boîtes à thé et des tabatières de Spa.
{CL 134} Enfin je commençai Indiana, sans projet et sans espoir, sans aucun plan, mettant résolument à la porte de mon souvenir tout ce qui m'avait {Presse 14/6/1855 2} été posé en précepte ou en exemple, et ne fouillant ni dans la manière des autres ni dans ma propre individualité pour le sujet et les types. On n'a pas manqué de dire qu'Indiana était ma personne et mon histoire. Il n'en est rien. J'ai présenté beaucoup de types de femmes, et je crois que quand on aura lu cet exposé des impressions et des réflexions de ma vie, on verra bien que je ne me suis jamais mise en scène sous des traits féminins. Je suis trop romanesque pour avoir vu une héroïne de roman dans mon miroir. Je ne me suis jamais trouvée ni assez belle, ni assez aimable, ni assez logique dans l'ensemble de mon caractère et de mes actions pour prêter à la poésie ou à l'intérêt, et j'aurais eu beau chercher à embellir ma personne et à dramatiser ma vie, je n'en serais pas venue à bout. Mon moi, me revenant face à face, m'eût toujours refroidie.
Je suis loin de dire qu'un artiste n'ait pas le droit de se peindre et de se raconter, et plus il se couronnera des fleurs de la poésie pour se montrer au public, mieux il fera, s'il a assez d'habileté pour qu'on ne le reconnaisse pas trop sous cette parure, ou s'il est assez beau pour qu'elle ne le rende pas ridicule. Mais, en ce qui me concerne, j'étais d'une étoffe trop bigarrée pour me prêter à une idéalisation quelconque. Si j'avais voulu montrer le fond sérieux, j'aurais raconté une vie qui jusqu'alors avait plus ressemblé à celle du moine Alexis (dans le roman peu récréatif de Spiridion) qu'à celle d'Indiana la créole passionnée. Ou bien, si j'avais pris l'autre face de ma vie, mes besoins d'enfantillage, de gaieté, de bêtise absolue, j'aurais fait un type si invraisemblable que je {Lub 161} n'aurais rien trouvé à lui faire dire et à lui faire faire qui eût le sens commun.
{CL 135} Je n'avais pas la moindre théorie quand je commençai à écrire, et je ne crois pas en avoir jamais eu quand une envie de roman m'a mis la plume à la main. Cela n'empêche pas que mes instincts ne m'aient fait, à mon insu, la théorie que je vais établir, que j'ai généralement suivie sans m'en rendre compte, et qui, à l'heure où j'écris, est encore en discussion.
Selon cette théorie, le roman serait une œuvre de poésie autant que d'analyse. Il y faudrait des situations vraies et des caractères vrais, réels même, se groupant autour d'un type destiné à résumer le sentiment ou l'idée principale du livre. Ce type représente généralement la passion de l'amour, puisque presque tous les romans sont des histoires d'amour. Selon la théorie annoncée (et c'est là qu'elle commence), il faut idéaliser cet amour, ce type, par conséquent, et ne pas craindre de lui donner toutes les puissances dont on a l'aspiration en soi-même, ou toutes les douleurs dont on a vu ou senti la blessure. Mais, en aucun cas, il ne faut l'avilir dans le hasard des événements; il faut qu'il meure ou triomphe, et on ne doit pas craindre de lui donner une importance exceptionnelle dans la vie, des forces au-dessus du vulgaire, des charmes ou des souffrances qui dépassent tout à fait l'habitude des choses humaines, et même un peu le vraisemblable admis par la plupart des intelligences.
En résumé, idéalisation du sentiment qui fait le sujet, en laissant à l'art du conteur le soin de placer ce sujet dans des conditions et dans un cadre de réalité assez sensible pour le faire ressortir, si, toutefois, c'est bien un roman qu'il veut faire.
Cette théorie est-elle vraie? Je crois que oui; mais elle n'est pas, elle ne doit pas être absolue. Balzac, avec le temps, m'a fait comprendre, par la variété et la force de ses conceptions, que l'on pouvait sacrifier l'idéalisation du {CL 136} sujet à la vérité de la peinture, à la critique de la société et de l'humanité même.
Balzac résumait complétement ceci quand il me disait dans la suite: « Vous cherchez l'homme tel qu'il devrait être; moi, je le prends tel qu'il est. Croyez-moi, nous avons raison tous deux. Ces deux chemins conduisent au même but. J'aime aussi les êtres exceptionnels; j'en {Lub 162} suis un. Il m'en faut d'ailleurs pour faire ressortir mes êtres vulgaires, et je ne les sacrifie jamais sans nécessité. Mais ces êtres vulgaires m'intéressent plus qu'ils ne vous intéressent. Je les grandis, je les idéalise, en sens inverse, dans leur laideur ou leur bêtise. Je donne à leurs difformités des proportions effrayantes ou grotesques. Vous, vous ne sauriez pas; vous faites bien de ne pas vouloir regarder des êtres et des choses qui vous donneraient le cauchemar. Idéalisez dans le joli et dans le beau, c'est un ouvrage de femme. »
Balzac me parlait ainsi sans dédain caché et sans causticité déguisée. Il était sincère dans le sentiment fraternel, et il a trop idéalisé la femme pour qu'on puisse le soupçonner d'avoir eu jamais la théorie de M. de Kératry.
Balzac, esprit vaste, non pas infini et sans défauts, mais le plus étendu et le plus pourvu de qualités diverses qui dans le roman se soit produit de notre temps, Balzac, maître sans égal en l'art de peindre la société moderne et l'humanité actuelle, avait mille fois raison de ne pas admettre un système absolu. Il ne m'a rien révélé de cela alors que je cherchais, et je ne lui en veux pas, il ne le savait pas lui-même; il cherchait et tâtonnait aussi pour son compte. Il a essayé de tout. Il a vu et prouvé que toute manière était bonne et tout sujet fécond pour un esprit souple comme le sien. Il a développé davantage ce en quoi il s'est senti le plus puissant, et il s'est moqué de cette erreur de la critique qui veut imposer un cadre, des sujets {CL 137} et des procédés aux artistes, erreur dans laquelle le public donne encore, sans s'apercevoir que cette théorie arbitraire, étant toujours l'expression d'une individualité, se dérobe la première à son propre principe et fait acte d'indépendance en contredisant le point de vue d'une théorie voisine ou opposée. On est frappé de ces contradictions quand on lit une demi-douzaine d'articles de critique sur un même ouvrage d'art; on voit alors que chaque critique a son criterium, sa passion, son goût particulier, et que si deux ou trois d'entre eux se trouvent d'accord pour préconiser une loi quelconque dans les arts, l'application qu'ils font de cette loi prouve des appréciations très-diverses et des préventions que ne gouverne aucune règle fixe.
Il est heureux, du reste, qu'il en soit ainsi. S'il n'y avait qu'une école et qu'une doctrine dans l'art, l'art {Lub 163} périrait vite, faute de hardiesse et de tentatives nouvelles. L'homme va toujours cherchant avec douleur le vrai absolu, dont il a le sentiment, et qu'il ne trouvera jamais en lui-même à l'état d'individu. La vérité est le but d'une recherche pour laquelle toutes les forces collectives de notre espèce ne sont pas de trop; et cependant, erreur étrange et fatale, dès qu'un homme de quelque capacité aborde cette recherche, il voudrait l'interdire aux autres et donner pour unique découverte celle qu'il croit tenir. La recherche de la loi de liberté elle-même sert d'aliment au despotisme et à l'intolérance de l'orgueil humain. Triste folie! Si les sociétés n'ont pu encore s'y soustraire, que les arts au moins s'en affranchissent et trouvent la vie dans l'indépendance absolue de l'inspiration.
L'inspiration, voilà quelque chose de bien malaisé à définir et de bien important à constater d comme un fait surhumain, comme une intervention presque divine. L'inspiration est pour les artistes ce que la grâce est pour les chrétiens, et on n'a pas encore imaginé de défendre aux {CL 138} croyants de recevoir la grâce quand elle descend dans leurs âmes. Il y a pourtant une prétendue critique qui défendrait volontiers aux artistes de recevoir l'inspiration et de lui obéir.
Et je ne parle pas ici des critiques de profession, je ne resserre pas mon plaidoyer dans les limites d'une ou plusieurs coteries. Je combats un préjugé public, universel. On veut que l'art suive un chemin battu, et quand une manière a plu, un siècle tout entier s'écrie: « Donnez-nous du même, il n'y a que cela de bon! » Malheur alors aux novateurs! Il leur faut succomber ou soutenir une lutte effroyable, jusqu'à ce que leur protestation, cri de révolte au début, devienne à son tour une tyrannie qui écrasera ou combattra d'autres innovations également légitimes et désirables.
J'ai toujours trouvé le mot inspiration très-ambitieux et ne pouvant s'appliquer qu'aux génies de premier ordre. Je n'oserais jamais m'en servir pour mon propre compte, sans protester un peu contre l'emphase d'un terme qui ne trouve sa sanction que dans un incontestable succès. Pourtant il faudrait un mot qui ne fît pas rougir les gens modestes et bien élevés et qui exprimât cette sorte de grâce qui descend plus ou moins vive, plus ou moins féconde sur toutes les têtes éprises {Lub 164} de leur art. Il n'est si humble travailleur qui n'ait son heure d'inspiration, et peut-être la liqueur céleste est-elle aussi précieuse dans le vase d'argile que dans le vase d'or: seulement, l'un la conserve pure, l'autre l'altère ou se brise. La grâce des chrétiens n'agit pas seule et fatalement. Il faut que l'âme la recueille, comme la bonne terre le grain sacré. L'inspiration n'est pas d'une autre nature. Prenons donc le mot tel qu'il est, et qu'il n'implique rien de présomptueux sous ma plume.
Je sentis en commençant à écrire Indiana une émotion très-vive et très-particulière, ne ressemblant à rien de ce {CL 139} que j'avais éprouvé dans mes précédents essais. Mais cette émotion fut plus pénible qu'agréable. J'écrivis tout d'un jet, sans plan, je l'ai dit, et littéralement sans savoir où j'allais, sans m'être même rendu compte du problème social que j'abordais. Je n'étais pas saint-simonienne, je ne l'ai jamais été, bien que j'aie eu de vraies sympathies pour quelques idées et quelques personnes de cette secte; mais je ne les connaissais pas à cette époque, et je ne fus point influencée par elles.
J'avais en moi seulement, comme un sentiment bien net et bien ardent, l'horreur de l'esclavage brutal et bête. Je ne l'avais pas subi, je ne le subissais pas, on le voit par la liberté dont je jouissais et qui ne m'était pas disputée. Donc Indiana n'était pas mon histoire dévoilée, comme on l'a dit. Ce n'était pas une plainte formulée contre un maître particulier. C'était une protestation contre la tyrannie en général, et si je personnifiais cette tyrannie dans un homme, si j'enfermais la lutte dans le cadre d'une existence domestique, c'est que je n'avais pas l'ambition de faire autre chose qu'un roman de mœurs. Voilà pourquoi, dans une préface écrite après le livre, je me défendis de vouloir porter atteinte aux institutions. J'étais fort sincère et ne prétendais pas en savoir plus long que je n'en disais. La critique m'en apprit davantage et me fit mieux examiner la question.
J'écrivis donc ce livre sous l'empire d'une émotion et non d'un système. Cette émotion, lentement amassée dans le cours d'une vie de réflexions, déborda très-impérieuse e dès que le cadre d'une situation quelconque s'ouvrit pour la contenir; mais elle s'y trouva fort à l'étroit, et cette sorte de combat entre l'émotion et {Lub 165} l'exécution f me soutint pendant six semaines dans un état de volonté tout nouveau pour moi. g
Mais mon pauvre Corambé s'envola pour toujours, dès que j'eus commencé à me sentir dans cette veine de persévérance {CL 140} sur un sujet donné. Il était d'une essence trop subtile pour se plier aux exigences de la forme. À peine eus-je fini mon livre, que je voulus retrouver le vague ordinaire de mes rêveries. Impossible! Les personnages de mon manuscrit, enfermés dans un tiroir, voulurent bien y rester tranquilles; mais j'espérai en vain voir reparaître Corambé, et avec lui ces milliers d'êtres qui me berçaient tous les jours de leurs agréables divagations, ces figures à moitié nettes, ces voix à moitié distinctes qui flottaient autour de moi comme un tableau animé derrière un voile transparent. Ces chères visions n'étaient que les précurseurs de l'inspiration. Elles se cachèrent cruellement au fond de l'encrier, pour n'en plus sortir que quand je m'enhardirais à les y chercher.
J'aurais beaucoup à raconter sur ce phénomène de demi-hallucination qui s'était produit en moi pendant toute ma vie et qui se dissipa entièrement et tout d'un coup. Mais je craindrais de reprendre un chapitre peut-être déjà trop long et trop détaillé dans cet ouvrage; je me bornerai à rappeler que j'avais commencé, dans un âge si enfantin que je ne pourrais le préciser, un roman composé de milliers de romans qui s'enchaînaient les uns aux autres 1 par l'intervention d'un principal personnage fantastique appelé Corambé (nom sans signification aucune, dont les syllabes s'étaient rassemblées dans le hasard de quelque rêve), et que ce personnage avait été, pendant quelques années de mon enfance, une sorte de dieu de mon invention, auquel j'avais été par moments tout près de croire et de rendre un culte.
Le catholicisme ardent qui s'était emparé de moi au couvent me l'avait fait oublier, mais non repousser avec effroi comme une croyance idolâtrique; car cette création de ma rêverie n'avait fait que me préparer, par une poésie angélique, à m'enthousiasmer pour le divin type de Jésus. J'ai gardé mon enthousiasme pour ce dernier type, et, quant à {CL 141} Corambé, je n'hésite pas à croire qu'il a été pour moi, dans l'enfance, une interprétation {Lub 166} plus humaine et plus admissible que celle que l'Église de nos jours prétend nous donner du divin maître. Corambé, s'il se fût mêlé de politique, n'eût pas laissé dévorer la Pologne pantelante par la Russie sanguinaire; il n'eût pas, s'il se fût mêlé de socialisme, abandonné la cause du faible à celle du fort, la vie morale et physique du pauvre au caprice du riche. Il eût été plus chrétien que la papauté.
Quand je fus dans l'âge où l'on rit de sa propre naïveté, je remis Corambé à sa véritable place: c'est-à-dire que je le réintégrai, dans mon imagination, parmi les songes; mais il en occupa toujours le centre, et toutes les fictions qui continuèrent à se former autour de lui émanèrent toujours de cette fiction principale.
Le plan brisé que je suivais en composant pour moi-même, sous le coup de ces hallucinations, une foule de romans qui rentraient dans le néant sans être achevés, avait donc sa logique particulière, en ce qu'un personnage mystérieux non pas omnipotent, mais doué de facultés surnaturelles, intervenait dans tous et les interrompait ou les reprenait à sa guise. C'était bien commode, comme l'on voit. C'était une idée que je trouvais sublime pour mon usage particulier, mais que je savais bien inadmissible pour tout autre que moi, pour le public par conséquent. Il fallait désormais, en racontant n'importe quoi des choses humaines, en laisser la conduite et la solution au hasard ou à la fatalité des notions humaines. J'en passai par là, mais si tristement, que pendant plusieurs années j'eus une profonde amertume contre la publicité, amertume que j'osai dire naïvement à quelques personnes au milieu de mon succès, mais que je dus renfermer bientôt, en voyant qu'on prenait cette ingénuité douloureuse pour une affectation.
Et aujourd'hui que je raconte ceci le plus sèchement que {CL 142} je peux, qui me croira et qui me comprendra, si je dis que les vrais poëmes sont dans le sanctuaire de l'âme et qu'ils n'en sortent jamais? Quelques âmes de la même nature que la mienne certainement; mais voilà tout, et pour ne causer aux autres nul ennui, je ne parle ici de Corambé et de la consistance de mes rêveries en images sensibles pour moi que comme d'un phénomène psychique, dont je ne me défendais pas, parce qu'il avait {Lub 167} un charme indicible, une pureté céleste, et qu'il ne m'avait jamais fait craindre pour ma raison.
En effet, il ne m'était jamais arrivé, si ce n'est dans l'enfance, de vouloir me persuader que ces apparitions eussent une existence en dehors de mon cerveau. Je comprenais parfaitement que j'étais sous l'empire d'une sorte de vision, évoquée par moi-même non pas au gré de ma volonté immédiate, mais comme un reflet capricieux de mes préoccupations intérieures. Je ne me crus donc pas guérie d'une maladie intellectuelle, mais, au contraire privée d'une faculté. J'ignore si cette prétendue faculté ne fût pas devenue pernicieuse. Il ne fallait peut-être qu'un petit dérangement d'équilibre physique pour que ces riantes visions de paysages et de jardins paradisiaques, habités par des êtres imaginaires, devinssent sombres et terrifiantes, et, dans ce cas, il se peut que j'eusse fini par les croire réelles. Il ne me semble pas, mais qui sait? La fatigue d'une telle angoisse peut, à la longue, user la résistance du raisonnement.
Voilà ce que je me disais pour me consoler, lorsque l'effort que je dus faire pour évoquer volontairement des êtres persistants dans la logique d'un livre eut paralysé en moi la faculté de voir arriver d'eux-mêmes des êtres inattendus. Il ne me fut plus permis de quitter ceux que j'avais appelés, pour passer à un autre groupe, ni le lieu où je les avais attirés, pour un autre site de mon infini fantastique. Pourtant je ne pus me défendre de faire un peu voyager Indiana {CL 143} et Ralph d'un bout du monde à l'autre, et de commettre peut-être quelques erreurs de géographie sur leur oasis finale. Je n'y tenais guère: j'étais si mal à l'aise dans la réalité que j'abordais!
Pourtant cette nécessité de paraître un peu raisonnable, nécessité que je constatais sans la bien comprendre, me donna plus tard, quand je l'eus tout à fait acceptée, des plaisirs d'un autre genre. Mes personnages prirent une autre manière de se manifester. Je ne les vis plus flotter dans un coin de ma chambre ni passer dans mon jardin à travers les arbres: mais, en fermant les yeux, je les vis plus nettement dessinés, et leurs paroles, n'arrivant plus à mon oreille par de mystérieux murmures, se gravèrent plus distinctes dans mon esprit. Quand ils vinrent dans mon sommeil, ils ne firent plus que m'ennuyer; mais quand j'étais dans mon armoire (le petit {Lub 168} bureau de mon cabinet), ils me parlaient et agissaient sur mon papier blanc, bien ou mal, mais d'une façon brusque et impérieuse qui avait aussi son charme: charme moins doux, moins durable, puisque tout s'effaçait dès que je quittais la plume, mais plus énergique et plus appréciable à mon jugement.
Un autre phénomène se produisit encore et que je ne peux en rien expliquer: c'est que j'eus à peine terminé mon premier manuscrit, qu'il s'effaça de ma mémoire, non pas peut-être d'une manière aussi absolue que les nombreux romans que je n'avais jamais écrits, mais au point de ne plus m'apparaître que vaguement. J'aurais cru que l'habitude de préciser les êtres, les passions et les situations fixerait peu à peu mes souvenirs. Il n'en fut rien, et cet oubli où mon cerveau enterre immédiatement les produits de son travail n'a fait que croître et embellir. Si je n'avais pas mes ouvrages sur un rayon, j'oublierais jusqu'à leur titre. On peut me lire un demi-volume de certains romans que je n'ai pas eu à revoir en épreuves depuis quelques {CL 144} semaines, sans que, sauf deux ou trois noms principaux, je devine qu'ils sont de moi. Je me rappelle davantage les circonstances, même insignifiantes, au milieu desquelles j'ai écrit, que les choses mêmes que j'ai écrites, et d'après le souvenir des situations où je me suis trouvée alors, je peux dire que le livre est plus ou moins réussi, plus ou moins manqué. Mais si l'on me posait à l'imprévu en critique devant mes propres ouvrages et qu'on m'en demandât mon opinion, je pourrais répondre de bien bonne foi que je ne les connais pas et qu'il me faut les relire avec attention pour en penser quelque chose.
On ne s'attendra donc pas, j'espère, à ce que je parle beaucoup de mes livres par eux-mêmes. Il me faudrait trop de lecture et d'attention pour asseoir mon jugement. J'ai mis depuis environ quinze ans, depuis l'époque où j'ai vu qu'on les lisait et qu'on les discutait, la plus grande conscience à les livrer aussi finis qu'il m'était possible. Mais, excepté un ou deux, je n'ai jamais pu rien y refaire. L'entrain épuisé, il ne me reste plus la moindre certitude sur la valeur de la forme qu'il a prise, et je changerais tout, s'il me fallait changer quelque chose. Quand je reprends un sujet pour le mettre au théâtre, je ne peux pas conserver un mot du dialogue, et je {Lub 169} transforme ou je modifie les types, autant par impossibilité de les ressaisir qu'en vue des exigences de la scène.
Je ne sais trop si tout cela vaut la peine d'être dit. Je n'ai pas le goût de parler de moi, en ce qui peut être tout à fait individuel et sans relation de solidarité morale avec un certain nombre d'autres individualités. Le nombre des artistes est assez considérable pour qu'il soit bon pour eux de voir une nature d'artiste tâcher de se rendre compte d'elle-même; mais je crains quelquefois d'avoir à dire des choses exceptionnelles, même comme individu d'une certaine race. J'étais moins embarrassée de raconter {CL 145} les rêves de mon enfance, parce que tous les enfants sont artistes et que les gens les plus positifs se souviennent d'avoir été poëtes plus ou moins longtemps avant la pratique de la vie positive. J'ai été enfant si longtemps, je me suis développée si tard comme raisonnement personnel, ou plutôt j'ai cherché si longtemps ma raison propre, enfin j'ai conservé, en dépit du temps et de l'expérience, un tel besoin d'apprécier secrètement toutes choses à travers un idéal trop naïf probablement, que je me sens embarrassée et comme intimidée d'analyser les fibres de l'intelligence quelconque dont j'ai eu à faire usage.
Les gens du monde, j'entends par là ceux qui ne sont pas artistes par état, sont assez curieux, en général, de savoir sous quelles influences extérieures et dans quelles conditions locales les artistes produisent leurs ouvrages. Cette curiosité est un peu puérile, et, pour ma part, je ne l'ai jamais pu satisfaire complétement chez les autres, quelque bonne volonté que j'aie mise à me délivrer de leurs questions sans impolitesse et sans tricherie. J'avoue que les questions étaient quelquefois si compliquées ou si singulièrement posées, que j'en étais abasourdie et que mon premier mouvement était de répondre de bonne foi: « Je ne sais pas. » Par exemple, une Anglaise qui se donnait pour très-amateur de mes romans me dit une fois, en me regardant avec de grands yeux de chouette: « À quoi vous pensez quand vous faites une roman? — Dame! lui répondis-je, je tâche de penser à mon roman. — Oh! Vous ne pouvez donc pas toujours penser en écrivant? Il doit être bien pénible! »
C'est du reste, une chose si variée dans son mécanisme que ce qu'on appelle l'inspiration dans les arts, {Lub 170} que plus on s'enquiert des particularités extérieures, moins on est à même de trouver une synthèse pour les opérations du cerveau. Beaucoup d'artistes célèbres ont eu des manies bizarres {CL 146} aux heures du travail. Balzac s'en attribuait plus qu'il n'en avait réellement, et on lui en a prêté plus encore. Je l'ai surpris plus d'une fois, en plein jour, travaillant comme tout le monde, sans excitants, sans costume, sans aucun signe d'enfantement douloureux, riant dès l'abord, l'œil limpide et le teint fleuri.
Il est, dit-on, des artistes qui ont immodérément besoin de café, de liqueurs ou d'opium. Je ne crois pas beaucoup à cela, et s'ils se sont amusés parfois à produire sous le coup d'une autre ivresse que celle de leur propre pensée, je doute qu'ils aient conservé et montré de telles élucubrations. Le travail de l'imagination est bien assez excitant par lui-même, et je confesse que je n'ai jamais pu l'arroser que de lait ou de limonade, ce qui ne passe pas pour byronien. Il est vrai que je ne crois pas à Byron ivre faisant de beaux vers. L'inspiration peut traverser l'âme aussi bien au milieu d'une orgie que dans le silence des bois; mais quand il s'agit de donner une forme à la pensée, que l'on soit dans la solitude du cabinet ou sur les planches d'un théâtre, il faut avoir l'entière possession de soi-même.