GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-L�vy 1876

{LP T.? ?; CL T.3 [189]; Lub T.1 [957]} QUATRIÈME PARTIE
Du mysticisme � l'ind�pendance
1819-1832 a

{Presse 25/5/1855 1; CL T.4 [51]; Lub T.2 [93]} XII b

Coup d'œil r�trospectif sur quelques ann�es esquiss�es dans le pr�c�dent chapitre. — Int�rieur troubl�. — R�ves �vanouis. — Ma religion. — Question de la libert� des cultes n'impliquant pas la libert� de s'abstenir de culte ext�rieur. — Mort douce d'une id�e fixe. — Mort d'un cricri. — Projets d'un avenir � ma guise, vagues, mais persistants. — Pourquoi ces projets. — La gestion d'une ann�e de revenu. — Ma d�mission. — Sorte d'interdiction de fait. — Mon fr�re et sa passion f�cheuse. — Les vents sal�s, les figures sal�es. — Essai d'un petit m�tier. — Le mus�e de peinture. — R�v�lation de l'art, sans certitude d'aucune sp�cialit�. — Inaptitude pour les sciences naturelles, malgr� l'amour de la nature. — On m'accorde une pension et la libert�. — Je quitte Nohant pour trois mois.



J'avais �norm�ment v�cu dans ce peu d'ann�es. Il me semblait m�me avoir v�cu cent ans sous l'empire de la m�me id�e, tant je me sentais lasse d'une gaiet� sans expansion, d'un int�rieur sans intimit�, d'une solitude que le bruit et l'ivresse rendaient plus absolue autour de moi. Je n'avais pourtant � me plaindre s�rieusement d'aucun mauvais proc�d� direct, et quand cela m�me e�t �t�, je n'aurais pas consenti � m'en apercevoir. Le d�sordre de mon pauvre fr�re et de ceux qui se laissaient entra�ner avec lui n'en �tait pas venu � ce point que je ne me sentisse plus leur inspirer une sorte de crainte qui n'�tait pas de la condescendance, mais un respect instinctif. J'y avais mis, de mon c�t�, toute la tol�rance possible. Tant que l'on se bornait � �tre radoteur, fatigant, bruyant, malade m�me et fort d�go�tant, je t�chais de rire, et je m'�tais m�me habitu�e � supporter un ton de plaisanterie qui dans le principe m'avait r�volt�e. Mais quand les nerfs se mettaient {CL 52} de la partie, quand on devenait obsc�ne et grossier, quand mon pauvre fr�re lui-m�me, si longtemps {Lub 94} soumis et repentant devant mes remontrances, devenait brutal et m�chant, je me faisais sourde, et, d�s que je le pouvais, je rentrais, sans faire semblant de rien, dans ma petite chambre.

L�, je savais bien m'occuper et me distraire du vacarme ext�rieur, qui durait souvent jusqu'� six ou sept heures du matin. Je m'�tais habitu�e � travailler, la nuit, aupr�s de ma grand'm�re malade; maintenant j'avais d'autres malades, non � soigner, mais � entendre divaguer.

Mais la solitude morale �tait profonde, absolue, elle e�t �t� mortelle � une �me tendre et � une jeunesse encore dans sa fleur, si elle ne se f�t remplie d'un r�ve qui avait pris l'importance d'une passion, non pas dans ma vie, puisque j'avais sacrifi� ma vie au devoir, mais dans ma pens�e. Un �tre absent avec lequel je m'entretenais sans cesse, � qui je rapportais toutes mes r�flexions, toutes mes r�veries, toutes mes humbles vertus, tout mon platonique enthousiasme, un �tre excellent en r�alit�, mais que je parais de toutes les perfections que ne comporte pas l'humaine nature, un homme enfin qui m'apparaissait quelques jours, quelques heures parfois, dans le courant d'une ann�e, et qui, romanesque aupr�s de moi autant que moi-m�me, n'avait mis aucun effroi dans ma religion, aucun trouble dans ma conscience, ce fut l� le soutien et la consolation de mon exil dans le monde de la r�alit�.

Ma religion, elle �tait rest�e la m�me, elle n'a jamais vari� quant au fond. Les formes du pass� se sont �vanouies pour moi, comme pour mon si�cle � la lumi�re de l'�tude et de la r�flexion; mais la doctrine �ternelle des croyants, le Dieu bon, l'�me immortelle et les esp�rances de l'autre vie, voil� ce qui, en moi, a r�sist� � tout examen, � toute discussion et m�me � des intervalles de doute d�sesp�r�. Des cagots m'ont jug�e autrement et m'ont d�clar�e {CL 53} sans principes, d�s le commencement de ma carri�re litt�raire, parce que je me suis permis de regarder en face des institutions purement humaines dans lesquelles il leur plaisait de faire intervenir la Divinit�. Des politiques m'ont d�cr�t�e aussi d'ath�isme � l'endroit de leurs dogmes �troits ou variables. Il n'y a pas de principes, selon les intol�rants ou les hypocrites de toutes les croyances, l� o� il n'y a pas d'aveuglement ou de poltronnerie. Qu'importe?

Je n'�cris pas pour me d�fendre de ceux qui ont un {Lub 95} parti pris contre moi. J'�cris pour ceux dont la sympathie naturelle, fond�e sur une conformit� d'instincts, m'ouvre le cœur et m'assure la confiance. C'est � ceux-l� seulement que je peux faire quelque bien. Le mal que les autres peuvent me faire, � moi, je ne m'en suis jamais beaucoup aper�ue.

Il n'est pas indispensable, d'ailleurs, au salut de l'humanit� que j'aie trouv� ou perdu la v�rit�. D'autres la retrouveront, quelque �gar�e qu'elle soit dans le monde et dans le si�cle. Tout ce que je peux et dois faire, moi, c'est de confesser ma foi simplement, d�t-elle para�tre insuffisante aux uns, excessive aux autres.

Entrer dans la discussion des formes religieuses est une question de culte ext�rieur dont cet ouvrage-ci n'est pas le cadre. Je n'ai donc pas � dire pourquoi et comment je m'en d�tachai jour par jour, comment j'essayai de les admettre encore pour satisfaire ma logique naturelle, et comment je les abandonnai franchement et d�finitivement, le jour o� je crus reconna�tre que la logique m�me m'ordonnait de m'en d�gager. L� n'est pas le point religieux important de ma vie. L� je ne trouve ni angoisses ni incertitudes dans mes souvenirs. La vraie question religieuse, je l'avais prise de plus haut d�s mes jeunes ann�es. Dieu, son existence �ternelle, sa perfection infinie, n'�taient gu�re r�voqu�s en {CL 54} doute que dans des heures de spleen maladif, et l'exception de la vie intellectuelle ne doit pas compter dans un r�sum� de la vie enti�re de l'�me. Ce qui m'absorbait, � Nohant comme au couvent, c'�tait la recherche ardente ou m�lancolique, mais assidue, des rapports qui peuvent, qui doivent exister entre l'�me individuelle et cette �me universelle que nous appelons Dieu. Comme je n'appartenais au monde ni de fait ni d'intention; comme ma nature contemplative se d�robait absolument � ses influences; comme, en un mot, je ne pouvais et ne voulais agir qu'en vertu d'une loi sup�rieure � la coutume et � l'opinion, il m'importait fort de chercher en Dieu le mot de l'�nigme de ma vie, la notion de mes vrais devoirs, la sanction de mes sentiments les plus intimes.

Pour ceux qui ne voient dans la Divinit� qu'une loi fatale, aveugle et sourde aux larmes et aux pri�res de la cr�ature intelligente, ce perp�tuel entretien de l'esprit avec un probl�me insoluble rentre probablement dans {Lub 96} ce qu'on a appel� le mysticisme. Mystique? Soit! Il n'y a pas une tr�s-grande vari�t� de types intellectuels dans l'esp�ce humaine, et j'appartenais apparemment � ce type-l�. Il ne d�pendait pas de moi de me conduire par la lumi�re de la raison pure, par les calculs de l'int�r�t personnel, par la force de mon jugement ou par la soumission � celui des autres. Il me fallait trouver, non pas en dehors, mais au-dessus des conceptions passag�res de l'humanit�, au-dessus de moi-m�me, un id�al de force, de v�rit�, un type de perfection immuable � embrasser, � contempler, � consulter et � implorer sans cesse. Longtemps je fus g�n�e par les habitudes de pri�re que j'avais contract�es, non quant � la lettre, on a vu que je n'avais jamais pu m'y astreindre, mais quant � l'esprit. Quand l'id�e de Dieu se fut agrandie en m�me temps que mon �me s'�tait compl�t�e, quand je crus comprendre ce que j'avais � dire � Dieu, de quoi le {CL 55} remercier, quoi lui demander, je retrouvai mes effusions, mes larmes, mon enthousiasme et ma confiance d'autrefois.

Alors, j'enfermai en moi la croyance, comme un myst�re, et, ne voulant pas la discuter, je la laissai discuter et railler aux autres sans �couter, sans entendre, sans �tre entam�e ni troubl�e un seul instant. Je dirai comment cette foi sereine fut encore �branl�e plus tard; mais elle ne le fut que par ma propre fi�vre, sans que l'action des autres y f�t pour rien.

Je n'eus jamais le p�dantisme de ma pr�occupation; personne ne s'en douta jamais, et quand, peu d'ann�es apr�s, j'eus �crit L�lia et Spiridion, deux ouvrages qui r�sument pour moi beaucoup d'agitations morales, mes plus intimes amis se demandaient avec stupeur en quels jours, � quelles heures de ma vie, j'avais pass� par ces �pres chemins entre les cimes de la foi et les ab�mes de l'�pouvante.

Voici quelques mots que m'�crivait le malgache apr�s L�lia: « Que diable est-ce l�? O� avez-vous pris tout cela? Pourquoi avez-vous fait ce livre? D'o� sort-il? o� va-t-il? Je vous savais bien r�veuse, je vous croyais croyante, au fond; mais je ne me serais jamais dout� que vous puissiez attacher c tant d'importance � p�n�trer les secrets de ce grand peut-�tre, et � retourner dans tous les sens cet immense point d'interrogation dont vous feriez mieux de ne pas vous soucier plus que moi.

{Lub 97} » On se moque de moi ici parce que j'aime ce livre. J'ai peut-�tre tort de l'aimer, mais il s'est empar� de moi et m'emp�che de dormir. Que le bon Dieu vous b�nisse de me secouer et de {Presse 25/5/1855 2} m'agiter d comme �a? Mais qui donc est l'auteur de L�lia? Est-ce vous? Non. Ce type, c'est une fantaisie. �a ne vous ressemble pas, � vous qui �tes gaie, qui dansez la bourr�e, qui appr�ciez le l�pidopt�re, qui ne m�prisez pas le calembour, qui ne cousez pas mal, et qui {CL 56} faites tr�s-bien les confitures! Peut-�tre bien, apr�s tout, que nous ne vous connaissions pas, et que vous nous cachiez sournoisement vos r�veries. Mais est-il possible que vous ayez pens� � tant de choses, retourn� tant de questions et aval� tant de couleuvres psychologiques, sans que personne s'en soit jamais dout�? »

J'arrivais donc � Paris, c'est-�-dire au d�but d'une nouvelle phase de mon existence, avec des id�es tr�s-arr�t�es sur les choses abstraites � mon usage, mais avec une grande indiff�rence et une compl�te ignorance des choses de la r�alit�. Je ne tenais pas � les savoir: je n'avais de parti pris sur quoi que ce soit, dans cette soci�t� � laquelle je voulais de moins en moins appartenir. Je ne comptais pas la r�former: je ne m'int�ressais pas assez � elle pour avoir cette ambition. C'�tait un tort, sans doute, que ce d�tachement et cette paresse; mais c'�tait l'in�vitable r�sultat d'une vie d'isolement et d'apathie.

Un dernier mot pourtant sur le catholicisme orthodoxe. En passant l�g�rement sur l'abandon du culte ext�rieur, je ne pr�tends pas faire aussi bon march� de la question de culte en g�n�ral que j'ai peut-�tre eu l'air de le dire. Raconter et juger est un travail simultan� peu facile, quand on ne veut pas s'arr�ter trop souvent et lasser la patience du lecteur.

Disons donc ici tr�s-vite que la n�cessit� des cultes n'est pas encore chose jug�e pour moi, et que je vois aujourd'hui autant de bonnes raisons pour l'admettre que pour la rejeter. Cependant, si l'on reconna�t, avec toutes les �coles de la philosophie moderne, un principe de tol�rance absolue � cet �gard dans les gouvernements, je me trouve parfaitement dans mon droit de refuser de m'astreindre � des formules qui ne me satisfont pas et dont aucune ne peut remplacer ni m�me laisser libre l'�lan de ma pens�e et l'inspiration de ma pri�re. Dans ce cas, il faut reconna�tre {CL 57} encore que, s'il est des esprits qui {Lub 98} ont besoin, pour garder la foi, de s'assujettir � des pratiques ext�rieures, il en est aussi qui ont besoin, dans le m�me but, de s'isoler enti�rement.

Pourtant il y a l� une grave question morale pour le l�gislateur.

L'homme sera-t-il meilleur en adorant Dieu � sa guise, ou en acceptant une r�gle �tablie? Je vois dans la pri�re ou dans l'action de gr�ces en commun, dans les honneurs rendus aux morts, dans la cons�cration de la naissance et des principaux actes de la vie, des choses admirables et saintes que ne remplacent pas les contrats et les actes purement civils. Je vois aussi l'esprit de ces institutions tellement perdu et d�natur�, qu'en bien des cas l'homme les observe de mani�re � en faire un sacril�ge. Je ne puis prendre mon parti sur des pratiques admises par prudence, par calcul, c'est-�-dire par l�chet� ou par hypocrisie. La routine de l'habitude me para�t une profanation moindre, mais c'en est une encore, et quel sera le moyen d'emp�cher que toute esp�ce de culte n'en soit pas souill�e?

Tout mon si�cle a cherch� et cherche encore. Je n'en sais pas plus long que mon si�cle*.

* Il y a quelques ann�es, j'aurais volontiers admis, en principe d'avenir, une religion d'État avec la libert� de discussions, et une loi de discipline dans cette m�me discussions. J'avoue que depuis j'ai vari� dans cette croyance. Je n'ai pas admis int�rieurement sans r�serve la doctrine de libert� absolue; mais j'ai trouv� dans les travaux socialistes de M. Émile de Girardin une si forte d�monstration du droit de libert� individuelle, que j'ai besoin de chercher encore comment la libert� morale �chappera � ses propres exc�s si l'on accorde � l'homme, d�s l'enfance, le droit d'incr�dulit� absolue. Quand je dis chercher, je me vante. Que trouve-t-on � soi toit seul? Le doute. J'aurais d� dire attendre. Les questions s'�clairent avec le temps par l'œuvre collective des esprits sup�rieurs, et cette œuvre-l� est toujours collective {[CL 58]} en d�pit des divergences apparentes. Il ne s'agit que d'avoir patience, et la lumi�re se fait. Ce qui la retarde beaucoup, c'est l'ardeur orgueilleuse que nous avons tous, en ce monde, de prendre parti pour une des formes de la v�rit�. Il est bon que nous ayons cette ardeur, mais il est bon qu'� certaines heures nous ayons la bonne foi de dire: Je ne sais pas.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

{CL 58} Pourquoi cette solitude qui avait franchi les plus vives ann�es de ma jeunesse ne me convenait-elle plus, voil� ce que je n'ai pas dit et ce que je peux tr�s-bien dire.

{Lub 99} L'�tre absent, je pourrais presque dire l'invisible, dont j'avais fait le troisi�me terme de mon existence (Dieu, lui et moi), �tait fatigu� de cette aspiration surhumaine � l'amour sublime. G�n�reux et tendre, il ne le disait pas, mais ses lettres devenaient plus rares, ses expressions plus vives ou plus froides, selon le sens que je voulais y attacher. Ses passions avaient besoin d'un autre aliment que l'amiti� enthousiaste et la vie �pistolaire. Il avait fait un serment qu'il m'avait tenu r�guli�rement et sans lequel j'eusse rompu avec lui; mais il ne m'avait pas fait de serment restrictif � l'�gard des joies ou des plaisirs qu'il pouvait rencontrer ailleurs. Je sentis que je devenais pour lui une cha�ne terrible, ou que je n'�tais plus qu'un amusement d'esprit. Je penchai trop modestement vers cette derni�re opinion, et j'ai su plus tard que je m'�tais tromp�e. Je ne m'en suis que davantage applaudie d'avoir mis fin � la contrainte de son cœur et � l'emp�chement de sa destin�e. Je l'aimai longtemps encore dans le silence et l'abattement. Puis je pensai � lui avec calme, avec reconnaissance, et je n'y pense jamais qu'avec une amiti� s�rieuse et une estime fond�e.

Il n'y eut ni explication ni reproche, d�s que mon parti fut pris. De quoi me serais-je plainte? Que pouvais-je exiger? Pourquoi aurais-je tourment� cette belle et bonne �me, g�t� cette vie pleine d'avenir? Il y a, d'ailleurs, un point de d�tachement o� celui qui a fait le premier pas {CL 59} ne doit plus �tre interrog� et pers�cut�, sous peine d'�tre forc� de devenir cruel ou malheureux. Je ne voulais pas qu'il en f�t ainsi. Il n'avait pas m�rit� de souffrir, lui; et moi, je ne voulais pas descendre dans son respect, en risquant de l'irriter. Je ne sais pas si j'ai raison de regarder la fiert� comme un des premiers devoirs de la femme, mais il n'est pas en mon pouvoir de ne pas m�priser la passion qui s'acharne. Il me semble qu'il y a l� un attentat contre le ciel, qui seul donne et reprend les vraies affections. On ne doit pas plus disputer la possession d'une �me que celle d'un esclave. On doit rendre � l'homme sa libert�, � l'�me son �lan, � Dieu la flamme �man�e de lui.

Quand ce divorce tranquille, mais sans retour, fut accompli, j'essayai de continuer l'existence que rien d'ext�rieur n'avait d�rang�e ni modifi�e; mais cela fut impossible. Ma petite chambre ne voulait plus de moi.

{Lub 100} J'habitais alors l'ancien boudoir de ma grand'm�re, parce qu'il n'y avait qu'une porte et que ce n'�tait un passage pour personne, sous aucun pr�texte que ce f�t. Mes deux enfants occupaient la grande chambre attenante. Je les entendais respirer, et je pouvais veiller sans troubler leur sommeil. Ce boudoir �tait si petit, qu'avec mes livres, mes herbiers, mes papillons et mes cailloux (j'allais toujours m'amusant � l'histoire naturelle sans rien apprendre), il n'y avait pas de place pour un lit. J'y suppl�ais par un hamac. Je faisais mon bureau d'une armoire qui s'ouvrait en mani�re de secr�taire et qu'un cricri, que l'habitude de me voir avait apprivois�, occupa longtemps avec moi. Il y vivait de mes pains � cacheter, que j'avais soin de choisir blancs, dans la crainte qu'il ne s'empoisonn�t. Il venait manger sur mon papier pendant que j'�crivais, apr�s quoi il allait chanter dans un certain tiroir de pr�dilection. Quelquefois il marchait sur mon �criture, et j'�tais oblig�e de {CL 60} le chasser pour qu'il ne s'avis�t pas de go�ter � l'encre fra�che. Un soir, ne l'entendant plus remuer et ne le voyant pas venir, je le cherchai partout. Je ne trouvai de mon ami que les deux pattes de derri�re entre la crois�e et la boiserie. Il ne m'avait pas dit qu'il avait l'habitude de sortir, la servante l'avait �cras� en fermant la fen�tre.

J'ensevelis ses tristes restes dans une fleur de datura, que je gardai longtemps comme une relique; mais je ne saurais dire quelle impression me fit ce pu�ril incident, par sa co�ncidence avec la fin de mes po�tiques amours. J'essayai bien de faire l�-dessus de la po�sie, j'avais ou� dire que le bel esprit console de tout; mais, tout en �crivant la Vie et la Mort d'un esprit familier, ouvrage in�dit et bien fait pour l'�tre toujours, je me surpris plus d'une fois toute en larmes. Je songeais malgr� moi que ce petit cri du grillon, qui est comme la voix m�me du foyer domestique, aurait pu chanter mon bonheur r�el, qu'il avait berc� au moins les derniers �panchements d'une illusion douce, et qu'il venait de s'envoler pour toujours avec elle.

La mort du grillon marqua donc, comme d'une mani�re symbolique, la fin de mon s�jour � Nohant. Je m'inspirai d'autres pens�es, je changeai ma mani�re de vivre, je sortis, je me promenai beaucoup durant l'automne. J'�bauchai une esp�ce de roman qui n'a jamais vu {Lub 101} le jour; puis, l'ayant lu, je me convainquis qu'il ne valait rien, mais que j'en pouvais faire de moins mauvais, et qu'en somme il ne l'�tait pas plus que beaucoup d'autres qui faisaient vivre tant bien que mal leurs auteurs. Je reconnus que j'�crivais vite, facilement, longtemps sans fatigue; que mes id�es, engourdies dans mon cerveau, s'�veillaient et s'encha�naient, par la d�duction, au courant de la plume; que, dans ma vie de recueillement, j'avais beaucoup observ� et assez bien compris les caract�res que le hasard avait fait passer devant moi, et que, par cons�quent, je connaissais {CL 61} assez la nature humaine pour la d�peindre; enfin, que, de tous les petits travaux dont j'�tais capable, la litt�rature proprement dite �tait celui qui m'offrait le plus de chances de succ�s comme m�tier, et, tranchons le mot, comme gagne-pain.

Quelques personnes, avec qui je m'en expliquai au commencement, cri�rent fi! La po�sie pouvait-elle exister, disaient-elles, avec une semblable pr�occupation? Était-ce donc pour trouver une profession mat�rielle que j'avais tant v�cu dans l'id�al?

Moi, j'avais mon id�e l�-dessus depuis longtemps. D�s avant mon mariage j'avais senti que ma situation dans la vie, ma petite fortune, ma libert� de ne rien faire, mon pr�tendu droit de commander � un certain nombre d'�tres humains, paysans et domestiques, enfin mon r�le d'h�riti�re et de ch�telaine, malgr� ses minces proportions et son imperceptible importance, �tait contraire � mon go�t, � ma logique, � mes facult�s. Que l'on se rappelle comment la pauvret� de ma m�re, qui l'avait s�par�e de moi, avait agi sur ma petite cervelle et sur mon pauvre cœur d'enfant; comment j'avais, dans mon for int�rieur, repouss� l'h�ritage et projet� longtemps de fuir le bien-�tre pour le travail.

{Presse 31/5/1855 1} À 1 ces id�es romanesques succ�da, dans les commencements de mon mariage, la volont� de complaire � mon mari et d'�tre la femme de m�nage qu'il souhaitait que je fusse. Les soins domestiques ne m'ont jamais ennuy�e, et je ne suis pas de ces esprits sublimes qui ne peuvent descendre de leurs nuages. Je vis beaucoup dans les nuages, certainement, et c'est une raison de plus pour que j'�prouve le besoin de me retrouver souvent sur la terre. Souvent, fatigu�e et obs�d�e de mes propres agitations, j'aurais volontiers dit, comme Panurge sur la {Lub 102} mer en fureur: « Heureux celui qui plante choux! Il a un pied sur la terre, et l'autre n'en est distant que d'un fer de b�che! »

{CL 62} Mais ce fer de b�che, ce quelque chose entre la terre et mon second pied, voil� justement ce dont j'avais besoin et ce que je ne trouvais pas. J'aurais voulu une raison, un motif aussi simple que l'action de planter choux, mais aussi logique, pour m'expliquer � moi-m�me le but de mon activit�. Je voyais bien qu'en me donnant beaucoup de soins pour �conomiser sur toutes choses, comme cela m'�tait recommand�, je n'arrivais qu'� me p�n�trer de l'impossibilit� d'�tre �conome sans �go�sme en certains cas; plus j'approchais de la terre, en creusant le petit probl�me de lui faire rapporter le plus possible, et plus je voyais que la terre rapporte peu et que ceux qui ont peu ou point de terre � b�cher ne peuvent pas exister avec leurs deux bras. Le salaire �tait trop faible, le travail trop peu assur�, l'�puisement et la maladie trop in�vitables. Mon mari n'�tait pas inhumain et ne m'arr�tait pas dans le d�tail de la d�pense; mais quand, au bout du mois, il voyait mes comptes, il perdait la t�te et me la faisait perdre aussi en me disant que mon revenu �tait de moiti� trop faible pour ma lib�ralit�, et qu'il n'y avait aucune possibilit� de vivre � Nohant et avec Nohant sur ce pied-l�. C'�tait la v�rit�; mais je ne pouvais prendre sur moi de r�duire au strict n�cessaire l'aisance de ceux que je gouvernais et de refuser le n�cessaire � ceux que je ne gouvernais pas. Je ne r�sistais � rien de ce qui m'�tait impos� ou conseill�, mais je ne savais pas m'y prendre. Je m'impatientais et j'�tais d�bonnaire. On le savait, et on en abusait souvent.

Ma gestion ne dura qu'une ann�e. On m'avait prescrit de ne pas d�passer dix mille francs; j'en d�pensai quatorze, de quoi j'�tais penaude comme un enfant pris en faute. J'offris ma d�mission, et on l'accepta. Je rendis mon portefeuille et renon�ai m�me � une pension de quinze cents francs qui m'�tait assur�e pa contrat de mariage pour ma toilette. Il ne m'en fallait pas tant, et j'aimais mieux �tre {CL 63} � la discr�tion de mon gouvernement que de r�clamer. Depuis cette �poque jusqu'en 1831, je ne poss�dais pas une obole, je ne pris pas cent sous dans la bourse commune sans les demander � mon mari, et quand je le priai de payer mes dettes personnelles au bout {Lub 103} de neuf ans de mariage, elles se montaient � cinq cents francs.

Je ne rapporte pas ces petites choses pour me plaindre d'avoir subi aucune contrainte ni souffert d'aucune avarice. Mon mari n'�tait pas avare, et il ne me refusait rien; mais je n'avais pas de besoins, je ne d�sirais rien en dehors des d�penses courantes �tablies par lui dans la maison, et, contente de n'avoir plus aucune responsabilit�, je lui laissais une autorit� sans limites et sans contr�le. Il avait donc pris tout naturellement l'habitude de me regarder comme un enfant en tutelle, et il n'avait pas sujet de s'irriter contre un enfant si tranquille.

Si je suis entr�e dans ce d�tail, c'est que j'ai � dire comment, au milieu de cette vie de religieuse que je menais bien r�ellement � Nohant, et � laquelle ne manquaient ni la cellule, ni le vœu d'ob�issance, ni celui de silence, ni celui de pauvret�, le besoin d'exister par moi-m�me se fit sentir. Je souffrais de me voir inutile. Ne pouvant assister autrement les pauvres gens, je m'�tais faite m�decin de campagne, et ma client�le gratuite s'�tait accrue au point de m'�craser de fatigue. Par �conomie, je m'�tais faite aussi un peu pharmacien, et quand je rentrais de mes visites, je m'abrutissais dans la confection des onguents et des sirops. Je ne me lassais pas du m�tier; que m'importait de r�ver l� ou ailleurs? Mais je me disais qu'avec un peu d'argent � moi, mes malades seraient mieux soign�s et que ma pratique pourrait s'aider de quelques lumi�res.

Et puis l'esclavage est quelque chose d'antihumain que l'on n'accepte qu'� la condition de r�ver toujours la libert�. Je n'�tais pas esclave de mon mari, il me laissait bien volontiers {CL 64} � mes lectures et � mes juleps; mais j'�tais asservie � une situation donn�e, dont il ne d�pendait pas de lui de m'affranchir. Si je lui eusse demand� la lune, il m'e�t dit en riant: « ayez de quoi la payer, je vous l'ach�te; » et si je me fusse laiss�e aller � dire que j'aimerais � voir la Chine, il m'e�t r�pondu: « Ayez de l'argent, faites que Nohant en rapporte, et allez en Chine. »

J'avais donc agit� en moi plus d'une fois le probl�me d'avoir des ressources, si modestes qu'elles fussent, mais dont je pusse disposer sans remords et sans contr�le, pour un bonheur d'artiste, pour une aum�ne bien plac�e, {Lub 104} pour un beau livre, pour une semaine de voyage, pour un petit cadeau � une amie pauvre, que sais-je! pour tous ces riens dont on peut se priver, mais sans lesquels pourtant on n'est pas homme ou femme, mais bien plut�t ange ou b�te. Dans notre soci�t� toute factice, l'absence totale de num�raire constitue une situation impossible, la mis�re effroyable ou l'impuissance absolue. L'irresponsabilit� est un �tat de servage; c'est quelque chose comme la honte de l'interdiction.

Je m'�tais dit aussi qu'un moment viendrait o� je ne pourrais plus rester � Nohant. Cela tenait � des causes encore passag�res alors, mais que parfois je voyais s'aggraver d'une mani�re mena�ante. Il e�t fallu chasser mon fr�re, qui, g�n� par une mauvaise gestion de son propre bien, �tait venu vivre chez nous par �conomie, et un autre ami de la maison pour qui j'avais, malgr� sa fi�vre bachique, une tr�s-v�ritable amiti�; un homme qui, comme un fr�re, avait du cœur et de l'esprit � revendre, un jour sur trois, sur quatre, ou sur cinq, selon le vent, disaient-ils. Or, il y avait des vents sal�s qui faisaient faire bien des folies, des figures sal�es qu'on ne pouvait rencontrer sans avoir envie de boire, et quand on avait bu, il se trouvait que, de toutes choses, le vin �tait encore la plus sal�e. Il n'y a rien de {CL 65} pis que des ivrognes spirituels et bons, on ne peut se f�cher avec eux. Mon fr�re avait le vin sensible, et j'�tais forc�e de m'enfermer dans ma cellule pour qu'il ne v�nt pas pleurer toute la nuit, les fois o� il n'avait pas d�pass� une certaine dose qui lui donnait envie d'�trangler ses meilleurs amis. Pauvre Hippolyte! Comme il �tait charmant dans ses bons jours, et insupportable dans ses mauvaises heures! Tel qu'il �tait, et malgr� des r�sultats indirects plus s�rieux que ses radotages, ses pleurs et ses col�res, j'aimais mieux songer � m'exiler qu'� le renvoyer. D'ailleurs sa femme habitait avec nous aussi, sa pauvre excellente femme, qui n'avait qu'un bonheur au monde, celui d'�tre d'une sant� si fr�le qu'elle passait dans son lit plus de temps que sur ses pieds, et qu'elle dormait d'un sommeil assez accabl� pour ne pas trop s'apercevoir encore de ce qui se passait autour de nous.

Dans la vue de m'affranchir et de soustraire mes enfants � de f�cheuses influences, un jour possibles, certaine qu'on me laisserait m'�loigner, � la condition de ne pas {Lub 105} demander le partage, m�me tr�s-in�gal, de mon revenu, j'avais tent� de me cr�er quelque petit m�tier. J'avais essay� de faire des traductions: c'�tait trop long, j'y mettais trop de scrupules et de conscience; des portraits au crayon ou � l'aquarelle en quelques heures: je saisissais tr�s-bien la ressemblance, je ne dessinais pas mal mes petites t�tes; mais cela manquait d'originalit�; de la couture: j'allais vite, mais je ne voyais pas assez fin, et j'appris que cela rapporterait tout au plus dix sous par jour; des modes: je pensais � ma m�re, qui n'avait pu s'y remettre faute d'un petit capital. Pendant quatre ans, j'allai t�tonnant et travaillant comme un n�gre � ne rien faire qui vaille, pour d�couvrir en moi une capacit� quelconque. Je crus un instant l'avoir trouv�e. J'avais peint des fleurs et des oiseaux d'ornement, en compositions microscopiques sur des {CL 66} tabati�res et des �tuis � cigares en bois de spa. Il s'en trouva de tr�s-jolis que le vernisseur admira lorsqu'� un de mes petits voyages {Presse 31/5/1855 2} � Paris je les lui portai. Il me demanda si c'�tait mon �tat, je r�pondis que oui, pour voir ce qu'il avait � me dire. Il me dit qu'il mettrait ces petits objets sur sa montre et qu'il les laisserait marchander. Au bout de quelques jours, il m'apprit qu'il avait refus� quatre-vingts francs de l'�tui � cigares: je lui avais dit, � tout hasard, que j'en voulais cent francs, pensant qu'on ne m'en offrirait pas cent sous.

J'allai trouver les employ�s de la maison Giroux et leur montrai mes �chantillons. Ils me conseill�rent d'essayer beaucoup d'objets diff�rents, des �ventails, des bo�tes � th�, des coffrets � ouvrage, et m'assur�rent que j'en aurais le d�bit chez eux. J'emportai donc de Paris une provision de mat�riaux, mais j'usai mes yeux, mon temps et ma peine � la recherche des proc�d�s. Certains bois r�ussissaient comme par miracle, d'autres laissaient tout partir ou tout g�ter au vernissage. J'avais des accidents qui me retardaient, et, somme toute, les mati�res premi�res co�taient si cher, qu'avec le temps perdu et les objets g�t�s, je ne voyais, en supposant un d�bit soutenu, que de quoi manger du pain tr�s-sec. Je m'y obstinai pourtant, mais la mode de ces objets passa � temps pour m'emp�cher d'y poursuivre un �chec.

Et puis, malgr� moi, je me sentais artiste, sans avoir jamais song� � me dire que je pouvais l'�tre. Dans un de {Lub 106} mes courts s�jours � Paris, j'�tais entr�e un jour au mus�e de peinture. Ce n'�tait sans doute pas la premi�re fois, mais j'avais toujours regard� sans voir, persuad�e que je ne m'y connaissais pas, et ne sachant pas tout ce qu'on peut sentir sans comprendre. Je commen�ai � m'�mouvoir singuli�rement. J'y retournai le lendemain, puis le surlendemain; et, � mon voyage suivant, voulant conna�tre {CL 67} un � un tous les chefs-d'œuvre et me rendre compte de la diff�rence des �coles un peu plus que par la nature des types et des sujets, je m'en allais myst�rieusement toute seule, d�s que le mus�e �tait ouvert, et j'y restais jusqu'� ce qu'il ferm�t. J'�tais comme enivr�e, comme clou�e devant les Titien, les Tintoret, les Rubens. C'�tait d'abord l'�cole flamande qui m'avait saisie par la po�sie dans la r�alit�, et peu � peu j'arrivais � sentir pourquoi l'�cole italienne �tait si appr�ci�e. Comme je n'avais personne pour me dire en quoi c'�tait beau, mon admiration croissante avait tout l'attrait d'une d�couverte, et j'�tais toute surprise et toute ravie de trouver devant la peinture des jouissances �gales � celles que j'avais go�t�es dans la musique. J'�tais loin d'avoir un grand discernement, je n'avais jamais eu la moindre notion s�rieuse de cet art, qui, pas plus que les autres, ne se r�v�le aux sens sans le secours de facult�s et d'�ducation sp�ciales. Je savais tr�s-bien que dire devant un tableau: « Je juge parce que je vois, et je vois parce que j'ai des yeux, » est une impertinence d'�picier cuistre. Je ne disais donc rien, je ne m'interrogeais pas m�me pour savoir ce qu'il y avait d'obstacles ou d'affinit�s entre moi et les cr�ations du g�nie. Je contemplais, j'�tais domin�e, j'�tais transport�e dans un monde nouveau. La nuit, je voyais passer devant moi toutes ces grandes figures qui, sous la main des ma�tres, ont pris un cachet de puissance morale, m�me celles qui n'expriment que la force ou la sant� physiques. C'est dans la belle peinture qu'on sent ce que c'est que la vie: c'est comme un r�sum� splendide de la forme et de l'expression des �tres et des choses, trop souvent voil�es ou flottantes dans le mouvement de la r�alit� et dans l'appr�ciation de celui qui les contemple; c'est le spectacle de la nature et de l'humanit� vu � travers le sentiment du g�nie qui l'a compos� et mis en sc�ne. Quelle bonne fortune {CL 68} pour un esprit na�f qui n'apporte devant de telles œuvres ni pr�ventions de critique ni {Lub 107} pr�tentions de capacit� e personnelle! L'univers se r�v�lait � moi. Je voyais � la fois dans le pr�sent et dans le pass�, je devenais classique et romantique en m�me temps, sans savoir ce que signifiait la querelle agit�e dans les arts. Je voyais le monde du vrai surgir � travers tous les fant�mes de ma fantaisie et toutes les h�sitations de mon regard. Il me semblait avoir conquis je ne sais quel tr�sor d'infini dont j'avais ignor� l'existence. Je n'aurais pu dire quoi, je ne savais pas de nom pour ce que je sentais se presser dans mon esprit r�chauff� et comme dilat�; mais j'avais la fi�vre, et je m'en revenais du mus�e, me perdant de rue en rue, ne sachant o� j'allais, oubliant de manger, et m'apercevant tout � coup que l'heure �tait venue d'aller entendre le Freischutz f ou Guillaume Tell. J'entrais alors chez un p�tissier, je d�nais d'une brioche, me disant avec satisfaction, devant la petite bourse dont on m'avait munie, que la suppression de mon repas me donnait le droit et le moyen d'aller au spectacle.

On voit qu'au milieu de mes projets et de mes �motions je n'avais rien appris. J'avais lu de l'histoire et des romans; j'avais d�chiffr� des partitions; j'avais jet� un œil distrait sur les journaux et un peu ferm� l'oreille � dessein aux entretiens politiques du moment. Mon ami N�raud, un vrai savant, artiste jusqu'au bout des ongles dans la science, avait essay� de m'apprendre la botanique; mais, en courant avec lui dans la campagne, lui charg� de sa bo�te de fer-blanc, moi portant Maurice sur mes �paules, je ne m'�tais amus�e, comme disent les bonnes gens, qu'� la moutarde; encore n'avais-je pas bien �tudi� la moutarde et savais-je tout au plus que cette plante est de la famille des crucif�res. Je me laissais distraire des classifications et des individus par le soleil dorant les brouillards, par les {CL 69} papillons courant apr�s les fleurs et Maurice courant apr�s les papillons.

Et puis j'aurais voulu tout voir et tout savoir en m�me temps. Je faisais causer mon professeur, et sur toutes choses il �tait brillant et int�ressant; mais je ne m'initiai avec lui qu'� la beaut� des d�tails, et le c�t� exact de la science me semblait aride pour ma m�moire r�calcitrante. J'eus grand tort; mon Malgache, c'est ainsi que j'appelais N�raud, �tait un initiateur admirable, et j'�tais encore en �ge d'apprendre. Il ne tenait qu'� moi de m'instruire d'une mani�re g�n�rale, qui m'e�t permis de me livrer {Lub 108} seule ensuite � de bonnes �tudes. Je me bornai � comprendre un ensemble de choses qu'il r�sumait en lettres ravissantes sur l'histoire naturelle et en r�cits de ses lointains voyages, qui m'ouvrirent un peu le monde des tropiques. J'ai retrouv� la vision qu'il m'avait donn�e de l'Ile-De-France en �crivant le roman d'Indiana, et pour ne pas copier les cahiers qu'il avait rassembl�s pour moi, je n'ai pas su faire autre chose que de g�ter ses descriptions en les appropriant aux sc�nes de mon livre.

Il est tout simple que, n'apportant dans mes projets litt�raires ni talent �prouv�, ni �tudes sp�ciales, ni souvenirs d'une vie agit�e � la surface, ni connaissance approfondie du monde des faits, je n'eusse aucune esp�ce d'ambition. L'ambition s'appuie sur la confiance en soi-m�me, et je n'�tais pas assez sotte pour compter sur mon petit g�nie. Je me sentais riche d'un fonds tr�s-restreint; l'analyse des sentiments, la peinture d'un certain nombre de caract�res, l'amour de la nature, la familiarisation, si je puis parler ainsi, avec les sc�nes et les mœurs de la campagne: c'�tait assez pour commencer. « À mesure que je vivrai, me disais-je, je verrai plus de gens et de choses, j'�tendrai mon cercle d'individualit�s, j'agrandirai le cadre des sc�nes et s'il faut, d'ailleurs, me retrancher dans le roman d'inductions, {CL 70} qu'on appelle le roman historique, j'�tudierai le d�tail de l'histoire, et je devinerai par la pens�e la pens�e des hommes qui ne sont plus. »

Quand ma r�solution fut m�re d'aller tenter la fortune, c'est-�-dire les mille �cus de rente que j'avais toujours r�v�s, la d�clarer et la suivre fut l'affaire de trois jours. Mon mari me devait une pension de quinze cents francs. Je lui demandai ma fille, et la permission de passer � Paris deux fois trois mois par an, avec deux cent cinquante francs par mois d'absence. Cela ne souffrit aucune difficult�. Il pensa que c'�tait un caprice dont je serais bient�t lasse.

Mon fr�re, qui pensait de m�me, me dit: « Tu t'imagines vivre � Paris avec un enfant moyennant deux cent cinquante francs par mois! C'est trop risible, toi qui ne sais pas ce que co�te un poulet! Tu vas revenir avant quinze jours les mains vides, car ton mari est bien d�cid� � �tre sourd � toute demande de nouveau subside. — C'est bien, lui r�pondis-je, j'essayerai. Pr�te-moi pour huit jours l'appartement que tu occupes dans ta maison {Lub 109} de Paris, et garde-moi Solange jusqu'� ce que j'aie un logement. Je reviendrai effectivement bient�t. »

Mon fr�re fut le seul qui essaya de combattre ma r�solution. Il se sentait un peu coupable du d�go�t que m'inspirait ma maison. Il n'en voulait pas convenir avec lui-m�me, et il en convenait avec moi � son insu. Sa femme comprenait mieux et m'approuvait. Elle avait confiance dans mon courage et dans ma destin�e. Elle sentait que je prenais le seul moyen d'�viter ou d'ajourner une d�termination plus p�nible.

Ma fille ne comprenait rien encore: Maurice n'e�t rien compris si mon fr�re n'e�t pris soin de lui dire que je m'en allais pour longtemps et que je ne reviendrais peut-�tre pas. Il agissait ainsi dans l'espoir que le chagrin de {CL 71} mon pauvre enfant me retiendrait. J'eus le cœur bris� de ses larmes, mais je parvins � le tranquilliser et � lui donner confiance en ma parole.

J'arrivai � Paris peu de temps apr�s les sc�nes du Luxembourg et le proc�s des ministres.


Variantes

  1. 1810-1832 {CL} (cette inadvertance de l'�diteur est corrig�e dans la table des mati�res du T.3) ♦ 1819-1822 {Lub} (cette indavertance de l'�diteur est r�p�t�e dans la table des mati�res du T.1. Nous corrigeons)
  2. Chapitre vingt-cinqui�me {Presse}, {Lecou} ♦ Chapitre douzi�me {LP} ♦ XII {CL}
  3. que vous pussiez attacher {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ que vous puissiez attacher {CL} ♦ que vous pussiez attacher {Lub} r�tablissant la le�on originale, nous le suivons.
  4. de me secouer et de m'agiter {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ de me secourir et de m'agiter {CL} ♦ de me secouer et de m'agiter {Lub} r�tablissant la le�on originale, celle de {CL} �tant une faute manifeste; nous le suivons.
  5. ni pr�ventions de capacit� {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ ni pr�tentions de capacit� {CL}
  6. Freischutz {CL} ♦ Freisch�tz {Lub} (qui corrige, nous le suivons)

Notes

  1. Entre la livraison du 25 mai 1855 et celle du 31 mai, {Presse} publia en bas des pages 1 et 2, le 29 mai, un article sign� Paulin Limayrac et intitul� Histoire de ma vie / par George Sand cet article paraissait dans le cazdre de la rubrique Livres.