GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-L�vy 1876

{LP T.? ?; CL T.3 [189]; Lub T.1 [957]} QUATRIÈME PARTIE
Du mysticisme � l'ind�pendance
1819-1832 a

{Presse 22/5/1855 1 col.4; CL T.4 [27]; Lub T.2 [73]} XI b

Guillery, le ch�teau de mon beau-p�re. — Les chasses au renard. — Peyrounine et Tant-belle. — Les Gascons, gens excellents et bien calomni�s. — Les paysans, les bourgeois et les gentilshommes grands mangeurs, paresseux splendides, bons voisins et bons amis. — Voyage � la Br�de. — Digressions sur les pressentiments. — Retour par Castel-Jaloux, la nuit, � cheval, au milieu des bois, avec escorte de loups. — Pigon mang� par les loups. — Ils viennent sous nos fen�tres. — Un loup mange la porte de ma chambre. — Mon beau-p�re attaqu� par quatorze loups. — Les Espagnols pasteurs nomades et bandits dans les Landes. — La culture et la r�colte du li�ge. — Beaut� des hivers dans ces pays c. — Mort de mon beau-p�re. — Portrait et caract�re de sa veuve, la baronne Dudevant. — Malheur de sa situation. — Retour � Nohant. — Parall�le entre la Gascogne et le Berry. — Blois. — Le Mont-d'Or. — Ursule. — M. Duris-Dufresne, d�put� de l'Indre. — Une chanson. — Grand scandale � La Ch�tre. — Rapide r�sum� de divers petits voyages et circonstances jusqu'en 1831.



Guillery, le ch�teau de mon beau-p�re, �tait une maisonnette de cinq crois�es de front, ressemblant assez � une guinguette des environs de Paris, et meubl�e comme toutes les bastides m�ridionales, c'est-�-dire tr�s-modestement. N�anmoins l'habitation en �tait agr�able et assez commode. Le pays me sembla d'abord fort laid; mais je m'y habituai vite. Quand vint l'hiver, qui est la plus agr�able saison de cette r�gion de sables br�lants, les for�ts de pins et de ch�nes-li�ges prirent, sous les lichens, un aspect druidique, tandis que le sol, raffermi et rafra�chi par les pluies, se couvrit d'une v�g�tation printani�re qui devait dispara�tre � l'�poque qui est le printemps au nord de la France. Les gen�ts �pineux fleurirent, des mousses luxuriantes, sem�es de violettes, s'�tendirent sous les taillis d, les loups hurl�rent, {CL 28} les li�vres bondirent, {Lub 74} Colette arriva de Nohant, et la chasse r�sonna dans les bois.

J'y pris grand go�t. C'�tait la chasse sans luxe, sans vaniteuse exhibition d'�quipages et de costumes, sans jargon scientifique, sans habits rouges, sans pr�tentions ni jalousies de sport; c'�tait la chasse comme je pouvais l'aimer, la chasse pour la chasse. Les amis et les voisins arrivaient la veille, on envoyait vite boucher le plus de terriers possible; on partait avec le jour, mont� comme on pouvait, sur des chevaux dont on n'exigeait que de bonnes jambes et dont on ne raillait pourtant pas les chutes, in�vitables quelquefois dans des chemins travers�s de racines que le sable d�robe absolument � la vue et contre lesquelles toute pr�voyance est superflue. On tombe sur le sable fin, on se rel�ve, et tout est dit. Je ne tombai cependant jamais; fut-ce par bonne chance ou par la sup�riorit� des instincts de Colette, je n'en sais rien.

On se mettait en chasse quelque temps qu'il f�t. De bons paysans ais�s des environs, fins braconniers, amenaient leur petite meute, bien modeste en apparence, mais bien plus exerc�e que celle des amateurs. Je me rappellerai toujours la gravit� modeste de Peyrounine amenant ses trois couples et demie au rendez-vous, prenant tranquillement la piste, et disant de sa voix douce et claire, avec un imperceptible sourire de satisfaction: « Aneim, ma tan belo! » Aneim, c'est allons, courage; c'est le animo des italiens; tan belo, c'�tait Tant-Belle, la reine des bassets � jambes torses, la d�pisteuse, l'obstin�e, la sagace, l'infatigable par excellence, toujours la premi�re � la d�couverte, toujours la derni�re � la retraite.

Nous �tions assez nombreux, mais les bois sont immenses et la promenade n'�tait plus, comme aux Pyr�n�es, une marche forc�e sur une corniche qui ne permet pas de s'�parpiller. Je pouvais m'en aller seule � la d�couverte sans {CL 29} crainte de me perdre, en me tenant � port�e de la petite fanfare que Peyrounine sifflait � ses chiens. De {Presse 22/5/1855 2} temps en temps, je l'entendais, sous bois, admirer, � part lui, les prouesses de sa chienne favorite et manifester discr�tement son orgueil en murmurant: « Oh! ma tant belle! oh! ma tant bonne! »

Mon beau-p�re �tait enjou� et bienveillant; col�re, mais tendre, sensible et juste. J'aurais volontiers pass� ma vie aupr�s de cet aimable vieillard, et je suis certaine {Lub 75} que nul orage domestique n'e�t approch� de nous; mais j'�tais condamn�e � perdre tous mes protecteurs naturels, et je ne devais pas conserver longtemps celui-l�.

Les Gascons sont de tr�s-excellentes gens, pas plus menteurs, pas plus vantards que les autres provinciaux, qui le sont tous un peu. Ils ont de l'esprit, peu d'instruction, beaucoup de paresse, de la bont�, de la lib�ralit�, du cœur et du courage. Les bourgeois, � l'�poque que je raconte, �taient, pour l'�ducation et la culture de l'esprit, tr�s au-dessous de ceux de ma province; mais ils avaient une gaiet� plus vraie, le caract�re plus liant, l'�me plus ouverte � la sympathie. Les caquets de village �taient l� tout aussi nombreux, mais infiniment moins m�chants que chez nous, et s'il m'en souvient bien, ils ne l'�taient m�me pas du tout.

Les paysans, que je ne pus fr�quenter beaucoup, car ce fut seulement vers la fin de mon s�jour que je commen�ai � entendre un peu leur idiome, me parurent plus heureux et plus ind�pendants que ceux de chez nous. Tous ceux qui entouraient, � quelque distance, la demeure isol�e de Guillery �taient fort ais�s, et je n'en ai jamais vu aucun venir demander des secours. Loin de l�, ils semblaient traiter d'�gal � �gal avec mousu le varon, et, quoique tr�s-poli et m�me c�r�monieux, ils avaient presque l'air de s'entendre pour lui accorder une sorte de protection, comme {CL 30} � un voisin honorable qu'ils �taient jaloux de r�compenser. On le comblait de pr�sents, et il vivait tout l'hiver des volailles et du gibier vivants qu'on lui apportait en �trennes. Il est vrai que c'�tait un �change de r�fection pantagru�lesque. Ce pays est celui de la d�esse Manduc�e. Les jambons, les poulardes farcies, les oies grasses, les canards ob�ses, les truffes, les g�teaux de millet et de ma�s y pleuvent comme dans cette �le o� Panurge se trouvait si bien; et la maisonnette de Guillery, si pauvre de bien-�tre apparent, �tait, sous le rapport de la cuisine, une abbaye de Th�l�me d'o� nul ne sortait, qu'il f�t noble ou vilain, sans s'apercevoir d'une notable augmentation de poids dans sa personne.

Ce r�gime ne m'allait pas du tout. La sauce � la graisse �tait pour moi une esp�ce d'empoisonnement, et je m'abstenais souvent de manger, quoique ayant grand'faim au retour de la chasse. Aussi je me portais fort mal et {Lub 76} maigrissais � vue d'œil, au milieu des innombrables cages o� les ortolans et les palombes �taient occup�s � mourir d'indigestion.

À l'automne, nous avions fait une course � Bordeaux, mon mari et moi, et nous avions pouss� jusqu'� la Br�de, o� la famille de Zo� avait une maison de campagne. J'eus l� un tr�s-violent chagrin, dont cette inappr�ciable amie me sauva par l'�loquence du courage et de l'amiti�. L'influence que son intelligence vive et sa parole nette eurent sur moi en ce moment de d�sesp�rance absolue disposa de plusieurs ann�es de ma vie et fit entrer ma conscience dans un �quilibre vainement cherch� jusqu'alors. Je revins � Guillery bris�e de fatigue, mais calme, apr�s avoir promen� sous les grands ch�nes plant�s par Montesquieu des pens�es enthousiastes et des m�ditations riantes o� le souvenir du philosophe n'eut aucune part, je l'avoue.

Et pourtant j'aurais pu faire ce jeu de mots que l'Ésprit {CL 31} des lois �tait entr� d'une certaine fa�on et � certains �gards dans ma nouvelle mani�re d'accepter la vie.

Nous avions descendu la Garonne pour aller � Bordeaux; la remonter pour retourner � N�rac e�t �t� trop long, et je ne m'absentais pas trois jours sans �tre malade d'inqui�tude sur le compte de Maurice. Le mot de sœur H�l�ne au couvent et un mot d'Aim�e � Cauterets m'avaient mis martel en t�te, au point que je me faisais et me fis longtemps de l'amour maternel un v�ritable supplice. Je me laissais surprendre par des terreurs imb�ciles et de pr�tendus pressentiments. Je me souviens qu'un soir, ayant d�n� chez des amis � La Ch�tre, il me passa par l'imagination que Nohant br�lait et que je voyais Maurice au milieu des flammes. J'avais honte de ma sottise et ne disais rien. Mais je demande mon cheval, je pars � la h�te, et j'arrive au triple galop, si convaincue de mon r�ve, qu'en voyant la maison debout et tranquille, je ne pouvais en croire mes yeux.

Je revins donc de Bordeaux par terre, afin d'arriver plus vite. À cette �poque, les routes manquaient ou �taient mal servies. Nous arriv�mes � Castel-Jaloux � minuit, et, au sortir d'une affreuse patache, je fus fort aise de trouver mon domestique qui avait amen� nos chevaux � notre rencontre. Il ne nous restait que quatre lieues � faire, mais des lieues de pays sur un chemin {Lub 77} d�testable, par une nuit noire et � travers une for�t de pins immense, absolument inhabit�e, un v�ritable coupe-gorge o� r�daient des bandes d'Espagnols, d�sagr�ables � rencontrer m�me en plein jour. Nous n'aper��mes pourtant pas d'autres �tres vivants que des loups. Comme nous allions forc�ment au pas dans les t�n�bres, ces messieurs nous suivaient tranquillement. Mon mari s'en aper�ut � l'inqui�tude de son cheval, et il me dit de passer devant et de bien tenir Colette pour qu'elle ne s'effray�t pas. Je {CL 32} vis alors briller deux yeux � ma droite, puis je les vis passer � gauche. « Combien y en a-t-il? demandai-je. — Je crois qu'il n'y en a que deux, me r�pondit mon mari; mais il en peut venir d'autres; ne vous endormez pas. C'est tout ce qu'il y a � faire. »

J'�tais si lasse, que l'avertissement n'�tait pas de trop. Je me tins en garde, et nous gagn�mes la maison, � quatre heures du matin, sans accident.

On �tait tr�s-habitu� alors � ces rencontres dans les for�ts de pins et de li�ges. Il ne se passait pas de jour que l'on n'entend�t les bergers crier pour s'avertir, d'un taillis � l'autre, de la pr�sence de l'ennemi. Ces bergers, moins po�tiques que ceux des Pyr�n�es, avaient cependant assez de caract�re, avec leurs manteaux taillad�s et leurs fusils en guise de houlette. Leurs maigres chiens noirs �taient moins imposants, mais aussi hardis que ceux de la montagne.

Pendant quelque temps il y eut bonne d�fense aussi � Guillery. Pigon �tait un m�tis plaine et montagne, non-seulement courageux, mais h�ro�que � l'endroit des loups. Il s'en allait, la nuit, tout seul, les provoquer dans les bois, et il revenait, le matin, avec des lambeaux de leur chair et de leur peau attach�s � son redoutable collier h�riss� de pointes de fer. Mais un soir, h�las! On oublia de lui remettre son armure de guerre; l'intr�pide animal partit pour sa chasse nocturne et ne revint pas.

L'hiver fut un peu plus rude que de coutume en ce pays. La Garonne d�borda et, par contre, ses affluents. Nous f�mes bloqu�s pendant quelques jours; les loups affam�s devinrent tr�s-hardis: ils mang�rent tous nos jeunes chiens. La maison �tait b�tie en pleine campagne, sans cour ni cl�ture d'aucune sorte. Ces b�tes sauvages venaient donc hurler sous nos fen�tres, et il y en eut une qui s'amusa, pendant une nuit, � ronger la porte de notre {Lub 78} appartement, {CL 33} situ� au niveau du sol. Je l'entendais fort bien. Je lisais dans une chambre, mon mari dormait dans l'autre. J'ouvris la porte vitr�e et appelai Pigon, pensant que c'�tait lui qui revenait et voulait entrer. J'allais ouvrir le volet quand mon mari s'�veilla et me cria: « Eh non, non, c'est le loup! » Telle est la tranquillit� de l'habitude, que mon mari se rendormit sur l'autre oreille et que je repris mon livre, tandis que le loup continuait � manger la porte. Il ne put l'entamer beaucoup, elle �tait solide; mais il la m�chura de mani�re � y laisser ses traces. Je ne crois pas qu'il e�t de mauvais desseins. Peut-�tre �tait-ce un jeune sujet qui voulait faire ses dents sur le premier objet venu, � la mani�re des jeunes chiens.

Un jour que, vers le coucher du soleil, mon beau-p�re allait voir un de ses amis � une demi-lieue de la maison, il rencontra � mi-chemin un loup, puis deux, puis trois, et en un instant il en compta quatorze. Il n'y fit pas grande attention: les loups n'attaquent gu�re, ils suivent: ils attendent que le cheval s'effraye, qu'il renverse son cavalier, ou qu'il bronche et tombe avec lui. Alors il faut se relever vite; autrement ils vous �tranglent. Mon beau-p�re, ayant un cheval habitu� � ces rencontres, continua assez tranquillement sa route; mais lorsqu'il s'arr�ta � la grille de son voisin pour sonner, un de ses quatorze acolytes sauta au flanc de son cheval et mordit le bord de son manteau. Il n'avait pour d�fense qu'une cravache, dont il s'escrima sans effrayer l'ennemi; alors il imagina de sauter � terre et de secouer violemment son manteau au nez des assaillants, qui s'enfuirent � toutes jambes. Cependant il avouait avoir trouv� la grille bien lente � s'ouvrir et l'avoir vue enfin ouverte avec une grande satisfaction.

Cette aventure du vieux colonel �tait d�j� ancienne. À l'�poque de mon r�cit il �tait si goutteux qu'il fallait deux hommes pour le mettre sur son cheval et l'en faire descendre. {CL 34} Pourtant, lorsqu'il �tait sur son petit bidet brun miroit�, � crini�re blonde, malgr� sa grosse houppelande, ses longues gu�tres en drap olive et ses cheveux blancs flottant au vent, il avait encore une tournure martiale et maniait tout doucement sa monture mieux qu'aucun de nous.

{Presse 23/5/1855 1} J'ai parl� des bandes d'Espagnols qui couraient le {Lub 79} pays. C'�taient des Catalans principalement, habitants nomades du revers des Pyr�n�es. Les uns venaient chercher de l'ouvrage comme journaliers et inspiraient assez de confiance malgr� leur mauvaise mine; les autres arrivaient par groupes avec des troupeaux de ch�vres qu'ils faisaient p�turer dans les vastes espaces incultes des landes environnantes; mais ils s'aventuraient souvent sur la lisi�re des bois, o� leurs b�tes �taient fort nuisibles. Les pourparlers �taient d�sagr�ables. Ils se retiraient sans rien dire, prenaient leur distance, et, maniant la fronde ou lan�ant le b�ton avec une grande adresse, ils vous donnaient avis de ne pas trop les d�ranger � l'avenir. On les craignait beaucoup, et j'ignore si on est parvenu � se d�barrasser de leur parcours; mais je sais que cet abus persistait encore il y a quelques ann�es et que des propri�taires avaient �t� bless�s et m�me tu�s dans ces combats.

C'�tait pourtant la m�me race d'hommes que ces montagnards aust�res dont j'avais envi� aux Pyr�n�es le po�tique destin. Ils �taient fort d�vots, et qui sait s'ils ne croyaient pas consacrer comme un droit religieux l'occupation de nos landes par leurs troupeaux! Peut-�tre regardaient-ils cette terre immense et quasi d�serte comme un pays vierge que Dieu leur avait livr� et qu'ils devaient d�fendre en son nom contre les envahissements de la propri�t� individuelle.

C'�tait donc un pays de loups et de brigands que Guillery, et pourtant nous y �tions tranquilles et joyeux. On s'y voyait beaucoup. Les grands et petits propri�taires {CL 35} d'alentour n'ayant absolument rien � faire, et cultivant, en outre, le go�t de ne rien faire, leur vie se passait en promenades, en chasses, en r�unions et en repas les uns chez les autres.

Le li�ge est un produit magnifiquement lucratif de ces contr�es. C'est le seul coin de la France o� il pousse abondamment; et, comme il reste fort sup�rieur en qualit� � celui de l'Espagne, il se vend fort cher. J'�tais �tonn�e quand mon beau-p�re, me montrant un petit tas d'�corces d'arbres empil�es sous un petit hangar, me disait: « Voici la r�colte de l'ann�e, quatre cents francs de d�pense et vingt-cinq mille francs de profit net. »

Le ch�ne-li�ge est un gros vilain arbre en �t�. Son feuillage est rude et terne; son ombre �paisse �touffe toute {Lub 80} v�g�tation autour de lui, et le soin qu'on prend de lui enlever son �corce, qui est le li�ge m�me, jusqu'� la naissance des ma�tresses branches, le laisse d�pouill� et difforme. Les plus frais de ces �corch�s sont d'un rouge sanglant, tandis que d'autres, brunis d�j� par un commencement de nouvelle peau, sont d'un noir br�l� ou enfum�, comme si un incendie avait pass� et pris ces g�ants jusqu'� la ceinture. Mais, l'hiver, cette verdure �ternelle a son prix. La seule chose dont j'eusse vraiment peur dans ces bois, c'�tait des troupeaux innombrables de cochons tachet�s de noir, qui erraient, en criant d'un ton aigre et sauvage � la dispute de la gland�e.

Le surier ou ch�ne-li�ge n'exige aucun soin. On ne le taille ni le dirige. Il se fait sa place et vit enchant� d'un sable aride en apparence. À vingt ou trente ans, il commence � �tre bon � �corcher. À mesure qu'il prend de l'�ge, sa peau devient meilleure et se renouvelle plus vite, car d�s lors tous les dix ans on proc�de � sa toilette en lui faisant deux grandes incisions verticales en temps utile. Puis, quand il a pris soin lui-m�me d'aider, par un travail naturel {CL 36} pr�alable, au travail de l'ouvrier, celui-ci lui glisse un petit outil ad hoc entre cuir et chair et s'empare ais�ment du li�ge, qui vient en deux grands morceaux proprement coup�s. Je ne sais pourquoi cette op�ration me r�pugnait comme une chose cruelle. Pourtant ces arbres �tranges ne paraissaient pas en souffrir le moins du monde et grandissaient deux fois centenaires sous le r�gime de cette d�cortication p�riodique*.

* Le grand d�bit du li�ge ne consiste pas dans les bouchons, auxquels on ne sacrifie que les rognures et le rebut: il s'exp�die en planches d'�corce que l'on d�courbe et aplatit, et dont on tapisse tous les appartements riches en Russie, entre la muraille et la tenture. C'est donc une denr�e d'une chert� excessive, puisqu'elle cro�t sur un rayon de peu d'�tendue.

Les pignades (bois de pins) de futaie n'�taient gu�re plus gaies que les surettes (bois de li�ges). Ces troncs lisses et tous semblables, comme des colonnes �lanc�es, surmont�s d'une grosse t�te ronde d'une fra�cheur monotone, cette ombre imp�n�trable, ces blessures d'o� pleurait la r�sine, c'�tait � donner le spleen quand on avait � faire une longue route sans autre distraction que ce que mon beau-p�re appelait compter les orangers lanusquets. {Lub 81} Mais, en revanche, les jeunes bois, coup�s de petits chemins de sable bien sinueux et ondul�s, les petits ruisseaux babillant sous les grandes foug�res, les folles clairi�res tourbeuses qui s'ouvraient sur la lande immense, infinie, rase et bleue comme la mer; les vieux manoirs pittoresques, g�ants d'un autre �ge, qui semblaient grandir de toute la petitesse, particuli�re � ce pays, des modernes constructions environnantes; enfin, la cha�ne des Pyr�n�es, qui, malgr� la distance de trente lieues � vol d'oiseau, tout � coup, en de certaines dispositions de l'atmosph�re, se dressait � l'horizon comme une muraille d'argent ros�e, e dentel�e de rubis; c'�tait, en somme, une nature int�ressante sous un climat d�licieux.

{CL 37} À une demi-lieue nous allions voir, chaque semaine, la marquise de Lusignan, belle et aimable ch�telaine du tr�s-romantique et imposant manoir de Xaintrailles. Lahire �tait un peu plus loin. À Buzet, dans les splendides plaines de la Garonne, la famille de Beaumont nous attirait par des r�unions nombreuses et des charades en action dans un ch�teau magnifique. De Logareil f, � deux pas de chez nous, � travers bois, le bon Auguste Berthet g venait chaque jour. D'ailleurs venaient Grammont, Trinquel�on h et le bon petit m�decin Larnaude. De N�rac venaient Lespinasse, d'Ast et tant d'autres que je me rappelle avec affection, tous gens aimables, pleins de bienveillance et de sympathie pour moi, hommes et femmes; bons enfants, actifs et jeunes, m�me les vieux, vivant en bonne intelligence, sans distinction de caste et sans querelles d'opinion. Je n'ai gard� de ce pays-l� que des souvenirs doux et charmants.

J'esp�rais voir � N�rac ma ch�re Fannelly, devenue Madame le Franc de Pompignan. Elle �tait � Toulouse ou � Paris, je ne sais plus. Je ne trouvai que sa sœur Am�na, une charmante femme aussi, avec qui j'eus le plaisir de parler du couvent.

Nous all�mes achever l'hiver � Bordeaux, o� nous retrouv�mes l'agr�able soci�t� des eaux de Cauterets, et o� je fis connaissance avec les oncles, tantes, cousins et cousines de mon mari, tous gens tr�s-honorables et qui me t�moign�rent de l'amiti�.

Je voyais tous les jours ma ch�re Zo�, ses sœurs et ses fr�res. Un jour que j'�tais chez elle sans Maurice, mon mari entra brusquement, tr�s-p�le, en me disant: « Il est {Lub 82} mort! » Je crus que c'�tait Maurice; je tombai sur mes genoux. Zo� qui comprit et entendit ce qu'ajoutait mon mari, me cria vite: « Non, non, votre beau-p�re! » Les entrailles maternelles sont f�roces; j'eus un violent mouvement de joie; {CL 38} mais ce fut un �clair. J'aimais v�ritablement mon vieux papa, et je fondis en larmes.

Nous part�mes le jour m�me pour Guillery, et nous pass�mes une quinzaine aupr�s de madame Dudevant. Nous la trouv�mes dans la chambre m�me o�, en deux jours, son mari �tait mort d'une attaque de goutte dans l'estomac. Elle n'�tait pas encore sortie de cette chambre qu'elle avait habit�e une vingtaine d'ann�es avec lui, et o� les deux lits restaient c�te � c�te. Je trouvai cela touchant et respectable. C'�tait de la douleur comme je la comprenais, sans effroi ni d�go�t de la mort d'un �tre bien-aim�. J'embrassai madame Dudevant avec une v�ritable effusion, et je pleurai tant tout le jour aupr�s d'elle, que je ne songeai pas � m'�tonner de ses yeux secs et de son air tranquille. Je pensais d'ailleurs que l'exc�s de la douleur retenait les larmes et qu'elle devait affreusement souffrir de n'en pouvoir r�pandre; mais mon imagination faisait tous les frais de cette sensibilit� refoul�e. Madame Dudevant �tait une personne glac�e autant que glaciale. Elle avait certainement aim� son excellent compagnon, et elle le regrettait autant qu'il lui �tait possible; mais elle �tait de la nature des li�ges, elle avait une �corce tr�s-�paisse qui la garantissait du contact des choses ext�rieures; seulement cette �corce tenait bien et ne tombait jamais.

Ce n'est pas qu'elle ne f�t aimable: elle �tait gracieuse � la surface, un grand savoir-vivre lui tenant lieu de gr�ce v�ritable. Mais elle n'aimait r�ellement personne, et ne s'int�ressait � rien qu'� elle-m�me. Elle avait une jolie figure douce sur un corps plat, osseux, carr� et large d'�paules. Cette figure donnait confiance, mais la face seule ne traduit {Presse 23/5/1855 2} pas l'organisation enti�re. En regardant ses mains s�ches et dures, ses doigts noueux et ses grands pieds, on sentait une nature sans charme, sans nuances, sans �lans ni retours de tendresse. Elle �tait maladive et {CL 39} entretenait la maladie par un r�gime de petits soins dont le r�sultat �tait l'�tiolement. Elle �tait v�tue en hiver de quatorze jupons qui ne r�ussissaient pas � arrondir sa personne. Elle prenait mille petites drogues, {Lub 83} faisait � peine quelques pas autour de sa maison, quand elle rencontrait, un jour par mois, le temps d�sirable. Elle parlait peu et d'une voix si mourante, qu'on se penchait vers elle avec le respect instinctif qu'inspire la faiblesse. Mais dans son sourire banal il y avait quelque chose d'amer et de perfide, dont par moments j'�tais frapp�e et que je ne m'expliquais pas. Ses compliments cachaient les petites aiguilles fines d'une intention �pigrammatique. Si elle e�t eu de l'esprit, elle e�t �t� m�chante.

Je ne crois pourtant pas qu'elle f�t fonci�rement mauvaise. Priv�e de sant� et de courage, elle �tait aigrie int�rieurement, et, � force de se tenir sur la d�fensive contre le froid et le chaud et de se d�fier de tous les agents ext�rieurs qui pouvaient apporter dans son �tat physique une perturbation quelconque, elle en �tait venue � �tendre ces pr�cautions et cette abstention aux choses morales, aux affections et aux id�es. Elle n'en �tait que plus tendue et plus nerveuse, et, quand elle �tait surprise par la col�re, on pouvait s'�merveiller de voir ce corps bris� retrouver une vigueur f�brile, et d'entendre cette voix languissante et cette parole doucereuse prendre un accent tr�s-�pre et trouver des expressions tr�s-�nergiques.

Elle �tait, je crois, tout � fait impropre � gouverner ses affaires, et, quand elle se vit � la t�te de sa maison et de sa fortune, il se fit en elle une crise d'effroi et d'inqui�tude �go�ste qui la conduisit spontan�ment � l'avarice, � l'ingratitude et � une sorte de fausset�. Ennuy�e de sa froide oisivet�, elle attira tour � tour aupr�s d'elle des amis, des parents, ceux de son mari et les siens. Elle exploita leurs d�vouements successifs, ne put vivre avec {CL 40} aucun d'eux et s'amusa � les tromper tous en morcelant sa fortune entre plusieurs h�ritiers qu'elle connaissait � peine, et en frustrant d'une r�compense m�rit�e jusqu'� de vieux serviteurs qui lui avaient consacr� trente ans de soins et de fid�lit�.

Elle �tait riche par elle-m�me, et n'ayant pas d'enfants, m�me adoptifs, il semble qu'elle e�t d� abandonner � son beau-fils au moins une partie de l'h�ritage paternel. Il n'en fut rien. Elle s'�tait assur� de longue main, par testament, la jouissance de cette petite fortune, et m�me elle avait tent� d'en saisir la possession par la r�daction d'une {Lub 84} clause qui se trouva, heureusement pour l'avenir de mon mari, contraire aux droits que la loi lui assurait.

Mon mari, connaissant d'avance les dispositions testamentaires de son p�re, ne fut pas surpris de ne voir aucun changement dans sa situation. Il resta tr�s-soumis et aussi tendre qu'il lui fut possible aupr�s de sa belle-m�re, esp�rant qu'elle lui ferait plus tard la part meilleure; mais ce fut en pure perte. Elle ne l'aima jamais, le chassa de son lit de mort et ne lui laissa que ce qu'elle n'avait pu lui �ter.

Cette pauvre femme m'a fait, � moi, sous d'autres rapports, tout le mal qu'elle a pu; mais je l'ai toujours plainte. Je ne connais pas d'existence qui m�rite plus de piti� que celle d'une personne riche sans post�rit�, qui se sent entour�e d'�gards qu'elle peut croire int�ress�s, et qui voit dans tous ceux qui l'approchent des aspirants � ses largesses. Être �go�ste par instinct avec cela, c'est trop, car c'est le compl�ment d'une destin�e st�rile et am�re.

Nous retourn�mes � Bordeaux, puis encore � Guillery au mois de mai, et cette fois le pays ne me parut pas agr�able. Ce sable fin devient si l�ger, quand il est sec, que le moindre pas le soul�ve en nuages ardents qu'on avale quoi qu'on fasse. Nous pass�mes l'�t� � Nohant, et, {CL 41} de cette �poque jusqu'� 1831, je ne fis plus que de tr�s-courtes absences.

Ce fut donc une sorte d'�tablissement que je regardai comme d�finitif et qui d�cida de mon avenir conjugal. C'�tait, en apparence, le parti le plus sage � prendre que de vivre chez soi modestement et dans un milieu restreint, toujours le m�me. Pourtant il e�t mieux valu poursuivre une vie nomade et des relations nombreuses. Nohant est une retraite aust�re par elle-m�me, �l�gante et riante d'aspect par rapport � Guillery, mais, en r�alit�, plus solitaire, et pour ainsi dire impr�gn�e de m�lancolie. Qu'on s'y rassemble, qu'on la remplisse de rires et de bruit, le fond de l'�me n'en reste pas moins s�rieux et m�me frapp� d'une esp�ce de langueur qui tient au climat et au caract�re des hommes et des choses environnantes. Le Berrichon est lourd. Quand, par exception, il a la t�te vive et le sang chaud, il s'expatrie, irrit� de ne pouvoir rien agiter autour de lui; ou, s'il est condamn� � rester chez nous, il se jette dans le vin et la d�bauche, mais tristement, {Lub 85} � la mani�re des Anglais, dont le sang a �t� m�l� plus qu'on ne croit � sa race. Quand un Gascon est gris, un Berrichon est d�j� ivre, et quand l'autre est un peu ivre, limite qu'il ne d�passera gu�re, le Berrichon est compl�tement so�l et ira s'ab�tissant jusqu'� ce qu'il tombe. Il faut bien dire ce vilain mot, le seul qui peigne l'effet de la boisson sur les gens d'ici. La mauvaise qualit� du vin y est pour beaucoup; mais, dans l'intemp�rance avec laquelle on en use, il faut bien voir une fatalit� de ce temp�rament m�lancolique et flegmatique, qui ne supporte pas l'excitation, et qui s'efforce de l'�teindre dans l'abrutissement.

En dehors des ivrognes, qui sont nombreux, et dont le d�sordre r�duit les familles � la mis�re ou au d�sespoir, la population est bonne et sage, mais froide et rarement {CL 42} aimable. On se voit peu. L'agriculture est peu avanc�e, p�nible, patiente et absorbante pour le propri�taire. Le vivre est cher, relativement au Midi. L'hospitalit� se fait donc rare, pour garder, � l'occasion, l'apparence du faste; et, par-dessus tout, il y a une paresse, un effroi de la locomotion qui tiennent � la longueur des hivers, � la difficult� des transports et encore plus � la torpeur des esprits.

Il y a vingt-cinq ans, cette mani�re d'�tre �tait encore plus tranch�e; les routes �taient plus rares et les hommes plus casaniers. Ce beau pays, quoique assez habit� et bien cultiv�, �tait compl�tement morne, et mon mari �tait comme surpris et effray� du silence solennel qui plane sur nos champs d�s que le soleil emporte avec lui les bruits d�j� rares et contenus du travail. L�, point de loups qui hurlent, mais aussi plus de chants et de rires; plus de cris de bergers et de clameurs de chasse. Tout est paisible, mais tout est muet. Tout repose, mais tout semble mort.

J'ai toujours aim� ce pays, cette nature et ce silence. Je n'en ch�ris pas seulement le charme, j'en subis le poids, et il m'en co�te de le secouer, quand m�me j'en vois le danger. Mais mon mari n'�tait pas n� pour l'�tude et la m�ditation. Quoique Gascon, il n'�tait pas non plus naturellement enjou�. Sa m�re �tait Espagnole, son p�re descendait de l'Écossais Law. La r�flexion ne l'attristait pas, comme moi. Elle l'irritait. Il se f�t soutenu dans le Midi, le Berry l'accabla. Il le d�testa longtemps; mais {Lub 86} quand il en eut go�t� les distractions et contract� les habitudes, il s'y cramponna comme � une seconde patrie.

Je compris bient�t que je devais m'efforcer d'�tendre mes relations, que la vieillesse et la maladie de ma grand'm�re avaient beaucoup restreintes et que mes ann�es d'absence avaient encore refroidies. Je retrouvai mes compagnons {CL 43} d'enfance, qui, en g�n�ral, ne plurent pas � M. Dudevant. Il se fit d'autres amis. J'acceptai franchement ceux qui me furent sympathiques sur quelque point, et j'attirai de plus loin ceux qui devaient convenir � lui comme � moi.

Le bon James et son excellente femme, ma ch�re m�re Ang�le, vinrent passer deux ou trois mois avec nous. Puis leur sœur, madame Saint-Agnan, avec ses filles. L'a�n�e, F�licie, �tait un ange.

Les Malus vinrent aussi. Le plus jeune, Adolphe, un cœur d'or, ayant �t� malade chez nous, nous lui f�mes la conduite jusqu'� Blois, avec mon fr�re, et nous v�mes le vieux ch�teau, alors converti en caserne et en poudri�re, et abandonn� aux d�gradations des soldats, dont le bruit et le mouvement n'emp�chaient pas certains corps de logis d'�tre occup�s par des myriades d'oiseaux de proie. Dans le b�timent de Gaston d'Orl�ans, le guano des hiboux et des chouettes �tait si �pais, qu'il �tait impossible d'y p�n�trer.

Je n'avais jamais vu une aussi belle chose de la Renaissance que ce vaste monument, tout abandonn� et d�vast� qu'il �tait. Je l'ai revu restaur�, lambriss�, admirablement rajeuni et pour ainsi dire retrouv� sous les outrages du temps et de l'incurie: mais ce que je n'ai pas retrouv�, moi, c'est l'impression �trange et profonde que je subis la premi�re fois, lorsqu'au lever du soleil je cueillis des violiers jaunes dans les crevasses des pierres fatidiques de l'observatoire de Catherine de M�dicis.

En 1827, nous pass�mes une quinzaine aux eaux du Mont-d'Or. J'avais fait une chute, et je souffris longtemps d'une entorse. Maurice vint avec nous. Il se faisait gamin et commen�ait � regarder la nature avec ses grands yeux attentifs, tout au beau milieu de son vacarme.

L'Auvergne me sembla un pays adorable. Moins vaste et {CL 44} moins sublime que les Pyr�n�es, il en avait la fra�cheur, les belles eaux et les recoins charmants. Les bois de sapins {Lub 87} sont m�me plus agr�ables que les �pic�as des grandes montagnes. Les cascades, moins terribles, ont de plus douces harmonies, et le sol, moins tourment� par les orages et les �boulements se couvre partout de fleurs luxuriantes.

Ursule �tait venue vivre chez moi en qualit� de femme de charge. Cela ne put durer. Il y eut incompatibilit� d'humeur entre elle et mon mari. Elle m'en voulut un peu de ne pas m'�tre prononc�e pour elle. Elle me quitta presque f�ch�e, et puis, tout aussit�t, elle comprit que je n'avais pas d� agir autrement et me rendit son amiti�, qui ne s'est jamais d�mentie depuis. Elle se maria � La Ch�tre avec un excellent homme qui l'a rendue heureuse, et elle est maintenant le seul �tre avec qui je puisse, sans lacune notable, repasser toute ma vie, depuis la premi�re enfance jusqu'au demi-si�cle accompli.

Les �lections de 1827 signal�rent un mouvement d'opposition tr�s-marqu� et tr�s-g�n�ral en France. La haine du minist�re Vill�le produisit une fusion d�finitive entre les lib�raux et les bonapartistes, qu'ils fussent noblesse ou bourgeoisie. Le peuple resta �tranger au d�bat dans notre province. Les fonctionnaires seuls luttaient pour le minist�re; pas tous, cependant. Mon cousin Auguste de Villeneuve vint du Blanc voter � La Ch�tre, et, quoique fonctionnaire �minent (il �tait toujours tr�sorier de la ville de Paris), il se trouva d'accord avec mon mari et ses amis pour nommer M. Duris-Dufresne. Il passa quelques jours chez nous et me t�moigna, ainsi qu'� Maurice, qu'il appelait son grand-oncle, beaucoup d'affection. J'oubliai qu'il m'avait fort bless�e autrefois, en voyant qu'il ne s'en doutait pas et me traitait paternellement.

{Presse 22/5/1855 1} M. Duris-Dufresne, beau-fr�re du g�n�ral Bertrand, �tait {CL 45} un r�publicain de vieille roche. C'�tait un homme d'une droiture antique, d'une grande simplicit� de cœur, d'un esprit aimable et bienveillant. J'aimais ce type d'un autre temps, encore empreint de l'�l�gance du Directoire, avec des id�es et des mœurs plus laconiennes. Sa petite perruque rase et ses boucles d'oreilles donnaient de l'originalit� � sa physionomie vive et fine. Ses mani�res avaient une distinction extr�me. C'�tait un jacobin fort sociable.

Mon mari, s'occupant beaucoup d'opposition � cette {Lub 88} �poque, �tait presque toujours � la ville. Il d�sira s'y cr�er un centre de r�unions et y louer une maison o� nous donn�mes des bals et des soir�es qui continu�rent m�me apr�s la nomination de M. Duris-Dufresne.

Mais nos r�ceptions donn�rent lieu � un scandale fort comique. Il y avait alors, et il y a encore un peu � La Ch�tre, deux ou trois soci�t�s qui, de m�moire d'homme, ne s'�taient m�l�es � la danse. Les distinctions entre la premi�re, la seconde et la troisi�me �taient fort arbitraires, et la d�limitation insaisissable pour qui n'avait pas �tudi� � fond la mati�re.

Bien qu'en guerre d'opinions avec la sous-pr�fecture, j'�tais fort li�e avec M. et madame de P�rigny, couple aimable et jeune, avec qui j'avais les meilleures relations de voisinage. Eux aussi voulurent ouvrir leur salon; leur position leur en faisait une sorte de devoir, et nous conv�nmes de simplifier le d�tail des invitations en nous servant de la m�me liste.

Je leur communiquai la mienne, qui �tait fort g�n�rale, et o� naturellement j'avais inscrit toutes les personnes que je connaissais tant soit peu. Mais, � abomination! Il se trouva que plusieurs des familles que j'aimais et estimais � plus juste titre �taient rel�gu�es au second et au troisi�me rang dans les us et coutumes de l'aristocratie bourgeoise de La Ch�tre. Aussi, quand ces hauts personnages se {CL 46} virent en pr�sence de leurs inf�rieurs, il y eut col�re, indignation, mal�diction sur l'arrogant sous-pr�fet, qui n'avait agi ainsi, disait-on, que pour marquer son m�pris � tous les gens du pays, en les mettant comme des œufs dans le m�me panier.


        La semaine suivante
        Le punch est pr�par�;
        La ma�tresse est brillante,
        Le salon est cir�.
Il vint trois invit�s, de ch�tive encolure:
    Dans la ville on disait: bravo!
    On donne un bal incognito
        À la sous-pr�fecture.

Ce couplet d'une chanson que je fis le soir m�me avec Duteil contient en peu de mots le r�cit v�ridique de l'immense �v�nement. En la relisant, je vois que, sans �tre bien dr�le, cette chanson est affaire de mœurs locales {Lub 89} et qu'elle m�rite de rester dans les archives de la tradition... � La Ch�tre! Elle est intitul�e Soir�e administrative, ou le sous-pr�fet philosophe. Voici les deux premiers couplets, qui r�sument l'affaire. C'est sur l'air des Bourgeois de Chartres:


        Habitants de La Ch�tre,
        Nobles, bourgeois, vilains,
        D'un petit gentill�tre
        Apprenez les d�dains:
Ce jeune homme, �gar� par la philosophie,
        Oubliant, dans sa d�raison,
        Les usages et le bon ton,
        Vexe la bourgeoisie.

        Voyant que dans la ville
        Plus d'un original
        Tranche de l'homme habile
        Et se dit lib�ral,
À nos tendres moiti�s qui frondent la noblesse
    Il crut plaire en donnant un bal,
        O� chacun p�t d'un pas �gal
        Aller comme � la messe.

{CL 47} On a vu le d�no�ment. La chanson faillit le pousser jusqu'au tragique. Elle avait �t� faite au coin du feu de P�rigny, et devait rester entre nous; mais Duteil ne put se tenir de la chanter. On la retint, on la copia; elle passa dans toutes les mains et souleva des temp�tes. Au moment o� je l'avais compl�tement oubli�e, je vis des yeux f�roces et j'entendis des cris de rage autour de moi. Cela eut le bon r�sultat de d�tourner la foudre de la t�te de mes amis P�rigny et de l'attirer sur la mienne. Les plus gros bonnets de l'endroit firent serment de ne point m'honorer de leur pr�sence; P�rigny, piqu� de tant de sottise, ferma son salon. Je laissai le mien ouvert et augmentai mes invitations � la seconde soci�t�. C'�tait la meilleure le�on � donner � la premi�re, car, n'�tant pas fonctionnaire, j'avais le droit de me passer d'elle. Mais sa rancune ne tint pas contre deux ou trois soupers. D'ailleurs, dans cette premi�re, j'avais d'excellents amis qui se moquaient de la conspiration et qui trahissaient ouvertement la bonne cause. Mon salon fut donc si rempli qu'on s'y �touffait, et la confusion y fut telle, que les dames {Lub 90} de la premi�re et de la seconde race se laiss�rent entra�ner � se toucher le bout des doigts pour faire la figure de contredanse qu'on appelle le moulinet. Quelques orthodoxes dirent que c'�tait une cohue. Je m'amusai � les remercier tr�s-humblement de l'honneur qu'ils me faisaient de venir chez moi, bien que je fusse de la troisi�me soci�t�. On cria anath�me, mais on n'en mangea pas moins les p�t�s et on n'en f�ta pas moins le champagne de l'insurrection. Ce fut le signal d'une grande d�cadence dans les constitutions hi�rarchiques de cette petite oligarchie.

Au mois de septembre 1828, ma fille Solange vint au monde � Nohant. Le m�decin arriva quand je dormais d�j� et que la pouponne �tait habill�e et par�e de ses rubans roses. J'avais beaucoup d�sir� avoir une fille, et cependant {CL 48} je n'�prouvais pas la joie que Maurice m'avait donn�e. Je craignais que ma fille ne v�c�t pas, parce que j'�tais accouch�e avant terme, � la suite d'une frayeur. Ma petite ni�ce L�ontine, ayant fait un mauvais r�ve la veille au soir, s'�tait mise � jeter des cris si aigus dans l'escalier, o� elle s'�tait �lanc�e pour appeler sa m�re, que je m'imaginai qu'elle avait roul� les marches et qu'elle �tait bris�e. Je commen�ai aussit�t � sentir des douleurs, et en m'�veillant le lendemain, je n'eus que le temps de pr�parer les petits bonnets et les petites brassi�res, que heureusement j'avais termin�s.

Je me souviens de l'�tonnement d'un de nos amis de Bordeaux qui �tait venu nous voir, quand il me trouva, de grand matin, seule au salon, d�pliant et arrangeant la layette, qui �tait encore en partie dans ma bo�te � ouvrage. « Que faites-vous donc l�? me dit-il. — Ma foi, vous le voyez, lui r�pondis-je, je me d�p�che pour quelqu'un qui arrive plus t�t que je ne pensais. »

Mon fr�re, qui avait vu ma frayeur de la veille � propos de sa fille, et qui m'aimait v�ritablement quand il avait sa t�te, courut ventre � terre pour amener un m�decin. Tout �tait fini quand il revint, et il eut une si grande joie de voir l'enfant vivant, qu'il �tait comme fou. Il vint m'embrasser et me rassurer en me disant que ma fille �tait belle, forte, et qu'elle vivrait. Mais je ne me tranquillisai int�rieurement qu'au bout de quelques jours, en la voyant venir � merveille.

Au retour de ce temps de galop, mon fr�re �tait affam�. {Lub 91} On se mit � table, et deux heures apr�s il rentra chez moi tellement ivre que, croyant s'asseoir sur le pied de mon lit, il tomba sur son derri�re au milieu de la chambre. J'avais encore les nerfs tr�s-excit�s; j'eus un tel fou rire, qu'il s'en aper�ut et fit de grands efforts pour retrouver ses id�es. « Eh bien, je suis gris, me dit-il, voil� tout. Que veux-tu? {CL 49} j'ai �t� tr�s-�mu, tr�s-inquiet, ce matin; ensuite j'ai �t� tr�s-content, tr�s-heureux, et c'est la joie qui m'a gris�; ce n'est pas le vin, je te jure, c'est l'amiti� que j'ai pour toi qui m'emp�che de me tenir sur mes jambes. » Il fallait bien pardonner en vue d'un si beau raisonnement.

Je passai l'hiver suivant � Nohant. Au printemps de 1829, j'allai � Bordeaux avec mon mari et mes deux enfants. Solange �tait sevr�e, et elle �tait devenue la plus robuste des deux.

À l'automne, j'allai passer � P�rigueux quelques jours aupr�s de F�licie Molliet i, une de mes amies du Berry. Je poussai jusqu'� Bordeaux pour embrasser Zo�. Le froid me prit en route, et j'en souffris beaucoup au retour.

Enfin, en 1830, je fis avec Maurice, au mois de mai, je crois, une nouvelle course rapide de Nohant � Paris. J'oublie ou je confonds les �poques de trois ou quatre autres apparitions de quelques jours � Paris, avec ou sans mon mari. L'une eut pour but une consultation sur ma sant�, qui s'�tait beaucoup alt�r�e. Broussais me dit que j'avais un an�vrisme au cœur Landr�-Beauvais, que j'�tais phthisique; Rostan, que je n'avais rien du tout.

Malgr� ces courts d�placements annuels, je peux dire que, de 1826 � 1831, j'avais constamment v�cu � Nohant. Jusque-l�, malgr� des ennuis et des chagrins s�rieux, je m'y �tais trouv�e dans les meilleures conditions possibles pour ma sant� morale. À partir de ce moment-l�, l'�quilibre entre les peines et les satisfactions se trouva rompu. Je sentis la n�cessit� de prendre un parti. Je le pris sans h�siter, et mon mari y donna les mains: j'allai vivre � Paris avec ma fille, moyennant un arrangement qui me permettait de revenir tous les trois mois passer trois mois � Nohant; et jusqu'� l'�poque o� Maurice entra au coll�ge � Paris, je suivis tr�s-exactement le plan que je m'�tais trac�. Je le laissais entre les mains d'un pr�cepteur qui {CL 50} �tait avec nous d�j� depuis deux ans, et qui a toujours {Lub 92} �t�, depuis ce temps-l�, un de mes amis les plus s�rs et les plus parfaits. Ce n'�tait pas seulement un instituteur pour mon fils, c'�tait un compagnon, un fr�re a�n�, presque une m�re. Pourtant il m'�tait impossible de me s�parer de Maurice pour longtemps et de ne pas veiller sur lui la moiti� de l'ann�e.

J'ai d� esquisser rapidement ces jours de retraite et d'apparente inaction. Ce n'est pas qu'ils ne soient remplis pour moi de souvenirs; mais l'action de ma volont� y fut tellement int�rieure et ma personnalit� s'y effa�a si bien, que je n'aurais � raconter que l'histoire des autres autour de moi; et c'est un droit que je ne crois avoir que dans de certaines limites, surtout � l'�gard de certaines personnes.

Pour ne pas revenir en arri�re, et pour r�sumer cependant le r�sultat de ces ann�es �coul�es sur l'histoire de ma pauvre vie, je dirai ce que j'�tais lorsque, dans l'hiver de 1831, je vins � Paris avec l'intention d'�crire.


Variantes

  1. 1810-1832 {CL} (cette inadvertance de l'�diteur est corrig�e dans la table des mati�res du T.3) ♦ 1819-1822 {Lub} (cette indavertance de l'�diteur est r�p�t�e dans la table des mati�res du T.1. Nous corrigeons)
  2. Chapitre vingt-quatri�me {Presse}, {Lecou} ♦ Chapitre onzi�me {LP} ♦ XI {CL}Reprise de {Presse}.
  3. dans ce pays {Presse}, {Lecou} ♦ dans ces pays {LP} et sq.
  4. sous les taillis {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ sur les taillis {CL} ♦ sous les taillis {Lub} r�tablissant la le�on originale, nous le suivons.
  5. d'argent ros�, {Presse}, {Lecou} ♦ d'argent ros�e, {LP} et sq.
  6. Logareil {CL}{Lub} corrige en Laugareil (voir p.81 n.5 de {Lub}).
  7. Berthet {CL}{Lub} corrige en Berrett�
  8. Grammont, Trinquel�on {CL}{Lub} corrige en Gramont, Trenquel�on
  9. Mollier {CL} ♦ Molliet {Lub} (nous le suivons)

Notes