Émilie de Wismes. — Sidonie Macdonald. — M. de Sémonville. — les demoiselles B***. — Mort mystérieuse de Deschartres, peut-être un suicide. — Mon frère commence à accomplir le sien par une passion c funeste. — Aimée et Jane à Nohant. — Voyage aux Pyrénées. — Fragments d'un journal écrit en 1825. — Cauterets, Argelez, Luz, Saint-Sauveur, le Marborée d, etc. — Les pâtres descendent de la montagne. — Passage des troupeaux. — Un rêve de vie pastorale s'empare de moi. — Bagnères-de-Bigorre. — Les spélonques de Lourdes. — Frayeur rétrospective. — Départ pour Nérac. e |
Avant f de trouver un appartement qui nous convînt, nous avions passé une quinzaine chez ma bonne petite tante. Clotilde, sa fille, était toujours pour moi une amie parfaite. {CL 2} Nous faisions ensemble beaucoup de musique. Installée dans leur voisinage, je les vis souvent durant l'hiver.
Je revis à cette époque plusieurs de mes amies de couvent rentrées dans le monde ou mariées. Émilie de Wismes, toujours doucement railleuse, épousa un M. de Cornulier qu'elle s'amusa à me dépeindre vieux et laid. Je m'étonnais de la voir prendre si gaiement son parti. Je la rencontrai, un soir, avec ses parents à la sortie de l'Opéra. « Tiens! me dit-elle, regarde. Je veux que tu le connaisses; le voilà qui passe. » C'était le premier passant ridicule qui se trouvait dans le couloir; un habit râpé, une tête à perruque. J'étais consternée, lorsqu'elle éclata de rire. « Console-toi, me dit-elle enfin, ce n'est pas ce monsieur-là, que je ne connais pas. Mon prétendu a vingt-deux ans, et il est mieux. » g
Je revis, logée au luxembourg, dans le même appartement où plus de vingt ans après j'ai dîné chez Louis Blanc, membre du gouvernement provisoire de la {Lub 53} République, Sidonie Macdonald, mariée au petit-fils de M. de Sémonville, grand référendaire de la Chambre des pairs. C'est en 1839 seulement que j'ai connu M. de Sémonville, un vieillard aimable et charmant, qui avait l'esprit et le cœur d'un jeune homme à quatre-vingt-deux ans, et qui s'étant pris, à première vue, d'une sympathie exaltée pour moi, me parlait de son amour avec la timidité et la naïveté d'un collégien. On m'a dit qu'il avait été fort libertin; il y paraissait si peu à son langage que je croirais plutôt qu'il a dû être romanesque et enthousiaste. Il est mort bien peu de temps après l'époque où je l'ai rencontré.
Les amies que je fréquentais le plus, c'étaient toujours les demoiselles Bazouin h. L'aînée était morte; la seconde, Aimée, était assez gravement malade; Jane, la plus jeune, mon amie de prédilection, restait douce et sérieuse. La mort de Chérie avait brisé Aimée. Jane, la plus chétive, la plus délicate des trois, trouvait des forces surnaturelles dans le dévouement {CL 3} et soignait sa sœur avec une tendresse angélique. Je n'ai jamais connu une plus belle âme que celle de Jane. Elle est restée pour moi le type de la véritable sainte. Son austérité volontaire ne pouvait rien ajouter à la candeur, à la pureté exquise de ses instincts. Avec ou sans piété, je crois qu'elle était de ces rares natures à qui la pensée du mal est inconnue, à qui le mal serait impossible. C'était la raison d'une personne mûre avec l'indestructible naïveté d'un petit enfant. Un calme souverain, divin presque, avec une sensibilité exquise, une humilité chrétienne qu'aidaient tout naturellement le goût de la modestie et l'éternel besoin de sacrifier sa personnalité à celle d'autrui. Toute cette beauté morale était dans ses grands yeux noirs, timides à l'habitude, attentifs et pénétrants à l'occasion, profonds comme une nuit sereine, doux comme un soleil généreux.
Heureux celui qui l'a épousée s'il a connu son bonheur!
Leur père était riche et vivait grandement, mais dans une retraite presque absolue. Je n'ai jamais compris quel homme c'était, et pourquoi il a marié si tard ses filles. Il n'épargnait rien pour leur faire une existence enchantée. Leur intérieur était splendide. Jardins, chevaux, voyages, maîtres d'élite dans les arts, fleurs rares, oiseaux précieux, maisons de campagne superbes, tout ce qui pouvait entretenir et flatter des goûts charmants {Lub 54} leur était prodigué. Leurs moindres désirs étaient même devancés par de délicates et somptueuses prévenances. Et pourtant elles n'étaient point heureuses, du moins Aimée languissait sous le poids d'un mal profond et d'un ennui vainement combattu par la crainte d'affliger sa sœur, et Jane, qui se fût trouvée heureuse partout avec des oiseaux et des fleurs, souffrait incessamment des souffrances d'Aimée.
Elles devaient faire le voyage des Pyrénées au mois de juin suivant, mon mari devait me conduire chez son père près de Nérac. Il fut convenu qu'elles passeraient par Nohant {CL 4} et que nous irions les rejoindre à Cauterets, avant d'aller à Guillery i.
Le colonel Dudevant était à Paris avec sa femme, que je faisais mon possible pour aimer, bien qu'elle ne fût pas fort aimable. Le beau-père était le meilleur des hommes. Nous dînions souvent chez eux avec Deschartres, que le vieux colonel aimait à taquiner et qu'il traitait de jésuite, tandis que Deschartres le traitait de jacobin, épithètes aussi peu méritées d'une part que de l'autre.
{Presse 22/5/1855 1} Deschartres j s'était logé à la place Royale. Il avait là, pour fort peu d'argent, un très-joli appartement. Il s'était meublé et paraissait jouir d'un certain bien-être. Il nous entretenait de petites affaires qui avaient manqué, mais qui devaient aboutir à une grande affaire d'un succès infaillible. Qu'était-ce que cette grande affaire? Je n'y comprenais pas grand'chose; je ne pouvais prendre sur moi de prêter beaucoup d'attention aux lourdes expositions de mon pauvre pédagogue. Il était question d'huile de navette et de colza. Deschartres était las de l'agriculture pratique. Il ne voulait plus semer et récolter, il voulait acheter et vendre. Il avait noué des relations avec des gens à idées, comme lui, hélas! Il faisait des projets, des calculs sur le papier, et, chose étrange, lui si peu bienveillant et si obstiné à n'estimer que son propre jugement, il accordait sa confiance et prêtait ses fonds à des inconnus.
Mon beau-père lui disait souvent: « Monsieur Deschartres, vous êtes un rêveur, vous vous ferez tromper. » Il levait les épaules et n'en tenait compte. k
Il aimait beaucoup Maurice, lequel était plantureusement gâté par le colonel. Quant à madame Dudevant, elle ne pouvait pas souffrir les marmots, et le mien ayant {Lub 55} eu quelques malheurs sur le parquet, elle fut si révoltée de cette inconvenance qu'elle m'engagea à ne plus l'amener chez elle qu'atteint et convaincu d'avoir pris toutes les {CL 5} précautions désirables. C'était fort difficile, Maurice n'ayant pas encore bien compris la religion du serment. Il avait dix-huit mois. l
Au m printemps de 1825 nous retournâmes à Nohant, et trois mois s'écoulèrent sans que Deschartres me donnât de ses nouvelles. Étonnée de voir mes lettres sans réponse, et ne pouvant m'adresser à mon beau-père qui avait quitté Paris, j'envoyai aux informations à la place Royale.
Le pauvre Deschartres était mort. Toute sa petite fortune avait été risquée et perdue dans des entreprises malheureuses. Il avait gardé un silence complet jusqu'à sa dernière heure. Personne n'avait rien su et personne ne l'avait vu, lui, depuis assez longtemps. Il avait légué son mobilier et ses effets à une blanchisseuse qui l'avait soigné avec dévouement. Du reste, pas un mot de souvenir, pas une plainte, pas un appel, pas un adieu à personne. Il avait disparu tout entier, emportant le secret de son ambition déçue ou de sa confiance trahie; calme probablement, car, en tout ce qui touchait à lui seul, dans les souffrances physiques comme dans les revers de fortune, c'était un véritable stoïcien.
Cette mort m'affecta plus que je ne voulus le dire. Si j'avais éprouvé d'abord une sorte de soulagement involontaire à être délivrée de son dogmatisme fatigant, j'avais déjà bien senti qu'avec lui j'avais perdu la présence d'un cœur dévoué et le commerce d'un esprit remarquable à beaucoup d'égards. Mon frère, qui l'avait haï comme un tyran, plaignit sa fin, mais ne le regretta pas. Ma mère ne lui faisait pas grâce au delà de la tombe, et elle écrivait: « Enfin Deschartres n'est plus de ce monde! » Beaucoup des personnes qui l'avaient connu ne lui firent pas la part bien belle dans leurs souvenirs. Tout ce que l'on pouvait accorder à un être si peu sociable, c'était de {CL 6} le reconnaître honnête homme. Enfin, à l'exception de deux ou trois paysans dont il avait sauvé la vie et refusé l'argent selon sa coutume, il n'y eut guère que moi au monde qui pleurai le grand homme, et encore dus-je m'en cacher pour n'être pas raillée et pour ne pas blesser ceux qu'il avait trop cruellement blessés. Mais, {Lub 56} en fait, il emportait avec lui dans le néant des choses finies toute une notable portion de ma vie, tous mes souvenirs d'enfance, agréables et tristes, tout le stimulant, tantôt fâcheux, tantôt bienfaisant, de mon développement intellectuel. Je sentis que j'étais un peu plus orpheline qu'auparavant. Pauvre Deschartres! Il avait contrarié sa nature et sa destinée en cessant de vivre pour l'amitié. Il s'était cru égoïste, il s'était trompé: il était incapable de vivre pour lui-même et par lui-même.
L'idée me vint qu'il avait fini par le suicide. Je ne pus avoir sur ses derniers moments aucun détail précis. Il avait été malade pendant quelques semaines, malade de chagrin probablement; mais je ne pouvais croire qu'une organisation si robuste pût être si vite brisée par l'appréhension de la misère. D'ailleurs il avait dû recevoir une dernière lettre de moi, où je l'invitais encore à venir à Nohant. Avec son esprit entreprenant et sa croyance aux ressources inépuisables de son génie, n'eût-il pas repris espoir et confiance, s'il se fût laissé le temps de la réflexion? N'avait-il pas plutôt cédé à une heure de découragement, en précipitant la catastrophe par quelque remède énergique, propre à emporter le mal et le chagrin avec la vie? Il m'avait tant chapitrée sur ce sujet, que je n'eusse guère cru à une funeste inconséquence de sa part, si je ne me fusse rappelé que mon pauvre précepteur était l'inconséquence personnifiée. En d'autres moments, il m'avait dit: « Le jour où votre père est mort, j'ai été bien près de me brûler la cervelle. » Une autre fois je l'avais {CL 7} entendu dire à quelqu'un: « Si je me sentais infirme et incurable, je ne voudrais être à charge à personne. Je ne dirais rien, et je m'administrerais une dose d'opium pour avoir plus tôt fini. » Enfin, il avait coutume de parler de la mort avec le mépris des anciens et d'approuver les sages qui s'étaient volontairement soustraits par le suicide à la tyrannie des choses extérieures. n
Il est temps que je parle de mon frère, qui déjà m'avait causé d'assez vifs chagrins, et qui vivait tantôt chez moi, tantôt à La Châtre, tantôt à Paris.
Il s'était marié, peu de temps après moi, avec mademoiselle Émilie de Villeneuve, une personne excellente et riche relativement, qui possédait une maison à Paris, et devait hériter bientôt d'une terre voisine de la nôtre. Il ne gérait pas très-bien dès lors sa petite fortune. Tour {Lub 57} à tour occupé de ses intérêts matériels avec une inquiétude fiévreuse, et absorbé par la malheureuse passion du vin du cru, si répandue chez les campagnards berrichons, que s'en abstenir à un certain âge est presque un fait exceptionnel, il diminua plus qu'il n'augmenta le bien-être de sa famille et se vit souvent tourmenté de dettes dont il noyait le souci dans l'ivresse.
Cette absurde et funeste infirmité, car je ne puis considérer l'ivrognerie que comme une maladie lente et obstinée, fut le tombeau d'une des plus charmantes intelligences, d'un des meilleurs cœurs et d'un des plus aimables caractères que j'aie jamais rencontrés. Mon frère avait beaucoup de l'esprit et de l'âme de notre père, comme il avait beaucoup de son air et de sa tournure dans sa jeunesse. Mais, dès l'âge de trente ans, l'épaississement moral et physique effaça cette ressemblance, et il entra avec acharnement dans un système de suicide où son caractère se dénatura, où ses facultés s'éteignirent, où son cœur même s'aigrit et où son corps survécut de quelques années à son âme.
{CL 8} De là des souffrances et des malheurs réels autour de lui; mais, hélas, dans ce résumé de haute équité, que les morts ne nous permettent pas seulement, mais qu'ils nous commandent de faire de leur vie, je sens combien ses torts furent involontaires, et combien l'être moral qui est aujourd'hui délivré d'un fatal abrutissement, était nativement inoffensif, intelligent et bon. Un commerce égal et sensé lui était devenu impossible dans les dernières années de sa vie; mais, en rassemblant, dans cette vie morcelée par l'aliénation périodique de l'ivresse, toutes les heures de lucidité où il fut lui-même, on pourrait encore reconstruire une vie précieuse et des souvenirs bénis.
Cette fureur de sauvage à l'endroit du vin et des liqueurs fortes vint jeter une grosse pierre au milieu de mon repos domestique. D'autres en furent atteints autour de moi. D'autres qui en sont morts aussi, d'autres qui s'en sont corrigés, je ne dirai pas à temps pour le bonheur de leur famille, mais pour la conservation de leur existence.
Mon frère et sa femme avaient une jolie petite fille à peu près de l'âge de Maurice. Ils me l'amenaient souvent et me la laissaient même quelquefois des saisons {Lub 58} entières pour qu'elle se fortifiât à la campagne, quand l'exploitation de la maison de Paris les forçait à s'éloigner un peu longtemps. Léontine fut donc élevée en bonne partie avec Maurice, sous mes yeux.
Hippolyte était auprès de nous, je m'en souviens, quand M. Bazouin vint avec ses filles et un vieux magistrat fort aimable, de ses amis, M. Gaillard. Nous fîmes tous ensemble des promenades en voiture. Aimée monta ma laide et généreuse Colette, escortée par mon frère, qui s'abstint de boire pendant quelques jours.
Le 30 juin, nos domestiques et nos ouvriers fêtèrent l'anniversaire de Maurice. On me l'apporta dans une châsse de fleurs, montée par le menuisier du village, décorée par le {CL 9} jardinier, et assez semblable à celle où l'on promène des reliques ou des figures de saint à la procession de la Fête-Dieu. On plaça l'enfant et la châsse au milieu de la table, on tira force coups de pistolet, et on dansa la bourrée.
Le 5 juillet suivant, c'était aussi mon anniversaire. J'avais vingt et un ans. Ce jour-là nous partîmes pour le Midi. J'ai conservé une relation en forme de journal que j'écrivis à cette époque et qui sert d'itinéraire à mes souvenirs. Il s'y trouve quelques pages qui peignent ma situation morale que je vais rapporter. J'étais assez mécontente de la vie, comme on le verra. En outre, j'étais malade, moins pourtant que je ne le paraissais. J'avais une toux opiniâtre, des battements de cœur fréquents et quelques symptômes de phthisie. Mais j'ai été souvent reprise de ce mal, qui s'est toujours dissipé de lui-même, et que j'ai dû attribuer à un état nerveux. À l'époque où j'en suis de mon récit, je ne me croyais pas nerveuse, je me croyais phthisique.
5 juillet 1825.
VOYAGE AUX PYRÉNÉES
Dans dix minutes, j'aurai quitté Nohant. Je n'y laisse rien qui puisse m'inspirer de véritables regrets, si ce n'est mon frère. Mais que cette vieille amitié d'autrefois s'est donc refroidie! Il rit, il est gai, à l'heure de mon {Lub 59} départ, lui! Allons, adieu, Nohant, je ne te reverrai peut-être plus.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
CHALUS
Mes domestiques pleuraient. Je n'ai pas pu y tenir: j'ai fait comme eux. J'ai lu en voiture quelques pages d'Ossian. {CL 10} Le soleil m'a plantée là, au beau milieu de mes ombres et de mes étoiles errantes, j'ai pris le parti de réfléchir, et ce n'est pas une petite affaire pour moi, qui voudrais pouvoir vivre sans penser à rien. J'ai pris de belles résolutions pour le voyage: ne pas m'inquiéter du moindre cri de Maurice, ne pas m'impatienter de la longueur du chemin, ne pas me chagriner des moments d'humeur de mon ami.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
PÉRIGUEUX
J'ai parcouru des pays charmants; j'ai vu de beaux chevaux. Cette ville-ci me paraît agréable, mais je suis triste à la mort. J'ai beaucoup pleuré en marchant; mais à quoi sert de pleurer? Il faut s'habituer à avoir la mort dans l'âme et le visage riant.
TARBES
Un beau ciel, des eaux vives, des constructions bizarres faites d'énormes galets apportés par le gave, des costumes variés, un rendez-vous forain, des types animés de tout ce côté sud de la France. C'est très-joli, Tarbes; mais mon mari est toujours de bien mauvaise humeur. Il s'ennuie en voyage, il voudrait être arrivé. Je comprends ça; mais ce n'est pas ma faute si le voyage est de deux cents lieues. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Peu à peu cet amphithéâtre de montagnes blanches se rapproche et se colore. Malgré l'excessive chaleur, je suis montée sur le siège de la voiture avec mon mari pour mieux voir le pays. Enfin nous sommes entrés dans les Pyrénées. La surprise et l'admiration m'ont saisie jusqu'à l'étouffement. J'ai toujours rêvé les hautes montagnes. {CL 11; Lub 60} J'avais gardé de celles-ci un souvenir confus qui se réveille et se complète à présent; mais ni le souvenir ni l'imagination ne m'avaient préparée à l'émotion que j'éprouve. Je ne me figurais pas la hauteur de ces masses qui touchent les nuages et la variété des adorables détails qu'elles présentent. Les unes sont fertiles et cultivées jusqu'à leur sommet; les autres sont dépourvues de végétation, mais hérissées de rocs formidables en désordre comme au lendemain d'un cataclysme universel.
La route suit le gave en remontant son cours jusqu'à Cauterets. C'est en quittant Pierrefitte, c'est en gravissant une montagne inouïe de rapidité pour des chevaux attelés, c'est en entendant mugir le torrent dans toute sa fureur, que l'âme se resserre et qu'un sentiment d'effroi insurmontable vient glacer le cœur. Là, le jour devient bleuâtre, de noires montagnes de marbre et d'ardoise où se traînent une sombre bruyère et des arbres nains resserrent le ciel. La route serpente aux flancs d'une gorge, aux parois d'un abîme. Les blocs se penchent et surplombent. Le précipice se creuse, le gave s'enfonce et gronde, tantôt complétement disparu sous une masse de sauvage et splendide végétation, tantôt écumeux, blanc comme la neige dans les murailles arides qui le pressent, ou parmi les rochers qui l'encombrent. Ailleurs, il se rapproche, il s'apaise, il devient limpide et bleu comme le ciel. Des tilleuls à petites feuilles, couverts de fleurs, croissent sur ses rives et apportent aux voyageurs leurs têtes parfumées au niveau du chemin.
Tout cela m'a paru horrible et délicieux en même temps. J'avais peur, une peur inouïe et sans cause, une peur de vertige et qui n'était pas sans charme. J'étais ivre et j'avais envie de crier. Notre domestique Vincent, dont j'avais pris la place sur le siège, et qui était dans la voiture avec Maurice et Fanchon, passait la tête à la portière et disait {CL 12} de temps en temps: « C'est bien gentil; c'est, ma foi, très-gentil. »
Enfin j'aperçus Jane et Aimée à une croisée. Un instant après nous nous embrassions follement. Il y a une chambre pour nous à côté de la leur.
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Les appartements sont d'une simplicité primitive et d'une cherté exorbitante. La petite ville ou plutôt le hameau est tout bâti en marbre brut. Les ruisseaux sont {Lub 61} de cristal; tout est propre, réparé à chaque dégel, et tout est plein de beau monde assez laid. C'est un vaste hôtel garni.
Ce matin, à peine éveillée, j'ai couru à la fenêtre. Bon! Nous voilà en pays de plaine. Où sont donc les montagnes d'hier soir? Où se cachent donc les cataractes dont j'entends le vacarme? Le brouillard était descendu si blanc et si épais que l'on ne voyait pas même le pied des Pyrénées. Il s'éleva peu à peu, mais par déchirures singulières. Ce n'était pas, comme dans nos pays plats, un rideau léger qui se roule tout doucement sur lui-même. C'était un voile opaque qui se fendait par étroites zones, ou qui se trouait par petites brèches. Cauterets est bâti dans un entonnoir dont les cimes placent l'horizon non pas sous les yeux, mais au-dessus de la tête. À travers ces déchirures du brouillard, je vis avec étonnement un petit coin de paysage, un chalet, un arbre, un troupeau, une courte prairie, placés verticalement comme un tableau suspendu à rien, comme un rêve jeté dans l'espace. La brume, qui se déplaçait, l'enveloppa bien vite et mit à découvert un autre paysage, un sentier, une roche, un massif. Cela était incompréhensible à la vue. Enfin tout s'éclaircit, tout s'éclaira. Ce que j'avais pris pour le ciel était la nuée, ce qui me paraissait l'espace était la densité.
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{CL 13} Monsieur *** chasse avec passion. Il tue des chamois et des aigles. Il se lève à deux heures du matin et rentre à la nuit. Sa femme s'en plaint. Il n'a pas l'air de prévoir qu'un temps peut venir où elle s'en réjouira.
CAUTERETS o
Dans le rêve qu'il est permis de faire d'un amour parfait, l'époux ne se créerait pas volontiers la nécessité continuelle de l'absence. Quand des devoirs inévitables, des occupations sérieuses la lui auraient imposée, la tendresse qu'il éprouverait et qu'il inspirerait au retour serait d'autant plus vive et mieux fondée. Il me semble que l'absence subie à regret doit être un stimulant pour l'affection, mais que l'absence cherchée passionnément par l'un des deux est une grande leçon de philosophie et de modestie pour l'autre. Belle leçon sans doute, mais bien refroidissante!
{Lub 62} Le mariage est beau pour les amants et utile pour les saints.
En dehors des saints et des amants, il y a une foule d'esprits ordinaires et de cœurs paisibles qui ne connaissent pas l'amour et qui ne peuvent atteindre à la sainteté.
Le mariage est le but suprême de l'amour. Quand l'amour n'y est plus ou n'y est pas, reste le sacrifice. — Très-bien pour qui comprend le sacrifice. Cela suppose une dose de cœur et un degré d'intelligence qui ne courent pas les rues.
Il y a au sacrifice des compensations que l'esprit vulgaire peut apprécier. L'approbation du monde, la douceur routinière de l'usage, une petite dévotion tranquille et sensée qui ne tient pas à s'exalter, ou bien de l'argent, c'est-à-dire des jouets, des chiffons, du luxe: que sais-je? mille petites choses qui font oublier qu'on est privé de bonheur. {CL 14} Alors tout est bien apparemment, puisque le grand nombre est vulgaire; c'est une infériorité de jugement et de bon sens que de ne pas se contenter des goûts du vulgaire.
Il n'y a peut-être pas de milieu entre la puissance des grandes âmes qui fait la sainteté, et le commode hébétement des petits esprits qui fait l'insensibilité.
— Si fait, il y a un milieu: c'est le désespoir.
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Mais il y a aussi l'enfantillage, bonne et douce chose à conserver, quoi qu'on en dise! Courir, monter à cheval, rire d'un rien, ne pas se soucier de la santé et de la vie! Aimée me gronde beaucoup. Elle ne comprend pas qu'on s'étourdisse et qu'on ait besoin d'oublier. « Oublier quoi? me dit-elle. — Que sais-je? Oublier tout, oublier surtout qu'on existe. »
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Voilà Maurice malade, et je le redeviens. Je ne vis plus du tout, ou plutôt je vis trop. Je ne peux plus me distraire.
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Maurice est guéri. Je redeviens folle. Mon mari arrange la partie d'aller à Gavarnie avec la famille Leroy. J'ai envie d'en être, et puis non, et puis oui.
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Ma foi, oui. Il y a de l'humeur ici. Je me prends de grande amitié pour Zoé, quoique Aimée p veuille m'en {Lub 63} détourner. Elle prétend que Zoé est trop gaie; elle ne voit pas clair. Zoé est gaie... comme moi. Aimée♦ veut que je m'amuse dans la société de madame ***, dont elle s'est mise à raffoler et qui n'est pour moi qu'une chipie. On veut que je chante ce soir: Ebben, per mia memoria. — Ebbene, ça m'ennuie de chanter. Est-ce que je sais chanter, moi? Est-ce que je suis venue à Cauterets pour aller en soirée et retrouver {CL 15} Paris dans ce pays d'aigles et de chamois? Non. Je m'en vas voir des neiges, des torrents, des ours, s'il plaît à Dieu. Il y en avait un l'autre jour à une lieue d'ici, à cent pas du chemin. Il nous regardait passer d'un air bien méprisant.
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Je suis partie assez triste; Aimée♦ m'a dit des choses dures. Une madame ***, qui dit à tout le monde qu'elle vient aux eaux dans l'espoir de faire un enfant, ce qui ne me paraît pas bien chaste à faire savoir, lui a dit que j'avais tort de faire des courses sans mon mari. Je ne vois pas que cela soit, puisqu'il prend les devants et que je vas où il veut aller.
Je vois que je ne suis pas sympathique aux personnes qui plaisent à Aimée♦. Je dois dire que c'est réciproque. Il ne faut pas se disputer là-dessus; il faut se distraire de ces petites tracasseries et ne pas entrer dans une vie de petites jalousies et de petits propos. Jane est toujours un ange. Sa sœur aussi, après tout. Un peu de divergence dans les points de vue sur le monde. Ça passera, comme dit ma tante.
Ma tante!..... Je pense à toi. Comme tu es bonne, toi! comme tu es gaie! comme tu es drôle quand tu dis: « Tout ça, tout ça... il n'y a pas de quoi fouetter un chat! » Tu dis cela à propos de tout. Ah! Si tu pouvais avoir raison!
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De Cauterets à Luz, c'est encore plus beau que tout le reste. Même genre de beauté que de Pierrefitte à Cauterets, mais plus sombre, plus déchiré, plus effrayant encore. Le gouffre du pont d'Enfer donne envie de se jeter dedans. C'est un torrent épouvantable qui, en se précipitant, se roule sur lui-même avec une gaieté folle.
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{Lub 64} LUZ
{CL 16} Nous avons vu, par les fenêtres ouvertes du rez-de-chaussée, le bal de Saint-Sauveur. C'est aussi bête que celui de Cauterets, bien qu'un peu plus décoré. Toujours la sauvage musique à base de tympanon. Cela serait peut-être très-caractéristique avec les airs du pays, mais personne ne s'en soucie. Ces bons ménétriers jouent des contredanses à faire grincer les dents. Les belles dames et les beaux messieurs font toilette et figurent, en se parlant de leurs maux d'entrailles et de leurs rhumatismes.
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Je n'avais rien vu, en vérité. De Luz à Gavarnie, c'est le chaos primitif, c'est l'enfer. Le torrent, c'est le rauco suon della tartarea tromba. La grotte du jardin de Gêdres, c'est la grotte d'Apollon à Versailles faite par la nature et dans des proportions cyclopéennes. Seulement il n'y a pas d'Apollon, et c'est bien mieux. Le Marborée, c'est quelque chose d'indescriptible. Une muraille de glaces, de neiges, de rochers incommensurables entourant un cirque où l'on est mouillé par la chute de cascades de douze cents pieds q perpendiculaires. Des ponts de neige sur lesquels passent des caravanes de pâtres et de troupeaux! Que sais-je? On ne voit pas bien, on ne peut pas regarder assez. Il y a trop d'étonnement. On ne pense pas même au danger. Mon mari est des plus intrépides. Il va partout et je le suis. Il se retourne et il me gronde. Il dit que je me singularise. Je veux être pendue si j'y songe. Je me retourne, et je vois Zoé qui me suit. Je lui dis qu'elle se singularise. Mon mari se fâche parce que Zoé rit. Mais la pluie des cataractes est un grand calmant, et on s'y défâche vite.
Les uns ont peur, les autres ont froid. Un monsieur qui est dans le commerce compare la vallée coupée par petits {CL 17} enclos cultivés à une carte d'échantillons. Une très-jolie Bordelaise, très-élégante, s'écrie tout à coup avec une voix flûtée et un accent renforcé: Oh! La tripe me jappe! Ça signifie qu'elle a faim. Son mari, au contraire, se plaint de la colique et de ses conséquences. Mademoiselle *** se trouve mal dans sa chaise à porteurs. Ses porteurs, qui ont fait sept lieues au pas de course, ne se trouvent pas mieux, bien qu'ils n'aient pas fait la sottise {Lub 65} de se mettre en route avec trois grands verres de cette traîtreuse source purgative dans l'estomac. Cette singulière cumulation de régime, les eaux et la promenade, font de toutes les parties de plaisir une ambulance.
Je reste à soigner mademoiselle ***, qui est belle et aimable, ce qui me prive de me singulariser jusqu'à admirer le Marborée à mon aise. Zoé me dit en soupirant: « C'est affreux de ne pas être seules ou avec des gens intelligents ou bien portants tout au moins. On se tue pour venir voir une chose inouïe de magnificence, une chose unique dans l'univers, et il faut tenir la tête à l'une, rassurer l'autre, écouter les bêtises de tous! »
Le pire, c'est qu'à peine arrivé il faut partir. Il n'y a pas de gîte, il faut refaire sept lieues sur une corniche de deux ou trois pieds de large, où les chevaux ne plaisantent pas avec la nuit. Et puis, dès que le soleil baisse, un froid mortel vous chasse. Les dents claquent dans la bouche dès que l'on n'est plus trempé de sueur par la fatigue de la course.. . . . . . . . . . . . . . .
Moi, je voulais retourner à Cauterets le soir même. Je ne trouve pas Maurice assez guéri pour le laisser deux nuits de suite avec sa bonne et Vincent. J'avais loué le matin un cheval de rechange à Luz, un cheval affreux, mais excellent. Nous partons devant, Zoé et moi. Nous laissons vite les guides et la caravane derrière nous. Nous franchissons au galop les passages les plus fantastiques. {CL 18} Zoé est insensée de courage. Cela me grise; me voilà à son niveau. Nous arrivons à l'endroit appelé le Chaos une demi-heure avant tout le monde. Nous pouvons nous arrêter et contempler. « Mon dieu, dit Zoé, nous voilà seules, quel bonheur! Singularisons-nous tout à notre aise. Regardons et admirons. »
Zoé s'exalte. Il y a bien de quoi. J'aime cette nature enthousiaste, cet esprit généreux, ce cœur intelligent. Nous repartons au galop en entendant arriver la caravane, et nous ne nous ralentissons que quand nous sommes à portée de reprendre la conversation en liberté. De quoi parlons-nous? Ah! Que de belles théories en pure perte! L'amour, le mariage, la religion, l'amitié, que sais-je? Elle conclut ainsi: « Nous avons un peu plus d'intelligence et de réflexion que beaucoup d'autres qui ne pensent à rien, et c'est tant pis pour nous! »
J'ai dit bonsoir à Saint-Sauveur et adieu à l'excellent {Lub 66} cheval qui ne m'a point cassé le cou, bien que j'y aie fait mon possible. J'ai repris mon autre monture et je suis rentrée à Cauterets à la nuit, après avoir fait trente-six lieues à cheval. Je ne m'en porte pas plus mal, d'autant plus que j'ai trouvé Maurice dormant comme un ange, et les petites querelles oubliées. Pourtant Aimée♦ me boude un peu à l'occasion. Elle tient pour le grand monde. Elle n'en est pourtant pas, et moi je n'en suis plus, Dieu merci!
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On se rend des visites. C'est absurde, puisqu'on ne se reverra pas, et c'est ennuyeux. Nous avons reçu celle de la princesse de Condé, veuve du duc d'Enghien. Elle n'est ni jeune, ni belle, et n'a point l'air distingué. Un grand air de bonhomie protectrice que les badauds prennent pour de la bienveillance et dont ils sont très-fiers. Il n'y a pas de quoi.
{CL 19} Le général Foy est ici. Il est bien malade. Je l'ai rencontré seul, très-pâle, une douce figure, triste, abattue. Il mourra, dit-on.
Madame de Rumfort, veuve d'un savant connu des imbéciles comme moi par ses soupes et ses cheminées, vient d'arriver avec une jeune nièce fort jolie.
Un autre savant, Magendie, vient d'explorer le passage des montagnes par le tour Mallet. Il a manqué périr de froid en route. Ses porteurs se sont démoralisés et ont failli l'abandonner au milieu des glaces.
Nous vivons d'ours et de chamois, mais nous n'en voyons guère. Pourtant, l'autre jour, en allant au lac de Gaube, nous avons vu un isard et un essai de chasse. L'isard s'est moqué des chasseurs.
CAUTERETS
(Suite du journal)
Le pont d'Espagne, la chute de Cerisey r, le lac de Gaube, le glacier de Vignemale, quelles admirables choses! Mais on voit tout cela trop vite. Il faudrait pouvoir vivre un mois dans chaque site, et y vivre à sa guise et avec les amis de son choix. Tout cela est si beau, si attachant, si bouleversant, qu'on n'est que fou et comme ivre à la première vue. Et puis, vite, vite, il faut passer {Lub 67} outre, parce qu'il faut arriver. Et à peine arrivé, il faut partir encore, parce qu'il faut rentrer. Je ne sais où donner de la tête. Je suis toujours pressée, pour mon compte aussi, de retrouver mon marmot, et je reste toujours sur ma soif devant les merveilles de la nature.
S'en lasserait-on, si on les avait à discrétion? Non, ce n'est pas possible, à moins que cet air vif et cette excitation de l'esprit ne fussent mortels à nous autres gens de la plaine. Je ne sais pas, mais quant à moi, jusqu'ici, {CL 20} plus je me fatigue, plus j'ai envie de recommencer. Le mouvement m'a saisie comme une fièvre. Je tousse et j'étouffe à chaque instant, mais je ne sais pas si je souffre. Oui, au fait, je souffre, je m'en aperçois quand je suis seule. L'autre jour, je me promenais dans des rochers, derrière le jardin Labatte. J'ai été prise de crampes d'estomac si abominables, que j'ai été obligée de me coucher sur l'herbe. Une bonne femme qui allait au lavoir m'avait vue entrer dans ces rochers; elle m'a suivie pour me dire qu'il y avait des serpents et qu'il y avait danger à rester là. Ça m'était égal, tant je souffrais et me sentais brisée; mais j'ai fait un effort pour m'en aller, afin de ne pas tourmenter cette femme, qui avait l'air compatissant. Je l'ai suivie au lavoir et l'ai regardée battre et tordre son linge. Elle se faisait à peu près entendre en français et se trouvait bien malheureuse d'habiter ce beau pays où je voudrais passer ma vie, mais dont elle ne voit que les horreurs et les rigueurs. Tous ces montagnards parlent de l'hiver avec épouvante. Leur été est si court qu'ils n'ont pas le temps de le prendre en amitié.
Mes amies Bazouin♦ ne s'amusent point ici. Elles se sont constituées baigneuses et buveuses d'eau, à la lettre. Je ne sais pas quelle est la maladie d'Aimée s. Elle est certainement malade, mais il ne me semble pas qu'elle le soit moitié autant que moi, et je me figure que si elle ne buvait rien du tout et se fatiguait à la promenade, elle reprendrait ses forces. Mais son père est vieux et lourd, et elles sont ici prisonnières, ne jouissant de rien, ne voyant rien, faisant de petites promenades de santé qui entretiennent parfaitement la maladie, et s'imaginant que je me tue parce que je ne veux pas me laisser tuer par les médecins. Celui d'ici est furieux contre moi parce que je ne l'écoute pas.
{CL 21; Lub 68} } J'écrivis beaucoup sur les Pyrénées durant et après ce voyage. Mes premières notes jetées sur un agenda de poche, et d'où je viens d'extraire ces lignes, sont rédigées avec assez de spontanéité, comme l'on voit. Mais il m'arriva après coup ce qui doit être arrivé à beaucoup d'écrivains en herbe. Mécontente du laisser-aller de ma première forme, je rédigeai sur des cahiers un voyage que je relis en ce moment et qui se trouve très-lourd et très-prétentieux de style. Et pourtant ce prétentieux fut naïvement cherché, je m'en souviens. À mesure que je m'éloignais des Pyrénées, j'avais peur de laisser échapper les vives impressions que j'y avais reçues, et je cherchais des mots et des phrases pour les fixer, sans en trouver qui fussent à la hauteur de mon sujet. Mon admiration rétrospective n'avait plus de limites, et j'étais emphatique consciencieusement.
Au reste, je sentis bien que je n'étais pas capable de me contenter moi-même par mes écrits, car je ne complétai rien et ne pris pas encore le goût d'écrire.
Ce journal me retrace une circonstance que j'avais presque oubliée, c'est qu'il y eut un peu de dissidence entre l'aînée des demoiselles Bazouin♦ et moi à propos du choix de nos relations, qui se trouva différer autant que nos habitudes de régime. Aimée était une personne accomplie et d'une distinction exquise. Elle aimait tout ce qui est élégant et orné d'une façon quelconque dans la société: les noms, les manières, les talents, les titres. Moi, écervelée, (car je l'étais à coup sûr), je traitais tout cela de vanité en moi-même, et j'allais chercher l'intimité et la simplicité avec la poésie. Grâce à Dieu, je les trouvai dans Zoé, qui était réellement une personne de mérite, et, en outre, une femme d'un cœur aussi avide d'affection que le mien. Elle était aussi romanesque qu'Aimée était positive, aussi expansive que Jane était rêveuse et réservée. J'aimais ces diverses natures, qui malheureusement ne sympathisaient pas entre elles.
{CL 22} Ce en quoi j'eus bien raison, ce fut de ne vouloir pas me soumettre au traitement des eaux. Quand je me vis, après une douche écrasante, enveloppée de couvertures comme une momie, emballée dans une chaise à porteurs et ramenée dans ma chambre avec injonction de me coucher pendant le reste de la matinée, je crus que j'allais devenir folle et j'entrai en révolte ouverte. À ce métier-là, {Lub 69} avec les visites à recevoir et à rendre, je n'aurais pas vu mon enfant de la journée et je n'aurais pas aperçu les Pyrénées. Je me hâtai de supprimer le traitement et de ne fréquenter que les personnes avec qui je me plaisais. Zoé et sa famille demeuraient précisément dans la maison en face de la nôtre. La rue n'était pas large. Nous pouvions causer par la fenêtre et aller et venir dix fois par jour les unes chez les autres.
Nous quittâmes Cauterets à la fin d'août, je crois, chassés déjà par les brouillards qui s'épaississaient et refroidissaient l'atmosphère. Les baigneurs s'en allaient, quelques promeneurs attardés se dépitaient comme moi de voir la nature s'obscurcir et se voiler au moment où la solitude leur permettait de la savourer. Je dis la solitude relativement aux gens du monde, car, à ce moment, il se faisait au contraire, un grand mouvement chez les indigènes. Toute la population des pasteurs de troupeaux descendait les cimes où elle avait parqué les trois mois de la belle saison avec le bétail, et retournait à la plaine. C'était un passage continuel d'hommes et d'animaux quasi sauvages, et c'était vraiment un beau spectacle que cette migration t. Les robustes bergers, bronzés par le soleil et plus semblables à des Arabes qu'à des Français, marchaient par groupes dans leur pittoresque costume, accompagnés de petits chevaux ou de mulets portant leur mobilier, c'est-à-dire quelques couvertures, des cordes, des chaînes, et ces grands vases de cuivre éblouissants où ils reçoivent et travaillent le laitage. Derrière eux suivaient leurs troupeaux réunis, vaches, moutons, {CL 23} chèvres, veaux et poulains. Bon nombre, nés dans la saison sur la montagne, n'avaient encore jamais vu d'autres hommes que leurs gardiens, et, saisis d'une indicible terreur en traversant les hameaux, ils s'engouffraient, suants et désespérés, dans les rues étroites, et il ne faisait pas bon se trouver sur leur passage. Sur les flancs de ces caravanes couraient ces grands chiens des Pyrénées, les types primitifs dit-on, de la race canine, animaux superbes qui, à la manière des taureaux de race pure, ont la tête, l'encolure et les épaules disproportionnées en raison du train de derrière, qui semble évidé pour la course. La voix de ces molosses est une basse-taille profonde, et, dans la nuit, quand ils passaient sous ma fenêtre, il y avait quelque chose d'étrange et de farouche dans leur {Lub 70} aboiement sonore et dans le bruit lourd et précipité des pieds des troupeaux sur le granit.
La vie des pâtres sur la montagne se présentait à mon imagination comme un rêve divin, et je me rappelais ce que Deschartres m'avait expliqué: O fortunatos!... c'est-à-dire: « Ô heureux les habitants des campagnes, s'ils connaissaient leur bonheur! »
Vivre ainsi dans la solitude des monts sublimes, dans la plus belle saison de l'année, au-dessus, moralement et réellement, de la région des orages; être seul ou avec quelques amis de même nature que soi, en présence de Dieu; être assez aux prises avec la vie physique, avec les loups et les ours, avec les périls de l'isolement et les fureurs de la tempête, pour se sentir, en tant qu'animal soi-même, ingénieux, agile, courageux et fort; avoir à soi les longues heures du recueillement, la contemplation du ciel étoilé, les bruits magiques du désert, enfin la possession de ce qu'il y a de plus beau dans la création unie à la possession de soi-même, voilà l'idéal qui succéda, dans ma jeune tête, à celui de la vie monastique et qui la remplit pendant de longues années.
{CL 24} Je me rappelais Isabella Clifford, mon amie de couvent, me racontant la Suisse et son rêve d'être bergère dans un beau chalet de l'Oberland. Moi, j'aurais voulu devenir berger, avoir la poitrine large et les fortes jambes de ces espèces de sauvages que je voyais passer, graves, pensifs et comme déshabitués de voir et d'entendre les autres hommes. J'aurais voulu pouvoir mettre sur un mulet mon enfant, ma couverture, quelques livres, c'est-à-dire tout mon bonheur, tout mon bien-être, toute ma fortune, et m'en aller passer trois mois chaque année dans une Thébaïde poétique.
Mais j'aurais voulu emporter là mon cœur et ma pensée. Ces bergers, dont plusieurs étaient des espèces de vieux prêtres, étudiant leurs missels et chantant ensemble leurs vieux cantiques, avaient certainement à mes yeux, et dans la réalité peut-être, de la grandeur et de la poésie. Mais ils ne sentaient que vaguement les mystérieuses délices de leur existence, et les livres saints étaient pour eux, disaient-ils, un préservatif contre l'effroi et l'ennui de l'exil au désert. Pour moi, les pensées bibliques eussent été, au contraire, le complément de cette vie contemplative, et il me semblait que ma prière eût été {Lub 71} là, non pas une tremblante supplication, mais un hymme perpétuel.
Ces pensées me sont bien présentes, car, outre que j'en retrouve la trace dans tous mes souvenirs, ce que j'en dis est le résumé des longues et naïves tartines de mon journal.
Nous voulûmes voir Bagnères-de-Bigorre avant de quitter les montagnes. En sortant des gorges et des crêtes médianes de la chaîne pyrénéenne, nous trouvâmes l'été brûlant des côtes et des larges vallées. La chaleur était insupportable à Bagnères, et la nature, belle encore, n'avait plus ce prestige de grandeur et d'étrangeté qui m'avait saisie. Et puis c'était une ville de plaisir, beaucoup d'Anglais, des demeures opulentes, des exhibitions de chevaux et d'attelages {CL 25} de luxe, des fêtes, des spectacles, du monde et du bruit. Ce n'était plus là mon fait. Nous n'y passâmes que peu de jours, bien que Maurice s'accommodât fort de ce beau soleil et de tous ces dadas splendidement équipés.
Avant de prendre le chemin de Nérac, et nous retardions le plus possible, à cause de la chaleur encore plus intense que nous devions y retrouver et dont je craignais que l'enfant ne souffrît en route, nous fîmes une excursion très-intéressante, mon mari et moi, avec un de ceux de nos amis de Cauterets que nous avions retrouvés à Bagnères. Cet ami avait ouï parler des espéluques ou spélonques de Lourdes. C'était une aventure pénible et qui tentait peu de voyageurs. Elle nous tenta. Nous fîmes la route à cheval, et, après avoir déjeuné à Lourdes, nous prîmes un guide et le chemin des cavernes.
L'entrée n'en était pas attrayante. Il fallait ramper un à un, à plat ventre sous le rocher, et bien qu'il y eût la place nécessaire, cet ensevelissement d'un instant dans les ténèbres a quelque chose de terrifiant pour l'esprit.
Mais une promenade de plusieurs heures dans ce monde souterrain fut un enchantement véritable. Des galeries tantôt resserrées, étouffantes, tantôt incommensurables à la clarté des torches, des torrents invisibles rugissant dans les profondes entrailles de la terre, des salles bizarrement superposées, des puits sans fond, c'est-à-dire des gouffres perdus dans des abîmes impénétrables et battant avec fureur leurs parois sonores de leurs eaux puissantes, des chauves-souris effarées, des {Lub 72} portiques, des voûtes, des chemins croisés, toute une ville fantastique, creusée et dressée par ce que l'on appelle bénignement le caprice de la nature, c'est-à-dire par les épouvantables convulsions de la formation géologique: c'était un beau voyage pour l'imagination, terrible pour le corps; mais nous n'y pensions pas. Nous voulions pénétrer partout, découvrir toujours. Nous étions {CL 26} un peu fous, et le guide menaçait de nous abandonner. Nous marchions sur des corniches au-dessus d'abîmes qui faisaient penser à l'enfer de Dante, et il y en eut un où nous voulûmes descendre. Ces messieurs s'y enfoncèrent résolumment en marchant à la manière des ramoneurs sur des anfractuosités, et je les y suivis, liée à une corde que l'on fit avec tous nos foulards noués au bout les uns des autres. Il fallut s'arrêter bientôt, tout manquait, les points de repère pour les pieds et les foulards pour le sauvetage.
Nous revînmes à cheval pendant la nuit, par une pluie fine et un clair de lune doucement voilé. Nous étions à Bagnères à deux heures du matin. J'étais plus excitée que lasse, et je ressentis, pendant mon sommeil, le phénomène de la peur rétrospective. Je n'avais songé, dans les spélonques, qu'à rire et à oser. Dans mes songes, la cité souterraine m'apparut avec toutes ses terreurs. Elle se brisait, elle s'entassait sur moi; j'étais suspendue à des cordes de mille pieds, qui rompaient tout à coup, et je me trouvais seule dans une autre ville plus enfouie encore, descendant toujours et se perdant par mille galeries et recoins piranésiques jusqu'au centre du globe. Je me réveillais baignée d'une sueur froide, et, en me rendormant, je partais pour d'autres voyages et d'autres visions encore plus fiévreuses.
Je n'ai gardé aucun souvenir du voyage de Bagnères à Nérac. Il en est ainsi de beaucoup de pays que j'ai traversés sous l'empire de quelque préoccupation intérieure; je ne les ai pas vus. Les Pyrénées m'avaient exaltée et enivrée comme un rêve qui devait me suivre et me charmer pendant des années. Je les emportais avec moi pour m'y promener en imagination le jour et la nuit, pour placer mon oasis fantastique dans ces tableaux enchanteurs et grandioses que j'avais traversés si vite, et qui restaient pourtant si complets et si nets dans mon souvenir, que je les voyais encore dans leurs moindres détails.