GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-L�vy 1876

{LP T.? ?; CL T.3 [189]; Lub T.1 [957]} QUATRIÈME PARTIE
Du mysticisme � l'ind�pendance
1819-1832 a

{Presse 22/5/1855 1; CL T.4 [1]; Lub T.2 [52]} X b

Émilie de Wismes. — Sidonie Macdonald. — M. de S�monville. — les demoiselles B***. — Mort myst�rieuse de Deschartres, peut-�tre un suicide. — Mon fr�re commence � accomplir le sien par une passion c funeste. — Aim�e et Jane � Nohant. — Voyage aux Pyr�n�es. — Fragments d'un journal �crit en 1825. — Cauterets, Argelez, Luz, Saint-Sauveur, le Marbor�e d, etc. — Les p�tres descendent de la montagne. — Passage des troupeaux. — Un r�ve de vie pastorale s'empare de moi. — Bagn�res-de-Bigorre. — Les sp�lonques de Lourdes. — Frayeur r�trospective. — D�part pour N�rac. e



Avant f de trouver un appartement qui nous conv�nt, nous avions pass� une quinzaine chez ma bonne petite tante. Clotilde, sa fille, �tait toujours pour moi une amie parfaite. {CL 2} Nous faisions ensemble beaucoup de musique. Install�e dans leur voisinage, je les vis souvent durant l'hiver.

Je revis � cette �poque plusieurs de mes amies de couvent rentr�es dans le monde ou mari�es. Émilie de Wismes, toujours doucement railleuse, �pousa un M. de Cornulier qu'elle s'amusa � me d�peindre vieux et laid. Je m'�tonnais de la voir prendre si gaiement son parti. Je la rencontrai, un soir, avec ses parents � la sortie de l'Op�ra. « Tiens! me dit-elle, regarde. Je veux que tu le connaisses; le voil� qui passe. » C'�tait le premier passant ridicule qui se trouvait dans le couloir; un habit r�p�, une t�te � perruque. J'�tais constern�e, lorsqu'elle �clata de rire. « Console-toi, me dit-elle enfin, ce n'est pas ce monsieur-l�, que je ne connais pas. Mon pr�tendu a vingt-deux ans, et il est mieux. » g

Je revis, log�e au luxembourg, dans le m�me appartement o� plus de vingt ans apr�s j'ai d�n� chez Louis Blanc, membre du gouvernement provisoire de la {Lub 53} R�publique, Sidonie Macdonald, mari�e au petit-fils de M. de S�monville, grand r�f�rendaire de la Chambre des pairs. C'est en 1839 seulement que j'ai connu M. de S�monville, un vieillard aimable et charmant, qui avait l'esprit et le cœur d'un jeune homme � quatre-vingt-deux ans, et qui s'�tant pris, � premi�re vue, d'une sympathie exalt�e pour moi, me parlait de son amour avec la timidit� et la na�vet� d'un coll�gien. On m'a dit qu'il avait �t� fort libertin; il y paraissait si peu � son langage que je croirais plut�t qu'il a d� �tre romanesque et enthousiaste. Il est mort bien peu de temps apr�s l'�poque o� je l'ai rencontr�.

Les amies que je fr�quentais le plus, c'�taient toujours les demoiselles Bazouin h. L'a�n�e �tait morte; la seconde, Aim�e, �tait assez gravement malade; Jane, la plus jeune, mon amie de pr�dilection, restait douce et s�rieuse. La mort de Ch�rie avait bris� Aim�e. Jane, la plus ch�tive, la plus d�licate des trois, trouvait des forces surnaturelles dans le d�vouement {CL 3} et soignait sa sœur avec une tendresse ang�lique. Je n'ai jamais connu une plus belle �me que celle de Jane. Elle est rest�e pour moi le type de la v�ritable sainte. Son aust�rit� volontaire ne pouvait rien ajouter � la candeur, � la puret� exquise de ses instincts. Avec ou sans pi�t�, je crois qu'elle �tait de ces rares natures � qui la pens�e du mal est inconnue, � qui le mal serait impossible. C'�tait la raison d'une personne m�re avec l'indestructible na�vet� d'un petit enfant. Un calme souverain, divin presque, avec une sensibilit� exquise, une humilit� chr�tienne qu'aidaient tout naturellement le go�t de la modestie et l'�ternel besoin de sacrifier sa personnalit� � celle d'autrui. Toute cette beaut� morale �tait dans ses grands yeux noirs, timides � l'habitude, attentifs et p�n�trants � l'occasion, profonds comme une nuit sereine, doux comme un soleil g�n�reux.

Heureux celui qui l'a �pous�e s'il a connu son bonheur!

Leur p�re �tait riche et vivait grandement, mais dans une retraite presque absolue. Je n'ai jamais compris quel homme c'�tait, et pourquoi il a mari� si tard ses filles. Il n'�pargnait rien pour leur faire une existence enchant�e. Leur int�rieur �tait splendide. Jardins, chevaux, voyages, ma�tres d'�lite dans les arts, fleurs rares, oiseaux pr�cieux, maisons de campagne superbes, tout ce qui pouvait entretenir et flatter des go�ts charmants {Lub 54} leur �tait prodigu�. Leurs moindres d�sirs �taient m�me devanc�s par de d�licates et somptueuses pr�venances. Et pourtant elles n'�taient point heureuses, du moins Aim�e languissait sous le poids d'un mal profond et d'un ennui vainement combattu par la crainte d'affliger sa sœur, et Jane, qui se f�t trouv�e heureuse partout avec des oiseaux et des fleurs, souffrait incessamment des souffrances d'Aim�e.

Elles devaient faire le voyage des Pyr�n�es au mois de juin suivant, mon mari devait me conduire chez son p�re pr�s de N�rac. Il fut convenu qu'elles passeraient par Nohant {CL 4} et que nous irions les rejoindre � Cauterets, avant d'aller � Guillery i.

Le colonel Dudevant �tait � Paris avec sa femme, que je faisais mon possible pour aimer, bien qu'elle ne f�t pas fort aimable. Le beau-p�re �tait le meilleur des hommes. Nous d�nions souvent chez eux avec Deschartres, que le vieux colonel aimait � taquiner et qu'il traitait de j�suite, tandis que Deschartres le traitait de jacobin, �pith�tes aussi peu m�rit�es d'une part que de l'autre.

{Presse 22/5/1855 1} Deschartres j s'�tait log� � la place Royale. Il avait l�, pour fort peu d'argent, un tr�s-joli appartement. Il s'�tait meubl� et paraissait jouir d'un certain bien-�tre. Il nous entretenait de petites affaires qui avaient manqu�, mais qui devaient aboutir � une grande affaire d'un succ�s infaillible. Qu'�tait-ce que cette grande affaire? Je n'y comprenais pas grand'chose; je ne pouvais prendre sur moi de pr�ter beaucoup d'attention aux lourdes expositions de mon pauvre p�dagogue. Il �tait question d'huile de navette et de colza. Deschartres �tait las de l'agriculture pratique. Il ne voulait plus semer et r�colter, il voulait acheter et vendre. Il avait nou� des relations avec des gens � id�es, comme lui, h�las! Il faisait des projets, des calculs sur le papier, et, chose �trange, lui si peu bienveillant et si obstin� � n'estimer que son propre jugement, il accordait sa confiance et pr�tait ses fonds � des inconnus.

Mon beau-p�re lui disait souvent: « Monsieur Deschartres, vous �tes un r�veur, vous vous ferez tromper. » Il levait les �paules et n'en tenait compte. k

Il aimait beaucoup Maurice, lequel �tait plantureusement g�t� par le colonel. Quant � madame Dudevant, elle ne pouvait pas souffrir les marmots, et le mien ayant {Lub 55} eu quelques malheurs sur le parquet, elle fut si r�volt�e de cette inconvenance qu'elle m'engagea � ne plus l'amener chez elle qu'atteint et convaincu d'avoir pris toutes les {CL 5} pr�cautions d�sirables. C'�tait fort difficile, Maurice n'ayant pas encore bien compris la religion du serment. Il avait dix-huit mois. l

Au m printemps de 1825 nous retourn�mes � Nohant, et trois mois s'�coul�rent sans que Deschartres me donn�t de ses nouvelles. Étonn�e de voir mes lettres sans r�ponse, et ne pouvant m'adresser � mon beau-p�re qui avait quitt� Paris, j'envoyai aux informations � la place Royale.

Le pauvre Deschartres �tait mort. Toute sa petite fortune avait �t� risqu�e et perdue dans des entreprises malheureuses. Il avait gard� un silence complet jusqu'� sa derni�re heure. Personne n'avait rien su et personne ne l'avait vu, lui, depuis assez longtemps. Il avait l�gu� son mobilier et ses effets � une blanchisseuse qui l'avait soign� avec d�vouement. Du reste, pas un mot de souvenir, pas une plainte, pas un appel, pas un adieu � personne. Il avait disparu tout entier, emportant le secret de son ambition d��ue ou de sa confiance trahie; calme probablement, car, en tout ce qui touchait � lui seul, dans les souffrances physiques comme dans les revers de fortune, c'�tait un v�ritable sto�cien.

Cette mort m'affecta plus que je ne voulus le dire. Si j'avais �prouv� d'abord une sorte de soulagement involontaire � �tre d�livr�e de son dogmatisme fatigant, j'avais d�j� bien senti qu'avec lui j'avais perdu la pr�sence d'un cœur d�vou� et le commerce d'un esprit remarquable � beaucoup d'�gards. Mon fr�re, qui l'avait ha� comme un tyran, plaignit sa fin, mais ne le regretta pas. Ma m�re ne lui faisait pas gr�ce au del� de la tombe, et elle �crivait: « Enfin Deschartres n'est plus de ce monde! » Beaucoup des personnes qui l'avaient connu ne lui firent pas la part bien belle dans leurs souvenirs. Tout ce que l'on pouvait accorder � un �tre si peu sociable, c'�tait de {CL 6} le reconna�tre honn�te homme. Enfin, � l'exception de deux ou trois paysans dont il avait sauv� la vie et refus� l'argent selon sa coutume, il n'y eut gu�re que moi au monde qui pleurai le grand homme, et encore dus-je m'en cacher pour n'�tre pas raill�e et pour ne pas blesser ceux qu'il avait trop cruellement bless�s. Mais, {Lub 56} en fait, il emportait avec lui dans le n�ant des choses finies toute une notable portion de ma vie, tous mes souvenirs d'enfance, agr�ables et tristes, tout le stimulant, tant�t f�cheux, tant�t bienfaisant, de mon d�veloppement intellectuel. Je sentis que j'�tais un peu plus orpheline qu'auparavant. Pauvre Deschartres! Il avait contrari� sa nature et sa destin�e en cessant de vivre pour l'amiti�. Il s'�tait cru �go�ste, il s'�tait tromp�: il �tait incapable de vivre pour lui-m�me et par lui-m�me.

L'id�e me vint qu'il avait fini par le suicide. Je ne pus avoir sur ses derniers moments aucun d�tail pr�cis. Il avait �t� malade pendant quelques semaines, malade de chagrin probablement; mais je ne pouvais croire qu'une organisation si robuste p�t �tre si vite bris�e par l'appr�hension de la mis�re. D'ailleurs il avait d� recevoir une derni�re lettre de moi, o� je l'invitais encore � venir � Nohant. Avec son esprit entreprenant et sa croyance aux ressources in�puisables de son g�nie, n'e�t-il pas repris espoir et confiance, s'il se f�t laiss� le temps de la r�flexion? N'avait-il pas plut�t c�d� � une heure de d�couragement, en pr�cipitant la catastrophe par quelque rem�de �nergique, propre � emporter le mal et le chagrin avec la vie? Il m'avait tant chapitr�e sur ce sujet, que je n'eusse gu�re cru � une funeste incons�quence de sa part, si je ne me fusse rappel� que mon pauvre pr�cepteur �tait l'incons�quence personnifi�e. En d'autres moments, il m'avait dit: « Le jour o� votre p�re est mort, j'ai �t� bien pr�s de me br�ler la cervelle. » Une autre fois je l'avais {CL 7} entendu dire � quelqu'un: « Si je me sentais infirme et incurable, je ne voudrais �tre � charge � personne. Je ne dirais rien, et je m'administrerais une dose d'opium pour avoir plus t�t fini. » Enfin, il avait coutume de parler de la mort avec le m�pris des anciens et d'approuver les sages qui s'�taient volontairement soustraits par le suicide � la tyrannie des choses ext�rieures. n

Il est temps que je parle de mon fr�re, qui d�j� m'avait caus� d'assez vifs chagrins, et qui vivait tant�t chez moi, tant�t � La Ch�tre, tant�t � Paris.

Il s'�tait mari�, peu de temps apr�s moi, avec mademoiselle Émilie de Villeneuve, une personne excellente et riche relativement, qui poss�dait une maison � Paris, et devait h�riter bient�t d'une terre voisine de la n�tre. Il ne g�rait pas tr�s-bien d�s lors sa petite fortune. Tour {Lub 57} � tour occup� de ses int�r�ts mat�riels avec une inqui�tude fi�vreuse, et absorb� par la malheureuse passion du vin du cru, si r�pandue chez les campagnards berrichons, que s'en abstenir � un certain �ge est presque un fait exceptionnel, il diminua plus qu'il n'augmenta le bien-�tre de sa famille et se vit souvent tourment� de dettes dont il noyait le souci dans l'ivresse.

Cette absurde et funeste infirmit�, car je ne puis consid�rer l'ivrognerie que comme une maladie lente et obstin�e, fut le tombeau d'une des plus charmantes intelligences, d'un des meilleurs cœurs et d'un des plus aimables caract�res que j'aie jamais rencontr�s. Mon fr�re avait beaucoup de l'esprit et de l'�me de notre p�re, comme il avait beaucoup de son air et de sa tournure dans sa jeunesse. Mais, d�s l'�ge de trente ans, l'�paississement moral et physique effa�a cette ressemblance, et il entra avec acharnement dans un syst�me de suicide o� son caract�re se d�natura, o� ses facult�s s'�teignirent, o� son cœur m�me s'aigrit et o� son corps surv�cut de quelques ann�es � son �me.

{CL 8} De l� des souffrances et des malheurs r�els autour de lui; mais, h�las, dans ce r�sum� de haute �quit�, que les morts ne nous permettent pas seulement, mais qu'ils nous commandent de faire de leur vie, je sens combien ses torts furent involontaires, et combien l'�tre moral qui est aujourd'hui d�livr� d'un fatal abrutissement, �tait nativement inoffensif, intelligent et bon. Un commerce �gal et sens� lui �tait devenu impossible dans les derni�res ann�es de sa vie; mais, en rassemblant, dans cette vie morcel�e par l'ali�nation p�riodique de l'ivresse, toutes les heures de lucidit� o� il fut lui-m�me, on pourrait encore reconstruire une vie pr�cieuse et des souvenirs b�nis.

Cette fureur de sauvage � l'endroit du vin et des liqueurs fortes vint jeter une grosse pierre au milieu de mon repos domestique. D'autres en furent atteints autour de moi. D'autres qui en sont morts aussi, d'autres qui s'en sont corrig�s, je ne dirai pas � temps pour le bonheur de leur famille, mais pour la conservation de leur existence.

Mon fr�re et sa femme avaient une jolie petite fille � peu pr�s de l'�ge de Maurice. Ils me l'amenaient souvent et me la laissaient m�me quelquefois des saisons {Lub 58} enti�res pour qu'elle se fortifi�t � la campagne, quand l'exploitation de la maison de Paris les for�ait � s'�loigner un peu longtemps. L�ontine fut donc �lev�e en bonne partie avec Maurice, sous mes yeux.

Hippolyte �tait aupr�s de nous, je m'en souviens, quand M. Bazouin vint avec ses filles et un vieux magistrat fort aimable, de ses amis, M. Gaillard. Nous f�mes tous ensemble des promenades en voiture. Aim�e monta ma laide et g�n�reuse Colette, escort�e par mon fr�re, qui s'abstint de boire pendant quelques jours.

Le 30 juin, nos domestiques et nos ouvriers f�t�rent l'anniversaire de Maurice. On me l'apporta dans une ch�sse de fleurs, mont�e par le menuisier du village, d�cor�e par le {CL 9} jardinier, et assez semblable � celle o� l'on prom�ne des reliques ou des figures de saint � la procession de la F�te-Dieu. On pla�a l'enfant et la ch�sse au milieu de la table, on tira force coups de pistolet, et on dansa la bourr�e.

Le 5 juillet suivant, c'�tait aussi mon anniversaire. J'avais vingt et un ans. Ce jour-l� nous part�mes pour le Midi. J'ai conserv� une relation en forme de journal que j'�crivis � cette �poque et qui sert d'itin�raire � mes souvenirs. Il s'y trouve quelques pages qui peignent ma situation morale que je vais rapporter. J'�tais assez m�contente de la vie, comme on le verra. En outre, j'�tais malade, moins pourtant que je ne le paraissais. J'avais une toux opini�tre, des battements de cœur fr�quents et quelques sympt�mes de phthisie. Mais j'ai �t� souvent reprise de ce mal, qui s'est toujours dissip� de lui-m�me, et que j'ai d� attribuer � un �tat nerveux. À l'�poque o� j'en suis de mon r�cit, je ne me croyais pas nerveuse, je me croyais phthisique.

5 juillet 1825.

VOYAGE AUX PYRÉNÉES

Dans dix minutes, j'aurai quitt� Nohant. Je n'y laisse rien qui puisse m'inspirer de v�ritables regrets, si ce n'est mon fr�re. Mais que cette vieille amiti� d'autrefois s'est donc refroidie! Il rit, il est gai, � l'heure de mon {Lub 59} d�part, lui! Allons, adieu, Nohant, je ne te reverrai peut-�tre plus.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

CHALUS

Mes domestiques pleuraient. Je n'ai pas pu y tenir: j'ai fait comme eux. J'ai lu en voiture quelques pages d'Ossian. {CL 10} Le soleil m'a plant�e l�, au beau milieu de mes ombres et de mes �toiles errantes, j'ai pris le parti de r�fl�chir, et ce n'est pas une petite affaire pour moi, qui voudrais pouvoir vivre sans penser � rien. J'ai pris de belles r�solutions pour le voyage: ne pas m'inqui�ter du moindre cri de Maurice, ne pas m'impatienter de la longueur du chemin, ne pas me chagriner des moments d'humeur de mon ami.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

PÉRIGUEUX

J'ai parcouru des pays charmants; j'ai vu de beaux chevaux. Cette ville-ci me para�t agr�able, mais je suis triste � la mort. J'ai beaucoup pleur� en marchant; mais � quoi sert de pleurer? Il faut s'habituer � avoir la mort dans l'�me et le visage riant.

TARBES

Un beau ciel, des eaux vives, des constructions bizarres faites d'�normes galets apport�s par le gave, des costumes vari�s, un rendez-vous forain, des types anim�s de tout ce c�t� sud de la France. C'est tr�s-joli, Tarbes; mais mon mari est toujours de bien mauvaise humeur. Il s'ennuie en voyage, il voudrait �tre arriv�. Je comprends �a; mais ce n'est pas ma faute si le voyage est de deux cents lieues. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Peu � peu cet amphith��tre de montagnes blanches se rapproche et se colore. Malgr� l'excessive chaleur, je suis mont�e sur le si�ge de la voiture avec mon mari pour mieux voir le pays. Enfin nous sommes entr�s dans les Pyr�n�es. La surprise et l'admiration m'ont saisie jusqu'� l'�touffement. J'ai toujours r�v� les hautes montagnes. {CL 11; Lub 60} J'avais gard� de celles-ci un souvenir confus qui se r�veille et se compl�te � pr�sent; mais ni le souvenir ni l'imagination ne m'avaient pr�par�e � l'�motion que j'�prouve. Je ne me figurais pas la hauteur de ces masses qui touchent les nuages et la vari�t� des adorables d�tails qu'elles pr�sentent. Les unes sont fertiles et cultiv�es jusqu'� leur sommet; les autres sont d�pourvues de v�g�tation, mais h�riss�es de rocs formidables en d�sordre comme au lendemain d'un cataclysme universel.

La route suit le gave en remontant son cours jusqu'� Cauterets. C'est en quittant Pierrefitte, c'est en gravissant une montagne inou�e de rapidit� pour des chevaux attel�s, c'est en entendant mugir le torrent dans toute sa fureur, que l'�me se resserre et qu'un sentiment d'effroi insurmontable vient glacer le cœur. L�, le jour devient bleu�tre, de noires montagnes de marbre et d'ardoise o� se tra�nent une sombre bruy�re et des arbres nains resserrent le ciel. La route serpente aux flancs d'une gorge, aux parois d'un ab�me. Les blocs se penchent et surplombent. Le pr�cipice se creuse, le gave s'enfonce et gronde, tant�t compl�tement disparu sous une masse de sauvage et splendide v�g�tation, tant�t �cumeux, blanc comme la neige dans les murailles arides qui le pressent, ou parmi les rochers qui l'encombrent. Ailleurs, il se rapproche, il s'apaise, il devient limpide et bleu comme le ciel. Des tilleuls � petites feuilles, couverts de fleurs, croissent sur ses rives et apportent aux voyageurs leurs t�tes parfum�es au niveau du chemin.

Tout cela m'a paru horrible et d�licieux en m�me temps. J'avais peur, une peur inou�e et sans cause, une peur de vertige et qui n'�tait pas sans charme. J'�tais ivre et j'avais envie de crier. Notre domestique Vincent, dont j'avais pris la place sur le si�ge, et qui �tait dans la voiture avec Maurice et Fanchon, passait la t�te � la porti�re et disait {CL 12} de temps en temps: « C'est bien gentil; c'est, ma foi, tr�s-gentil. »

Enfin j'aper�us Jane et Aim�e � une crois�e. Un instant apr�s nous nous embrassions follement. Il y a une chambre pour nous � c�t� de la leur.
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Les appartements sont d'une simplicit� primitive et d'une chert� exorbitante. La petite ville ou plut�t le hameau est tout b�ti en marbre brut. Les ruisseaux sont {Lub 61} de cristal; tout est propre, r�par� � chaque d�gel, et tout est plein de beau monde assez laid. C'est un vaste h�tel garni.

Ce matin, � peine �veill�e, j'ai couru � la fen�tre. Bon! Nous voil� en pays de plaine. O� sont donc les montagnes d'hier soir? O� se cachent donc les cataractes dont j'entends le vacarme? Le brouillard �tait descendu si blanc et si �pais que l'on ne voyait pas m�me le pied des Pyr�n�es. Il s'�leva peu � peu, mais par d�chirures singuli�res. Ce n'�tait pas, comme dans nos pays plats, un rideau l�ger qui se roule tout doucement sur lui-m�me. C'�tait un voile opaque qui se fendait par �troites zones, ou qui se trouait par petites br�ches. Cauterets est b�ti dans un entonnoir dont les cimes placent l'horizon non pas sous les yeux, mais au-dessus de la t�te. À travers ces d�chirures du brouillard, je vis avec �tonnement un petit coin de paysage, un chalet, un arbre, un troupeau, une courte prairie, plac�s verticalement comme un tableau suspendu � rien, comme un r�ve jet� dans l'espace. La brume, qui se d�pla�ait, l'enveloppa bien vite et mit � d�couvert un autre paysage, un sentier, une roche, un massif. Cela �tait incompr�hensible � la vue. Enfin tout s'�claircit, tout s'�claira. Ce que j'avais pris pour le ciel �tait la nu�e, ce qui me paraissait l'espace �tait la densit�.
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{CL 13} Monsieur *** chasse avec passion. Il tue des chamois et des aigles. Il se l�ve � deux heures du matin et rentre � la nuit. Sa femme s'en plaint. Il n'a pas l'air de pr�voir qu'un temps peut venir o� elle s'en r�jouira.

CAUTERETS o

Dans le r�ve qu'il est permis de faire d'un amour parfait, l'�poux ne se cr�erait pas volontiers la n�cessit� continuelle de l'absence. Quand des devoirs in�vitables, des occupations s�rieuses la lui auraient impos�e, la tendresse qu'il �prouverait et qu'il inspirerait au retour serait d'autant plus vive et mieux fond�e. Il me semble que l'absence subie � regret doit �tre un stimulant pour l'affection, mais que l'absence cherch�e passionn�ment par l'un des deux est une grande le�on de philosophie et de modestie pour l'autre. Belle le�on sans doute, mais bien refroidissante!

{Lub 62} Le mariage est beau pour les amants et utile pour les saints.

En dehors des saints et des amants, il y a une foule d'esprits ordinaires et de cœurs paisibles qui ne connaissent pas l'amour et qui ne peuvent atteindre � la saintet�.

Le mariage est le but supr�me de l'amour. Quand l'amour n'y est plus ou n'y est pas, reste le sacrifice. — Tr�s-bien pour qui comprend le sacrifice. Cela suppose une dose de cœur et un degr� d'intelligence qui ne courent pas les rues.

Il y a au sacrifice des compensations que l'esprit vulgaire peut appr�cier. L'approbation du monde, la douceur routini�re de l'usage, une petite d�votion tranquille et sens�e qui ne tient pas � s'exalter, ou bien de l'argent, c'est-�-dire des jouets, des chiffons, du luxe: que sais-je? mille petites choses qui font oublier qu'on est priv� de bonheur. {CL 14} Alors tout est bien apparemment, puisque le grand nombre est vulgaire; c'est une inf�riorit� de jugement et de bon sens que de ne pas se contenter des go�ts du vulgaire.

Il n'y a peut-�tre pas de milieu entre la puissance des grandes �mes qui fait la saintet�, et le commode h�b�tement des petits esprits qui fait l'insensibilit�.

— Si fait, il y a un milieu: c'est le d�sespoir.
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Mais il y a aussi l'enfantillage, bonne et douce chose � conserver, quoi qu'on en dise! Courir, monter � cheval, rire d'un rien, ne pas se soucier de la sant� et de la vie! Aim�e me gronde beaucoup. Elle ne comprend pas qu'on s'�tourdisse et qu'on ait besoin d'oublier. « Oublier quoi? me dit-elle. — Que sais-je? Oublier tout, oublier surtout qu'on existe. »
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Voil� Maurice malade, et je le redeviens. Je ne vis plus du tout, ou plut�t je vis trop. Je ne peux plus me distraire.
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Maurice est gu�ri. Je redeviens folle. Mon mari arrange la partie d'aller � Gavarnie avec la famille Leroy. J'ai envie d'en �tre, et puis non, et puis oui.
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Ma foi, oui. Il y a de l'humeur ici. Je me prends de grande amiti� pour Zo�, quoique Aim�e p veuille m'en {Lub 63} d�tourner. Elle pr�tend que Zo� est trop gaie; elle ne voit pas clair. Zo� est gaie... comme moi. Aim�e veut que je m'amuse dans la soci�t� de madame ***, dont elle s'est mise � raffoler et qui n'est pour moi qu'une chipie. On veut que je chante ce soir: Ebben, per mia memoria.Ebbene, �a m'ennuie de chanter. Est-ce que je sais chanter, moi? Est-ce que je suis venue � Cauterets pour aller en soir�e et retrouver {CL 15} Paris dans ce pays d'aigles et de chamois? Non. Je m'en vas voir des neiges, des torrents, des ours, s'il pla�t � Dieu. Il y en avait un l'autre jour � une lieue d'ici, � cent pas du chemin. Il nous regardait passer d'un air bien m�prisant.
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Je suis partie assez triste; Aim�e m'a dit des choses dures. Une madame ***, qui dit � tout le monde qu'elle vient aux eaux dans l'espoir de faire un enfant, ce qui ne me para�t pas bien chaste � faire savoir, lui a dit que j'avais tort de faire des courses sans mon mari. Je ne vois pas que cela soit, puisqu'il prend les devants et que je vas o� il veut aller.

Je vois que je ne suis pas sympathique aux personnes qui plaisent � Aim�e. Je dois dire que c'est r�ciproque. Il ne faut pas se disputer l�-dessus; il faut se distraire de ces petites tracasseries et ne pas entrer dans une vie de petites jalousies et de petits propos. Jane est toujours un ange. Sa sœur aussi, apr�s tout. Un peu de divergence dans les points de vue sur le monde. Ça passera, comme dit ma tante.

Ma tante!..... Je pense � toi. Comme tu es bonne, toi! comme tu es gaie! comme tu es dr�le quand tu dis: « Tout �a, tout �a... il n'y a pas de quoi fouetter un chat! » Tu dis cela � propos de tout. Ah! Si tu pouvais avoir raison!
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De Cauterets � Luz, c'est encore plus beau que tout le reste. M�me genre de beaut� que de Pierrefitte � Cauterets, mais plus sombre, plus d�chir�, plus effrayant encore. Le gouffre du pont d'Enfer donne envie de se jeter dedans. C'est un torrent �pouvantable qui, en se pr�cipitant, se roule sur lui-m�me avec une gaiet� folle.
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{Lub 64} LUZ

{CL 16} Nous avons vu, par les fen�tres ouvertes du rez-de-chauss�e, le bal de Saint-Sauveur. C'est aussi b�te que celui de Cauterets, bien qu'un peu plus d�cor�. Toujours la sauvage musique � base de tympanon. Cela serait peut-�tre tr�s-caract�ristique avec les airs du pays, mais personne ne s'en soucie. Ces bons m�n�triers jouent des contredanses � faire grincer les dents. Les belles dames et les beaux messieurs font toilette et figurent, en se parlant de leurs maux d'entrailles et de leurs rhumatismes.
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Je n'avais rien vu, en v�rit�. De Luz � Gavarnie, c'est le chaos primitif, c'est l'enfer. Le torrent, c'est le rauco suon della tartarea tromba. La grotte du jardin de G�dres, c'est la grotte d'Apollon � Versailles faite par la nature et dans des proportions cyclop�ennes. Seulement il n'y a pas d'Apollon, et c'est bien mieux. Le Marbor�e, c'est quelque chose d'indescriptible. Une muraille de glaces, de neiges, de rochers incommensurables entourant un cirque o� l'on est mouill� par la chute de cascades de douze cents pieds q perpendiculaires. Des ponts de neige sur lesquels passent des caravanes de p�tres et de troupeaux! Que sais-je? On ne voit pas bien, on ne peut pas regarder assez. Il y a trop d'�tonnement. On ne pense pas m�me au danger. Mon mari est des plus intr�pides. Il va partout et je le suis. Il se retourne et il me gronde. Il dit que je me singularise. Je veux �tre pendue si j'y songe. Je me retourne, et je vois Zo� qui me suit. Je lui dis qu'elle se singularise. Mon mari se f�che parce que Zo� rit. Mais la pluie des cataractes est un grand calmant, et on s'y d�f�che vite.

Les uns ont peur, les autres ont froid. Un monsieur qui est dans le commerce compare la vall�e coup�e par petits {CL 17} enclos cultiv�s � une carte d'�chantillons. Une tr�s-jolie Bordelaise, tr�s-�l�gante, s'�crie tout � coup avec une voix fl�t�e et un accent renforc�: Oh! La tripe me jappe! Ça signifie qu'elle a faim. Son mari, au contraire, se plaint de la colique et de ses cons�quences. Mademoiselle *** se trouve mal dans sa chaise � porteurs. Ses porteurs, qui ont fait sept lieues au pas de course, ne se trouvent pas mieux, bien qu'ils n'aient pas fait la sottise {Lub 65} de se mettre en route avec trois grands verres de cette tra�treuse source purgative dans l'estomac. Cette singuli�re cumulation de r�gime, les eaux et la promenade, font de toutes les parties de plaisir une ambulance.

Je reste � soigner mademoiselle ***, qui est belle et aimable, ce qui me prive de me singulariser jusqu'� admirer le Marbor�e � mon aise. Zo� me dit en soupirant: « C'est affreux de ne pas �tre seules ou avec des gens intelligents ou bien portants tout au moins. On se tue pour venir voir une chose inou�e de magnificence, une chose unique dans l'univers, et il faut tenir la t�te � l'une, rassurer l'autre, �couter les b�tises de tous! »

Le pire, c'est qu'� peine arriv� il faut partir. Il n'y a pas de g�te, il faut refaire sept lieues sur une corniche de deux ou trois pieds de large, o� les chevaux ne plaisantent pas avec la nuit. Et puis, d�s que le soleil baisse, un froid mortel vous chasse. Les dents claquent dans la bouche d�s que l'on n'est plus tremp� de sueur par la fatigue de la course.. . . . . . . . . . . . . . .

Moi, je voulais retourner � Cauterets le soir m�me. Je ne trouve pas Maurice assez gu�ri pour le laisser deux nuits de suite avec sa bonne et Vincent. J'avais lou� le matin un cheval de rechange � Luz, un cheval affreux, mais excellent. Nous partons devant, Zo� et moi. Nous laissons vite les guides et la caravane derri�re nous. Nous franchissons au galop les passages les plus fantastiques. {CL 18} Zo� est insens�e de courage. Cela me grise; me voil� � son niveau. Nous arrivons � l'endroit appel� le Chaos une demi-heure avant tout le monde. Nous pouvons nous arr�ter et contempler. « Mon dieu, dit Zo�, nous voil� seules, quel bonheur! Singularisons-nous tout � notre aise. Regardons et admirons. »

Zo� s'exalte. Il y a bien de quoi. J'aime cette nature enthousiaste, cet esprit g�n�reux, ce cœur intelligent. Nous repartons au galop en entendant arriver la caravane, et nous ne nous ralentissons que quand nous sommes � port�e de reprendre la conversation en libert�. De quoi parlons-nous? Ah! Que de belles th�ories en pure perte! L'amour, le mariage, la religion, l'amiti�, que sais-je? Elle conclut ainsi: « Nous avons un peu plus d'intelligence et de r�flexion que beaucoup d'autres qui ne pensent � rien, et c'est tant pis pour nous! »

J'ai dit bonsoir � Saint-Sauveur et adieu � l'excellent {Lub 66} cheval qui ne m'a point cass� le cou, bien que j'y aie fait mon possible. J'ai repris mon autre monture et je suis rentr�e � Cauterets � la nuit, apr�s avoir fait trente-six lieues � cheval. Je ne m'en porte pas plus mal, d'autant plus que j'ai trouv� Maurice dormant comme un ange, et les petites querelles oubli�es. Pourtant Aim�e me boude un peu � l'occasion. Elle tient pour le grand monde. Elle n'en est pourtant pas, et moi je n'en suis plus, Dieu merci!
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On se rend des visites. C'est absurde, puisqu'on ne se reverra pas, et c'est ennuyeux. Nous avons re�u celle de la princesse de Cond�, veuve du duc d'Enghien. Elle n'est ni jeune, ni belle, et n'a point l'air distingu�. Un grand air de bonhomie protectrice que les badauds prennent pour de la bienveillance et dont ils sont tr�s-fiers. Il n'y a pas de quoi.

{CL 19} Le g�n�ral Foy est ici. Il est bien malade. Je l'ai rencontr� seul, tr�s-p�le, une douce figure, triste, abattue. Il mourra, dit-on.

Madame de Rumfort, veuve d'un savant connu des imb�ciles comme moi par ses soupes et ses chemin�es, vient d'arriver avec une jeune ni�ce fort jolie.

Un autre savant, Magendie, vient d'explorer le passage des montagnes par le tour Mallet. Il a manqu� p�rir de froid en route. Ses porteurs se sont d�moralis�s et ont failli l'abandonner au milieu des glaces.

Nous vivons d'ours et de chamois, mais nous n'en voyons gu�re. Pourtant, l'autre jour, en allant au lac de Gaube, nous avons vu un isard et un essai de chasse. L'isard s'est moqu� des chasseurs.

CAUTERETS
(Suite du journal)

Le pont d'Espagne, la chute de Cerisey r, le lac de Gaube, le glacier de Vignemale, quelles admirables choses! Mais on voit tout cela trop vite. Il faudrait pouvoir vivre un mois dans chaque site, et y vivre � sa guise et avec les amis de son choix. Tout cela est si beau, si attachant, si bouleversant, qu'on n'est que fou et comme ivre � la premi�re vue. Et puis, vite, vite, il faut passer {Lub 67} outre, parce qu'il faut arriver. Et � peine arriv�, il faut partir encore, parce qu'il faut rentrer. Je ne sais o� donner de la t�te. Je suis toujours press�e, pour mon compte aussi, de retrouver mon marmot, et je reste toujours sur ma soif devant les merveilles de la nature.

S'en lasserait-on, si on les avait � discr�tion? Non, ce n'est pas possible, � moins que cet air vif et cette excitation de l'esprit ne fussent mortels � nous autres gens de la plaine. Je ne sais pas, mais quant � moi, jusqu'ici, {CL 20} plus je me fatigue, plus j'ai envie de recommencer. Le mouvement m'a saisie comme une fi�vre. Je tousse et j'�touffe � chaque instant, mais je ne sais pas si je souffre. Oui, au fait, je souffre, je m'en aper�ois quand je suis seule. L'autre jour, je me promenais dans des rochers, derri�re le jardin Labatte. J'ai �t� prise de crampes d'estomac si abominables, que j'ai �t� oblig�e de me coucher sur l'herbe. Une bonne femme qui allait au lavoir m'avait vue entrer dans ces rochers; elle m'a suivie pour me dire qu'il y avait des serpents et qu'il y avait danger � rester l�. Ça m'�tait �gal, tant je souffrais et me sentais bris�e; mais j'ai fait un effort pour m'en aller, afin de ne pas tourmenter cette femme, qui avait l'air compatissant. Je l'ai suivie au lavoir et l'ai regard�e battre et tordre son linge. Elle se faisait � peu pr�s entendre en fran�ais et se trouvait bien malheureuse d'habiter ce beau pays o� je voudrais passer ma vie, mais dont elle ne voit que les horreurs et les rigueurs. Tous ces montagnards parlent de l'hiver avec �pouvante. Leur �t� est si court qu'ils n'ont pas le temps de le prendre en amiti�.

Mes amies Bazouin ne s'amusent point ici. Elles se sont constitu�es baigneuses et buveuses d'eau, � la lettre. Je ne sais pas quelle est la maladie d'Aim�e s. Elle est certainement malade, mais il ne me semble pas qu'elle le soit moiti� autant que moi, et je me figure que si elle ne buvait rien du tout et se fatiguait � la promenade, elle reprendrait ses forces. Mais son p�re est vieux et lourd, et elles sont ici prisonni�res, ne jouissant de rien, ne voyant rien, faisant de petites promenades de sant� qui entretiennent parfaitement la maladie, et s'imaginant que je me tue parce que je ne veux pas me laisser tuer par les m�decins. Celui d'ici est furieux contre moi parce que je ne l'�coute pas.

{CL 21; Lub 68} } J'�crivis beaucoup sur les Pyr�n�es durant et apr�s ce voyage. Mes premi�res notes jet�es sur un agenda de poche, et d'o� je viens d'extraire ces lignes, sont r�dig�es avec assez de spontan�it�, comme l'on voit. Mais il m'arriva apr�s coup ce qui doit �tre arriv� � beaucoup d'�crivains en herbe. M�contente du laisser-aller de ma premi�re forme, je r�digeai sur des cahiers un voyage que je relis en ce moment et qui se trouve tr�s-lourd et tr�s-pr�tentieux de style. Et pourtant ce pr�tentieux fut na�vement cherch�, je m'en souviens. À mesure que je m'�loignais des Pyr�n�es, j'avais peur de laisser �chapper les vives impressions que j'y avais re�ues, et je cherchais des mots et des phrases pour les fixer, sans en trouver qui fussent � la hauteur de mon sujet. Mon admiration r�trospective n'avait plus de limites, et j'�tais emphatique consciencieusement.

Au reste, je sentis bien que je n'�tais pas capable de me contenter moi-m�me par mes �crits, car je ne compl�tai rien et ne pris pas encore le go�t d'�crire.

Ce journal me retrace une circonstance que j'avais presque oubli�e, c'est qu'il y eut un peu de dissidence entre l'a�n�e des demoiselles Bazouin et moi � propos du choix de nos relations, qui se trouva diff�rer autant que nos habitudes de r�gime. Aim�e �tait une personne accomplie et d'une distinction exquise. Elle aimait tout ce qui est �l�gant et orn� d'une fa�on quelconque dans la soci�t�: les noms, les mani�res, les talents, les titres. Moi, �cervel�e, (car je l'�tais � coup s�r), je traitais tout cela de vanit� en moi-m�me, et j'allais chercher l'intimit� et la simplicit� avec la po�sie. Gr�ce � Dieu, je les trouvai dans Zo�, qui �tait r�ellement une personne de m�rite, et, en outre, une femme d'un cœur aussi avide d'affection que le mien. Elle �tait aussi romanesque qu'Aim�e �tait positive, aussi expansive que Jane �tait r�veuse et r�serv�e. J'aimais ces diverses natures, qui malheureusement ne sympathisaient pas entre elles.

{CL 22} Ce en quoi j'eus bien raison, ce fut de ne vouloir pas me soumettre au traitement des eaux. Quand je me vis, apr�s une douche �crasante, envelopp�e de couvertures comme une momie, emball�e dans une chaise � porteurs et ramen�e dans ma chambre avec injonction de me coucher pendant le reste de la matin�e, je crus que j'allais devenir folle et j'entrai en r�volte ouverte. À ce m�tier-l�, {Lub 69} avec les visites � recevoir et � rendre, je n'aurais pas vu mon enfant de la journ�e et je n'aurais pas aper�u les Pyr�n�es. Je me h�tai de supprimer le traitement et de ne fr�quenter que les personnes avec qui je me plaisais. Zo� et sa famille demeuraient pr�cis�ment dans la maison en face de la n�tre. La rue n'�tait pas large. Nous pouvions causer par la fen�tre et aller et venir dix fois par jour les unes chez les autres.

Nous quitt�mes Cauterets � la fin d'ao�t, je crois, chass�s d�j� par les brouillards qui s'�paississaient et refroidissaient l'atmosph�re. Les baigneurs s'en allaient, quelques promeneurs attard�s se d�pitaient comme moi de voir la nature s'obscurcir et se voiler au moment o� la solitude leur permettait de la savourer. Je dis la solitude relativement aux gens du monde, car, � ce moment, il se faisait au contraire, un grand mouvement chez les indig�nes. Toute la population des pasteurs de troupeaux descendait les cimes o� elle avait parqu� les trois mois de la belle saison avec le b�tail, et retournait � la plaine. C'�tait un passage continuel d'hommes et d'animaux quasi sauvages, et c'�tait vraiment un beau spectacle que cette migration t. Les robustes bergers, bronz�s par le soleil et plus semblables � des Arabes qu'� des Fran�ais, marchaient par groupes dans leur pittoresque costume, accompagn�s de petits chevaux ou de mulets portant leur mobilier, c'est-�-dire quelques couvertures, des cordes, des cha�nes, et ces grands vases de cuivre �blouissants o� ils re�oivent et travaillent le laitage. Derri�re eux suivaient leurs troupeaux r�unis, vaches, moutons, {CL 23} ch�vres, veaux et poulains. Bon nombre, n�s dans la saison sur la montagne, n'avaient encore jamais vu d'autres hommes que leurs gardiens, et, saisis d'une indicible terreur en traversant les hameaux, ils s'engouffraient, suants et d�sesp�r�s, dans les rues �troites, et il ne faisait pas bon se trouver sur leur passage. Sur les flancs de ces caravanes couraient ces grands chiens des Pyr�n�es, les types primitifs dit-on, de la race canine, animaux superbes qui, � la mani�re des taureaux de race pure, ont la t�te, l'encolure et les �paules disproportionn�es en raison du train de derri�re, qui semble �vid� pour la course. La voix de ces molosses est une basse-taille profonde, et, dans la nuit, quand ils passaient sous ma fen�tre, il y avait quelque chose d'�trange et de farouche dans leur {Lub 70} aboiement sonore et dans le bruit lourd et pr�cipit� des pieds des troupeaux sur le granit.

La vie des p�tres sur la montagne se pr�sentait � mon imagination comme un r�ve divin, et je me rappelais ce que Deschartres m'avait expliqu�: O fortunatos!... c'est-�-dire: « Ô heureux les habitants des campagnes, s'ils connaissaient leur bonheur! »

Vivre ainsi dans la solitude des monts sublimes, dans la plus belle saison de l'ann�e, au-dessus, moralement et r�ellement, de la r�gion des orages; �tre seul ou avec quelques amis de m�me nature que soi, en pr�sence de Dieu; �tre assez aux prises avec la vie physique, avec les loups et les ours, avec les p�rils de l'isolement et les fureurs de la temp�te, pour se sentir, en tant qu'animal soi-m�me, ing�nieux, agile, courageux et fort; avoir � soi les longues heures du recueillement, la contemplation du ciel �toil�, les bruits magiques du d�sert, enfin la possession de ce qu'il y a de plus beau dans la cr�ation unie � la possession de soi-m�me, voil� l'id�al qui succ�da, dans ma jeune t�te, � celui de la vie monastique et qui la remplit pendant de longues ann�es.

{CL 24} Je me rappelais Isabella Clifford, mon amie de couvent, me racontant la Suisse et son r�ve d'�tre berg�re dans un beau chalet de l'Oberland. Moi, j'aurais voulu devenir berger, avoir la poitrine large et les fortes jambes de ces esp�ces de sauvages que je voyais passer, graves, pensifs et comme d�shabitu�s de voir et d'entendre les autres hommes. J'aurais voulu pouvoir mettre sur un mulet mon enfant, ma couverture, quelques livres, c'est-�-dire tout mon bonheur, tout mon bien-�tre, toute ma fortune, et m'en aller passer trois mois chaque ann�e dans une Th�ba�de po�tique.

Mais j'aurais voulu emporter l� mon cœur et ma pens�e. Ces bergers, dont plusieurs �taient des esp�ces de vieux pr�tres, �tudiant leurs missels et chantant ensemble leurs vieux cantiques, avaient certainement � mes yeux, et dans la r�alit� peut-�tre, de la grandeur et de la po�sie. Mais ils ne sentaient que vaguement les myst�rieuses d�lices de leur existence, et les livres saints �taient pour eux, disaient-ils, un pr�servatif contre l'effroi et l'ennui de l'exil au d�sert. Pour moi, les pens�es bibliques eussent �t�, au contraire, le compl�ment de cette vie contemplative, et il me semblait que ma pri�re e�t �t� {Lub 71} l�, non pas une tremblante supplication, mais un hymme perp�tuel.

Ces pens�es me sont bien pr�sentes, car, outre que j'en retrouve la trace dans tous mes souvenirs, ce que j'en dis est le r�sum� des longues et na�ves tartines de mon journal.

Nous voul�mes voir Bagn�res-de-Bigorre avant de quitter les montagnes. En sortant des gorges et des cr�tes m�dianes de la cha�ne pyr�n�enne, nous trouv�mes l'�t� br�lant des c�tes et des larges vall�es. La chaleur �tait insupportable � Bagn�res, et la nature, belle encore, n'avait plus ce prestige de grandeur et d'�tranget� qui m'avait saisie. Et puis c'�tait une ville de plaisir, beaucoup d'Anglais, des demeures opulentes, des exhibitions de chevaux et d'attelages {CL 25} de luxe, des f�tes, des spectacles, du monde et du bruit. Ce n'�tait plus l� mon fait. Nous n'y pass�mes que peu de jours, bien que Maurice s'accommod�t fort de ce beau soleil et de tous ces dadas splendidement �quip�s.

Avant de prendre le chemin de N�rac, et nous retardions le plus possible, � cause de la chaleur encore plus intense que nous devions y retrouver et dont je craignais que l'enfant ne souffr�t en route, nous f�mes une excursion tr�s-int�ressante, mon mari et moi, avec un de ceux de nos amis de Cauterets que nous avions retrouv�s � Bagn�res. Cet ami avait ou� parler des esp�luques ou sp�lonques de Lourdes. C'�tait une aventure p�nible et qui tentait peu de voyageurs. Elle nous tenta. Nous f�mes la route � cheval, et, apr�s avoir d�jeun� � Lourdes, nous pr�mes un guide et le chemin des cavernes.

L'entr�e n'en �tait pas attrayante. Il fallait ramper un � un, � plat ventre sous le rocher, et bien qu'il y e�t la place n�cessaire, cet ensevelissement d'un instant dans les t�n�bres a quelque chose de terrifiant pour l'esprit.

Mais une promenade de plusieurs heures dans ce monde souterrain fut un enchantement v�ritable. Des galeries tant�t resserr�es, �touffantes, tant�t incommensurables � la clart� des torches, des torrents invisibles rugissant dans les profondes entrailles de la terre, des salles bizarrement superpos�es, des puits sans fond, c'est-�-dire des gouffres perdus dans des ab�mes imp�n�trables et battant avec fureur leurs parois sonores de leurs eaux puissantes, des chauves-souris effar�es, des {Lub 72} portiques, des vo�tes, des chemins crois�s, toute une ville fantastique, creus�e et dress�e par ce que l'on appelle b�nignement le caprice de la nature, c'est-�-dire par les �pouvantables convulsions de la formation g�ologique: c'�tait un beau voyage pour l'imagination, terrible pour le corps; mais nous n'y pensions pas. Nous voulions p�n�trer partout, d�couvrir toujours. Nous �tions {CL 26} un peu fous, et le guide mena�ait de nous abandonner. Nous marchions sur des corniches au-dessus d'ab�mes qui faisaient penser � l'enfer de Dante, et il y en eut un o� nous voul�mes descendre. Ces messieurs s'y enfonc�rent r�solumment en marchant � la mani�re des ramoneurs sur des anfractuosit�s, et je les y suivis, li�e � une corde que l'on fit avec tous nos foulards nou�s au bout les uns des autres. Il fallut s'arr�ter bient�t, tout manquait, les points de rep�re pour les pieds et les foulards pour le sauvetage.

Nous rev�nmes � cheval pendant la nuit, par une pluie fine et un clair de lune doucement voil�. Nous �tions � Bagn�res � deux heures du matin. J'�tais plus excit�e que lasse, et je ressentis, pendant mon sommeil, le ph�nom�ne de la peur r�trospective. Je n'avais song�, dans les sp�lonques, qu'� rire et � oser. Dans mes songes, la cit� souterraine m'apparut avec toutes ses terreurs. Elle se brisait, elle s'entassait sur moi; j'�tais suspendue � des cordes de mille pieds, qui rompaient tout � coup, et je me trouvais seule dans une autre ville plus enfouie encore, descendant toujours et se perdant par mille galeries et recoins piran�siques jusqu'au centre du globe. Je me r�veillais baign�e d'une sueur froide, et, en me rendormant, je partais pour d'autres voyages et d'autres visions encore plus fi�vreuses.

Je n'ai gard� aucun souvenir du voyage de Bagn�res � N�rac. Il en est ainsi de beaucoup de pays que j'ai travers�s sous l'empire de quelque pr�occupation int�rieure; je ne les ai pas vus. Les Pyr�n�es m'avaient exalt�e et enivr�e comme un r�ve qui devait me suivre et me charmer pendant des ann�es. Je les emportais avec moi pour m'y promener en imagination le jour et la nuit, pour placer mon oasis fantastique dans ces tableaux enchanteurs et grandioses que j'avais travers�s si vite, et qui restaient pourtant si complets et si nets dans mon souvenir, que je les voyais encore dans leurs moindres d�tails.


Variantes

  1. 1810-1832 {CL} (cette inadvertance de l'�diteur est corrig�e dans la table des mati�res du T.3) ♦ 1819-1822 {Lub} (cette indavertance de l'�diteur est r�p�t�e dans la table des mati�res du T.1. Nous corrigeons)
  2. Chapitre vingt-troisi�me {Presse}, {Lecou} ♦ Chapitre dixi�me {LP} ♦ X {CL}Avant le num�ro de chapitre, {CL} rappelle: le titre, l'�pigraphe, "QUATRIÈME PARTIE / (Suite) / DU MYSTCISME A L'INDÉPENDANCE / 1819 — 1832
  3. le sien propre par une passion {Lecou}, {LP} ♦ le sien par une passion {CL}
  4. Marbor�e {CL} ♦ Marbor� {Lub} (de m�me par la suite)
  5. Dans {Presse}, il ne reste de ce sommaire que Mort myst�rieuse de Deschartres, peut-�tre un suicide.
  6. Tout le d�but de ce chapitre est absent de {Presse}.
  7. les guillemets fermants font d�faut dans {CL}
  8. B*** {CL} ♦ Bazouin {Lub} (nous le suivons; il en sera de m�me par la suite, avec la marque derri�re le nom)
  9. d'aller � Quillery {Lecou}, {LP} ♦ d'aller � Guillery {CL}
  10. Reprise de {Presse}.
  11. Interruption de {Presse}.
  12. {Lub} place ici l'interruption de {Presse}, qui se faisait � la fin du paragraphe pr�c�dent.
  13. Reprise de {Presse}. (par inadvertance ou oubli d'une variante, {Lub} confond Reprise et Interruption)
  14. Interruption de {Presse}. (par inadvertance ou oubli d'une variante, {Lub} confond Interruption et Reprise, voir d�j� quelques paragraphes plus haut)
  15. Cauterets ne figure que dans {CL}
  16. * {CL} ♦ Aim�e {Lub} (nous le suivons; il en sera de m�me par la suite dans ce voyage, avec la marque derri�re le nom)
  17. douze cents toises {Lecou}, {LP} ♦ douze cents pieds {CL}
  18. Cerisey {CL} ♦ Cerizey {Lub}
  19. Aim�e n'est d�sormais plus substitu� par un * dans {CL}
  20. cette migration {Lecou} ♦ cette �migration {LP}, {CL} ♦ cette migration {Lub} r�tablissant la le�on originale, nous le suivons.

Notes