GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-L�vy 1876

{LP T.? ?; CL T.3 [189]; Lub T.1 [957]} QUATRIÈME PARTIE
Du mysticisme � l'ind�pendance
1819-1832 a

{Presse 12/4/1855 1; CL T.3 [189]; Lub T.1 [959]} I b

Opinion d'Anna, de Fannelly et de Louise. — Retour et plaisanterie de Mary. — Confession g�n�rale. — L'abb� de Pr�mord. — Le j�suitisme et le mysticisme. — Communion et ravissement. — Le dernier bonnet de nuit. — Sœur H�l�ne. — Enthousisame et vocation. — Opinion de Marie-Alicia. — Élisa Anster. — Le pharisien et le publicain. — Parall�le de sentiments et d'instincts. c



Au bout de quatre ou cinq jours, Anna, remarquant que j'�tais silencieuse et absorb�e, et que j'allais � l'�glise tous les soirs, me dit d'un air stup�fait: « Ah ��, mon cher Calepin, qu'est-ce � dire? On jurerait que tu deviens d�vote! — C'est fait, mon enfant, lui r�pondis-je tranquillement. — Pas possible? — Je t'en donne ma parole d'honneur. — Eh bien, reprit-elle apr�s avoir r�fl�chi un instant, je ne te dirai rien pour t'en d�tourner. Je crois que ce serait inutile. Tu es une nature passionn�e, je l'ai toujours pens�. Je ne pourrai pas te suivre sur ce terrain-l�. Je suis une nature plus froide, je raisonne. J'envie ton bonheur, je t'approuve de ne point h�siter; mais je ne crois pas que jamais j'arrive � la foi aveugle. Si ce miracle s'op�rait {CL 190} pourtant, je ferais comme toi, j'en conviendrais sinc�rement. — M'aimeras-tu moins? lui demandai-je. — À pr�sent tu t'en consolerais ais�ment, reprit-elle d. La d�votion absorbe et d�dommage de tout. Mais comme j'ai pour ta sinc�rit� la plus parfaite estime, je resterai ton amie quoi qu'il arrive. » Elle ajouta d'excellentes paroles encore, et se montra toujours pleine de raison, d'affection et d'indulgence pour moi.

Sophie ne prit pas beaucoup garde � mon changement. La diablerie passait de mode. Ma conversion lui portait le dernier coup. Peut-�tre �tions-nous toutes �galement {Lub 960} ennuy�es de notre inaction, sans nous l'�tre avou� les unes aux autres. D'ailleurs Sophie �tait un diable m�lancolique, et parfois elle avait de courts acc�s de d�votion m�l�s de profondes tristesses qu'elle ne voulait ni expliquer ni avouer.

Celle que je craignais le plus d'affliger �tait Fannelly. Elle m'�pargna la peine de lui refuser de courir davantage avec elle, elle me pr�vint. « Eh bien, ma tante, me dit-elle, te voil� donc rang�e? Soit! Si tu t'en trouves bien j'en serai heureuse, et si cela te fait plaisir je me rangerai aussi. Je suis capable de devenir d�vote pour faire comme toi et pour �tre toujours avec toi. »

Elle l'e�t fait comme elle le disait, cette g�n�reuse et abondante nature, si cela e�t d�pendu d'un mouvement de son cœur. Mais ses id�es n'avaient pas la fixit� et l'exclusivisme des miennes. D'ailleurs parmi les diables il n'y en avait que deux, Anna et moi, qui fussent susceptibles e de ce qu'on appelait une conversion. Les autres n'avaient jamais protest�, elles n'�taient pas pieuses parce qu'elles �taient dissip�es; mais elles croyaient quand m�me, et du jour o� la diablerie cessa elles furent plus r�guli�res dans leurs exercices de pi�t�, sans devenir d�votes exalt�es pour cela.

{CL 191} Anna �tait esprit fort. C'�tait bien le mot pour elle, qui avait de l'esprit tout de bon et de la force dans la volont�. Pour moi, que l'on qualifiait d'esprit fort aussi, je n'avais ni force ni esprit. Il n'y avait de fort en moi que la passion, et quand celle de la religion vint � �clater, elle d�vora tout dans mon cœur rien dans mon cerveau ne lui fit obstacle.

J'ai dit qu'Anna aussi se jeta dans la pi�t� apr�s son mariage, mais tant qu'elle resta au couvent elle garda son incr�dulit�. Ma ferveur me rendit probablement moins agr�able pourelle, et quoiqu'elle e�t la g�n�rosit� de ne me le faire jamais sentir, je fus naturellement entra�n�e vers d'autres intimit�s, comme je le dirai bient�t.

J'�tais rest�e li�e avec Louise de La Rochejaquelein. Elle �tait encore � la petite classe, parce qu'elle �tait plus jeune que nous, mais elle �tait toujours beaucoup plus raisonnable et plus instruite que moi. Je la rencontrai dans les clo�tres peu de jours apr�s ma conversion, et ce fut la seule personne dont j'eus la curiosit� de saisir la {Lub 961} premi�re impression. Comme elle n'�tait ni diable, ni b�te, ni fervente, son jugement �tait une chose � part.

« Eh bien, me dit-elle, es-tu toujours aussi d�soeuvr�e, aussi tapageuse? — Que penserais-tu de moi, lui dis-je, si je t'apprenais que je me sens enflamm�e par la religion? — Je dirais, me r�pondit-elle, que tu fais bien, et je t'aimerais encore plus que je ne t'aime. » Elle m'embrassa avec une grande effusion de cœur et n'ajouta aucun autre encouragement, voyant sans doute � mon air que j'irais plus loin que ses conseils.

Mary revint d'Angleterre ou d'Irlande dans ce temps-l�. Elle avait grandi de toute la t�te, sa figure avait pris une expression encore plus m�le, et ses mani�res �taient plus que jamais celles d'un gar�on na�f, imp�tueux et insouciant. Elle rentra � la petite classe et y ressuscita si bien {CL 192} la diablerie que ses parents la reprirent au bout de quelques mois. Elle se moqua impitoyablement de ma d�votion, et quand nous nous rencontrions, elle me poursuivait des sarcasmes les plus comiques. Elle ne me f�cha pourtant jamais, car elle avait de l'esprit de bon aloi, c'est-�-dire de l'esprit sans amertume et une raillerie qui divertissait trop pour pouvoir blesser. Je raconterai dans la suite de mes m�moires comment nous nous sommes retrouv�es vers l'�ge de quarante ans, nous aimant toujours et nous retra�ant avec plaisir f nos jeunes ann�es.

Mais me voici arriv�e � un moment o� il faut que je parle un peu de moi isol�ment, car ma ferveur me fit, pendant quelques mois, une vie solitaire et sans expansion apparente.

Ma conversion subite ne me donna pas le temps de respirer. Tout enti�re � mon nouvel amour, j'en voulus savourer toutes les joies. Je fus trouver mon confesseur pour le prier de me r�concilier officiellement avec le ciel. C'�tait un vieux pr�tre, le plus paternel, le plus simple, le plus sinc�re, le plus chaste des hommes, et pourtant c'�tait un j�suite, un p�re de la foi, comme on disait depuis la R�volution. Mais il n'y avait en lui que droiture et charit�. Il s'appelait l'abb� de Pr�mord et confessait la moindre partie du troupeau; l'abb� de Vill�le, qui �tait le directeur en titre de la communaut� et des pensionnaires, ne pouvant suffire � tout. g

On nous envoyait � confesse, bon gr�, mal gr�, tous {Lub 962} les mois, usage d�testable qui violentait la conscience et condamnait � l'hypocrisie celles qui n'avaient pas le courage de la r�sistance. h

« Mon p�re, dis-je � l'abb�, vous savez bien comment je me suis confess�e jusqu'ici, c'est-�-dire que vous savez que je ne me suis pas confess�e du tout. Je suis venue vous r�citer une formule d'examen de conscience qui court la {CL 193} classe et qui est la m�me pour toutes celles qui viennent � confesse, contraintes et forc�es. Aussi ne m'avez-vous jamais donn� l'absolution, que je ne vous ai jamais demand�e non plus. Aujourd'hui je vous la demande et je veux me repentir et m'accuser s�rieusement. Mais je vous avoue que je ne sais pas comment m'y prendre, parce que je ne me souviens d'aucun p�ch� volontaire; j'ai v�cu, j'ai pens�, j'ai cru comme on me l'avait enseign�. Si c'�tait un crime de nier la religion, ma conscience, qui �tait muette, ne m'a avertie de rien. Pourtant je dois faire p�nitence, aidez-moi � me conna�tre et � voir en moi-m�me ce qui est coupable et ce qui ne l'est pas.

— Attendez, mon enfant, me dit-il. Je vois que ceci est une confession g�n�rale, comme on dit, et que nous aurons beaucoup � causer. Asseyez-vous. » Nous �tions dans la sacristie, j'allai prendre une chaise et lui demandai s'il voulait m'interroger. « Non pas, me dit-il, je ne fais jamais de question: voici la seule que je vous adresserai. Avez-vous donc l'habitude de chercher vos examens de conscience dans les formulaires? — Oui, mais il y a bien des p�ch�s que je ne sais pas avoir commis i, car je n'y comprends rien. — C'est bien, je vous d�fends de jamais consulter aucun formulaire et de chercher les secrets de votre conscience ailleurs qu'en vous-m�me. À pr�sent, causons. Racontez-moi simplement et tranquillement toute votre existence, telle que vous vous la rappelez, telle que vous la concevez et la jugez. N'arrangez rien, ne cherchez ni le bien ni le mal de vos actions et de vos pens�es, ne voyez en moi ni un juge ni un confesseur, parlez-moi comme � un ami. Je vous dirai ensuite ce que je crois devoir encourager ou corriger en vous dans l'int�r�t de votre salut, c'est-�-dire de votre bonheur en cette vie et en l'autre. »

Ce plan me mit bien � l'aise. Je lui racontai ma vie avec effusion, moins longuement que je ne l'ai fait ici, mais {CL 194; Lub 963} avec assez de d�tails et de pr�cision cependant pour que ce r�cit dur�t plus de trois heures. L'excellent homme m'�couta avec une attention soutenue, avec un int�r�t paternel; plusieurs fois je le vis essuyer ses larmes, surtout quand j'arrivai � la fin et que je lui exposai simplement comment la gr�ce m'avait touch�e au moment o� je m'y attendais le moins.

C'�tait un vrai j�suite que l'abb� de Pr�mord, et en m�me temps un honn�te homme, un cœur sensible et doux. Sa morale �tait pure, humaine, vivante pour ainsi dire. Il ne poussait pas au mysticisme, il pr�chait terre � terre avec une grande onction et une grande bonhomie. Il ne voulait j pas qu'on s'absorb�t dans le r�ve anticip� d'un monde meilleur au point d'oublier l'art de se bien conduire dans celui-ci; voil� pourquoi je dis que c'�tait un vrai j�suite, malgr� sa candeur et sa vertu. k

Quand j'eus fini de causer, je lui demandai de me juger et de me choisir les points o� j'�tais coupable, afin que, m'agenouillant devant lui, j'eusse � les rappeler en confession et � m'en repentir pour m�riter une absolution g�n�rale. Mais il me r�pondit: « Votre confession est faite. Si vous n'avez pas �t� �clair�e plus t�t de la gr�ce, ce n'est pas votre faute. C'est � pr�sent que vous pourriez devenir coupable si vous perdiez le fruit des salutaires �motions que vous avez �prouv�es. Agenouillez-vous pour recevoir l'absolution, que je vais vous donner de tout mon cœur. »

Quand il eut prononc� la formule sacramentelle, il me dit: « Allez en paix, vous pouvez communier demain. Soyez calme et joyeuse, ne vous embarrassez pas l'esprit de vains remords, remerciez Dieu d'avoir touch� votre cœur soyez toute � l'ivresse d'une sainte union de votre �me avec le Sauveur. »

C'�tait me parler comme il fallait; mais on verra bient�t que ce saint qui�tisme ne suffisait pas � l'ardeur de {CL 195} mon z�le et que j'�tais cent fois plus d�vote que mon confesseur; ceci soit dit � la louange de ce digne homme; il avait atteint, je crois, l'�tat de perfection et ne connaissait plus les orages d'un pros�lytisme ardent. Sans lui, je crois bien que je serais ou folle, ou religieuse clo�tr�e � l'heure qu'il est. Il m'a gu�rie d'une passion d�lirante pour l'id�al chr�tien. Mais en cela fut-il chr�tien catholique, ou j�suite homme du monde?

{Lub 964} Je communiai le lendemain, jour de l'assomption, 15 ao�t. J'avais quinze ans l et n'avais pas approch� du sacrement depuis ma premi�re communion � La Ch�tre. C'�tait dans la soir�e du 4 ao�t que j'avais ressenti ces �motions, ces ardeurs inconnues que j'appelais ma conversion. On voit que j'avais �t� droit au but; j'�tais press�e de m faire acte de foi et de rendre, comme on disait, t�moignage devant le seigneur.

Ce jour de v�ritable premi�re communion me parut le plus beau de ma vie, tant je me sentis pleine d'effusion et en m�me n temps de puissance dans ma certitude. Je ne sais pas comment je m'y prenais pour prier. Les formules consacr�es ne me suffisaient pas, je les lisais pour ob�ir � la r�gle catholique, mais j'avais ensuite des heures enti�res o�, seule dans l'�glise, je priais d'abondance, r�pandant mon �me aux pieds de l'�ternel, et, avec mon �me, mes pleurs, mes souvenirs du pass�, mes �lans vers l'avenir, mes affections, mes d�vouements, tous les tr�sors d'une jeunesse embras�e qui se consacrait et se donnait sans r�serve � une id�e, � un bien insaisissable, � un r�ve d'amour �ternel.

C'�tait pu�ril et �troit dans la forme, cette orthodoxie o� je me plongeais, mais j'y portais le sentiment de l'infini. Et quelle flamme ce sentiment n'allume-t-il pas dans un cœur vierge! Quiconque a pass� par l� sait bien que nulle affection terrestre ne peut donner de pareilles satisfactions {CL 196} intellectuelles. Ce J�sus, tel que les mystiques l'ont interpr�t� et refait � leur usage, est un ami, un fr�re, un p�re, dont la pr�sence �ternelle, la sollicitude infatigable, la tendresse, la mansu�tude infinie ne peuvent se comparer � rien de r�el et de possible; je n'aime pas que les religieuses en aient fait leur �poux. Il y a l� quelque chose qui doit servir d'aliment au mysticisme hyst�rique, la plus r�pugnante des formes que le mysticisme puisse prendre. Cet amour id�al pour le Christ n'est sans danger que dans l'�ge o� les passions humaines sont muettes. Plus tard il pr�te aux aberrations du sentiment et aux chim�res de l'imagination troubl�e. Nos religieuses anglaises n'�taient pas mystiques du tout, heureusement pour elles. o

L'�t� se passa pour moi dans la plus compl�te b�atitude. Je communiais tous les dimanches et quelquefois deux jours de suite. J'en suis revenue � trouver fabuleuse {Lub 965} et inou�e l'id�e mat�rialis�e de manger la chair et de boire le sang d'un dieu; mais que m'importait alors? Je n'y songeais pas, j'�tais sous l'empire d'une fi�vre qui ne raisonnait pas et je trouvais ma joie � ne pas raisonner. On me disait: « Dieu est en vous, il palpite dans votre cœur, il remplit tout votre �tre de sa divinit�; la gr�ce circule en vous avec le sang de vos veines! » Cette identification compl�te avec la Divinit� se faisait sentir � moi comme un miracle. Je br�lais litt�ralement comme sainte Th�r�se; je ne dormais plus, je ne mangeais plus, je marchais sans m'apercevoir du mouvement de mon corps; je me condamnais � des aust�rit�s qui �taient sans m�rite, puisque je n'avais plus rien � immoler, � changer ou � d�truire en moi. Je ne sentais pas la langueur du je�ne. Je portais autour du cou p un chapelet de filigrane qui m'�corchait, en guise de cilice. Je sentais la fra�cheur des gouttes de mon sang, et au lieu d'une douleur c'�tait une sensation agr�able. Enfin je vivais dans l'extase, mon corps �tait insensible, {CL 197} il n'existait plus. La pens�e prenait un d�veloppement insolite et impossible. Était-ce m�me la pens�e? Non, les mystiques ne pensent pas. Ils r�vent sans cesse, ils contemplent, ils aspirent, ils br�lent, ils se consument comme des lampes, et ils ne sauraient se rendre compte de ce mode d'existence, qui est tout sp�cial et ne peut se comparer � rien.

Je crains donc d'�tre peu intelligible pour ceux qui n'ont pas subi cette maladie sacr�e, car je me rappelle l'�tat o� j'ai v�cu durant quelques mois sans pouvoir bien me le d�finir � moi-m�me.

J'�tais devenue sage, ob�issante et laborieuse, cela va sans dire. Il ne me fallut aucun effort pour cela. Du moment que le cœur �tait pris, rien ne me co�tait pour mettre mes actions d'accord avec ma croyance. Les religieuses me trait�rent avec une grande affection, mais, je dois le dire, sans aucune flatterie et sans chercher, par aucun des moyens de s�duction qu'on reproche aux communaut�s religieuses d'exercer envers leurs �l�ves, � m'inspirer plus de ferveur. Leur d�votion �tait calme, un peu froide peut-�tre, digne et m�me fi�re. Hormis une seule, elles q n'avaient ni le don ni la volont� du pros�lytisme entra�nant, soit que cette r�serve t�nt � l'esprit de leur ordre ou au caract�re britannique, dont elles ne se d�partaient point.

{Lub 966} Et puis, quelles remontrances, quelles exhortations e�t-on pu m'adresser? J'�tais si enti�re dans ma foi, si logique dans mon enthousiasme! Jamais de ti�deur, jamais d'oubli, jamais de rel�chement possible � un esprit enfi�vr� comme �tait le mien. La corde �tait trop tendue pour se d�tendre d'elle-m�me, elle se serait plut�t bris�e.

Marie-Alicia continua d'�tre ang�liquement bonne avec moi. Elle ne m'aima pas davantage apr�s ma conversion qu'elle n'avait fait auparavant, et ce fut une raison pour {CL 198} moi d'augmenter d'affection pour elle. En go�tant la douceur de cette amiti� maternelle si pure et si soutenue, je savourais la perfection de cette �me d'�lite qui me ch�rissait si bien r pour moi-m�me, puisqu'elle avait aim� la p�cheresse, l'enfant ingouvern� et ingouvernable, autant qu'elle aimait la convertie, l'enfant soumis et rang�.

Madame Eug�nie, qui m'avait toujours trait�e avec une indulgence qu'on taxait de partialit�, devint plus s�v�re en m�me temps que je devenais plus raisonnable. Je ne p�chais plus que par distraction, et elle me rabrouait un peu durement pour cela, quelque involontaires que fussent mes fautes. Un jour m�me que, perdue dans mes r�veries pieuses, je n'avais pas entendu un ordre qu'elle me donnait, elle m'infligea sans mis�ricorde la punition du bonnet de nuit. Le bonnet de nuit � sainte Aurore (les diables m'appelaient ainsi en riant)! Ce fut un cri de surprise et un murmure de stupeur dans toute la classe: « Vous voyez bien, disait-on, cette femme bizarre et contredisante aime les diables, et depuis que celui-ci est tomb� dans le b�nitier, elle ne peut plus le souffrir! » Le bonnet de nuit ne m'affecta pas, j'avais la conscience de mon innocence, et je sus m�me gr� � madame Eug�nie de ne m'avoir pas �pargn�e plusqu'elle n'e�t fait d'une autre en pareil cas. Je ne s pensai pas qu'elle m'aimait moins t, car elle me prouvait sa pr�f�rence comme en cachette. Si j'�tais souffrante ou triste, elle venait le soir dans ma cellule m'interroger froidement, d'un ton railleur m�me; mais c'�tait de sa part beaucoup plus que de la part de toute autre, cette sollicitude enjou�e, cette d�marche de venir � moi qu'elle n'a jamais faite pour aucune autre que je sache. Je n'�prouvais pas le besoin de lui ouvrir mon cœur comme {Lub 967} avec Marie-Alicia, mais j'�tais sensible � la part d'affection qu'elle pouvait me donner et je baisais avec reconnaissance sa main longue, blanche et froide.

{CL 199} Ce fut au milieu de ma premi�re ferveur que je contractai une amiti� qui fut trouv�e encore plus bizarre que celle que je portais � madame Eug�nie, mais qui m'a laiss� les plus doux et les plus chers souvenirs.

Dans la liste u de nos religieuses, j'ai nomm� une sœur converse, sœur H�l�ne, dont je me suis r�serv� de parler amplement quand j'aurais atteint la phase de mon r�cit o� son existence se m�le � la mienne; m'y voici arriv�e.

Un jour que je traversais le clo�tre, je vois une sœur converse assise sur la derni�re marche de l'escalier, p�le, mourante, baign�e d'une sueur froide. Elle �tait plac�e entre deux seaux f�tides qu'elle descendait du dortoir et qu'elle allait vider. Leur pesanteur et leur puanteur avaient vaincu son courage et ses forces. Elle �tait v p�le, maigre, en chemin de devenir phthisique. C'�tait H�l�ne, la plus jeune des converses, consacr�e aux fonctions les plus p�nibles et les plus repoussantes du couvent. À cause de cela, elle �tait un objet de d�go�t pour les pensionnaires recherch�es. On e�t fr�mi de s'asseoir aupr�s d'elle, on �vitait m�me de fr�ler son v�tement.

Elle �tait laide, d'un type commun, marqu�e de taches de rousseur sur un fond terne et comme terreux. Et cependant cette laideur avait quelque chose de touchant; cette figure calme dans la souffrance avait comme une habitude et une insouciance du malheur qu'on ne comprenait pas bien au premier abord et qu'on e�t pu prendre pour une indiff�rence grossi�re, mais qui se r�v�lait quand on avait lu dans son �me, et dont chaque indice venait confirmer le po�me obscur et rude de sa pauvre vie. Ses dents �taient les plus belles que j'aie jamais vues, blanches, petites, saines et rang�es comme un collier de perles. Quand on se souhaitait une beaut� id�ale, on parlait des yeux d'Eugenia Yzquierdo, du nez de Maria Dormer, des cheveux de Sophie et des dents de sister Helen.

{CL 200} Quand je la vis ainsi d�faillante, je courus � elle, comme de juste; je la soutins dans mes bras; je ne savais que faire pour la secourir. Je voulais monter � l'ouvroir, appeler quelqu'un. Elle retrouva ses forces pour m'en emp�cher, et, se levant, elle voulut reprendre son fardeau et continuer {Lub 968} son ouvrage; mais elle se tra�nait d'une si piteuse fa�on, qu'il ne me fallut pas beaucoup de vertu pour m'emparer de ses seaux et pour les emporter � sa place. Je la retrouvai, le balai � la main et se dirigeant vers l'�glise. « Ma sœur, lui dis-je, vous vous tuez. Vous �tes trop malade pour travailler aujourd'hui. Laissez-moi l'aller dire � Poulette pour qu'elle envoie quelqu'un nettoyer l'�glise, et vous irez vous coucher. — Non, non! dit-elle en secouant sa t�te courte et obstin�e, je n'ai pas besoin d'aide; on peut toujours ce qu'on veut, et je veux mourir en travaillant. — Mais c'est un suicide, lui dis-je, et Dieu vous d�fend de chercher la mort, m�me par le travail. — Vous n'y entendez rien, reprit-elle. J'ai h�te de mourir, puisqu'il faut que je meure. Je suis condamn�e par les m�decins. Eh bien, j'aime mieux �tre r�unie � Dieu dans deux mois que dans six.

» Je n'osai pas lui demander si elle parlait ainsi par ferveur ou par d�sespoir, je lui demandai seulement si elle voulait consentir � ce que je l'aidasse � nettoyer l'�glise, puisque c'�tait l'heure de ma r�cr�ation. Elle y consentit en me disant: « Je n'en ai pas besoin, mais il ne faut pas emp�cher une bonne �me de faire acte de charit�. »

Elle me montra comment il fallait s'y prendre pour cirer le parquet de l'arri�re-chœur, pour �pousseter et frotter � la serge les stalles des nonnes. Ce n'�tait pas bien difficile, et je fis un c�t� de l'h�micycle pendant qu'elle faisait l'autre; mais, toute jeune et forte que j'�tais, le travail w me mit en nage, tandis qu'elle, endurcie � la fatigue et d�j� remise de son �vanouissement, avec l'air d'une mourante {CL 201} et l'apparente lenteur d'une tortue, elle vint � bout de sa t�che plus vite et mieux que moi.

Le lendemain �tait un jour de f�te; il n'y en avait pas pour elle, puisque tous les jours exigeaient les m�mes soins domestiques. Le hasard me la fit rencontrer encore comme elle allait faire les lits au dortoir. Il y en avait trente et quelques. Elle me demanda d'elle-m�me si je voulais l'aider, non pas qu'elle voul�t �tre soulag�e de son travail, mais parce que ma soci�t� commen�ait � lui plaire. Je la suivis par un mouvement de complaisance qui e�t �t� bien naturel, quand m�me je n'aurais pas �t� pouss�e par le d�vouement religieux qui inspire l'amour de la peine. Quand l'ouvrage fut termin�, et abr�g� de moiti� par mon concours, il nous resta quelques instants {Lub 969} de loisir, et la sœur H�l�ne, s'asseyant sur un coffre, me dit: « Puisque vous �tes si complaisante, vous devriez bien m'enseigner un peu de fran�ais, car je n'en peux pas dire un mot, et cela me g�ne avec les servantes fran�aises que j'ai � diriger. — Cette demande de votre part me r�jouit, lui dis-je. Elle me prouve que vous ne songez plus � mourir dans deux mois, mais � vous conserver le plus longtemps possible. — Je ne veux que ce que Dieu voudra, reprit-elle. Je ne cherche pas la mort, je ne l'�vite pas. Je ne peux pas m'emp�cher de la d�sirer, mais je ne la demande pas. Mon �preuve durera tant qu'il plaira au seigneur. — Ma bonne sœur, lui dis-je, vous �tes donc bien s�rieusement malade? — Les m�decins pr�tendent que oui, r�pondit-elle, et il y a des moments o� je souffre tant que je crois qu'ils ont raison. Mais, apr�s tout, je me sens si forte qu'ils pourraient bien se tromper. Allons! Qu'il en soit comme Dieu voudra! »

Elle se leva en ajoutant: « Voulez-vous venir ce soir dans ma cellule? Vous me donnerez la premi�re le�on. »

J'y consentis � regret, mais sans h�siter. Cette pauvre sœur m'inspirait, malgr� moi, de la r�pugnance, non pas {CL 202} elle, mais ses v�tements, qui �taient immondes et dont l'odeur me causait des naus�es. Et puis, j'aimais bien mieux mon heure d'extase, le soir � l'�glise, que l'ennui de donner une le�on de fran�ais � une personne fort peu intelligente et qui ne savait que fort mal l'anglais.

Je m'y r�signai pourtant, et, le soir venu, j'entrai pour la premi�re fois dans la cellule de sœur H�l�ne. Je fus agr�ablement surprise de la trouver d'une propret� exquise et toute parfum�e de l'odeur du jasmin qui montait du pr�au jusqu'� sa fen�tre. La pauvre sœur �tait propre aussi; elle avait sa robe de serge violette neuve; ses petits objets de toilette bien rang�s sur une table attestaient le soin qu'elle prenait de sa personne. Elle vit dans mes yeux ce qui me pr�occupait. « Vous voil� �tonn�e, me dit-elle, de trouver propre et m�me recherch�e sous ce rapport une personne qui remplit sans chagrin les plus viles fonctions. C'est parce que j'ai horreur de la salet� et des mauvaises odeurs que j'ai accept� gaiement ces fonctions-l�. Quand je suis arriv�e en France, j'ai �t� r�volt�e de voir des chenets ternes et des serrures rouill�es. Chez nous, on se mirait dans le bois des meubles et dans la ferrure des moindres ustensiles. J'ai cru que je ne {Lub 970} m'habituerais jamais � vivre dans un pays o� l'on �tait si n�gligent. Mais pour x faire de la propret�, il faut toucher � des choses malpropres. Vous voyez bien que mon go�t devait me faire prendre l'�tat qui m'a sugg�r� l'envie de faire mon salut. »

Elle dit tout cela en riant; car elle �tait gaie comme les personnes d'un grand courage. Je lui demandai ce qu'elle �tait avant d'�tre religieuse, et elle se mit � me raconter son histoire en mauvais anglais, dans un langage simple et rustique dont il me serait impossible de rendre la grandeur et la na�vet�. Je ne l'essayerai pas, mais voici la substance de son r�cit:

{CL 203} « je suis une montagnarde �cossaise; mon p�re* est un paysan ais� charg� d'une nombreuse famille. C'est un homme bon et juste, mais aussi rude dans sa volont� que courageux pour son travail. Je gardais ses troupeaux, je ne m'�pargnais pas aux soins du m�nage et � la surveillance de mes petits fr�res et sœurs, qui m'aimaient tendrement; je les aimais de m�me. J'�tais heureuse, j'aimais la campagne, les pr�s, les animaux. Il ne me semblait pas que je pusse vivre renferm�e, ne f�t-ce que dans une ville; je ne pensais pas beaucoup � mon salut. Un sermon que j'entendis changea toutes mes id�es et m'inspira un si grand d�sir de plaire � Dieu que je n'eus plus ni plaisir ni repos dans ma famille. Ce sermon pr�chait le renoncement, la mortification. Je me demandai ce que je pouvais faire de plus agr�able � Dieu et de plus cruel pour moi-m�me, et je trouvai que quitter la campagne, perdre ma libert�, me s�parer pour toujours de ma famille, serait un v�ritable martyre pour moi. Aussit�t j'y fus r�solue. J'allai trouver le pr�tre qui avait pr�ch� et je lui dis que j'avais la vocation. Il ne voulut pas me croire et me conduisit � l'�v�que, afin que cet homme savant dans la religion examin�t si ma vocation �tait v�ritable. L'�v�que me demanda si j'�tais malheureuse chez mes parents, si j'�tais d�go�t�e de mon pays, de mon �tat, si enfin j'avais quelque sujet de d�pit ou de col�re, pour quitter comme cela tout ce qui me retenait chez nous. Je lui r�pondis que dans ce cas-l� ma vocation ne serait pas grande, et que je n'y croyais que parce {Lub 971} qu'elle m'imposait les plus grands sacrifices que je pusse m'imaginer. Quand l'�v�que m'eut bien interrog�e sans me trouver en d�faut, il me dit: “ Oui, vous avez une grande vocation, mais il faut obtenir le consentement de vos parents. ”

* Probablement il �tait d'origine anglaise, il s'appelait Whitehead (t�te blanche).

{CL 204} » je retournai chez nous et je parlai d'abord � mon p�re; mon p�re me dit que si je retournais seulement voir les pr�tres, il me tuerait. “ Eh bien, lui dis-je, j'y retournerai, vous me tuerez, et j'irai au ciel plus t�t: c'est tout ce que je demande. ” Ma m�re et mes tantes pleur�rent, et, voyant que je ne pleurais pas, elles me reproch�rent de ne pas les aimer. Cela me fit beaucoup de peine, comme vous pouvez croire, mais c'�tait le commencement de mon martyre, et puisque je ne pouvais pas me faire couper par morceaux ou br�ler vive pour l'amour de Dieu, je devais me contenter d'avoir le cœur bris� et me r�jouir dans cette �preuve. Je ne fis donc que sourire aux larmes de mes parents, parce que je souffrais plus qu'eux encore et que j'�tais contente de souffrir.

» Je retournai voir le pr�tre et l'�v�que; mon p�re me maltraita, m'enferma dans ma chambre, et quand vint le jour o� je voulus partir pour entrer en religion, il m'attacha avec des cordes au pied d'un lit. Plus on me faisait de peine et de mal, plus je souhaitais qu'on m'en f�t. Enfin ma m�re et une de mes tantes, voyant que mon p�re �tait furieux et craignant qu'il ne me f�t mourir, essay�rent de le faire consentir � mon d�part. “ Eh bien, dit-il, qu'elle parte tout de suite, mais qu'elle emporte ma mal�diction. ”

» Il vint me d�tacher, et quand je voulus me mettre � ses genoux et l'embrasser, il me repoussa, refusa de me dire adieu et sortit. Il avait bien du chagrin, mon pauvre p�re! Il prit son fusil: on aurait dit qu'il allait se tuer. Mes fr�res a�n�s le suivirent, et quand je fus seule avec les femmes et les enfants, tous se mirent � genoux autour de moi pour me faire renoncer � mon sacrifice. Et moi je riais, et je disais: “ Encore, encore! Vous ne me ferez jamais souffrir autant que je le souhaite. ”

» Il y avait un petit enfant, l'enfant de ma sœur a�n�e, {CL 205} un vrai ch�rubin, que j'avais �lev� particuli�rement, qui �tait toujours pendu � ma robe, aux champs et dans la maison. On savait que j'�tais folle de cet enfant-l�. On le mit sur mes genoux, il pleurait et m'embrassait. Je me {Lub 972} levai pour le mettre � terre. Je pris mon paquet et marchai vers la porte. L'enfant courut au-devant de moi, et se couchant sur le seuil il me dit: “ Puisque tu veux me quitter, tu me marcheras sur le corps. ” Je remerciai Dieu de ce qu'il ne m'�pargnait rien, et je passai par-dessus l'enfant. Pendant bien longtemps j'entendis ses cris et les sanglots de ma m�re, de mes tantes, de mes sœurs et de tous les petits, qu'on retenait pour les emp�cher de courir apr�s moi. Je me retournai et leur montrai le ciel en �levant un bras au-dessus de ma t�te. Ma famille n'�tait pas impie. Il se fit un grand silence. Alors je me remis � marcher et ne me retournai plus que quand je fus assez loin pour n'�tre point vue. Je regardai le toit y de la maison et la fum�e. Je fus forc�e de m'asseoir un instant, mais je ne pleurai pas, et j'arrivai aux pieds de l'�v�que aussi tranquille que je le suis maintenant. Il me confia � des dames pieuses qui m'envoy�rent ici, parce qu'elles craignaient que mon p�re ne v�nt me reprendre de force si on me laissait dans mon pays. Voil� mon histoire. Elle n'est pas bien longue ni bien dite, mais je ne sais pas m'expliquer mieux. »

Cette histoire simple et terrible acheva de me monter la t�te pour la religion et m'inspira tout � coup pour la sœur H�l�ne une pr�dilection enthousiaste. Je vis en elle une sainte des anciens jours, rude, ignorante des d�licatesses de la vie et des compromis de cœur avec la conscience, une fanatique ardente et calme comme Jeanne d'Arc ou sainte Genevi�ve. C'�tait, par le fait, une mystique, la seule, je crois, qu'il y e�t dans la communaut�: aussi n'�tait-elle pas anglaise.

{CL 206} Frapp�e comme d'un contact �lectrique, je lui pris les mains et m'�criai: « Vous �tes plus forte dans votre simplicit� que tous les docteurs du monde, et je crois que vous me montrez, sans y songer, le chemin que j'ai � suivre. Je serai religieuse! — Tant mieux! me dit-elle avec la confiance et la droiture d'un enfant: vous serez sœur converse avec moi, nous travaillerons ensemble. »

Il me sembla que le ciel me parlait par la bouche de cette inspir�e. {Presse 13/4/1855 1} Enfin z j'avais rencontr� une v�ritable sainte comme celles que j'avais r�v�es. Mes autres nonnes �taient comme des anges terrestres aa, qui, sans lutte et sans souffrances, jouissaient par anticipation du calme paradisiaque. Celle-ci �tait une cr�ature plus humaine et {Lub 973} plus divine en m�me temps. Plus humaine, parce qu'elle souffrait, plus divine, parce qu'elle aimait � souffrir. Elle n'avait pas cherch� le bonheur, le repos, l'absence de tentations mondaines, la libert� du recueillement dans le clo�tre. Les s�ductions du si�cle! Pauvre fille des champs nourrie dans de grossiers labeurs ab, elle ne les connaissait pas. Elle n'avait r�v� et accompli qu'un martyre de tous les jours, elle l'avait envisag� avec la logique sauvage et grandiose de la foi primitive. Elle �tait exalt�e jusqu'au d�lire sous une apparence froide et sto�que. Quelle nature puissante! Son histoire me faisait frissonner et br�ler. Je la voyais aux champs, �coutant, comme notre grande pastoure, les voix myst�rieuses dans les branches des ch�nes et dans le murmure des herbes. Je la voyais passant par-dessus le corps de ce bel enfant dont les larmes tombaient sur mon cœur et passaient dans mes yeux. Je la voyais seule et debout sur le chemin, froide comme une statue et le cœur perc� cependant des sept glaives de la douleur, �levant sa main h�l�e vers le ciel et r�duisant au silence, par l'�nergie de sa volont�, toute cette famille g�missante et frapp�e de respect.

{CL 207} « Ô sainte H�l�ne, me disais-je en la quittant, vous avez raison, vous �tes dans le vrai, vous! Vous �tes d'accord avec vous-m�me. Oui! Quand on aime Dieu de toutes ses forces, quand on le pr�f�re � toutes choses, on ne s'endort point en chemin; on n'attend pas ses ordres, on les pr�vient; on court au-devant des sacrifices. Oui! Vous m'avez embras�e du feu de votre amour et vous m'avez montr� la voie. Je serai religieuse; ce sera le d�sespoir de mes parents, le mien par cons�quent. Il faut ce d�sespoir-l� pour avoir le droit de dire � Dieu: “ Je t'aime! ” Je serai religieuse et non pas dame de chœur, vivant dans une simplicit� recherch�e et dans une b�ate oisivet�. Je serai sœur converse, servante �cras�e de fatigue, balayeuse de tombeaux, porteuse d'immondices, tout ce qu'on voudra, pourvu que je sois oubli�e apr�s avoir �t� maudite par les miens; pourvu que, d�vorant l'amertume de l'immolation, je n'aie que Dieu pour t�moin de mon supplice et que son amour pour ma r�compense. »

Je ne tardai ac pas � confier � Marie-Alicia mon projet d'entrer en religion. Elle n'en fut point enivr�e. La digne et raisonnable femme me dit en souriant: « Si cette id�e {Lub 974} vous est douce, nourrissez-la, mais ne la prenez pas trop au s�rieux. Il faut �tre plus fort que vous ne pensez pour mettre � ex�cution une chose difficile. Votre m�re n'y consentira pas volontiers, votre grand'm�re encore moins. Elles diront que nous vous avons entra�n�e, et ce n'est pas du tout notre intention ni notre mani�re d'agir. Nous ne caressons point les vocations au d�but, nous les attendons � leur entier d�veloppement. Vous ne vous connaissez pas encore vous-m�me. Vous croyez qu'on m�rit du jour au lendemain; allons, allons, ma ch�re sœur, il passera encore de l'eau sous le pont avant que vous signiez cet �crit-l�. » Et elle me montrait la formule de ses voeux, �crite en latin dans un petit cadre de bois noir au-dessus de son {CL 208} prie-Dieu. Cette formule, contraire � la l�gislation fran�aise �tait un engagement �ternel; on le signait � une petite table sur laquelle, au milieu de l'�glise, on posait le saint sacrement.

Je souffrais bien un peu des doutes de madame Alicia sur mon compte; mais je me d�fendais de cette souffrance comme d'une r�volte de mon orgueil. Seulement je persistais � croire, sans en rien dire, que la sœur H�l�ne avait une plus grande vocation. Marie Alicia �tait heureuse, elle le disait sans affectation et sans emphase, et on voyait bien qu'elle �tait sinc�re. Elle disait parfois: « Le plus grand bonheur, c'est d'�tre en paix avec Dieu. Je ne l'aurais pas �t� dans le monde, je ne suis pas une h�ro�ne, j'ai la crainte et peut-�tre le sentiment de ma faiblesse. Le clo�tre me sert de refuge et la r�gle monastique d'hygi�ne morale; moyennant ces puissants secours, je suis mon chemin sans trop d'efforts ni de m�rite. »

Ainsi raisonnait cette �me profond�ment humble, ou, si l'on aime mieux, cet esprit parfaitement modeste. Elle �tait d'autant plus forte qu'elle croyait ne pas l'�tre.

Quand j'essayais de raisonner avec elle � la mani�re de la sœur H�l�ne, elle secouait doucement la t�te: « mon enfant, me disait-elle, si vous cherchez le m�rite de la souffrance, vous le trouverez de reste dans le monde. Croyez bien qu'une m�re de famille, ne f�t-ce que pour mettre ses enfants au monde, a plus de douleur et de travail que nous. Je ne regarde pas la vie claustrale comme un sacrifice comparable � ceux qu'une bonne �pouse et une bonne m�re doit s'imposer tous les jours. Ne vous tourmentez donc pas l'esprit, et attendez ce {Lub 975} que Dieu vous inspirera quand vous serez en �ge de choisir. Il sait mieux que vous et moi ad ce qui vous convient. Si vous d�sirez de souffrir, soyez tranquille, la vie vous servira � souhait, et peut-�tre trouverez-vous, si votre ardeur de sacrifice persiste, que c'est {CL 209} dans le monde, et non dans le couvent, qu'il faut aller chercher votre martyre. »

Sa sagesse me p�n�trait de respect, et ce fut elle qui me pr�serva de prononcer ces voeux imprudents que les jeunes filles font quelquefois d'avance dans le secret de leur effusion devant Dieu: serments terribles qui p�sent quelquefois pour toute la vie sur des consciences timor�es, et qu'on ne viole pas, quelque non recevables qu'ils aient �t� devant Dieu, sans porter une grave atteinte � la dignit� et � la sant� de l'�me.

Cependant je ne me d�fendais pas de l'enthousiasme de sœur H�l�ne ae; je la voyais tous les jours, j'�piais l'occasion et le moyen de l'aider dans ses rudes travaux, consacrant mes r�cr�ations de la journ�e � les partager, et celles du soir � lui donner des le�ons de fran�ais dans sa cellule. Elle avait, je l'ai dit, fort peu d'intelligence et savait � peine �crire. Je lui appris plus d'anglais que de fran�ais, car je m'aper�us bient�t que c'�tait par l'anglais que nous eussions d� commencer. Nos le�ons ne duraient gu�re qu'une demi-heure. Elle se fatiguait vite. Cette t�te si forte avait plus de volont� que de puissance.

Nous avions donc une demi-heure pour causer, et j'aimais son entretien, qui �tait pourtant celui d'un enfant. Elle ne savait rien, elle ne d�sirait rien savoir hors du cercle �troit o� sa vie s'�tait renferm�e. Elle avait le profond m�pris af de toute science �trang�re � la vie pratique qui caract�rise le paysan. Elle parlait mal � froid, ne trouvait pas de mots � son usage, et ne pouvait pas encha�ner ses id�es; mais quand l'enthousiasme revenait, elle avait des �lans d'une spontan�it� sublime, des mots d'une profondeur �trange dans leur concision enfantine.

Elle ne doutait pas de ma vocation, elle ne cherchait pas � me retenir et � me faire h�siter dans mon entra�nement; elle croyait � la force des autres comme � la sienne propre. {CL 210} Elle ne s'embarrassait l'esprit d'aucun obstacle et se persuadait qu'il serait tr�s-facile de m'obtenir une dispense pour entrer dans la communaut� en d�pit des {Lub 976} statuts de la r�gle, qui n'admettait que des Anglaises, des Écossaises ou des Irlandaises dans le couvent. J'avoue que l'id�e d'�tre religieuse ailleurs qu'aux Anglaises me faisait fr�mir, preuve que je n'avais pas de vocation v�ritable; et comme je lui avouais le doute que cette pr�f�rence pour notre couvent �levait en moi, elle me rassurait avec une adorable indulgence. Elle voulait trouver ma pr�f�rence l�gitime, et cette mollesse de cœur n'alt�rait pas, suivant elle, l'excellence de ma vocation. J'ai d�j� dit quelque part dans cet ouvrage, � propos de La Tour D'Auvergne, je crois, que le cachet de la v�ritable grandeur est de ne jamais songer � exiger des autres les grandes choses qu'on s'impose � soi-m�me. La sœur H�l�ne, cette cr�ature toute d'instincts sublimes, agissait de m�me avec moi. Elle avait quitt� sa famille et son pays, elle �tait venue avec joie s'enterrer dans le premier couvent qu'on lui avait d�sign�, et elle consentait � me laisser choisir ma retraite et arranger mon sacrifice. C'�tait assez, � ses yeux, qu'une personne comme moi, qu'elle regardait comme un grand esprit, (parce que je savais ma langue mieux qu'elle ne savait la sienne), accept�t d�lib�r�ment l'id�e d'�tre sœur converse au lieu de pr�f�rer tenir la classe.

Nous faisions donc des ch�teaux en Espagne ensemble. Elle me cherchait un nom, celui de Marie-Augustine, que j'avais pris � la confirmation, �tant d�j� port� par Poulette. Elle me d�signait une cellule voisine de la sienne. Elle m'autorisait d'avance � aimer le jardinage et � cultiver des fleurs dans le pr�au. J'avais conserv� le go�t de tripoter la terre, et comme j'�tais trop grande fille pour faire un petit jardin pour moi-m�me, je passais une partie des r�cr�ations � brouetter du gazon et � dessiner des all�es dans les jardinets {CL 211} des petites. Aussi il fallait voir quelle adoration ces enfants avaient pour moi. On me raillait un peu � la grande classe. Anna soupirait de mon abrutissement sans cesser d'�tre bonne et affectueuse. Pauline de Pontcarr�, mon amie d'enfance, qui �tait entr�e au couvent depuis six mois, disait � sa m�re, devant moi, que j'�tais devenue imb�cile, parce que je ne pouvais plus vivre qu'avec la sœur H�l�ne ou les enfants de sept ans.

J'avais pourtant contract� une amiti� qui e�t d� me relever dans l'opinion des plus intelligentes, puisque {Lub 977} c'�tait avec la personne la plus intelligente du couvent. Je n'ai pas encore parl� d'Élisa Anster, ag bien que ce soit une des figures les plus remarquables de cette s�rie de portraits o� mon r�cit m'entra�ne. J'ai voulu la garder pour le joyau principal de cette pr�cieuse couronne.

{Presse 14/4/1855 1} Un Anglais, M. Anster, neveu de madame Canning, notre sup�rieure, avait �pous� � Calcutta une belle indienne, dont il avait eu grand nombre d'enfants, douze, peut-�tre quatorze. Le climat les avait tous d�vor�s dans leur bas �ge, except� un fils, qui s'est fait pr�tre, et deux filles: Lavinia, qui a �t� ma compagne � la petite classe ah; Élisa, sa sœur a�n�e, mon amie de la grande classe, qui est aujourd'hui sup�rieure d'un couvent de Cork en Irlande.

M. et madame Anster, voyant p�rir tous leurs enfants, dont l'organisation splendide semblait se dess�cher tout � coup dans un milieu contraire, et ne pouvant abandonner leurs affaires, firent l'effort de se s�parer des trois qui leur restaient. Ils les envoy�rent en Angleterre � madame Blount, sœur de madame Canning. Voil� du moins l'histoire que l'on racontait au couvent. Plus tard j'ai entendu dire autrement: mais qu'importe? Le fait certain, c'est qu'Élisa et Lavinia se rappelaient confus�ment leur m�re se roulant de d�sespoir sur le rivage indien tandis que le navire s'en �loignait � pleines voiles. Mises au couvent � {CL 212} Cork en Irlande, Élisa et Lavinia vinrent en France lorsque madame Blount se d�cida � venir habiter, avec sa fille et ses deux ni�ces, notre couvent des Anglaises. Cette famille avait-elle de la fortune? Je l'ignore, on ne s'occupait gu�re de cela parmi les d�votes. Je crois que le p�re �tait encore aux Indes quand je connus ses filles. La m�re y �tait � coup s�r et n'avait pas vu ses enfants depuis une douzaine d'ann�es.

Lavinia �tait une charmante enfant, timide, impressionnable, rougissant � tout propos, d'une douceur parfaite, ce qui ne l'emp�chait pas d'�tre un peu diable et fort peu d�vote. Ses tantes et sa sœur la grondaient souvent. Elle ne s'en souciait pas �norm�ment.

Élisa �tait d'une beaut� incomparable et d'une intelligence sup�rieure. C'�tait le plus admirable r�sultat possible de l'union de la race anglaise avec le type indien. Elle avait un profil grec d'une puret� de lignes exquises, un teint de lis et de roses sans hyperbole, des cheveux {Lub 978} ch�tains superbes, des yeux bleus d'une douceur et d'une p�n�tration frappantes, une sorte de fiert� caressante dans la physionomie; le regard et le sourire annon�aient la tendresse d'un ange, le front droit, l'angle facial fortement accus�, je ne sais quoi de carr� dans une taille magnifique de proportions, r�v�laient une grande volont�, une grande puissance, un grand orgueil.

D�s son plus jeune �ge, toutes les forces de cette �me vigoureuse s'�taient tourn�es vers la pi�t�. Elle nous arriva sainte, comme je l'ai toujours connue, ferme dans sa r�solution de se faire religieuse, et cultivant dans son cœur une seule amiti� exclusive, le souvenir d'une religieuse de son couvent d'Irlande, sœur Maria Borgia de Chantal, qui a toujours encourag� sa vocation et qu'elle est all�e rejoindre plus tard en prenant le voile. La plus grande marque d'amiti� qu'elle m'ait donn�e, c'est un petit reliquaire que {CL 213} j'ai toujours � ma chemin�e, et qu'elle tenait de cette religieuse. Je lis encore sur l'envers: M. de Chantal to E. 1816. elle y tenait tant qu'elle me fit promettre de ne jamais m'en s�parer, et je lui ai tenu parole. Il m'a suivie partout. Dans un voyage le verre s'est cass�, la relique s'est perdue, mais le m�daillon est intact, et c'est le reliquaire lui-m�me qui est devenu relique pour moi.

Cette belle Élisa �tait la premi�re dans toutes les �tudes, la meilleure pianiste du couvent, celle qui faisait tout mieux que les autres, puisqu'elle y portait � dose �gale les facult�s naturelles et la volont� soutenue. Elle faisait tout cela en vue d'�tre propre � diriger l'�ducation des jeunes Irlandaises qui lui seraient confi�es un jour � Cork, car elle �tait pour son couvent de Cork comme moi pour mon couvent des Anglaises. Marie Borgia �tait son Alicia et son H�l�ne. Elle ne comprenait pas qu'elle p�t �tre religieuse ailleurs, et sa vocation n'en �tait pas moins certaine, puisqu'elle y a persist� avec joie.

Elle avait bien plus raison que moi en songeant � se rendre utile dans le clo�tre. Moi, je suivais les �tudes avec soumission, avec le plus d'attention possible; mais en r�alit�, depuis que j'�tais d�vote, je ne faisais pas plus de progr�s que je n'avais fait de besogne auparavant. Je n'avais pas d'autre but que celui de me soumettre � la r�gle, et mon mysticisme me commandant d'immoler toutes les vanit�s du monde, je ne voyais pas qu'une {Lub 979} sœur converse e�t besoin de savoir jouer du piano, dessiner et de conna�tre l'histoire. Aussi, apr�s trois ann�es de couvent, en suis-je sortie beaucoup plus ignorante que je n'y �tais entr�e. J'y avais m�me perdu ces acc�s d'amour pour l'�tude dont je m'�tais sentie prise de temps en temps � Nohant. La d�votion m'absorbait bien autrement que n'avait fait la diablerie. Elle usait toute mon intelligence au profit de mon cœur. Quand j'avais pleur� d'adoration pendant une {CL 214} heure � l'�glise, j'�tais bris�e pour tout le reste du jour. Cette passion, r�pandue � flots dans le sanctuaire, ne pouvait plus se rallumer pour rien de terrestre. Il ne me restait ni force, ni �lan, ni p�n�tration pour quoi que ce soit. Je m'abrutissais, Pauline avait bien raison de le dire, mais il me semble pourtant que je grandissais dans un certain sens. J'apprenais � aimer autre chose que moi-m�me: la d�votion exalt�e a ce grand effet sur l'�me qu'elle poss�de, que, du moins, elle y tue l'amour-propre radicalement, et, si elle l'h�b�te � certains �gards, elle la purge de beaucoup de petitesses et de mesquines pr�occupations.

Quoique l'�tre humain soit dans la conduite de sa vie un ab�me d'incons�quences, une certaine logique fatale le ram�ne toujours � des situations analogues � celles o� son instinct l'a d�j� conduit. Si l'on s'en souvient, j'�tais parfois � Nohant, devant les soins et les le�ons de ma grand'm�re, dans la m�me disposition de soumission inerte et de d�go�t secret que celle o� je me retrouvais au couvent devant les �tudes qui m'�taient impos�es. À Nohant, ne pensant qu'� me faire ouvri�re avec ma m�re, j'avais m�pris� l'�tude ai comme trop aristocratique. Au couvent, ne songeant qu'� me faire servante avec sœur H�l�ne, je m�prisais l'�tude comme trop mondaine.

Je ne sais plus comment il m'arriva de me lier avec Élisa. Elle avait �t� froide et m�me dure avec moi durant ma diablerie. Elle avait des instincts de domination qu'elle ne pouvait contenir, et lorsqu'un diable d�rangeait sa m�ditation � l'�glise ou bouleversait ses cahiers � la classe, elle devenait pourpre; ses belles joues prenaient m�me rapidement une teinte violac�e, ses sourcils, d�j� tr�s-rapproch�s, s'unissaient par un froncement nerveux; elle murmurait des paroles d'indignation, son sourire devenait m�prisant, presque terrible; sa nature imp�rieuse et hautaine se trahissait. Nous disions alors {Lub 980} que le sang asiatique {CL 215} lui montait au visage. Mais c'�tait un orage passager. La volont�, plus forte que l'instinct, dominait cette col�re. Elle faisait un effort, p�lissait, souriait, et ce sourire, passant sur ses traits comme un rayon de soleil, y ramenait la douceur, la fra�cheur et la beaut�.

Toutefois il fallait la conna�tre beaucoup pour l'aimer, et, en g�n�ral, elle �tait plus admir�e que recherch�e.

Quand elle se fit conna�tre � moi, ce ne fut point � demi. Elle me r�v�la ses propres d�fauts avec beaucoup de grandeur et m'ouvrit sans r�serve son �me aust�re et tourment�e.

« Nous marchons au m�me but par des chemins diff�rents, me disait-elle. J'envie le tien, car tu y marches sans effort et tu n'as pas de lutte � soutenir. Tu n'aimes pas le monde, tu n'y pressens qu'ennuis et lassitudes. La louange ne te cause que du d�go�t. On dirait que tu te laisses glisser du si�cle dans le clo�tre par une pente facile et que ton �tre n'a point d'asp�rit�s qui te retiennent. Moi, disait-elle (et en parlant ainsi sa figure rayonnait comme celle d'un archange), j'ai un orgueil de Satan! Je me tiens dans le temple comme le pharisien superbe, et il me faut faire un effort pour me mettre moi-m�me � la porte, o� je te trouve, toi, endormie et souriante, � l'humble place du publicain. J'ai un sentiment de recherche dans le choix de mon sort futur en religion. Je veux bien ob�ir, mais je sens aussi le besoin de commander. J'aime l'approbation, la critique m'irrite, la moquerie m'exasp�re. Je n'ai ni indulgence instinctive ni patience naturelle. Pour vaincre tout cela, pour m'emp�cher de tomber dans le mal cent fois par jour, il me faut une continuelle tension de ma volont�. Enfin, si je surnage au-dessus de l'ab�me de mes passions j'aurai bien du mal, et il me faudra du ciel une bien grande assistance. »

L�-dessus elle pleurait et se frappait la poitrine. J'�tais forc�e de la consoler, moi qui me sentais un atome aupr�s {CL 216} d'elle. « Il est possible, lui disais-je, que je n'aie pas les m�mes d�fauts que toi, mais j'en ai d'autres, et je n'ai pas tes qualit�s. À brebis tondue Dieu m�nage le vent. Comme je n'ai pas ta force, les vives sensations aj me sont �pargn�es. Je n'ai pas de m�rite � �tre humble, puisque par caract�re, par position sociale peut-�tre, je m�prise beaucoup de choses qu'on estime dans le monde. Je ne {Lub 981} connais pas le plaisir qu'on go�te � la louange; ni ma personne ni mon esprit ne sont remarquables. Peut-�tre serais-je vaine si j'avais ta beaut� et tes facult�s: si je n'ai pas le go�t du commandement, c'est que je n'aurais pas la pers�v�rance de gouverner quoi que ce soit. Enfin rappelle-toi que les plus grands saints sont ceux qui ont eu le plus de peine � le devenir.

— C'est vrai! s'�cria-t-elle. ak Il y a de la gloire � souffrir, et les r�compenses sont proportionn�es aux m�rites. » Puis tout � coup laissant retomber sa t�te charmante dans ses belles mains: « Ah! disait-elle en soupirant, ce que je pense l� est encore de l'orgueil! Il s'insinue en moi par tous les pores et prend toutes les formes pour me vaincre. Pourquoi est-ce que je veux trouver de la gloire au bout de mes combats et une plus haute place dans le ciel que toi et la sœur H�l�ne? En v�rit�, je suis une �me bien malheureuse. Je ne peux pas m'oublier et m'abandonner un seul instant. »

C'est dans de telles luttes int�rieures que cette vaillante et aust�re jeune fille consumait ses plus brillantes ann�es; mais il semblait que la nature l'e�t form�e pour cela, car plus elle s'agitait, plus elle �tait resplendissante d'embonpoint, de couleur et de sant�.

Il n'en �tait pas ainsi de moi. Sans lutte et sans orage, je m'�puisais dans mes expansions d�votes. Je commen�ais � me sentir malade, et bient�t le malaise physique changea la nature de ma d�votion. J'entre dans la seconde phase de cette vie �trange.


Variantes

  1. 1810-1832 {CL} (cette inadvertance de l'�diteur est corrig�e dans la table des mati�res du T.3) ♦ 1819-1822 {Lub} (cette indavertance de l'�diteur est r�p�t�e dans la table des mati�res du T.1. Nous corrigeons)
  2. Le texte suit sans interruption dans {Ms} et {Presse} ♦ Troisi�me Partie — Chapitre Quatorzi�me (suite) {Lecou} ♦ Quatri�me Partie. Chapitre Premier {LP} ♦ Quatri�me Partie. / Du mysticisme � l'ind�pendance — 1810-1832. I {CL}
  3. On a vu que ce chapitre est joint au pr�c�dent dans {Ms} et {Presse}. On trouvera donc l'argument en t�te du chapitre XIV de la IIIe partie; On y trouvera �galement les variantes de {Ms}
  4. ais�ment, r�pondit-elle {Ms}ais�ment, reprit-elle {Presse} et sq.
  5. qui fussions susceptibles {Ms}, {Presse}, {Lecou} ♦ qui fussent susceptibles {LP} et sq.
  6. avec d�lices {Ms} ♦ avec plaisir {Presse} et sq.
  7. suffire � [la besogne ray�] tout. {Ms}
  8. le courage de la [r�volte ray�] r�sistance. {Ms}
  9. que je ne sais si j'ai commis {Ms} ♦ que je ne sais pas avoir commis {Presse} et sq.
  10. onction, une grande bonhommie. C'�tait le directeur qu'il me fallait pour me pr�server d'une trop grande exaltation religieuse mais non pas celui qui pouvait la rendre durable et tenace. On le verra plus tard. Il ne voulait {Ms} ♦ onction et une grande bonhomie. Il ne voulait {Presse} et sq.
  11. vertu. [Son domaine �tait de ce monde ray�] {Ms}
  12. quinze ans [et deux mois ray�] {Ms}
  13. droit au but, press�e que j'�tais de {Ms} ♦ droit au but, j'�tais press�e de {Presse} et sq.
  14. d'effusion, d'ardeur et en m�me {Ms} ♦ d'effusion et en m�me {Presse} et sq.
  15. pour elles. [Heureusement pour moi, je sortis du mysticisme au moment o� il pouvait d�truire ma raison, ma vie probablement, au train dont j'allais. Ce fut le mot de mon bon p�re Pr�mord ray�] {Ms}
  16. Je portais au cou {Ms}, {Presse}, {Lecou} ♦ Je portais autour du cou {LP} et sq.
  17. fi�re. [Aucune d'elles ray�] (hormis une seule) elles {Ms} ♦ Hormis une seule, elles {Presse} et sq.
  18. qui m'aimait si bien {Ms} ♦ qui me ch�rissait si bien {Presse} et sq.
  19. pareil cas, que la faute f�t volontaire ou non. Je ne {Ms} ♦ pareil cas. Je ne {Presse} et sq.
  20. qu'elle m'aim�t moins {Ms} ♦ qu'elle m'aimait moins {Presse} et sq.
  21. Dans la liste [que j'ai trac�e des noms et des caract�res ray�] {Ms}
  22. Son courage, car, de force physique, elle n'en avait plus. Depuis longtemps elle �tait {Ms} ♦ Son courage et ses forces. Elle �tait {Presse} et sq.
  23. ce travail {Ms} ♦ le travail {Presse} et sq.
  24. si n�gligent et si sale, permettez-moi de vous le dire, mais, pour {Ms} ♦ si n�gligent. Mais, pour {Presse} et sq.
  25. Je vis le toit {Ms} ♦ Je regardai le toit {Presse} et sq.
  26. cette inspir�e. / Enfin ♦ cette inspir�e. Enfin {CL}
  27. des anges [tranquilles ray�] terrestres {Ms}
  28. dans de rudes labeurs {Ms} ♦ dans de grossiers labeurs {Presse} et sq.
  29. r�compense. » J'avais �t� trop �mue du r�cit de sœur H�l�ne pour pouvoir commencer mon cours de fran�ais avec elle; il me restait quelques instans pour prier � l'�glise. J'y courus, le cœur enflamm� d'une joie nouvelle, et me prosternant devant le Christ: Accepte, accepte, lui disais-je, ne me dis pas que je suis indigne de me d�vouer ainsi. Ne permets pas que j'en sois incapable. Aide-moi � aimer comme je dois. Fais que ma r�solution ne soit point un r�ve. Il y a, dans ces trois personnes de la Trinit� divine, quelque chose de si tranch� que quoi qu'on en dise on ne les aime point d'un �gal amour. Les images plaisent et nuisent aux imaginations na�ves, et quelque soin qu'on prenne d'�lever la pens�e du symbole � la divinit�, ces symboles se gravent mat�riellement dans l'esprit des enfans. Quelqu'effort que je fisse et bien qu'on m'e�t confirm�e avec toute la po�sie [d'usage pour ray�] qui remplit ce sacrement, je ne songeais presque jamais au saint Esprit. C'�tait trop subtil � se repr�senter, je voyais toujours la colombe sacr�e, ou la langue de feu planant sur les t�tes b�nies. Cela ne me passionnait point. [Quoi que je fisse ray�] Quoique puisant � longs traits l'amour mystique dans l'Imitation de J.C. ce terrible livre qui tue les passions humaines, les [mauvaises ray�] bonnes comme les mauvaises, je ne pouvais pas non plus voir en J�sus-Christ tout � fait un Dieu. Je ne me permettais pas de philosopher, et je n'y songeais m�me point; mais, � mon insu, je le sentais pr�s de moi comme un p�re, comme un ami, surnaturel, � la v�rit�, mais non pas comme la Divinit� en personne, Il se pla�ait dans ma pens�e comme un interm�diaire entre son p�re et moi. Ce Dieu fait homme, �tait plut�t l'homme fait Dieu. Je l'aimais mieux que le p�re Éternel, je le redoutais moins. Le p�re m'�crasait de sa toute puissance; j'osais � peine l'invoquer, je ne trouvais point de mots dans ma pens�e, c'est-�-dire que je ne pouvais penser devant lui. Je m'ann�antissais dans une adoration muette, dans une contemplation, o�, quelques fois, un vague et [myst�rieux ray�] br�lant sommeil vint me surprendre, comme l'oliseau que le soleil fait p�mer. / Mais le fils ne me causait point ces ardeurs enivrantes. Il ne d�pouillait point son caract�re humain, il avait souffert, lui, le roi des martyrs, le p�re des mis�rables. Mon cœur allait � lui plus na�vement, je lui parlais sans effort, je le consultais avec une certaine pu�rilit�. Ces entretiens o� Jean Gerson, l'auteur de l'Imitation, se permet de le faire parler au chr�tien comme l'ami � l'ami, cette sorte d'�galit� que le r�v�lateur lui-m�me semble exiger entre lui et la cr�ature, tout cela se m�lait dans mon imagination avec le vague souvenir de mon p�re, et, en de certains momens, il me fallait passer la main sur mon front pour ne pas voir la belle et p�le figure de ce mort ch�ri sous les longs cheveux et la robe sans tache du Christ. J'�tais forc�e d'�viter d'appeler J�sus mon p�re, parce qu'alors l'illusion devenait plus importune. Enfin, que vous dirai-je? Je pense qu'il y avait de l'idol�trie dans mon culte, et je ne sais pas s'il est possible � une imagination vive et � un cœur ardent, d'�tre catholique sans �tre plus ou moins idol�tre. / Des organisations purement spirituelles peuvent s'en d�fendre peut-�tre; mais on fait tout ce qu'il est possible d'imaginer pour embraser notre cœur, et quand notre cœur est port� � l'amour, nous aimons Dieu d'un amour humain. Dira-t-on que cet amour diff�re de l'affection terrestre parce qu'il est chaste? Mais l'amour filial l'est-il moins? Non, quoiqu'on fasse, le catholique mat�rialiisera toujours l'id�e de Dieu, et quiconque veut ne l'adorer qu'en esprit, doit maitriser sa sensibilit�, et fermer � son cœur l'ab�me fascinateur du mysticisme. / Je ne tardai {Ms} ♦ r�compense. » / Je ne tardai {Presse} et sq.
  30. que vous, et mieux que moi {Ms} ♦ que vous et moi {Presse} et sq.
  31. d�fendais point de l'entrainement que j'�prouvais pour l'enthousiasme de sœur H�l�ne {Ms} ♦ d�fendais pas de l'enthousiasme de sœur H�l�ne {Presse} et sq.
  32. ce profond m�pris {Ms} ♦ le profond m�pris {Presse} et sq.
  33. Élisa Anster, {Ms}Élisa Auster, {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ Élisa Anster, {CL}
  34. petite classe et qui est aujourd'hui mari�e {Ms} ♦ petite classe {Presse} et sq.
  35. m�pris� [le latin et le fran�ais ray�] l'�tude {Ms}
  36. les vives tentations {Ms} ♦ les vives sensations {Presse} et sq. ( {Lub} note: On serait en droit de pr�f�rer la le�on de {Ms})
  37. s'�criait-elle. {Ms}, {Presse}, {Lecou} ♦ s'�cria-t-elle. {LP} et sq.

Notes