GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-Lévy 1876

{LP T.? ?; CL T.2 [287]; Lub T.1 [641]} TROISIÈME PARTIE
De l'enfance à la jeunesse
1810-1819 a

{Presse 18/3/1855 1; CL T.3 [29]; Lub T.1 [822]} IX b 1

L'ambition de Liset. — Énergie et langueur de l'adolescence. — Les glaneuses. — Deschartres me rend communiste. — Il me dégoûte du latin. — Un orage pendant la fenaison. — La bête. — Histoire de l'enfant de chœur. — Les Veillées des chanvreurs. — Les histoires du sacristain. — Les visions de mon frère c. — Les beautés de l'hiver à la campagne. — Association fraternelle des preneurs d'alouettes d. — Le roman de Corambé se passe du nécessaire. — La première communion. — Les comédiens de passage. — La messe et l'Opéra. — Brigitte et Charles. — L'enfance ne passe pas pour tout le monde.



Mon frère était si content e de s'en aller, que je ne pus pas m'affliger beaucoup de le voir partir. Cependant la maison me parut bien grande, le jardin bien triste, la vie bien morne quand je me trouvai seule. Comme il riait en me quittant, j'aurais eu honte de pleurer; mais je pleurai le lendemain matin, lorsqu'en m'éveillant je me dis que je ne le verrais plus. Liset, me voyant les yeux rouges à la récréation, se crut obligé de pleurer, quoiqu'il eût été plus tourmenté et plus rossé que choyé par Hippolyte. C'était un enfant très-sensible, que ses parents ne rendaient pas heureux et qui avait reporté sur moi toutes ses affections. Il rêvait, comme félicité suprême, d'être un jour mon jockey et d'avoir un chapeau galonné. Je ne goûtais pas ce genre d'ambition et je f lui jurais que de ma vie je ne galonnerais mes domestiques. J'ai tenu parole; je ne peux pas souffrir ces travestissements; mais c'était le conte de fées, la poésie de Liset, et je ne pus jamais lui faire comprendre que c'était une sotte vanité. Le pauvre enfant est mort pendant que j'étais au couvent, et je devais bientôt le quitter pour ne plus le revoir.

{CL 30} Tout au milieu de mes rêvasseries sans fin et des {Lub 823} chagrins de ma situation, je me développais extraordinairement. J'annonçais devoir être grande et robuste; de douze à treize ans, je grandis de trois pouces et j'acquis une force exceptionnelle pour mon âge et pour mon sexe. Mais j'en restai là, et mon développement s'arrêta au moment où il commence souvent pour les autres. Je ne dépassai pas la taille de ma mère, mais je fus toujours très-forte g et capable de supporter des marches et des fatigues presque viriles.

Ma grand'mère, ayant enfin compris que je n'étais jamais malade que faute d'exercice et de grand air, avait pris le parti de me laisser courir, et, pourvu que je ne revinsse pas avec des déchirures à ma personne ou à mes vêtements, Rose m'abandonnait peu à peu à ma liberté physique. La nature me poussait par un besoin invincible à seconder le travail qu'elle opérait en moi, et ces deux années, celles où je rêvai et pleurai pourtant le plus, furent aussi celles où je courus et où je m'agitai h davantage. Mon corps et mon esprit se commandaient alternativement une inquiétude d'activité et une fièvre de contemplations, pour ainsi dire. Je dévorais les livres qu'on me mettait entre les mains, et puis tout à coup je sautais par la fenêtre du rez-de-chaussée, quand elle se trouvait plus près de moi que la porte, et j'allais m'ébattre dans le jardin ou dans la campagne, comme un poulain échappé. J'aimais la solitude de passion, j'aimais la société des autres enfants avec une passion égale; j'avais partout des amis et des compagnons. Je savais dans quel champ, dans quel pré, dans quel chemin je trouverais Fanchon, Pierrot, Liline, Rosette ou Sylvain. Nous faisions le ravage dans les fossés, sur les arbres, dans les ruisseaux. Nous gardions les troupeaux, c'est-à-dire que nous ne les gardions pas du tout, et que, pendant que les chèvres et les moutons faisaient bonne {CL 31} chère dans les jeunes blés, nous formions des danses échevelées, ou bien nous goûtions sur l'herbe avec nos galettes, notre fromage i et notre pain bis. On ne se gênait pas pour traire les chèvres et les brebis, voire les vaches et les juments quand elles n'étaient pas trop récalcitrantes. On faisait cuire des oiseaux ou des pommes de terre sous la cendre. Les poires et les pommes sauvages, les prunelles, les mûres de buisson, les racines, tout nous était régal. Mais c'était là qu'il ne {Lub 824} fallait pas être surpris par Rose, car il m'était enjoint de ne pas manger hors des repas, et, si elle arrivait, armée d'une houssine verte, elle frappait impartialement sur moi et sur mes complices.

Chaque saison amenait ses plaisirs. Dans le temps des foins, quelle joie que de se rouler sur le sommet du charroi, ou sur les miloches! Toutes mes amies, tous mes petits camarades rustiques venaient glaner derrière les ouvriers dans nos prairies, et j'allais rapidement faire l'ouvrage de chacun d'eux, c'est-à-dire que, prenant leurs râteaux, j'entamais dans nos récoltes, et qu'en un tour de main je leur en donnais à chacun autant qu'il en pouvait emporter. Nos métayers faisaient la grimace et je ne comprenais pas qu'ils n'eussent pas le même plaisir que moi à donner. Deschartres se fâchait; il disait que je faisais de tous ces enfants des pillards qui me feraient repentir, un jour, de ma facilité à donner et à laisser prendre j.

C'était la même chose en temps de moisson; ce n'étaient plus des javelles qu'emportaient les enfants de la commune, c'étaient des gerbes. Les pauvresses de La Châtre venaient par bandes de quarante et cinquante. Chacune m'appelait pour suivre sa rège, c'est-à-dire pour tenir son sillon avec elles, car elles établissent entre elles une discipline et battent celle qui glane hors de sa ligne k. Quand j'avais passé cinq minutes avec une glaneuse, comme je ne me gênais pas pour prendre à deux mains l dans nos gerbes, elle avait gagné {CL 32} sa journée, et, lorsque Deschartres me grondait, je lui rappelais l'histoire de Ruth et de Booz.

C'est de cette époque particulièrement que datent m les grandes et fastidieuses instructions que le bon Deschartres entreprit de me faire goûter sur les avantages et les plaisirs de la propriété. Je ne sais pas si j'étais prédisposée à prendre la contre-partie de sa doctrine, ou si ce fut la faute du professeur, mais il est certain que je me jetai par réaction dans le communisme le plus aveugle et le plus absolu. On pense bien que je ne donnais pas ce nom à mon utopie, je crois que le mot n'avait pas encore été créé; mais je décrétai en moi-même que l'égalité des fortunes et des conditions était la loi de Dieu, et que tout ce que la fortune donnait à l'un, elle le volait à l'autre. J'en demande bien pardon {Lub 825} à la société présente, mais cela m'entra dans la tête à l'âge de douze ans et n'en sortit plus que pour se modifier en se conformant aux nécessités morales des faits accomplis. L'idéal resta pour moi dans un rêve de fraternité paradisiaque, et, lorsque je devins catholique plus tard, ce rêve s'appuya sur la logique de l'Évangile. J'y reviendrai.

J'exposais naïvement mon utopie à Deschartres. Pauvre homme! S'il vivait aujourd'hui, avec ses instincts réactionnaires développés par les circonstances, dans quelles fureurs certaines idées nouvelles lui feraient achever ses jours n! Mais en 1816 l'utopie ne lui paraissait pas menaçante, et il prenait la peine de la discuter méthodiquement.

« Vous changerez o d'avis, me disait-il, et vous arriverez à mépriser trop l'humanité pour vouloir vous sacrifier à elle. Mais, dès à présent, il faut combattre en vous ces instincts de prodigalité que vous tenez de votre pauvre père. Vous n'avez pas la moindre idée de ce que c'est que l'argent; vous vous croyez riche parce que vous voyez autour de vous de la terre qui est à vous, des moissons qui mûrissent pour {CL 33} vous, des bestiaux qu'on soigne et qu'on engraisse pour vous fournir tous les ans quelques sacs d'écus. Mais avec tout cela vous n'êtes pas riche, et votre bonne maman a bien de la peine à tenir sa maison sur un pied honorable.

— Eh bien, p voyons, disais-je, qui est-ce qui force ma bonne maman à ces dépenses, qui sont principalement une bonne cave et une bonne table pour ses amis? Car, quant à elle, elle mange comme un oiseau, et une bouteille de muscat lui durerait bien deux mois. Croyez-vous qu'on vienne la voir pour boire et manger ses friandises?

— Mais il faut q ceci, il faut cela, » disait Deschartres. Je niais tout; j'accordais qu'il fallait à ma bonne maman tout le bien-être dont je la voyais jouir avec plaisir, mais je prétendais que, Deschartres et moi, nous pouvions bien nous mettre au brouet noir des lacédémoniens. Cela ne lui souriait pas du tout. Il raillait ma ferveur de novice en stoïcisme, et il m'emmenait voir nos champs et nos prés, assurant que je devais me mettre au courant de ma fortune et que je ne pouvais de trop bonne heure me rendre compte de mes dépenses et de mes recettes. Il me disait: « Voilà un morceau de terre qui vous {Lub 826} appartient. Il a coûté tant, il vaut tant, il rapporte tant. » Je l'écoutais d'un air de complaisance, et, lorsqu'au bout d'un instant il voulait me faire répéter ma leçon de propriétaire, il se trouvait que je ne l'avais pas entendue, ou que je l'avais déjà oubliée. Ses chiffres ne me disaient rien; je savais très-bien dans quel blé poussaient les plus belles nielles et les plus belles gesses sauvages, dans quelle haie je trouverais des coronilles et des saxifrages, dans quel pré des mousserons ou des morilles, sur quelles fleurs, au bord de l'eau, se posaient les demoiselles vertes et les petits hannetons bleus; mais r il m'était impossible de lui dire si nous étions sur nos terres ou sur celles du voisin, où était la limite du champ, combien d'ares, d'hectares ou de centiares renfermait {CL 34} cette limite, si la terre était de première ou de troisième qualité, etc. Je le désespérais, j'étouffais des bâillements spasmodiques et je finissais par lui dire des folies qui le faisaient rire et gronder en même temps. « Ah! pauvre tête, pauvre cervelle, disait-il en soupirant. C'est absolument comme son père; de l'intelligence pour certaines choses inutiles et brillantes, mais néant en fait de notions pratiques! Pas de logique, pas un grain de logique! » Que dirait-il donc aujourd'hui s'il {Presse 18/3/1855 2} savait que, grâce à ses explications, j'ai pris une telle aversion pour la possession de la terre que je ne suis pas plus avancée à quarante-cinq ans que je ne l'étais à douze! Je l'avoue à ma honte, je ne connais pas mes terres d'avec celles du voisin, et, quand je me promène à trois pas de ma maison, j'ignore absolument chez qui je suis.

Il semblerait qu'il fît tout son possible, ce brave homme, pour me dégoûter à tout jamais de ce qu'il appelait l'agriculture. Moi, j'adorais déjà, j'ai toujours adoré la poésie des scènes champêtres, mais il ne voulait m'y laisser voir rien de ce que j'y voyais. Si j'admirais la physionomie imposante des grands bœufs ruminant dans les herbes, il fallait entendre toute l'histoire du marché où le prix de ce bœuf avait été discuté, et la surenchère de tel fermier, et les grandes raisons que Deschartres, secondé par un intelligent marchois de sa connaissance, avait fait valoir pour le payer trente francs de moins. Et puis ce bœuf avait une maladie qu'il fallait connaître et examiner. Il avait le pied tendre, la corne usée, une maladie de peau, que sais-je? Adieu la poésie {Lub 827} et l'idéale sérénité de mon bœuf Apis, le roi des prairies! Ces bons moutons qui venaient m'étouffer de leurs empressements pour manger dans mes poches, il fallait les voir trépaner parce qu'ils avaient une affection cérébrale; c'était horrible. Il grondait terriblement les bergères, mes douces compagnes, qui tremblaient {CL 35} devant lui et s'en allaient en pleurant, tandis que moi, plantée à son côté comme juge et comme partie intéressée en même temps, je prenais en exécration mon rôle de propriétaire et de maître qui tôt ou tard devait me faire haïr. Haïr pour ma parcimonie ou railler pour mon insouciance s, c'était l'écueil inévitable, et j'y suis tombée. Les paysans de chez nous ont un grand mépris pour mon incurie, et je passe parmi eux depuis longues années pour une espèce d'imbécile.

Quand je voulais aller d'un côté, Deschartres m'emmenait d'un autre. Nous partions pour la rivière, qui, dans tout son parcours, sous les saules et le long des écluses du petit ravin, offre une suite de paysages adorables, des ombrages frais et des fabriques rustiques du style le plus pittoresque. Mais, en route, Deschartres armé de sa lunette de poche, voyait des oies dans un de nos blés. Il fallait remonter la côte aride, et, sous l'ardente chaleur de l'été, aller verbaliser sur ces oies, ou sur la chèvre qui pelait des ormeaux, déjà si pelés que je ne comprends guère le mal qu'elle y pouvait faire. Et puis on surprenait dans un arbre touffu un gamin volant de la feuille. L'âne du voisin avait franchi la haie et tondait dans nos foins la largeur de sa langue. C'étaient des délits continuels à réprimer, des exécutions, des menaces, des querelles de tous les instants, et qui s'engageaient parfois avec mes meilleurs amis. Cela me serrait le cœur, et, quand je le disais à ma grand'mère, elle me donnait de l'argent pour que je pusse, en cachette de Deschartres, aller rembourser les frais de l'amende au délinquant, ou porter de sa part les paroles de grâce.

Mais ce rôle ne me plaisait pas non plus; il était loin de satisfaire mon idéal d'égalité fraternelle. En faisant grâce à ces villageois, il me semblait que je les rabaissais dans mon propre cœur. Leurs remercîments me blessaient et je ne pouvais pas m'empêcher de leur dire que je ne faisais {CL 36} là qu'un acte de justice. {Lub 828} Ils ne me comprenaient pas. Ils s'avouaient coupables, très-coupables dans la personne de leurs enfants, mauvais gardiens du petit troupeau. On voulait les battre en ma présence pour me donner satisfaction; cela m'était odieux, et véritablement, me sentant devenir chaque jour artiste, avec des instincts de poésie et de tendresse, je maudissais le sort qui m'avait fait naître dame et châtelaine contre mon gré. J'enviais la condition des pastours. Mon plus doux rêve eût été de m'éveiller un beau matin sous leur chaume, de m'appeler Naniche ou Pierrot, et de mener mes bêtes au bord des chemins, sans souci de M. Lhomond et compagnie, sans solidarité avec les riches, sans appréhension d'un avenir qu'on me présentait si compliqué, si difficile à soutenir et si antipathique à mon caractère. Je ne voyais dans cette petite fortune qu'on voulait me faire compter et recompter sans cesse, qu'un embarras dont je ne saurais jamais me tirer, et je ne me trompais nullement.

En dépit de mon goût pour le vagabondage, une sorte de fatalité me poussait au besoin de cultiver mon intelligence, malgré la conviction où j'étais que toute science était vanité et fumée. Même au milieu de mes plus vifs amusements champêtres, il me prenait un besoin de solitude et de recueillement ou une rage de lecture, et, passant d'un extrême à l'autre, après une activité fiévreuse, je m'oubliais dans les livres pendant plusieurs jours, et il n'y avait pas moyen de me faire bouger de ma chambre ou du petit boudoir de ma grand'mère; de sorte qu'on était bien embarrassé de définir mon caractère, tantôt dissipé jusqu'à la folie, tantôt sérieux et morne jusqu'à la tristesse.

Deschartres s'était beaucoup radouci depuis que mon frère n'était plus là pour le faire enrager. Il se plaisait souvent aux leçons, que je prenais bien; mais l'inconstance de mon humeur ramenait de temps en temps les {CL 37} bourrasques de la sienne, et il m'accusait de mauvaise volonté quand je n'avais réellement qu'une fièvre de croissance. Il me menaça quelquefois de me frapper; et comme ces sortes d'avertissements sont déjà un fait à demi accompli, je me tenais sur mes gardes, résolue à ne pas souffrir de lui ce que je commençais à ne plus souffrir de Rose. À l'habitude, il était débonnaire avec moi et me savait un gré infini de la promptitude avec {Lub 829} laquelle je comprenais ses enseignements, quand ils étaient clairs. Mais, en de certains jours, j'étais si distraite, qu'il lui arriva t enfin de me jeter à la tête un gros dictionnaire latin u. Je crois qu'il m'aurait tuée si je n'eusse lestement évité le boulet en me baissant à propos. Je ne dis rien du tout, je rassemblai mes cahiers et mes livres, je les mis dans l'armoire, et j'allai me promener. Le lendemain, il me demanda si j'avais fait ma version: « Non, lui dis-je, je sais assez de latin comme cela, je n'en veux plus! » Il ne m'en reparla jamais et le latin fut abandonné. Je ne sais pas comment il s'en expliqua avec ma grand'mère: elle ne m'en parla pas non plus. Probablement Deschartres eut honte de son emportement et me sut gré de lui en garder le secret, en même temps qu'il comprit que ma résolution de ne plus m'y exposer était irrévocable. Cette aventure ne m'empêcha pas de l'aimer; il était pourtant l'ennemi juré de ma mère, et je n'avais jamais pu prendre mon parti sur les mauvais traitements qu'il avait fait essuyer à Hippolyte. Un jour qu'il l'avait cruellement battu, je lui avais dit: Je vais le dire à ma bonne maman, et je l'avais fait résolûment. Il avait été sévèrement blâmé, à ce que je présume, mais il ne m'en avait pas gardé de ressentiment. Comme nous étions francs l'un et l'autre, nous ne pouvions pas nous brouiller.

Il avait beaucoup du caractère de Rose, c'est pour cela qu'ils ne pouvaient pas se supporter. Un jour qu'elle {CL 38} balayait ma chambre et qu'il passait dans le corridor, elle lui avait jeté de la poussière sur ses beaux souliers reluisants. Lui de la traiter de butorde, elle de le qualifier de crocheteur; le combat s'engage, et Rose, lançant son balai dans les jambes du pédagogue pendant qu'il descendait l'escalier, avait failli lui faire rompre le cou. De ce moment ils se détestèrent cordialement; c'était chaque jour de nouvelles querelles, qui dégénéraient même en pugilat. Un peu plus tard il eut des différends moins énergiques, mais encore plus amers avec Julie. La cuisinière était aussi à couteaux tirés avec Rose, et elles se jetaient les assiettes à la tête. Ladite cuisinière se battait d'autre part avec son vieux époux Saint-Jean. On changea dix fois le valet de chambre parce qu'il ne pouvait s'entendre avec Rose ou avec Deschartres. Jamais intérieur ne fut troublé de plus de criailleries {Lub 830} et de batailles. Tel était le triste effet de l'excessive faiblesse de ma grand'mère. Elle ne voulait ni se séparer de ses domestiques, ni s'établir juge de leurs différends. Deschartres, en voulant y porter la paix, venait y mêler la tempête de sa colère. Tout cela m'inspirait un grand dégoût et augmentait mon amour pour les champs et pour la société de mes pastours, qui étaient si doux et vivaient en si bon accord.

Quand je sortais avec Deschartres, je pouvais aller assez loin avec lui et j'avais une certaine liberté. Rose m'oubliait, et je pouvais faire le gamin tout à mon aise. Un soir la fenaison se prolongea fort tard dans la soirée. On enlevait le dernier charroi d'un pré. Il faisait clair de lune, et on voulait en finir, parce que l'orage s'annonçait pour la nuit. Quelque diligence qu'on fît, le ciel se voila et la foudre commençait à gronder lorsque nous reprîmes le chemin de la ferme. Nous étions au bord de la rivière, à un quart de lieue de chez nous. Le charroi, chargé précipitamment, était mal équilibré. Deux ou trois fois en chemin {CL 39} il s'écroula et il fallut le rétablir. Nous avions de jeunes bœufs de trait que le tonnerre effrayait et qui ne marchaient qu'à grands renforts d'aiguillon, soufflant d'épouvante v comme des chevaux ombrageux. La bande des glaneurs et des glaneuses de foin nous avait attendus pour aider au chargement et pour soutenir de leurs râteaux l'édifice chancelant que chaque ornière compromettait. Deschartres, armé de l'aiguillon, dont il se servait mal, pestait, suait, jurait; les métayers et leurs ouvriers se lamentaient avec exagération, comme s'il se fût agi de la retraite de Russie. C'est la manière de s'impatienter du paysan berrichon. La foudre roulait avec un fracas épouvantable et le vent soufflait avec furie. On ne voyait plus à se conduire qu'à la lueur des éclairs et le chemin était très-difficile. Les enfants avaient peur et pleuraient. Une de mes petites camarades était si démoralisée qu'elle ne voulait plus porter sa petite récolte et l'aurait laissée au milieu du chemin si je ne m'en fusse chargée. Encore fallait-il la tirer elle-même par la main, car elle avait mis son tablier sur sa tête pour ne pas voir le feu du ciel, et elle se jetait dans tous les trous. Il était fort tard quand nous arrivâmes enfin par un vrai déluge. On était inquiet de nous à la maison. À la ferme on était {Lub 831} inquiet des bœufs et du foin. Pour moi, cette scène champêtre m'avait ravie, et j'essayai le lendemain d'en écrire la description; mais je n'y réussis pas à mon gré et je la déchirai sans la montrer à ma grand'mère. Chaque nouvel essai que je faisais de formuler mon émotion me dégoûtait pour longtemps de recommencer w.

{Presse 19/3/1855 1} L'automne et l'hiver étaient le temps où nous nous amusions le mieux. Les enfants de la campagne y sont plus libres et moins occupés. En attendant les blés de mars, il y a des espaces immenses où leurs troupeaux peuvent errer sans faire de mal. Aussi se gardent-ils eux-mêmes tandis que les pastours, rassemblés autour de leur feu en plein {CL 40} vent, devisent, jouent, dansent, ou se racontent des histoires. On ne s'imagine pas tout ce qu'il y a de merveilleux dans la tête de ces enfants qui vivent au milieu des scènes de la nature sans y rien comprendre, et qui ont l'étrange faculté de voir par les yeux du corps tout ce que leur imagination leur représente. J'ai tant de fois entendu raconter à plusieurs d'entre eux, que je savais très-véridiques, et trop simples d'ailleurs pour rien inventer, les apparitions dont ils avaient été témoins, que je suis bien persuadée qu'ils n'ont pas cru voir, mais qu'ils ont vu, par l'effet d'un phénomène qui est particulier aux organisations rustiques, les objets de leur épouvante. Leurs parents, moins simples qu'eux, et quelquefois même incrédules, étaient sujets aussi à ces visions. x

J'ai donc toujours pensé que ces phénomènes mériteraient d'être observés de plus près et analysés par la raison froide avec plus de conscience qu'ils ne l'ont encore été. Ce serait une étude utile pour l'intelligence de l'histoire et pour la connaissance de l'être humain, que les savants généralisent trop, selon moi. La race humaine a eu dans son enfance des facultés, ou si l'on veut des infirmités inhérentes à son état d'ignorance; mais dire que la superstition et la peur créent toujours ces fantômes n'est pas rigoureusement vrai. J'ai vu des paysans qui n'étaient ni crédules ni peureux, et qui ont été saisis, au moment où ils s'y attendaient le moins, par l'hallucination particulière aux gens de campagne. On sait que cette hallucination se reproduit presque toujours sous la forme d'animaux fantastiques y. J'ai rassemblé dans quelques articles publiés par {Lub 832}L'Illustration, les diverses croyances de notre vallée Noire, et j'ai raconté les apparitions de la grand'-bête.

Je n'y reviendrai pas, mais je dois avouer ici que j'ai cru longtemps que cette bête existait. Dans mes explications enfantines, je voulais qu'il y eût quelque espèce d'animal dont {CL 41} la race presque entièrement détruite ne comptait plus que des individus fort rares, et particulièrement retirés dans nos campagnes, où les pâturaux* leur offraient une retraite plus sûre qu'ailleurs, car la bête se montre surtout dans ces endroits-là, la nuit, à l'heure où on va chercher les bœufs, entre une ou deux heures, pour les lier. Je supposais que cette bête était noctambule, amphibie peut-être, et qu'elle pouvait bien se tenir cachée sous les eaux pendant le jour; que les savants et les gens du monde pouvaient ne pas se douter de son existence, et que la frayeur empêchait les paysans de l'observer assez pour en donner une idée exacte z; enfin je me plaisais à cette supposition que l'antique création avait encore quelques ébauches vivantes et errantes sur la terre, êtres isolés et malheureux, destinés à disparaître bientôt, incapables peut-être {Lub 833} de supporter la clarté du jour, {CL 42} et si fatigués de leur misérable condition qu'ils s'attachaient aux pas de l'homme, comme pour lui demander un refuge et la servitude. Mais l'homme refusait de les apprivoiser et de les utiliser. Il en avait peur et il essayait de les tuer: mais on sait que la bête renvoie le plomb et la balle. « Preuve, disais-je à Deschartres, que c'est un animal antédiluvien et dont la peau ou l'écaille ne sont pas de la même nature que celles de toutes les bêtes que nous connaissons. Peut-être cette bête vit-elle plusieurs siècles, peut-être même n'y en a-t-il plus qu'une seule dans l'univers, c'est ce qui fait qu'on ne trouve pas de dépouilles qu'on puisse étudier et comparer avec l'individu vivant. » Enfin je faisais sur cette bête tout un roman zoologique qui faisait beaucoup rire le savant Deschartres.

{[CL 41; Lub 832]} * Le pâtural est un dernier vestige aa de la vie pastorale et nomade, et n'existe plus guère que dans les parties centrales de la France. C'est un vaste enclos abandonné de temps immémorial au caprice de la natire. En général, ce sont d'excellentes terres dont le défrichement et la culture seraient très lucratifs; mais le fermier et le métayer n'entendent point à cela. Ils pensent que leurs bœufs ne sauraient profiter sans cette espèce de paturage, qui pourtant est fort maigre et peu favorable à la locomotion des animaux. Ce sont de gfrands terrains fermés de haies impénétrables et tout remplis de broussailles. avec une fosse creusée dans un coin. On peut étudier là le terrain primitif; car, très probablement, jamais ces espaces n'ont été défrichés. Ils sont vierges de toute culture, et la végétation, quoique abondante, n'y fait aucun progrès; les arbrisseaux y restent courts; la ronce et l'épine noire y abondent; l'herbe n'y pousse ni belle ni bonne; les animaux n'y ont donc pas même l'avantage de l'ombre et de la fraîcheur. C'est, il est vrai, en l'absence de prairies artificielles, un moyen de tenir les bœufs à l'ar tout l'été, la nuit commele jour. Les prairies naturelles se fauchent térd dans la saison, et ont encore besoin de n'être pas livrées à la pâture pendant une autre partie de l'été si l'on veut avoir des regains. Mais pourquoi le paysan de chez nous préfère-t-il le pâtural à la prairie artificielle? C'est que c'est la coutime de ses pères, et cette coutume est une affaire de paresse.

« Il y a quelque chose de plus simple, me disait-il, et qui m'explique tout ab. La bête n'existe pas, personne ne l'a jamais vue, mais tout le monde y croit par imbécillité, et c'est le propre de ceux qui subissent l'ascendant du mensonge de vouloir aussitôt le faire subir à leur tour. Quand un paysan est persuadé que son père a vu la bête, il faut qu'il persuade à son fils qu'il l'a vue aussi, et ils se mentent les uns aux autres de génération en génération. »

L'explication de Deschartres ne valait pas mieux que la mienne; j'ai eu de la peine à me persuader que la bête n'existait pas, mais enfin je crois en être bien sûre maintenant, elle n'existe pas; mais le paysan n'entretient pas ce mensonge de père en fils pour le plaisir de transmettre une erreur et de léguer l'épouvante dont il a hérité. L'animal primitif que je rêvais, c'est le paysan. Il n'a pas la même organisation que l'animal plus civilisé, plus raisonnable, mais moins poëte et moins sincère, qu'une autre éducation et les habitudes d'un autre milieu ont modifié. Le paysan n'a d'autre histoire que la tradition et la légende. Son cerveau n'est pas semblable à celui de l'habitant originaire {CL 43} des cités. Il a la faculté de transmettre à ses sens la perception des objets de sa croyance, de sa rêverie ou de sa méditation. C'est ainsi que Jeanne d'Arc entendait bien réellement les voix célestes qui lui parlaient. C'est être impie envers l'humanité que de l'accuser d'imposture. {Lub 834} Elle était hallucinée, et pourtant elle n'était pas folle. Tous ces paysans qui m'ont raconté leurs visions et que je connais depuis que j'existe, ne sont ni fous ni lâches; plusieurs sont des hommes très-positifs et très-courageux, il en est même de très-sceptiques à beaucoup d'égards ac. Il y a de vieux soldats qui ont fait les campagnes de l'Empire, dont l'intelligence ac s'est développée au service, qui savent lire, écrire et compter; tout cela n'empêche pas qu'ils n'aient vu la bête et qu'ils ne la voient encore.

J'ai ae été témoin d'un de ces faits d'hallucination. Je revenais de Saint-Chartier, et le curé m'avait donné une paire de pigeons qu'il mit dans un panier et dont il chargea son enfant de chœur, en lui disant de m'accompagner. C'était un garçon de quatorze à quinze ans, grand, fort, d'une santé excellente, d'un esprit très-calme et très-lucide. Le curé lui donnait de l'instruction, et il a été depuis maître d'école. Il savait dès lors moins de français peut-être, mais plus de latin que moi, à coup sûr. C'était donc un paysan dégrossi et très-intelligent.

Nous sortions de vêpres, il était environ trois heures; c'était en plein été, par le plus beau temps du monde; nous prîmes les sentiers de traverse parmi les champs et les prairies, et nous causions fort tranquillement. Je l'interrogeais sur ses études. Il avait l'esprit parfaitement libre et dispos; il s'arrêta auprès d'un buisson pour mettre un brin d'osier à son sabot qui s'était cassé. « Allez toujours me dit-il, je vous rattraperai bien. » Je continuai donc à marcher; mais je n'avais pas fait trente pas que je le vois accourir, pâle, les cheveux comme hérissés sur le front. Il {CL 44} avait laissé sabots, panier et pigeons là où il s'était arrêté. Il avait vu, au moment où il était descendu dans le fossé, un homme affreux qui l'avait menacé de son bâton.

Je le crus d'abord et je me retournai pour voir si cet homme nous suivait ou s'il s'en allait avec nos pigeons; mais je vis distinctement le panier et les sabots de mon compagnon, et pas un être humain sur le sentier ni dans le champ, ni auprès, ni au loin.

J'avais à cette époque dix-sept ou dix-huit ans et je n'étais plus du tout peureuse. « C'est, dis-je à l'enfant, un pauvre vagabond qui meurt de faim et qui a été tenté par nos pigeons. Il se sera caché dans le fossé. Allons {Lub 835} voir af ce que c'est. — Non, répondit-il, quand on me couperait par morceaux. — Comment, repris-je, un grand et fort garçon comme te voilà a peur d'un homme tout seul? Allons, coupe un bâton, et viens avec moi rechercher nos pigeons. Je ne prétends pas les laisser là. — Non, non, demoiselle, je n'irai pas, s'écria-t-il, car je le verrais encore, et je ne veux plus le voir. Les bâtons et le courage n'y feraient rien, puisque ce n'est pas un homme humain. C'est plutôt fait comme une bête. »

je commençais à comprendre, et j'insistai d'autant plus pour le ramener avec moi à son panier et à ses sabots. Rien ne put l'y faire consentir. J'y allai seule, en lui disant au moins de me suivre des yeux, pour bien s'assurer qu'il avait rêvé. Il me le promit, mais quand je revins avec les sabots et les pigeons, mon drôle avait pris sa course et me les laissa fort bien porter jusqu'aux premières maisons du village, où il arriva avant moi. J'essayai de lui faire honte. Ce fut bien inutile. C'est lui qui se moqua de mon incrédulité et qui trouva que j'étais folle de braver un loup-garou pour ravoir deux malheureux pigeons.

Le beau courage que j'eus dans cette rencontre, je ne l'aurais probablement pas eu trois ans plus tôt, car à {CL 45} l'époque où je passais une bonne moitié de ma vie avec les pastours, je confesse que leur terreur m'avait ag gagnée, et que, sans croire précisément au follet, aux revenants et à Georgeon, le diable de la vallée Noire, j'avais l'imagination vivement impressionnée par ces fantômes. Mais je n'étais pas de la race rustique et je n'eus jamais la moindre hallucination. J'eus beaucoup de visions d'objets et de figures dans la rêverie, presque jamais dans la frayeur; et même, dans ce dernier cas, je ne fus jamais dupe de moi-même. ah La tendance sceptique de l'enfant de Paris luttait encore en moi contre la crédulité de l'enfant en général.

Ce qui achevait de me troubler la cervelle, c'étaient les contes de la veillée lorsque les chanvreurs venaient broyer ai. Pour éloigner de la maison le bruit et la poussière de leur travail, et comme la moitié du hameau voulait écouter leurs histoires, on les installait à la petite porte de la cour qui donne sur la place, tout à côté du cimetière, dont on voyait les croix au clair de la lune par-dessus un mur très-bas. Les vieilles femmes relayaient {Lub 836} les narrateurs. J'ai raconté ces scènes rustiques dans mes romans. Mais je ne saurais jamais raconter cette foule d'histoires merveilleuses et saugrenues que l'on écoutait avec tant d'émotion et qui avaient toutes le caractère de la localité ou des diverses professions de ceux qui les avaient rapportées. Le sacristain avait sa poésie à lui, qui jetait du merveilleux sur les choses de son domaine, les sépultures, les cloches, la chouette, le clocher, les rats du clocher, etc. Tout ce qu'il attribuait à ces rats de mystérieuses sorcelleries remplirait un volume. Il les connaissait tous, il leur avait donné les noms des principaux habitants morts dans le bourg depuis une quarantaine d'années. À chaque nouveau mort, il voyait surgir un nouveau rat qui s'attachait à ses pas et le tourmentait par ses grimaces. Pour apaiser ces mânes étranges, il leur portait des graines dans le clocher; mais, {CL 46} en y retournant le lendemain, il trouvait les plus bizarres caractères tracés par ces rats suspects avec les graines mêmes qu'il leur avait offertes. Un jour il trouva aj tous les haricots blancs rangés en cercle avec une croix de haricots rouges au centre. Le jour suivant, c'était la combinaison contraire. Une autre fois, les blancs et les rouges alternés systématiquement formaient plusieurs cercles enchaînés, ou des lettres inconnues, mais si bien dessinées, qu'on aurait juré l'ouvrage d'une personne humaine. Il n'est point d'animaux insignifiants, il n'est point d'objets inanimés que le paysan ne fasse entrer dans son monde fantastique, et le christianisme du moyen âge, qui est encore le sien, est tout aussi fécond en personnifications mythologiques que les religions antérieures.

J'étais avide de tous ces récits, j'aurais passé la nuit à les entendre, mais ils me faisaient beaucoup de mal; ils m'ôtaient le sommeil. Mon frère, plus âgé que moi de cinq ans, en avait été plus affecté encore, et son exemple me confirma dans la croyance où je suis que les races d'origine rustique ont la faculté de l'hallucination. Il tenait à cette race par sa mère, et il avait des visions ak, tandis que, malgré la fièvre de peur et les rêves sinistres de mon sommeil, je n'en avais pas. Vingt ans plus tard, il m'affirmait sous serment avoir entendu claquer le fouet du follet dans les écuries et le battoir al des lavandières de nuit am au bord des sources. {Lub 837} C'est de lui que j'ai parlé dans les articles intitulés Visions de la nuit dans les campagnes, et ses récits étaient d'une sincérité complète. Dans les dangers réels, il était plus que courageux, il était téméraire. Dans son âge mûr comme dans son enfance, il a toujours eu comme une habitude de mépriser la vie. Du moins il exposait la sienne à tout propos et pour la moindre affaire. Mais que vous dirai-je? Il tenait au terroir, il était halluciné, il croyait aux choses surnaturelles.

{CL 47} J'ai dit que l'automne et l'hiver étaient nos saisons les plus gaies; j'ai toujours aimé passionnément l'hiver à la campagne et je n'ai jamais compris le goût des riches, qui a fait de Paris le séjour des fêtes dans la saison de l'année la plus ennemie des bals, des toilettes et de la dissipaiton. C'est au coin du feu que la nature nous convie en hiver à la vie de famille, et c'est aussi en pleine campagne que les rares beaux jours de cette saison peuvent se faire sentir et goûter. Dans les grandes villes de nos climats, cette affreuse boue puante et glacée ne sèche presque jamais. Aux champs, un rayon de soleil ou quelques heures de vent rendent l'air sain et la terre propre. Les pauvres prolétaires des cités le savent bien, et ce n'est pas pour leur agrément qu'ils restent dans ce cloaque. La vie factice et absurde de nos riches s'épuise à lutter contre la nature. Les riches Anglais l'entendent mieux, ils passent l'hiver dans leurs châteaux.

On s'imagine à Paris que la nature est morte pendant six mois, et pourtant les blés poussent dès l'automne, et le pâle soleil des hivers, on est convenu de l'appeler comme cela, est le plus vif et le plus brillant de l'année. Quand il dissipe les brumes, quand il se couche dans la pourpre étincelante des soirs de grande gelée, on a peine à soutenir l'éclat de ses rayons. Même dans nos {Presse 19/3/1855 2} contrées froides, et fort mal nommées tempérées, la création ne se dépouille jamais d'un air de vie et de parure. Les grandes plaines fromentales se couvrent de ces tapis courts et frais, sur lesquels le soleil, bas à l'horizon, jette de grandes flammes d'émeraude. Les prés se revêtent an de mousses magnifiques, luxe tout gratuit de l'hiver. Le lierre, ce pampre inutile, mais somptueux, se marbre de tons d'écarlate et d'or. Les jardins mêmes ne sont pas sans richesse. La primevère, la violette et la {Lub 838} rose de Bengale rient sous la neige. Certaines autres fleurs, grâce à un accident de terrain, à une {CL 48} disposition fortuite, survivent à la gelée et vous causent à chaque instant une agréable surprise. Si le rossignol est absent, combien d'oiseaux de passage, hôtes bruyants et superbes, viennent s'abattre ou se reposer sur le faîte des grands arbres ou sur le bord des eaux! Et qu'y a-t-il de plus beau que la neige, lorsque le soleil en fait une nappe de diamants, ou lorsque la gelée se suspend ao aux arbres en fantastiques arcades, en indescriptibles festons de givre et de cristal? Et quel plaisir n'est-ce pas de se sentir en famille, auprès d'un bon feu, dans ces longues soirées de campagne, où l'on s'appartient si bien les uns aux autres, où le temps même semble nous appartenir, où la vie devient toute morale et toute intellectuelle en se retirant en nous-mêmes?

L'hiver, ma grand'mère me permettait d'installer ma société dans la grande salle à manger, qu'un vieux poêle réchauffait au mieux. Ma société, c'était une vingtaine d'enfants de la commune qui apportaient là leurs saulnées. La saulnée est une ficelle incommensurable, toute garnie de crins disposés en nœuds coulants pour prendre les alouettes et menus oiseaux des champs en temps de neige. Une belle saulnée fait le tour d'un champ. On la roule sur des dévidoirs faits exprès, et on la tend avant le lever du jour dans les endroits propices. On balaie la neige tout le long du sillon, on y jette du grain, et, deux heures après, on y trouve les alouettes prises par centaines. Nous allions à cette récolte avec de grands sacs que l'âne rapportait pleins. Comme il y avait de graves contestations ap pour les partages, j'avais établi le régime de l'association, et l'on s'en trouva fort bien. Les saulnées ne peuvent servir plus de deux ou trois jours sans être regarnies de crins (car il s'en casse beaucoup dans les chaumes), et sans qu'on fasse le rebouclage, c'est-à-dire le nœud coulant à chaque crin dénoué. Nous convînmes donc que ce long et minutieux travail se {CL 49} ferait en commun, comme celui de l'installation des saulnées qui exige aussi un balayage rapide et fatigant. On se partageait, sans compter et sans mesurer, la corde et le crin; le crin était surtout la denrée précieuse, et c'était en commun aussi qu'on en faisait la maraude: cela consistait à aller dans les prés et dans {Lub 839} les étables arracher de la queue et de la crinière des chevaux tout ce que ces animaux voulaient bien nous en laisser prendre sans entrer en révolte. Aussi nous étions devenus bien adroits à ce métier-là, et nous arrivions à éclaircir la chevelure des poulains en liberté, sans nous laisser atteindre par les ruades les plus fantastiques. L'ouvrage aq se faisait entre nous tous avec une rapidité surprenante, et nous avons été jusqu'à regarnir deux ou trois cents brasses dans une soirée. Après la chasse venait le triage. On mettait d'un côté les alouettes, de l'autre les oiseaux de moindre valeur. Nous prélevions pour notre régal du dimanche un certain choix, et l'un des enfants allait vendre le reste à la ville, après quoi je partageais l'argent entre eux tous. Ils étaient ar fort contents de cet arrangement et il n'y avait plus de disputes et de méfiance entre eux. Tous les jours notre association recrutait de nouveaux adhérents qui préféraient ce bon accord à leurs querelles et à leurs batailles. On ne pensait plus à se lever avant les autres pour aller dépouiller la saulnée des camarades, et la journée du dimanche était une véritable fête. Nous faisions nous-mêmes notre cuisine de volatiles as. Rose était de bonne humeur ces jours-là, car elle était gaie et bonne fille quand elle n'était pas furibonde. La cuisinière faisait l'esprit fort à l'endroit de notre cuisine, le père Saint-Jean seul faisait la grimace et prétendait que la queue de son cheval blanc diminuait tous les jours. Nous le savions bien. at

À travers tous ces jeux au le roman de Corambé continuait à se dérouler dans ma tête av. C'était un rêve permanent, aussi décousu, aussi incohérent que les rêves du sommeil, {CL 50} et dans lequel je ne me retrouvais que parce qu'un même sentiment le dominait toujours.

Ce sentiment ce n'était pas l'amour. Je savais par les livres que l'amour existe dans la vie et qu'il est le fond et l'âme de tous les romans et de tous les poëmes. Mais, ne sentant en moi rien qui pût m'expliquer pourquoi un être s'attachait exclusivement à la poursuite d'un autre être, dans cet ordre d'affections inconnues, hiéroglyphiques pour ainsi dire, je me préservais avec soin d'entraîner mon roman sur ce terrain glacé pour mon imagination. Il me semblait que si j'y introduisais des amants et des amantes, il deviendrait banal, ennuyeux {Lub 840} pour moi, et que je ferais, des personnages charmants avec lesquels je passais ma vie, des êtres de convention comme ceux que je trouvais souvent dans les livres, ou, tout au moins, des étrangers occupés d'un secret auquel je ne pouvais m'intéresser, puisqu'il ne répondait à aucune émotion que j'eusse éprouvée par moi-même. En revanche, l'amitié, l'amour filial ou fraternel, la sympathie, l'attrait le plus pur, régnaient dans cette sorte de monde enchanté aw: mon cœur comme mon imagination étaient tout entiers ax dans cette fantaisie, et quand j'étais mécontente de quelque chose ou de quelqu'un dans la vie réelle, je pensais à Corambé avec presque autant de confiance et de consolation qu'à une vérité démontrée.

J'en étais là lorsqu'on m'annonça que dans trois mois j'aurais à faire ma première communion.

C'était une situation encore plus embarrassante pour ma bonne maman que pour moi. Elle ne voulait pas me donner une éducation franchement philosophique. Tout ce qui eût pu être taxé d'excentricité lui répugnait; mais, en même temps qu'elle subissait l'empire de la coutume, et qu'au début de la Restauration elle n'eût pu s'y soustraire sans un certain scandale ay, elle craignait que ma nature {CL 51} enthousiaste az ne se laissât prendre à la superstition, dont elle avait décidément horreur. Elle prit donc le parti de me dire qu'il fallait faire cet acte de bienséance très-décemment, mais me bien garder d'outrager la sagesse divine et la raison humaine jusqu'à croire que j'allais manger mon Créateur.

Ma docilité naturelle fit le reste. J'appris le catéchisme comme un perroquet, sans chercher à le comprendre et sans songer à en railler les mystères, ais bien décidée à n'en pas croire, à n'en pas retenir un mot aussitôt que l'affaire serait bâclée, comme on disait chez nous. La confession me causa une extrême répugnance. Ma grand'mère qui savait que le bon curé de Saint-Chartier parlait et pensait un peu crûment, me confia à un autre bon vieux curé, celui de La Châtre, qui avait plus d'éducation, et qui, je dois le dire, respecta l'ignorance de mon âge et ne m'adressa aucune de ces questions infâmes par lesquelles il arrive souvent au prêtre de souiller, sciemment ou non, la pudeur de l'enfance. On ne mit entre mes mains aucun formulaire, aucun examen de {Lub 841} conscience, et on me dit simplement d'accuser les fautes dont je me sentais coupable.

Je me trouvai fort embarrassée. J'en voyais bien quelques-unes, mais il me semblait que ce n'était pas assez pour que M. le curé pût s'en contenter. D'abord j'avais menti une fois à ma mère pour sauver Rose, et souvent depuis à Deschartres pour sauver Hippolyte. Mais je n'étais pas menteuse, je n'avais aucun besoin de l'être, et Rose elle-même, me brutalisant toujours avant de m'interroger, ne faisait pas de ma servitude une nécessité de dissimulation. J'avais été un peu gourmande, mais il y avait si longtemps que je m'en souvenais à peine. J'avais toujours vécu au milieu de personnes si chastes, que je n'avais même pas l'idée de quelque chose de contraire à la chasteté. {CL 52} J'avais été irritable et violente; depuis que je me portais bien je n'avais plus sujet de l'être. De quoi donc pouvais-je m'accuser, à moins que ce ne fût d'avoir préféré parfois le jeu à l'étude, d'avoir déchiré mes robes et perdu mes mouchoirs, griefs que ma bonne qualifiait d'enfance terrible?

En vérité je ne sais pas de quoi peut s'accuser un enfant de douze ans, à moins que le malheureux n'ait été déjà souillé par des exemples et des influences hideuses, et dans ce cas-là c'est la confession d'autrui qu'il a à faire.

J'avais si peu de choses à dire, que cela ne valait pas la peine de déranger un curé; le mien s'en contenta et me donna pour pénitence de réciter l'oraison dominicale en sortant du confessionnal. Cela me parut fort doux; car cette prière est belle, sublime et simple, et je l'adressai à Dieu de tout mon cœur mais je ne me sentais pas moins humiliée de m'être agenouillée devant un prêtre pour si peu.

Au reste, jamais première communion ne fut si lestement expédiée. J'allais une fois par semaine à La Châtre. Le curé me faisait une petite instruction de cinq minutes, je savais mon catéchisme sur le bout du doigt dès la première semaine. La veille du jour fixé, on m'envoya passer la soirée et la nuit chez une bonne et charmante dame de nos amies. Elle avait deux enfants plus jeunes que moi. Sa fille Laure, belle et remarquable personne à tous égards, a épousé depuis mon ami Fleury, fils de Fleury l'ami de mon père. Il y avait encore d'autres {Lub 842} enfants dans la maison; je m'y amusai énormément, car on joua ba à toutes sortes de jeux sous l'œil des bons parents, qui prirent part à notre innocente gaieté, et j'allai bb dormir si fatiguée d'avoir ri et sauté que je ne me souvenais plus du tout de la solennité du lendemain.

{CL 53} Madame Decerfz, cette charmante et excellente femme qui voulait bien m'accompagner à l'église dans mes dévotions, m'a souvent rappelé depuis combien j'étais folle et bruyante lorsque je me trouvais dans sa famille au retour de l'église. Sa mère, une bien excellente femme aussi, lui disait alors: « Mais voilà un enfant bien peu recueilli, et ce n'est pas ainsi que de mon temps l'on se préparait aux sacrements. — Je ne lui vois faire aucun mal, répondit madame Decerfz: elle est gaie, donc elle a la conscience bien légère, et le rire des enfants est une musique pour le bon Dieu. »

Le lendemain matin, ma grand'mère arriva. Elle s'était décidée à assister à ma première communion, non sans peine, je crois; car elle n'avait pas mis le pied dans une église depuis le mariage de mon père bc. Madame Decerfz me dit de lui demander sa bénédiction et le pardon des déplaisirs que je {Presse 19/3/1855 3} pouvais lui avoir causés, ce que je fis de meilleur cœur que devant le prêtre. Ma bonne maman m'embrassa et me conduisit à l'église.

Aussitôt que j'y fus, je commençai à me demander ce que j'allais faire; je n'y avais pas encore songé. Je me sentais si étonnée de voir ma grand'mère dans une église! Le curé bd m'avait dit qu'il fallait croire, sinon commettre un sacrilége; je n'avais pas le moindre désir d'être sacrilége, pas la plus légère velléité de révolte ou d'impiété, mais je ne croyais pas. Ma bonne maman m'avait empêchée de croire, et cependant elle m'avait ordonné de communier. Je me demandai si elle et moi nous ne faisions pas un acte d'hypocrisie, et, bien que j'eusse l'air aussi calme et aussi sérieux que j'avais paru insouciante et dissipée la veille, je me sentis fort mal à l'aise, et j'eus deux ou trois fois la pensée de me lever et de dire à ma grand'mère: « En voilà assez; allons-nous-en. »

Mais tout à coup il me vint à l'esprit un commentaire qui {CL 54} me calma. Je repassai la cène de Jésus dans mon esprit, et ces paroles: Ceci est mon corps et mon sang ne me parurent plus qu'une métaphore; Jésus était trop {Lub 843} saint et trop grand pour avoir voulu tromper ses disciples. Il les avait conviés à un repas fraternel, il les avait invités à rompre le pain ensemble en mémoire de lui. Je ne sentis plus rien de moquable dans l'institution de la cène, et, me trouvant à la balustrade auprès d'une vieille pauvresse qui reçut dévotement l'hostie avant moi, j'eus la première idée de la signification de ces agapes de l'égalité dont l'église avait, selon moi, méconnu ou falsifié le symbole.

Je revins donc fort tranquille de la sainte table, et le contentement d'avoir trouvé une solution à ma petite anxiété donna, m'a-t-on dit depuis, une expression nouvelle à ma figure. Ma grand'mère, attendrie et effrayée, partagée peut-être entre la crainte de m'avoir rendue dévote et celle de m'avoir fait mentir à moi-même, me pressa doucement contre son cœur quand je revins auprès d'elle, et laissa tomber des larmes sur mon voile.

Tout cela fut énigmatique pour moi; j'attendais qu'elle me donnât, le soir, une explication sérieuse de l'acte qu'elle m'avait fait accomplir et de l'émotion qu'elle avait laissée paraître. Il n'en fut rien. On me fit faire une seconde communion huit jours après, et puis, on ne me reparla plus de religion, il n'en fut pas plus question que si rien ne s'était passé.

Aux grandes fêtes, on m'envoyait encore à La Châtre pour voir les processions et assister aux offices. C'était des occasions que je faisais valoir moi-même, parce que je passais ces jours-là dans la famille Decerfz, où je m'ébattais avec les enfants, et où j'étais si gâtée que je mettais tout sens dessus dessous, cassant tout, les meubles, les poupées et même quelque peu les enfants, trop débiles pour mes manières de paysanne.

{CL 55} Quand je revenais à la maison, fatiguée de ces ébats, je retombais dans mes accès de mélancolie. Je me replongeais dans la lecture, et ma grand'mère avait bien un peu de peine à me remettre au travail réglé. Rien ne ressemble plus à l'artiste que l'enfant. Il a ses veines de labeur et de paresse, ses soifs ardentes de production, ses lassitudes pleines de dégoût. Ma grand'mère n'avait jamais eu le caractère de l'artiste, bien qu'elle en eût certaines facultés; j'ignore si elle avait eu une enfance. C'était une nature si calme, si régulière, si unie, qu'elle ne {Lub 844} comprenait pas les engouements et les défaillances de la mienne. Elle me donnait si peu de besogne (et c'était là le mal), qu'elle s'étonnait de m'en voir accablée parfois, et comme, en d'autres jours, j'en faisais volontairement quatre fois davantage, elle m'accusait de caprice et de résistance raisonnée. Elle se trompait, je ne me gouvernais pas moi-même, voilà tout. Elle me grondait toujours avec affection, mais avec une certaine amertume, et elle avait tort: elle voulait m'obliger à me vaincre, m'habituer à me régulariser, et en cela elle avait raison.

Comme par-dessus tout elle me gâtait, elle me laissa prendre un genre de dissipation qui me tourna la tête pendant tout l'été qui suivit ma première communion. Il vint à La Châtre une troupe de comédiens ambulants, une assez bonne troupe, par parenthèse, qui donnait le mélodrame, la comédie, le vaudeville et surtout l'opéra-comique. Il y avait de bonnes voix, assez d'ensemble, un premier chanteur et deux chanteuses qui ne manquaient pas de talent. Cette troupe était vraiment trop distinguée pour le misérable local des représentations. C'était la même salle où mon père avait joué la comédie avec nos amis les Duvernet, une ancienne église de couvent, où l'on voyait encore les dessins des ogives mal recouvertes d'un plâtre plus frais que celui des murailles, le tout surmonté d'un {CL 56} plafond de solives brutes posé après coup, et meublé de mauvais bancs de bois en amphithéâtre. N'importe, les dames de la ville venaient s'y asseoir en grande toilette, et quand tout cela était couvert de fleurs et de rubans on ne voyait plus la nudité et la malpropreté de la salle. Les amateurs de l'endroit, à la tête desquels était encore M. Duvernet, composaient un orchestre très-satisfaisant. On était encore artiste en province dans ce temps-là. Il n'y avait si pauvre et si petite localité où l'on ne trouvât moyen d'organiser un bon quatuor, et toutes les semaines on se réunissait, tantôt chez un amateur, tantôt chez l'autre, pour faire ce que les italiens appellent musica di camera (musique de chambre), honnête et noble délassement qui a disparu avec les vieux virtuoses, derniers gardiens du feu sacré dans nos provinces.

J'adorais toujours la musique, bien que ma bonne {Lub 845} maman me négligeât sous ce rapport, et que M. Gayard m'inspirât de plus en plus le dégoût de l'étudier à sa manière. Il arrivait bien rarement à ma grand'mère de poser ses doigts blancs et paralysés sur le vieux clavecin et de chevroter ces majestueux fragments des vieux maîtres qu'elle chevrotait mieux que personne ne les eût chantés. J'avais presque oublié que j'étais née musicienne aussi et que je pouvais sentir et comprendre ce que les autres peuvent exprimer ou produire. La première fois qu'on m'envoya entendre la comédie à La Châtre, nos chanteurs ambulants donnèrent Aline, reine de Golconde. J'en revins transportée et sachant presque l'opéra par cœur, chant, paroles, accompagnements, récitatifs. Une autre fois ce fut Montano et Stéphanie; puis Le Diable à quatre, Adolphe be et Clara, Gulistan, Ma Tante Aurore, Jeannot et Colin, que sais-je? Toutes les jolies, faciles bf, chantantes et gracieuses opérettes de ce temps-là. Je repris fureur à la musique et je chantais le jour en réalité, la nuit en rêve. La musique avait tout {CL 57} poétisé pour moi dans ces représentations où madame Duvernet avait l'obligeance de me conduire toutes les semaines. Je ne me souvenais plus d'avoir vu de belles salles de spectacle et des acteurs de premier ordre à Paris. Il y avait si longtemps de cela, que la comparaison ne me gênait point. Je ne m'apercevais point de la misère des décors, de l'absurdité des costumes; mon imagination et le prestige de la musique suppléant à tout ce qui manquait, je croyais assister aux plus beaux, aux plus somptueux, aux plus complets spectacles de l'univers, et ces comédiens de campagne, chantant et déclamant dans une grange, m'ont fait autant de plaisir et de bien que, depuis, les plus grands artistes de l'Europe sur les plus nobles scènes du monde.

Madame Duvernet avait une nièce nommée Brigitte, aimable, bonne et spirituelle enfant avec laquelle je fus bientôt intimement liée. Avec le plus jeune fils de la maison, Charles (mon vieux ami d'aujourd'hui), et deux ou trois autres personnages de la même gravité (je crois que le doyen de tous n'avait pas quinze ans), nous passions dans des jeux absorbants bg ces heureuses journées qui précédaient la comédie. Comme tout nous était spectacle, même les fêtes religieuses du matin, nous représentions alternativement la messe et la comédie, {Lub 846} la procession et le mélodrame. Nous nous affublions des chiffons de la mère, qu'on mettait au pillage, nous faisions avec des fleurs, des miroirs, des dentelles et des rubans, tantôt des décors de théâtre, tantôt des chapelles, et nous chantions ensemble à tue-tête tantôt des chœurs d'opéra-comique, tantôt la messe et les vêpres. Tout cela accompagné des cloches qui sonnaient à toute volée presque sur le toit de la maison, des instruments des amateurs qui répétaient en bas l'ouverture et les accompagnements qu'on allait jouer le soir, et des hurlements des chiens d'alentour qui avaient mal aux nerfs: c'était la plus étrange cacophonie et en même {CL 58} temps la plus joyeuse. Enfin l'heure du dîner arrivait; on dépouillait vite les costumes improvisés. Charles ôtait à la hâte le jupon brodé de sa mère, dont il s'était fait un surplis. Il fallait repeigner les longs cheveux noirs de Brigitte. Je courais cueillir dans le petit jardin les bouquets de la soirée. On se mettait à table avec grand appétit; mais Brigitte et moi nous ne pouvions pas manger, tant l'impatience et la joie d'aller au spectacle nous serraient l'estomac.

Heureux temps où l'on s'amuse, où l'on s'éprend, où l'on se passionne à si bon marché, êtes-vous passés sans retour pour mes amis et pour tous ceux qui nesont plus jeunes? Me voilà assez vieille, et, pourtant, à beaucoup d'égards, j'ai eu cette grâce du bon Dieu de rester enfant. Le spectacle m'amuse encore bh quelquefois comme si j'avais encore douze ans, et j'avoue que ce sont les spectacles les plus naïfs, les mimodrames, les féeries, qui me divertissent si fort. Il m'arrive encore quelquefois, lorsque j'ai passé un an loin de Paris, de dîner à la hâte avec mes enfants et mes amis, et d'avoir un certain battement de cœur au lever du rideau. Je laisse à peine aux autres le temps de manger, je m'impatiente contre le fiacre qui va trop lentement, je ne veux rien perdre, je veux comprendre la pièce, quelque stupide qu'elle soit. Je ne veux pas qu'on me parle, tant je veux écouter et regarder. On se moque de moi, et j'y suis insensible, tant ce monde de fictions qui pose devant moi trouve en moi un spectateur naïf et avide. Eh bien, je crois que dans la salle il se trouve bon nombre de gens tout aussi malheureux que je l'ai été, tout aussi amers dans leur appréciation de la vie et dans leur expérience {Lub 847} des choses humaines, qui sont, sans oser l'avouer, tout aussi absorbés, tout aussi amusés, tout aussi enfants que moi. Nous sommes une race infortunée, et c'est pour cela que nous avons bi un impérieux besoin de nous distraire de la vie réelle par les mensonges de l'art; plus il ment, plus il nous amuse.


Variantes

  1. Ce titre figure à partir de l'édition {CL}
  2. 6me volume. Chapitre 5 {Ms}Chapitre neuvième {Presse}, {Lecou} ♦ IX {CL}
  3. frère. — [Le follet aux écuries. — Les lavandières de nuit rayé bleu] {Ms}
  4. d'alouettes. — [Les chevaux bouclés par le diable rayé bleu] {Ms}
  5. avait été si content {Ms}était si content {Presse} et sq.
  6. et je [m'échinais à lui prouver qu'il valait mieux être un bon pastour et garder son béret rayé] {Ms}
  7. très forte [des bras rayé] {Ms}
  8. où je courus et où je [ris rayé bleu] m'agitai {Ms}
  9. nos fromages {Ms}, {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ notre fromage {CL}
  10. prendre. [Il se trompait: il était toujours pillé, et je ne l'ai pas été plus que lui rayé] {Ms}
  11. glane hors de son sillon {Ms}glane hors de sa ligne {Presse} et sq.
  12. à grande poignées {Ms}à deux mains {Presse} et sq.
  13. que datèrent {Ms}que datent {Presse} et sq.
  14. dans quelles fureurs il achèverait ses jours! {Ms} ♦ dans quelle fureurs certaines idées nouvelles lui feraient achever ses jours! {Presse} et sq.
  15. la discuter méthodiquement. « Vous changerez {Presse} ♦ la discuter méthodiquement. / « Vous changerez {CL} ♦ la discuter méthodiquement. « Vous changerez {Lub}
  16. pied honorable. — Eh bien, {Presse}♦ pied honorable. / — Eh bien, {CL}
  17. ses friandises? — Mais il faut {Presse} ♦ ses friandises? / — Mais il faut {CL}
  18. les [demoiselles vertes et les beaux papillons rayé] libellules de saphyr ou de cornaline; mais il {Ms}les demoiselles vertes et les petits hannetons bleus; mais il {Presse} et sq.
  19. railler pour mon insouciance {Ms}, {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ railler par mon insouciance {CL} ♦ railler pour mon insouciance {Lub} (rétablissant la 1ère leçon; nous le suivons)
  20. j'étais distraite, et il lui arriva {Ms}j'étais si distraite qu'il lui arriva {Presse} et sq.
  21. [me jeta à la tête le dictionnaire de Noël et Chapsal rayé bleu] {Ms} (Cela est un reliquat d'une rédaction primitive: depuis le début du paragraphe, le texte est écrit à l'encre bleue sur un béquet collé.)
  22. et en soufflant d'épouvante {Ms}, {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ soufflant d'épouvante {CL}
  23. recommencer [et quand j'avais tâché d'exprimer mon opinion, elle n'avait plus de charme pour moi, elle n'avait plus sa place dans mon roman rayé bleu] {Ms}
  24. Interruption de {Presse}.
  25. fantastiques [tantôt d'une levrette blanche, d'une grandeur extraordinaire, tantôt d'un lièvre audacieux rayé bleu] {Ms} (Suivent 11 lignes raturées, d'une première rédaction, la nouvelle étant en partie à l'encre bleue.)
  26. exacte [car lorsqu'ils les voyaient sous la forme d'un lièvre, l'une louve, d'une chienne ou d'une géante, ils avaient toujours grand soin d'ajouter que ce n'était pourtant aucun de ces animaux, qu'ils en étaient convaincus, car aucun de ces animaux n'eut pu les effrayer rayé bleu] {Ms}
  27. vestige [de la barbarie des agriculteurs primitifs rayé] de la vie {Ms}
  28. et qui explique tout {Ms}, {Lecou}, {LP} ♦ et qui m'explique tout {CL}
  29. sceptiques qui se moquent du diable, mais non de la bête, car ils l'ont vue, et ils l'ont attaquée sans frayeur et sans émotion {Ms} ♦ sceptiques à beaucoup d'égards {Lecou} et sq.
  30. de l'empire, qui sont d'une bravoure à toute épreuve, dont l'intelligence {Ms} ♦ de l'empire, dont l'intelligence {Lecou} et sq.
  31. Reprise de {Presse}.
  32. fossé. [Il ne sera pas dit qu'il volera mes pigeons, et que je ne lui donnerais pas de quoi manger d'autres choses, dis-je à l'enfant rayé]. Allons voir {Ms}
  33. leurs terreurs m'avaient {Ms}, {Presse} ♦ leurs terreurs m'avait {Lecou}, {LP} ♦ leur terreur m'avait {CL}
  34. J'eus beaucoup [...] dupe de moi-même (Cette phrase n'est pas dans {Ms}.)
  35. venaient [teiller rayé] broyer [le chanvre à la maison rayé] {Ms}
  36. Un jour il trouvait {Ms}, {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ Un jour il trouva {CL}, {Lub} (rétablissant la 1ère leçon; nous le suivons avec hésitation)
  37. des demi-visions {Ms}des visions {Presse} et sq.
  38. écuries, [et il lui est arrivé au régiment les nuits où il couchait à coté des chevaux de remonte qu'il était chargé de conduire. Il était bien éveillé, il était bien seul; le claquement du fouet résonnait à son oreille; une voix faisait entendre ce qu'on appelle en termes de manège l'appel de langue, et les chevaux excités et irrités bondissaienr dans leurs stalles. Ce n'était pas là seulement un souvenir superstitieux des contes berrichons. Il avait entendu bien longtemps plus tard le rayé] et le battoir {Ms}
  39. de nuit [auprès d'une petite source qui sc trouve dans un endroit très poétique de notre vallée. Il s'était approché sans crainte en voyant au clair de la lune une vieille qui lavait dans cette source <mot illisible> chose que n'eût osé faire à cette heure aucune paysanne de chez nous, il lui avait dit: Vous lavez bien tard, la mère, et cette vieille ne lui avait pas répondu, et elle lui était complètement inconnue, autre circonstance qu'il ne pouvait pas s'expliquer non plus car cela se passait à quelques pas de sa propre demeure. Il s'etait éloigné rapidement non pas effrayé, disait-il, mais saisi d'un invincible dégoût rayé] {Ms}
  40. Les prés et les arbres se revêtent {Ms}Les prés se revêtent {Presse} et sq.
  41. la gelée la suspend {Ms}la gelée se suspend {Presse} la gelée la suspend {Lub} (rétablissant la 1ère leçon; nous ne le suivons pas)
  42. de grandes contestations {Ms}de graves contestations {Presse} et sq.
  43. fantastiques. [Quand nous étions tous rassemblés le soir, on déroulait les saulnées et on les tendait dans la salle à manger, à la hauteur de nos bras rayé]. L'ouvrage {Ms}
  44. eux tous et j'y joignais celui de ma part que j'avais réservée pour la table de ma grand'mère, et que je leur payais double parce que c'était le premier choix. Ils étaient {Ms}eux tous. Ils étaient {Presse} et sq.
  45. Ici 12 lignes fortement raturées {Ms}
  46. bien. [En faisant ainsi la chasse aux crins nous rencontrions souvent dans les prés des chevaux bouclés par le follet. C'est une maladie de la crinière dont je ne sais pas le nom, les crins se rayé] {Ms}
  47. Au milieu de tous ces jeux {Ms}À travers tous ces jeux {Presse} et sq.
  48. tête [toujours clair pour moi mais toujours si impossible et si fantasque selon les règles de l'art, que l'œuvre aurait été et serait encore absurde et impossible si je risquais de la ré[véler?]. Cela n'avait comme on dit ni queue ni tête rayé bleu] {Ms}
  49. Mais, ne sentant [...] monde enchanté, seconde rédaction sur béquet. {Ms}
  50. était tout entier {Ms}étaient tout entiers {Presse} et sq.
  51. sans un [grand rayé] certain scandale {Ms}
  52. nature [inflammable rayé] enthousiaste {Ms}
  53. fils de l'ami Fleury de mon père. Je crois qu'il y avait encore d'autres enfants dans la maison; ce que je sais bien, c'est que je m'y amnusai énormément, qu'on joua {Ms}fils de Fleury [...] car on joua {Presse} et sq.
  54. et que j'allai {Ms}et j'allai {Presse} et sq.
  55. n'avait peut-être pas mis le pied dans une église depuis son nariage ou celui de mon père {Ms}n'avait pas [...] mon pere {Presse} et sq.
  56. église, que, pour la première fois, je m'étonnais d'avoir à avaler une hostie dans laquelle il m'était impossible de voir autre chose qu'un peu de pâte bénie et symbolisée. Le curé {Ms}église! Le curé {Presse} et sq.
  57. quatre, [Le tableau parlant rayé] Adolphe {Ms}
  58. jolies [vulgaires rayé], faciles {Ms}
  59. des jeux [assez rustiques rayé] absorbans {Ms}
  60. Le spectacle qui m'a souvent ennuyée m'amuse encore {Ms}Le spectacle m'amuse encore {Presse} et sq.
  61. pour cela que [nous sommes une race d'artistes, c'est-à-dire une race d'enfants rayé] nous avons {Ms}

Notes

  1. Voir la note en tête du chapitre VI. {Presse} donne bien Chapitre neuvième et non Chapitre dixième