GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-L�vy 1876

{LP T.? ?; CL T.2 [287]; Lub T.1 [641]} TROISIÈME PARTIE
De l'enfance � la jeunesse
1810-1819 a

{Presse 18/3/1855 1; CL T.3 [29]; Lub T.1 [822]} IX b 1

L'ambition de Liset. — Énergie et langueur de l'adolescence. — Les glaneuses. — Deschartres me rend communiste. — Il me d�go�te du latin. — Un orage pendant la fenaison. — La b�te. — Histoire de l'enfant de chœur. — Les Veill�es des chanvreurs. — Les histoires du sacristain. — Les visions de mon fr�re c. — Les beaut�s de l'hiver � la campagne. — Association fraternelle des preneurs d'alouettes d. — Le roman de Coramb� se passe du n�cessaire. — La premi�re communion. — Les com�diens de passage. — La messe et l'Op�ra. — Brigitte et Charles. — L'enfance ne passe pas pour tout le monde.



Mon fr�re �tait si content e de s'en aller, que je ne pus pas m'affliger beaucoup de le voir partir. Cependant la maison me parut bien grande, le jardin bien triste, la vie bien morne quand je me trouvai seule. Comme il riait en me quittant, j'aurais eu honte de pleurer; mais je pleurai le lendemain matin, lorsqu'en m'�veillant je me dis que je ne le verrais plus. Liset, me voyant les yeux rouges � la r�cr�ation, se crut oblig� de pleurer, quoiqu'il e�t �t� plus tourment� et plus ross� que choy� par Hippolyte. C'�tait un enfant tr�s-sensible, que ses parents ne rendaient pas heureux et qui avait report� sur moi toutes ses affections. Il r�vait, comme f�licit� supr�me, d'�tre un jour mon jockey et d'avoir un chapeau galonn�. Je ne go�tais pas ce genre d'ambition et je f lui jurais que de ma vie je ne galonnerais mes domestiques. J'ai tenu parole; je ne peux pas souffrir ces travestissements; mais c'�tait le conte de f�es, la po�sie de Liset, et je ne pus jamais lui faire comprendre que c'�tait une sotte vanit�. Le pauvre enfant est mort pendant que j'�tais au couvent, et je devais bient�t le quitter pour ne plus le revoir.

{CL 30} Tout au milieu de mes r�vasseries sans fin et des {Lub 823} chagrins de ma situation, je me d�veloppais extraordinairement. J'annon�ais devoir �tre grande et robuste; de douze � treize ans, je grandis de trois pouces et j'acquis une force exceptionnelle pour mon �ge et pour mon sexe. Mais j'en restai l�, et mon d�veloppement s'arr�ta au moment o� il commence souvent pour les autres. Je ne d�passai pas la taille de ma m�re, mais je fus toujours tr�s-forte g et capable de supporter des marches et des fatigues presque viriles.

Ma grand'm�re, ayant enfin compris que je n'�tais jamais malade que faute d'exercice et de grand air, avait pris le parti de me laisser courir, et, pourvu que je ne revinsse pas avec des d�chirures � ma personne ou � mes v�tements, Rose m'abandonnait peu � peu � ma libert� physique. La nature me poussait par un besoin invincible � seconder le travail qu'elle op�rait en moi, et ces deux ann�es, celles o� je r�vai et pleurai pourtant le plus, furent aussi celles o� je courus et o� je m'agitai h davantage. Mon corps et mon esprit se commandaient alternativement une inqui�tude d'activit� et une fi�vre de contemplations, pour ainsi dire. Je d�vorais les livres qu'on me mettait entre les mains, et puis tout � coup je sautais par la fen�tre du rez-de-chauss�e, quand elle se trouvait plus pr�s de moi que la porte, et j'allais m'�battre dans le jardin ou dans la campagne, comme un poulain �chapp�. J'aimais la solitude de passion, j'aimais la soci�t� des autres enfants avec une passion �gale; j'avais partout des amis et des compagnons. Je savais dans quel champ, dans quel pr�, dans quel chemin je trouverais Fanchon, Pierrot, Liline, Rosette ou Sylvain. Nous faisions le ravage dans les foss�s, sur les arbres, dans les ruisseaux. Nous gardions les troupeaux, c'est-�-dire que nous ne les gardions pas du tout, et que, pendant que les ch�vres et les moutons faisaient bonne {CL 31} ch�re dans les jeunes bl�s, nous formions des danses �chevel�es, ou bien nous go�tions sur l'herbe avec nos galettes, notre fromage i et notre pain bis. On ne se g�nait pas pour traire les ch�vres et les brebis, voire les vaches et les juments quand elles n'�taient pas trop r�calcitrantes. On faisait cuire des oiseaux ou des pommes de terre sous la cendre. Les poires et les pommes sauvages, les prunelles, les m�res de buisson, les racines, tout nous �tait r�gal. Mais c'�tait l� qu'il ne {Lub 824} fallait pas �tre surpris par Rose, car il m'�tait enjoint de ne pas manger hors des repas, et, si elle arrivait, arm�e d'une houssine verte, elle frappait impartialement sur moi et sur mes complices.

Chaque saison amenait ses plaisirs. Dans le temps des foins, quelle joie que de se rouler sur le sommet du charroi, ou sur les miloches! Toutes mes amies, tous mes petits camarades rustiques venaient glaner derri�re les ouvriers dans nos prairies, et j'allais rapidement faire l'ouvrage de chacun d'eux, c'est-�-dire que, prenant leurs r�teaux, j'entamais dans nos r�coltes, et qu'en un tour de main je leur en donnais � chacun autant qu'il en pouvait emporter. Nos m�tayers faisaient la grimace et je ne comprenais pas qu'ils n'eussent pas le m�me plaisir que moi � donner. Deschartres se f�chait; il disait que je faisais de tous ces enfants des pillards qui me feraient repentir, un jour, de ma facilit� � donner et � laisser prendre j.

C'�tait la m�me chose en temps de moisson; ce n'�taient plus des javelles qu'emportaient les enfants de la commune, c'�taient des gerbes. Les pauvresses de La Ch�tre venaient par bandes de quarante et cinquante. Chacune m'appelait pour suivre sa r�ge, c'est-�-dire pour tenir son sillon avec elles, car elles �tablissent entre elles une discipline et battent celle qui glane hors de sa ligne k. Quand j'avais pass� cinq minutes avec une glaneuse, comme je ne me g�nais pas pour prendre � deux mains l dans nos gerbes, elle avait gagn� {CL 32} sa journ�e, et, lorsque Deschartres me grondait, je lui rappelais l'histoire de Ruth et de Booz.

C'est de cette �poque particuli�rement que datent m les grandes et fastidieuses instructions que le bon Deschartres entreprit de me faire go�ter sur les avantages et les plaisirs de la propri�t�. Je ne sais pas si j'�tais pr�dispos�e � prendre la contre-partie de sa doctrine, ou si ce fut la faute du professeur, mais il est certain que je me jetai par r�action dans le communisme le plus aveugle et le plus absolu. On pense bien que je ne donnais pas ce nom � mon utopie, je crois que le mot n'avait pas encore �t� cr��; mais je d�cr�tai en moi-m�me que l'�galit� des fortunes et des conditions �tait la loi de Dieu, et que tout ce que la fortune donnait � l'un, elle le volait � l'autre. J'en demande bien pardon {Lub 825} � la soci�t� pr�sente, mais cela m'entra dans la t�te � l'�ge de douze ans et n'en sortit plus que pour se modifier en se conformant aux n�cessit�s morales des faits accomplis. L'id�al resta pour moi dans un r�ve de fraternit� paradisiaque, et, lorsque je devins catholique plus tard, ce r�ve s'appuya sur la logique de l'Évangile. J'y reviendrai.

J'exposais na�vement mon utopie � Deschartres. Pauvre homme! S'il vivait aujourd'hui, avec ses instincts r�actionnaires d�velopp�s par les circonstances, dans quelles fureurs certaines id�es nouvelles lui feraient achever ses jours n! Mais en 1816 l'utopie ne lui paraissait pas mena�ante, et il prenait la peine de la discuter m�thodiquement.

« Vous changerez o d'avis, me disait-il, et vous arriverez � m�priser trop l'humanit� pour vouloir vous sacrifier � elle. Mais, d�s � pr�sent, il faut combattre en vous ces instincts de prodigalit� que vous tenez de votre pauvre p�re. Vous n'avez pas la moindre id�e de ce que c'est que l'argent; vous vous croyez riche parce que vous voyez autour de vous de la terre qui est � vous, des moissons qui m�rissent pour {CL 33} vous, des bestiaux qu'on soigne et qu'on engraisse pour vous fournir tous les ans quelques sacs d'�cus. Mais avec tout cela vous n'�tes pas riche, et votre bonne maman a bien de la peine � tenir sa maison sur un pied honorable.

— Eh bien, p voyons, disais-je, qui est-ce qui force ma bonne maman � ces d�penses, qui sont principalement une bonne cave et une bonne table pour ses amis? Car, quant � elle, elle mange comme un oiseau, et une bouteille de muscat lui durerait bien deux mois. Croyez-vous qu'on vienne la voir pour boire et manger ses friandises?

— Mais il faut q ceci, il faut cela, » disait Deschartres. Je niais tout; j'accordais qu'il fallait � ma bonne maman tout le bien-�tre dont je la voyais jouir avec plaisir, mais je pr�tendais que, Deschartres et moi, nous pouvions bien nous mettre au brouet noir des lac�d�moniens. Cela ne lui souriait pas du tout. Il raillait ma ferveur de novice en sto�cisme, et il m'emmenait voir nos champs et nos pr�s, assurant que je devais me mettre au courant de ma fortune et que je ne pouvais de trop bonne heure me rendre compte de mes d�penses et de mes recettes. Il me disait: « Voil� un morceau de terre qui vous {Lub 826} appartient. Il a co�t� tant, il vaut tant, il rapporte tant. » Je l'�coutais d'un air de complaisance, et, lorsqu'au bout d'un instant il voulait me faire r�p�ter ma le�on de propri�taire, il se trouvait que je ne l'avais pas entendue, ou que je l'avais d�j� oubli�e. Ses chiffres ne me disaient rien; je savais tr�s-bien dans quel bl� poussaient les plus belles nielles et les plus belles gesses sauvages, dans quelle haie je trouverais des coronilles et des saxifrages, dans quel pr� des mousserons ou des morilles, sur quelles fleurs, au bord de l'eau, se posaient les demoiselles vertes et les petits hannetons bleus; mais r il m'�tait impossible de lui dire si nous �tions sur nos terres ou sur celles du voisin, o� �tait la limite du champ, combien d'ares, d'hectares ou de centiares renfermait {CL 34} cette limite, si la terre �tait de premi�re ou de troisi�me qualit�, etc. Je le d�sesp�rais, j'�touffais des b�illements spasmodiques et je finissais par lui dire des folies qui le faisaient rire et gronder en m�me temps. « Ah! pauvre t�te, pauvre cervelle, disait-il en soupirant. C'est absolument comme son p�re; de l'intelligence pour certaines choses inutiles et brillantes, mais n�ant en fait de notions pratiques! Pas de logique, pas un grain de logique! » Que dirait-il donc aujourd'hui s'il {Presse 18/3/1855 2} savait que, gr�ce � ses explications, j'ai pris une telle aversion pour la possession de la terre que je ne suis pas plus avanc�e � quarante-cinq ans que je ne l'�tais � douze! Je l'avoue � ma honte, je ne connais pas mes terres d'avec celles du voisin, et, quand je me prom�ne � trois pas de ma maison, j'ignore absolument chez qui je suis.

Il semblerait qu'il f�t tout son possible, ce brave homme, pour me d�go�ter � tout jamais de ce qu'il appelait l'agriculture. Moi, j'adorais d�j�, j'ai toujours ador� la po�sie des sc�nes champ�tres, mais il ne voulait m'y laisser voir rien de ce que j'y voyais. Si j'admirais la physionomie imposante des grands bœufs ruminant dans les herbes, il fallait entendre toute l'histoire du march� o� le prix de ce bœuf avait �t� discut�, et la surench�re de tel fermier, et les grandes raisons que Deschartres, second� par un intelligent marchois de sa connaissance, avait fait valoir pour le payer trente francs de moins. Et puis ce bœuf avait une maladie qu'il fallait conna�tre et examiner. Il avait le pied tendre, la corne us�e, une maladie de peau, que sais-je? Adieu la po�sie {Lub 827} et l'id�ale s�r�nit� de mon bœuf Apis, le roi des prairies! Ces bons moutons qui venaient m'�touffer de leurs empressements pour manger dans mes poches, il fallait les voir tr�paner parce qu'ils avaient une affection c�r�brale; c'�tait horrible. Il grondait terriblement les berg�res, mes douces compagnes, qui tremblaient {CL 35} devant lui et s'en allaient en pleurant, tandis que moi, plant�e � son c�t� comme juge et comme partie int�ress�e en m�me temps, je prenais en ex�cration mon r�le de propri�taire et de ma�tre qui t�t ou tard devait me faire ha�r. Ha�r pour ma parcimonie ou railler pour mon insouciance s, c'�tait l'�cueil in�vitable, et j'y suis tomb�e. Les paysans de chez nous ont un grand m�pris pour mon incurie, et je passe parmi eux depuis longues ann�es pour une esp�ce d'imb�cile.

Quand je voulais aller d'un c�t�, Deschartres m'emmenait d'un autre. Nous partions pour la rivi�re, qui, dans tout son parcours, sous les saules et le long des �cluses du petit ravin, offre une suite de paysages adorables, des ombrages frais et des fabriques rustiques du style le plus pittoresque. Mais, en route, Deschartres arm� de sa lunette de poche, voyait des oies dans un de nos bl�s. Il fallait remonter la c�te aride, et, sous l'ardente chaleur de l'�t�, aller verbaliser sur ces oies, ou sur la ch�vre qui pelait des ormeaux, d�j� si pel�s que je ne comprends gu�re le mal qu'elle y pouvait faire. Et puis on surprenait dans un arbre touffu un gamin volant de la feuille. L'�ne du voisin avait franchi la haie et tondait dans nos foins la largeur de sa langue. C'�taient des d�lits continuels � r�primer, des ex�cutions, des menaces, des querelles de tous les instants, et qui s'engageaient parfois avec mes meilleurs amis. Cela me serrait le cœur, et, quand je le disais � ma grand'm�re, elle me donnait de l'argent pour que je pusse, en cachette de Deschartres, aller rembourser les frais de l'amende au d�linquant, ou porter de sa part les paroles de gr�ce.

Mais ce r�le ne me plaisait pas non plus; il �tait loin de satisfaire mon id�al d'�galit� fraternelle. En faisant gr�ce � ces villageois, il me semblait que je les rabaissais dans mon propre cœur. Leurs remerc�ments me blessaient et je ne pouvais pas m'emp�cher de leur dire que je ne faisais {CL 36} l� qu'un acte de justice. {Lub 828} Ils ne me comprenaient pas. Ils s'avouaient coupables, tr�s-coupables dans la personne de leurs enfants, mauvais gardiens du petit troupeau. On voulait les battre en ma pr�sence pour me donner satisfaction; cela m'�tait odieux, et v�ritablement, me sentant devenir chaque jour artiste, avec des instincts de po�sie et de tendresse, je maudissais le sort qui m'avait fait na�tre dame et ch�telaine contre mon gr�. J'enviais la condition des pastours. Mon plus doux r�ve e�t �t� de m'�veiller un beau matin sous leur chaume, de m'appeler Naniche ou Pierrot, et de mener mes b�tes au bord des chemins, sans souci de M. Lhomond et compagnie, sans solidarit� avec les riches, sans appr�hension d'un avenir qu'on me pr�sentait si compliqu�, si difficile � soutenir et si antipathique � mon caract�re. Je ne voyais dans cette petite fortune qu'on voulait me faire compter et recompter sans cesse, qu'un embarras dont je ne saurais jamais me tirer, et je ne me trompais nullement.

En d�pit de mon go�t pour le vagabondage, une sorte de fatalit� me poussait au besoin de cultiver mon intelligence, malgr� la conviction o� j'�tais que toute science �tait vanit� et fum�e. M�me au milieu de mes plus vifs amusements champ�tres, il me prenait un besoin de solitude et de recueillement ou une rage de lecture, et, passant d'un extr�me � l'autre, apr�s une activit� fi�vreuse, je m'oubliais dans les livres pendant plusieurs jours, et il n'y avait pas moyen de me faire bouger de ma chambre ou du petit boudoir de ma grand'm�re; de sorte qu'on �tait bien embarrass� de d�finir mon caract�re, tant�t dissip� jusqu'� la folie, tant�t s�rieux et morne jusqu'� la tristesse.

Deschartres s'�tait beaucoup radouci depuis que mon fr�re n'�tait plus l� pour le faire enrager. Il se plaisait souvent aux le�ons, que je prenais bien; mais l'inconstance de mon humeur ramenait de temps en temps les {CL 37} bourrasques de la sienne, et il m'accusait de mauvaise volont� quand je n'avais r�ellement qu'une fi�vre de croissance. Il me mena�a quelquefois de me frapper; et comme ces sortes d'avertissements sont d�j� un fait � demi accompli, je me tenais sur mes gardes, r�solue � ne pas souffrir de lui ce que je commen�ais � ne plus souffrir de Rose. À l'habitude, il �tait d�bonnaire avec moi et me savait un gr� infini de la promptitude avec {Lub 829} laquelle je comprenais ses enseignements, quand ils �taient clairs. Mais, en de certains jours, j'�tais si distraite, qu'il lui arriva t enfin de me jeter � la t�te un gros dictionnaire latin u. Je crois qu'il m'aurait tu�e si je n'eusse lestement �vit� le boulet en me baissant � propos. Je ne dis rien du tout, je rassemblai mes cahiers et mes livres, je les mis dans l'armoire, et j'allai me promener. Le lendemain, il me demanda si j'avais fait ma version: « Non, lui dis-je, je sais assez de latin comme cela, je n'en veux plus! » Il ne m'en reparla jamais et le latin fut abandonn�. Je ne sais pas comment il s'en expliqua avec ma grand'm�re: elle ne m'en parla pas non plus. Probablement Deschartres eut honte de son emportement et me sut gr� de lui en garder le secret, en m�me temps qu'il comprit que ma r�solution de ne plus m'y exposer �tait irr�vocable. Cette aventure ne m'emp�cha pas de l'aimer; il �tait pourtant l'ennemi jur� de ma m�re, et je n'avais jamais pu prendre mon parti sur les mauvais traitements qu'il avait fait essuyer � Hippolyte. Un jour qu'il l'avait cruellement battu, je lui avais dit: Je vais le dire � ma bonne maman, et je l'avais fait r�sol�ment. Il avait �t� s�v�rement bl�m�, � ce que je pr�sume, mais il ne m'en avait pas gard� de ressentiment. Comme nous �tions francs l'un et l'autre, nous ne pouvions pas nous brouiller.

Il avait beaucoup du caract�re de Rose, c'est pour cela qu'ils ne pouvaient pas se supporter. Un jour qu'elle {CL 38} balayait ma chambre et qu'il passait dans le corridor, elle lui avait jet� de la poussi�re sur ses beaux souliers reluisants. Lui de la traiter de butorde, elle de le qualifier de crocheteur; le combat s'engage, et Rose, lan�ant son balai dans les jambes du p�dagogue pendant qu'il descendait l'escalier, avait failli lui faire rompre le cou. De ce moment ils se d�test�rent cordialement; c'�tait chaque jour de nouvelles querelles, qui d�g�n�raient m�me en pugilat. Un peu plus tard il eut des diff�rends moins �nergiques, mais encore plus amers avec Julie. La cuisini�re �tait aussi � couteaux tir�s avec Rose, et elles se jetaient les assiettes � la t�te. Ladite cuisini�re se battait d'autre part avec son vieux �poux Saint-Jean. On changea dix fois le valet de chambre parce qu'il ne pouvait s'entendre avec Rose ou avec Deschartres. Jamais int�rieur ne fut troubl� de plus de criailleries {Lub 830} et de batailles. Tel �tait le triste effet de l'excessive faiblesse de ma grand'm�re. Elle ne voulait ni se s�parer de ses domestiques, ni s'�tablir juge de leurs diff�rends. Deschartres, en voulant y porter la paix, venait y m�ler la temp�te de sa col�re. Tout cela m'inspirait un grand d�go�t et augmentait mon amour pour les champs et pour la soci�t� de mes pastours, qui �taient si doux et vivaient en si bon accord.

Quand je sortais avec Deschartres, je pouvais aller assez loin avec lui et j'avais une certaine libert�. Rose m'oubliait, et je pouvais faire le gamin tout � mon aise. Un soir la fenaison se prolongea fort tard dans la soir�e. On enlevait le dernier charroi d'un pr�. Il faisait clair de lune, et on voulait en finir, parce que l'orage s'annon�ait pour la nuit. Quelque diligence qu'on f�t, le ciel se voila et la foudre commen�ait � gronder lorsque nous repr�mes le chemin de la ferme. Nous �tions au bord de la rivi�re, � un quart de lieue de chez nous. Le charroi, charg� pr�cipitamment, �tait mal �quilibr�. Deux ou trois fois en chemin {CL 39} il s'�croula et il fallut le r�tablir. Nous avions de jeunes bœufs de trait que le tonnerre effrayait et qui ne marchaient qu'� grands renforts d'aiguillon, soufflant d'�pouvante v comme des chevaux ombrageux. La bande des glaneurs et des glaneuses de foin nous avait attendus pour aider au chargement et pour soutenir de leurs r�teaux l'�difice chancelant que chaque orni�re compromettait. Deschartres, arm� de l'aiguillon, dont il se servait mal, pestait, suait, jurait; les m�tayers et leurs ouvriers se lamentaient avec exag�ration, comme s'il se f�t agi de la retraite de Russie. C'est la mani�re de s'impatienter du paysan berrichon. La foudre roulait avec un fracas �pouvantable et le vent soufflait avec furie. On ne voyait plus � se conduire qu'� la lueur des �clairs et le chemin �tait tr�s-difficile. Les enfants avaient peur et pleuraient. Une de mes petites camarades �tait si d�moralis�e qu'elle ne voulait plus porter sa petite r�colte et l'aurait laiss�e au milieu du chemin si je ne m'en fusse charg�e. Encore fallait-il la tirer elle-m�me par la main, car elle avait mis son tablier sur sa t�te pour ne pas voir le feu du ciel, et elle se jetait dans tous les trous. Il �tait fort tard quand nous arriv�mes enfin par un vrai d�luge. On �tait inquiet de nous � la maison. À la ferme on �tait {Lub 831} inquiet des bœufs et du foin. Pour moi, cette sc�ne champ�tre m'avait ravie, et j'essayai le lendemain d'en �crire la description; mais je n'y r�ussis pas � mon gr� et je la d�chirai sans la montrer � ma grand'm�re. Chaque nouvel essai que je faisais de formuler mon �motion me d�go�tait pour longtemps de recommencer w.

{Presse 19/3/1855 1} L'automne et l'hiver �taient le temps o� nous nous amusions le mieux. Les enfants de la campagne y sont plus libres et moins occup�s. En attendant les bl�s de mars, il y a des espaces immenses o� leurs troupeaux peuvent errer sans faire de mal. Aussi se gardent-ils eux-m�mes tandis que les pastours, rassembl�s autour de leur feu en plein {CL 40} vent, devisent, jouent, dansent, ou se racontent des histoires. On ne s'imagine pas tout ce qu'il y a de merveilleux dans la t�te de ces enfants qui vivent au milieu des sc�nes de la nature sans y rien comprendre, et qui ont l'�trange facult� de voir par les yeux du corps tout ce que leur imagination leur repr�sente. J'ai tant de fois entendu raconter � plusieurs d'entre eux, que je savais tr�s-v�ridiques, et trop simples d'ailleurs pour rien inventer, les apparitions dont ils avaient �t� t�moins, que je suis bien persuad�e qu'ils n'ont pas cru voir, mais qu'ils ont vu, par l'effet d'un ph�nom�ne qui est particulier aux organisations rustiques, les objets de leur �pouvante. Leurs parents, moins simples qu'eux, et quelquefois m�me incr�dules, �taient sujets aussi � ces visions. x

J'ai donc toujours pens� que ces ph�nom�nes m�riteraient d'�tre observ�s de plus pr�s et analys�s par la raison froide avec plus de conscience qu'ils ne l'ont encore �t�. Ce serait une �tude utile pour l'intelligence de l'histoire et pour la connaissance de l'�tre humain, que les savants g�n�ralisent trop, selon moi. La race humaine a eu dans son enfance des facult�s, ou si l'on veut des infirmit�s inh�rentes � son �tat d'ignorance; mais dire que la superstition et la peur cr�ent toujours ces fant�mes n'est pas rigoureusement vrai. J'ai vu des paysans qui n'�taient ni cr�dules ni peureux, et qui ont �t� saisis, au moment o� ils s'y attendaient le moins, par l'hallucination particuli�re aux gens de campagne. On sait que cette hallucination se reproduit presque toujours sous la forme d'animaux fantastiques y. J'ai rassembl� dans quelques articles publi�s par {Lub 832}L'Illustration, les diverses croyances de notre vall�e Noire, et j'ai racont� les apparitions de la grand'-b�te.

Je n'y reviendrai pas, mais je dois avouer ici que j'ai cru longtemps que cette b�te existait. Dans mes explications enfantines, je voulais qu'il y e�t quelque esp�ce d'animal dont {CL 41} la race presque enti�rement d�truite ne comptait plus que des individus fort rares, et particuli�rement retir�s dans nos campagnes, o� les p�turaux* leur offraient une retraite plus s�re qu'ailleurs, car la b�te se montre surtout dans ces endroits-l�, la nuit, � l'heure o� on va chercher les bœufs, entre une ou deux heures, pour les lier. Je supposais que cette b�te �tait noctambule, amphibie peut-�tre, et qu'elle pouvait bien se tenir cach�e sous les eaux pendant le jour; que les savants et les gens du monde pouvaient ne pas se douter de son existence, et que la frayeur emp�chait les paysans de l'observer assez pour en donner une id�e exacte z; enfin je me plaisais � cette supposition que l'antique cr�ation avait encore quelques �bauches vivantes et errantes sur la terre, �tres isol�s et malheureux, destin�s � dispara�tre bient�t, incapables peut-�tre {Lub 833} de supporter la clart� du jour, {CL 42} et si fatigu�s de leur mis�rable condition qu'ils s'attachaient aux pas de l'homme, comme pour lui demander un refuge et la servitude. Mais l'homme refusait de les apprivoiser et de les utiliser. Il en avait peur et il essayait de les tuer: mais on sait que la b�te renvoie le plomb et la balle. « Preuve, disais-je � Deschartres, que c'est un animal ant�diluvien et dont la peau ou l'�caille ne sont pas de la m�me nature que celles de toutes les b�tes que nous connaissons. Peut-�tre cette b�te vit-elle plusieurs si�cles, peut-�tre m�me n'y en a-t-il plus qu'une seule dans l'univers, c'est ce qui fait qu'on ne trouve pas de d�pouilles qu'on puisse �tudier et comparer avec l'individu vivant. » Enfin je faisais sur cette b�te tout un roman zoologique qui faisait beaucoup rire le savant Deschartres.

{[CL 41; Lub 832]} * Le p�tural est un dernier vestige aa de la vie pastorale et nomade, et n'existe plus gu�re que dans les parties centrales de la France. C'est un vaste enclos abandonn� de temps imm�morial au caprice de la natire. En g�n�ral, ce sont d'excellentes terres dont le d�frichement et la culture seraient tr�s lucratifs; mais le fermier et le m�tayer n'entendent point � cela. Ils pensent que leurs bœufs ne sauraient profiter sans cette esp�ce de paturage, qui pourtant est fort maigre et peu favorable � la locomotion des animaux. Ce sont de gfrands terrains ferm�s de haies imp�n�trables et tout remplis de broussailles. avec une fosse creus�e dans un coin. On peut �tudier l� le terrain primitif; car, tr�s probablement, jamais ces espaces n'ont �t� d�frich�s. Ils sont vierges de toute culture, et la v�g�tation, quoique abondante, n'y fait aucun progr�s; les arbrisseaux y restent courts; la ronce et l'�pine noire y abondent; l'herbe n'y pousse ni belle ni bonne; les animaux n'y ont donc pas m�me l'avantage de l'ombre et de la fra�cheur. C'est, il est vrai, en l'absence de prairies artificielles, un moyen de tenir les bœufs � l'ar tout l'�t�, la nuit commele jour. Les prairies naturelles se fauchent t�rd dans la saison, et ont encore besoin de n'�tre pas livr�es � la p�ture pendant une autre partie de l'�t� si l'on veut avoir des regains. Mais pourquoi le paysan de chez nous pr�f�re-t-il le p�tural � la prairie artificielle? C'est que c'est la coutime de ses p�res, et cette coutume est une affaire de paresse.

« Il y a quelque chose de plus simple, me disait-il, et qui m'explique tout ab. La b�te n'existe pas, personne ne l'a jamais vue, mais tout le monde y croit par imb�cillit�, et c'est le propre de ceux qui subissent l'ascendant du mensonge de vouloir aussit�t le faire subir � leur tour. Quand un paysan est persuad� que son p�re a vu la b�te, il faut qu'il persuade � son fils qu'il l'a vue aussi, et ils se mentent les uns aux autres de g�n�ration en g�n�ration. »

L'explication de Deschartres ne valait pas mieux que la mienne; j'ai eu de la peine � me persuader que la b�te n'existait pas, mais enfin je crois en �tre bien s�re maintenant, elle n'existe pas; mais le paysan n'entretient pas ce mensonge de p�re en fils pour le plaisir de transmettre une erreur et de l�guer l'�pouvante dont il a h�rit�. L'animal primitif que je r�vais, c'est le paysan. Il n'a pas la m�me organisation que l'animal plus civilis�, plus raisonnable, mais moins po�te et moins sinc�re, qu'une autre �ducation et les habitudes d'un autre milieu ont modifi�. Le paysan n'a d'autre histoire que la tradition et la l�gende. Son cerveau n'est pas semblable � celui de l'habitant originaire {CL 43} des cit�s. Il a la facult� de transmettre � ses sens la perception des objets de sa croyance, de sa r�verie ou de sa m�ditation. C'est ainsi que Jeanne d'Arc entendait bien r�ellement les voix c�lestes qui lui parlaient. C'est �tre impie envers l'humanit� que de l'accuser d'imposture. {Lub 834} Elle �tait hallucin�e, et pourtant elle n'�tait pas folle. Tous ces paysans qui m'ont racont� leurs visions et que je connais depuis que j'existe, ne sont ni fous ni l�ches; plusieurs sont des hommes tr�s-positifs et tr�s-courageux, il en est m�me de tr�s-sceptiques � beaucoup d'�gards ac. Il y a de vieux soldats qui ont fait les campagnes de l'Empire, dont l'intelligence ac s'est d�velopp�e au service, qui savent lire, �crire et compter; tout cela n'emp�che pas qu'ils n'aient vu la b�te et qu'ils ne la voient encore.

J'ai ae �t� t�moin d'un de ces faits d'hallucination. Je revenais de Saint-Chartier, et le cur� m'avait donn� une paire de pigeons qu'il mit dans un panier et dont il chargea son enfant de chœur, en lui disant de m'accompagner. C'�tait un gar�on de quatorze � quinze ans, grand, fort, d'une sant� excellente, d'un esprit tr�s-calme et tr�s-lucide. Le cur� lui donnait de l'instruction, et il a �t� depuis ma�tre d'�cole. Il savait d�s lors moins de fran�ais peut-�tre, mais plus de latin que moi, � coup s�r. C'�tait donc un paysan d�grossi et tr�s-intelligent.

Nous sortions de v�pres, il �tait environ trois heures; c'�tait en plein �t�, par le plus beau temps du monde; nous pr�mes les sentiers de traverse parmi les champs et les prairies, et nous causions fort tranquillement. Je l'interrogeais sur ses �tudes. Il avait l'esprit parfaitement libre et dispos; il s'arr�ta aupr�s d'un buisson pour mettre un brin d'osier � son sabot qui s'�tait cass�. « Allez toujours me dit-il, je vous rattraperai bien. » Je continuai donc � marcher; mais je n'avais pas fait trente pas que je le vois accourir, p�le, les cheveux comme h�riss�s sur le front. Il {CL 44} avait laiss� sabots, panier et pigeons l� o� il s'�tait arr�t�. Il avait vu, au moment o� il �tait descendu dans le foss�, un homme affreux qui l'avait menac� de son b�ton.

Je le crus d'abord et je me retournai pour voir si cet homme nous suivait ou s'il s'en allait avec nos pigeons; mais je vis distinctement le panier et les sabots de mon compagnon, et pas un �tre humain sur le sentier ni dans le champ, ni aupr�s, ni au loin.

J'avais � cette �poque dix-sept ou dix-huit ans et je n'�tais plus du tout peureuse. « C'est, dis-je � l'enfant, un pauvre vagabond qui meurt de faim et qui a �t� tent� par nos pigeons. Il se sera cach� dans le foss�. Allons {Lub 835} voir af ce que c'est. — Non, r�pondit-il, quand on me couperait par morceaux. — Comment, repris-je, un grand et fort gar�on comme te voil� a peur d'un homme tout seul? Allons, coupe un b�ton, et viens avec moi rechercher nos pigeons. Je ne pr�tends pas les laisser l�. — Non, non, demoiselle, je n'irai pas, s'�cria-t-il, car je le verrais encore, et je ne veux plus le voir. Les b�tons et le courage n'y feraient rien, puisque ce n'est pas un homme humain. C'est plut�t fait comme une b�te. »

je commen�ais � comprendre, et j'insistai d'autant plus pour le ramener avec moi � son panier et � ses sabots. Rien ne put l'y faire consentir. J'y allai seule, en lui disant au moins de me suivre des yeux, pour bien s'assurer qu'il avait r�v�. Il me le promit, mais quand je revins avec les sabots et les pigeons, mon dr�le avait pris sa course et me les laissa fort bien porter jusqu'aux premi�res maisons du village, o� il arriva avant moi. J'essayai de lui faire honte. Ce fut bien inutile. C'est lui qui se moqua de mon incr�dulit� et qui trouva que j'�tais folle de braver un loup-garou pour ravoir deux malheureux pigeons.

Le beau courage que j'eus dans cette rencontre, je ne l'aurais probablement pas eu trois ans plus t�t, car � {CL 45} l'�poque o� je passais une bonne moiti� de ma vie avec les pastours, je confesse que leur terreur m'avait ag gagn�e, et que, sans croire pr�cis�ment au follet, aux revenants et � Georgeon, le diable de la vall�e Noire, j'avais l'imagination vivement impressionn�e par ces fant�mes. Mais je n'�tais pas de la race rustique et je n'eus jamais la moindre hallucination. J'eus beaucoup de visions d'objets et de figures dans la r�verie, presque jamais dans la frayeur; et m�me, dans ce dernier cas, je ne fus jamais dupe de moi-m�me. ah La tendance sceptique de l'enfant de Paris luttait encore en moi contre la cr�dulit� de l'enfant en g�n�ral.

Ce qui achevait de me troubler la cervelle, c'�taient les contes de la veill�e lorsque les chanvreurs venaient broyer ai. Pour �loigner de la maison le bruit et la poussi�re de leur travail, et comme la moiti� du hameau voulait �couter leurs histoires, on les installait � la petite porte de la cour qui donne sur la place, tout � c�t� du cimeti�re, dont on voyait les croix au clair de la lune par-dessus un mur tr�s-bas. Les vieilles femmes relayaient {Lub 836} les narrateurs. J'ai racont� ces sc�nes rustiques dans mes romans. Mais je ne saurais jamais raconter cette foule d'histoires merveilleuses et saugrenues que l'on �coutait avec tant d'�motion et qui avaient toutes le caract�re de la localit� ou des diverses professions de ceux qui les avaient rapport�es. Le sacristain avait sa po�sie � lui, qui jetait du merveilleux sur les choses de son domaine, les s�pultures, les cloches, la chouette, le clocher, les rats du clocher, etc. Tout ce qu'il attribuait � ces rats de myst�rieuses sorcelleries remplirait un volume. Il les connaissait tous, il leur avait donn� les noms des principaux habitants morts dans le bourg depuis une quarantaine d'ann�es. À chaque nouveau mort, il voyait surgir un nouveau rat qui s'attachait � ses pas et le tourmentait par ses grimaces. Pour apaiser ces m�nes �tranges, il leur portait des graines dans le clocher; mais, {CL 46} en y retournant le lendemain, il trouvait les plus bizarres caract�res trac�s par ces rats suspects avec les graines m�mes qu'il leur avait offertes. Un jour il trouva aj tous les haricots blancs rang�s en cercle avec une croix de haricots rouges au centre. Le jour suivant, c'�tait la combinaison contraire. Une autre fois, les blancs et les rouges altern�s syst�matiquement formaient plusieurs cercles encha�n�s, ou des lettres inconnues, mais si bien dessin�es, qu'on aurait jur� l'ouvrage d'une personne humaine. Il n'est point d'animaux insignifiants, il n'est point d'objets inanim�s que le paysan ne fasse entrer dans son monde fantastique, et le christianisme du moyen �ge, qui est encore le sien, est tout aussi f�cond en personnifications mythologiques que les religions ant�rieures.

J'�tais avide de tous ces r�cits, j'aurais pass� la nuit � les entendre, mais ils me faisaient beaucoup de mal; ils m'�taient le sommeil. Mon fr�re, plus �g� que moi de cinq ans, en avait �t� plus affect� encore, et son exemple me confirma dans la croyance o� je suis que les races d'origine rustique ont la facult� de l'hallucination. Il tenait � cette race par sa m�re, et il avait des visions ak, tandis que, malgr� la fi�vre de peur et les r�ves sinistres de mon sommeil, je n'en avais pas. Vingt ans plus tard, il m'affirmait sous serment avoir entendu claquer le fouet du follet dans les �curies et le battoir al des lavandi�res de nuit am au bord des sources. {Lub 837} C'est de lui que j'ai parl� dans les articles intitul�s Visions de la nuit dans les campagnes, et ses r�cits �taient d'une sinc�rit� compl�te. Dans les dangers r�els, il �tait plus que courageux, il �tait t�m�raire. Dans son �ge m�r comme dans son enfance, il a toujours eu comme une habitude de m�priser la vie. Du moins il exposait la sienne � tout propos et pour la moindre affaire. Mais que vous dirai-je? Il tenait au terroir, il �tait hallucin�, il croyait aux choses surnaturelles.

{CL 47} J'ai dit que l'automne et l'hiver �taient nos saisons les plus gaies; j'ai toujours aim� passionn�ment l'hiver � la campagne et je n'ai jamais compris le go�t des riches, qui a fait de Paris le s�jour des f�tes dans la saison de l'ann�e la plus ennemie des bals, des toilettes et de la dissipaiton. C'est au coin du feu que la nature nous convie en hiver � la vie de famille, et c'est aussi en pleine campagne que les rares beaux jours de cette saison peuvent se faire sentir et go�ter. Dans les grandes villes de nos climats, cette affreuse boue puante et glac�e ne s�che presque jamais. Aux champs, un rayon de soleil ou quelques heures de vent rendent l'air sain et la terre propre. Les pauvres prol�taires des cit�s le savent bien, et ce n'est pas pour leur agr�ment qu'ils restent dans ce cloaque. La vie factice et absurde de nos riches s'�puise � lutter contre la nature. Les riches Anglais l'entendent mieux, ils passent l'hiver dans leurs ch�teaux.

On s'imagine � Paris que la nature est morte pendant six mois, et pourtant les bl�s poussent d�s l'automne, et le p�le soleil des hivers, on est convenu de l'appeler comme cela, est le plus vif et le plus brillant de l'ann�e. Quand il dissipe les brumes, quand il se couche dans la pourpre �tincelante des soirs de grande gel�e, on a peine � soutenir l'�clat de ses rayons. M�me dans nos {Presse 19/3/1855 2} contr�es froides, et fort mal nomm�es temp�r�es, la cr�ation ne se d�pouille jamais d'un air de vie et de parure. Les grandes plaines fromentales se couvrent de ces tapis courts et frais, sur lesquels le soleil, bas � l'horizon, jette de grandes flammes d'�meraude. Les pr�s se rev�tent an de mousses magnifiques, luxe tout gratuit de l'hiver. Le lierre, ce pampre inutile, mais somptueux, se marbre de tons d'�carlate et d'or. Les jardins m�mes ne sont pas sans richesse. La primev�re, la violette et la {Lub 838} rose de Bengale rient sous la neige. Certaines autres fleurs, gr�ce � un accident de terrain, � une {CL 48} disposition fortuite, survivent � la gel�e et vous causent � chaque instant une agr�able surprise. Si le rossignol est absent, combien d'oiseaux de passage, h�tes bruyants et superbes, viennent s'abattre ou se reposer sur le fa�te des grands arbres ou sur le bord des eaux! Et qu'y a-t-il de plus beau que la neige, lorsque le soleil en fait une nappe de diamants, ou lorsque la gel�e se suspend ao aux arbres en fantastiques arcades, en indescriptibles festons de givre et de cristal? Et quel plaisir n'est-ce pas de se sentir en famille, aupr�s d'un bon feu, dans ces longues soir�es de campagne, o� l'on s'appartient si bien les uns aux autres, o� le temps m�me semble nous appartenir, o� la vie devient toute morale et toute intellectuelle en se retirant en nous-m�mes?

L'hiver, ma grand'm�re me permettait d'installer ma soci�t� dans la grande salle � manger, qu'un vieux po�le r�chauffait au mieux. Ma soci�t�, c'�tait une vingtaine d'enfants de la commune qui apportaient l� leurs sauln�es. La sauln�e est une ficelle incommensurable, toute garnie de crins dispos�s en nœuds coulants pour prendre les alouettes et menus oiseaux des champs en temps de neige. Une belle sauln�e fait le tour d'un champ. On la roule sur des d�vidoirs faits expr�s, et on la tend avant le lever du jour dans les endroits propices. On balaie la neige tout le long du sillon, on y jette du grain, et, deux heures apr�s, on y trouve les alouettes prises par centaines. Nous allions � cette r�colte avec de grands sacs que l'�ne rapportait pleins. Comme il y avait de graves contestations ap pour les partages, j'avais �tabli le r�gime de l'association, et l'on s'en trouva fort bien. Les sauln�es ne peuvent servir plus de deux ou trois jours sans �tre regarnies de crins (car il s'en casse beaucoup dans les chaumes), et sans qu'on fasse le rebouclage, c'est-�-dire le nœud coulant � chaque crin d�nou�. Nous conv�nmes donc que ce long et minutieux travail se {CL 49} ferait en commun, comme celui de l'installation des sauln�es qui exige aussi un balayage rapide et fatigant. On se partageait, sans compter et sans mesurer, la corde et le crin; le crin �tait surtout la denr�e pr�cieuse, et c'�tait en commun aussi qu'on en faisait la maraude: cela consistait � aller dans les pr�s et dans {Lub 839} les �tables arracher de la queue et de la crini�re des chevaux tout ce que ces animaux voulaient bien nous en laisser prendre sans entrer en r�volte. Aussi nous �tions devenus bien adroits � ce m�tier-l�, et nous arrivions � �claircir la chevelure des poulains en libert�, sans nous laisser atteindre par les ruades les plus fantastiques. L'ouvrage aq se faisait entre nous tous avec une rapidit� surprenante, et nous avons �t� jusqu'� regarnir deux ou trois cents brasses dans une soir�e. Apr�s la chasse venait le triage. On mettait d'un c�t� les alouettes, de l'autre les oiseaux de moindre valeur. Nous pr�levions pour notre r�gal du dimanche un certain choix, et l'un des enfants allait vendre le reste � la ville, apr�s quoi je partageais l'argent entre eux tous. Ils �taient ar fort contents de cet arrangement et il n'y avait plus de disputes et de m�fiance entre eux. Tous les jours notre association recrutait de nouveaux adh�rents qui pr�f�raient ce bon accord � leurs querelles et � leurs batailles. On ne pensait plus � se lever avant les autres pour aller d�pouiller la sauln�e des camarades, et la journ�e du dimanche �tait une v�ritable f�te. Nous faisions nous-m�mes notre cuisine de volatiles as. Rose �tait de bonne humeur ces jours-l�, car elle �tait gaie et bonne fille quand elle n'�tait pas furibonde. La cuisini�re faisait l'esprit fort � l'endroit de notre cuisine, le p�re Saint-Jean seul faisait la grimace et pr�tendait que la queue de son cheval blanc diminuait tous les jours. Nous le savions bien. at

À travers tous ces jeux au le roman de Coramb� continuait � se d�rouler dans ma t�te av. C'�tait un r�ve permanent, aussi d�cousu, aussi incoh�rent que les r�ves du sommeil, {CL 50} et dans lequel je ne me retrouvais que parce qu'un m�me sentiment le dominait toujours.

Ce sentiment ce n'�tait pas l'amour. Je savais par les livres que l'amour existe dans la vie et qu'il est le fond et l'�me de tous les romans et de tous les po�mes. Mais, ne sentant en moi rien qui p�t m'expliquer pourquoi un �tre s'attachait exclusivement � la poursuite d'un autre �tre, dans cet ordre d'affections inconnues, hi�roglyphiques pour ainsi dire, je me pr�servais avec soin d'entra�ner mon roman sur ce terrain glac� pour mon imagination. Il me semblait que si j'y introduisais des amants et des amantes, il deviendrait banal, ennuyeux {Lub 840} pour moi, et que je ferais, des personnages charmants avec lesquels je passais ma vie, des �tres de convention comme ceux que je trouvais souvent dans les livres, ou, tout au moins, des �trangers occup�s d'un secret auquel je ne pouvais m'int�resser, puisqu'il ne r�pondait � aucune �motion que j'eusse �prouv�e par moi-m�me. En revanche, l'amiti�, l'amour filial ou fraternel, la sympathie, l'attrait le plus pur, r�gnaient dans cette sorte de monde enchant� aw: mon cœur comme mon imagination �taient tout entiers ax dans cette fantaisie, et quand j'�tais m�contente de quelque chose ou de quelqu'un dans la vie r�elle, je pensais � Coramb� avec presque autant de confiance et de consolation qu'� une v�rit� d�montr�e.

J'en �tais l� lorsqu'on m'annon�a que dans trois mois j'aurais � faire ma premi�re communion.

C'�tait une situation encore plus embarrassante pour ma bonne maman que pour moi. Elle ne voulait pas me donner une �ducation franchement philosophique. Tout ce qui e�t pu �tre tax� d'excentricit� lui r�pugnait; mais, en m�me temps qu'elle subissait l'empire de la coutume, et qu'au d�but de la Restauration elle n'e�t pu s'y soustraire sans un certain scandale ay, elle craignait que ma nature {CL 51} enthousiaste az ne se laiss�t prendre � la superstition, dont elle avait d�cid�ment horreur. Elle prit donc le parti de me dire qu'il fallait faire cet acte de biens�ance tr�s-d�cemment, mais me bien garder d'outrager la sagesse divine et la raison humaine jusqu'� croire que j'allais manger mon Cr�ateur.

Ma docilit� naturelle fit le reste. J'appris le cat�chisme comme un perroquet, sans chercher � le comprendre et sans songer � en railler les myst�res, ais bien d�cid�e � n'en pas croire, � n'en pas retenir un mot aussit�t que l'affaire serait b�cl�e, comme on disait chez nous. La confession me causa une extr�me r�pugnance. Ma grand'm�re qui savait que le bon cur� de Saint-Chartier parlait et pensait un peu cr�ment, me confia � un autre bon vieux cur�, celui de La Ch�tre, qui avait plus d'�ducation, et qui, je dois le dire, respecta l'ignorance de mon �ge et ne m'adressa aucune de ces questions inf�mes par lesquelles il arrive souvent au pr�tre de souiller, sciemment ou non, la pudeur de l'enfance. On ne mit entre mes mains aucun formulaire, aucun examen de {Lub 841} conscience, et on me dit simplement d'accuser les fautes dont je me sentais coupable.

Je me trouvai fort embarrass�e. J'en voyais bien quelques-unes, mais il me semblait que ce n'�tait pas assez pour que M. le cur� p�t s'en contenter. D'abord j'avais menti une fois � ma m�re pour sauver Rose, et souvent depuis � Deschartres pour sauver Hippolyte. Mais je n'�tais pas menteuse, je n'avais aucun besoin de l'�tre, et Rose elle-m�me, me brutalisant toujours avant de m'interroger, ne faisait pas de ma servitude une n�cessit� de dissimulation. J'avais �t� un peu gourmande, mais il y avait si longtemps que je m'en souvenais � peine. J'avais toujours v�cu au milieu de personnes si chastes, que je n'avais m�me pas l'id�e de quelque chose de contraire � la chastet�. {CL 52} J'avais �t� irritable et violente; depuis que je me portais bien je n'avais plus sujet de l'�tre. De quoi donc pouvais-je m'accuser, � moins que ce ne f�t d'avoir pr�f�r� parfois le jeu � l'�tude, d'avoir d�chir� mes robes et perdu mes mouchoirs, griefs que ma bonne qualifiait d'enfance terrible?

En v�rit� je ne sais pas de quoi peut s'accuser un enfant de douze ans, � moins que le malheureux n'ait �t� d�j� souill� par des exemples et des influences hideuses, et dans ce cas-l� c'est la confession d'autrui qu'il a � faire.

J'avais si peu de choses � dire, que cela ne valait pas la peine de d�ranger un cur�; le mien s'en contenta et me donna pour p�nitence de r�citer l'oraison dominicale en sortant du confessionnal. Cela me parut fort doux; car cette pri�re est belle, sublime et simple, et je l'adressai � Dieu de tout mon cœur mais je ne me sentais pas moins humili�e de m'�tre agenouill�e devant un pr�tre pour si peu.

Au reste, jamais premi�re communion ne fut si lestement exp�di�e. J'allais une fois par semaine � La Ch�tre. Le cur� me faisait une petite instruction de cinq minutes, je savais mon cat�chisme sur le bout du doigt d�s la premi�re semaine. La veille du jour fix�, on m'envoya passer la soir�e et la nuit chez une bonne et charmante dame de nos amies. Elle avait deux enfants plus jeunes que moi. Sa fille Laure, belle et remarquable personne � tous �gards, a �pous� depuis mon ami Fleury, fils de Fleury l'ami de mon p�re. Il y avait encore d'autres {Lub 842} enfants dans la maison; je m'y amusai �norm�ment, car on joua ba � toutes sortes de jeux sous l'œil des bons parents, qui prirent part � notre innocente gaiet�, et j'allai bb dormir si fatigu�e d'avoir ri et saut� que je ne me souvenais plus du tout de la solennit� du lendemain.

{CL 53} Madame Decerfz, cette charmante et excellente femme qui voulait bien m'accompagner � l'�glise dans mes d�votions, m'a souvent rappel� depuis combien j'�tais folle et bruyante lorsque je me trouvais dans sa famille au retour de l'�glise. Sa m�re, une bien excellente femme aussi, lui disait alors: « Mais voil� un enfant bien peu recueilli, et ce n'est pas ainsi que de mon temps l'on se pr�parait aux sacrements. — Je ne lui vois faire aucun mal, r�pondit madame Decerfz: elle est gaie, donc elle a la conscience bien l�g�re, et le rire des enfants est une musique pour le bon Dieu. »

Le lendemain matin, ma grand'm�re arriva. Elle s'�tait d�cid�e � assister � ma premi�re communion, non sans peine, je crois; car elle n'avait pas mis le pied dans une �glise depuis le mariage de mon p�re bc. Madame Decerfz me dit de lui demander sa b�n�diction et le pardon des d�plaisirs que je {Presse 19/3/1855 3} pouvais lui avoir caus�s, ce que je fis de meilleur cœur que devant le pr�tre. Ma bonne maman m'embrassa et me conduisit � l'�glise.

Aussit�t que j'y fus, je commen�ai � me demander ce que j'allais faire; je n'y avais pas encore song�. Je me sentais si �tonn�e de voir ma grand'm�re dans une �glise! Le cur� bd m'avait dit qu'il fallait croire, sinon commettre un sacril�ge; je n'avais pas le moindre d�sir d'�tre sacril�ge, pas la plus l�g�re vell�it� de r�volte ou d'impi�t�, mais je ne croyais pas. Ma bonne maman m'avait emp�ch�e de croire, et cependant elle m'avait ordonn� de communier. Je me demandai si elle et moi nous ne faisions pas un acte d'hypocrisie, et, bien que j'eusse l'air aussi calme et aussi s�rieux que j'avais paru insouciante et dissip�e la veille, je me sentis fort mal � l'aise, et j'eus deux ou trois fois la pens�e de me lever et de dire � ma grand'm�re: « En voil� assez; allons-nous-en. »

Mais tout � coup il me vint � l'esprit un commentaire qui {CL 54} me calma. Je repassai la c�ne de J�sus dans mon esprit, et ces paroles: Ceci est mon corps et mon sang ne me parurent plus qu'une m�taphore; J�sus �tait trop {Lub 843} saint et trop grand pour avoir voulu tromper ses disciples. Il les avait convi�s � un repas fraternel, il les avait invit�s � rompre le pain ensemble en m�moire de lui. Je ne sentis plus rien de moquable dans l'institution de la c�ne, et, me trouvant � la balustrade aupr�s d'une vieille pauvresse qui re�ut d�votement l'hostie avant moi, j'eus la premi�re id�e de la signification de ces agapes de l'�galit� dont l'�glise avait, selon moi, m�connu ou falsifi� le symbole.

Je revins donc fort tranquille de la sainte table, et le contentement d'avoir trouv� une solution � ma petite anxi�t� donna, m'a-t-on dit depuis, une expression nouvelle � ma figure. Ma grand'm�re, attendrie et effray�e, partag�e peut-�tre entre la crainte de m'avoir rendue d�vote et celle de m'avoir fait mentir � moi-m�me, me pressa doucement contre son cœur quand je revins aupr�s d'elle, et laissa tomber des larmes sur mon voile.

Tout cela fut �nigmatique pour moi; j'attendais qu'elle me donn�t, le soir, une explication s�rieuse de l'acte qu'elle m'avait fait accomplir et de l'�motion qu'elle avait laiss�e para�tre. Il n'en fut rien. On me fit faire une seconde communion huit jours apr�s, et puis, on ne me reparla plus de religion, il n'en fut pas plus question que si rien ne s'�tait pass�.

Aux grandes f�tes, on m'envoyait encore � La Ch�tre pour voir les processions et assister aux offices. C'�tait des occasions que je faisais valoir moi-m�me, parce que je passais ces jours-l� dans la famille Decerfz, o� je m'�battais avec les enfants, et o� j'�tais si g�t�e que je mettais tout sens dessus dessous, cassant tout, les meubles, les poup�es et m�me quelque peu les enfants, trop d�biles pour mes mani�res de paysanne.

{CL 55} Quand je revenais � la maison, fatigu�e de ces �bats, je retombais dans mes acc�s de m�lancolie. Je me replongeais dans la lecture, et ma grand'm�re avait bien un peu de peine � me remettre au travail r�gl�. Rien ne ressemble plus � l'artiste que l'enfant. Il a ses veines de labeur et de paresse, ses soifs ardentes de production, ses lassitudes pleines de d�go�t. Ma grand'm�re n'avait jamais eu le caract�re de l'artiste, bien qu'elle en e�t certaines facult�s; j'ignore si elle avait eu une enfance. C'�tait une nature si calme, si r�guli�re, si unie, qu'elle ne {Lub 844} comprenait pas les engouements et les d�faillances de la mienne. Elle me donnait si peu de besogne (et c'�tait l� le mal), qu'elle s'�tonnait de m'en voir accabl�e parfois, et comme, en d'autres jours, j'en faisais volontairement quatre fois davantage, elle m'accusait de caprice et de r�sistance raisonn�e. Elle se trompait, je ne me gouvernais pas moi-m�me, voil� tout. Elle me grondait toujours avec affection, mais avec une certaine amertume, et elle avait tort: elle voulait m'obliger � me vaincre, m'habituer � me r�gulariser, et en cela elle avait raison.

Comme par-dessus tout elle me g�tait, elle me laissa prendre un genre de dissipation qui me tourna la t�te pendant tout l'�t� qui suivit ma premi�re communion. Il vint � La Ch�tre une troupe de com�diens ambulants, une assez bonne troupe, par parenth�se, qui donnait le m�lodrame, la com�die, le vaudeville et surtout l'op�ra-comique. Il y avait de bonnes voix, assez d'ensemble, un premier chanteur et deux chanteuses qui ne manquaient pas de talent. Cette troupe �tait vraiment trop distingu�e pour le mis�rable local des repr�sentations. C'�tait la m�me salle o� mon p�re avait jou� la com�die avec nos amis les Duvernet, une ancienne �glise de couvent, o� l'on voyait encore les dessins des ogives mal recouvertes d'un pl�tre plus frais que celui des murailles, le tout surmont� d'un {CL 56} plafond de solives brutes pos� apr�s coup, et meubl� de mauvais bancs de bois en amphith��tre. N'importe, les dames de la ville venaient s'y asseoir en grande toilette, et quand tout cela �tait couvert de fleurs et de rubans on ne voyait plus la nudit� et la malpropret� de la salle. Les amateurs de l'endroit, � la t�te desquels �tait encore M. Duvernet, composaient un orchestre tr�s-satisfaisant. On �tait encore artiste en province dans ce temps-l�. Il n'y avait si pauvre et si petite localit� o� l'on ne trouv�t moyen d'organiser un bon quatuor, et toutes les semaines on se r�unissait, tant�t chez un amateur, tant�t chez l'autre, pour faire ce que les italiens appellent musica di camera (musique de chambre), honn�te et noble d�lassement qui a disparu avec les vieux virtuoses, derniers gardiens du feu sacr� dans nos provinces.

J'adorais toujours la musique, bien que ma bonne {Lub 845} maman me n�glige�t sous ce rapport, et que M. Gayard m'inspir�t de plus en plus le d�go�t de l'�tudier � sa mani�re. Il arrivait bien rarement � ma grand'm�re de poser ses doigts blancs et paralys�s sur le vieux clavecin et de chevroter ces majestueux fragments des vieux ma�tres qu'elle chevrotait mieux que personne ne les e�t chant�s. J'avais presque oubli� que j'�tais n�e musicienne aussi et que je pouvais sentir et comprendre ce que les autres peuvent exprimer ou produire. La premi�re fois qu'on m'envoya entendre la com�die � La Ch�tre, nos chanteurs ambulants donn�rent Aline, reine de Golconde. J'en revins transport�e et sachant presque l'op�ra par cœur, chant, paroles, accompagnements, r�citatifs. Une autre fois ce fut Montano et St�phanie; puis Le Diable � quatre, Adolphe be et Clara, Gulistan, Ma Tante Aurore, Jeannot et Colin, que sais-je? Toutes les jolies, faciles bf, chantantes et gracieuses op�rettes de ce temps-l�. Je repris fureur � la musique et je chantais le jour en r�alit�, la nuit en r�ve. La musique avait tout {CL 57} po�tis� pour moi dans ces repr�sentations o� madame Duvernet avait l'obligeance de me conduire toutes les semaines. Je ne me souvenais plus d'avoir vu de belles salles de spectacle et des acteurs de premier ordre � Paris. Il y avait si longtemps de cela, que la comparaison ne me g�nait point. Je ne m'apercevais point de la mis�re des d�cors, de l'absurdit� des costumes; mon imagination et le prestige de la musique suppl�ant � tout ce qui manquait, je croyais assister aux plus beaux, aux plus somptueux, aux plus complets spectacles de l'univers, et ces com�diens de campagne, chantant et d�clamant dans une grange, m'ont fait autant de plaisir et de bien que, depuis, les plus grands artistes de l'Europe sur les plus nobles sc�nes du monde.

Madame Duvernet avait une ni�ce nomm�e Brigitte, aimable, bonne et spirituelle enfant avec laquelle je fus bient�t intimement li�e. Avec le plus jeune fils de la maison, Charles (mon vieux ami d'aujourd'hui), et deux ou trois autres personnages de la m�me gravit� (je crois que le doyen de tous n'avait pas quinze ans), nous passions dans des jeux absorbants bg ces heureuses journ�es qui pr�c�daient la com�die. Comme tout nous �tait spectacle, m�me les f�tes religieuses du matin, nous repr�sentions alternativement la messe et la com�die, {Lub 846} la procession et le m�lodrame. Nous nous affublions des chiffons de la m�re, qu'on mettait au pillage, nous faisions avec des fleurs, des miroirs, des dentelles et des rubans, tant�t des d�cors de th��tre, tant�t des chapelles, et nous chantions ensemble � tue-t�te tant�t des chœurs d'op�ra-comique, tant�t la messe et les v�pres. Tout cela accompagn� des cloches qui sonnaient � toute vol�e presque sur le toit de la maison, des instruments des amateurs qui r�p�taient en bas l'ouverture et les accompagnements qu'on allait jouer le soir, et des hurlements des chiens d'alentour qui avaient mal aux nerfs: c'�tait la plus �trange cacophonie et en m�me {CL 58} temps la plus joyeuse. Enfin l'heure du d�ner arrivait; on d�pouillait vite les costumes improvis�s. Charles �tait � la h�te le jupon brod� de sa m�re, dont il s'�tait fait un surplis. Il fallait repeigner les longs cheveux noirs de Brigitte. Je courais cueillir dans le petit jardin les bouquets de la soir�e. On se mettait � table avec grand app�tit; mais Brigitte et moi nous ne pouvions pas manger, tant l'impatience et la joie d'aller au spectacle nous serraient l'estomac.

Heureux temps o� l'on s'amuse, o� l'on s'�prend, o� l'on se passionne � si bon march�, �tes-vous pass�s sans retour pour mes amis et pour tous ceux qui nesont plus jeunes? Me voil� assez vieille, et, pourtant, � beaucoup d'�gards, j'ai eu cette gr�ce du bon Dieu de rester enfant. Le spectacle m'amuse encore bh quelquefois comme si j'avais encore douze ans, et j'avoue que ce sont les spectacles les plus na�fs, les mimodrames, les f�eries, qui me divertissent si fort. Il m'arrive encore quelquefois, lorsque j'ai pass� un an loin de Paris, de d�ner � la h�te avec mes enfants et mes amis, et d'avoir un certain battement de cœur au lever du rideau. Je laisse � peine aux autres le temps de manger, je m'impatiente contre le fiacre qui va trop lentement, je ne veux rien perdre, je veux comprendre la pi�ce, quelque stupide qu'elle soit. Je ne veux pas qu'on me parle, tant je veux �couter et regarder. On se moque de moi, et j'y suis insensible, tant ce monde de fictions qui pose devant moi trouve en moi un spectateur na�f et avide. Eh bien, je crois que dans la salle il se trouve bon nombre de gens tout aussi malheureux que je l'ai �t�, tout aussi amers dans leur appr�ciation de la vie et dans leur exp�rience {Lub 847} des choses humaines, qui sont, sans oser l'avouer, tout aussi absorb�s, tout aussi amus�s, tout aussi enfants que moi. Nous sommes une race infortun�e, et c'est pour cela que nous avons bi un imp�rieux besoin de nous distraire de la vie r�elle par les mensonges de l'art; plus il ment, plus il nous amuse.


Variantes

  1. Ce titre figure � partir de l'�dition {CL}
  2. 6me volume. Chapitre 5 {Ms}Chapitre neuvi�me {Presse}, {Lecou} ♦ IX {CL}
  3. fr�re. — [Le follet aux �curies. — Les lavandi�res de nuit ray� bleu] {Ms}
  4. d'alouettes. — [Les chevaux boucl�s par le diable ray� bleu] {Ms}
  5. avait �t� si content {Ms}�tait si content {Presse} et sq.
  6. et je [m'�chinais � lui prouver qu'il valait mieux �tre un bon pastour et garder son b�ret ray�] {Ms}
  7. tr�s forte [des bras ray�] {Ms}
  8. o� je courus et o� je [ris ray� bleu] m'agitai {Ms}
  9. nos fromages {Ms}, {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ notre fromage {CL}
  10. prendre. [Il se trompait: il �tait toujours pill�, et je ne l'ai pas �t� plus que lui ray�] {Ms}
  11. glane hors de son sillon {Ms}glane hors de sa ligne {Presse} et sq.
  12. � grande poign�es {Ms}� deux mains {Presse} et sq.
  13. que dat�rent {Ms}que datent {Presse} et sq.
  14. dans quelles fureurs il ach�verait ses jours! {Ms} ♦ dans quelle fureurs certaines id�es nouvelles lui feraient achever ses jours! {Presse} et sq.
  15. la discuter m�thodiquement. « Vous changerez {Presse} ♦ la discuter m�thodiquement. / « Vous changerez {CL} ♦ la discuter m�thodiquement. « Vous changerez {Lub}
  16. pied honorable. — Eh bien, {Presse}♦ pied honorable. / — Eh bien, {CL}
  17. ses friandises? — Mais il faut {Presse} ♦ ses friandises? / — Mais il faut {CL}
  18. les [demoiselles vertes et les beaux papillons ray�] libellules de saphyr ou de cornaline; mais il {Ms}les demoiselles vertes et les petits hannetons bleus; mais il {Presse} et sq.
  19. railler pour mon insouciance {Ms}, {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ railler par mon insouciance {CL} ♦ railler pour mon insouciance {Lub} (r�tablissant la 1�re le�on; nous le suivons)
  20. j'�tais distraite, et il lui arriva {Ms}j'�tais si distraite qu'il lui arriva {Presse} et sq.
  21. [me jeta � la t�te le dictionnaire de No�l et Chapsal ray� bleu] {Ms} (Cela est un reliquat d'une r�daction primitive: depuis le d�but du paragraphe, le texte est �crit � l'encre bleue sur un b�quet coll�.)
  22. et en soufflant d'�pouvante {Ms}, {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ soufflant d'�pouvante {CL}
  23. recommencer [et quand j'avais t�ch� d'exprimer mon opinion, elle n'avait plus de charme pour moi, elle n'avait plus sa place dans mon roman ray� bleu] {Ms}
  24. Interruption de {Presse}.
  25. fantastiques [tant�t d'une levrette blanche, d'une grandeur extraordinaire, tant�t d'un li�vre audacieux ray� bleu] {Ms} (Suivent 11 lignes ratur�es, d'une premi�re r�daction, la nouvelle �tant en partie � l'encre bleue.)
  26. exacte [car lorsqu'ils les voyaient sous la forme d'un li�vre, l'une louve, d'une chienne ou d'une g�ante, ils avaient toujours grand soin d'ajouter que ce n'�tait pourtant aucun de ces animaux, qu'ils en �taient convaincus, car aucun de ces animaux n'eut pu les effrayer ray� bleu] {Ms}
  27. vestige [de la barbarie des agriculteurs primitifs ray�] de la vie {Ms}
  28. et qui explique tout {Ms}, {Lecou}, {LP} ♦ et qui m'explique tout {CL}
  29. sceptiques qui se moquent du diable, mais non de la b�te, car ils l'ont vue, et ils l'ont attaqu�e sans frayeur et sans �motion {Ms} ♦ sceptiques � beaucoup d'�gards {Lecou} et sq.
  30. de l'empire, qui sont d'une bravoure � toute �preuve, dont l'intelligence {Ms} ♦ de l'empire, dont l'intelligence {Lecou} et sq.
  31. Reprise de {Presse}.
  32. foss�. [Il ne sera pas dit qu'il volera mes pigeons, et que je ne lui donnerais pas de quoi manger d'autres choses, dis-je � l'enfant ray�]. Allons voir {Ms}
  33. leurs terreurs m'avaient {Ms}, {Presse} ♦ leurs terreurs m'avait {Lecou}, {LP} ♦ leur terreur m'avait {CL}
  34. J'eus beaucoup [...] dupe de moi-m�me (Cette phrase n'est pas dans {Ms}.)
  35. venaient [teiller ray�] broyer [le chanvre � la maison ray�] {Ms}
  36. Un jour il trouvait {Ms}, {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ Un jour il trouva {CL}, {Lub} (r�tablissant la 1�re le�on; nous le suivons avec h�sitation)
  37. des demi-visions {Ms}des visions {Presse} et sq.
  38. �curies, [et il lui est arriv� au r�giment les nuits o� il couchait � cot� des chevaux de remonte qu'il �tait charg� de conduire. Il �tait bien �veill�, il �tait bien seul; le claquement du fouet r�sonnait � son oreille; une voix faisait entendre ce qu'on appelle en termes de man�ge l'appel de langue, et les chevaux excit�s et irrit�s bondissaienr dans leurs stalles. Ce n'�tait pas l� seulement un souvenir superstitieux des contes berrichons. Il avait entendu bien longtemps plus tard le ray�] et le battoir {Ms}
  39. de nuit [aupr�s d'une petite source qui sc trouve dans un endroit tr�s po�tique de notre vall�e. Il s'�tait approch� sans crainte en voyant au clair de la lune une vieille qui lavait dans cette source <mot illisible> chose que n'e�t os� faire � cette heure aucune paysanne de chez nous, il lui avait dit: Vous lavez bien tard, la m�re, et cette vieille ne lui avait pas r�pondu, et elle lui �tait compl�tement inconnue, autre circonstance qu'il ne pouvait pas s'expliquer non plus car cela se passait � quelques pas de sa propre demeure. Il s'etait �loign� rapidement non pas effray�, disait-il, mais saisi d'un invincible d�go�t ray�] {Ms}
  40. Les pr�s et les arbres se rev�tent {Ms}Les pr�s se rev�tent {Presse} et sq.
  41. la gel�e la suspend {Ms}la gel�e se suspend {Presse} la gel�e la suspend {Lub} (r�tablissant la 1�re le�on; nous ne le suivons pas)
  42. de grandes contestations {Ms}de graves contestations {Presse} et sq.
  43. fantastiques. [Quand nous �tions tous rassembl�s le soir, on d�roulait les sauln�es et on les tendait dans la salle � manger, � la hauteur de nos bras ray�]. L'ouvrage {Ms}
  44. eux tous et j'y joignais celui de ma part que j'avais r�serv�e pour la table de ma grand'm�re, et que je leur payais double parce que c'�tait le premier choix. Ils �taient {Ms}eux tous. Ils �taient {Presse} et sq.
  45. Ici 12 lignes fortement ratur�es {Ms}
  46. bien. [En faisant ainsi la chasse aux crins nous rencontrions souvent dans les pr�s des chevaux boucl�s par le follet. C'est une maladie de la crini�re dont je ne sais pas le nom, les crins se ray�] {Ms}
  47. Au milieu de tous ces jeux {Ms}À travers tous ces jeux {Presse} et sq.
  48. t�te [toujours clair pour moi mais toujours si impossible et si fantasque selon les r�gles de l'art, que l'œuvre aurait �t� et serait encore absurde et impossible si je risquais de la r�[v�ler?]. Cela n'avait comme on dit ni queue ni t�te ray� bleu] {Ms}
  49. Mais, ne sentant [...] monde enchant�, seconde r�daction sur b�quet. {Ms}
  50. �tait tout entier {Ms}�taient tout entiers {Presse} et sq.
  51. sans un [grand ray�] certain scandale {Ms}
  52. nature [inflammable ray�] enthousiaste {Ms}
  53. fils de l'ami Fleury de mon p�re. Je crois qu'il y avait encore d'autres enfants dans la maison; ce que je sais bien, c'est que je m'y amnusai �norm�ment, qu'on joua {Ms}fils de Fleury [...] car on joua {Presse} et sq.
  54. et que j'allai {Ms}et j'allai {Presse} et sq.
  55. n'avait peut-�tre pas mis le pied dans une �glise depuis son nariage ou celui de mon p�re {Ms}n'avait pas [...] mon pere {Presse} et sq.
  56. �glise, que, pour la premi�re fois, je m'�tonnais d'avoir � avaler une hostie dans laquelle il m'�tait impossible de voir autre chose qu'un peu de p�te b�nie et symbolis�e. Le cur� {Ms}�glise! Le cur� {Presse} et sq.
  57. quatre, [Le tableau parlant ray�] Adolphe {Ms}
  58. jolies [vulgaires ray�], faciles {Ms}
  59. des jeux [assez rustiques ray�] absorbans {Ms}
  60. Le spectacle qui m'a souvent ennuy�e m'amuse encore {Ms}Le spectacle m'amuse encore {Presse} et sq.
  61. pour cela que [nous sommes une race d'artistes, c'est-�-dire une race d'enfants ray�] nous avons {Ms}

Notes

  1. Voir la note en t�te du chapitre VI. {Presse} donne bien Chapitre neuvi�me et non Chapitre dixi�me