GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-L�vy 1876

{LP T.? ?; CL T.2 [287]; Lub T.1 [641]} TROISIÈME PARTIE
De l'enfance � la jeunesse
1810-1819 a

{Presse 9/3/1855 2; CL T.2 [421]; Lub T.1 [754]} VI b 1

La lutte domestique s'envenime. — Je commence � conna�tre le chagrin. — Discussion avec ma m�re. — Mes pri�res, mes promesses, son d�part. — Premi�re nuit d'insomnie et de d�sespoir. — La chambre d�serte. — Premi�re d�ception. — Liset. — Projet romanesque. — Mon tr�sor. — Accident arriv� � ma grand'm�re. — Je renonce � mon projet. — R�flexion sur les rapports qu'on doit avoir avec les domestiques pour arriver aux mœurs de l'�galit�. — Ma grand'm�re c me n�glige forc�ment. — Le�ons de Deschartres. — La botanique. — Mon d�dain pour ce qu'on m'enseigne.



Ma m�re vint passer un mois avec nous et dut s'en retourner pour faire sortir Caroline de pension. Je compris alors que je la verrais d�sormais de moins en moins � Nohant; ma grand'm�re parlait d'y passer l'hiver. Je tombai dans le plus grand chagrin que j'eusse encore ressenti de ma vie. Ma m�re s'effor�ait de me donner du courage, mais elle ne pouvait plus me tromper, j'�tais d'�ge � constater les n�cessit�s de la position qui nous �tait faite � l'une et � l'autre. L'admission de Caroline dans la famille e�t tout arrang�, et c'est sur quoi ma grand'm�re �tait inflexible.

Ma m�re n'�tait point heureuse � Nohant, elle y souffrait, elle y subissait un �touffement moral, une contrainte, une irritation comprim�e de tous les instants. Mon obstination � la pr�f�rer ostensiblement � ma grand'm�re (je ne savais pas feindre, quoique cela e�t �t� dans l'int�r�t de tout le monde) aigrissait de plus en plus cette derni�re contre elle. Et il faut bien dire que la maladie de cette pauvre grand'm�re avait beaucoup chang� son caract�re. {CL 422} Elle avait des jours d'humeur que je ne lui avais jamais vus. Sa susceptibilit� devenait excessive. En de certains moments, elle me parlait si s�chement que {Lub 755} j'en �tais atterr�e. Mademoiselle Julie prenait un empire extraordinaire, d�plorable sur son esprit, recevant toutes ses confidences, et envenimant tous ses d�plaisirs, � bonne intention sans doute, mais sans discernement et sans justice.

Pourtant ma m�re e�t support� tout cela pour moi, si elle n'e�t �t� continuellement inqui�te de son autre fille. Je le compris, je ne voulais pas que Caroline me f�t sacrifi�e, et pourtant Caroline commen�ait, de son c�t�, � �tre jalouse de moi, la pauvre enfant, � se plaindre des absences annuelles de sa m�re, et � lui reprocher en sanglotant sa pr�f�rence pour moi.

Ainsi nous �tions toutes malheureuses, et moi, cause innocente de toutes ces amertumes domestiques, j'en ressentais le contre-coup plus douloureusement encore que les autres.

Quand je vis ma m�re faire ses paquets, je fus saisie de terreur. Comme elle �tait, ce jour-l�, fort irrit�e des propos de Julie et disait qu'il n'y avait plus moyen de subir l'autorit� d'une femme de chambre devenue plus ma�tresse dans la maison que la ma�tresse elle-m�me, je crus que ma m�re s'en allait pour ne plus revenir; je devinai, du moins, qu'elle ne reviendrait plus que de loin en loin, et je me jetai dans ses bras, � ses pieds; je me roulai par terre, la suppliant de m'emmener et lui disant que si elle ne le faisait pas, je me sauverais, et que j'irais de Nohant � Paris, seule et � pied, pour la rejoindre.

Elle me prit sur ses genoux et t�cha de me faire comprendre sa situation. « Ta grand'm�re, me dit-elle, peut me r�duire � quinze cents francs si je t'emm�ne. — Quinze cents francs! m'�criai-je, mais c'est beaucoup, cela! C'est bien assez pour nous trois. — Non, me dit-elle, ce ne {CL 423} serait pas assez pour Caroline et moi, car la pension et l'entretien de ta sœur m'en co�tent la moiti�, et avec ce qui me reste j'ai bien de la peine � vivre et � m'habiller. Tu saurais cela si tu avais la moindre id�e de ce que c'est que l'argent. Eh bien, si je t'emm�ne, et qu'on me retire mille francs par an, nous serons si pauvres, si pauvres, que tu ne pourras pas le supporter, et que tu me redemanderas ton Nohant et tes quinze mille livres de rente. — Jamais! Jamais! m'�criai-je; nous serons pauvres, mais nous serons ensemble; nous {Lub 756} ne nous quitterons jamais, nous travaillerons, nous mangerons des haricots dans un petit grenier, comme dit Mademoiselle Julie; o� est le mal? Nous serons heureuses, on ne nous emp�chera plus de nous aimer! »

J'�tais si convaincue, si ardente, si d�sesp�r�e, que ma m�re fut �branl�e. « C'est peut-�tre vrai, ce que tu dis l�, r�pondit-elle avec la simplicit� d'un enfant, et d'un g�n�reux enfant, qu'elle �tait. Il y a longtemps que je sais que l'argent ne fait pas le bonheur, et il est certain que si je t'avais avec moi � Paris, je serais beaucoup plus heureuse dans ma pauvret� que je ne le suis ici, o� je ne manque de rien et o� je suis abreuv�e de d�go�ts. Mais ce n'est pas � moi que je pense, c'est � toi, et je crains que tu ne me reproches un jour de t'avoir priv�e d'une belle �ducation, d'un beau mariage et d'une belle fortune.

— Oui, oui, m'�criai-je, une belle �ducation, o� l'on veut faire de moi une poup�e de bois! Un beau mariage, avec un monsieur qui rougira de ma m�re et la mettra � la porte de chez moi! Une belle fortune, qui m'aura co�t� tout mon bonheur et qui me forcera � �tre une mauvaise fille! Non, j'aime mieux mourir que d'avoir toutes ces belles choses-l�. Je veux bien aimer ma grand'm�re, je veux bien venir la soigner et faire sa partie de grabuge et de loto quand elle s'ennuiera; mais je ne veux pas {CL 424} demeurer avec elle. Je ne veux pas de son ch�teau et de son argent; je n'en ai pas besoin, qu'elle les donne � Hippolyte, ou � Ursule, ou � Julie, puisqu'elle aime tant Julie; moi, je veux �tre pauvre avec toi, et on n'est pas heureuse sans sa m�re. »

Je ne sais pas tout ce que j'ajoutai, je fus �loquente � ma mani�re, puisque ma m�re se trouva r�ellement influenc�e. « Écoute, me dit-elle, tu ne sais pas ce que c'est que la mis�re pour de jeunes filles! Moi, je le sais, et je ne veux pas que Caroline et toi passiez par o� j'ai pass� quand je me suis trouv�e orpheline et sans pain � quatorze ans; je n'aurais qu'� mourir et � vous laisser comme cela! Ta grand'm�re te reprendrait peut-�tre, mais elle ne prendra jamais ta sœur, et que deviendrait-elle? Mais il y a un moyen d'arranger tout. On peut toujours �tre assez riche en travaillant, et je ne vois pas pourquoi, moi qui sais travailler, je ne fais plus rien, et pourquoi je vis de mes rentes comme une belle dame. {Lub 757} Écoute-moi bien; je vais essayer de monter un magasin de modes. Tu sais que j'ai �t� d�j� modiste, et que je fais les chapeaux et les coiffures mieux que les perruches qui coiffent ta bonne maman tout de travers et qui font payer leurs vilains chiffons les yeux de la t�te. Je ne m'�tablirai pas � Paris, il faudrait trop d'argent; mais, en faisant des �conomies pendant quelques mois, et en empruntant une petite somme que ma sœur ou Pierret me feront bien trouver, j'ouvrirai une boutique � Orl�ans, o� j'ai d�j� travaill�. Ta sœur est adroite, tu l'es aussi, et tu auras plus vite appris ce m�tier-l� que le grec et le latin de M. Deschartres. À nous trois, nous suffirons au travail; je sais qu'on vend bien � Orl�ans et que la vie n'est pas tr�s-ch�re. Nous ne sommes pas des princesses, nous vivrons de peu, comme du temps de la rue grange-bateli�re; nous prendrons plus tard Ursule avec nous. Et puis nous ferons des �conomies, {CL 425} et, dans quelques ann�es, si je peux vous donner � chacune huit ou dix mille francs, ce sera de quoi vous marier avec d'honn�tes ouvriers qui vous rendront plus heureuses que des marquis et des comtes. Au fait, tu ne seras jamais � ta place dans ce monde-l�. On ne t'y pardonnera pas d'�tre ma fille et d'avoir eu un grand-p�re marchand d'oiseaux. On t'y fera rougir � chaque instant, et si tu avais le malheur de prendre leurs grands airs, tu ne te pardonnerais plus � toi-m�me de n'�tre qu'� moiti� noble. C'est donc r�solu. Garde bien ce secret-l�. Je vais partir, et je m'arr�terai un jour ou deux � Orl�ans pour m'informer et voir des boutiques � louer. Puis je pr�parerai tout � Paris, je t'�crirai en cachette par Ursule ou par Catherine, quand tout sera arrang�, et je viendrai te prendre ici. J'annoncerai ma r�solution � ma belle-m�re; je suis ta m�re, et personne ne peut m'�ter mes droits sur toi. Elle se f�chera, elle me retirera le surplus de pension qu'elle me donne, je m'en moquerai; nous partirons d'ici pour prendre possession de notre petite boutique, et quand elle passera dans son carrosse par la grande rue d'Orl�ans, elle verra en lettres longues comme le bras: Madame veuve Dupin, marchande de modes. »

{Presse 10/3/1855 1} Ce beau projet me tourna la t�te. J'en eus presque une attaque de nerfs. Je sautais par la chambre en criant et en riant aux �clats, et en m�me temps je pleurais. {Lub 758} J'�tais comme ivre. Ma pauvre m�re �tait certainement de bonne foi et croyait � sa r�solution; sans cela elle n'e�t point � la l�g�re empoisonn� l'insouciance ou la r�signation de mes jeunes ann�es par un r�ve trompeur; car il est certain que ce r�ve s'empara de moi et me cr�a pour longtemps des agitations et des tourments sans rapport naturel avec mon �ge.

Je mis alors autant de z�le � faire partir ma m�re que j'en avais mis � l'en emp�cher. Je l'aidais � faire ses paquets, {CL 426} j'�tais gaie, j'�tais heureuse; il me semblait qu'elle reviendrait me chercher au bout de huit jours. Mon enjouement, ma p�tulance �tonn�rent ma bonne maman pendant le d�ner, d'autant plus que j'avais tant pleur�, que j'avais les paupi�res presque en sang, et que ce contraste �tait inexplicable. Ma m�re me dit quelques mots � l'oreille pour m'engager � m'observer et � ne pas donner de soup�ons. Je m'observai si bien, je fus si discr�te, que jamais personne ne se douta de mon projet, bien que je l'aie port� quatre ans dans mon cœur avec toutes les �motions de la crainte et de l'esp�rance; je ne le confiai jamais, pas m�me � Ursule.

Pourtant, � mesure que la nuit approchait (ma m�re devait partir � la premi�re aube), j'�tais inqui�te, �pouvant�e. Il me semblait que ma m�re ne me regardait pas de l'air d'intelligence et de s�curit� qu'il aurait fallu pour me consoler. Elle devenait triste et pr�occup�e. Pourquoi �tait-elle triste, puisqu'elle devait sit�t revenir, puisqu'elle allait travailler � notre r�union, � notre bonheur? Les enfants ne doutent pas par eux-m�mes et ne tiennent pas compte des obstacles, mais quand ils voient douter ceux en qui leur foi repose, ils tombent dans une d�tresse de l'�me qui les fait ployer et trembler comme de pauvres brins d'herbe.

On m'envoya coucher � neuf heures comme � l'ordinaire. Ma m�re m'avait bien promis de ne pas se coucher elle-m�me sans entrer dans ma chambre pour me dire encore adieu et me renouveler ses engagements; mais je craignis qu'elle ne voul�t pas m'�veiller si elle me supposait endormie, et je ne me couchai pas; c'est-�-dire que je me relevai aussit�t que Rose fut partie, car lorsqu'elle m'avait mise au lit, elle redescendait attendre aupr�s de Julie le coucher de ma grand'm�re. Ce coucher �tait fort long. Ma grand'm�re mangeait un peu et {Lub 759} tr�s-lentement; et puis, pendant qu'on {CL 427} lui arrangeait, d sur la t�te et sur les �paules, une douzaine de petits bonnets et de petits fichus de toile, de soie, de laine et d'ouate, elle �coutait le rapport de Julie sur les choses intimes de la famille, et celui de Rose sur les d�tails du m�nage. Cela durait jusqu'� deux heures du matin, et c'est alors seulement que Rose venait se coucher dans le cabinet contigu � ma chambrette.

Cette chambrette donnait sur un long corridor presque en face de la porte du cabinet de toilette de ma m�re, par lequel elle passait ordinairement pour rentrer chez elle, et je ne pouvais manquer de la saisir au passage et de m'entretenir encore avec elle avant que Rose v�nt nous interrompre. Mais nous pouvions �tre surveill�es par exception cette nuit-l�, et, dans ma terreur de ne pouvoir plus m'�pancher avec l'objet de mon amour, je voulus lui �crire une longue lettre. Je fis des prodiges d'adresse et de patience pour rallumer ma bougie, sans allumettes, � mon feu presque �teint; j'en vins � bout et j'�crivis sur des feuilles arrach�es � mon cahier de verbes latins.

Je vois encore ma lettre et l'�criture ronde et enfantine que j'avais dans ce temps-l�; mais qu'y avait-il dans cette lettre? Je ne m'en souviens plus. Je sais que je l'�crivis dans la fi�vre de l'enthousiasme, que mon cœur y coulait � flots pour ainsi dire, et que ma m�re l'a gard�e longtemps comme une relique; mais je ne l'ai pas retrouv�e dans les papiers qu'elle m'a laiss�s. Mon impression est que jamais passion plus profonde et plus pure ne fut plus na�vement exprim�e, car mes larmes l'arros�rent litt�ralement, et � chaque instant j'�tais forc�e de retracer les lettres effac�es par mes pleurs.

Mais comment remettre cette lettre � ma m�re si elle �tait accompagn�e, en montant l'escalier, par Deschartres? J'imaginai, pendant que j'en avais le temps encore, de p�n�trer dans la chambre de ma m�re sur la pointe du pied. Il fallait {CL 428} ouvrir et fermer des portes, pr�cis�ment au-dessus de la chambre de Mademoiselle Julie. La maison est d'une sonorit� effrayante, gr�ce � une immense cage d'escalier o� vibre le moindre souffle. J'en vins � bout cependant, et je pla�ai ma lettre derri�re un petit portrait de mon grand-p�re qui �tait comme cach� derri�re une porte. C'�tait un dessin au crayon {Lub 760} o� il �tait repr�sent�, non pas jeune, mince et coquet, comme dans le grand pastel du salon, avec une veste de chambre en taffetas feuille-morte � boutons de diamants et les cheveux relev�s avec un peigne, une palette � la main, et vis-�-vis d'un paysage �bauch� couleur de rose et bleu turquoise: mais vieux, cass�, en grand habit carr�, en bourse et ailes de pigeon, gros, flasque et courb� sur une table de travail, comme il devait �tre peu de temps avant de mourir. J'avais mis sur l'adresse de ma m�re e: Place ta r�ponse derri�re ce m�me portrait du vieux Dupin. Je la trouverai demain quand tu seras partie. Il ne me restait plus qu'� trouver un moyen d'avertir ma m�re d'avoir � chercher derri�re ce portrait; j'y accrochai son bonnet de nuit, et dans le bonnet de nuit je mis un mot au crayon: Secoue le portrait.

Toutes mes pr�cautions prises, je revins me coucher, sans faire le moindre bruit. Mais je restai assise sur mon lit, dans la crainte que la fatigue ne vainqu�t ma r�solution. J'�tais bris�e par les larmes et les �motions de la journ�e, et je m'assoupissais � chaque instant, mais j'�tais r�veill�e en sursaut par les battements de mon cœur et je croyais entendre marcher dans le corridor. Enfin minuit sonna � la pendule de Deschartres, dont la chambre n'�tait s�par�e de la mienne que par la muraille. Deschartres monta le premier, j'entendis son pas lourd et r�gulier et ses portes ferm�es avec une majestueuse lenteur. Ma m�re vint un quart d'heure apr�s, mais Rose �tait avec elle, elle venait l'aider � fermer ses malles. Rose n'avait pas l'intention de {CL 429} nous contrarier, mais elle avait �t� souvent r�primand�e f pour sa faiblesse dans ces sortes d'occasions et je ne pouvais plus me fier � elle. D'ailleurs j'avais besoin de voir ma m�re sans t�moin. Je me renfon�ai donc sous mes couvertures, � demi v�tue encore, et je ne bougeai pas. Ma m�re passa, Rose resta avec elle une demi-heure, puis vint se coucher. J'attendis encore une demi-heure qu'elle f�t endormie, puis bravant tout, j'ouvris doucement ma porte et m'en allai trouver ma m�re.

Elle lisait ma lettre, elle pleurait. Elle m'�treignit sur son cœur: mais elle �tait retomb�e de la hauteur de notre projet romanesque dans une h�sitation d�sesp�rante. Elle comptait que je m'habituerais � ma grand'm�re, elle se reprochait de m'avoir mont� la t�te, elle {Lub 761} m'engageait � l'oublier. C'�taient des coups de poignard froids comme la mort dans mon pauvre cœur. Je lui fis de tendres reproches et j'y mis tant de v�h�mence qu'elle s'engagea de nouveau � revenir me chercher dans trois mois au plus tard, si ma bonne maman ne me conduisait pas � Paris � l'hiver et si je persistais dans ma r�solution. Mais ce n'�tait pas assez pour me rassurer; je voulais qu'elle r�pond�t par �crit � l'ardente supplication de ma lettre. Je demandais une lettre d'elle � trouver, apr�s son d�part, derri�re le portrait, une lettre que je pourrais relire tous les jours en secret, pour me donner du courage et entretenir mon esp�rance. Elle ne put m'envoyer coucher qu'� ce prix, et j'allai essayer de r�chauffer mon pauvre corps glac� dans mon lit encore plus froid. Je me sentais malade; j'aurais voulu dormir comme elle le d�sirait pour oublier un instant mon angoisse; cela me fut g impossible. J'avais le doute, c'est-�-dire le d�sespoir dans l'�me; c'est tout un pour les enfants, puisqu'ils ne vivent que de songes et de confiance en leurs songes. Je pleurai si am�rement que j'avais le cerveau bris�, et quand le jour parut p�le et triste, c'�tait la premi�re {CL 430} aube que je voyais para�tre apr�s une nuit de douleur et d'insomnie. Combien d'autres depuis, que je ne saurais compter! h

J'entendis rouvrir les portes, descendre les paquets; Rose se leva, je n'osai lui montrer que je ne dormais pas. Elle en e�t �t� attendrie cependant; mais mon amour, � force d'�tre exalt�, devenait romanesque, il avait besoin de myst�re. Pourtant lorsque la voiture roula dans la cour, lorsque j'entendis les pas de ma m�re dans le corridor, je n'y pus tenir, je m'�lan�ai pieds nus sur le carreau, je me pr�cipitai dans ses bras, et perdant la t�te, je la suppliai de m'emmener. Elle me reprocha de lui faire du mal lorsqu'elle souffrait d�j� tant de me quitter. Je me soumis, je retournai � mon lit; mais lorsque j'entendis le dernier roulement de la voiture qui l'emportait, je ne pus retenir des cris de d�sespoir, et Rose elle-m�me, malgr� la s�v�rit� dont elle commen�ait � s'armer, ne put retenir ses larmes en me retrouvant dans cet �tat pitoyable, trop violent pour mon �ge et qui aurait d� me rendre folle, si Dieu, me destinant � souffrir, ne m'e�t dou�e d'une force physique extraordinaire. i

Je reposai cependant quelques heures, mais � peine {Lub 762} fus-je �veill�e que je retrouvai mon chagrin, et que mon cœur se brisa � l'id�e que ma m�re �tait partie, peut-�tre pour toujours. Aussit�t habill�e, je courus � sa chambre, je me jetai sur son lit d�fait, je baisai mille fois l'oreiller qui portait encore l'empreinte de sa t�te. Puis je m'approchai du portrait o� je devais trouver une lettre, mais Rose entra et je dus renfermer ma douleur; non pas que cette fille, dont le cœur �tait bon, m'en e�t fait un crime, mais j'�prouvais une sorte d'am�re douceur � cacher ma souffrance. Elle se mit � faire la chambre, � enlever les draps, � relever les matelas, � fermer les persiennes.

Assise dans un coin, je la regardais faire, j'�tais comme {CL 431} h�b�t�e. Il me semblait que ma m�re �tait morte et qu'on rendait au silence et � l'obscurit� cette chambre o� elle ne rentrerait plus.

Ce ne fut que dans la journ�e que je pus trouver le moyen d'y rentrer sans �tre observ�e, et je courus au portrait, le cœur palpitant d'esp�rance; mais j'eus beau secouer et retourner l'image du vieux Francueil, on ne lui avait rien confi� pour moi; ma m�re, ne voulant pas entretenir dans mon esprit une chim�re qu'elle regrettait d�j�, sans doute, d'y avoir fait na�tre, avait cru ne pas devoir me r�pondre. Ce fut pour moi le dernier coup. Je restai tout le temps de ma r�cr�ation immobile et abrutie dans cette chambre devenue si froide, si myst�rieuse et si morne. Je ne pleurais plus, je n'avais plus de larmes et je commen�ais � souffrir d'un mal plus profond et plus d�chirant que l'absence. Je me disais que ma m�re ne m'aimait pas autant qu'elle �tait aim�e de moi; j'�tais injuste en cette circonstance, mais, au fond, c'�tait la r�v�lation d'une v�rit� que chaque jour devait confirmer. Ma m�re avait pour moi, comme pour tous les �tres qu'elle avait aim�s, plus de passion que de tendresse. Il se faisait dans son �me comme de grandes lacunes dont elle ne pouvait se rendre compte. À c�t� de tr�sors d'amour, elle avait des ab�mes d'oubli ou de lassitude. Elle avait trop souffert, elle avait {Presse 10/3/1855 2} besoin souvent de ne plus souffrir; et moi j'�tais comme avide de souffrance, tant j'avais encore de force � d�penser sous ce rapport-l�.

J'avais pour compagnon de mes jeux un petit paysan plus jeune que moi de deux ann�es, � qui ma m�re enseignait � lire et � �crire. Il �tait alors fort gentil et {Lub 763} fort intelligent. Je me fis non-seulement un plaisir, mais comme une religion de continuer l'�ducation commenc�e par ma m�re, et j'obtins de ma grand'm�re qu'il viendrait prendre sa le�on tous les matins � huit heures. Je le {CL 432} trouvais install� dans la salle � manger, ayant d�j� barbouill� une grande page de lettres. On peut croire que je ne le soumettais pas � la m�thode de M. Lubin, aussi avait-il une jolie �criture fort lisible. Je corrigeais ses fautes, je le faisais �peler et j'exigeais qu'il se rend�t compte du sens des mots, car je me souvenais d'avoir su lire longtemps avant de comprendre ce que je lisais. Cela amenait beaucoup de questions de sa part et d'explications de la mienne. Je lui donnais donc des notions d'histoire, de g�ographie, etc., ou plut�t de raisonnement sur ces choses, qui �taient toutes fra�ches dans ma t�te et qui passaient facilement dans la sienne.

Le jour du d�part de ma m�re, je trouvai Liset (diminutif berrichon de Louis) tout en larmes. Il ne voulut pas me dire devant Rose la cause de son chagrin, mais, quand nous f�mes seuls, il me dit qu'il pleurait madame Maurice. Je me mis � pleurer avec lui, et, de ce moment, je le pris en amiti� v�ritable. Quand sa le�on �tait finie, il allait aux champs et il revenait � l'heure de ma r�cr�ation. Il n'�tait ni gai, ni bruyant. Il aimait � causer avec moi, et quand j'�tais triste il gardait le silence et marchait derri�re moi comme un confident de trag�die. Le railleur Hippolyte, qui regrettait bien aussi ma m�re, mais qui n'�tait pas capable d'engendrer une longue m�lancolie, l'appelait mon fid�le Achate. Je j ne lui confiais pourtant rien du tout, je sentais la gravit� du secret que ma m�re m'avait confi� dans un moment d'entra�nement, et je ne voulais pas encore me persuader que ce secret n'�tait qu'un leurre.

Pourtant les jours succ�d�rent aux jours, les semaines aux semaines, et ma m�re ne m'envoya aucun avis particulier; elle ne me fit pas entendre, par le moindre mot � double sens dans ses lettres, qu'elle songe�t � notre projet. Ma grand'm�re s'installa � Nohant pour tout l'hiver. {CL 433} Je dus me r�signer, mais ce ne fut pas sans de grands d�chirements int�rieurs. J'avais, pour me consoler de temps en temps, une fantaisie en rapport avec ma pr�occupation dominante. C'�tait de me figurer {Lub 764} que, quand je souffrirais trop, je pourrais ex�cuter la tendre menace que j'avais faite � ma m�re de quitter Nohant eule et � pied pour aller la trouver � Paris. Il y avait des moments o� ce projet me paraissait tr�s-r�alisable et je me promettais d'en faire part � Liset, le jour o� j'aurais d�finitivement r�solu de me mettre en route. Je comptais qu'il m'accompagnerait.

Ce n'�tait ni la longueur du chemin, ni la souffrance du froid, ni aucun danger qui me faisait h�siter; mais je ne pouvais me r�soudre � demander l'aum�ne en chemin, et il me fallait un peu d'argent. Voici ce que j'imaginai pour m'en procurer au besoin. Mon p�re avait rapport� d'Italie, � ma m�re, un tr�s-beau collier d'ambre jaune mat qui n'avait gu�re d'autre valeur que le souvenir et qu'elle m'avait donn�. J'avais ou� dire � ma m�re qu'il l'avait pay� fort cher, deux louis! cela me paraissait tr�s-consid�rable. En outre, j'avais un petit peigne en corail, un brillant gros comme une t�te d'�pingle mont� en bague, une bonbonni�re d'�caille blonde garnie d'un petit cercle d'or qui valait bien trois francs k et quelques d�bris de bijoux sans aucune valeur, que ma m�re et ma grand'm�re m'avaient donn�s pour en orner ma poup�e. Je rassemblai toutes ces richesses dans une petite encoignure de la chambre de ma m�re o� personne n'entrait que moi, � la d�rob�e, en de certains jours; et, en moi-m�me, j'appelai cela mon tr�sor. Je songeai d'abord � le confier � Liset ou � Ursule, pour qu'ils le vendissent � La Ch�tre. Mais on e�t pu les soup�onner d'avoir vol� ces bijoux, du moment qu'ils en voudraient faire de l'argent, et je m'avisai d'un meilleur moyen, tout � fait conforme � celui usit� {CL 434} par les princesses errantes de mes contes de f�es: c'�tait d'emporter mon tr�sor dans ma poche, et, chaque fois que j'aurais faim en voyage, d'offrir en payement une perle de mon collier, ou une petite brisure de mes vieux ors. Chemin faisant, je trouverais bien un orf�vre � qui je pourrais vendre ma bonbonni�re, mon peigne ou ma bague, et je me figurais que j'aurais encore de quoi d�dommager ma m�re, en arrivant, de la d�pense que j'allais lui occasionner.

Quand je crus m'�tre ainsi assur�e de la possibilit� de ma fuite, je me sentis un peu plus calme, et dans mes acc�s de chagrin, je me glissais dans la chambre sombre {Lub 765} et d�serte, j'allais ouvrir l'encoignure et je me consolais en contemplant mon tr�sor, l'instrument de ma libert�. Je commen�ais � �tre, non plus en imagination, mais en r�alit�, si malheureuse, que j'aurais certainement pris la clef des champs, sauf � �tre rattrap�e et ramen�e au bout d'une heure (chance que je ne voulais pas pr�voir, tant je me croyais certaine d'aller vite et de me cacher habilement dans les buissons du chemin), sans un nouvel accident arriv� � ma grand'm�re.

Un jour, au milieu de son d�ner, elle se trouva prise d'un �tourdissement, elle ferma les yeux, devint p�le, resta immobile et comme p�trifi�e pendant une heure. Ce n'�tait pas un �vanouissement, mais plut�t une sorte de catalepsie. La vie molle et sans mouvement physique qu'elle s'�tait obstin�e � mener avait mis en elle un germe de paralysie qui devait l'emporter plus tard et qui s'annon�a d�s lors par une suite d'accidents du m�me genre. Deschartres trouva ce sympt�me tr�s-grave et la mani�re dont il m'en parla changea toutes mes id�es. Je retrouvais dans mon cœur une grande affection pour ma bonne maman quand je la voyais malade; j'�prouvais alors le besoin de rester aupr�s d'elle, de la soigner, et une crainte excessive de lui {CL 435} faire du mal en lui faisant de la peine. Cette sorte de catalepsie revint cinq ou six fois par an pendant deux ann�es et reparut ensuite aux approches de sa derni�re maladie.

Je commen�ai donc � me reprocher mes projets insens�s. Ma m�re ne les encourageait pas; tout au contraire, elle semblait vouloir me les faire oublier en se faisant oublier elle-m�me, car elle m'�crivait assez rarement et il me fallait lui adresser deux ou trois lettres pour en recevoir une d'elle. Elle s'apercevait, un peu tard sans doute, mais avec raison, qu'elle avait trop d�velopp� ma sensibilit�, et elle m'�crivait: « Cours, joue, marche, grandis, reprends tes bonnes joues roses, ne pense � rien que de gai, porte-toi bien et deviens forte, si tu veux que je sois tranquille, et que je me console un peu d'�tre loin de toi. »

Je la trouvais devenue bien patiente � supporter notre s�paration, mais je l'aimais quand m�me; et puis ma grand'm�re devenait si ch�tive que le moindre chagrin pouvait la tuer. Je renon�ai solennellement (toujours en {Lub 766} pr�sence de moi seule) � effectuer ma fuite. Pour n'y plus penser, comme ce maudit tr�sor me donnait des tentations ou des regrets, je le retirai de la chambre o� sa vue et l'esp�ce de myst�re de son existence m'impressionnaient doublement. Je le donnai � serrer � ma bonne, apr�s avoir envoy� � Ursule tout ce qu'elle pouvait accepter sans �tre accus�e d'indiscr�tion par ses parents, tr�s-s�v�res et tr�s-d�licats sous ce rapport.

Je ne pouvais pas me dissimuler que la maladie de ma bonne maman et les accidents qui se renouvelaient avaient port� atteinte � sa force d'esprit et � la s�r�nit� de son caract�re. Chez elle, l'esprit proprement dit, comme on l'entend dans le monde, c'est-�-dire l'art de causer et d'�crire, n'avait point souffert; mais le jugement et la saine appr�ciation des personnes et des choses avaient �t� �branl�s. Elle avait tenu jusqu'alors ses domestiques et m�me ses {CL 436} amis � une certaine distance du sanctuaire de sa pens�e. Elle avait r�sist� � ses premi�res impressions et aux influences du pr�jug�. Il n'en �tait plus absolument de m�me, bien que l'apparence y f�t toujours. Les domestiques avaient trop de voix d�lib�rative dans les conseils de la famille, l et c'est ici le cas de dire une chose dont j'ai la certitude par exp�rience, c'est qu'il ne faut point initier les serviteurs, quelque estimables et respectables qu'ils soient, � des d�tails trop d�licats d'int�r�t ou de sentiment. Je ne crois pas que, de ma part, cette restriction puisse �tre suspect�e de pr�jug� aristocratique ni de morgue dans le caract�re. Mais on me permettra de me bien expliquer sur ce chapitre si important de la vie priv�e.

Selon moi, dans une famille bien entendue et bien r�gl�e, il n'y a ni ma�tres ni valets, et je voudrais qu'on effa��t de la langue ces vilains mots qui n'ont plus de sens que dans le pr�jug�. On n'est pas le ma�tre d'un homme libre qui peut vous quitter d�s qu'il est m�content de vous. On n'est laquais que parce qu'on veut l'�tre, c'est-�-dire parce qu'on a les vices de l'emploi. Le v�ritable mot qui convient est le mot tr�s-fran�ais de domestique, et on doit l'entendre dans son acception litt�rale, fonctionnaire dans la maison (domus). En effet, un domestique est un fonctionnaire, et pas autre chose. Vous lui donnez un emploi chez vous selon ses aptitudes, et en vertu d'un trait� qui n'engage ni lui ni vous pour un {Lub 767} temps d�termin�. Si l'on se convient et que le march� ne soit on�reux ni pour l'un ni pour l'autre, il y a peu de raisons pour se tromper ou se ha�r; il y en a m�me beaucoup pour rester ensemble, si l'on est honn�te et raisonnable de part et d'autre; mais il n'y en a aucune pour se condamner � vivre sous le m�me toit, si les caract�res sont inconciliables.

Je n'aime pas qu'on fasse trop le bon ma�tre avec les domestiques, sous pr�texte qu'ils sont malheureux et humili�s {CL 437} de leur position. S'ils sont humili�s de servir, c'est la faute d'un manque de dignit� de leur part, car je ne vois pas pourquoi il faut qu'ils servent. Se charger du soin d'un m�nage, de la salubrit� et de la propret� d'une maison, de la confection des aliments communs, de l'entretien d'un jardin ou d'une �curie, c'est travailler, fonctionner, ce n'est pas servir. Monter derri�re une voiture, attacher les souliers d'un ma�tre et lui rendre tous les petits offices qu'il peut se rendre lui-m�me, c'est diff�rent. Mais je vois avec plaisir que l'usage de cette servitude se perd chaque jour, que peu d'hommes jeunes et sains se font habiller par leurs gens, que les voitures nouvelles ont des si�ges devant et derri�re pour que les domestiques y soient bien assis, et m�me qu'on fait des voitures basses o� l'on n'a qu'� pousser soi-m�me un ressort pour faire tomber et remonter le marchepied, afin de se passer de la vanit� et de l'embarras de promener derri�re soi un grand mannequin qui s'enrhume en hiver et se grille en �t� sans profit pour personne. Ce sont l� des indices du progr�s m invincible de l'�galit� dans les mœurs, m�me chez les gens les moins dispos�s � la reconna�tre en principe.

Les services envers la personne se r�duisent donc chaque jour et finiront par se borner aux secours qu'un domestique peut s'engager � rendre � une personne malade ou d�bile, et dans ce cas, c'est de l'assistance. Sa fonction est modifi�e; il est une sorte d'infirmier, et si l'infirme est maussade et irritable, l'homme qui l'assiste ne sera pas humili� de le supporter avec une certaine patience, pourvu qu'il n'y ait point abus.

Rien n'est donc avilissant dans les fonctions domestiques, si le fonctionnaire y porte un sentiment juste de ses devoirs et de ses droits, s'il emp�che celui qui l'emploie d'outrepasser ou d'oublier les siens et s'il ne subit {Lub 768} d'exigences que ce qu'il doit en subir aux termes de son trait�.

{CL 438} Les vivacit�s r�ciproques, les altercations, m�me les injustices passag�res, toutes choses in�vitables dans les relations journali�res, auraient beaucoup moins de gravit� dans les relations de ce genre, si on se faisait de part et d'autre une v�ritable id�e de l'�galit�. On peut dire � un domestique trop susceptible: « Pourquoi vous f�chez-vous d'un instant d'humeur de ma part quand d'autres fois j'en ai subi autant de la v�tre? N'ai-je jamais de ces moments de d�saccord avec mes amis, avec mes parents? Et pourquoi en �tes-vous plus humili� qu'eux? Vous ai-je interdit de vous expliquer, si votre infraction au r�glement est involontaire? Quant aux infractions r�fl�chies et r�p�t�es, j'ai le droit de vous en avertir et de m'en plaindre � vous, comme vous avez celui de m'avertir et de vous plaindre � moi si j'exige de vous ce que notre convention n'admet pas ou n'a pas pr�vu: mais rien dans ces explications ne d�truit entre nous le pacte de l'�galit�. Si j'�tais assez violent ou assez fou pour lever la main sur vous, vous auriez le droit de me rendre la pareille, et l'�galit� ne serait pas viol�e pour cela, car il arrive que, dans le peuple, on se bat entre amis, entre enfants du m�me p�re; c'est un acte de d�lire, mais, du moment que rien ne vous oblige de l'endurer patiemment, je ne vois pas que vous puissiez �tre avili par les manifestations de mon d�lire. »

On voit qu'en mettant tout au pire dans les relations domestiques, en allant m�me jusqu'� ce cas insolite et exceptionnel des voies de fait, le valet n'est valet que lorsqu'il veut bien l'�tre. Lorsqu'il se laisse avilir pour profiter du repentir ou de la lassitude du ma�tre, il est m�prisable et l'usage d'un pass� absurde et r�voltant sous ce rapport a malheureusement cr�� une race d'hommes qu'on a d� fl�trir du terme de laquais et de valets; mais leurs vices ont �t� primitivement l'œuvre de leurs ma�tres, et quand ceux-ci comprendront l'�galit� et la pratiqueront, {CL 439} cette race dispara�tra. Elle est presque inconnue dans les campagnes, et pourtant les fermiers, les m�tayers et les cultivateurs ais�s ont aussi des domestiques, avec lesquels ils ne font aucune diff�rence des membres de leur famille. C'est l� v�ritablement que la fonction est comprise et remplie. Si le fermier fouaille {Lub 769} quelquefois son porcher, de m�me il fouaille son enfant. Du reste, ma�tres et serviteurs mangent ensemble, et c'�tait l'usage chez les seigneurs au temps pass�; il est mauvais (outre qu'il est g�nant et dispendieux) que cet usage se soit perdu, et je ne d�sesp�re pas qu'il revienne quand le temps et le progr�s auront fait justice de la race des laquais pour ne laisser autour de nous que des fonctionnaires, nos amis parfois, nos �gaux toujours.

Voil� l'id�al, et l�, comme en toutes choses, il faut l'avoir en soi pour se diriger d'une mani�re �quitable au milieu des �cueils que nous cr�ent des rapports encore mal entendus et mal observ�s de part et d'autre dans la r�alit�. Mais, dans cette r�alit�, il y a une chose triste, douloureuse � constater: c'est qu'il y a encore beaucoup de domestiques qui veulent �tre laquais malgr� vous, et que chez les meilleurs il reste encore des pr�jug�s d'in�galit� tr�s-difficiles, sinon impossibles � extirper. Voil� pourquoi ce qu'on appelle les bons serviteurs, les vieux et fid�les amis de la famille, ceux qui ont conserv� les traditions et les formules du pass�, sont, la plupart du temps, acari�tres, tyranniques, impossibles � supporter pour qui se sent l'�gal d'un homme et non son esclave sous pr�texte d'�tre son ma�tre. Ces braves gens ont les formes de la soumission, un grand z�le, un amour-propre quasi furieux de bien faire, un d�vouement, parfois un d�sint�ressement admirables. Cela �tait beau dans son temps; mais faites attention que cela n'est gu�re possible ni avantageux dans le n�tre.

{CL 440} L'homme ne s'abjure jamais. On ne peut se soumettre et s'immoler ainsi comme domestique qu'� la condition d'�tre le ma�tre en r�alit� un jour ou l'autre; et c'est ce qui arrivait toujours. On avait exploit� la vie de cet �tre, on l'avait us�, �puis�; on avait abus� de sa patience et de son d�vouement; et, en retour, il s'�tait rendu n�cessaire. Il s'�tait cr�� des droits en dehors de la convention premi�re; il vous avait sacrifi� sa jeunesse, ses forces et sa dignit�. Vous lui deviez un d�dommagement, et vous ne pouviez pas le lui donner trop consid�rable, car aucun sacrifice ne saurait �tre compar� � celui dont vous aviez profit�. Alors il devenait, en vertu d'un droit tacite, le ma�tre absolu de votre maison, le r�gulateur jaloux de vos habitudes ou de vos besoins, le confident in�vitable de vos soucis int�rieurs, l'avocat favorable � ce fils, ou {Lub 770} contraire � cet autre; tel de vos amis avait sa protection, tel autre son antipathie. On riait de cela d'abord, peu � peu on s'y soumettait, et quand la vie du vieux ma�tre et celle du vieux serviteur se prolongeaient, leur intimit� derni�re devenait, la plupart du temps, un supplice pour tous deux, le ma�tre �tant opprim� pour avoir �t� trop bien servi, le serviteur ne connaissant plus de bornes et de satisfaction � ses exigences pour avoir �t� trop longtemps exploit� et domin�.

J'ai tant vu de ces exemples, j'en ai tant souffert pour mon propre compte, pour avoir accept� sans pr�voyance et sans m�fiance des d�vouements qu'on a voulu me faire payer ensuite par l'ind�pendance de toute ma vie, que je souhaiterais faire go�ter mes id�es aux personnes d'humeur bienveillante qui courent les m�mes risques, faute de comprendre comment et pourquoi tout cela doit se modifier dans les mœurs pr�sentes et futures.

Nous sommes destin�s � avoir, dans un avenir peut-�tre assez prochain, non plus des laquais, non plus m�me des {CL 441} serviteurs, mais des fonctionnaires, sortes d'associ�s � notre vie domestique. Nous sommes dans un temps de transition o� ces fonctionnaires comprennent peu et exercent mal leurs droits et leurs devoirs. Notre devoir, � nous, est de les conduire peu � peu � ce r�sultat, qui assurera la s�curit� et la dignit� de notre int�rieur. Pour y arriver, il nous faut �tablir avec les domestiques des relations nouvelles et qui soient tout le contraire de celles du pass�. Ainsi deux �cueils � �viter avec un soin �gal, la hauteur qui blesse et la familiarit� qui avilit: la suppression aussi compl�te que possible des soins inutiles envers nos personnes, car lorsque ces soins sont inutiles, ils ne sont plus l'assistance d'un homme envers un autre homme, ils deviennent une sorte d'hommage rendu par l'esclave au ma�tre: la suppression absolue des formes de langage qui consacrent les usages de la servitude. Je d�teste qu'un domestique me parle � la troisi�me personne, et qu'il me dise Madame est servie, quand il peut tout aussi bien m'avertir que c'est le d�ner qui est servi sur la table. Nos berrichons ne connaissent point ce jargon des laquais du beau monde, et ils ont une habitude de politesse que je trouve fort touchante quoiqu'elle fasse rire ceux qui ne la comprennent pas. Quand on leur demande quelque chose, ils vous r�pondent {Lub 771} Je veux bien; cela r�voltait Madame de B�renger. Je l'esp�re bien! r�pondait-elle avec d�dain; c'�tait r�compenser par une duret� gratuite la simplicit� et le bon cœur de gens qui ne songeaient qu'� lui montrer leur z�le.

Je trouve qu'il faut �tre d'une politesse scrupuleuse avec les domestiques, ne jamais leur dire: Faites ceci, mais Voulez-vous faire ceci; ne jamais manquer de les remercier quand ils vous rendent d'eux-m�mes un petit service, ne f�t-ce que de vous pr�senter un objet; ne jamais les appeler sans n�cessit� pour leur faire faire ce qu'on peut faire soi-m�me, pour ouvrir ou fermer une fen�tre, {CL 442} mettre une b�che au feu, etc.; ces niaiseries m'ont toujours paru r�voltantes, de m�me que de se faire coiffer et habiller par des femmes de chambre. Une femme de chambre est un fonctionnaire qui doit coudre, ranger, conserver et entretenir le linge, les v�tements, etc. Ce n'est point une esclave qui doive toucher � votre corps et nettoyer votre personne. Les infirmes, les malades, les vieillards �puis�s ont seuls droit � ce genre de soins.

Mais, en m�me temps qu'il faut supprimer absolument des attributions domestiques tout ce qui les rend avilissantes, il faut supprimer la familiarit� morale, les confidences, les �panchements, m�me les entretiens inutiles et les causeries oiseuses. Je ne dis pas cela pour l'avenir, j'en limite la n�cessit� au temps de transition o� nous sommes; mais l�, je la vois imp�rieuse, et je crois pouvoir assurer qu'il n'existe point encore de domestiques capables de ne pas abuser, � leur d�triment autant qu'au n�tre, de notre intimit� de cœur avec eux. Il faudrait qu'ils fussent arriv�s � se conna�tre et � se sentir nos �gaux. Mais tels qu'ils sont, il faut qu'ils soient nos esclaves ou nos ma�tres, d�s que nous leur demandons autre chose que de remplir une fonction aupr�s de nous.

Or la fonction de nous consoler, de nous distraire, de nous servir dans nos passions, de garder nos secrets, ou d'intervenir dans nos diff�rends avec la famille, cette fonction-l� n'est pas cr��e, que je sache, et ne le sera jamais � prix d'argent. Elle ne peut qu'�tre mis�rablement pervertie et d�natur�e entre deux �tres dont l'un se croit l'inf�rieur de l'autre. Il y a �change entre la fonction {Lub 772} et la r�tribution. Il n'y en a point entre l'�panchement et la complaisance, � moins que, par r�ciprocit�, vous ne vous soumettiez � �tre � votre tour le confident et le complaisant de votre domestique, � le servir dans ses amours, � �couter le r�cit {CL 443} de ses peines, � intervenir dans ses chagrins de famille, etc. S'il en est ainsi, si vous le faites, je n'ai rien � dire; mais pourtant faites bien attention � ceci: l'�change sera-t-il bien complet, et voulez-vous �tre absolument pour lui ce qu'il est pour vous? Quand il sera soucieux, essayerez-vous de le distraire en lui racontant tous les petits comm�rages que vous encouragez de sa part pour vous d�sennuyer? Prendrez-vous parti pour les personnes qu'il aime et contre celles qu'il d�teste, comme vous souhaitez qu'il le fasse pour vous complaire? Ferez-vous de l'intrigue ou de la diplomatie avec ses amis ou ses ennemis, pour les besoins de son int�r�t ou de sa passion, comme vous aimez � lui en voir faire � votre profit? Si vous y �tes bien r�solu, � la bonne heure; mais j'en doute, et je constate que si vous y faites la moindre diff�rence, vous abusez de cet ami de votre choix. Vous �tes un ingrat, un �go�ste. Il le sentira t�t ou tard, s'il ne le sent d�j�; il en abusera, il se vengera par le d�go�t ou par la trahison, si ce n'est pas d�j� fait; � moins que vous ne r�compensiez son d�vouement par des avantages p�cuniaires, par une augmentation quelconque de bien-�tre mat�riel. Libre � vous! Mais alors n'esp�rez jamais le satisfaire, et pr�parez-vous � sacrifier votre bien-�tre au sien, � subir sa d�pendance, � devenir son esclave, � en faire votre h�ritier ou � �tre vol� par lui; car les services moraux et intellectuels ne se payent point avec de l'argent, et il aura raison de trouver que ce n'est pas assez de tout ce que vous poss�dez pour vous acquitter envers lui. N'ayant jamais obtenu de vous un d�vouement moral �gal au sien, il ne mettra pas de bornes � ses exigences mat�rielles, et l'injustice, l'indiscr�tion, l'ingratitude ou la duplicit� dont vous vous plaindrez seront votre ouvrage.

Attendez donc que l'avenir vous permette de faire de votre domestique votre ami de cœur, et jusque-l� ne lui donnez pas le moindre acc�s dans ce sanctuaire; car s'il n'y {CL 444} entre pas comme votre �gal, il le profanera ou s'y sentira avili. Tout ce que vous pouvez et devez faire {Lub 773} pour l'arracher � cette pr�tendue in�galit� � laquelle il croit encore, c'est d'�lever sa fonction autant que possible, mais seulement dans ce qui est du domaine de sa fonction.

Voil� une bien longue digression, mais je la crois utile pour tout le monde, car je n'exag�re pas en disant que tout le monde fait trop ou trop peu dans ce genre de relations, et que personne n'est dans la juste limite qui conviendrait; pas m�me moi qui pr�che et qui ai souvent subi les travers et les entra�nements d'une impatience maladive, ou d'une d�bonnairet� irr�fl�chie avec les vieux domestiques, tendres et insupportables tyrans que m'avait l�gu�s ma grand'm�re. C'est parce que j'ai � regretter de n'avoir pas toujours bien raisonn� � cet �gard, et d'avoir fait fatalement des ingrats, que je me crois le droit d'avertir les autres tout en m'accusant.

Et puis, si ma dissertation n'est pas utile aux autres, elle m'est du moins n�cessaire pour commencer le r�cit d'une �poque de ma vie o� j'ai �t� beaucoup trop livr�e et tr�s-souvent sacrifi�e � l'influence exag�r�e des domestiques.

J'ai dit que la maladie de ma grand'm�re avait port� une atteinte sensible, non pas � la lucidit� de son intelligence, mais � la fermet� et � la s�r�nit� de son caract�re. La n sant� morale �tait affaiblie avec la sant� physique, et pourtant elle n'avait que soixante-six ans, �ge qui n'est pas fatalement marqu� par les infirmit�s o du corps et de l'�me, �ge que j'ai vu atteindre et d�passer par ma m�re sans amener la moindre diminution dans son �nergie morale et physique.

Ma grand'm�re ne pouvait plus gu�re supporter le bruit de l'enfance, et je me faisais volontairement, mais non sans effort p et sans souffrance, de plus en plus taciturne et immobile {CL 445} � ses c�t�s. Elle sentait que cela pouvait �tre pr�judiciable � ma sant� et elle ne me gardait plus gu�re aupr�s d'elle. Elle �tait poursuivie par une somnolence fr�quente, et comme son sommeil �tait fort l�ger, que le moindre souffle la r�veillait p�niblement, elle voulut, pour �chapper � ce malaise continuel, r�gulariser son sommeil de la journ�e. Elle s'enfermait donc � midi pour faire sur son grand fauteuil une sieste qui durait jusqu'� trois heures. Et puis c'�taient des bains de pieds, des frictions, et mille soins particuliers qui la for�aient � s'enfermer avec Mademoiselle Julie, si {Lub 774} bien que je ne la voyais plus gu�re qu'aux heures des repas et pendant la soir�e, pour faire sa partie ou tenir les cartes tandis qu'elle faisait des patiences et des r�ussites. Cela m'amusait m�diocrement, comme on peut croire, mais je n'ai point � me reprocher d'y avoir jamais laiss� para�tre un instant d'humeur ou de lassitude.

Chaque jour j'�tais donc livr�e davantage � moi-m�me, et les courtes le�ons qu'elle me donnait consistaient en un examen de mon cahier d'extraits, tous les deux ou trois jours, et une le�on de clavecin qui durait � peine une demi-heure. Deschartres me donnait une le�on de latin que je prenais de plus en plus mal, car cette langue morte ne me disait rien; et une le�on de versification fran�aise qui me donnait des naus�es, cette forme, que j'aime et que j'admire pourtant, n'�tant point la mienne et ne me venant pas plus naturellement que l'arithm�tique, pour laquelle j'ai toujours eu une incapacit� notoire. J'�tudiais pourtant et l'arithm�tique, et la versification, et le latin, voire un peu de grec et un peu de botanique par-dessus le march�, et rien de tout cela ne me plaisait. Pour comprendre la botanique (qui n'est point du tout une science � la port�e des demoiselles), il faut conna�tre le myst�re de la g�n�ration et la fonction des sexes; c'est m�me tout ce qu'il y a de curieux et d'int�ressant dans l'organisme des plantes. {CL 446} Comme on le pense bien, Deschartres me faisait sauter � pieds joints par l�-dessus et j'�tais beaucoup trop simple pour m'aviser par moi-m�me de la moindre observation en ce genre. La botanique se r�duisait donc pour moi � des classifications purement arbitraires, puisque je n'en saisissais pas les lois cach�es, et � une nomenclature grecque et latine qui n'�tait qu'un aride travail de m�moire. Que m'importait de savoir le nom scientifique de toutes ces jolies herbes des pr�s, auxquelles les paysans et les p�tres ont donn� des noms souvent plus po�tiques et toujours plus significatifs: le thym de berg�re, la bourse � berger, la patience, le pied de chat, le baume, la nappe, la mignonnette, la boursette, la repousse, le danse-toujours, la p�querette, l'herbe aux gredots, etc. Cette botanique � noms barbares me semblait la fantaisie des p�dants, et de m�me pour la versification latine et fran�aise, je me demandais, dans ma superbe ignorance, � quoi bon ces alignements et ces r�gles dess�chantes qui g�naient {Lub 775} l'�lan de la pens�e et qui en gla�aient le d�veloppement. Je me r�p�tais tout bas ce que j'avais entendu dire souvent � ma na�ve m�re: « À quoi �a sert-il, toutes ces fadaises-l�? » Elle avait le bon sens de Nicole, moi la sauvagerie instinctive d'un esprit tr�s-logique sans le savoir et tr�s-positif par cela m�me qu'il �tait tr�s-romanesque: ceci peut sembler un paradoxe, mais j'aurai tant � y revenir, qu'on me permettra de passer outre pour le moment.


Variantes

  1. Ce titre figure � partir de l'�dition {CL}
  2. Chapitre sixi�me {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ VI {CL}
  3. R�flexion [...] �galit� (manque dans {Presse})
  4. pendant qu'on lui appr�tait et lui arrangeait, {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ pendant qu'on lui arrangeait, {CL}
  5. sur l'adresse de ma lettre {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ sur l'adresse de ma m�re {CL} ♦ sur l'adresse de ma lettre {Lub} (r�tablissant la 1�re le�on; nous le suivons avec h�sitation)
  6. souvent r�prim�e {Presse} ♦ souvent r�primand�e {Lecou} et sq.
  7. angoisse; mais cela me fut {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ angoisse; cela me fut {CL}
  8. saurais compter! {Presse} ♦ saurais compter. {CL} saurais compter! {Lub} (que nous suivons)
  9. d'une force extraordinaire. {Presse} ♦ d'une force physique extraordinaire. {Lecou} et sq.
  10. fid�le Achate. / Je {Presse} ♦ fid�le Achate. Je {CL}
  11. valait trois francs {Presse} valait bien trois francs {Lecou} et sq.
  12. la famille. (Interruption de {Presse}) ♦ la famille, {Lecou} et sq.
  13. Ce sont les indices pu�riles [sic] du progr�s {Lecou}, {LP} ♦ Ce sont l� des indices du progr�s {CL}
  14. Reprise de {Presse}.
  15. marqu� pour les infirmit�s {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ marqu� par les infirmit�s {CL}
  16. mais sans effort {Presse} ♦ mais non sans effort {Lecou} et sq.

Notes

  1. {Lub} rel�ve une variante de {Presse}: Chapitre septi�me. C'est une erreur, le chapitre est bien num�rot� sixi�me. Comme on l'a dit plus haut, en mars 1855 {Presse} reprend la num�rotation normale des chapitres. Cette erreur se propagera curieusement jusqu'au chapitre douzi�me.