La lutte domestique s'envenime. — Je commence à connaître le chagrin. — Discussion avec ma mère. — Mes prières, mes promesses, son départ. — Première nuit d'insomnie et de désespoir. — La chambre déserte. — Première déception. — Liset. — Projet romanesque. — Mon trésor. — Accident arrivé à ma grand'mère. — Je renonce à mon projet. — Réflexion sur les rapports qu'on doit avoir avec les domestiques pour arriver aux mœurs de l'égalité. — Ma grand'mère c me néglige forcément. — Leçons de Deschartres. — La botanique. — Mon dédain pour ce qu'on m'enseigne. |
Ma mère vint passer un mois avec nous et dut s'en retourner pour faire sortir Caroline de pension. Je compris alors que je la verrais désormais de moins en moins à Nohant; ma grand'mère parlait d'y passer l'hiver. Je tombai dans le plus grand chagrin que j'eusse encore ressenti de ma vie. Ma mère s'efforçait de me donner du courage, mais elle ne pouvait plus me tromper, j'étais d'âge à constater les nécessités de la position qui nous était faite à l'une et à l'autre. L'admission de Caroline dans la famille eût tout arrangé, et c'est sur quoi ma grand'mère était inflexible.
Ma mère n'était point heureuse à Nohant, elle y souffrait, elle y subissait un étouffement moral, une contrainte, une irritation comprimée de tous les instants. Mon obstination à la préférer ostensiblement à ma grand'mère (je ne savais pas feindre, quoique cela eût été dans l'intérêt de tout le monde) aigrissait de plus en plus cette dernière contre elle. Et il faut bien dire que la maladie de cette pauvre grand'mère avait beaucoup changé son caractère. {CL 422} Elle avait des jours d'humeur que je ne lui avais jamais vus. Sa susceptibilité devenait excessive. En de certains moments, elle me parlait si sèchement que {Lub 755} j'en étais atterrée. Mademoiselle Julie prenait un empire extraordinaire, déplorable sur son esprit, recevant toutes ses confidences, et envenimant tous ses déplaisirs, à bonne intention sans doute, mais sans discernement et sans justice.
Pourtant ma mère eût supporté tout cela pour moi, si elle n'eût été continuellement inquiète de son autre fille. Je le compris, je ne voulais pas que Caroline me fût sacrifiée, et pourtant Caroline commençait, de son côté, à être jalouse de moi, la pauvre enfant, à se plaindre des absences annuelles de sa mère, et à lui reprocher en sanglotant sa préférence pour moi.
Ainsi nous étions toutes malheureuses, et moi, cause innocente de toutes ces amertumes domestiques, j'en ressentais le contre-coup plus douloureusement encore que les autres.
Quand je vis ma mère faire ses paquets, je fus saisie de terreur. Comme elle était, ce jour-là, fort irritée des propos de Julie et disait qu'il n'y avait plus moyen de subir l'autorité d'une femme de chambre devenue plus maîtresse dans la maison que la maîtresse elle-même, je crus que ma mère s'en allait pour ne plus revenir; je devinai, du moins, qu'elle ne reviendrait plus que de loin en loin, et je me jetai dans ses bras, à ses pieds; je me roulai par terre, la suppliant de m'emmener et lui disant que si elle ne le faisait pas, je me sauverais, et que j'irais de Nohant à Paris, seule et à pied, pour la rejoindre.
Elle me prit sur ses genoux et tâcha de me faire comprendre sa situation. « Ta grand'mère, me dit-elle, peut me réduire à quinze cents francs si je t'emmène. — Quinze cents francs! m'écriai-je, mais c'est beaucoup, cela! C'est bien assez pour nous trois. — Non, me dit-elle, ce ne {CL 423} serait pas assez pour Caroline et moi, car la pension et l'entretien de ta sœur m'en coûtent la moitié, et avec ce qui me reste j'ai bien de la peine à vivre et à m'habiller. Tu saurais cela si tu avais la moindre idée de ce que c'est que l'argent. Eh bien, si je t'emmène, et qu'on me retire mille francs par an, nous serons si pauvres, si pauvres, que tu ne pourras pas le supporter, et que tu me redemanderas ton Nohant et tes quinze mille livres de rente. — Jamais! Jamais! m'écriai-je; nous serons pauvres, mais nous serons ensemble; nous {Lub 756} ne nous quitterons jamais, nous travaillerons, nous mangerons des haricots dans un petit grenier, comme dit Mademoiselle Julie; où est le mal? Nous serons heureuses, on ne nous empêchera plus de nous aimer! »
J'étais si convaincue, si ardente, si désespérée, que ma mère fut ébranlée. « C'est peut-être vrai, ce que tu dis là, répondit-elle avec la simplicité d'un enfant, et d'un généreux enfant, qu'elle était. Il y a longtemps que je sais que l'argent ne fait pas le bonheur, et il est certain que si je t'avais avec moi à Paris, je serais beaucoup plus heureuse dans ma pauvreté que je ne le suis ici, où je ne manque de rien et où je suis abreuvée de dégoûts. Mais ce n'est pas à moi que je pense, c'est à toi, et je crains que tu ne me reproches un jour de t'avoir privée d'une belle éducation, d'un beau mariage et d'une belle fortune.
— Oui, oui, m'écriai-je, une belle éducation, où l'on veut faire de moi une poupée de bois! Un beau mariage, avec un monsieur qui rougira de ma mère et la mettra à la porte de chez moi! Une belle fortune, qui m'aura coûté tout mon bonheur et qui me forcera à être une mauvaise fille! Non, j'aime mieux mourir que d'avoir toutes ces belles choses-là. Je veux bien aimer ma grand'mère, je veux bien venir la soigner et faire sa partie de grabuge et de loto quand elle s'ennuiera; mais je ne veux pas {CL 424} demeurer avec elle. Je ne veux pas de son château et de son argent; je n'en ai pas besoin, qu'elle les donne à Hippolyte, ou à Ursule, ou à Julie, puisqu'elle aime tant Julie; moi, je veux être pauvre avec toi, et on n'est pas heureuse sans sa mère. »
Je ne sais pas tout ce que j'ajoutai, je fus éloquente à ma manière, puisque ma mère se trouva réellement influencée. « Écoute, me dit-elle, tu ne sais pas ce que c'est que la misère pour de jeunes filles! Moi, je le sais, et je ne veux pas que Caroline et toi passiez par où j'ai passé quand je me suis trouvée orpheline et sans pain à quatorze ans; je n'aurais qu'à mourir et à vous laisser comme cela! Ta grand'mère te reprendrait peut-être, mais elle ne prendra jamais ta sœur, et que deviendrait-elle? Mais il y a un moyen d'arranger tout. On peut toujours être assez riche en travaillant, et je ne vois pas pourquoi, moi qui sais travailler, je ne fais plus rien, et pourquoi je vis de mes rentes comme une belle dame. {Lub 757} Écoute-moi bien; je vais essayer de monter un magasin de modes. Tu sais que j'ai été déjà modiste, et que je fais les chapeaux et les coiffures mieux que les perruches qui coiffent ta bonne maman tout de travers et qui font payer leurs vilains chiffons les yeux de la tête. Je ne m'établirai pas à Paris, il faudrait trop d'argent; mais, en faisant des économies pendant quelques mois, et en empruntant une petite somme que ma sœur ou Pierret me feront bien trouver, j'ouvrirai une boutique à Orléans, où j'ai déjà travaillé. Ta sœur est adroite, tu l'es aussi, et tu auras plus vite appris ce métier-là que le grec et le latin de M. Deschartres. À nous trois, nous suffirons au travail; je sais qu'on vend bien à Orléans et que la vie n'est pas très-chère. Nous ne sommes pas des princesses, nous vivrons de peu, comme du temps de la rue grange-batelière; nous prendrons plus tard Ursule avec nous. Et puis nous ferons des économies, {CL 425} et, dans quelques années, si je peux vous donner à chacune huit ou dix mille francs, ce sera de quoi vous marier avec d'honnêtes ouvriers qui vous rendront plus heureuses que des marquis et des comtes. Au fait, tu ne seras jamais à ta place dans ce monde-là. On ne t'y pardonnera pas d'être ma fille et d'avoir eu un grand-père marchand d'oiseaux. On t'y fera rougir à chaque instant, et si tu avais le malheur de prendre leurs grands airs, tu ne te pardonnerais plus à toi-même de n'être qu'à moitié noble. C'est donc résolu. Garde bien ce secret-là. Je vais partir, et je m'arrêterai un jour ou deux à Orléans pour m'informer et voir des boutiques à louer. Puis je préparerai tout à Paris, je t'écrirai en cachette par Ursule ou par Catherine, quand tout sera arrangé, et je viendrai te prendre ici. J'annoncerai ma résolution à ma belle-mère; je suis ta mère, et personne ne peut m'ôter mes droits sur toi. Elle se fâchera, elle me retirera le surplus de pension qu'elle me donne, je m'en moquerai; nous partirons d'ici pour prendre possession de notre petite boutique, et quand elle passera dans son carrosse par la grande rue d'Orléans, elle verra en lettres longues comme le bras: Madame veuve Dupin, marchande de modes. »
{Presse 10/3/1855 1} Ce beau projet me tourna la tête. J'en eus presque une attaque de nerfs. Je sautais par la chambre en criant et en riant aux éclats, et en même temps je pleurais. {Lub 758} J'étais comme ivre. Ma pauvre mère était certainement de bonne foi et croyait à sa résolution; sans cela elle n'eût point à la légère empoisonné l'insouciance ou la résignation de mes jeunes années par un rêve trompeur; car il est certain que ce rêve s'empara de moi et me créa pour longtemps des agitations et des tourments sans rapport naturel avec mon âge.
Je mis alors autant de zèle à faire partir ma mère que j'en avais mis à l'en empêcher. Je l'aidais à faire ses paquets, {CL 426} j'étais gaie, j'étais heureuse; il me semblait qu'elle reviendrait me chercher au bout de huit jours. Mon enjouement, ma pétulance étonnèrent ma bonne maman pendant le dîner, d'autant plus que j'avais tant pleuré, que j'avais les paupières presque en sang, et que ce contraste était inexplicable. Ma mère me dit quelques mots à l'oreille pour m'engager à m'observer et à ne pas donner de soupçons. Je m'observai si bien, je fus si discrète, que jamais personne ne se douta de mon projet, bien que je l'aie porté quatre ans dans mon cœur avec toutes les émotions de la crainte et de l'espérance; je ne le confiai jamais, pas même à Ursule.
Pourtant, à mesure que la nuit approchait (ma mère devait partir à la première aube), j'étais inquiète, épouvantée. Il me semblait que ma mère ne me regardait pas de l'air d'intelligence et de sécurité qu'il aurait fallu pour me consoler. Elle devenait triste et préoccupée. Pourquoi était-elle triste, puisqu'elle devait sitôt revenir, puisqu'elle allait travailler à notre réunion, à notre bonheur? Les enfants ne doutent pas par eux-mêmes et ne tiennent pas compte des obstacles, mais quand ils voient douter ceux en qui leur foi repose, ils tombent dans une détresse de l'âme qui les fait ployer et trembler comme de pauvres brins d'herbe.
On m'envoya coucher à neuf heures comme à l'ordinaire. Ma mère m'avait bien promis de ne pas se coucher elle-même sans entrer dans ma chambre pour me dire encore adieu et me renouveler ses engagements; mais je craignis qu'elle ne voulût pas m'éveiller si elle me supposait endormie, et je ne me couchai pas; c'est-à-dire que je me relevai aussitôt que Rose fut partie, car lorsqu'elle m'avait mise au lit, elle redescendait attendre auprès de Julie le coucher de ma grand'mère. Ce coucher était fort long. Ma grand'mère mangeait un peu et {Lub 759} très-lentement; et puis, pendant qu'on {CL 427} lui arrangeait, d sur la tête et sur les épaules, une douzaine de petits bonnets et de petits fichus de toile, de soie, de laine et d'ouate, elle écoutait le rapport de Julie sur les choses intimes de la famille, et celui de Rose sur les détails du ménage. Cela durait jusqu'à deux heures du matin, et c'est alors seulement que Rose venait se coucher dans le cabinet contigu à ma chambrette.
Cette chambrette donnait sur un long corridor presque en face de la porte du cabinet de toilette de ma mère, par lequel elle passait ordinairement pour rentrer chez elle, et je ne pouvais manquer de la saisir au passage et de m'entretenir encore avec elle avant que Rose vînt nous interrompre. Mais nous pouvions être surveillées par exception cette nuit-là, et, dans ma terreur de ne pouvoir plus m'épancher avec l'objet de mon amour, je voulus lui écrire une longue lettre. Je fis des prodiges d'adresse et de patience pour rallumer ma bougie, sans allumettes, à mon feu presque éteint; j'en vins à bout et j'écrivis sur des feuilles arrachées à mon cahier de verbes latins.
Je vois encore ma lettre et l'écriture ronde et enfantine que j'avais dans ce temps-là; mais qu'y avait-il dans cette lettre? Je ne m'en souviens plus. Je sais que je l'écrivis dans la fièvre de l'enthousiasme, que mon cœur y coulait à flots pour ainsi dire, et que ma mère l'a gardée longtemps comme une relique; mais je ne l'ai pas retrouvée dans les papiers qu'elle m'a laissés. Mon impression est que jamais passion plus profonde et plus pure ne fut plus naïvement exprimée, car mes larmes l'arrosèrent littéralement, et à chaque instant j'étais forcée de retracer les lettres effacées par mes pleurs.
Mais comment remettre cette lettre à ma mère si elle était accompagnée, en montant l'escalier, par Deschartres? J'imaginai, pendant que j'en avais le temps encore, de pénétrer dans la chambre de ma mère sur la pointe du pied. Il fallait {CL 428} ouvrir et fermer des portes, précisément au-dessus de la chambre de Mademoiselle Julie. La maison est d'une sonorité effrayante, grâce à une immense cage d'escalier où vibre le moindre souffle. J'en vins à bout cependant, et je plaçai ma lettre derrière un petit portrait de mon grand-père qui était comme caché derrière une porte. C'était un dessin au crayon {Lub 760} où il était représenté, non pas jeune, mince et coquet, comme dans le grand pastel du salon, avec une veste de chambre en taffetas feuille-morte à boutons de diamants et les cheveux relevés avec un peigne, une palette à la main, et vis-à-vis d'un paysage ébauché couleur de rose et bleu turquoise: mais vieux, cassé, en grand habit carré, en bourse et ailes de pigeon, gros, flasque et courbé sur une table de travail, comme il devait être peu de temps avant de mourir. J'avais mis sur l'adresse de ma mère e: Place ta réponse derrière ce même portrait du vieux Dupin. Je la trouverai demain quand tu seras partie. Il ne me restait plus qu'à trouver un moyen d'avertir ma mère d'avoir à chercher derrière ce portrait; j'y accrochai son bonnet de nuit, et dans le bonnet de nuit je mis un mot au crayon: Secoue le portrait.
Toutes mes précautions prises, je revins me coucher, sans faire le moindre bruit. Mais je restai assise sur mon lit, dans la crainte que la fatigue ne vainquît ma résolution. J'étais brisée par les larmes et les émotions de la journée, et je m'assoupissais à chaque instant, mais j'étais réveillée en sursaut par les battements de mon cœur et je croyais entendre marcher dans le corridor. Enfin minuit sonna à la pendule de Deschartres, dont la chambre n'était séparée de la mienne que par la muraille. Deschartres monta le premier, j'entendis son pas lourd et régulier et ses portes fermées avec une majestueuse lenteur. Ma mère vint un quart d'heure après, mais Rose était avec elle, elle venait l'aider à fermer ses malles. Rose n'avait pas l'intention de {CL 429} nous contrarier, mais elle avait été souvent réprimandée f pour sa faiblesse dans ces sortes d'occasions et je ne pouvais plus me fier à elle. D'ailleurs j'avais besoin de voir ma mère sans témoin. Je me renfonçai donc sous mes couvertures, à demi vêtue encore, et je ne bougeai pas. Ma mère passa, Rose resta avec elle une demi-heure, puis vint se coucher. J'attendis encore une demi-heure qu'elle fût endormie, puis bravant tout, j'ouvris doucement ma porte et m'en allai trouver ma mère.
Elle lisait ma lettre, elle pleurait. Elle m'étreignit sur son cœur: mais elle était retombée de la hauteur de notre projet romanesque dans une hésitation désespérante. Elle comptait que je m'habituerais à ma grand'mère, elle se reprochait de m'avoir monté la tête, elle {Lub 761} m'engageait à l'oublier. C'étaient des coups de poignard froids comme la mort dans mon pauvre cœur. Je lui fis de tendres reproches et j'y mis tant de véhémence qu'elle s'engagea de nouveau à revenir me chercher dans trois mois au plus tard, si ma bonne maman ne me conduisait pas à Paris à l'hiver et si je persistais dans ma résolution. Mais ce n'était pas assez pour me rassurer; je voulais qu'elle répondît par écrit à l'ardente supplication de ma lettre. Je demandais une lettre d'elle à trouver, après son départ, derrière le portrait, une lettre que je pourrais relire tous les jours en secret, pour me donner du courage et entretenir mon espérance. Elle ne put m'envoyer coucher qu'à ce prix, et j'allai essayer de réchauffer mon pauvre corps glacé dans mon lit encore plus froid. Je me sentais malade; j'aurais voulu dormir comme elle le désirait pour oublier un instant mon angoisse; cela me fut g impossible. J'avais le doute, c'est-à-dire le désespoir dans l'âme; c'est tout un pour les enfants, puisqu'ils ne vivent que de songes et de confiance en leurs songes. Je pleurai si amèrement que j'avais le cerveau brisé, et quand le jour parut pâle et triste, c'était la première {CL 430} aube que je voyais paraître après une nuit de douleur et d'insomnie. Combien d'autres depuis, que je ne saurais compter! h
J'entendis rouvrir les portes, descendre les paquets; Rose se leva, je n'osai lui montrer que je ne dormais pas. Elle en eût été attendrie cependant; mais mon amour, à force d'être exalté, devenait romanesque, il avait besoin de mystère. Pourtant lorsque la voiture roula dans la cour, lorsque j'entendis les pas de ma mère dans le corridor, je n'y pus tenir, je m'élançai pieds nus sur le carreau, je me précipitai dans ses bras, et perdant la tête, je la suppliai de m'emmener. Elle me reprocha de lui faire du mal lorsqu'elle souffrait déjà tant de me quitter. Je me soumis, je retournai à mon lit; mais lorsque j'entendis le dernier roulement de la voiture qui l'emportait, je ne pus retenir des cris de désespoir, et Rose elle-même, malgré la sévérité dont elle commençait à s'armer, ne put retenir ses larmes en me retrouvant dans cet état pitoyable, trop violent pour mon âge et qui aurait dû me rendre folle, si Dieu, me destinant à souffrir, ne m'eût douée d'une force physique extraordinaire. i
Je reposai cependant quelques heures, mais à peine {Lub 762} fus-je éveillée que je retrouvai mon chagrin, et que mon cœur se brisa à l'idée que ma mère était partie, peut-être pour toujours. Aussitôt habillée, je courus à sa chambre, je me jetai sur son lit défait, je baisai mille fois l'oreiller qui portait encore l'empreinte de sa tête. Puis je m'approchai du portrait où je devais trouver une lettre, mais Rose entra et je dus renfermer ma douleur; non pas que cette fille, dont le cœur était bon, m'en eût fait un crime, mais j'éprouvais une sorte d'amère douceur à cacher ma souffrance. Elle se mit à faire la chambre, à enlever les draps, à relever les matelas, à fermer les persiennes.
Assise dans un coin, je la regardais faire, j'étais comme {CL 431} hébétée. Il me semblait que ma mère était morte et qu'on rendait au silence et à l'obscurité cette chambre où elle ne rentrerait plus.
Ce ne fut que dans la journée que je pus trouver le moyen d'y rentrer sans être observée, et je courus au portrait, le cœur palpitant d'espérance; mais j'eus beau secouer et retourner l'image du vieux Francueil, on ne lui avait rien confié pour moi; ma mère, ne voulant pas entretenir dans mon esprit une chimère qu'elle regrettait déjà, sans doute, d'y avoir fait naître, avait cru ne pas devoir me répondre. Ce fut pour moi le dernier coup. Je restai tout le temps de ma récréation immobile et abrutie dans cette chambre devenue si froide, si mystérieuse et si morne. Je ne pleurais plus, je n'avais plus de larmes et je commençais à souffrir d'un mal plus profond et plus déchirant que l'absence. Je me disais que ma mère ne m'aimait pas autant qu'elle était aimée de moi; j'étais injuste en cette circonstance, mais, au fond, c'était la révélation d'une vérité que chaque jour devait confirmer. Ma mère avait pour moi, comme pour tous les êtres qu'elle avait aimés, plus de passion que de tendresse. Il se faisait dans son âme comme de grandes lacunes dont elle ne pouvait se rendre compte. À côté de trésors d'amour, elle avait des abîmes d'oubli ou de lassitude. Elle avait trop souffert, elle avait {Presse 10/3/1855 2} besoin souvent de ne plus souffrir; et moi j'étais comme avide de souffrance, tant j'avais encore de force à dépenser sous ce rapport-là.
J'avais pour compagnon de mes jeux un petit paysan plus jeune que moi de deux années, à qui ma mère enseignait à lire et à écrire. Il était alors fort gentil et {Lub 763} fort intelligent. Je me fis non-seulement un plaisir, mais comme une religion de continuer l'éducation commencée par ma mère, et j'obtins de ma grand'mère qu'il viendrait prendre sa leçon tous les matins à huit heures. Je le {CL 432} trouvais installé dans la salle à manger, ayant déjà barbouillé une grande page de lettres. On peut croire que je ne le soumettais pas à la méthode de M. Lubin♦, aussi avait-il une jolie écriture fort lisible. Je corrigeais ses fautes, je le faisais épeler et j'exigeais qu'il se rendît compte du sens des mots, car je me souvenais d'avoir su lire longtemps avant de comprendre ce que je lisais. Cela amenait beaucoup de questions de sa part et d'explications de la mienne. Je lui donnais donc des notions d'histoire, de géographie, etc., ou plutôt de raisonnement sur ces choses, qui étaient toutes fraîches dans ma tête et qui passaient facilement dans la sienne.
Le jour du départ de ma mère, je trouvai Liset (diminutif berrichon de Louis) tout en larmes. Il ne voulut pas me dire devant Rose la cause de son chagrin, mais, quand nous fûmes seuls, il me dit qu'il pleurait madame Maurice. Je me mis à pleurer avec lui, et, de ce moment, je le pris en amitié véritable. Quand sa leçon était finie, il allait aux champs et il revenait à l'heure de ma récréation. Il n'était ni gai, ni bruyant. Il aimait à causer avec moi, et quand j'étais triste il gardait le silence et marchait derrière moi comme un confident de tragédie. Le railleur Hippolyte, qui regrettait bien aussi ma mère, mais qui n'était pas capable d'engendrer une longue mélancolie, l'appelait mon fidèle Achate. Je j ne lui confiais pourtant rien du tout, je sentais la gravité du secret que ma mère m'avait confié dans un moment d'entraînement, et je ne voulais pas encore me persuader que ce secret n'était qu'un leurre.
Pourtant les jours succédèrent aux jours, les semaines aux semaines, et ma mère ne m'envoya aucun avis particulier; elle ne me fit pas entendre, par le moindre mot à double sens dans ses lettres, qu'elle songeât à notre projet. Ma grand'mère s'installa à Nohant pour tout l'hiver. {CL 433} Je dus me résigner, mais ce ne fut pas sans de grands déchirements intérieurs. J'avais, pour me consoler de temps en temps, une fantaisie en rapport avec ma préoccupation dominante. C'était de me figurer {Lub 764} que, quand je souffrirais trop, je pourrais exécuter la tendre menace que j'avais faite à ma mère de quitter Nohant eule et à pied pour aller la trouver à Paris. Il y avait des moments où ce projet me paraissait très-réalisable et je me promettais d'en faire part à Liset, le jour où j'aurais définitivement résolu de me mettre en route. Je comptais qu'il m'accompagnerait.
Ce n'était ni la longueur du chemin, ni la souffrance du froid, ni aucun danger qui me faisait hésiter; mais je ne pouvais me résoudre à demander l'aumône en chemin, et il me fallait un peu d'argent. Voici ce que j'imaginai pour m'en procurer au besoin. Mon père avait rapporté d'Italie, à ma mère, un très-beau collier d'ambre jaune mat qui n'avait guère d'autre valeur que le souvenir et qu'elle m'avait donné. J'avais ouï dire à ma mère qu'il l'avait payé fort cher, deux louis! cela me paraissait très-considérable. En outre, j'avais un petit peigne en corail, un brillant gros comme une tête d'épingle monté en bague, une bonbonnière d'écaille blonde garnie d'un petit cercle d'or qui valait bien trois francs k et quelques débris de bijoux sans aucune valeur, que ma mère et ma grand'mère m'avaient donnés pour en orner ma poupée. Je rassemblai toutes ces richesses dans une petite encoignure de la chambre de ma mère où personne n'entrait que moi, à la dérobée, en de certains jours; et, en moi-même, j'appelai cela mon trésor. Je songeai d'abord à le confier à Liset ou à Ursule, pour qu'ils le vendissent à La Châtre. Mais on eût pu les soupçonner d'avoir volé ces bijoux, du moment qu'ils en voudraient faire de l'argent, et je m'avisai d'un meilleur moyen, tout à fait conforme à celui usité {CL 434} par les princesses errantes de mes contes de fées: c'était d'emporter mon trésor dans ma poche, et, chaque fois que j'aurais faim en voyage, d'offrir en payement une perle de mon collier, ou une petite brisure de mes vieux ors. Chemin faisant, je trouverais bien un orfévre à qui je pourrais vendre ma bonbonnière, mon peigne ou ma bague, et je me figurais que j'aurais encore de quoi dédommager ma mère, en arrivant, de la dépense que j'allais lui occasionner.
Quand je crus m'être ainsi assurée de la possibilité de ma fuite, je me sentis un peu plus calme, et dans mes accès de chagrin, je me glissais dans la chambre sombre {Lub 765} et déserte, j'allais ouvrir l'encoignure et je me consolais en contemplant mon trésor, l'instrument de ma liberté. Je commençais à être, non plus en imagination, mais en réalité, si malheureuse, que j'aurais certainement pris la clef des champs, sauf à être rattrapée et ramenée au bout d'une heure (chance que je ne voulais pas prévoir, tant je me croyais certaine d'aller vite et de me cacher habilement dans les buissons du chemin), sans un nouvel accident arrivé à ma grand'mère.
Un jour, au milieu de son dîner, elle se trouva prise d'un étourdissement, elle ferma les yeux, devint pâle, resta immobile et comme pétrifiée pendant une heure. Ce n'était pas un évanouissement, mais plutôt une sorte de catalepsie. La vie molle et sans mouvement physique qu'elle s'était obstinée à mener avait mis en elle un germe de paralysie qui devait l'emporter plus tard et qui s'annonça dès lors par une suite d'accidents du même genre. Deschartres trouva ce symptôme très-grave et la manière dont il m'en parla changea toutes mes idées. Je retrouvais dans mon cœur une grande affection pour ma bonne maman quand je la voyais malade; j'éprouvais alors le besoin de rester auprès d'elle, de la soigner, et une crainte excessive de lui {CL 435} faire du mal en lui faisant de la peine. Cette sorte de catalepsie revint cinq ou six fois par an pendant deux années et reparut ensuite aux approches de sa dernière maladie.
Je commençai donc à me reprocher mes projets insensés. Ma mère ne les encourageait pas; tout au contraire, elle semblait vouloir me les faire oublier en se faisant oublier elle-même, car elle m'écrivait assez rarement et il me fallait lui adresser deux ou trois lettres pour en recevoir une d'elle. Elle s'apercevait, un peu tard sans doute, mais avec raison, qu'elle avait trop développé ma sensibilité, et elle m'écrivait: « Cours, joue, marche, grandis, reprends tes bonnes joues roses, ne pense à rien que de gai, porte-toi bien et deviens forte, si tu veux que je sois tranquille, et que je me console un peu d'être loin de toi. »
Je la trouvais devenue bien patiente à supporter notre séparation, mais je l'aimais quand même; et puis ma grand'mère devenait si chétive que le moindre chagrin pouvait la tuer. Je renonçai solennellement (toujours en {Lub 766} présence de moi seule) à effectuer ma fuite. Pour n'y plus penser, comme ce maudit trésor me donnait des tentations ou des regrets, je le retirai de la chambre où sa vue et l'espèce de mystère de son existence m'impressionnaient doublement. Je le donnai à serrer à ma bonne, après avoir envoyé à Ursule tout ce qu'elle pouvait accepter sans être accusée d'indiscrétion par ses parents, très-sévères et très-délicats sous ce rapport.
Je ne pouvais pas me dissimuler que la maladie de ma bonne maman et les accidents qui se renouvelaient avaient porté atteinte à sa force d'esprit et à la sérénité de son caractère. Chez elle, l'esprit proprement dit, comme on l'entend dans le monde, c'est-à-dire l'art de causer et d'écrire, n'avait point souffert; mais le jugement et la saine appréciation des personnes et des choses avaient été ébranlés. Elle avait tenu jusqu'alors ses domestiques et même ses {CL 436} amis à une certaine distance du sanctuaire de sa pensée. Elle avait résisté à ses premières impressions et aux influences du préjugé. Il n'en était plus absolument de même, bien que l'apparence y fût toujours. Les domestiques avaient trop de voix délibérative dans les conseils de la famille, l et c'est ici le cas de dire une chose dont j'ai la certitude par expérience, c'est qu'il ne faut point initier les serviteurs, quelque estimables et respectables qu'ils soient, à des détails trop délicats d'intérêt ou de sentiment. Je ne crois pas que, de ma part, cette restriction puisse être suspectée de préjugé aristocratique ni de morgue dans le caractère. Mais on me permettra de me bien expliquer sur ce chapitre si important de la vie privée.
Selon moi, dans une famille bien entendue et bien réglée, il n'y a ni maîtres ni valets, et je voudrais qu'on effaçât de la langue ces vilains mots qui n'ont plus de sens que dans le préjugé. On n'est pas le maître d'un homme libre qui peut vous quitter dès qu'il est mécontent de vous. On n'est laquais que parce qu'on veut l'être, c'est-à-dire parce qu'on a les vices de l'emploi. Le véritable mot qui convient est le mot très-français de domestique, et on doit l'entendre dans son acception littérale, fonctionnaire dans la maison (domus). En effet, un domestique est un fonctionnaire, et pas autre chose. Vous lui donnez un emploi chez vous selon ses aptitudes, et en vertu d'un traité qui n'engage ni lui ni vous pour un {Lub 767} temps déterminé. Si l'on se convient et que le marché ne soit onéreux ni pour l'un ni pour l'autre, il y a peu de raisons pour se tromper ou se haïr; il y en a même beaucoup pour rester ensemble, si l'on est honnête et raisonnable de part et d'autre; mais il n'y en a aucune pour se condamner à vivre sous le même toit, si les caractères sont inconciliables.
Je n'aime pas qu'on fasse trop le bon maître avec les domestiques, sous prétexte qu'ils sont malheureux et humiliés {CL 437} de leur position. S'ils sont humiliés de servir, c'est la faute d'un manque de dignité de leur part, car je ne vois pas pourquoi il faut qu'ils servent. Se charger du soin d'un ménage, de la salubrité et de la propreté d'une maison, de la confection des aliments communs, de l'entretien d'un jardin ou d'une écurie, c'est travailler, fonctionner, ce n'est pas servir. Monter derrière une voiture, attacher les souliers d'un maître et lui rendre tous les petits offices qu'il peut se rendre lui-même, c'est différent. Mais je vois avec plaisir que l'usage de cette servitude se perd chaque jour, que peu d'hommes jeunes et sains se font habiller par leurs gens, que les voitures nouvelles ont des siéges devant et derrière pour que les domestiques y soient bien assis, et même qu'on fait des voitures basses où l'on n'a qu'à pousser soi-même un ressort pour faire tomber et remonter le marchepied, afin de se passer de la vanité et de l'embarras de promener derrière soi un grand mannequin qui s'enrhume en hiver et se grille en été sans profit pour personne. Ce sont là des indices du progrès m invincible de l'égalité dans les mœurs, même chez les gens les moins disposés à la reconnaître en principe.
Les services envers la personne se réduisent donc chaque jour et finiront par se borner aux secours qu'un domestique peut s'engager à rendre à une personne malade ou débile, et dans ce cas, c'est de l'assistance. Sa fonction est modifiée; il est une sorte d'infirmier, et si l'infirme est maussade et irritable, l'homme qui l'assiste ne sera pas humilié de le supporter avec une certaine patience, pourvu qu'il n'y ait point abus.
Rien n'est donc avilissant dans les fonctions domestiques, si le fonctionnaire y porte un sentiment juste de ses devoirs et de ses droits, s'il empêche celui qui l'emploie d'outrepasser ou d'oublier les siens et s'il ne subit {Lub 768} d'exigences que ce qu'il doit en subir aux termes de son traité.
{CL 438} Les vivacités réciproques, les altercations, même les injustices passagères, toutes choses inévitables dans les relations journalières, auraient beaucoup moins de gravité dans les relations de ce genre, si on se faisait de part et d'autre une véritable idée de l'égalité. On peut dire à un domestique trop susceptible: « Pourquoi vous fâchez-vous d'un instant d'humeur de ma part quand d'autres fois j'en ai subi autant de la vôtre? N'ai-je jamais de ces moments de désaccord avec mes amis, avec mes parents? Et pourquoi en êtes-vous plus humilié qu'eux? Vous ai-je interdit de vous expliquer, si votre infraction au règlement est involontaire? Quant aux infractions réfléchies et répétées, j'ai le droit de vous en avertir et de m'en plaindre à vous, comme vous avez celui de m'avertir et de vous plaindre à moi si j'exige de vous ce que notre convention n'admet pas ou n'a pas prévu: mais rien dans ces explications ne détruit entre nous le pacte de l'égalité. Si j'étais assez violent ou assez fou pour lever la main sur vous, vous auriez le droit de me rendre la pareille, et l'égalité ne serait pas violée pour cela, car il arrive que, dans le peuple, on se bat entre amis, entre enfants du même père; c'est un acte de délire, mais, du moment que rien ne vous oblige de l'endurer patiemment, je ne vois pas que vous puissiez être avili par les manifestations de mon délire. »
On voit qu'en mettant tout au pire dans les relations domestiques, en allant même jusqu'à ce cas insolite et exceptionnel des voies de fait, le valet n'est valet que lorsqu'il veut bien l'être. Lorsqu'il se laisse avilir pour profiter du repentir ou de la lassitude du maître, il est méprisable et l'usage d'un passé absurde et révoltant sous ce rapport a malheureusement créé une race d'hommes qu'on a dû flétrir du terme de laquais et de valets; mais leurs vices ont été primitivement l'œuvre de leurs maîtres, et quand ceux-ci comprendront l'égalité et la pratiqueront, {CL 439} cette race disparaîtra. Elle est presque inconnue dans les campagnes, et pourtant les fermiers, les métayers et les cultivateurs aisés ont aussi des domestiques, avec lesquels ils ne font aucune différence des membres de leur famille. C'est là véritablement que la fonction est comprise et remplie. Si le fermier fouaille {Lub 769} quelquefois son porcher, de même il fouaille son enfant. Du reste, maîtres et serviteurs mangent ensemble, et c'était l'usage chez les seigneurs au temps passé; il est mauvais (outre qu'il est gênant et dispendieux) que cet usage se soit perdu, et je ne désespère pas qu'il revienne quand le temps et le progrès auront fait justice de la race des laquais pour ne laisser autour de nous que des fonctionnaires, nos amis parfois, nos égaux toujours.
Voilà l'idéal, et là, comme en toutes choses, il faut l'avoir en soi pour se diriger d'une manière équitable au milieu des écueils que nous créent des rapports encore mal entendus et mal observés de part et d'autre dans la réalité. Mais, dans cette réalité, il y a une chose triste, douloureuse à constater: c'est qu'il y a encore beaucoup de domestiques qui veulent être laquais malgré vous, et que chez les meilleurs il reste encore des préjugés d'inégalité très-difficiles, sinon impossibles à extirper. Voilà pourquoi ce qu'on appelle les bons serviteurs, les vieux et fidèles amis de la famille, ceux qui ont conservé les traditions et les formules du passé, sont, la plupart du temps, acariâtres, tyranniques, impossibles à supporter pour qui se sent l'égal d'un homme et non son esclave sous prétexte d'être son maître. Ces braves gens ont les formes de la soumission, un grand zèle, un amour-propre quasi furieux de bien faire, un dévouement, parfois un désintéressement admirables. Cela était beau dans son temps; mais faites attention que cela n'est guère possible ni avantageux dans le nôtre.
{CL 440} L'homme ne s'abjure jamais. On ne peut se soumettre et s'immoler ainsi comme domestique qu'à la condition d'être le maître en réalité un jour ou l'autre; et c'est ce qui arrivait toujours. On avait exploité la vie de cet être, on l'avait usé, épuisé; on avait abusé de sa patience et de son dévouement; et, en retour, il s'était rendu nécessaire. Il s'était créé des droits en dehors de la convention première; il vous avait sacrifié sa jeunesse, ses forces et sa dignité. Vous lui deviez un dédommagement, et vous ne pouviez pas le lui donner trop considérable, car aucun sacrifice ne saurait être comparé à celui dont vous aviez profité. Alors il devenait, en vertu d'un droit tacite, le maître absolu de votre maison, le régulateur jaloux de vos habitudes ou de vos besoins, le confident inévitable de vos soucis intérieurs, l'avocat favorable à ce fils, ou {Lub 770} contraire à cet autre; tel de vos amis avait sa protection, tel autre son antipathie. On riait de cela d'abord, peu à peu on s'y soumettait, et quand la vie du vieux maître et celle du vieux serviteur se prolongeaient, leur intimité dernière devenait, la plupart du temps, un supplice pour tous deux, le maître étant opprimé pour avoir été trop bien servi, le serviteur ne connaissant plus de bornes et de satisfaction à ses exigences pour avoir été trop longtemps exploité et dominé.
J'ai tant vu de ces exemples, j'en ai tant souffert pour mon propre compte, pour avoir accepté sans prévoyance et sans méfiance des dévouements qu'on a voulu me faire payer ensuite par l'indépendance de toute ma vie, que je souhaiterais faire goûter mes idées aux personnes d'humeur bienveillante qui courent les mêmes risques, faute de comprendre comment et pourquoi tout cela doit se modifier dans les mœurs présentes et futures.
Nous sommes destinés à avoir, dans un avenir peut-être assez prochain, non plus des laquais, non plus même des {CL 441} serviteurs, mais des fonctionnaires, sortes d'associés à notre vie domestique. Nous sommes dans un temps de transition où ces fonctionnaires comprennent peu et exercent mal leurs droits et leurs devoirs. Notre devoir, à nous, est de les conduire peu à peu à ce résultat, qui assurera la sécurité et la dignité de notre intérieur. Pour y arriver, il nous faut établir avec les domestiques des relations nouvelles et qui soient tout le contraire de celles du passé. Ainsi deux écueils à éviter avec un soin égal, la hauteur qui blesse et la familiarité qui avilit: la suppression aussi complète que possible des soins inutiles envers nos personnes, car lorsque ces soins sont inutiles, ils ne sont plus l'assistance d'un homme envers un autre homme, ils deviennent une sorte d'hommage rendu par l'esclave au maître: la suppression absolue des formes de langage qui consacrent les usages de la servitude. Je déteste qu'un domestique me parle à la troisième personne, et qu'il me dise Madame est servie, quand il peut tout aussi bien m'avertir que c'est le dîner qui est servi sur la table. Nos berrichons ne connaissent point ce jargon des laquais du beau monde, et ils ont une habitude de politesse que je trouve fort touchante quoiqu'elle fasse rire ceux qui ne la comprennent pas. Quand on leur demande quelque chose, ils vous répondent {Lub 771} Je veux bien; cela révoltait Madame de Bérenger♦. Je l'espère bien! répondait-elle avec dédain; c'était récompenser par une dureté gratuite la simplicité et le bon cœur de gens qui ne songeaient qu'à lui montrer leur zèle.
Je trouve qu'il faut être d'une politesse scrupuleuse avec les domestiques, ne jamais leur dire: Faites ceci, mais Voulez-vous faire ceci; ne jamais manquer de les remercier quand ils vous rendent d'eux-mêmes un petit service, ne fût-ce que de vous présenter un objet; ne jamais les appeler sans nécessité pour leur faire faire ce qu'on peut faire soi-même, pour ouvrir ou fermer une fenêtre, {CL 442} mettre une bûche au feu, etc.; ces niaiseries m'ont toujours paru révoltantes, de même que de se faire coiffer et habiller par des femmes de chambre. Une femme de chambre est un fonctionnaire qui doit coudre, ranger, conserver et entretenir le linge, les vêtements, etc. Ce n'est point une esclave qui doive toucher à votre corps et nettoyer votre personne. Les infirmes, les malades, les vieillards épuisés ont seuls droit à ce genre de soins.
Mais, en même temps qu'il faut supprimer absolument des attributions domestiques tout ce qui les rend avilissantes, il faut supprimer la familiarité morale, les confidences, les épanchements, même les entretiens inutiles et les causeries oiseuses. Je ne dis pas cela pour l'avenir, j'en limite la nécessité au temps de transition où nous sommes; mais là, je la vois impérieuse, et je crois pouvoir assurer qu'il n'existe point encore de domestiques capables de ne pas abuser, à leur détriment autant qu'au nôtre, de notre intimité de cœur avec eux. Il faudrait qu'ils fussent arrivés à se connaître et à se sentir nos égaux. Mais tels qu'ils sont, il faut qu'ils soient nos esclaves ou nos maîtres, dès que nous leur demandons autre chose que de remplir une fonction auprès de nous.
Or la fonction de nous consoler, de nous distraire, de nous servir dans nos passions, de garder nos secrets, ou d'intervenir dans nos différends avec la famille, cette fonction-là n'est pas créée, que je sache, et ne le sera jamais à prix d'argent. Elle ne peut qu'être misérablement pervertie et dénaturée entre deux êtres dont l'un se croit l'inférieur de l'autre. Il y a échange entre la fonction {Lub 772} et la rétribution. Il n'y en a point entre l'épanchement et la complaisance, à moins que, par réciprocité, vous ne vous soumettiez à être à votre tour le confident et le complaisant de votre domestique, à le servir dans ses amours, à écouter le récit {CL 443} de ses peines, à intervenir dans ses chagrins de famille, etc. S'il en est ainsi, si vous le faites, je n'ai rien à dire; mais pourtant faites bien attention à ceci: l'échange sera-t-il bien complet, et voulez-vous être absolument pour lui ce qu'il est pour vous? Quand il sera soucieux, essayerez-vous de le distraire en lui racontant tous les petits commérages que vous encouragez de sa part pour vous désennuyer? Prendrez-vous parti pour les personnes qu'il aime et contre celles qu'il déteste, comme vous souhaitez qu'il le fasse pour vous complaire? Ferez-vous de l'intrigue ou de la diplomatie avec ses amis ou ses ennemis, pour les besoins de son intérêt ou de sa passion, comme vous aimez à lui en voir faire à votre profit? Si vous y êtes bien résolu, à la bonne heure; mais j'en doute, et je constate que si vous y faites la moindre différence, vous abusez de cet ami de votre choix. Vous êtes un ingrat, un égoïste. Il le sentira tôt ou tard, s'il ne le sent déjà; il en abusera, il se vengera par le dégoût ou par la trahison, si ce n'est pas déjà fait; à moins que vous ne récompensiez son dévouement par des avantages pécuniaires, par une augmentation quelconque de bien-être matériel. Libre à vous! Mais alors n'espérez jamais le satisfaire, et préparez-vous à sacrifier votre bien-être au sien, à subir sa dépendance, à devenir son esclave, à en faire votre héritier ou à être volé par lui; car les services moraux et intellectuels ne se payent point avec de l'argent, et il aura raison de trouver que ce n'est pas assez de tout ce que vous possédez pour vous acquitter envers lui. N'ayant jamais obtenu de vous un dévouement moral égal au sien, il ne mettra pas de bornes à ses exigences matérielles, et l'injustice, l'indiscrétion, l'ingratitude ou la duplicité dont vous vous plaindrez seront votre ouvrage.
Attendez donc que l'avenir vous permette de faire de votre domestique votre ami de cœur, et jusque-là ne lui donnez pas le moindre accès dans ce sanctuaire; car s'il n'y {CL 444} entre pas comme votre égal, il le profanera ou s'y sentira avili. Tout ce que vous pouvez et devez faire {Lub 773} pour l'arracher à cette prétendue inégalité à laquelle il croit encore, c'est d'élever sa fonction autant que possible, mais seulement dans ce qui est du domaine de sa fonction.
Voilà une bien longue digression, mais je la crois utile pour tout le monde, car je n'exagère pas en disant que tout le monde fait trop ou trop peu dans ce genre de relations, et que personne n'est dans la juste limite qui conviendrait; pas même moi qui prêche et qui ai souvent subi les travers et les entraînements d'une impatience maladive, ou d'une débonnaireté irréfléchie avec les vieux domestiques, tendres et insupportables tyrans que m'avait légués ma grand'mère. C'est parce que j'ai à regretter de n'avoir pas toujours bien raisonné à cet égard, et d'avoir fait fatalement des ingrats, que je me crois le droit d'avertir les autres tout en m'accusant.
Et puis, si ma dissertation n'est pas utile aux autres, elle m'est du moins nécessaire pour commencer le récit d'une époque de ma vie où j'ai été beaucoup trop livrée et très-souvent sacrifiée à l'influence exagérée des domestiques.
J'ai dit que la maladie de ma grand'mère avait porté une atteinte sensible, non pas à la lucidité de son intelligence, mais à la fermeté et à la sérénité de son caractère. La n santé morale était affaiblie avec la santé physique, et pourtant elle n'avait que soixante-six ans, âge qui n'est pas fatalement marqué par les infirmités o du corps et de l'âme, âge que j'ai vu atteindre et dépasser par ma mère sans amener la moindre diminution dans son énergie morale et physique.
Ma grand'mère ne pouvait plus guère supporter le bruit de l'enfance, et je me faisais volontairement, mais non sans effort p et sans souffrance, de plus en plus taciturne et immobile {CL 445} à ses côtés. Elle sentait que cela pouvait être préjudiciable à ma santé et elle ne me gardait plus guère auprès d'elle. Elle était poursuivie par une somnolence fréquente, et comme son sommeil était fort léger, que le moindre souffle la réveillait péniblement, elle voulut, pour échapper à ce malaise continuel, régulariser son sommeil de la journée. Elle s'enfermait donc à midi pour faire sur son grand fauteuil une sieste qui durait jusqu'à trois heures. Et puis c'étaient des bains de pieds, des frictions, et mille soins particuliers qui la forçaient à s'enfermer avec Mademoiselle Julie, si {Lub 774} bien que je ne la voyais plus guère qu'aux heures des repas et pendant la soirée, pour faire sa partie ou tenir les cartes tandis qu'elle faisait des patiences et des réussites. Cela m'amusait médiocrement, comme on peut croire, mais je n'ai point à me reprocher d'y avoir jamais laissé paraître un instant d'humeur ou de lassitude.
Chaque jour j'étais donc livrée davantage à moi-même, et les courtes leçons qu'elle me donnait consistaient en un examen de mon cahier d'extraits, tous les deux ou trois jours, et une leçon de clavecin qui durait à peine une demi-heure. Deschartres me donnait une leçon de latin que je prenais de plus en plus mal, car cette langue morte ne me disait rien; et une leçon de versification française qui me donnait des nausées, cette forme, que j'aime et que j'admire pourtant, n'étant point la mienne et ne me venant pas plus naturellement que l'arithmétique, pour laquelle j'ai toujours eu une incapacité notoire. J'étudiais pourtant et l'arithmétique, et la versification, et le latin, voire un peu de grec et un peu de botanique par-dessus le marché, et rien de tout cela ne me plaisait. Pour comprendre la botanique (qui n'est point du tout une science à la portée des demoiselles), il faut connaître le mystère de la génération et la fonction des sexes; c'est même tout ce qu'il y a de curieux et d'intéressant dans l'organisme des plantes. {CL 446} Comme on le pense bien, Deschartres me faisait sauter à pieds joints par là-dessus et j'étais beaucoup trop simple pour m'aviser par moi-même de la moindre observation en ce genre. La botanique se réduisait donc pour moi à des classifications purement arbitraires, puisque je n'en saisissais pas les lois cachées, et à une nomenclature grecque et latine qui n'était qu'un aride travail de mémoire. Que m'importait de savoir le nom scientifique de toutes ces jolies herbes des prés, auxquelles les paysans et les pâtres ont donné des noms souvent plus poétiques et toujours plus significatifs: le thym de bergère, la bourse à berger, la patience, le pied de chat, le baume, la nappe, la mignonnette, la boursette, la repousse, le danse-toujours, la pâquerette, l'herbe aux gredots, etc. Cette botanique à noms barbares me semblait la fantaisie des pédants, et de même pour la versification latine et française, je me demandais, dans ma superbe ignorance, à quoi bon ces alignements et ces règles desséchantes qui gênaient {Lub 775} l'élan de la pensée et qui en glaçaient le développement. Je me répétais tout bas ce que j'avais entendu dire souvent à ma naïve mère: « À quoi ça sert-il, toutes ces fadaises-là? » Elle avait le bon sens de Nicole, moi la sauvagerie instinctive d'un esprit très-logique sans le savoir et très-positif par cela même qu'il était très-romanesque: ceci peut sembler un paradoxe, mais j'aurai tant à y revenir, qu'on me permettra de passer outre pour le moment.