GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-L�vy 1876

{LP T.? ?; CL T.2 [287]; Lub T.1 [641]} TROISIÈME PARTIE
De l'enfance � la jeunesse
1810-1819 a

{Presse 8/3/1855 1; CL T.2 [401]; Lub T.1 [737]} V b

L'arm�e et l'empereur perdus pendant quinze jours. — Vision. — Un mot de l'empereur sur mon p�re. — Les prisonniers allemands. — Les Tyroliennes. — S�paration d'avec Ursule. — Le tutoiement. — Le grand lit jaune. — La tombe de mon p�re. — Les jolis mots de M. de Talleyrand. — La politique des vieilles comtesses. — Un enfant patriote. — Autre vision. — Madame de B�renger et ma m�re. — Les soldats affam�s en Sologne. — L'aubergiste jacobin. — Maladie de ma grand'm�re. — Madame de B�renger d�vaste notre jardin. — Le corset. — Lorette de B�renger. — Entr�e des alli�s � Paris. — Opinion de ma grand'm�re sur les Bourbons. — Le boulet de canon. — Les belles dames et les cosaques.



Les enfants s'impressionnent � leur mani�re des faits g�n�raux et des malheurs publics. On ne parlait d'autre chose autour de nous que de la campagne de Russie, et pour nous c'�tait quelque chose d'immense et de fabuleux comme les exp�ditions d'Alexandre dans l'Inde.

Ce qui nous frappa extr�mement, c'est que pendant quinze jours, si je ne me trompe, on fut sans nouvelles de l'empereur et de l'arm�e. Qu'une masse de trois cent mille hommes, que Napol�on, l'homme qui remplissait l'univers de son nom et l'Europe de sa pr�sence, eussent ainsi disparu comme un p�lerin que la neige engloutit, et dont on ne retrouve pas m�me le cadavre, c'�tait pour moi un fait incompr�hensible. J'avais des r�ves bizarres, des �lans d'imagination qui me donnaient la fi�vre et remplissaient mon sommeil de fant�mes. Ce fut alors qu'une singuli�re fantaisie, qui m'est rest�e longtemps apr�s, commen�a � s'emparer de mon cerveau excit� par les r�cits et les commentaires qui frappaient mes oreilles. Je me figurais, � un {CL 402} certain moment de ma r�verie, que j'avais des ailes, que je franchissais {Lub 738} l'espace, et que, ma vue plongeant sur les ab�mes de l'horizon, je d�couvrais les vastes neiges, les steppes sans fin de la Russie blanche; je planais, je m'orientais dans les airs, je d�couvrais enfin les colonnes errantes de nos malheureuses l�gions; je les guidais vers la France, je leur montrais le chemin, car ce qui me tourmentait le plus, c'�tait de me figurer qu'elles ne savaient o� elles �taient et qu'elles s'en allaient vers l'Asie, s'enfon�ant de plus en plus dans les d�serts, en tournant le dos � l'occident. Quand je revenais � moi-m�me, je me sentais fatigu�e et bris�e par le long vol que j'avais fourni, mes yeux �taient �blouis par la neige que j'avais regard�e; j'avais froid, j'avais faim, mais j'�prouvais une grande joie d'avoir sauv� l'arm�e fran�aise et son empereur.

Enfin, vers le 25 d�cembre nous appr�mes que Napol�on �tait � Paris. Mais son arm�e restait derri�re lui, engag�e encore pour deux mois dans une retraite horrible, d�sastreuse. On ne sut officiellement les souffrances et les malheurs de cette retraite qu'assez longtemps apr�s. L'empereur � Paris, on croyait tout sauv�, tout r�par�. Les bulletins de la grande arm�e et les journaux ne disaient qu'une partie de la v�rit�. Ce fut par les lettres particuli�res, par les r�cits de ceux qui �chapp�rent au d�sastre, qu'on put se faire une id�e de ce qui s'�tait pass�.

Parmi les familles que ma grand'm�re connaissait, il y eut un jeune officier qui �tait parti � seize ans pour cette terrible campagne. Il grandit de toute la t�te au milieu de ces marches forc�es et de ces fatigues inou�es. Sa m�re, n'entendant plus parler de lui, le pleurait. Un jour, une esp�ce de brigand d'une taille colossale et bizarrement accoutr� se pr�cipite dans sa chambre, tombe � ses genoux et la presse dans ses bras. Elle crie de peur d'abord, et {CL 403} bient�t de joie. Son fils avait pr�s de six pieds*. Il avait une longue barbe noire, et en guise de pantalon, un jupon de femme, la robe d'une pauvre vivandi�re tomb�e gel�e au milieu du chemin.

* On assurait qu'il avait grandi d'un pied pendant la campagne.

Je crois que c'est ce m�me jeune homme qui eut peu de temps apr�s un sort pareil � celui de mon p�re. Sorti sain et sauf des extr�mes p�rils de la guerre, il se {Lub 739} tua � la promenade; son cheval emport� vint se briser avec lui contre le timon d'une charrette. L'empereur, ayant appris cet accident, dit d'un ton brusque: « Les m�res de famille pr�tendent que je fais tuer tous leurs enfants � la guerre, en voil� un pourtant dont je n'ai pas � me reprocher la mort. C'est comme M. Dupin! Est-ce encore ma faute si celui-l� a �t� tu� par un mauvais cheval? »

Ce rapprochement entre M. de *** et mon p�re montre c la merveilleuse m�moire de l'empereur. Mais � quel propos se plaignait-il ainsi de la haine des m�res de famille? C'est ce que je n'ai pu savoir. Je ne me souviens pas de l'�poque pr�cise de la catastrophe de M. de ***. Ce devait �tre dans un moment o� la France aristocratique abandonnait la cause de l'empereur, et o� celui-ci faisait d'am�res r�flexions sur sa destin�e.

Il m'est impossible de me rappeler si nous all�mes � Paris dans l'hiver de 1812 � 1813. Cette partie de mon existence est tout � fait sortie de ma m�moire. Je ne saurais dire non plus si ma m�re vint � Nohant dans l'�t� de 1813. Il est probable que oui, car dans le cas contraire j'aurais eu du chagrin, et je me souviendrais.

Le calme s'�tait r�tabli dans ma t�te � l'endroit de la politique. L'empereur �tait reparti de Paris. La guerre avait recommenc� en avril. Cet �tat de guerre ext�rieure �tait {CL 404} alors comme un �tat normal, et on ne s'inqui�tait que lorsque Napol�on n'agissait pas d'une mani�re ostensible. On l'avait dit abattu et d�courag� apr�s son retour de Moscou. Le d�couragement d'un seul homme, c'�tait encore le seul malheur public qu'on voul�t admettre et qu'on os�t pr�voir. D�s le mois de mai les victoires de Lutzen, Dresde et Bautzen relev�rent les esprits. L'armistice dont on parlait me parut la sanction de la victoire. Je ne pensais plus � avoir des ailes et � voler au secours de nos l�gions. Je repris mon existence de jeux, de promenades et d'�tudes faciles.

Dans le courant de l'�t�, nous e�mes un passage de prisonniers. Le premier que nous v�mes fut un officier qui s'�tait assis au bord de la route, sur le seuil d'un petit pavillon qui ferme notre jardin de ce c�t�-l�. Il avait un habit de drap fin, de tr�s-beau linge, des chaussures mis�rables, et un portrait de femme attach� � un ruban noir sur sa poitrine. Nous le regardions curieusement {Lub 740} mon fr�re et moi, tandis qu'il examinait ce portrait d'un air triste, mais nous n'os�mes pas lui parler. Son domestique vint le rejoindre. Il se leva et se remit en route sans faire attention � nous. Une heure apr�s, il passa un groupe assez consid�rable d'autres prisonniers. Ils se dirigeaient sur Ch�teauroux. Personne ne les conduisait ni les surveillait. Les paysans les regardaient � peine.

Le lendemain, comme nous jouions mon fr�re et moi aupr�s du pavillon, un de ces pauvres diables vint � passer. La chaleur �tait accablante. Il s'arr�ta et s'assit sur cette marche du pavillon qui offrait aux passants un peu d'ombre et de fra�cheur. Il avait une bonne figure de paysan allemand, lourde, blonde et na�ve. Cela nous enhardit a lui parler, mais il nous r�pondit: « Moi pas comprend. » C'�tait tout ce qu'il savait dire en fran�ais. Alors je lui demandai par signes s'il avait soif. Il me r�pondit en me {CL 405} montrant l'eau du foss� d'un air d'interrogation. Nous lui f�mes comprendre qu'elle n'�tait pas bonne � boire, et qu'il e�t � nous attendre. Nous cour�mes lui chercher une bouteille de vin et un �norme morceau de pain, sur lesquels il se pr�cipita avec des exclamations de joie et de reconnaissance, et quand il se fut restaur�, il nous tendit la main � plusieurs reprises. Nous pensions qu'il voulait de l'argent, et nous n'en avions pas. J'allais en demander pour lui � ma grand'm�re, lorsqu'il devina ma pens�e. Il me retint, et nous fit entendre que ce qu'il voulait de nous, c'�tait une poign�e de main. Il avait les yeux pleins de larmes, et apr�s avoir bien cherch�, il vint � bout de nous dire: Enfants tr�s-pons!

Nous rev�nmes tout attendris raconter � ma bonne maman notre aventure. Elle se prit � pleurer, songeant au temps o� son fils avait eu un sort pareil chez les croates. Puis, comme de nouvelles colonnes de prisonniers paraissaient sur la route, elle fit porter au pavillon une pi�ce de vin du pays et une provision de pain. Nous en pr�mes possession, mon fr�re et moi, et nous e�mes r�cr�ation toute la journ�e, afin de pouvoir remplir l'office de cantiniers jusqu'au soir. Ces pauvres gens �taient d'une grande discr�tion, d'une douceur parfaite, et nous montraient une vive reconnaissance pour ce pauvre morceau de pain et ce verre de vin offerts en {Lub 741} passant, sans c�r�monie. Ils paraissaient touch�s surtout de voir deux enfants leur faire les honneurs, et pour nous remercier, ils se groupaient en chœur et nous chantaient des tyroliennes qui me charm�rent. Je n'avais jamais entendu rien de semblable. Ces paroles �trang�res, ces voix justes chantant en parties, et cette classique vocalisation gutturale qui marque le refrain de leurs airs nationaux �taient alors choses tr�s-nouvelles en France, et ce n'est pas sur moi seulement qu'elles produisirent de l'effet. Tous les prisonniers {CL 406} allemands intern�s dans nos provinces y furent trait�s avec la douceur et l'hospitalit� naturelles autrefois au Berrichon, mais ils durent � leurs chants et � leur talent pour la valse plus de sympathie et de bons traitements que la piti� ne leur en e�t assur�. Ils furent les compagnons et les amis de toutes les familles o� ils s'�tablirent; quelques-uns m�me s'y mari�rent.

Je crois bien que cette ann�e-l� fut la premi�re que je passai � Nohant sans Ursule. Probablement nous avions �t� � Paris pendant l'hiver, et, � mon retour, la s�paration �tait un fait pr�par� et accompli, car je ne me rappelle pas qu'il ait amen� de la surprise et des larmes. Je sais que cette ann�e-l�, ou la suivante, Ursule venait me voir tous les dimanches, et nous �tions rest�es tellement li�es, que je ne passais pas un samedi sans lui �crire une lettre pour lui recommander de venir le lendemain, et pour lui envoyer un petit cadeau. C'�tait toujours quelque niaiserie de ma fa�on, un ouvrage en perles, une d�coupure en papier, un bout de broderie. Ursule trouvait tout cela magnifique et en faisait des reliques d'amiti�.

Ce qui me surprit et me blessa beaucoup, c'est que tout d'un coup elle cessa de me tutoyer. Je crus qu'elle ne m'aimait plus, et quand elle m'eut protest� de son attachement, je crus que c'�tait {Presse 8/3/1855 2} une taquinerie, une obstination, je ne sais quoi enfin, mais cela me parut une insulte gratuite, et, pour me consoler, il fallut qu'elle m'avou�t que sa tante Julie lui avait solennellement d�fendu de rester avec moi sur ce pied de familiarit� inconvenante. Je courus en demander raison � ma grand'm�re, qui confirma l'arr�t en me disant que je comprendrais plus tard combien cela �tait n�cessaire. J'avoue que je ne l'ai jamais compris.

{Lub 742} J'exigeai qu'Ursule me tutoy�t quand nous serions t�te � t�te. Mais comme � ce compte elle n'e�t pu gu�re prendre {CL 407} l'habitude qu'on lui imposait, et qu'elle fut grond�e pour avoir laiss� �chapper en pr�sence de sa tante quelque tu au lieu de vous en parlant � ma personne, je fus forc�e de consentir � ce qu'elle perd�t avec moi cette douce et naturelle familiarit�. Cela me fit souffrir longtemps, et m�me j'essayai de lui donner du vous pour r�tablir l'�galit� entre nous. Elle en ressentit beaucoup de chagrin. « Puisqu'on ne vous d�fend pas de me tutoyer, me disait-elle, ne m'�tez pas ce plaisir-l�; car, au lieu d'un chagrin, �a m'en ferait deux. » Alors, comme nous �tions assez savantes pour nous amuser des mots de notre premi�re enfance: « Tu vois, lui disais-je, ce que c'est que ce maudit richement, que tu voulais me faire aimer et que je n'aimerai jamais. Cela ne sert qu'� vous emp�cher d'�tre aim�. — Ne croyez pas cela de moi, disait Ursule, vous serez toujours ce que j'aimerai le mieux au monde; que vous soyez riche ou pauvre, �a m'est bien �gal. » Cette excellente fille, qui vraiment m'a tenu parole, apprenait l'�tat de tailleuse, o� elle est devenue fort habile. Bien loin d'�tre paresseuse et prodigue, comme on craignait qu'elle ne le dev�nt, elle est une des femmes les plus laborieuses et les plus raisonnables que je connaisse.

Je crois me rappeler positivement maintenant que ma m�re passa cet �t�-l� avec moi et que j'eus du chagrin, parce que jusqu'alors j'avais couch� dans sa chambre quand elle �tait � Nohant, et que pour la premi�re fois cette douceur me fut refus�e. Ma grand'm�re me disait trop grande pour dormir sur un sofa, et, en effet, le petit lit de repos qui m'avait servi devenait trop court. Mais le grand lit jaune qui avait vu na�tre mon p�re et qui �tait celui de ma m�re � Nohant (le m�me dont je me sers encore) avait six pieds de large, et c'�tait une f�te pour moi quand elle me permettait d'y dormir avec elle. J'�tais l� comme un oisillon dans le sein maternel; il me semblait que {CL 408} j'y dormais mieux et que j'y avais de plus jolis r�ves.

Malgr� la d�fense de la bonne maman, j'eus pendant deux ou trois soirs la patience d'attendre sans dormir, jusqu'� onze heures, que ma m�re f�t rentr�e dans sa chambre. Alors je me levais sans bruit, je quittais la {Lub 743} mienne sur la pointe de mes pieds nus, et j'allais me blottir dans les bras de ma petite m�re, qui n'avait pas le courage de me renvoyer, et qui elle-m�me �tait heureuse de s'endormir avec ma t�te sur son �paule. Mais ma grand'm�re eut des soup�ons, ou fut avertie par Mademoiselle Julie, son lieutenant de police. Elle monta et me surprit au moment o� je m'�chappais de ma chambre; Rose fut grond�e pour avoir ferm� les yeux sur mes escapades. Ma m�re entendit du bruit et sortit dans le corridor. Il y eut des paroles assez vives �chang�es; ma grand'm�re pr�tendait que ce n'�tait ni sain ni chaste qu'une fille de neuf ans dorm�t � c�t� de sa m�re. Vraiment elle �tait f�ch�e et ne savait pas ce qu'elle disait, car rien n'est plus chaste et plus sain, au contraire. J'�tais si chaste, quant � moi, que je ne comprenais m�me pas bien le sens du mot chastet�. Tout ce qui pouvait en �tre le contraire m'�tait inconnu. J'entendis ma m�re qui r�pondait: « Si quelqu'un manque de chastet�, c'est vous pour avoir de pareilles id�es! C'est en parlant trop t�t de cela aux enfants qu'on leur �te l'innocence de leur esprit, et je vous assure bien que si c'est comme cela que vous comptez �lever ma fille, vous auriez mieux fait de me la laisser. Mes caresses sont plus honn�tes que vos pens�es. »

Je pleurai toute la nuit. Il me semblait �tre attach�e physiquement et moralement � ma m�re par une cha�ne de diamant que ma grand'm�re voulait en vain d s'efforcer de rompre, et qui ne faisait que se resserrer autour de ma poitrine jusqu'� m'�touffer.

Il y eut beaucoup de froideur et de tristesse dans les {CL 409} relations avec ma grand'm�re pendant quelques jours. Cette pauvre femme voyait bien que plus elle essayait de me d�tacher de ma m�re, plus elle perdait elle-m�me dans mon affection, et elle n'avait d'autre ressource que de se r�concilier avec elle pour se r�concilier avec moi. Elle me prenait dans ses bras et sur ses genoux pour me caresser, et je lui fis grand'peine la premi�re fois en me d�gageant et en lui disant: « Puisque ce n'est pas chaste, je ne veux pas embrasser. » Elle ne r�pondit rien, me posa � terre, se leva et quitta sa chambre avec plus de pr�cipitation qu'elle ne paraissait capable d'en mettre dans ses mouvements.

Cela m'�tonna, m'inqui�ta m�me apr�s un moment de {Lub 744} r�flexion, et je n'eus pas de peine � la rejoindre dans le jardin; je la vis prendre l'all�e qui longe le mur du cimeti�re et s'arr�ter devant la tombe de mon p�re. Je ne sais pas si j'ai dit d�j� que mon p�re avait �t� d�pos� dans un petit caveau pratiqu� sous le mur du cimeti�re, de mani�re que la t�te repos�t dans le jardin et les pieds dans la terre consacr�e. Deux cypr�s et un massif de rosiers et de lauriers francs marquent cette s�pulture, qui est aussi aujourd'hui e celle de ma grand'm�re.

Elle �tait donc arr�t�e devant cette tombe, qu'elle avait bien rarement le courage d'aller regarder, et elle pleurait am�rement. Je fus vaincue, je m'�lan�ai vers elle, je serrai ses genoux d�biles contre ma poitrine et je lui dis une parole qu'elle m'a bien souvent rappel�e depuis: « Grand'm�re, c'est moi qui vous consolerai. » Elle me couvrit de larmes et de baisers et alla sur-le-champ trouver ma m�re avec moi. Elles s'embrass�rent sans s'expliquer autrement, et la paix revint pendant quelque temps.

Mon r�le e�t �t� de rapprocher ces deux femmes et de les mener, � chaque querelle, s'embrasser sur la tombe de mon p�re. Un jour vint o� je le compris et o� je l'osai. {CL 410} Mais j'�tais trop enfant � l'�poque que je raconte pour rester impartiale entre elles deux; je crois m�me qu'il m'e�t fallu une grande dose de froideur ou d'orgueil pour juger avec calme laquelle avait le plus tort ou le plus raison dans leurs dissidences, et j'avoue qu'il m'a fallu trente ans pour y voir bien clair et pour ch�rir presque �galement le souvenir de l'une et de l'autre.

Je crois que ce qui pr�c�de date de l'�t� de 1813, je ne l'affirmerais pourtant pas, parce qu'il y a l� une sorte de lacune dans mes souvenirs: mais si je me trompe de date, il importe peu. Ce que je sais, c'est que cela n'est pas arriv� plus tard.

Nous f�mes un tr�s-court s�jour � Paris l'hiver suivant. D�s le mois de janvier 1814, ma grand'm�re, effray�e des rapides progr�s de l'invasion, vint se r�fugier � Nohant, qui est le point le plus central pour ainsi dire de la France, par cons�quent le plus � l'abri des �v�nements politiques.

Je crois que nous en �tions parties au commencement de d�cembre, et qu'en faisant ses pr�paratifs pour une absence de trois ou quatre mois, comme les autres ann�es, ma grand'm�re ne pr�voyait nullement la chute prochaine {Lub 745} de l'empereur et l'entr�e des �trangers dans Paris. Il y �tait de retour, lui, depuis le 7 novembre, apr�s la retraite de Leipzig. La fortune l'abandonnait. On le trahissait, on le trompait de toutes parts. Quand nous arriv�mes � Paris, le nouveau mot de M. de Talleyrand courait les salons: « C'est, disait-il, le commencement de la fin. » Ce mot, que j'entendais r�p�ter dix fois par jour, c'est-�-dire par toutes les visites qui se succ�daient chez ma grand'm�re, me sembla niais d'abord, et puis triste, et puis odieux. Je demandai ce que c'�tait que M. de Talleyrand, j'appris qu'il devait sa fortune � l'empereur, et je demandai si son mot �tait un regret ou une plaisanterie. On me dit que c'�tait une moquerie et une menace, que l'empereur le m�ritait {CL 411} bien, qu'il �tait un ambitieux, un monstre. « En ce cas, demandai-je, pourquoi est-ce que ce Talleyrand a accept� quelque chose de lui? »

Je devais avoir bien d'autres surprises. Tous les jours j'entendais louer des actes de trahison et d'ingratitude. La politique des vieilles comtesses me brisait la t�te. Mes �tudes et mes jeux en �taient troubl�s et attrist�s.

Pauline n'�tait pas venue � Paris cette ann�e-l�, elle �tait rest�e en Bourgogne avec sa m�re, qui, toute femme d'esprit qu'elle �tait, donnait dans la r�action jusqu'� la rage et attendait les alli�s comme le messie. D�s le jour de l'an, on parla de Cosaques qui avaient franchi le Rhin, et la peur fit taire la haine un instant. Nous all�mes faire visite � une des amies de ma grand'm�re vers le Ch�teau-d'Eau, c'�tait, je crois, chez Madame Dubois. Il y avait plusieurs personnes, et des jeunes gens qui �taient ses petits-fils ou ses neveux. Parmi ces jeunes gens, je fus frapp�e du langage d'un gar�onnet de treize ou quatorze ans, qui, � lui seul, tenait t�te � toute sa famille et � toutes les personnes en visite. « Comment, disait-il, les Russes, les Prussiens, les Cosaques sont en France et viennent sur Paris? Et on les laissera faire? — Oui, mon enfant, disaient les autres, tous ceux qui pensent bien les laisseront faire. Tant pis pour le tyran, les �trangers viennent pour le punir de son ambition et pour nous d�barrasser de lui. — Mais ce sont des �trangers! disait le brave enfant, et par cons�quent nos ennemis. Si nous ne voulons plus de l'empereur, c'est � nous de le renvoyer nous-m�mes; mais nous ne devons pas nous laisser faire la loi par nos ennemis, c'est une {Lub 746} honte. Il faut nous battre contre eux! » On lui riait au nez. Les autres grands jeunes gens, ses fr�res ou ses cousins, lui conseillaient de prendre un grand sabre et de partir � la rencontre des Cosaques. Cet enfant eut des �lans de cœur admirables dont tout le {CL 412} monde se moqua, dont personne ne lui sut gr�, si ce n'est moi, enfant qui n'osais dire un mot devant cet auditoire � peu pr�s inconnu, et dont le cœur battait pourtant d'une �motion subite � l'id�e enfin clairement �nonc�e devant moi du d�shonneur de la France. « Oui, moquez-vous, disait le jeune gar�on, dites tout ce que vous voudrez; mais qu'ils viennent, les �trangers, et que je trouve un sabre, f�t-il deux fois grand comme moi, je saurai m'en servir, vous verrez, et tous ceux qui ne feront pas comme moi seront des l�ches. »

On lui imposa silence, on l'emmena. Mais il avait fait au moins un pros�lyte. Lui seul, cet enfant que je n'ai jamais revu et dont je n'ai jamais su le nom, m'avait formul� ma propre pens�e. C'�tait tous des l�ches ces gens qui criaient d'avance: vivent les alli�s! Je ne me souciais plus tant de l'empereur, car au milieu du d�vergondage de sots propos dont il �tait l'objet, de temps en temps, une personne intelligente, ma grand'm�re, mon oncle de Beaumont, l'abb� d'Andrezel ou ma m�re elle-m�me, pronon�ait un arr�t m�rit�, un reproche fond� sur la vanit� qui l'avait perdu. Mais la France! Ce mot-l� �tait si grand � l'�poque o� j'�tais n�e, qu'il faisait sur moi une impression plus profonde que si je fusse n�e sous la Restauration. On sentait l'honneur du pays d�s l'enfance pour peu qu'on ne f�t pas n� idiot.

{Presse 9/3/1855 1} Je rentrai donc fort triste et agit�e, et mon r�ve de la campagne de Russie me revint. Ce r�ve m'absorbait et me rendait sourde aux d�clamations qui fatiguaient mon oreille. C'�tait un r�ve de combat et de meurtre. Je retrouvais mes ailes, j'avais une �p�e flamboyante, comme celle que j'avais vue � l'op�ra dans je ne sais plus quelle pi�ce, o� l'ange exterminateur apparaissait dans les nuages*, et je fondais sur {CL 413} les bataillons ennemis, je les mettais en d�route, je les pr�cipitais dans le Rhin. Cette vision me soulageait un peu.

{[CL 412]} * Je crois que c'�tait La Mort d'Abel de je ne sais qui.

Pourtant, malgr� la joie qu'on se promettait de la {Lub 747} chute du tyran, on avait peur de ces bons messieurs les cosaques, et beaucoup de gens riches se sauvaient. Madame de B�renger �tait la plus effray�e; ma grand'm�re lui offrit de l'emmener � Nohant, elle accepta. Je la donnais de grand cœur au diable, car cela emp�chait ma bonne maman d'emmener ma m�re. Elle n'e�t pas voulu mettre en pr�sence deux natures si incompatibles. J'�tais outr�e de cette pr�f�rence pour une �trang�re. S'il y avait r�ellement du danger � rester � Paris, c'�tait ma m�re, avant tout, qu'il fallait soustraire � ce danger, et je commen�ais � faire le projet d'entrer en r�volte et de rester avec elle pour mourir avec elle s'il le fallait.

J'en parlai � ma m�re, qui me calma. « Quand m�me ta bonne maman voudrait m'emmener, me dit-elle, moi, je n'y consentirais pas. Je veux rester aupr�s de Caroline, et plus on parle de dangers � courir, plus c'est mon devoir et ma volont�; mais tranquillise-toi, nous n'y sommes pas. Jamais l'empereur, jamais nos troupes ne laisseront approcher les ennemis de Paris. Ce sont des esp�rances de vieille comtesse. L'empereur battra les Cosaques � la fronti�re, et nous n'en verrons jamais un seul. Quand ils seront extermin�s, la vieille B�renger reviendra pleurer ses cosaques � Paris, et j'irai te voir � Nohant. »

La confiance de ma m�re dissipa mes angoisses. Nous part�mes le 12 ou le 13 janvier. L'empereur n'avait pas encore quitt� Paris. Tant qu'on le voyait l�, on se croyait s�r de n'y voir jamais d'autres monarques, � moins que ce ne f�t en visite et pour lui baiser les pieds.

Nous �tions dans une grande cal�che de voyage dont ma grand'm�re avait fait l'acquisition et Madame de B�renger, {CL 414} avec sa femme de chambre et sa petite chienne, nous suivait dans une grande berline � quatre chevaux. Notre �quipage d�j� si lourd �tait leste en comparaison du sien. Le voyage fut assez difficile. Il faisait un temps affreux. La route �tait couverte de troupes, de fourgons, de munitions de campagne de toute esp�ce. Des colonnes de conscrits, de soldats et de volontaires se croisaient, se m�laient bruyamment, et se s�paraient aux cris de Vive l'empereur! Vive la France! Madame de B�renger avait peur de ces rencontres fr�quentes, au milieu desquelles nos voitures ne pouvaient avancer. Les volontaires criaient souvent Vive la nation! et elle se croyait en 93. Elle pr�tendait qu'ils avaient des figures patibulaires {Lub 748} et qu'ils la regardaient avec insolence. Ma grand'm�re se moquait un peu d'elle � la d�rob�e, mais elle �tait tr�s-domin�e par elle et ne la contredisait jamais ouvertement.

Dans la Sologne, nous rencontr�mes des soldats qui paraissaient revenir de loin, d'apr�s leurs v�tements en guenilles et leur air affam�. Étaient-ce des d�tachements rappel�s d'Allemagne ou repouss�s de la fronti�re? Ils nous le dirent; je ne m'en souviens plus. Ils ne mendiaient point, mais lorsque nous allions au pas dans les sables d�tremp�s de la Sologne, ils pressaient nos voitures d'un air suppliant. « Qu'est-ce qu'ils veulent donc? » dit ma grand'm�re. Ces pauvres gens mouraient de faim et avaient trop de fiert� pour le dire. Nous avions un pain dans la voiture, je le tendis � celui qui se trouvait le plus � ma port�e; il poussa un cri effrayant et se jeta dessus, non avec les mains mais avec les dents, si violemment que je n'eus que le temps de retirer mes doigts, qu'il e�t d�vor�s. Ses compagnons l'entour�rent et mordirent � m�me ce pain qu'ils rongeaient comme e�t pu le faire un animal. Ils ne se disputaient pas, ils ne songeaient point � partager, ils se faisaient place les uns aux autres pour mordre dans la proie {CL 415} commune, et ils pleuraient � grosses larmes. C'�tait un spectacle navrant, et je ne pus me retenir de pleurer aussi.

Comment, au cœur de la France, dans un pays pauvre, il est vrai, mais que la guerre n'avait pas d�vast� et o� la disette n'avait pas r�gn� cette ann�e-l�, nos pauvres soldats expiraient-ils de faim sur une grande route? Voil� ce que j'ai vu et ne puis m'expliquer. Nous vid�mes le coffre aux provisions, nous leur donn�mes tout ce qu'il y avait dans les deux voitures. Je crois qu'ils nous dirent que les ordres avaient �t� mal donn�s et qu'ils n'avaient pas eu de rations depuis plusieurs jours, mais le d�tail m'�chappe.

Les chevaux manqu�rent souvent aux relais de poste, et nous f�mes oblig�s de coucher dans de tr�s-mauvais g�tes. Dans un de ces g�tes, l'h�te vint causer avec nous apr�s d�ner. Il �tait outr� contre Napol�on de ce qu'il avait laiss� envahir la France. Il disait qu'il fallait faire la guerre de partisans, �gorger tous les �trangers, et mettre l'empereur � la porte, et proclamer la r�publique: mais la bonne, disait-il, la vraie f, l'une et indivisible et imp�rissable. {Lub 749} Cette conclusion ne fut point du go�t de Madame de B�renger, elle le traita de jacobin: il le lui fit payer sur sa note.

Enfin, nous arriv�mes � Nohant, mais nous n'y �tions pas depuis trois jours qu'un grand chagrin vint donner un autre cours � mes pens�es.

Ma grand'm�re, qui n'avait jamais �t� malade de sa vie, fit une maladie grave. Comme son organisation �tait tr�s-particuli�re, les accidents de cette maladie eurent un caract�re particulier. D'abord ce fut un sommeil profond, dont il fut impossible durant deux jours de la tirer; puis, lorsque tous les sympt�mes alarmants furent dissip�s, on s'aper�ut qu'elle avait sur le corps une large plaie gangr�neuse, produite par la l�g�re excoriation laiss�e par les cataplasmes salins. Cette plaie fut horriblement douloureuse et {CL 416} longue � fermer. Pendant deux mois il lui fallut garder le lit et la convalescence ne fut pas moins longue.

Deschartres, Rose et Julie soign�rent ma pauvre bonne maman avec un grand d�vouement. Quant � moi, je sentis que je l'aimais plus que je ne m'en �tais avis�e jusqu'alors. Ses souffrances, le danger de mort o� elle se trouva plusieurs fois, me la rendirent ch�re, et le temps de sa maladie fut pour moi d'une mortelle tristesse.

Madame de B�renger resta, je crois, six semaines avec nous, et ne partit que lorsque ma grand'm�re fut hors de tout danger. Mais cette dame, si elle eut du chagrin ou de l'inqui�tude, ne le fit pas beaucoup para�tre, et je doute qu'elle e�t le cœur bien tendre. Je ne sais, en v�rit�, pourquoi ma bonne maman, qui avait un si grand besoin de tendresse, s'�tait particuli�rement attach�e � cette femme hautaine et imp�rieuse, en qui je n'ai jamais pu d�couvrir le moindre charme d'esprit ou de caract�re.

Elle �tait fort active et ne pouvait rester en place. Elle se croyait tr�s-habile � lever ou � rectifier le plan d'un jardin ou d'un parc, et elle n'eut pas plut�t vu notre vieux jardin r�gulier, qu'elle se mit en t�te de le transformer en paysage anglais: c'�tait une id�e saugrenue, car, sur un terrain plat, ayant peu de vue, et o� les arbres sont tr�s-lents � pousser, ce qu'il y a de mieux � faire, c'est de conserver pr�cieusement ceux qui s'y {Lub 750} trouvent, de planter pour l'avenir, de ne point ouvrir de clairi�res qui vous montrent la pauvret� des lignes environnantes; c'est surtout, lorsqu'on a la route en face et tout pr�s de la maison, de se renfermer autant que possible derri�re des murs ou des charmilles pour �tre chez soi. Mais nos charmilles faisaient horreur � Madame de B�renger, nos carr�s de fleurs et de l�gumes, qui me paraissaient si beaux et si riants, elle les traitait de jardin de cur�. Ma grand'm�re, au sortir de la premi�re crise de son mal, avait � peine recouvr� la {CL 417} voix et l'ou�e, que son amie lui demanda l'autorisation de mettre la cogn�e dans le petit bois et la pioche dans les all�es. Ma grand'm�re n'aimait pas le changement, mais elle avait la t�te si faible en ce moment, et d'ailleurs Madame de B�renger exer�ait sur elle une telle domination, qu'elle lui donna pleins pouvoirs.

Voil� donc cette bonne dame � l'œuvre elle mande une vingtaine d'ouvriers, et de sa fen�tre dirige l'abatage, �laguant ici, d�truisant l�, et cherchant toujours un point de vue qui ne se trouva jamais, parce que, si des fen�tres du premier �tage de la maison la campagne est assez jolie, rien ne peut faire que, dans ce jardin, de plain-pied avec cette campagne, on ne la voie pas de niveau et sans �tendue. Il aurait fallu exhausser de cinquante pieds le sol du jardin, et chaque ouverture pratiqu�e dans les massifs n'aboutissait qu'� nous faire jouir de la vue d'une grande plaine labour�e. On �largissait la br�che, on abattait de bons vieux arbres qui n'en pouvaient mais, Madame de B�renger tra�ait des lignes sur le papier, tendait de sa fen�tre des ficelles aux ouvriers, criait apr�s eux, montait, descendait, retournait, s'impatientait et d�truisait le peu d'ombrage que nous avions, sans nous faire rien gagner en �change. Enfin elle y renon�a, dieu merci, car elle e�t pu faire table rase; mais Deschartres lui observa que ma grand'm�re, d�s qu'elle serait en �tat de sortir et de voir par ses yeux, regretterait peut-�tre beaucoup ses vieilles charmilles.

Je fus tr�s-frapp�e de la mani�re dont cette dame parlait aux ouvriers. Elle �tait beaucoup trop illustre pour daigner s'enqu�rir de leurs noms et pour les interpeller en particulier. Cependant elle avait affaire de sa fen�tre � chacun d'eux tour � tour, et pour rien au monde elle ne leur e�t dit: « Monsieur, ou mon ami, ou mon {Lub 751} vieux, » comme on dit en Berry, quel que soit l'�ge de l'�tre masculin auquel on s'adresse. Elle leur criait donc � tue-t�te: {CL 418} « L'homme num�ro 2! Écoutez, L'homme num�ro 4! » Cela faisait grandement rire nos paysans narquois, et aucun ne se d�rangeait ni ne tournait la t�te de son c�t�. « Pardi! Se disaient-ils les uns aux autres en levant les �paules, nous sommes bien tous des hommes, et nous ne pouvons pas deviner � qui elle en a, la femme! »

Il a fallu une trentaine d'ann�es pour faire dispara�tre le d�g�t caus� chez nous par Madame de B�renger, et pour refermer les br�ches de ses points de vue.

Elle avait une autre manie qui me contrariait encore plus que celle des jardins anglais. Elle se sanglait si fort dans ses corsets, que le soir elle �tait rouge comme une betterave et que les yeux lui sortaient de la t�te. Elle d�clara que je me tenais comme une bossue, que j'�tais taill�e comme un morceau de bois, et qu'il fallait me donner des formes. En cons�quence, elle me fit faire bien vite un corset, � moi qui ne connaissais pas cet instrument de torture, et elle me le sangla elle-m�me si bien que je faillis me trouver mal la premi�re fois.

À peine fus-je hors de sa pr�sence, que je coupai {Presse 9/3/1855 2} lestement le lacet, moyennant quoi je pus supporter le busc et les baleines; mais elle s'aper�ut bient�t de la supercherie et me sangla encore plus fort. J'entrai en r�volte, et me r�fugiant dans la cave, je ne me contentai pas de couper le lacet, je jetai le corset dans une vieille barrique de lie de vin o� personne ne s'avisa d'aller le d�couvrir. On le chercha bien, mais si on le retrouva six mois apr�s, � l'�poque des vendanges, c'est ce dont je ne me suis jamais enquise.

La petite Lorette de B�renger, car Madame de La Marli�re nous avait appris � donner aux chiens trop g�t�s les noms de leurs ma�tresses, �tait un �tre acari�tre qui sautait � la figure des gros chiens les plus graves et les for�ait � sortir de leur caract�re. Dans ces rencontres, Madame de B�renger {CL 419} jetait les hauts cris et se trouvait mal. Si bien que nos amis Brillant et Moustache ne pouvaient plus mettre la patte au salon. Chaque soir, Hippolyte �tait charg� de mener promener Lorette, parce que son air bon ap�tre inspirait de la confiance � Madame de B�renger mais Lorette passait de mauvais quarts {Lub 752} d'heure entre ses mains. « Pauvre petite ch�rie, amour de petite b�te! » lui disait-il sur le seuil de la porte, d'o� sa ma�tresse pouvait l'entendre; et � peine la porte �tait-elle franchie, qu'il lan�ait Lorette en l'air de toute sa force au milieu de la cour, s'inqui�tant peu comment et o� elle retomberait. Je crois bien que Lorette se figurait aussi avoir seize quartiers de noblesse, car c'�tait une b�te stupide et d�testable dans son impertinence.

Enfin Madame de B�renger et Lorette partirent. Nous ne regrett�mes que sa femme de chambre, qui �tait une personne de m�rite.

La maladie de la bonne maman ne nous avait pas permis de beaucoup rire aux d�pens de la vieille comtesse. Les nouvelles du dehors n'�taient pas gaies non plus, et, un jour de printemps, ma grand'm�re convalescente re�ut une lettre de Madame de Pardaillan, qui lui disait: « Les alli�s sont entr�s dans Paris. Ils n'y ont pas fait de mal. On n'a point pill�. On dit que l'empereur Alexandre va nous donner pour roi le fr�re de Louis XVI, celui qui �tait en Angleterre et dont je ne me rappelle pas le nom. »

Ma grand'm�re rassembla ses souvenirs. « Ce doit �tre, dit-elle, celui qui avait le titre de Monsieur. C'�tait un bien mauvais homme. Quant au comte d'Artois, c'�tait un vaurien d�testable. Allons, ma fille, voil� nos cousins sur le tr�ne, mais il n'y a pas de quoi nous vanter. »

Telle fut sa premi�re impression. Et puis, suivant l'impulsion de son entourage, elle fut dupe pendant quelque temps des promesses faites � la France, et subit le premier {CL 420} engouement, non pour les personnes, mais pour les choses restaur�es. Cela ne fut pas de longue dur�e. Quand la d�votion fut � l'ordre du jour, elle revint � son d�go�t pour les hypocrites; je le dirai plus tard.

J'attendais avec anxi�t� une lettre de ma m�re, elle arriva enfin. Ma pauvre petite maman avait �t� malade de peur. Par une chance singuli�re, un des cinq ou six boulets lanc�s sur Paris et dirig�s sur la statue de la colonne de la place vend�me �tait venu tomber sur la maison que ma m�re habitait alors rue basse-du-rempart. Ce boulet avait trou� le toit, p�n�tr� deux �tages, et �tait {Lub 753} venu s'amortir sur le plafond de la chambre o� elle se trouvait. Elle avait fui avec Caroline, croyant que Paris allait �tre en peu d'heures un amas de d�combres. Elle put revenir coucher tranquillement chez elle, apr�s avoir vu, avec la foule constern�e et stup�faite, l'entr�e des barbares que de belles dames couraient embrasser et couronner de fleurs.


Variantes

  1. Ce titre figure � partir de l'�dition {CL}
  2. Chapitre cinqui�me {Presse} (c'est une erreur puisque ce chapitre suivait un chapitre cinqui�me; rappelons que la publication avait �t� interrompue pendant deux mois) ♦ Chapitre cinqui�me {Lecou}, {LP} ♦ V {CL}
  3. et mon p�re montre {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ et mon p�re montra {CL} ♦ et mon p�re montre {Lub} (r�tablissant la 1�re le�on; nous le suivons)
  4. voulait en vain s'efforcer {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ voulait enfin s'efforcer {CL} ♦ voulait en vain s'efforcer {Lub} (r�tablissant la 1�re le�on; nous le suivons)
  5. qui est aussi aujourd'hui {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ qui est aujourd'hui {CL} ♦ qui est aussi aujourd'hui {Lub} (r�tablissant la 1�re le�on; nous le suivons)
  6. la vrai {CL} ♦ la vraie {Lub} qui corrige, nous le suivons

Notes