Tyrannie et faiblesse de Deschartres. — Le menuet de Fischer. — Le livre magique. — Nous évoquons le diable. — Le chercheur de tendresse. — Les premières amours de mon frère. — Pauline. — M. Gogault et M. Loubens♦. c — Les talents d'agréement. — Le maréchal Maison. — L'appartement de la rue Thiroux. — Grande tristesse à sept ans en prévision du mariage. — Départ de l'armée pour la campagne de Russie. — Nohant. — Ursule et ses sœurs. — Effet du jeu sur moi. — Mes vieux amis. — Système de guerre du czar Alexandre. — Moscou. |
Nous prenions nos leçons dans la chambre de Deschartres, chambre tenue très-proprement à coup sûr, mais où régnait une odeur de savonnette à la lavande qui avait fini par me devenir nauséabonde. Mes leçons à moi n'étaient pas longues; mais celles de mon pauvre frère duraient toute l'après-midi, parce qu'il était condamné à étudier pour son compte et à préparer son devoir sous les yeux du pédagogue. Il est vrai que, quand on ne le gardait pas à vue, il n'ouvrait pas seulement son livre. Il s'enfuyait à travers champs, et on le voyait plus de la journée.
Dieu d avait certainement créé et mis au monde cet enfant impétueux pour faire faire pénitence à Deschartres; mais Deschartres, tyran par nature, ne prenait pas ses escapades en esprit de mortification. Il le rendait horriblement malheureux, et il fallut que l'enfant fût de bronze pour ne pas éclater sous cette dure contrainte.
Ce n'était pas le latin qui faisait son martyre, on ne le lui enseignait pas. C'étaient les mathématiques, pour {CL 371} lesquelles il avait montré de l'aptitude, et il en avait véritablement. Il ne haïssait pas l'étude en elle-même, mais il préférait le mouvement et la gaieté, dont il avait un impérieux besoin. Deschartres lui enseignait aussi {Lub 712} la musique. Le flageolet étant son instrument favori, Hippolyte dut l'apprendre bon gré mal gré; on lui fit emplette d'un flageolet en buis, et Deschartres, armé de son flageolet d'ébène monté en ivoire, lui en appliquait de violents coups sur les doigts à chaque fausse note. Il y a un certain menuet de Fischer qui aurait dû laisser des calus sur les mains de l'élève infortuné. Cela était d'autant plus coupable de la part de Deschartres, que, quelque irrité qu'il fût, il pouvait toujours se vaincre jusqu'à un certain point avec les personnes qu'il aimait. Il n'avait jamais brutalisé l'enfance de mon père, et jamais il ne s'emporta contre moi jusqu'à un essai de voie de fait, qu'une seule fois en sa vie. Il avait donc ne sorte d'aversion pour Hippolyte, à cause des mauvais tours et des moqueries de celui-ci. Et pourtant il lui portait, à cause de mon père, un véritable intérêt. Rien ne l'obligeait à l'instruire et il s'y employait avec une obstination qui n'était pas de la vengeance, car il eût été vite dégoûté d'une satisfaction que son élève lui faisait payer si cher: il s'était imposé cette tâche en conscience, mais il est bien vrai de dire qu'à l'occasion le ressentiment y trouvait son compte.
Quand j'allais prendre mes leçons auprès d'Hippolyte accoudé sur sa table et jouant aux mouches quand on ne le regardait pas, Ursule était toujours là. Deschartres aimait cette petite fille pleine d'assurance qui lui tenait tête et lui répliquait fort à propos. Comme tous les hommes violents, Deschartres aimait parfois la résistance ouverte et devenait débonnaire, faible même, avec ceux qui ne le craignaient pas. Le tort d'Hippolyte, et son malheur, était de ne lui jamais dire en face qu'il était injuste et cruel. {CL 372} S'il l'eût une seule fois menacé de se plaindre à ma grand'mère ou de quitter la maison, Deschartres eût certainement fait un retour sur lui-même; mais l'enfant le craignait, le haïssait, et ne se consolait que par la vengeance.
Il est certain qu'il y était ingénieux, et qu'il avait un esprit diabolique pour observer et relever les ridicules. Souvent, au milieu de la leçon, Deschartres était appelé dans la maison ou dans la cour de la ferme par quelque détail de son exploitation. Ces absences étaient mises à profit pour se moquer de lui. Hippolyte prenait le flageolet d'ébène, et singeait son professeur avec un rare {Lub 713} talent d'imitation. Il n'y avait rien de plus ridicule, en effet, que Deschartres jouant du flageolet. Cet instrument champêtre était déjà ridicule par lui-même dans les mains d'un personnage si solennel et au milieu d'un visage si refrogné à l'habitude. En outre, il le maniait avec une extrême prétention, arrondissant les doigts avec grâce, dandinant son gros corps, et pinçant la lèvre supérieure avec une affectation qui lui donnait la plus plaisante figure du monde. C'était dans le menuet de Fischer surtout qu'il déployait tous ses moyens, et Hippolyte savait très-bien par cœur ce morceau, qu'il ne pouvait venir à bout de lire proprement quand la musique écrite et la figure menaçante de Deschartres étaient devant ses yeux. Mais à force de le contrefaire, il l'avait appris malgré lui et je crois qu'il ne fit jamais d'autre étude musicale que celle-là.
Ursule, qui était fort sage pendant la leçon, devenait fort turbulente dans les entr'actes. Elle grimpait partout, feuilletait tous les livres, bousculait toutes les pantoufles et toutes les savonnettes, et riait à se rouler par terre de toutes les remarques dénigrantes d'Hippolyte sur la toilette, les habitudes et les manies du pédagogue. Il avait toujours sur les rayons de sa bibliothèque une quantité de {CL 373} petits sacs de graines qu'il expérimentait dans le jardin, rêvant sans cesse au moyen d'acclimater quelque nouvelle plante fourragère, fromentale ou légumineuse dans le département, et se flattant d'éclipser la gloire de ses concurrents au comité d'agriculture. Nous prenions soin de lui mêler toutes ces graines triées avec tant de scrupule par ses propres mains. Nous mélangions le pastel avec le colza, et le sarrasin avec le millet. Si bien que les graines poussaient tout de travers et qu'il récoltait de la luzerne là où il avait semé des raves. Il entassait manuscrits sur manuscrits pour prouver à ses confrères de la Société d'agriculture que M. Cadet de Vaux était un âne et M. Rougier de la Bergerie un veau, car c'était en ces termes peu parlementaires qu'il faisait la guerre aux systèmes de ses concurrents dans la science agricole. e Nous dérangions les feuillets de ses opuscules et nous ajoutions des lettres à plusieurs mots pour y faire des fautes d'orthographe. Il lui arriva une fois d'envoyer le manuscrit ainsi embelli et dérangé à l'imprimerie, et quand on lui envoya ses épreuves à corriger, {Lub 714} il entra dans une fureur épouvantable contre le crétin de prote qui faisait de pareilles bévues.
Parmi ses livres, il y en avait plusieurs qui excitaient vivement notre curiosité, entre autres Le Grand Albert et Le Petit Albert, et divers manuels d'économie rurale et domestique fort anciens et remplis de billevesées. Il y en avait un dont j'ai oublié le titre, que Deschartres avait placé au plus haut de ses rayons et qu'il prisait pour l'ancienneté de l'édition. Je ne saurais dire au juste de quoi il traite, ni ce qu'il vaut; nous ne pouvions guère le parcourir, car l'escalade pour le saisir et le remettre en place prenait une partie du temps que nous dérobions à la vigilance du maître. Autant que je m'en souviens, il y avait de tout, des remèdes pour guérir les maladies des {CL 374} hommes et des bêtes, des recettes pour les médicaments, les mets, les liqueurs et les poisons. Il y avait aussi de la magie, et c'était là ce qui nous intéressait le plus. Hippolyte avait ouï dire une fois à Deschartres qu'il s'y trouvait une formule de conjuration pour faire paraître le diable. Il s'agissait de la trouver dans tout ce fatras, et nous nous y reprîmes à plus de vingt fois. Au moment où nous pensions arriver au magique feuillet, nous entendions retentir sur l'escalier les pas lourds de Deschartres. Il eût été plus simple de lui demander de nous le montrer; il est probable que, dans un moment de bonne humeur, il nous eût enseigné en riant le procédé pour appeler Satan; mais il nous paraissait bien plus piquant de surprendre le secret nous-mêmes et de faire l'expérience entre nous.
Enfin un jour que Deschartres était à la chasse, Hippolyte vint nous chercher. Il avait ou il croyait avoir trouvé parmi divers grimoires celui qui servait à l'incantation. Il y avait des paroles à dire, des lignes à tracer par terre avec de la craie, et je ne sais quelles autres préparations qui m'échappent et que nous ne pouvions réaliser. Soit qu'Hippolyte se moquât de nous, soit qu'il crût un peu à la vertu des formules, nous fîmes ce qu'il nous prescrivait, lui, le livre à la main, nous, parcourant en différents sens les lignes tracées par terre. C'était une sorte de table de Pythagore, avec des carrés, des losanges, des étoiles, des signes du {Presse 6/1/1855 2} zodiaque, beaucoup de chiffres et d'autres figures cabalistiques dont le souvenir est assez confus en moi.
{Lub 715} Ce que je me rappelle bien, c'est l'espèce d'émotion qui nous gagnait à mesure que nous opérions. Il était dit que le premier indice du succès de l'opération serait le jaillissement d'une flamme bleuâtre sur certains chiffres ou certaines figures, et nous attendions ce prodige avec une {CL 375} certaine anxiété. Nous n'y croyions pourtant pas, Hippolyte étant déjà assez esprit fort, et moi ayant été habituée par ma mère et ma grand'mère (d'accord sur ce point) à regarder l'existence du diable comme une imposture, la fiction d'un croquemitaine pour les petits enfants. Mais Ursule eut peur tout en riant, et quitta la chambre sans qu'il fût possible de l'y ramener.
Alors mon frère et moi, nous trouvant seuls à l'œuvre, et la gaieté de notre compagne ne nous soutenant plus, nous reprîmes l'opération avec une sorte de courage. Malgré nous, l'imagination s'allumait et l'attente d'un prodige quelconque nous agitait un peu. Aussitôt que les flammes paraîtraient nous pouvions en rester là et ne pas insister pour que, sous le chiffre du milieu, le plancher fût percé par les deux cornes de Lucifer. — « Bah! disait Hippolyte, il est écrit dans le livre que les personnes qui n'oseraient pas aller jusqu'au bout peuvent, en effaçant bien vite certains chiffres, faire rentrer le diable sous terre, au moment où il passe la tête dehors. Seulement il faut éviter que ses yeux soient sortis, car, aussitôt qu'il vous a regardé, vous n'êtes plus maître de le renvoyer avant de lui avoir parlé. Moi, je ne sais pas si j'oserais, mais, tout au moins, je voudrais voir le bout de ses cornes. — Mais, s'il nous regarde, et s'il faut lui parler, disais-je, que lui dirons-nous? — Ma foi, répondait f Hippolyte, je lui commanderai d'emporter Deschartres, son flageolet et tous ses vieux bouquins. »
Nous prenions certainement la chose en plaisanterie, en devisant ainsi, mais nous n'en étions pas moins émus. Les enfants ne peuvent jouer avec le merveilleux sans en ressentir quelque ébranlement, et, sous ce rapport, les hommes du passé ont été des enfants bien autrement crédules que nous ne l'étions.
Nous complétâmes l'expérience comme nous pûmes, et non-seulement le diable ne vint pas mais encore il n'y eut {CL 376} pas la moindre petite flamme. Nous mettions pourtant l'oreille sur le carreau, et Hippolyte prétendait entendre un petit petillement précurseur des premières {Lub 716} étincelles; mais il se moquait de moi, et je n'en étais pas dupe, tout en feignant d'écouter ou d'entendre aussi quelque chose. Ce n'était qu'un jeu, mais un jeu qui nous faisait battre le cœur. Nos plaisanteries nous rassuraient et tenaient notre raison éveillée, mais je ne sais pas si nous eussions osé jouer ainsi avec l'enfer l'un sans l'autre. Je ne crois pas qu'Hippolyte l'ait essayé depuis.
Nous étions cependant un peu désappointés d'avoir pris tant de peine pour rien, et nous nous consolâmes en reconnaissant que nous n'avions pas la moitié des objets désignés dans le livre pour accomplir le charme. Nous nous promîmes de nous les procurer, et en effet pendant quelques jours nous recueillîmes certaines herbes et certains chiffons; mais comme il y avait une foule d'autres prescriptions scientifiques que nous ne comprenions pas, et d'ingrédients qui nous étaient complétement inconnus, la chose n'alla pas plus loin.
Le flageolet de Deschartres me rappelle qu'il y avait à La Châtre un fou qui venait souvent demander à notre précepteur de lui jouer un petit air, et celui-ci n'avait garde de le lui refuser, car c'était un auditeur très-attentif, le seul probablement qu'il ait jamais charmé. Ce fou s'appelait M. Demai. Il était jeune encore, habillé très-proprement et d'une figure agréable, sauf une grande barbe noire qu'on était convenu de trouver très-effrayante, à cette époque où l'on se rasait entièrement la figure, et où les militaires seuls portaient la moustache. Il était doux et poli; sa folie était une mélancolie profonde, une sorte de préoccupation solennelle. Jamais un sourire, le calme d'un désespoir ou d'un ennui sans bornes. Il arrivait seul à toute heure du our, et nous remarquions avec surprise que les {CL 377} chiens, qui étaient fort méchants, aboyaient de loin après lui, s'approchaient avec méfiance pour flairer ses habits et se retiraient aussitôt, comme s'ils eussent compris que c'était un être inoffensif et sans conséquence. Lui, sans faire aucune attention aux chiens, entrait dans la maison ou dans le jardin, et bien qu'avant sa folie il n'eût jamais eu aucune relation avec nous, il s'arrêtait auprès de la première personne qu'il rencontrait, lui disait une ou deux paroles et restait plus ou moins g longtemps, sans qu'il fût nécessaire de s'occuper de lui. Quelquefois il entrait chez ma grand'mère sans frapper, sans songer à se faire annoncer, lui demandait très-poliment {Lub 717} de ses nouvelles, répondait à ses questions qu'il se portait fort bien, prenait un siége sans y être invité, et demeurait impassible pendant que ma grand'mère continuait à écrire ou à me donner ma leçon. Si c'était la leçon de musique, il se levait, se plaçait derrière h le clavecin, et y restait immobile jusqu'à la fin.
Lorsque sa présence devenait gênante, on lui disait: « Eh bien, Monsieur Demai, désirez-vous quelque chose? — Rien de nouveau, répondait-il, je cherche la tendresse. — Est-ce que vous ne l'avez pas trouvée encore, depuis le temps que vous la cherchez? — Non, disait-il, et pourtant j'ai cherché partout. Je ne sais où elle peut être. — Est-ce que vous l'avez cherchée dans le jardin? — Non, pas encore, » disait-il; et, frappé d'une idée subite, il allait au jardin, se promenait dans toutes les allées, dans tous les coins, s'asseyait sur l'herbe à côté de nous pour regarder nos jeux d'un air grave, montait chez Deschartres, entrait chez ma mère, et même dans les chambres inhabitées, parcourait toute la maison, ne demandait rien à personne, et se contentait de répondre à qui l'interrogeait qu'il cherchait la tendresse. Les domestiques, pour s'en débarrasser, lui disaient: « Ça ne se trouve pas ici. Allez du côté de La Châtre. Bien sûr, vous la rencontrerez par là. » Quelquefois il {CL 378} avait l'air de comprendre qu'on le traitait comme un enfant. Il soupirait et s'en allait. D'autres fois il avait l'air de croire à ce qu'on lui disait, et regagnait la ville à pas précipités. Je crois i avoir entendu dire qu'il était devenu fou par chagrin d'amour, mais qu'il le serait devenu pour une cause quelconque, parce qu'il y avait d'autres fous dans sa famille. Quoi qu'il en soit, je ne me rappelle pas ce pauvre chercheur de tendresse sans attendrissement. Nous l'aimions, nous autres enfants, sans autre motif que la compassion, car il ne nous disait presque rien et faisait si peu d'attention à nous, malgré qu'il nous regardât jouer ensemble des heures entières, qu'il ne nous reconnaissait pas les uns d'avec les autres. Il appelait Hippolyte M. Maurice, et demandait souvent à Ursule si elle était Mademoiselle Dupin, ou à moi si j'étais Ursule. Nous avions pour son infortune un respect d'instinct, car nous ne l'avons jamais raillé ni évité. Il ne répondait guère aux questions et semblait se trouver content quand on ne le repoussait ni ne le fuyait. {Lub 718} Peut-être eût-il été très-curable par un traitement soutenu de douceur, de distractions et d'amitié: mais probablement les soins moraux et intellectuels lui manquaient, car il venait toujours seul et s'en allait de même. Il a fini par se suicider. Du moins on l'a trouvé noyé dans un puits, où sans doute l'infortuné cherchait la tendresse, cet introuvable objet de ses douloureuses aspirations.
Ma mère nous quitta au commencement de l'automne. Elle ne pouvait abandonner Caroline et se voyait forcée de partager sa vie entre ses deux enfants. Elle me raisonna beaucoup pour m'empêcher de vouloir la suivre, j'avais un vif chagrin: mais nous devions tous partir pour Paris à la fin d'octobre. C'était deux mois de séparation tout au plus, et l'effroi qui s'était emparé de moi l'année précédente à l'idée d'une séparation absolue était dissipé par la manière {CL 379} dont j'avais vécu auprès d'elle, presque sans interruption depuis ce temps-là. Elle me fit comprendre que Caroline avait besoin d'elle, que nous serions bientôt réunies à Paris, qu'elle viendrait encore à Nohant l'année suivante, je me soumis.
Ces deux mois se passèrent sans encombre; je m'habituais aux manières imposantes de ma bonne maman, j'étais devenue assez raisonnable pour obéir sans effort et elle s'était, de son côté, un peu relâchée envers moi de ses exigences de bonne tenue.
À la campagne elle j était moins frappée des inconvénients de mon laisser-aller. C'est à Paris qu'en me comparant aux petites poupées du beau monde, elle s'effrayait de mon franc parler et de mes allures de paysanne. Alors recommençait la petite persécution qui me profitait si peu. {Presse 7/1/1855 1} Nous quittâmes k Nohant, ainsi qu'on me l'avait promis, aux premiers froids. Il fut décidé qu'on mettrait Hippolyte en pension à Paris pour le dégrossir de ses manières rustiques. Deschartres s'offrit à l'y conduire, à faire choix de l'établissement destiné au bonheur de posséder un élève si gentil, et à l'y installer. On lui fit donc un trousseau, et comme il devait aller prendre avec Deschartres la diligence à Châteauroux, il fut convenu que nous traverserions la Brande ensemble, nous dans la voiture conduite par Saint-Jean et les deux vieux chevaux, Hippolyte et Deschartres à cheval sur les paisibles juments de la ferme. Mais quelques jours avant de partir on s'avisa que pour faire cette partie d'équitation il lui fallait des {Lub 719} bottes, car la culotte courte et les bas blancs de première communion n'étaient plus de saison.
Une paire de bottes! C'était depuis longtemps le rêve, l'ambition, l'idéal, le tourment du gros garçon. Il avait essayé de s'en faire avec de vieilles tiges à Deschartres et un grand morceau de cuir qu'il avait trouvé dans la remise, {CL 380} peut-être le tablier de quelque cabriolet réformé. Il avait travaillé quatre jours et quatre nuits, taillant, cousant, faisant tremper son cuir dans l'auge des chevaux pour l'amollir, et il avait réussi à se confectionner des chaussures informes, dignes d'un esquimau, mais qui crevèrent le premier jour qu'il les mit. Ses vœux furent donc comblés quand le cordonnier lui apporta de véritables bottes avec fer au talon et courroies pour recevoir des éperons.
Je crois que c'est la plus grande joie que j'aie vu éprouver à un mortel. Le voyage à Paris, le premier déplacement de sa vie, la course à cheval, l'idée de se séparer bientôt de Deschartres, tout cela n'était rien en comparaison du bonheur d'avoir des bottes, lui-même met encore cette satisfaction d'enfant dans ses souvenirs au-dessus de toutes celles qu'il a goûtées depuis, et il dit souvent: « Les premières amours? Je crois bien! Les miennes ont eu pour objet une paire de bottes, et je vous réponds que je me suis trouvé heureux et fier! »
C'étaient des bottes à la hussarde, selon la mode d'alors, et on les portait par-dessus le pantalon plus ou moins collant. Je les vois encore, car mon frère me les fit tant regarder et tant admirer, bon gré, mal gré, que j'en fus obsédée jusqu'à en rêver la nuit. Il les mit la veille du départ et ne les quitta plus qu'à Paris, car il se coucha avec. Mais il ne put dormir, tant il craignait, non que ses bottes vinssent à déchirer ses draps de lit, mais que ses draps de lit n'enlevassent le brillant de ses bottes. Il se releva donc sur le minuit et vint dans ma chambre pour les examiner à la clarté du feu qui brillait encore dans la cheminée. Ma bonne, qui couchait dans un cabinet voisin, voulut le renvoyer, ce fut impossible. Il me réveilla pour me montrer ses bottes, puis s'assit devant le feu, ne voulant pas dormir, car c'eût été perdre pour quelques instants {CL 381} le sentiment de son bonheur. Pourtant le sommeil vainquit cette ivresse, et quand ma bonne m'éveilla pour partir, nous vîmes Hippolyte qui {Lub 720} s'était laissé glisser par terre et qui dormait sur le carreau, devant la cheminée. l
On partait avant le jour pour arriver à la Brande au lever du soleil, afin d'en être sorti à son coucher. Toute une journée pour faire ces quatre ou cinq lieues de traverse! Ce n'était pas trop avec Saint-Jean, qui ménageait ses bêtes, et ne manquait jamais de se perdre, pour peu qu'il eût bu le coup de l'étrier. Quand, par instinct, ses chevaux suivaient le bon chemin, il s'endormait profondément sur sa selle, et alors gare aux frondrières, et tant pis pour nous!
Heureusement, cette fois nous avions une escorte. Deschartres, qui connaissait bien la route, marchait devant au petit trot, et Hippolyte, sur les flancs, stimulait l'ardeur de nos chevaux et tenait Saint-Jean en haleine.
Je m vis peut-être un peu moins ma mère à Paris dans l'hiver de 1811 à 1812. On m'habituait peu à peu à me passer d'elle, et, de son côté, sentant qu'elle se devait davantage à Caroline, qui n'avait pas de bonne maman pour la gâter, elle secondait le désir qu'on éprouvait de me voir prendre mon parti. J'eus, cette fois, des distractions et des plaisirs conformes à mon âge. Ma grand'mère était liée avec Madame de Fargès, dont la fille, Madame de Pontcarré, avait une fille charmante nommée Pauline. On nous fit faire connaissance, et nous sommes restées intimement liées jusqu'à l'époque de nos mariages respectifs, qui nous ont éloignées l'une de l'autre, avec des circonstances que je raconterai en leur lieu.
Pauline n qui fut plus tard une ravissante jeune fille, était un enfant blond, mince, un peu pâle, vif, agréable et fort enjoué. Elle avait une magnifique chevelure bouclée, des yeux bleus superbes, des traits réguliers, et, à peu de chose {CL 382} près, le même âge que moi. Comme sa mère était une femme de beaucoup d'esprit, l'enfant n'était point maniéré. Cependant elle avait une meilleure tenue que moi, elle marchait plus légèrement et perdait beaucoup moins souvent ses gants et son mouchoir. Aussi ma grand'mère me la proposait-elle pour modèle à toute heure, moyen infaillible pour me la faire détester si j'avais eu l'amour-propre qu'on voulait me donner et si je n'avais pas eu toute ma vie un besoin irrésistible de m'attacher aux êtres avec lesquels le hasard me fait vivre.
{Lub 721} J'aimai o donc tendrement Pauline, qui se laissa aimer. C'était p là sa nature. Elle était bonne, sincère, aimable, mais froide. J'ignore si elle a changé. Cela m'étonnerait beaucoup.
Nous prenions toutes nos leçons ensemble, et ma grand'mère n'ayant guère le temps, à Paris, de s'occuper de moi dans le détail, q Madame de Pontcarré eut la bonté de m'associer aux études de Pauline, comme on associait Pauline à mes leçons. Il vint chez nous pour nous deux, r trois fois par semaine, un maître d'écriture, un maître de danse, une maîtresse de musique. Les autres jours, Madame de Pontcarré venait me chercher, et c'était elle-même qui se donnait la peine de nous faire repasser les principes et de nous mettre les mains sur son piano. Elle était excellente musicienne et chantait avec beaucoup de feu et de grandeur. Sa belle voix et les brillants accompagnements qu'elle trouvait sur un instrument moins aigre et plus étendu que le clavecin de Nohant augmentèrent mon goût pour la musique. Après la musique, elle nous enseignait la géographie et un peu d'histoire. Pour tout cela elle s se servait des méthodes de l'abbé Gaultier, qui étaient en vogue t alors, et que je crois excellentes. C'était une sorte de jeu avec des boules et des jetons comme au loto, et on apprenait en s'amusant. Elle u était fort douce et encourageante avec {CL 383} moi; mais, v soit que Pauline fût plus distraite, soit le grand désir qu'ont les mères de pousser leurs enfants à de rapides progrès, elle la brutalisait un peu, et lui pinçait même les oreilles d'une façon toute napoléonienne. Pauline pleurait et criait, mais la leçon arrivait à bonne fin, et, aussitôt après, Madame de Pontcarré nous menait promener et jouer chez sa mère, qui avait w un appartement au rez-de-chaussée et un jardin, quelque part comme rue de la Ferme-des-Mathurins ou de la victoire. Je m'y amusais beaucoup, parce que nous y trouvions souvent des enfants plus âgés que nous, il est vrai, de quelques années, mais qui voulaient bien nous inviter à leur colin-maillard et à leur partie de barres. C'étaient les enfants de Madame Debrosse, seconde fille, je crois, de Madame de Fargès, par conséquent les cousins de Pauline. Je ne me rappelle du garçon que le nom d'Ernest; la fille x était déjà une assez grande personne relativement à nous. Mais elle était {Lub 722} gaie, vive et fort spirituelle. Elle s'appelait Constance et était y alors au couvent des Anglaises, où nous avons été depuis Pauline et moi. Il y avait aussi un jeune garçon qui s'appelait Fernand de Prunelet, dont la figure était agréable malgré z un énorme nez. Il était le doyen de nos parties de jeu, par conséquent le plus obligeant et le plus tolérant à l'égard des bouderies ou des caprices de deux aa petites filles. Nous dînions quelquefois tous ensemble, et, après le dîner, on nous laissait nous évertuer dans la salle à manger, où nous faisions grand vacarme. Les domestiques et même les mamans venaient aussi se mêler aux jeux. C'était une sorte de vie de campagne transportée à Paris, et j'avais grand besoin de cela. 1
Je voyais aussi de temps en temps ma chère Clotilde, avec qui je me querellais beaucoup plus qu'avec Pauline, parce qu'elle répondait davantage à mon affection et ne prenait pas mes torts avec la même insouciance. Elle se {CL 384} fâchait quand je me fâchais, s'obstinait quand je lui en donnais l'exemple, et puis après c'étaient des embrassades et des transports de tendresse comme avec Ursule; mieux encore, car nous avions dormi dans le même berceau, nous avions été nourries du même lait, nos mères donnant le sein à celle de nous qui criait la première; et quoique depuis nous n'ayons jamais passé beaucoup de temps ensemble, il y a toujours eu entre nous comme un amour du sang plus prononcé encore que le degré de notre parenté; nous nous considérions dès l'enfance comme deux sœurs jumelles.
Hippolyte était en demi-pension. Dans l'intervalle des heures qu'il passait à la maison et les jours de congé, il prenait la leçon de danse et la leçon d'écriture avec nous. Je dirai quelque chose de nos maîtres, dont je n'ai rien oublié.
M. Gogault, le maître de danse, était danseur à l'opéra. Il faisait grincer sa pochette et nous tortillait les pieds pour nous les placer en dehors. Quelquefois Deschartres, assistant à la leçon, renchérissait sur le professeur pour nous reprocher de marcher et de danser comme des ours ou des perroquets. Mais nous, qui détestions le marcher prétentieux de Deschartres, et qui trouvions M. Gogault singulièrement ridicule de se présenter dans une chambre comme un zéphire qui va battre un entrechat, nous nous {Lub 723} hâtions, mon frère et moi, de nous tourner les pieds en dedans aussitôt qu'il était parti; et, comme il nous les disloquait pour leur faire prendre la première position, nous nous les disloquions en sens contraire dans la crainte de rester comme il nous voulait arranger. Nous appelions ce travail en cachette la sixième position. On sait que les principes de la danse n'en admettent que cinq.
Hippolyte était d'une maladresse et d'une pesanteur épouvantables, et M. Gogault déclarait que jamais pareil cheval {CL 385} de charrue ne lui avait passé par les mains. Ses changements de pieds ébranlaient toute la maison, ses battements entamaient la muraille. Quand on lui disait de relever la tête et de ne pas tendre le cou, il prenait son menton dans sa main et le tenait ainsi en dansant. Le professeur était forcé de rire, tandis que Deschartres exhalait une sérieuse et véhémente indignation contre l'élève, qui croyait pourtant avoir fait preuve de bonne volonté.
Le maître d'écriture s'appelait M. Loubens♦. C'était un professeur à grandes prétentions et capable de gâter la meilleure main avec ses systèmes. Il tenait à la position du bras et du corps, comme si écrire était une mimique chorégraphique; mais tout se tenait dans le genre d'éducation que ma grand'mère voulait nous donner. Il fallait de la {Presse 7/1/1855 2} grâce dans tout. M. Lubin♦ avait donc inventé divers instruments de gêne pour forcer ses élèves à avoir la tête droite, le coude dégagé, trois doigts allongés sur la plume, et le petit doigt étendu sur le papier de manière à soutenir le poids de la main. Comme cette régularité de mouvement et cette tension des muscles sont ce qu'il y a de plus antipathique à l'adresse naturelle et à la souplesse des enfants, il avait inventé: 1° pour la tête, une sorte de couronne en baleine; 2° pour le corps et les épaules, une ceinture qui se rattachait par derrière à la couronne, au moyen d'une sangle; 3° pour le coude, une barre de bois qui se vissait à la table; 4° pour l'index de la main droite, un anneau de laiton soudé à un plus petit anneau dans lequel on passait la plume; 5° pour la position de la main et du petit doigt, une sorte de socle en buis avec des entailles et des roulettes. Joignez à tous ces ustensiles indispensables à l'étude de la calligraphie, selon M. Lubin♦, les règles, le papier, les plumes et les crayons, toutes choses qui ne valaient rien si elles n'étaient {Lub 724} fournies par le professeur, on verra que le professeur faisait un petit commerce qui {CL 386} le dédommageait un peu de la modicité du prix attribué généralement aux leçons d'écriture.
D'abord toutes ces inventions nous firent beaucoup rire, mais au bout de cinq minutes d'essai, nous reconnûmes que c'était un vrai supplice, que les doigts s'enkylosaient, que le bras se roidissait, et que le bandeau donnait la migraine. On ne voulut pas écouter nos plaintes et nous ne fûmes débarrassées de M. Lubin♦ que lorsqu'il eut réussi à nous rendre parfaitement illisibles.
La maîtresse de piano s'appelait madame de Villiers. C'était une jeune femme, toujours vêtue de noir, intelligente, patiente, et de manières distinguées.
J'avais en outre, pour moi seule, une maîtresse de dessin, mademoiselle Greuze, qui se disait fille du célèbre peintre et qui l'était peut-être. C'était une bonne personne, qui avait peut-être aussi du talent, mais qui ne travaillait guère à m'en donner, car elle m'enseignait, de la manière la plus bête du monde, à faire des hachures avant de savoir dessiner une ligne et à arrondir de gros vilains yeux avec d'énormes cils qu'il fallait compter un à un avant d'avoir l'idée de l'ensemble d'une figure.
En somme, toutes ces leçons étaient un peu de l'argent perdu. Elles étaient trop superficielles pour nous apprendre réellement aucun art. Elles n'avaient qu'un bon résultat, c'était de nous occuper et de nous faire prendre l'habitude de nous occuper nous-mêmes. Mais il eût mieux valu éprouver nos facultés, et nous tenir ensuite à une spécialité que nous eussions pu acquérir. ab Cette manière d'apprendre un peu de tout aux demoiselles est certainement meilleure que de ne leur rien apprendre; c'est encore l'usage, et on appelle cela leur donner des talents d'agrément, agrément que nient, par parenthèse, les infortunés voisins condamnés à entendre des journées entières certaines études de chant ou de piano. Mais il me semble {CL 387} que chacune de nous est propre à une certaine chose, et que celles qui, dans l'enfance, ont de l'aptitude pour tout n'en ont pour rien par la suite. Dans ce cas-là, il faudrait choisir et développer l'aptitude qui domine. Quant aux jeunes filles qui n'en ont aucune, il ne faudrait pas les abrutir par des études qu'elles ne comprennent {.Lub 725} pas et qui parfois les rendent sottes et vaines, de simples et bonnes qu'elles étaient naturellement.
Il y a pourtant à considérer le bon côté en toutes choses, et celui de l'éducation que je critique est de développer simultanément toutes les facultés, par conséquent de compléter l'âme pour ainsi dire. Tout se tient dans l'intelligence comme dans les émotions de l'être humain. C'est un grand malheur que d'être absolument étranger aux jouissances de la peinture lorsqu'on est musicien, et réciproquement. Le poëte se complète par le sentiment de tous les arts et n'est pas impunément insensible à un seul. La philosophie des anciens, continuée en partie au moyen âge et pendant la renaissance, embrassait tous les développements de l'esprit et du corps, depuis la gymnastique jusqu'à la musique, aux langues, etc. Mais c'était un ensemble logique, et la philosophie était toujours au faîte de cet édifice. Les diverses branches de l'instruction se rattachaient à l'arbre de la science, et quand on apprenait la déclamation et les différents modes de la lyre, c'était pour célébrer les dieux, ou pour répandre les chants sacrés des poëtes. Cela ne ressemblait guère à ce que nous faisons aujourd'hui en apprenant une sonate ou une romance. Nos arts si perfectionnés sont en même temps profanés dans leur essence, et nous peignons assez bien le peu de dignité de leur usage en les appelant arts d'agrément dans le monde.
L'éducation étant ce qu'elle est, je ne regrette pas que ma bonne grand'mère m'ait forcée de bonne heure à saisir ces différentes notions. Si elles n'ont produit chez moi {CL 388} aucun résultat d'agrément pour les autres, elles ont du moins été pour moi-même une source de pures et inaltérables jouissances, et m'étant inculquées dans l'âge où l'intelligence est fraîche et facile, elles ne m'ont causé ni peine ni dégoût.
J'en excepte pourtant la danse, que M. Gogault me rendait ridicule, et le grand art de la calligraphie, que M. Lubin♦ me rendait odieux. Lorsque l'abbé d'Andrezel venait voir ma grand'mère, il entrait quelquefois dans la chambre où nous prenions nos leçons, et à la vue de M. Lubin♦, il s'écriait: « Salut à M. le professeur de belles-lettres! » titre que M. Lubin♦, soit qu'il comprît ou non le calembour, acceptait fort gravement. {Lub 726} « Ah! Grand dieu, disait ensuite l'abbé, si on enseignait les véritables belles-lettres à l'aide de carcans, de camisoles de force et d'anneaux en fer, suivant la méthode Lubin♦, combien de littérateurs nous aurions de moins, mais combien de pédants de plus! »
nous occupions alors un très-joli appartement rue Thiroux, n° 8. C'était un entre-sol assez élevé pour un entresol, et vaste pour un appartement de Paris.
Il y avait, ac comme dans la rue des Mathurins, un beau salon où l'on n'entrait jamais. La salle à manger donnait sur la rue. Mon piano était entre les deux fenêtres. Mais le bruit des voitures, les cris de Paris, bien plus fréquents et plus variés à cette époque qu'ils ne le sont aujourd'hui, les orgues de Barbarie et le passage des visiteurs me dérangeaient tellement, que je n'étudiais avec aucun plaisir et seulement pour l'acquit de ma conscience.
La chambre à coucher, qui était réellement le salon de ma grand'mère, donnait sur une cour terminée par un jardin et un grand pavillon dans le goût de l'Empire, où demeurait, je crois, un ex-fournisseur des armées. Il nous permettait d'aller courir dans son jardin, qui n'était en réalité qu'un fond de cour planté et sablé, mais {CL 389} où nous trouvions moyen de faire bien du chemin. Au-dessus de nous demeurait Madame Périer, fort jolie et pimpante personne, belle-sœur de Casimir Périer. Au second, c'était le général Maison, soldat parvenu, dont la fortune était récemment respectable, ad mais qui a été un des premiers à abandonner l'empereur en 1814. Ses équipages, ses ordonnances, ses mulets couverts de bagages (je crois qu'il partait pour l'Espagne à cette époque, ou qu'il en revenait) remplissaient la cour et la maison de bruit et de mouvement; mais ce qui me frappait le plus, c'était sa mère, vieille paysanne qui n'avait rien changé à son costume, à son langage et à ses habitudes de parcimonie rustique; toute tremblotante et cassée qu'elle était, elle assistait dans la cour, par le plus grand froid, au sciage des bûches et au mesurage du charbon. Elle avait des querelles de l'autre monde avec le concierge, à qui elle arrachait des mains la bûche dite du portier, lorsqu'il la choisissait un peu trop grosse. Cela avait son beau et son mauvais côté; mais je défie que d'ici à longtemps on fasse passer le paysan de la {Lub 727} misère à la richesse sans porter son avarice à l'extrême. L'existence de cette pauvre vieille était une fatigue, un souci, une fureur sans relâche.
Nous avons occupé cet appartement de la rue Thiroux jusqu'en 1816. En 1832 ou 33, cherchant à me loger, j'ai aperçu un écriteau sur la porte et je suis entré, espérant que c'était le logement de ma grand'mère qui se trouvait vacant. Mais c'était le pavillon du fond et on en demandait, je crois, dix-huit cents francs, prix beaucoup trop élevé pour mes ressources à cette époque. Je me suis pourtant donné le plaisir d'examiner ce pavillon afin de parcourir la cour plantée où rien n'était changé, et de voir en face les croisées de la chambre de ma bonne maman, d'où elle me faisait signe de rentrer lorsque je m'oubliais dans le jardin. Tout en causant avec le portier, j'appris que cette {CL 390} maison n'avait pas changé de propriétaire, que ce propriétaire existait toujours et qu'il occupait précisément l'appartement de l'entre-sol que je convoitais. Je voulus, du moins, avoir la satisfaction de revoir cet appartement, et, sous prétexte de marchander le pavillon, je me fis annoncer à M. Buquet. Il ne me reconnut pas, et je ne l'aurais pas reconnu non plus. Je l'avais perdu de vue jeune encore et ingambe. Je retrouvai un vieillard qui ne sortait plus de sa chambre et qui, pour faire apparemment un peu d'exercice, commandé par le médecin, avait installé un billard à côté de son lit, dans la propre chambre de ma grand'mère. Du reste, sauf ma chambre qui avait été jointe à un autre appartement, rien n'était changé dans la disposition des autres pièces; les ornements dans le goût de l'Empire, les plafonds, les portes, les lambris, je crois même le papier de l'antichambre, étaient les mêmes que de mon temps. Mais tout cela était noir, sale, enfumé et puant le caporal, au lieu des exquises senteurs de ma grand'mère. Je fus surtout frappée de la petitesse de la maison, de la cour, du jardin et des chambres, qui jadis me paraissaient si vastes et qui étaient restées ainsi dans mes souvenirs. Mon cœur se serra de retrouver si laide, si triste et si sombre cette habitation toute pleine de mes souvenirs.
J'ai, du moins, encore une partie des meubles qui me retracent mon enfance, et même le grand tapis qui nous amusait tant Pauline et moi. C'est un tapis Louis XV {Lub 728} avec des ornements qui tous avaient un nom et un sens pour nous. Tel rond était une île, telle partie du fond un bras de mer à traverser. Une certaine rosace à flammes pourpres était l'enfer, de certaines guirlandes étaient le paradis, et une grande bordure représentant des ananas était la forêt Hercynia. Que de voyages fantastiques, périlleux ou agréables nous avons faits sur ce vieux tapis avec nos petits pieds! La vie des enfants est un miroir {CL 391} magique, où les objets réels deviennent les riantes images de leurs rêves; mais un jour arrive où le talisman perd sa vertu, ou bien la glace se brise et les éclats sont dispersés pour ne jamais se réunir.
Tel fut pour moi l'éparpillement de toutes les personnes et de presque toutes les choses qui remplirent ma vie de Paris jusqu'à l'âge de dix-sept ou dix-huit ans. Ma grand'mère et tous ses vieux amis des deux sexes moururent un à un, mes relations changèrent. Je fus oubliée, et j'oubliai moi-même une grande partie des êtres que j'avais vus tous les jours pendant si longtemps; j'entrai dans une nouvelle phase de ma vie; qu'on me pardonne donc de trop m'arrêter dans celle qui a disparu pour moi tout entière.
{Presse 8/1/1855 1} Je voyais de temps en temps les neveux de mon père et la nombreuse famille qui se rattachait à l'aîné surtout, René, celui qui habitait le joli petit hôtel de la rue de Grammont. Je n'ai encore rien dit de ses enfants, afin de ne pas embrouiller mon lecteur dans cette complication de générations, et, au reste, je n'ai rien à dire de son fils Septime, que j'ai peu connu et qui ne m'était point sympathique. Le rêve de ma grand'mère était de me marier avec lui ou avec son cousin Léonce, fils d'Auguste, mais je n'étais pas un parti assez riche pour eux, et je crois que ni eux ni leurs parents n'y songèrent jamais. Les propos des bonnes me mirent de bonne heure, malgré moi, au courant de cette rêverie ae de ma bonne grand'mère, et c'est une grande sottise de tourmenter les enfants par ces idées de mariage. Je m'en préoccupai longtemps avant l'âge où il eût été nécessaire d'y songer, et cela produisit en moi une grande inquiétude d'esprit. Léonce me plaisait comme un enfant peut plaire à un autre enfant; il était gai, vif et obligeant. Septime était froid et taciturne, du moins il me semblait tel, parce que je me croyais destinée à lui plus particulièrement, ma {Lub 729} grand'mère ayant plus d'amitié pour son père {CL 392} que pour celui de Léonce. Mais que ce fût Léonce ou Septime, j'avais une grande terreur de l'une ou de l'autre union, parce que, depuis la mort de mon père, leurs parents ne voyaient point ma mère et la maltraitaient beaucoup dans leur opinion.
Je pensais donc que mon mariage serait le signal d'une rupture forcée avec ma mère, ma sœur et ma chère Clotilde, et j'étais dès lors si soumise de fait à ma grand'mère, que l'idée de résister à sa volonté ne se présentait pas encore à mon esprit. J'étais donc toujours assez mal à l'aise avec tous les Villeneuve, quoique d'ailleurs je les aimasse beaucoup; et quelquefois, en jouant chez eux avec leurs enfants, il me venait des envies de pleurer au milieu de mes rires. Appréhensions chimériques, souffrances gratuites! Personne ne pensait alors à me séparer de ma mère, et ces enfants, plus heureux que moi, ne songeaient guère à enchaîner leur liberté ou la mienne dans l'avenir. af
La sœur de Septime, Emma de Villeneuve, aujourd'hui Madame de La Roche-Aymon, était une charmante personne, gracieuse, douce et sensible, pour qui j'ai ressenti dès mon enfance une sympathie particulière. J'étais à l'aise avec elle, et pour peu qu'elle eût deviné les idées qui me tourmentaient, je lui aurais ouvert mon cœur au moindre encouragement de sa part. Mais elle était bien loin de penser qu'après avoir ri sur ses genoux et gambadé autour d'elle, je m'en allais pleine de mélancolie et me reprochant en quelque sorte l'amitié que j'éprouvais pour mes parents paternels, pour ceux que l'on m'avait présentés comme les ennemis de ma mère.
La mère d'Emma et de Septime, Madame René de Villeneuve, était une des plus jolies femmes de la cour impériale. Elle était à cette époque dame d'honneur de la reine Hortense. Je la voyais quelquefois le soir avec des robes à queue et des diadèmes à l'antique, ce qui m'éblouissait {CL 393} grandement; mais je la craignais je ne sais pourquoi.
René était chambellan du roi Louis. C'est un des hommes les plus aimables que j'aie connus. Je l'ai aimé comme un père jusqu'au moment où tout s'est brisé autour de moi. Et puis, sur ses vieux jours, il m'a appelée {Lub 730} dans ses bras et j'y ai couru de grand cœur. On ne boude pas contre soi-même.
Hippolyte ne fit pas long feu dans la pension où Deschartres l'avait installé. Il y trouva des garçons aussi fous et encore plus malins que lui, qui développèrent si bien ses heureuses dispositions pour le tapage et l'indiscipline que ma grand'mère, voyant qu'il travaillait encore moins qu'à Nohant, le reprit au moment de notre départ.
C'est pendant l'hiver dont je viens de parler que se firent les immenses préparatifs de la campagne de Russie. Dans toutes les maisons où nous allions nous rencontrions des officiers partant pour l'armée et venant faire leurs adieux à leur famille. On n'était pas assuré de pénétrer jusqu'au cœur de la Russie. On était si habitué à vaincre qu'on ne doutait pas d'obtenir satisfaction par des traités glorieux aussitôt qu'on aurait passé la frontière et livré quelques batailles dans les premières marches russes. On se faisait si peu l'idée du climat, que je me souviens d'une vieille dame qui voulait donner toutes ses fourrures à un sien neveu, lieutenant de cavalerie, et cette précaution maternelle le faisait beaucoup rire. Jeune et fier dans son petit dolman pincé et étriqué, il montrait son sabre et disait que c'était avec cela qu'on se réchauffait à la guerre. La bonne dame lui disait qu'il allait dans un pays toujours couvert de neige; mais on était au mois d'avril, les jardins fleurissaient, l'air était tiède. Les jeunes gens, et les français surtout, croient volontiers que le mois de décembre n'arrivera jamais pour eux. Ce fier jeune homme a dû regretter plus d'une fois les fourrures de sa vieille tante lors de la fatale retraite.
{CL 394} Les gens avisés, et Dieu sait qu'il n'en manque point après l'événement, ont prétendu qu'ils avaient tous mal auguré de cette gigantesque entreprise, qu'ils avaient blâmé Napoléon comme un conquérant téméraire, enfin qu'ils avaient eu le pressentiment de quelque immense désastre. Je n'en crois rien, ou du moins je n'ai jamais entendu exprimer ces craintes, même chez les personnes ennemies, par système ou par jalousie, des grandeurs de l'Empire. Les mères qui voyaient partir leurs enfants se plaignaient de l'infatigable activité de l'empereur, et se livraient aux inquiétudes et aux regrets personnels {Lub 731} inévitables en pareil cas. Elles maudissaient le conquérant, l'ambitieux, ag mais jamais je ne vis chez elles le moindre doute du succès, et j'entendais tout, je comprenais tout à cette époque. La pensée que Napoléon pût être vaincu ne se présenta jamais qu'à l'esprit de ceux qui le trahissaient. Ils savaient bien que c'était le seul moyen de le vaincre. Les gens prévenus mais honnêtes avaient en lui, tout en le maudissant, la confiance la plus absolue, et j'entendais dire à une des amies de ma grand'mère: « Eh bien, quand nous aurons pris la Russie, qu'est-ce que nous en ferons? »
D'autres disaient qu'il méditait la conquête de l'Asie et que la campagne de Russie n'était qu'un premier pas vers la Chine. « Il veut être le maître du monde, s'écriait-on, et il ne respecte les droits d'aucune nation. Où s'arrêtera-t-il? Quand se trouvera-t-il satisfait? C'est intolérable, tout lui réussit. »
Et personne ne disait qu'il pouvait éprouver des revers et faire payer cher à la France la gloire dont il l'avait enivrée.
Nous revînmes à Nohant avec le printemps de 1812; ma mère vint passer une partie de l'été avec nous, et Ursule, qui retournait tous les hivers chez ses parents, me fut rendue à ma grande joie, et à la sienne aussi. Outre l'affection {CL 395} qu'Ursule avait pour moi, elle adorait Nohant. Elle était plus sensible que moi au bien-être, et elle jouissait plus que moi de la liberté, puisque, sauf quelques leçons de couture et de calcul que lui donnait sa tante Julie, elle était livrée à une complète indépendance. Je dois dire qu'elle n'en abusait pas et que par caractère elle était laborieuse. Ma mère lui apprenait à lire et à écrire, et tandis que je prenais mes autres leçons avec Deschartres ou avec ma bonne maman, bien loin de songer à aller courir, elle restait auprès de ma mère, qu'elle adorait et qu'elle entourait des plus tendres soins. Elle savait se rendre utile, et ma mère regrettait de n'avoir pas le moyen de l'emmener à Paris pendant l'hiver.
Ce maudit hiver était le désespoir de ma pauvre Ursule. Toute différente de moi en ceci, elle se croyait exilée quand elle retournait dans sa famille. Ce n'est pas que ses parents fussent dans la misère. Son père était chapelier et gagnait assez d'argent, surtout dans les {Lub 732} foires, où il allait vendre des chapeaux à pleines charretées aux paysans. Sa femme, pour aider à son débit, tenait ramée dans ces foires; ah mais ils avaient beaucoup d'enfants, et de la gêne, par conséquent.
Ursule ne pouvait supporter sans se plaindre ce changement annuel de régime et d'habitudes. On pensa que le richement menaçait de lui tourner la tête, on commença à regretter de lui avoir fait manger son pain blanc le premier, et on parla {Presse 8/1/1855 2} de la reprendre et de la mettre en apprentissage pour lui donner une profession. Je ne voulais pas entendre parler de cela, et ma grand'mère hésita quelque temps. Elle avait quelque désir de garder Ursule, disant qu'un jour elle pourrait gouverner ma maison et s'y rendre utile en ne cessant pas d'être heureuse; mais il y avait du temps jusque-là; on ne savait ce qui pourrait arriver, et Ursule n'était pas d'un caractère à être jamais une fille de {CL 396} chambre. Elle avait trop de fierté, de franchise et d'indépendance pour faire penser qu'elle se plierait aux volontés des autres pour de l'argent. Il lui fallait une fonction et non un service domestique. C'était donc une position à lui assurer dans une famille qu'elle aimerait et dont elle serait aimée. Si, par quelque événement imprévu, la nôtre venait à lui manquer, que deviendrait-elle, sans profession acquise et avec l'habitude du bien-être? Mademoiselle Julie pensait judicieusement que la pauvre enfant serait horriblement malheureuse, et elle insista pour qu'on ne la laissât pas plus longtemps s'accoutumer à ce chez nous dont le souvenir la tourmentait si fort en notre absence. Ma grand'mère céda, et il fut décidé qu'Ursule s'en irait tout à fait au moment où nous repartirions pour Paris, mais que jusque-là on ne ferait part de cette résolution ni à elle ni à moi, afin de ne pas troubler notre bonheur présent. C'était en effet la fin de mon bonheur qui approchait; avec Ursule je devais bientôt perdre la présence assidue de ma mère et tomber sous le joug et dans la société des femmes de chambre.
Cet été de 1812 fut donc encore sans nuage. Tous les dimanches, les trois sœurs d'Ursule venaient passer la journée avec nous. L'aînée, qu'on appelait de son nom de famille féminisé, selon la coutume du pays, était une belle personne, d'une bonté angélique et à laquelle j'ai conservé une grande sympathie de cœur {Lub 733} elle nous chantait des rondes, nous enseignait le cob, la marelle, les évalines, le traîne-balin, l'aveuglat*, enfin tous les jeux du Berry dont le nom est aussi ancien que l'usage, et qu'on ne retrouverait {CL 397} même pas tous dans l'immense nomenclature des jeux d'enfants rapportés dans le Gargantua.
Toutes ces ai amusettes nous passionnaient. La maison, le jardin et le petit bois retentissaient de nos jeux et de nos rires. Mais vers la fin de la journée j'en avais assez, et s'il avait fallu passer ainsi deux journées de suite, je n'aurais pas pu y tenir. J'avais déjà pris l'habitude du travail et je souffrais d'une sorte d'ennui indéfinissable au milieu de mes amusements. Pour rien au monde je ne me serais avoué à moi-même que je regrettais ma leçon de musique ou d'histoire, et pourtant elle me manquait à mon insu. Mon cerveau, abandonné à la dérive au milieu de ces plaisirs enfantins et de cette activité sans but, arrivait à la satiété; et n'eût été la joie de revoir ma chère Godignonne, j'aurais désiré, le dimanche soir, que les sœurs d'Ursule ne revinssent pas le dimanche suivant; mais, le dimanche suivant, ma gaieté et mon ardeur au jeu revenaient dès le matin, et duraient encore une partie de la journée.
{[CL 396]} * L'aveuglat est une sorte de colin-maillard. Le cob et les évalines sont une manière de jouer aux osselets avec une grosse bille de marbre. Le traîne-balin s'appelle, je crois, les petits paquets à Paris. La marelle doit être connue dans beaucoup de provinces; elle est expliquée dans les notes du Gargantua par {[CL 397]} Esmangard. Un grave antiquaire du Berry s'est donné la peine de composer un ouvrage sur l'étymologie du mot évaline. Il n'a pas osé se risquer pour le cob. Cela devenait sans doute trop ardu aj et sérieux.
Nous eûmes cette année-là une nouvelle visite de mon oncle de Beaumont, et la fête de ma bonne maman fut de nouveau préparée avec des surprises. Nous n'étions déjà plus assez naïves et assez confiantes en nous-mêmes pour désirer de jouer la comédie. Mon oncle se contenta de faire des couplets sur l'air de la Pipe de tabac, que je dus chanter à déjeuner en présentant mon bouquet. Ursule eut un long compliment en prose, moitié sérieux, moitié comique, à dégoiser. Hippolyte dut jouer sans faire une seule faute le menuet de Fischer sur le flageolet, et même il eut l'honneur, ce jour-là, de souffler et de cracher dans le flageolet d'ébène de Deschartres.
{CL 398; Lub 734} Les visites que nous recevions et que nous rendions me mettaient en rapport avec de jeunes enfants qui sont restés les amis de toute ma vie. Le capitaine Fleury, dont il est question dans les premières lettres de mon père, avait un fils et une fille. La fille, charmante et excellente personne, est morte peu d'années après son mariage; son frère Alphonse est resté un frère pour moi. M. et Madame Duvernet, les amis de mon père et les compagnons de ses joyeux essais dramatiques en 1797, avaient un fils que je n'ai guère perdu de vue depuis qu'il est au monde, et que j'appelle aujourd'hui
Au milieu de nos jeux et de nos songes dorés, les nouvelles {CL 399} de Russie vinrent, à l'automne, jeter des notes lugubres et faire passer sous nos yeux hallucinés des images effrayantes et douloureuses. Nous commencions à écouter la lecture des journaux, et l'incendie de Moscou me frappa comme un grand acte de patriotisme. Je ne sais pas aujourd'hui s'il faut juger ainsi cette catastrophe. La manière dont les Russes nous faisaient la guerre est, {Lub 735} à coup sûr, quelque chose d'inhumain et de farouche qui ne peut pas avoir d'analogue chez les nations libres. Dévaster ses propres champs, brûler ses maisons, affamer de vastes contrées pour livrer au froid et à la faim une armée d'invasion serait héroïque de la part d'une population qui agirait ainsi de son propre mouvement; mais le czar russe, qui ose dire, comme Louis XIV, l'État, c'est moi, ne consultait pas les populations esclaves de la Russie. Il les arrachait de leurs demeures, il dévastait leurs terres, il les faisait chasser devant ses armées comme de misérables troupeaux, sans les consulter, sans s'inquiéter de leur laisser un asile, et ces malheureux eussent été infiniment moins opprimés, moins ruinés et moins désespérés par notre armée victorieuse, qu'ils ne le furent par leur propre armée obéissant aux ordres sauvages d'une autorité sans merci, sans entrailles, sans notion aucune du droit humain.
En supposant que Rostopchin eût pris conseil, avant de brûler Moscou, de quelques riches et puissantes familles, la population de cette vaste cité n'en eut pas moins l'obligation de subir le sacrifice de ses maisons et de ses biens, et il est permis de douter qu'elle y eût consenti unanimement, si elle eût pu être consultée, si elle eût eu des réclamations à faire entendre, des droits à faire valoir. La guerre de Russie, c'est le navire battu de l'orage qui jette à l'eau sa cargaison pour alléger son lest. Le czar, c'est le capitaine; les ballots qu'on submerge, c'est le peuple, le navire qu'on sauve, c'est la politique du souverain. Si {CL 400} jamais autorité a méprisé profondément et compté pour rien la vie et la propriété des hommes, c'est dans les monarchies absolues qu'il faut aller chercher l'idéal d'un pareil système. Mais l'autorité de Napoléon recommença, dès ce moment de nos désastres en Russie, à représenter l'individualité, l'indépendance et la dignité de la France. Ceux qui en jugèrent autrement pendant la lutte de nos armées avec la coalition tombèrent dans une erreur fatale. Les uns, ceux qui se préparaient à trahir, commirent sciemment ce mensonge al envers la conscience publique. D'autres, les pères du libéralisme naissant, y tombèrent probablement de bonne foi. Mais l'histoire commence à faire justice de leur rôle en cette affaire. Ce n'était pas le moment de s'aviser des empiétements de l'empereur sur {Lub 736} nos libertés am politiques, lorsque le premier représentant de notre libéralisme allait être le Russe Alexandre.
J'avais donc huit ans quand j'entendis débattre pour la première fois ce redoutable an problème de l'avenir de la France. Jusque-là je regardais ma nation comme invincible, et le trône impérial comme celui de Dieu même. On suçait avec le lait, à cette époque, l'orgueil de la victoire. La chimère de la noblesse s'était agrandie, communiquée à toutes les classes. Naître Français, c'était une illustration, un titre. L'aigle était le blason de la nation tout entière. ao