GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-L�vy 1876

{LP T.? ?; CL T.2 [287]; Lub T.1 [641]} TROISIÈME PARTIE
De l'enfance � la jeunesse
1810-1819 a

{Presse 6/1/1855 1; CL T.2 [370]; Lub T.1 [711]} IV b

Tyrannie et faiblesse de Deschartres. — Le menuet de Fischer. — Le livre magique. — Nous �voquons le diable. — Le chercheur de tendresse. — Les premi�res amours de mon fr�re. — Pauline. — M. Gogault et M. Loubens. c — Les talents d'agr�ement. — Le mar�chal Maison. — L'appartement de la rue Thiroux. — Grande tristesse � sept ans en pr�vision du mariage. — D�part de l'arm�e pour la campagne de Russie. — Nohant. — Ursule et ses sœurs. — Effet du jeu sur moi. — Mes vieux amis. — Syst�me de guerre du czar Alexandre. — Moscou.



Nous prenions nos le�ons dans la chambre de Deschartres, chambre tenue tr�s-proprement � coup s�r, mais o� r�gnait une odeur de savonnette � la lavande qui avait fini par me devenir naus�abonde. Mes le�ons � moi n'�taient pas longues; mais celles de mon pauvre fr�re duraient toute l'apr�s-midi, parce qu'il �tait condamn� � �tudier pour son compte et � pr�parer son devoir sous les yeux du p�dagogue. Il est vrai que, quand on ne le gardait pas � vue, il n'ouvrait pas seulement son livre. Il s'enfuyait � travers champs, et on le voyait plus de la journ�e.

Dieu d avait certainement cr�� et mis au monde cet enfant imp�tueux pour faire faire p�nitence � Deschartres; mais Deschartres, tyran par nature, ne prenait pas ses escapades en esprit de mortification. Il le rendait horriblement malheureux, et il fallut que l'enfant f�t de bronze pour ne pas �clater sous cette dure contrainte.

Ce n'�tait pas le latin qui faisait son martyre, on ne le lui enseignait pas. C'�taient les math�matiques, pour {CL 371} lesquelles il avait montr� de l'aptitude, et il en avait v�ritablement. Il ne ha�ssait pas l'�tude en elle-m�me, mais il pr�f�rait le mouvement et la gaiet�, dont il avait un imp�rieux besoin. Deschartres lui enseignait aussi {Lub 712} la musique. Le flageolet �tant son instrument favori, Hippolyte dut l'apprendre bon gr� mal gr�; on lui fit emplette d'un flageolet en buis, et Deschartres, arm� de son flageolet d'�b�ne mont� en ivoire, lui en appliquait de violents coups sur les doigts � chaque fausse note. Il y a un certain menuet de Fischer qui aurait d� laisser des calus sur les mains de l'�l�ve infortun�. Cela �tait d'autant plus coupable de la part de Deschartres, que, quelque irrit� qu'il f�t, il pouvait toujours se vaincre jusqu'� un certain point avec les personnes qu'il aimait. Il n'avait jamais brutalis� l'enfance de mon p�re, et jamais il ne s'emporta contre moi jusqu'� un essai de voie de fait, qu'une seule fois en sa vie. Il avait donc ne sorte d'aversion pour Hippolyte, � cause des mauvais tours et des moqueries de celui-ci. Et pourtant il lui portait, � cause de mon p�re, un v�ritable int�r�t. Rien ne l'obligeait � l'instruire et il s'y employait avec une obstination qui n'�tait pas de la vengeance, car il e�t �t� vite d�go�t� d'une satisfaction que son �l�ve lui faisait payer si cher: il s'�tait impos� cette t�che en conscience, mais il est bien vrai de dire qu'� l'occasion le ressentiment y trouvait son compte.

Quand j'allais prendre mes le�ons aupr�s d'Hippolyte accoud� sur sa table et jouant aux mouches quand on ne le regardait pas, Ursule �tait toujours l�. Deschartres aimait cette petite fille pleine d'assurance qui lui tenait t�te et lui r�pliquait fort � propos. Comme tous les hommes violents, Deschartres aimait parfois la r�sistance ouverte et devenait d�bonnaire, faible m�me, avec ceux qui ne le craignaient pas. Le tort d'Hippolyte, et son malheur, �tait de ne lui jamais dire en face qu'il �tait injuste et cruel. {CL 372} S'il l'e�t une seule fois menac� de se plaindre � ma grand'm�re ou de quitter la maison, Deschartres e�t certainement fait un retour sur lui-m�me; mais l'enfant le craignait, le ha�ssait, et ne se consolait que par la vengeance.

Il est certain qu'il y �tait ing�nieux, et qu'il avait un esprit diabolique pour observer et relever les ridicules. Souvent, au milieu de la le�on, Deschartres �tait appel� dans la maison ou dans la cour de la ferme par quelque d�tail de son exploitation. Ces absences �taient mises � profit pour se moquer de lui. Hippolyte prenait le flageolet d'�b�ne, et singeait son professeur avec un rare {Lub 713} talent d'imitation. Il n'y avait rien de plus ridicule, en effet, que Deschartres jouant du flageolet. Cet instrument champ�tre �tait d�j� ridicule par lui-m�me dans les mains d'un personnage si solennel et au milieu d'un visage si refrogn� � l'habitude. En outre, il le maniait avec une extr�me pr�tention, arrondissant les doigts avec gr�ce, dandinant son gros corps, et pin�ant la l�vre sup�rieure avec une affectation qui lui donnait la plus plaisante figure du monde. C'�tait dans le menuet de Fischer surtout qu'il d�ployait tous ses moyens, et Hippolyte savait tr�s-bien par cœur ce morceau, qu'il ne pouvait venir � bout de lire proprement quand la musique �crite et la figure mena�ante de Deschartres �taient devant ses yeux. Mais � force de le contrefaire, il l'avait appris malgr� lui et je crois qu'il ne fit jamais d'autre �tude musicale que celle-l�.

Ursule, qui �tait fort sage pendant la le�on, devenait fort turbulente dans les entr'actes. Elle grimpait partout, feuilletait tous les livres, bousculait toutes les pantoufles et toutes les savonnettes, et riait � se rouler par terre de toutes les remarques d�nigrantes d'Hippolyte sur la toilette, les habitudes et les manies du p�dagogue. Il avait toujours sur les rayons de sa biblioth�que une quantit� de {CL 373} petits sacs de graines qu'il exp�rimentait dans le jardin, r�vant sans cesse au moyen d'acclimater quelque nouvelle plante fourrag�re, fromentale ou l�gumineuse dans le d�partement, et se flattant d'�clipser la gloire de ses concurrents au comit� d'agriculture. Nous prenions soin de lui m�ler toutes ces graines tri�es avec tant de scrupule par ses propres mains. Nous m�langions le pastel avec le colza, et le sarrasin avec le millet. Si bien que les graines poussaient tout de travers et qu'il r�coltait de la luzerne l� o� il avait sem� des raves. Il entassait manuscrits sur manuscrits pour prouver � ses confr�res de la Soci�t� d'agriculture que M. Cadet de Vaux �tait un �ne et M. Rougier de la Bergerie un veau, car c'�tait en ces termes peu parlementaires qu'il faisait la guerre aux syst�mes de ses concurrents dans la science agricole. e Nous d�rangions les feuillets de ses opuscules et nous ajoutions des lettres � plusieurs mots pour y faire des fautes d'orthographe. Il lui arriva une fois d'envoyer le manuscrit ainsi embelli et d�rang� � l'imprimerie, et quand on lui envoya ses �preuves � corriger, {Lub 714} il entra dans une fureur �pouvantable contre le cr�tin de prote qui faisait de pareilles b�vues.

Parmi ses livres, il y en avait plusieurs qui excitaient vivement notre curiosit�, entre autres Le Grand Albert et Le Petit Albert, et divers manuels d'�conomie rurale et domestique fort anciens et remplis de billeves�es. Il y en avait un dont j'ai oubli� le titre, que Deschartres avait plac� au plus haut de ses rayons et qu'il prisait pour l'anciennet� de l'�dition. Je ne saurais dire au juste de quoi il traite, ni ce qu'il vaut; nous ne pouvions gu�re le parcourir, car l'escalade pour le saisir et le remettre en place prenait une partie du temps que nous d�robions � la vigilance du ma�tre. Autant que je m'en souviens, il y avait de tout, des rem�des pour gu�rir les maladies des {CL 374} hommes et des b�tes, des recettes pour les m�dicaments, les mets, les liqueurs et les poisons. Il y avait aussi de la magie, et c'�tait l� ce qui nous int�ressait le plus. Hippolyte avait ou� dire une fois � Deschartres qu'il s'y trouvait une formule de conjuration pour faire para�tre le diable. Il s'agissait de la trouver dans tout ce fatras, et nous nous y repr�mes � plus de vingt fois. Au moment o� nous pensions arriver au magique feuillet, nous entendions retentir sur l'escalier les pas lourds de Deschartres. Il e�t �t� plus simple de lui demander de nous le montrer; il est probable que, dans un moment de bonne humeur, il nous e�t enseign� en riant le proc�d� pour appeler Satan; mais il nous paraissait bien plus piquant de surprendre le secret nous-m�mes et de faire l'exp�rience entre nous.

Enfin un jour que Deschartres �tait � la chasse, Hippolyte vint nous chercher. Il avait ou il croyait avoir trouv� parmi divers grimoires celui qui servait � l'incantation. Il y avait des paroles � dire, des lignes � tracer par terre avec de la craie, et je ne sais quelles autres pr�parations qui m'�chappent et que nous ne pouvions r�aliser. Soit qu'Hippolyte se moqu�t de nous, soit qu'il cr�t un peu � la vertu des formules, nous f�mes ce qu'il nous prescrivait, lui, le livre � la main, nous, parcourant en diff�rents sens les lignes trac�es par terre. C'�tait une sorte de table de Pythagore, avec des carr�s, des losanges, des �toiles, des signes du {Presse 6/1/1855 2} zodiaque, beaucoup de chiffres et d'autres figures cabalistiques dont le souvenir est assez confus en moi.

{Lub 715} Ce que je me rappelle bien, c'est l'esp�ce d'�motion qui nous gagnait � mesure que nous op�rions. Il �tait dit que le premier indice du succ�s de l'op�ration serait le jaillissement d'une flamme bleu�tre sur certains chiffres ou certaines figures, et nous attendions ce prodige avec une {CL 375} certaine anxi�t�. Nous n'y croyions pourtant pas, Hippolyte �tant d�j� assez esprit fort, et moi ayant �t� habitu�e par ma m�re et ma grand'm�re (d'accord sur ce point) � regarder l'existence du diable comme une imposture, la fiction d'un croquemitaine pour les petits enfants. Mais Ursule eut peur tout en riant, et quitta la chambre sans qu'il f�t possible de l'y ramener.

Alors mon fr�re et moi, nous trouvant seuls � l'œuvre, et la gaiet� de notre compagne ne nous soutenant plus, nous repr�mes l'op�ration avec une sorte de courage. Malgr� nous, l'imagination s'allumait et l'attente d'un prodige quelconque nous agitait un peu. Aussit�t que les flammes para�traient nous pouvions en rester l� et ne pas insister pour que, sous le chiffre du milieu, le plancher f�t perc� par les deux cornes de Lucifer. — « Bah! disait Hippolyte, il est �crit dans le livre que les personnes qui n'oseraient pas aller jusqu'au bout peuvent, en effa�ant bien vite certains chiffres, faire rentrer le diable sous terre, au moment o� il passe la t�te dehors. Seulement il faut �viter que ses yeux soient sortis, car, aussit�t qu'il vous a regard�, vous n'�tes plus ma�tre de le renvoyer avant de lui avoir parl�. Moi, je ne sais pas si j'oserais, mais, tout au moins, je voudrais voir le bout de ses cornes. — Mais, s'il nous regarde, et s'il faut lui parler, disais-je, que lui dirons-nous? — Ma foi, r�pondait f Hippolyte, je lui commanderai d'emporter Deschartres, son flageolet et tous ses vieux bouquins. »

Nous prenions certainement la chose en plaisanterie, en devisant ainsi, mais nous n'en �tions pas moins �mus. Les enfants ne peuvent jouer avec le merveilleux sans en ressentir quelque �branlement, et, sous ce rapport, les hommes du pass� ont �t� des enfants bien autrement cr�dules que nous ne l'�tions.

Nous compl�t�mes l'exp�rience comme nous p�mes, et non-seulement le diable ne vint pas mais encore il n'y eut {CL 376} pas la moindre petite flamme. Nous mettions pourtant l'oreille sur le carreau, et Hippolyte pr�tendait entendre un petit petillement pr�curseur des premi�res {Lub 716} �tincelles; mais il se moquait de moi, et je n'en �tais pas dupe, tout en feignant d'�couter ou d'entendre aussi quelque chose. Ce n'�tait qu'un jeu, mais un jeu qui nous faisait battre le cœur. Nos plaisanteries nous rassuraient et tenaient notre raison �veill�e, mais je ne sais pas si nous eussions os� jouer ainsi avec l'enfer l'un sans l'autre. Je ne crois pas qu'Hippolyte l'ait essay� depuis.

Nous �tions cependant un peu d�sappoint�s d'avoir pris tant de peine pour rien, et nous nous consol�mes en reconnaissant que nous n'avions pas la moiti� des objets d�sign�s dans le livre pour accomplir le charme. Nous nous prom�mes de nous les procurer, et en effet pendant quelques jours nous recueill�mes certaines herbes et certains chiffons; mais comme il y avait une foule d'autres prescriptions scientifiques que nous ne comprenions pas, et d'ingr�dients qui nous �taient compl�tement inconnus, la chose n'alla pas plus loin.

Le flageolet de Deschartres me rappelle qu'il y avait � La Ch�tre un fou qui venait souvent demander � notre pr�cepteur de lui jouer un petit air, et celui-ci n'avait garde de le lui refuser, car c'�tait un auditeur tr�s-attentif, le seul probablement qu'il ait jamais charm�. Ce fou s'appelait M. Demai. Il �tait jeune encore, habill� tr�s-proprement et d'une figure agr�able, sauf une grande barbe noire qu'on �tait convenu de trouver tr�s-effrayante, � cette �poque o� l'on se rasait enti�rement la figure, et o� les militaires seuls portaient la moustache. Il �tait doux et poli; sa folie �tait une m�lancolie profonde, une sorte de pr�occupation solennelle. Jamais un sourire, le calme d'un d�sespoir ou d'un ennui sans bornes. Il arrivait seul � toute heure du our, et nous remarquions avec surprise que les {CL 377} chiens, qui �taient fort m�chants, aboyaient de loin apr�s lui, s'approchaient avec m�fiance pour flairer ses habits et se retiraient aussit�t, comme s'ils eussent compris que c'�tait un �tre inoffensif et sans cons�quence. Lui, sans faire aucune attention aux chiens, entrait dans la maison ou dans le jardin, et bien qu'avant sa folie il n'e�t jamais eu aucune relation avec nous, il s'arr�tait aupr�s de la premi�re personne qu'il rencontrait, lui disait une ou deux paroles et restait plus ou moins g longtemps, sans qu'il f�t n�cessaire de s'occuper de lui. Quelquefois il entrait chez ma grand'm�re sans frapper, sans songer � se faire annoncer, lui demandait tr�s-poliment {Lub 717} de ses nouvelles, r�pondait � ses questions qu'il se portait fort bien, prenait un si�ge sans y �tre invit�, et demeurait impassible pendant que ma grand'm�re continuait � �crire ou � me donner ma le�on. Si c'�tait la le�on de musique, il se levait, se pla�ait derri�re h le clavecin, et y restait immobile jusqu'� la fin.

Lorsque sa pr�sence devenait g�nante, on lui disait: « Eh bien, Monsieur Demai, d�sirez-vous quelque chose? — Rien de nouveau, r�pondait-il, je cherche la tendresse. — Est-ce que vous ne l'avez pas trouv�e encore, depuis le temps que vous la cherchez? — Non, disait-il, et pourtant j'ai cherch� partout. Je ne sais o� elle peut �tre. — Est-ce que vous l'avez cherch�e dans le jardin? — Non, pas encore, » disait-il; et, frapp� d'une id�e subite, il allait au jardin, se promenait dans toutes les all�es, dans tous les coins, s'asseyait sur l'herbe � c�t� de nous pour regarder nos jeux d'un air grave, montait chez Deschartres, entrait chez ma m�re, et m�me dans les chambres inhabit�es, parcourait toute la maison, ne demandait rien � personne, et se contentait de r�pondre � qui l'interrogeait qu'il cherchait la tendresse. Les domestiques, pour s'en d�barrasser, lui disaient: « Ça ne se trouve pas ici. Allez du c�t� de La Ch�tre. Bien s�r, vous la rencontrerez par l�. » Quelquefois il {CL 378} avait l'air de comprendre qu'on le traitait comme un enfant. Il soupirait et s'en allait. D'autres fois il avait l'air de croire � ce qu'on lui disait, et regagnait la ville � pas pr�cipit�s. Je crois i avoir entendu dire qu'il �tait devenu fou par chagrin d'amour, mais qu'il le serait devenu pour une cause quelconque, parce qu'il y avait d'autres fous dans sa famille. Quoi qu'il en soit, je ne me rappelle pas ce pauvre chercheur de tendresse sans attendrissement. Nous l'aimions, nous autres enfants, sans autre motif que la compassion, car il ne nous disait presque rien et faisait si peu d'attention � nous, malgr� qu'il nous regard�t jouer ensemble des heures enti�res, qu'il ne nous reconnaissait pas les uns d'avec les autres. Il appelait Hippolyte M. Maurice, et demandait souvent � Ursule si elle �tait Mademoiselle Dupin, ou � moi si j'�tais Ursule. Nous avions pour son infortune un respect d'instinct, car nous ne l'avons jamais raill� ni �vit�. Il ne r�pondait gu�re aux questions et semblait se trouver content quand on ne le repoussait ni ne le fuyait. {Lub 718} Peut-�tre e�t-il �t� tr�s-curable par un traitement soutenu de douceur, de distractions et d'amiti�: mais probablement les soins moraux et intellectuels lui manquaient, car il venait toujours seul et s'en allait de m�me. Il a fini par se suicider. Du moins on l'a trouv� noy� dans un puits, o� sans doute l'infortun� cherchait la tendresse, cet introuvable objet de ses douloureuses aspirations.

Ma m�re nous quitta au commencement de l'automne. Elle ne pouvait abandonner Caroline et se voyait forc�e de partager sa vie entre ses deux enfants. Elle me raisonna beaucoup pour m'emp�cher de vouloir la suivre, j'avais un vif chagrin: mais nous devions tous partir pour Paris � la fin d'octobre. C'�tait deux mois de s�paration tout au plus, et l'effroi qui s'�tait empar� de moi l'ann�e pr�c�dente � l'id�e d'une s�paration absolue �tait dissip� par la mani�re {CL 379} dont j'avais v�cu aupr�s d'elle, presque sans interruption depuis ce temps-l�. Elle me fit comprendre que Caroline avait besoin d'elle, que nous serions bient�t r�unies � Paris, qu'elle viendrait encore � Nohant l'ann�e suivante, je me soumis.

Ces deux mois se pass�rent sans encombre; je m'habituais aux mani�res imposantes de ma bonne maman, j'�tais devenue assez raisonnable pour ob�ir sans effort et elle s'�tait, de son c�t�, un peu rel�ch�e envers moi de ses exigences de bonne tenue.

À la campagne elle j �tait moins frapp�e des inconv�nients de mon laisser-aller. C'est � Paris qu'en me comparant aux petites poup�es du beau monde, elle s'effrayait de mon franc parler et de mes allures de paysanne. Alors recommen�ait la petite pers�cution qui me profitait si peu. {Presse 7/1/1855 1} Nous quitt�mes k Nohant, ainsi qu'on me l'avait promis, aux premiers froids. Il fut d�cid� qu'on mettrait Hippolyte en pension � Paris pour le d�grossir de ses mani�res rustiques. Deschartres s'offrit � l'y conduire, � faire choix de l'�tablissement destin� au bonheur de poss�der un �l�ve si gentil, et � l'y installer. On lui fit donc un trousseau, et comme il devait aller prendre avec Deschartres la diligence � Ch�teauroux, il fut convenu que nous traverserions la Brande ensemble, nous dans la voiture conduite par Saint-Jean et les deux vieux chevaux, Hippolyte et Deschartres � cheval sur les paisibles juments de la ferme. Mais quelques jours avant de partir on s'avisa que pour faire cette partie d'�quitation il lui fallait des {Lub 719} bottes, car la culotte courte et les bas blancs de premi�re communion n'�taient plus de saison.

Une paire de bottes! C'�tait depuis longtemps le r�ve, l'ambition, l'id�al, le tourment du gros gar�on. Il avait essay� de s'en faire avec de vieilles tiges � Deschartres et un grand morceau de cuir qu'il avait trouv� dans la remise, {CL 380} peut-�tre le tablier de quelque cabriolet r�form�. Il avait travaill� quatre jours et quatre nuits, taillant, cousant, faisant tremper son cuir dans l'auge des chevaux pour l'amollir, et il avait r�ussi � se confectionner des chaussures informes, dignes d'un esquimau, mais qui crev�rent le premier jour qu'il les mit. Ses vœux furent donc combl�s quand le cordonnier lui apporta de v�ritables bottes avec fer au talon et courroies pour recevoir des �perons.

Je crois que c'est la plus grande joie que j'aie vu �prouver � un mortel. Le voyage � Paris, le premier d�placement de sa vie, la course � cheval, l'id�e de se s�parer bient�t de Deschartres, tout cela n'�tait rien en comparaison du bonheur d'avoir des bottes, lui-m�me met encore cette satisfaction d'enfant dans ses souvenirs au-dessus de toutes celles qu'il a go�t�es depuis, et il dit souvent: « Les premi�res amours? Je crois bien! Les miennes ont eu pour objet une paire de bottes, et je vous r�ponds que je me suis trouv� heureux et fier! »

C'�taient des bottes � la hussarde, selon la mode d'alors, et on les portait par-dessus le pantalon plus ou moins collant. Je les vois encore, car mon fr�re me les fit tant regarder et tant admirer, bon gr�, mal gr�, que j'en fus obs�d�e jusqu'� en r�ver la nuit. Il les mit la veille du d�part et ne les quitta plus qu'� Paris, car il se coucha avec. Mais il ne put dormir, tant il craignait, non que ses bottes vinssent � d�chirer ses draps de lit, mais que ses draps de lit n'enlevassent le brillant de ses bottes. Il se releva donc sur le minuit et vint dans ma chambre pour les examiner � la clart� du feu qui brillait encore dans la chemin�e. Ma bonne, qui couchait dans un cabinet voisin, voulut le renvoyer, ce fut impossible. Il me r�veilla pour me montrer ses bottes, puis s'assit devant le feu, ne voulant pas dormir, car c'e�t �t� perdre pour quelques instants {CL 381} le sentiment de son bonheur. Pourtant le sommeil vainquit cette ivresse, et quand ma bonne m'�veilla pour partir, nous v�mes Hippolyte qui {Lub 720} s'�tait laiss� glisser par terre et qui dormait sur le carreau, devant la chemin�e. l

On partait avant le jour pour arriver � la Brande au lever du soleil, afin d'en �tre sorti � son coucher. Toute une journ�e pour faire ces quatre ou cinq lieues de traverse! Ce n'�tait pas trop avec Saint-Jean, qui m�nageait ses b�tes, et ne manquait jamais de se perdre, pour peu qu'il e�t bu le coup de l'�trier. Quand, par instinct, ses chevaux suivaient le bon chemin, il s'endormait profond�ment sur sa selle, et alors gare aux frondri�res, et tant pis pour nous!

Heureusement, cette fois nous avions une escorte. Deschartres, qui connaissait bien la route, marchait devant au petit trot, et Hippolyte, sur les flancs, stimulait l'ardeur de nos chevaux et tenait Saint-Jean en haleine.

Je m vis peut-�tre un peu moins ma m�re � Paris dans l'hiver de 1811 � 1812. On m'habituait peu � peu � me passer d'elle, et, de son c�t�, sentant qu'elle se devait davantage � Caroline, qui n'avait pas de bonne maman pour la g�ter, elle secondait le d�sir qu'on �prouvait de me voir prendre mon parti. J'eus, cette fois, des distractions et des plaisirs conformes � mon �ge. Ma grand'm�re �tait li�e avec Madame de Farg�s, dont la fille, Madame de Pontcarr�, avait une fille charmante nomm�e Pauline. On nous fit faire connaissance, et nous sommes rest�es intimement li�es jusqu'� l'�poque de nos mariages respectifs, qui nous ont �loign�es l'une de l'autre, avec des circonstances que je raconterai en leur lieu.

Pauline n qui fut plus tard une ravissante jeune fille, �tait un enfant blond, mince, un peu p�le, vif, agr�able et fort enjou�. Elle avait une magnifique chevelure boucl�e, des yeux bleus superbes, des traits r�guliers, et, � peu de chose {CL 382} pr�s, le m�me �ge que moi. Comme sa m�re �tait une femme de beaucoup d'esprit, l'enfant n'�tait point mani�r�. Cependant elle avait une meilleure tenue que moi, elle marchait plus l�g�rement et perdait beaucoup moins souvent ses gants et son mouchoir. Aussi ma grand'm�re me la proposait-elle pour mod�le � toute heure, moyen infaillible pour me la faire d�tester si j'avais eu l'amour-propre qu'on voulait me donner et si je n'avais pas eu toute ma vie un besoin irr�sistible de m'attacher aux �tres avec lesquels le hasard me fait vivre.

{Lub 721} J'aimai o donc tendrement Pauline, qui se laissa aimer. C'�tait p l� sa nature. Elle �tait bonne, sinc�re, aimable, mais froide. J'ignore si elle a chang�. Cela m'�tonnerait beaucoup.

Nous prenions toutes nos le�ons ensemble, et ma grand'm�re n'ayant gu�re le temps, � Paris, de s'occuper de moi dans le d�tail, q Madame de Pontcarr� eut la bont� de m'associer aux �tudes de Pauline, comme on associait Pauline � mes le�ons. Il vint chez nous pour nous deux, r trois fois par semaine, un ma�tre d'�criture, un ma�tre de danse, une ma�tresse de musique. Les autres jours, Madame de Pontcarr� venait me chercher, et c'�tait elle-m�me qui se donnait la peine de nous faire repasser les principes et de nous mettre les mains sur son piano. Elle �tait excellente musicienne et chantait avec beaucoup de feu et de grandeur. Sa belle voix et les brillants accompagnements qu'elle trouvait sur un instrument moins aigre et plus �tendu que le clavecin de Nohant augment�rent mon go�t pour la musique. Apr�s la musique, elle nous enseignait la g�ographie et un peu d'histoire. Pour tout cela elle s se servait des m�thodes de l'abb� Gaultier, qui �taient en vogue t alors, et que je crois excellentes. C'�tait une sorte de jeu avec des boules et des jetons comme au loto, et on apprenait en s'amusant. Elle u �tait fort douce et encourageante avec {CL 383} moi; mais, v soit que Pauline f�t plus distraite, soit le grand d�sir qu'ont les m�res de pousser leurs enfants � de rapides progr�s, elle la brutalisait un peu, et lui pin�ait m�me les oreilles d'une fa�on toute napol�onienne. Pauline pleurait et criait, mais la le�on arrivait � bonne fin, et, aussit�t apr�s, Madame de Pontcarr� nous menait promener et jouer chez sa m�re, qui avait w un appartement au rez-de-chauss�e et un jardin, quelque part comme rue de la Ferme-des-Mathurins ou de la victoire. Je m'y amusais beaucoup, parce que nous y trouvions souvent des enfants plus �g�s que nous, il est vrai, de quelques ann�es, mais qui voulaient bien nous inviter � leur colin-maillard et � leur partie de barres. C'�taient les enfants de Madame Debrosse, seconde fille, je crois, de Madame de Farg�s, par cons�quent les cousins de Pauline. Je ne me rappelle du gar�on que le nom d'Ernest; la fille x �tait d�j� une assez grande personne relativement � nous. Mais elle �tait {Lub 722} gaie, vive et fort spirituelle. Elle s'appelait Constance et �tait y alors au couvent des Anglaises, o� nous avons �t� depuis Pauline et moi. Il y avait aussi un jeune gar�on qui s'appelait Fernand de Prunelet, dont la figure �tait agr�able malgr� z un �norme nez. Il �tait le doyen de nos parties de jeu, par cons�quent le plus obligeant et le plus tol�rant � l'�gard des bouderies ou des caprices de deux aa petites filles. Nous d�nions quelquefois tous ensemble, et, apr�s le d�ner, on nous laissait nous �vertuer dans la salle � manger, o� nous faisions grand vacarme. Les domestiques et m�me les mamans venaient aussi se m�ler aux jeux. C'�tait une sorte de vie de campagne transport�e � Paris, et j'avais grand besoin de cela. 1

Je voyais aussi de temps en temps ma ch�re Clotilde, avec qui je me querellais beaucoup plus qu'avec Pauline, parce qu'elle r�pondait davantage � mon affection et ne prenait pas mes torts avec la m�me insouciance. Elle se {CL 384} f�chait quand je me f�chais, s'obstinait quand je lui en donnais l'exemple, et puis apr�s c'�taient des embrassades et des transports de tendresse comme avec Ursule; mieux encore, car nous avions dormi dans le m�me berceau, nous avions �t� nourries du m�me lait, nos m�res donnant le sein � celle de nous qui criait la premi�re; et quoique depuis nous n'ayons jamais pass� beaucoup de temps ensemble, il y a toujours eu entre nous comme un amour du sang plus prononc� encore que le degr� de notre parent�; nous nous consid�rions d�s l'enfance comme deux sœurs jumelles.

Hippolyte �tait en demi-pension. Dans l'intervalle des heures qu'il passait � la maison et les jours de cong�, il prenait la le�on de danse et la le�on d'�criture avec nous. Je dirai quelque chose de nos ma�tres, dont je n'ai rien oubli�.

M. Gogault, le ma�tre de danse, �tait danseur � l'op�ra. Il faisait grincer sa pochette et nous tortillait les pieds pour nous les placer en dehors. Quelquefois Deschartres, assistant � la le�on, rench�rissait sur le professeur pour nous reprocher de marcher et de danser comme des ours ou des perroquets. Mais nous, qui d�testions le marcher pr�tentieux de Deschartres, et qui trouvions M. Gogault singuli�rement ridicule de se pr�senter dans une chambre comme un z�phire qui va battre un entrechat, nous nous {Lub 723} h�tions, mon fr�re et moi, de nous tourner les pieds en dedans aussit�t qu'il �tait parti; et, comme il nous les disloquait pour leur faire prendre la premi�re position, nous nous les disloquions en sens contraire dans la crainte de rester comme il nous voulait arranger. Nous appelions ce travail en cachette la sixi�me position. On sait que les principes de la danse n'en admettent que cinq.

Hippolyte �tait d'une maladresse et d'une pesanteur �pouvantables, et M. Gogault d�clarait que jamais pareil cheval {CL 385} de charrue ne lui avait pass� par les mains. Ses changements de pieds �branlaient toute la maison, ses battements entamaient la muraille. Quand on lui disait de relever la t�te et de ne pas tendre le cou, il prenait son menton dans sa main et le tenait ainsi en dansant. Le professeur �tait forc� de rire, tandis que Deschartres exhalait une s�rieuse et v�h�mente indignation contre l'�l�ve, qui croyait pourtant avoir fait preuve de bonne volont�.

Le ma�tre d'�criture s'appelait M. Loubens. C'�tait un professeur � grandes pr�tentions et capable de g�ter la meilleure main avec ses syst�mes. Il tenait � la position du bras et du corps, comme si �crire �tait une mimique chor�graphique; mais tout se tenait dans le genre d'�ducation que ma grand'm�re voulait nous donner. Il fallait de la {Presse 7/1/1855 2} gr�ce dans tout. M. Lubin avait donc invent� divers instruments de g�ne pour forcer ses �l�ves � avoir la t�te droite, le coude d�gag�, trois doigts allong�s sur la plume, et le petit doigt �tendu sur le papier de mani�re � soutenir le poids de la main. Comme cette r�gularit� de mouvement et cette tension des muscles sont ce qu'il y a de plus antipathique � l'adresse naturelle et � la souplesse des enfants, il avait invent�: 1° pour la t�te, une sorte de couronne en baleine; 2° pour le corps et les �paules, une ceinture qui se rattachait par derri�re � la couronne, au moyen d'une sangle; 3° pour le coude, une barre de bois qui se vissait � la table; 4° pour l'index de la main droite, un anneau de laiton soud� � un plus petit anneau dans lequel on passait la plume; 5° pour la position de la main et du petit doigt, une sorte de socle en buis avec des entailles et des roulettes. Joignez � tous ces ustensiles indispensables � l'�tude de la calligraphie, selon M. Lubin, les r�gles, le papier, les plumes et les crayons, toutes choses qui ne valaient rien si elles n'�taient {Lub 724} fournies par le professeur, on verra que le professeur faisait un petit commerce qui {CL 386} le d�dommageait un peu de la modicit� du prix attribu� g�n�ralement aux le�ons d'�criture.

D'abord toutes ces inventions nous firent beaucoup rire, mais au bout de cinq minutes d'essai, nous reconn�mes que c'�tait un vrai supplice, que les doigts s'enkylosaient, que le bras se roidissait, et que le bandeau donnait la migraine. On ne voulut pas �couter nos plaintes et nous ne f�mes d�barrass�es de M. Lubin que lorsqu'il eut r�ussi � nous rendre parfaitement illisibles.

La ma�tresse de piano s'appelait madame de Villiers. C'�tait une jeune femme, toujours v�tue de noir, intelligente, patiente, et de mani�res distingu�es.

J'avais en outre, pour moi seule, une ma�tresse de dessin, mademoiselle Greuze, qui se disait fille du c�l�bre peintre et qui l'�tait peut-�tre. C'�tait une bonne personne, qui avait peut-�tre aussi du talent, mais qui ne travaillait gu�re � m'en donner, car elle m'enseignait, de la mani�re la plus b�te du monde, � faire des hachures avant de savoir dessiner une ligne et � arrondir de gros vilains yeux avec d'�normes cils qu'il fallait compter un � un avant d'avoir l'id�e de l'ensemble d'une figure.

En somme, toutes ces le�ons �taient un peu de l'argent perdu. Elles �taient trop superficielles pour nous apprendre r�ellement aucun art. Elles n'avaient qu'un bon r�sultat, c'�tait de nous occuper et de nous faire prendre l'habitude de nous occuper nous-m�mes. Mais il e�t mieux valu �prouver nos facult�s, et nous tenir ensuite � une sp�cialit� que nous eussions pu acqu�rir. ab Cette mani�re d'apprendre un peu de tout aux demoiselles est certainement meilleure que de ne leur rien apprendre; c'est encore l'usage, et on appelle cela leur donner des talents d'agr�ment, agr�ment que nient, par parenth�se, les infortun�s voisins condamn�s � entendre des journ�es enti�res certaines �tudes de chant ou de piano. Mais il me semble {CL 387} que chacune de nous est propre � une certaine chose, et que celles qui, dans l'enfance, ont de l'aptitude pour tout n'en ont pour rien par la suite. Dans ce cas-l�, il faudrait choisir et d�velopper l'aptitude qui domine. Quant aux jeunes filles qui n'en ont aucune, il ne faudrait pas les abrutir par des �tudes qu'elles ne comprennent {.Lub 725} pas et qui parfois les rendent sottes et vaines, de simples et bonnes qu'elles �taient naturellement.

Il y a pourtant � consid�rer le bon c�t� en toutes choses, et celui de l'�ducation que je critique est de d�velopper simultan�ment toutes les facult�s, par cons�quent de compl�ter l'�me pour ainsi dire. Tout se tient dans l'intelligence comme dans les �motions de l'�tre humain. C'est un grand malheur que d'�tre absolument �tranger aux jouissances de la peinture lorsqu'on est musicien, et r�ciproquement. Le po�te se compl�te par le sentiment de tous les arts et n'est pas impun�ment insensible � un seul. La philosophie des anciens, continu�e en partie au moyen �ge et pendant la renaissance, embrassait tous les d�veloppements de l'esprit et du corps, depuis la gymnastique jusqu'� la musique, aux langues, etc. Mais c'�tait un ensemble logique, et la philosophie �tait toujours au fa�te de cet �difice. Les diverses branches de l'instruction se rattachaient � l'arbre de la science, et quand on apprenait la d�clamation et les diff�rents modes de la lyre, c'�tait pour c�l�brer les dieux, ou pour r�pandre les chants sacr�s des po�tes. Cela ne ressemblait gu�re � ce que nous faisons aujourd'hui en apprenant une sonate ou une romance. Nos arts si perfectionn�s sont en m�me temps profan�s dans leur essence, et nous peignons assez bien le peu de dignit� de leur usage en les appelant arts d'agr�ment dans le monde.

L'�ducation �tant ce qu'elle est, je ne regrette pas que ma bonne grand'm�re m'ait forc�e de bonne heure � saisir ces diff�rentes notions. Si elles n'ont produit chez moi {CL 388} aucun r�sultat d'agr�ment pour les autres, elles ont du moins �t� pour moi-m�me une source de pures et inalt�rables jouissances, et m'�tant inculqu�es dans l'�ge o� l'intelligence est fra�che et facile, elles ne m'ont caus� ni peine ni d�go�t.

J'en excepte pourtant la danse, que M. Gogault me rendait ridicule, et le grand art de la calligraphie, que M. Lubin me rendait odieux. Lorsque l'abb� d'Andrezel venait voir ma grand'm�re, il entrait quelquefois dans la chambre o� nous prenions nos le�ons, et � la vue de M. Lubin, il s'�criait: « Salut � M. le professeur de belles-lettres! » titre que M. Lubin, soit qu'il compr�t ou non le calembour, acceptait fort gravement. {Lub 726} « Ah! Grand dieu, disait ensuite l'abb�, si on enseignait les v�ritables belles-lettres � l'aide de carcans, de camisoles de force et d'anneaux en fer, suivant la m�thode Lubin, combien de litt�rateurs nous aurions de moins, mais combien de p�dants de plus! »

nous occupions alors un tr�s-joli appartement rue Thiroux, n° 8. C'�tait un entre-sol assez �lev� pour un entresol, et vaste pour un appartement de Paris.

Il y avait, ac comme dans la rue des Mathurins, un beau salon o� l'on n'entrait jamais. La salle � manger donnait sur la rue. Mon piano �tait entre les deux fen�tres. Mais le bruit des voitures, les cris de Paris, bien plus fr�quents et plus vari�s � cette �poque qu'ils ne le sont aujourd'hui, les orgues de Barbarie et le passage des visiteurs me d�rangeaient tellement, que je n'�tudiais avec aucun plaisir et seulement pour l'acquit de ma conscience.

La chambre � coucher, qui �tait r�ellement le salon de ma grand'm�re, donnait sur une cour termin�e par un jardin et un grand pavillon dans le go�t de l'Empire, o� demeurait, je crois, un ex-fournisseur des arm�es. Il nous permettait d'aller courir dans son jardin, qui n'�tait en r�alit� qu'un fond de cour plant� et sabl�, mais {CL 389} o� nous trouvions moyen de faire bien du chemin. Au-dessus de nous demeurait Madame P�rier, fort jolie et pimpante personne, belle-sœur de Casimir P�rier. Au second, c'�tait le g�n�ral Maison, soldat parvenu, dont la fortune �tait r�cemment respectable, ad mais qui a �t� un des premiers � abandonner l'empereur en 1814. Ses �quipages, ses ordonnances, ses mulets couverts de bagages (je crois qu'il partait pour l'Espagne � cette �poque, ou qu'il en revenait) remplissaient la cour et la maison de bruit et de mouvement; mais ce qui me frappait le plus, c'�tait sa m�re, vieille paysanne qui n'avait rien chang� � son costume, � son langage et � ses habitudes de parcimonie rustique; toute tremblotante et cass�e qu'elle �tait, elle assistait dans la cour, par le plus grand froid, au sciage des b�ches et au mesurage du charbon. Elle avait des querelles de l'autre monde avec le concierge, � qui elle arrachait des mains la b�che dite du portier, lorsqu'il la choisissait un peu trop grosse. Cela avait son beau et son mauvais c�t�; mais je d�fie que d'ici � longtemps on fasse passer le paysan de la {Lub 727} mis�re � la richesse sans porter son avarice � l'extr�me. L'existence de cette pauvre vieille �tait une fatigue, un souci, une fureur sans rel�che.

Nous avons occup� cet appartement de la rue Thiroux jusqu'en 1816. En 1832 ou 33, cherchant � me loger, j'ai aper�u un �criteau sur la porte et je suis entr�, esp�rant que c'�tait le logement de ma grand'm�re qui se trouvait vacant. Mais c'�tait le pavillon du fond et on en demandait, je crois, dix-huit cents francs, prix beaucoup trop �lev� pour mes ressources � cette �poque. Je me suis pourtant donn� le plaisir d'examiner ce pavillon afin de parcourir la cour plant�e o� rien n'�tait chang�, et de voir en face les crois�es de la chambre de ma bonne maman, d'o� elle me faisait signe de rentrer lorsque je m'oubliais dans le jardin. Tout en causant avec le portier, j'appris que cette {CL 390} maison n'avait pas chang� de propri�taire, que ce propri�taire existait toujours et qu'il occupait pr�cis�ment l'appartement de l'entre-sol que je convoitais. Je voulus, du moins, avoir la satisfaction de revoir cet appartement, et, sous pr�texte de marchander le pavillon, je me fis annoncer � M. Buquet. Il ne me reconnut pas, et je ne l'aurais pas reconnu non plus. Je l'avais perdu de vue jeune encore et ingambe. Je retrouvai un vieillard qui ne sortait plus de sa chambre et qui, pour faire apparemment un peu d'exercice, command� par le m�decin, avait install� un billard � c�t� de son lit, dans la propre chambre de ma grand'm�re. Du reste, sauf ma chambre qui avait �t� jointe � un autre appartement, rien n'�tait chang� dans la disposition des autres pi�ces; les ornements dans le go�t de l'Empire, les plafonds, les portes, les lambris, je crois m�me le papier de l'antichambre, �taient les m�mes que de mon temps. Mais tout cela �tait noir, sale, enfum� et puant le caporal, au lieu des exquises senteurs de ma grand'm�re. Je fus surtout frapp�e de la petitesse de la maison, de la cour, du jardin et des chambres, qui jadis me paraissaient si vastes et qui �taient rest�es ainsi dans mes souvenirs. Mon cœur se serra de retrouver si laide, si triste et si sombre cette habitation toute pleine de mes souvenirs.

J'ai, du moins, encore une partie des meubles qui me retracent mon enfance, et m�me le grand tapis qui nous amusait tant Pauline et moi. C'est un tapis Louis XV {Lub 728} avec des ornements qui tous avaient un nom et un sens pour nous. Tel rond �tait une �le, telle partie du fond un bras de mer � traverser. Une certaine rosace � flammes pourpres �tait l'enfer, de certaines guirlandes �taient le paradis, et une grande bordure repr�sentant des ananas �tait la for�t Hercynia. Que de voyages fantastiques, p�rilleux ou agr�ables nous avons faits sur ce vieux tapis avec nos petits pieds! La vie des enfants est un miroir {CL 391} magique, o� les objets r�els deviennent les riantes images de leurs r�ves; mais un jour arrive o� le talisman perd sa vertu, ou bien la glace se brise et les �clats sont dispers�s pour ne jamais se r�unir.

Tel fut pour moi l'�parpillement de toutes les personnes et de presque toutes les choses qui remplirent ma vie de Paris jusqu'� l'�ge de dix-sept ou dix-huit ans. Ma grand'm�re et tous ses vieux amis des deux sexes moururent un � un, mes relations chang�rent. Je fus oubli�e, et j'oubliai moi-m�me une grande partie des �tres que j'avais vus tous les jours pendant si longtemps; j'entrai dans une nouvelle phase de ma vie; qu'on me pardonne donc de trop m'arr�ter dans celle qui a disparu pour moi tout enti�re.

{Presse 8/1/1855 1} Je voyais de temps en temps les neveux de mon p�re et la nombreuse famille qui se rattachait � l'a�n� surtout, Ren�, celui qui habitait le joli petit h�tel de la rue de Grammont. Je n'ai encore rien dit de ses enfants, afin de ne pas embrouiller mon lecteur dans cette complication de g�n�rations, et, au reste, je n'ai rien � dire de son fils Septime, que j'ai peu connu et qui ne m'�tait point sympathique. Le r�ve de ma grand'm�re �tait de me marier avec lui ou avec son cousin L�once, fils d'Auguste, mais je n'�tais pas un parti assez riche pour eux, et je crois que ni eux ni leurs parents n'y song�rent jamais. Les propos des bonnes me mirent de bonne heure, malgr� moi, au courant de cette r�verie ae de ma bonne grand'm�re, et c'est une grande sottise de tourmenter les enfants par ces id�es de mariage. Je m'en pr�occupai longtemps avant l'�ge o� il e�t �t� n�cessaire d'y songer, et cela produisit en moi une grande inqui�tude d'esprit. L�once me plaisait comme un enfant peut plaire � un autre enfant; il �tait gai, vif et obligeant. Septime �tait froid et taciturne, du moins il me semblait tel, parce que je me croyais destin�e � lui plus particuli�rement, ma {Lub 729} grand'm�re ayant plus d'amiti� pour son p�re {CL 392} que pour celui de L�once. Mais que ce f�t L�once ou Septime, j'avais une grande terreur de l'une ou de l'autre union, parce que, depuis la mort de mon p�re, leurs parents ne voyaient point ma m�re et la maltraitaient beaucoup dans leur opinion.

Je pensais donc que mon mariage serait le signal d'une rupture forc�e avec ma m�re, ma sœur et ma ch�re Clotilde, et j'�tais d�s lors si soumise de fait � ma grand'm�re, que l'id�e de r�sister � sa volont� ne se pr�sentait pas encore � mon esprit. J'�tais donc toujours assez mal � l'aise avec tous les Villeneuve, quoique d'ailleurs je les aimasse beaucoup; et quelquefois, en jouant chez eux avec leurs enfants, il me venait des envies de pleurer au milieu de mes rires. Appr�hensions chim�riques, souffrances gratuites! Personne ne pensait alors � me s�parer de ma m�re, et ces enfants, plus heureux que moi, ne songeaient gu�re � encha�ner leur libert� ou la mienne dans l'avenir. af

La sœur de Septime, Emma de Villeneuve, aujourd'hui Madame de La Roche-Aymon, �tait une charmante personne, gracieuse, douce et sensible, pour qui j'ai ressenti d�s mon enfance une sympathie particuli�re. J'�tais � l'aise avec elle, et pour peu qu'elle e�t devin� les id�es qui me tourmentaient, je lui aurais ouvert mon cœur au moindre encouragement de sa part. Mais elle �tait bien loin de penser qu'apr�s avoir ri sur ses genoux et gambad� autour d'elle, je m'en allais pleine de m�lancolie et me reprochant en quelque sorte l'amiti� que j'�prouvais pour mes parents paternels, pour ceux que l'on m'avait pr�sent�s comme les ennemis de ma m�re.

La m�re d'Emma et de Septime, Madame Ren� de Villeneuve, �tait une des plus jolies femmes de la cour imp�riale. Elle �tait � cette �poque dame d'honneur de la reine Hortense. Je la voyais quelquefois le soir avec des robes � queue et des diad�mes � l'antique, ce qui m'�blouissait {CL 393} grandement; mais je la craignais je ne sais pourquoi.

Ren� �tait chambellan du roi Louis. C'est un des hommes les plus aimables que j'aie connus. Je l'ai aim� comme un p�re jusqu'au moment o� tout s'est bris� autour de moi. Et puis, sur ses vieux jours, il m'a appel�e {Lub 730} dans ses bras et j'y ai couru de grand cœur. On ne boude pas contre soi-m�me.

Hippolyte ne fit pas long feu dans la pension o� Deschartres l'avait install�. Il y trouva des gar�ons aussi fous et encore plus malins que lui, qui d�velopp�rent si bien ses heureuses dispositions pour le tapage et l'indiscipline que ma grand'm�re, voyant qu'il travaillait encore moins qu'� Nohant, le reprit au moment de notre d�part.

C'est pendant l'hiver dont je viens de parler que se firent les immenses pr�paratifs de la campagne de Russie. Dans toutes les maisons o� nous allions nous rencontrions des officiers partant pour l'arm�e et venant faire leurs adieux � leur famille. On n'�tait pas assur� de p�n�trer jusqu'au cœur de la Russie. On �tait si habitu� � vaincre qu'on ne doutait pas d'obtenir satisfaction par des trait�s glorieux aussit�t qu'on aurait pass� la fronti�re et livr� quelques batailles dans les premi�res marches russes. On se faisait si peu l'id�e du climat, que je me souviens d'une vieille dame qui voulait donner toutes ses fourrures � un sien neveu, lieutenant de cavalerie, et cette pr�caution maternelle le faisait beaucoup rire. Jeune et fier dans son petit dolman pinc� et �triqu�, il montrait son sabre et disait que c'�tait avec cela qu'on se r�chauffait � la guerre. La bonne dame lui disait qu'il allait dans un pays toujours couvert de neige; mais on �tait au mois d'avril, les jardins fleurissaient, l'air �tait ti�de. Les jeunes gens, et les fran�ais surtout, croient volontiers que le mois de d�cembre n'arrivera jamais pour eux. Ce fier jeune homme a d� regretter plus d'une fois les fourrures de sa vieille tante lors de la fatale retraite.

{CL 394} Les gens avis�s, et Dieu sait qu'il n'en manque point apr�s l'�v�nement, ont pr�tendu qu'ils avaient tous mal augur� de cette gigantesque entreprise, qu'ils avaient bl�m� Napol�on comme un conqu�rant t�m�raire, enfin qu'ils avaient eu le pressentiment de quelque immense d�sastre. Je n'en crois rien, ou du moins je n'ai jamais entendu exprimer ces craintes, m�me chez les personnes ennemies, par syst�me ou par jalousie, des grandeurs de l'Empire. Les m�res qui voyaient partir leurs enfants se plaignaient de l'infatigable activit� de l'empereur, et se livraient aux inqui�tudes et aux regrets personnels {Lub 731} in�vitables en pareil cas. Elles maudissaient le conqu�rant, l'ambitieux, ag mais jamais je ne vis chez elles le moindre doute du succ�s, et j'entendais tout, je comprenais tout � cette �poque. La pens�e que Napol�on p�t �tre vaincu ne se pr�senta jamais qu'� l'esprit de ceux qui le trahissaient. Ils savaient bien que c'�tait le seul moyen de le vaincre. Les gens pr�venus mais honn�tes avaient en lui, tout en le maudissant, la confiance la plus absolue, et j'entendais dire � une des amies de ma grand'm�re: « Eh bien, quand nous aurons pris la Russie, qu'est-ce que nous en ferons? »

D'autres disaient qu'il m�ditait la conqu�te de l'Asie et que la campagne de Russie n'�tait qu'un premier pas vers la Chine. « Il veut �tre le ma�tre du monde, s'�criait-on, et il ne respecte les droits d'aucune nation. O� s'arr�tera-t-il? Quand se trouvera-t-il satisfait? C'est intol�rable, tout lui r�ussit. »

Et personne ne disait qu'il pouvait �prouver des revers et faire payer cher � la France la gloire dont il l'avait enivr�e.

Nous rev�nmes � Nohant avec le printemps de 1812; ma m�re vint passer une partie de l'�t� avec nous, et Ursule, qui retournait tous les hivers chez ses parents, me fut rendue � ma grande joie, et � la sienne aussi. Outre l'affection {CL 395} qu'Ursule avait pour moi, elle adorait Nohant. Elle �tait plus sensible que moi au bien-�tre, et elle jouissait plus que moi de la libert�, puisque, sauf quelques le�ons de couture et de calcul que lui donnait sa tante Julie, elle �tait livr�e � une compl�te ind�pendance. Je dois dire qu'elle n'en abusait pas et que par caract�re elle �tait laborieuse. Ma m�re lui apprenait � lire et � �crire, et tandis que je prenais mes autres le�ons avec Deschartres ou avec ma bonne maman, bien loin de songer � aller courir, elle restait aupr�s de ma m�re, qu'elle adorait et qu'elle entourait des plus tendres soins. Elle savait se rendre utile, et ma m�re regrettait de n'avoir pas le moyen de l'emmener � Paris pendant l'hiver.

Ce maudit hiver �tait le d�sespoir de ma pauvre Ursule. Toute diff�rente de moi en ceci, elle se croyait exil�e quand elle retournait dans sa famille. Ce n'est pas que ses parents fussent dans la mis�re. Son p�re �tait chapelier et gagnait assez d'argent, surtout dans les {Lub 732} foires, o� il allait vendre des chapeaux � pleines charret�es aux paysans. Sa femme, pour aider � son d�bit, tenait ram�e dans ces foires; ah mais ils avaient beaucoup d'enfants, et de la g�ne, par cons�quent.

Ursule ne pouvait supporter sans se plaindre ce changement annuel de r�gime et d'habitudes. On pensa que le richement mena�ait de lui tourner la t�te, on commen�a � regretter de lui avoir fait manger son pain blanc le premier, et on parla {Presse 8/1/1855 2} de la reprendre et de la mettre en apprentissage pour lui donner une profession. Je ne voulais pas entendre parler de cela, et ma grand'm�re h�sita quelque temps. Elle avait quelque d�sir de garder Ursule, disant qu'un jour elle pourrait gouverner ma maison et s'y rendre utile en ne cessant pas d'�tre heureuse; mais il y avait du temps jusque-l�; on ne savait ce qui pourrait arriver, et Ursule n'�tait pas d'un caract�re � �tre jamais une fille de {CL 396} chambre. Elle avait trop de fiert�, de franchise et d'ind�pendance pour faire penser qu'elle se plierait aux volont�s des autres pour de l'argent. Il lui fallait une fonction et non un service domestique. C'�tait donc une position � lui assurer dans une famille qu'elle aimerait et dont elle serait aim�e. Si, par quelque �v�nement impr�vu, la n�tre venait � lui manquer, que deviendrait-elle, sans profession acquise et avec l'habitude du bien-�tre? Mademoiselle Julie pensait judicieusement que la pauvre enfant serait horriblement malheureuse, et elle insista pour qu'on ne la laiss�t pas plus longtemps s'accoutumer � ce chez nous dont le souvenir la tourmentait si fort en notre absence. Ma grand'm�re c�da, et il fut d�cid� qu'Ursule s'en irait tout � fait au moment o� nous repartirions pour Paris, mais que jusque-l� on ne ferait part de cette r�solution ni � elle ni � moi, afin de ne pas troubler notre bonheur pr�sent. C'�tait en effet la fin de mon bonheur qui approchait; avec Ursule je devais bient�t perdre la pr�sence assidue de ma m�re et tomber sous le joug et dans la soci�t� des femmes de chambre.

Cet �t� de 1812 fut donc encore sans nuage. Tous les dimanches, les trois sœurs d'Ursule venaient passer la journ�e avec nous. L'a�n�e, qu'on appelait de son nom de famille f�minis�, selon la coutume du pays, �tait une belle personne, d'une bont� ang�lique et � laquelle j'ai conserv� une grande sympathie de cœur {Lub 733} elle nous chantait des rondes, nous enseignait le cob, la marelle, les �valines, le tra�ne-balin, l'aveuglat*, enfin tous les jeux du Berry dont le nom est aussi ancien que l'usage, et qu'on ne retrouverait {CL 397} m�me pas tous dans l'immense nomenclature des jeux d'enfants rapport�s dans le Gargantua.

Toutes ces ai amusettes nous passionnaient. La maison, le jardin et le petit bois retentissaient de nos jeux et de nos rires. Mais vers la fin de la journ�e j'en avais assez, et s'il avait fallu passer ainsi deux journ�es de suite, je n'aurais pas pu y tenir. J'avais d�j� pris l'habitude du travail et je souffrais d'une sorte d'ennui ind�finissable au milieu de mes amusements. Pour rien au monde je ne me serais avou� � moi-m�me que je regrettais ma le�on de musique ou d'histoire, et pourtant elle me manquait � mon insu. Mon cerveau, abandonn� � la d�rive au milieu de ces plaisirs enfantins et de cette activit� sans but, arrivait � la sati�t�; et n'e�t �t� la joie de revoir ma ch�re Godignonne, j'aurais d�sir�, le dimanche soir, que les sœurs d'Ursule ne revinssent pas le dimanche suivant; mais, le dimanche suivant, ma gaiet� et mon ardeur au jeu revenaient d�s le matin, et duraient encore une partie de la journ�e.

{[CL 396]} * L'aveuglat est une sorte de colin-maillard. Le cob et les �valines sont une mani�re de jouer aux osselets avec une grosse bille de marbre. Le tra�ne-balin s'appelle, je crois, les petits paquets � Paris. La marelle doit �tre connue dans beaucoup de provinces; elle est expliqu�e dans les notes du Gargantua par {[CL 397]} Esmangard. Un grave antiquaire du Berry s'est donn� la peine de composer un ouvrage sur l'�tymologie du mot �valine. Il n'a pas os� se risquer pour le cob. Cela devenait sans doute trop ardu aj et s�rieux.

Nous e�mes cette ann�e-l� une nouvelle visite de mon oncle de Beaumont, et la f�te de ma bonne maman fut de nouveau pr�par�e avec des surprises. Nous n'�tions d�j� plus assez na�ves et assez confiantes en nous-m�mes pour d�sirer de jouer la com�die. Mon oncle se contenta de faire des couplets sur l'air de la Pipe de tabac, que je dus chanter � d�jeuner en pr�sentant mon bouquet. Ursule eut un long compliment en prose, moiti� s�rieux, moiti� comique, � d�goiser. Hippolyte dut jouer sans faire une seule faute le menuet de Fischer sur le flageolet, et m�me il eut l'honneur, ce jour-l�, de souffler et de cracher dans le flageolet d'�b�ne de Deschartres.

{CL 398; Lub 734} Les visites que nous recevions et que nous rendions me mettaient en rapport avec de jeunes enfants qui sont rest�s les amis de toute ma vie. Le capitaine Fleury, dont il est question dans les premi�res lettres de mon p�re, avait un fils et une fille. La fille, charmante et excellente personne, est morte peu d'ann�es apr�s son mariage; son fr�re Alphonse est rest� un fr�re pour moi. M. et Madame Duvernet, les amis de mon p�re et les compagnons de ses joyeux essais dramatiques en 1797, avaient un fils que je n'ai gu�re perdu de vue depuis qu'il est au monde, et que j'appelle aujourd'hui mon vieux ami, bien qu'il soit plus jeune que moi. Enfin ak notre plus proche voisin habitait et habite encore un joli ch�teau de la Renaissance, ancienne appartenance de Diane de Poitiers. Ce voisin, M. Papet, amenait sa femme et ses enfants passer la journ�e chez nous, et son fils Gustave �tait encore en robe quand nous f�mes connaissance. Voil� trois p�res de famille que j'ai connus en petits jupons et en bourrelets, que j'ai pris dans mes bras d�j� robustes pour leur faire cueillir des cerises aux arbres de mon jardin, qui m'ont tyrannis�e des journ�es enti�res (car d�s mon enfance j'ai aim� les petits enfants avec une passion maternelle), et qui, souvent depuis, se sont crus pourtant plus raisonnables que moi. Les deux a�n�s sont d�j� un peu chauves et moi je grisonne. J'ai peine aujourd'hui � leur persuader qu'ils sont des enfants, et ils ne se souviennent plus des innombrables m�faits que j'ai � leur reprocher. Il est vrai que des amiti�s de quarante ans ont pu r�parer bien des sottises, robes d�chir�es, joujoux cass�s, exigences furibondes, j'en passe, et des meilleures! C'�tait un peu ma faute, et je ne pouvais pas m'emp�cher de rire, avec mon fr�re et Ursule, de leurs turpitudes. Il n'y avait pas si longtemps que nous les trouvions charmantes � commettre pour notre propre compte.

Au milieu de nos jeux et de nos songes dor�s, les nouvelles {CL 399} de Russie vinrent, � l'automne, jeter des notes lugubres et faire passer sous nos yeux hallucin�s des images effrayantes et douloureuses. Nous commencions � �couter la lecture des journaux, et l'incendie de Moscou me frappa comme un grand acte de patriotisme. Je ne sais pas aujourd'hui s'il faut juger ainsi cette catastrophe. La mani�re dont les Russes nous faisaient la guerre est, {Lub 735} � coup s�r, quelque chose d'inhumain et de farouche qui ne peut pas avoir d'analogue chez les nations libres. D�vaster ses propres champs, br�ler ses maisons, affamer de vastes contr�es pour livrer au froid et � la faim une arm�e d'invasion serait h�ro�que de la part d'une population qui agirait ainsi de son propre mouvement; mais le czar russe, qui ose dire, comme Louis XIV, l'État, c'est moi, ne consultait pas les populations esclaves de la Russie. Il les arrachait de leurs demeures, il d�vastait leurs terres, il les faisait chasser devant ses arm�es comme de mis�rables troupeaux, sans les consulter, sans s'inqui�ter de leur laisser un asile, et ces malheureux eussent �t� infiniment moins opprim�s, moins ruin�s et moins d�sesp�r�s par notre arm�e victorieuse, qu'ils ne le furent par leur propre arm�e ob�issant aux ordres sauvages d'une autorit� sans merci, sans entrailles, sans notion aucune du droit humain.

En supposant que Rostopchin e�t pris conseil, avant de br�ler Moscou, de quelques riches et puissantes familles, la population de cette vaste cit� n'en eut pas moins l'obligation de subir le sacrifice de ses maisons et de ses biens, et il est permis de douter qu'elle y e�t consenti unanimement, si elle e�t pu �tre consult�e, si elle e�t eu des r�clamations � faire entendre, des droits � faire valoir. La guerre de Russie, c'est le navire battu de l'orage qui jette � l'eau sa cargaison pour all�ger son lest. Le czar, c'est le capitaine; les ballots qu'on submerge, c'est le peuple, le navire qu'on sauve, c'est la politique du souverain. Si {CL 400} jamais autorit� a m�pris� profond�ment et compt� pour rien la vie et la propri�t� des hommes, c'est dans les monarchies absolues qu'il faut aller chercher l'id�al d'un pareil syst�me. Mais l'autorit� de Napol�on recommen�a, d�s ce moment de nos d�sastres en Russie, � repr�senter l'individualit�, l'ind�pendance et la dignit� de la France. Ceux qui en jug�rent autrement pendant la lutte de nos arm�es avec la coalition tomb�rent dans une erreur fatale. Les uns, ceux qui se pr�paraient � trahir, commirent sciemment ce mensonge al envers la conscience publique. D'autres, les p�res du lib�ralisme naissant, y tomb�rent probablement de bonne foi. Mais l'histoire commence � faire justice de leur r�le en cette affaire. Ce n'�tait pas le moment de s'aviser des empi�tements de l'empereur sur {Lub 736} nos libert�s am politiques, lorsque le premier repr�sentant de notre lib�ralisme allait �tre le Russe Alexandre.

J'avais donc huit ans quand j'entendis d�battre pour la premi�re fois ce redoutable an probl�me de l'avenir de la France. Jusque-l� je regardais ma nation comme invincible, et le tr�ne imp�rial comme celui de Dieu m�me. On su�ait avec le lait, � cette �poque, l'orgueil de la victoire. La chim�re de la noblesse s'�tait agrandie, communiqu�e � toutes les classes. Na�tre Fran�ais, c'�tait une illustration, un titre. L'aigle �tait le blason de la nation tout enti�re. ao


Variantes

  1. Ce titre figure � partir de l'�dition {CL}
  2. Chapitre cinqui�me {Presse} ♦ Chapitre quatri�me {Lecou}, {LP} ♦ IV {CL}
  3. M. Gogault et M. Loubens. {Presse} ♦ M. Gogault et M. Lubin. {Lecou} et sq. ♦ M. Gogault et M. Loubens. {Lub} (restituant la le�on originale; nous le suivons; nous marquerons d�sormais cette variante par le signe � la suite du nom)
  4. de la journ�e. Dieu {Presse} ♦ de la journ�e. / Dieu {CL}
  5. dans le comice agricole. {Presse} ♦ dans la science agricole. {Lecou} et sq.
  6. cornes. / — Mais, s'il nous regarde, et s'il faut lui parler, disais-je, que lui dirons-nous? / — Ma foi, r�pondait ♦ cornes. — Mais, s'il nous regarde, et s'il faut lui parler, disais-je, que lui dirons-nous? — Ma foi, r�pondait {CL}
  7. restait l� plus ou moins {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ restait plus ou moins {CL}
  8. se pla�ait debout derri�re {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ se pla�ait derri�re {CL}
  9. pr�cipit�s. / Je crois {Presse} ♦ pr�cipit�s. Je crois {CL}
  10. bonne tenue. À la campagne, elle {Presse}bonne tenue. / À la campagne elle {CL}
  11. si peu. / Nous quitt�mes {Presse} ♦ si peu. Nous quitt�mes {CL}
  12. Interruption de {Presse}.
  13. Reprise de {Presse}.
  14. leur lieu. Pauline {Presse} ♦ leur lieu. / Pauline {CL}
  15. J'aimais {Presse} ♦ J'aimai {CL}
  16. aimer: c'�tait {Presse} ♦ aimer. C'�tait {CL}
  17. de moi sous ce rapport, {Presse} ♦ de moi dans le d�tail, {Lecou} et sq.
  18. Il vint chez nous, pour nous deux, {Presse} ♦ Il vint chez nous pour nous deux, {CL}
  19. Pour tout cela, elle {Presse} ♦ Pour tout cela elle {CL}
  20. qui �taient en vogue {Presse} ♦ qui �tait en vogue {Lecou} et sq. ♦ qui �taient en vogue {Lub} (r�tablissant la le�on de {Presse}, grammaticalement pr�f�rable; nous le suivons)
  21. s'amusant. / Elle {Presse} ♦ s'amusant. Elle {CL}
  22. avec moi; mais, {Presse} ♦ avec moi: mais, {CL} ♦ avec moi; mais, {Lub} (rectifiant ce qui semble �tre une erreur de {CL} nous le suivons)
  23. sa m�re qui avait {Presse} ♦ sa m�re, qui avait {CL}
  24. d'Ernest. La fille {Presse} ♦ d'Ernest; la fille {CL}
  25. Constance, et �tait {Presse} ♦ Constance et �tait {CL}
  26. agr�able, malgr� {Presse} ♦ agr�able malgr� {CL}
  27. caprices des deux {Presse} ♦ caprices de deux {CL}
  28. pu conqu�rir. {Presse} pu acqu�rir. {Lecou} et sq.
  29. de Paris. Il y avait, {Presse} ♦ de Paris. / Il y avait, {CL}
  30. �tait certainement respectable, {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ �tait r�cemment respectable, {CL} ♦ �tait certainement respectable, {Lub} (r�tablissant la premi�re le�on; nous le suivons)
  31. au courant de r�veries {Presse} ♦ au courant de cette r�verie {Lecou} et sq.
  32. la mienne par le mariage. {Presse} la mienne dans l'avenir. {Lecou} et sq.
  33. le conqu�rant ambitieux; {Presse}le conqu�rant, l'ambitieux, {Lecou} ♦ le conqu�rant, l'ambitieux, {CL} ♦ le conqu�rant, l'ambitieux, {Lub} (que nous suivons pour l'�quilibre des expressions)
  34. dans les foires; {Presse} ♦ dans ces foires; {Lecou} ♦ dans ses foires; {LP} et sq. ♦ dans ces foires; {Lub} (r�tablissant la deuxi�me le�on; nous le suivons)
  35. Gargantua. Toutes ces {Presse}Gargantua. / Toutes ces {CL}
  36. plus ardu {Presse} ♦ trop ardu {Lecou} et sq.
  37. mon vieux ami. Enfin {Presse} ♦ mon vieux ami, bien qu'il soit plus jeune que moi. Enfin {Lecou} et sq.
  38. sciemment un mensonge {Presse} ♦ sciemment ce mensonge {Lecou} et sq.
  39. sur les libert�s {Presse} ♦ sur nos libert�s {Lecou} et sq.
  40. le redoutable {Presse} ♦ ce redoutable {Lecou} et sq.
  41. / FIN DE LA TROISIÈME PARTIE {Presse} (c'est l� une erreur, la troisi�me partie continuant bel et bien lors de la reprise. L'erreur s'explique par le fait que la publication allait s'interrompre pendant deux mois)

Notes

  1. On peut voir par le nombre variantes dans ce paragraphe, dont on a fait le relev� exhaustif pour {Presse}, que {Lub} a n�glig� un nombre tr�s important de variantes de la pr�publication.