GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-Lévy 1876

{LP T.? ?; CL T.2 [287]; Lub T.1 [641]} TROISIÈME PARTIE
De l'enfance à la jeunesse
1810-1819 a

{Presse 24/12/54 1 col.5; CL T.2 [302]; Lub T.1 [655]} II b

Rose et Julie. — Diplomatie maternelle de ma grand'mère. — Je retrouve mon chez nous. — L'intérieur de mon grand-oncle. — Voir c'est avoir. — Les dîners fins de mon grand-oncle; ses tabatières. — Madame de La Marlière. — Madame de Pardaillan. — Madame de Bérenger et sa perruque. — Madame de Ferrières et ses beaux bras. — Madame de Maleteste et son chien. — Les abbés. — Premiers symptômes d'un penchant à l'observation. — Les cinq générations de la rue de Gramont. — Le bal d'enfants. — La fausse grâce. — Les talons rouges littéraires de nos jours.



Quand ma fièvre se fut dissipée et que je n'eus plus à garder le lit que par précaution, j'entendis Mademoiselle Julie et Rose qui causaient à demi-voix de ma maladie et de la cause qui l'avait rendue si forte.

Il faut que je dise d'abord qu'elles étaient les deux personnes à l'empire desquelles j'ai été beaucoup trop livrée depuis, pour le bonheur de mon enfance.

Rose avait été déjà au service de ma mère du vivant de mon père, et ma mère étant satisfaite de son attachement et de plusieurs bonnes qualités qu'elle avait, l'ayant retrouvée à Paris sans place et désirant mettre auprès de moi une femme propre et honnête, elle avait persuadé c à ma grand'mère de la prendre pour me soigner, me promener et me distraire. Rose était une rousse forte, active et intrépide. Elle était bâtie comme un garçon, montait à cheval jambe deçà, jambe delà, galopant comme un démon, sautant les fossés, tombant quelquefois, se fendant le crâne et ne se rebutant de rien. En voyage, elle était précieuse à ma {CL 303} grand'mère, parce qu'elle n'oubliait rien, prévoyait tout, mettait le sabot à la roue, relevait le postillon s'il se laissait choir, racommodait les traits, et eût volontiers, en cas de besoin, {Lub 656} pris les bottes fortes et mené la voiture. C'était une nature puissante, comme l'on voit, une véritable charretière de la Brie, où elle avait été élevée aux champs.

Elle d était {Presse 24/12/54 2} laborieuse, courageuse, adroite, propre comme une servante hollandaise, franche, juste, pleine de cœur et de dévouement. Mais elle avait un défaut cruel dont je m'aperçus bien par la suite, et qui tenait à l'ardeur de son sang et à l'exubérance de sa vie. Elle était violente et brutale. Comme elle m'aimait beaucoup, m'ayant bien soignée dans ma première enfance, ma mère croyait m'avoir donné une amie, et elle me chérissait en effet, mais elle avait des emportements et des tyrannies qui devaient m'opprimer plus tard et faire de ma seconde enfance une sorte de martyre.

Pourtant je lui ai tout pardonné, et, chose bizarre, malgré l'indépendance de mon caractère et les souffrances dont elle m'a accablée, je ne l'ai jamais haïe. C'est qu'elle était sincère, c'est que le fond était généreux, c'est surtout qu'elle aimait ma mère et qu'elle l'a toujours aimée. C'était tout le contraire avec Mademoiselle Julie. Celle-ci était douce, polie, n'élevait jamais la voix, montrait une patience angélique en toutes choses; mais elle manquait de franchise, et c'est là un caractère que je n'ai jamais pu supporter. C'était une fille d'un esprit supérieur, je n'hésite pas à le dire. Sortie de sa petite ville de La Châtre sans avoir rien appris, sachant à peine lire et écrire, elle avait occupé ses longs loisirs de Nohant à lire toute espèce de livres. D'abord ce furent des romans, dont toutes les femmes de chambre ont la passion, ce qui fait que je pense souvent à elle e quand j'en écris. Ensuite ce furent des livres d'histoire, et enfin des ouvrages de philosophie. Elle connaissait son Voltaire {CL 304} mieux que ma grand'mère elle-même, et j'ai vu dans ses mains le Contrat social de Rousseau, qu'elle comprenait fort bien. Tous les mémoires connus ont été avalés et retenus par cette tête froide, positive et sérieuse. Elle était versée dans toutes les intrigues de la cour de Louis XIV, de Louis XV, de la czarine Catherine, de Marie-Thérèse et du grand Frédéric, comme un vieux diplomate; et si on était embarrassé de se rappeler quelque parenté des seigneurs de l'ancienne France avec les grandes familles de l'Europe, on pouvait s'adresser à elle, elle avait cela au bout de son doigt. J'ignore si, dans sa vieillesse, elle a conservé cette {Lub 657} aptitude et cette mémoire, mais je l'ai connue vraiment érudite en ce genre, solidement instruite à plusieurs autres égards, bien qu'elle ne sût pas un mot f d'orthographe.

J'aurai encore beaucoup à parler d'elle; car elle m'a fait beaucoup souffrir, et ses rapports de police sur mon compte auprès de ma grand'mère m'ont rendue beaucoup plus malheureuse que les criailleries et les coups dont Rose, par bonne intention, travaillait à m'abrutir; mais je ne me plaindrai ni de l'une ni de l'autre avec amertume. Elles ont travaillé à mon éducation physique et morale selon leur pouvoir, et chacune d'après un système qu'elle croyait le meilleur.

Je conviens que Julie me déplaisait particulièrement, parce qu'elle haïssait ma mère. En cela, elle croyait témoigner de son dévouement à sa maîtresse, et elle faisait à celle-ci plus de mal que de bien. En résumé, il y avait chez nous le parti de ma mère, représenté par Rose, Ursule et moi; le parti de ma grand'mère, représenté par Deschartres et par Julie.

Il faut dire à l'éloge des deux suivantes de ma bonne maman que cette différence d'opinion ne les empêcha pas de vivre ensemble sur le pied d'une grande amitié, et que Rose, sans jamais abandonner la défense de sa première {CL 305} maîtresse, professa toujours un grand respect et un grand dévouement pour la seconde. Elles ont soigné ma grand'mère jusqu'à son dernier jour avec un zèle parfait; elles lui ont fermé les yeux. Je leur ai donc pardonné tous les ennuis et toutes les larmes qu'elles m'ont coûtés, l'une par sa sollicitude féroce pour ma personne, l'autre par l'abus de son influence sur ma bonne maman.

Elles étaient donc dans ma chambre à chuchoter, et que de choses de ma famille j'ai sues par elles, que j'aurais bien aimé g ne pas savoir sitôt! Et ce jour-là elles disaient (Julie): « Voyez comme cette petite est folle d'adorer sa mère; sa mère ne l'aime point du tout. Elle n'est pas venue une seule fois la voir depuis qu'elle est malade! — Sa mère, disait Rose, elle est venue tous les jours savoir de ses nouvelles, mais elle n'a pas voulu monter, parce qu'elle est fâchée contre madame, à cause de Caroline. — C'est égal, reprenait Julie, elle aurait pu venir voir sa fille sans entrer chez madame; mais elle a dit à M. de Beaumont qu'elle avait peur d'attraper la rougeole. Elle craint pour sa peau. — Vous vous {Lub 658} trompez, Julie, repartit Rose, ce n'est pas comme cela; c'est qu'elle a peur d'apporter la rougeole à Caroline; et pourquoi faudrait-il que ses deux filles fussent malades à la fois? C'est bien assez d'une. »

Cette explication me fit du bien et calma mon désir d'embrasser ma mère. Elle vint le lendemain jusqu'à la porte de ma chambre, et me cria bonjour à travers. « Va-t-en, ma petite mère, lui dis-je, n'entre pas. Je ne veux pas envoyer ma rougeole à Caroline. — Voyez! dit ma mère à je ne sais quelle personne qui était avec elle, elle me connaît bien, elle! Elle ne m'accuse pas. On aura beau faire et beau dire, on ne l'empêchera pas de m'aimer. »

On voit d'après ces petites scènes d'intérieur, qu'il y avait autour de mes deux mères des gens qui leur redisaient tout et qui envenimaient leurs dissentiments. Mon pauvre {CL 306} cœur d'enfant commençait à être ballotté par leur rivalité. Objet d'une jalousie et d'une lutte perpétuelles, il était impossible que je ne fusse pas la proie de quelque prévention, comme j'étais la victime des douleurs que je causais.

Dès que je fus en état de sortir, ma grand'mère m'enveloppa soigneusement, me prit avec elle dans une voiture et me conduisit chez ma mère où je n'avais pas encore été depuis mon retour à Paris. Elle demeurait alors rue Duphot, si je ne me trompe. L'appartement était petit, sombre et bas, pauvrement meublé, et le pot-au-feu bouillait dans la cheminée du salon. Tout était fort propre, mais ne sentait point la richesse ni la prodigalité. On a tant reproché à ma mère d'avoir mis du désordre dans la vie de mon père et de lui avoir fait faire des dettes, que je suis bien aise de la retrouver, dans tous mes souvenirs, économe, presque avare pour elle-même.

La personne qui vint h nous ouvrir fut Caroline. Elle me parut jolie comme un ange, avec son petit nez retroussé. Elle était plus grande que moi relativement à nos âges respectifs, elle avait la peau moins brune, les traits plus délicats et une expression de finesse un peu froide et railleuse. Elle soutint avec aplomb la rencontre de ma grand'mère, elle se sentait chez elle; elle m'embrassa avec transport, me fit mille caresses, mille questions, avança tranquillement et fièrement un fauteuil à ma bonne maman en lui disant: « Asseyez-vous, {Lub 659} madame Dupin, je vais faire appeler maman, qui est chez la voisine. » Puis, ayant averti la portière qui faisait leurs commissions, car elles n'avaient pas de servante, elle revint s'asseoir auprès du feu, me prit sur ses genoux, et se remit à me questionner et à me caresser, sans s'occuper davantage de la grande dame qui lui avait fait un si cruel affront.

Ma bonne maman avait certainement préparé quelque bonne et digne parole à dire à cette enfant, pour la rassurer {CL 307} et la consoler, car elle s'était attendue à la trouver timide et effrayée, ou boudeuse, et à soutenir une scène de larmes ou de reproches; mais voyant qu'il n'y avait rien de ce qu'elle avait prévu, elle éprouva, je crois, un peu d'étonnement et de malaise, car je remarquai qu'elle prenait beaucoup de tabac, prise sur prise.

Ma mère arriva au bout d'un instant. Elle m'embrassa passionnément et salua ma grand'mère avec un regard sec et enflammé. Celle-ci vit bien qu'il fallait aller au-devant de l'orage. « Ma fille, dit-elle, avec beaucoup de calme et de dignité, sans doute quand vous avez envoyé Caroline chez moi, vous aviez mal compris mes intentions à l'égard des relations qui doivent exister entre elle et Aurore. Je n'ai jamais eu la pensée de contrarier ma petite-fille dans ses affections. Je ne m'opposerai jamais à ce qu'elle vienne vous voir et à ce qu'elle voie Caroline chez vous. Faisons donc en sorte, ma fille, qu'il n'y ait plus de malentendu à cet égard. »

Il était impossible de s'en tirer plus sagement et avec plus d'adresse et de justice. Elle n'avait pas été toujours aussi équitable dans cette affaire. Il est bien certain qu'elle n'avait pas voulu consentir dans le principe, à ce que je visse Caroline, même chez ma mère, et que ma mère avait été forcée de s'engager à ne me point amener chez elle dans nos promenades, engagement qu'elle avait fidèlement observé. Il est bien certain aussi qu'en voyant dans mon cœur plus de mémoire et d'attachement qu'elle ne pensait, ma bonne maman avait renoncé à une résolution impossible et mauvaise. Mais cette concession faite, elle conservait son droit de ne pas admettre chez elle une personne dont la présence lui était désagréable. Son explication adroite et nette coupait court à toute récrimination, ma mère le sentit et son courroux tomba. « À la bonne heure, maman, » dit-elle, et elles parlèrent {Lub 660} à dessein d'autre chose. Ma mère {CL 308} était entrée avec une tempête dans l'âme, et, comme de coutume, elle était étonnée devant la fermeté souple et polie de sa belle-mère, d'avoir à plier ses voiles et à rentrer au port.

Au bout de quelques instants, ma grand'mère se leva pour continuer ses visites, priant ma mère de me garder jusqu'à ce qu'elle vînt me reprendre. C'était une concession et une délicatesse de plus, pour bien montrer qu'elle ne prétendait pas gêner et surveiller nos épanchements. Pierret arriva à temps pour lui offrir son bras jusqu'à la voiture. Ma grand'mère avait de la déférence pour lui, à cause du grand dévouement qu'il avait témoigné à mon père. Elle lui faisait très-bon accueil, et Pierret n'était point de ceux qui excitaient ma mère contre elle. Bien au contraire, il n'était occupé qu'à la calmer et à l'engager à vivre dans de bons rapports avec sa belle-mère. Mais il rendait à celle-ci de très-rares visites. C'était pour lui trop de contrainte que de rester une demi-heure sans allumer son cigare, sans faire de grimaces, et sans proférer à chaque phrase son jurement favori, sac à papier!

{Presse 25/12/54 1} Quelle joie ce fut pour moi que de me retrouver dans ce qui me semblait ma seule, ma véritable famille! Que ma mère me semblait bonne, ma sœur aimable, mon ami Pierret drôle et complaisant! Et ce petit appartement si pauvre et si laid en comparaison des salons ouatés de ma grand'mère (c'est ainsi que je les appelais par dérision), il devint pour moi, en un instant, la terre promise de mes rêves. Je l'explorais dans tous les coins, je regardais avec amour les moindres objets, la petite pendule en albâtre, les vases de fleurs en papier, jaunies sous leur cylindre de verre, les pelotes que Caroline avait brodées en chenille, à sa pension, et jusqu'à la chaufferette de ma mère, ce meuble prolétaire banni des habitudes élégantes, ancien trépied de mes premières improvisations dans la {CL 309} rue Grange-Batelière. Comme j'aimais tout cela! Je ne me lassais pas de dire: « Je suis ici chez nous. Là-bas, je suis chez ma bonne maman. — Sac à papier! disait Pierret, qu'elle n'aille pas dire chez nous devant madame Dupin, elle nous reprocherait de lui apprendre à parler comme aux z-halles! » et Pierret de rire aux éclats, car il riait volontiers de tout, et ma mère de se moquer de lui, et moi de crier: « Comme on s'amuse chez nous! »

{Lub 661} Caroline me faisait des pigeons avec ses doigts, ou, avec un bout de fil que nous passions et croisions dans les doigts l'une de l'autre, elle m'apprenait toutes ces figures et ces combinaisons de lignes que les enfants appellent le lit, le bateau, les ciseaux, la scie, etc. Les belles poupées et les beaux livres d'images de ma bonne maman ne me parassaient plus rien auprès de ces jeux qui me rappelaient mon enfance, car, encore enfant, j'avais déjà une enfance, un passé derrière moi, des souvenirs, des regrets, une existence accomplie et qui ne devait pas m'être rendue.

La faim me prit, il n'y avait chez nous ni gâteaux ni confitures, mais le classique pot-au-feu pour toute nourriture. Mon goûter passa en un instant de la cheminée sur la table. Avec quel plaisir je retrouvai mon assiette de terre de pipe! Jamais je ne mangeai de meilleur cœur. J'étais comme un voyageur qui rentre chez lui après de longues tribulations et qui jouit de tout dans son petit ménage.

Ma grand'mère revint me chercher, mon cœur se serra. Mais je compris que je ne devais pas abuser de sa générosité. Je la suivis en riant avec des yeux pleins de larmes.

Ma mère ne voulut pas abuser non plus de la concession faite et ne me mena chez elle que les dimanches. C'étaient les jours de congé de Caroline, qui était encore en pension, ou qui peut-être commençait à apprendre le métier de graveuse de musique qu'elle a continué depuis et exercé {CL 310} jusqu'à son mariage, avec beaucoup de labeur et quelque petit profit.

Ces i heureux dimanches si impatiemment attendus passaient comme des rêves. À cinq heures, Caroline allait dîner chez ma tante Maréchal, maman et moi nous allions retrouver ma grand'mère chez mon grand-oncle de Beaumont.

C'était un vieux usage j de famille fort doux que ce dîner hebdomadaire qui réunissait invariablement les mêmes convives. Il s'est presque perdu dans la vie agitée et désordonnée que l'on mène aujourd'hui. C'était la manière la plus agréable et la plus commode de se voir, pour les gens de loisirs et d'habitudes régulières. Mon grand-oncle avait pour cuisinière un cordon bleu qui, n'ayant jamais affaire qu'à des palais d'une expérience et d'un discernement consommés, mettait un amour-propre {Lub 662} immense à les contenter. Madame Bourdieu, la gouvernante de mon oncle, et mon oncle lui-même exerçaient une surveillance éclairée sur ces importants travaux. À cinq heures précises, nous arrivions, ma mère et moi, et nous trouvions déjà autour du feu ma grand'mère dans un vaste fauteuil placé vis-à-vis du vaste fauteuil de mon grand-oncle, et Madame de La Marlière entre eux, les pieds allongés sur les chenêts, la jupe un peu relevée, et montrant deux maigres jambes chaussées de souliers très-pointus.

Madame de La Marlière k était une ancienne amie intime de la feue comtesse de Provence, la femme de celui qui fut depuis Louis XVIII. Son mari, le général de La Marlière, était mort sur l'échafaud. Il est souvent question de cette dame dans les lettres de mon père, si l'on s'en souvient. C'était une personne fort bonne, fort gaie, expansive, babillarde, obligeante, dévouée, brillante, railleuse, un peu cynique dans ses propos. Elle n'était point du tout pieuse {CL 311} alors et se gaussait des curés, voire d'autre chose, avec une liberté extrême. À la Restauration, elle devint dévote et elle a vécu jusqu'à l'âge de quatre-vingt-dix-huit ans, je crois, en odeur de sainteté. C'était en somme, une excellente femme, sans préjugés au temps où je l'ai connue, et je ne pense pas qu'elle soit jamais devenue bigote et intolérante. Elle n'en avait guère le droit, après avoir tenu si peu de compte des choses saintes pendant les trois quarts de sa vie. Elle était fort bonne pour moi, et comme c'était la seule des amies de ma grand'mère qui n'eût aucune prévention contre ma mère, je lui témoignais plus de confiance et d'amitié qu'aux autres. Pourtant j'avoue qu'elle ne m'était pas naturellement sympathique. Sa voix claire, son accent méridional, ses étranges toilettes, son menton aigu dont elle me meurtrissait les joues en m'embrassant, et surtout la crudité de ses expressions burlesques, m'empêchaient de la prendre au sérieux et de trouver du plaisir à ses gâteries.

Madame Bourdieu allait et venait légèrement de la cuisine au salon; elle n'avait guère alors qu'une quarantaine d'années. C'était une brune forte, replète, et d'un type très-accusé. Elle était de Dax, et avait un accent gascon encore plus sonore que celui de Madame de La Marlière. Elle appelait mon grand-oncle papa, et ma mère aussi avait cette habitude. Madame de La Marlière, {Lub 663} qui aimait à faire l'enfant, disait papa aussi, ce qui faisait paraître mon grand-oncle plus jeune qu'elle.

L'appartement qu'il a occupé tout le temps de ma vie où je l'ai connu, c'est-à-dire pendant une quinzaine d'années, était situé rue Guénégaud, au fond d'une cour triste et vaste, dans une maison du temps de Louis XIV, d'un caractère très-homogène dans toutes ses parties. Les fenêtres étaient hautes et longues; mais il y avait tant de rideaux, de tentures, de paravents, de draperies et de tapis pour défendre {CL 312} à l'air extérieur de s'introduire par la moindre fissure, que toutes les pièces étaient sombres et sourdes comme des caves. L'art de se préserver du froid en France, et surtout à Paris, commençait à se perdre sous l'Empire, et il s'est tout à fait perdu maintenant pour les gens d'une fortune médiocre, malgré les nombreuses inventions de chauffage économique dont le progrès nous a enrichis.

La mode, l la nécessité et la spéculation, qui de concert nous ont amenés à bâtir des maisons percées de plus de fenêtres qu'il ne reste de parties pleines dans l'édifice; le manque d'épaisseur des murailles, et la hâte avec laquelle ces constructions laides et fragiles se sont élevées, font que plus un appartement est petit, plus il est froid et coûteux à réchauffer. Celui de mon grand-oncle était une serre chaude créée par ses soins assidus, dans une maison épaisse et massive, comme devraient l'être toutes les habitations dans un climat aussi ingrat et aussi variable que le nôtre. Il est vrai qu'autrefois on s'installait là pour toute sa vie, et qu'en y bâtissant son nid, on y creusait sa tombe.

Les vieilles gens que j'ai connus à cette époque et qui avaient une existence retirée ne vivaient que dans leur chambre à coucher. Elles avaient un salon vaste et beau, où elles recevaient une ou deux fois l'an, et où, le reste du temps, elles n'entraient jamais. Mon grand-oncle et ma grand'mère, ne recevant jamais, eussent pu se passer de ce luxe inutile qui doublait le prix de leur loyer. Mais ils eussent cru n'être pas logés s'il en eût été autrement.

Le mobilier de ma grand'mère était du temps de Louis XVI, et elle n'avait point de scrupule d'y introduire de temps en temps un objet plus moderne lorsqu'il lui semblait commode ou joli. Mais mon grand-oncle {Lub 664} était trop artiste pour se permettre la moindre disparate. Tout chez lui était du même style Louis XIV que les moulures des portes ou les ornements du plafond. Je ne sais s'il avait {CL 313} hérité de ce riche ameublement ou s'il l'avait collectionné lui-même; mais ce serait aujourd'hui une trouvaille pour un amateur que ce mobilier complet dans son ancienneté, depuis la pincette et le soufflet, jusqu'au lit et aux cadres des tableaux. Il avait des peintures superbes dans son salon, et des meubles de boule d'une grandeur et d'une richesse respectables. Comme tout cela n'était pas redevenu de mode et qu'on préférait à ces belles choses, véritables objets d'art, les chaises curules de l'Empire et les détestables imitations d'Herculanum en acajou plaqué ou en bois peint couleur bronze, le mobilier de mon grand-oncle n'avait guère de prix que pour lui-même. J'étais loin de pouvoir apprécier le bon goût et la valeur artistique d'une semblable collection; et même j'entendais dire à ma mère que tout cela était trop vieux pour être beau. Pourtant les belles choses portent avec elles une impression que subissent souvent ceux mêmes qui ne les comprennent pas. Quand j'entrais chez mon oncle, il me semblait entrer dans un sanctuaire mystérieux, et, comme le salon était en effet un sanctuaire fermé, je priais tout bas Madame Bourdieu de m'y laisser pénétrer. Alors, pendant que les grands-parents m jouaient aux cartes après dîner, elle me donnait un petit bougeoir, et, me conduisant comme en cachette dans ce grand salon, elle m'y laissait quelques instants, me recommandant bien de ne pas monter sur les meubles et de ne pas répandre de bougie. Je n'avais garde de désobéir; je posais ma lumière sur une table et je me promenais furtivement dans cette vaste pièce à peine éclairée jusqu'au plafond par mon faible luminaire. Je ne voyais donc que très-confusément les grands portraits de Largillière, les beaux intérieurs flamands et les tableaux des maîtres italiens qui couvraient les murs. Je me plaisais au scintillement des dorures, aux grands plis des rideaux, au silence et à la solitude de cette pièce respectable que l'on {CL 314} semblait ne pas oser habiter et dont je prenais possession à moi toute seule.

Cette possession fictive me suffisait, car dès mes plus jeunes années, la possession réelle des choses n'a jamais été un plaisir pour moi. Jamais rien ne m'a fait envie {Lub 665} en fait de palais, de voitures, de bijoux et même d'objets d'art; et pourtant j'aime à parcourir un beau palais, à voir passer un équipage élégant et rapide, à toucher et à retourner des bijoux bien travaillés, à contempler les produits d'art ou d'industrie où l'intelligence de l'homme s'est révélée sous une forme quelconque. Mais je n'ai jamais éprouvé le esoin de me dire: « Ceci est à moi, » et je ne comprends {Presse 25/12/54 2} même pas qu'on ait ce besoin-là. On a tort de me donner un objet rare ou précieux, parce qu'il m'est impossible de ne pas le donner bientôt à un ami qui l'admire et chez qui je vois le désir de la possession. Je ne tiens qu'aux choses qui me viennent des êtres que j'ai aimés et qui ne sont plus. Alors j'en suis avare, quelque peu de valeur qu'elles aient, et j'avoue que le créancier qui me forcerait à vendre les vieux meubles de ma chambre me ferait beaucoup de peine, parce qu'ils me viennent presque tous de ma grand'mère et qu'ils me la rappellent à tous les instants de ma vie. Pour tout ce qui est aux autres, je n'en suis jamais tentée et me sens de la race de ces bohémiens dont Béranger a dit:


Voir c'est avoir.

Je ne hais pas le luxe, tout au contraire, je l'aime; mais je n'en ai que faire pour moi. J'aime les bijoux surtout de passion. Je ne trouve pas de création plus jolie que ces combinaisons de métaux et de pierres précieuses qui peuvent réaliser les formes les plus riantes et les plus heureuses dans de si délicates proportions. J'aime à examiner les parures, les étoffes, les couleurs; le goût me charme. {CL 315} Je voudrais être bijoutier ou costumier pour inventer toujours, et pour donner, par le miracle du goût, une sorte de vie à ces riches matières. Mais tout cela n'est d'aucun usage agréable pour moi. Une belle robe est gênante, les bijoux égratignent, et en toutes choses, la mollesse des habitudes nous vieillit et nous tue. Enfin je ne suis pas née pour être riche, et si les malaises de la vieillesse ne commençaient à se faire sentir, je vivrais très-réellement dans une chaumière du Berry, pourvu qu'elle fût propre*, avec autant de contentement que dans une villa italienne.

* Et elles le sont presque toutes, j'aime à le dire.

{Lub 666} Ce point n'est vertu ni prétention à l'austérité républicaine. Est-ce qu'une chaumière n'est pas, surtout pour l'artiste, plus belle, plus riche de couleur, de grâce, d'arrangement et de caractère, qu'un vilain palais moderne construit et décoré dans le goût constitutionnel, le plus pitoyable style qui existe dans l'histoire des arts? Aussi n'ai-je jamais compris que les artistes de mon temps eussent, en général, tant de vénalité, de besoins de luxe, d'ambitions de fortune. Si quelqu'un au monde peut se passer de luxe et se créer à lui-même une vie selon ses rêves avec peu, avec presque rien, c'est l'artiste, puisqu'il porte en lui le don de poétiser les moindres choses et de se construire une cabane selon les règles du goût ou les instincts de la poésie. Le luxe me paraît donc la ressource des gens bêtes.

Ce n'était pourtant point le cas pour mon grand-oncle; son goût était luxueux de sa nature, et j'approuve fort qu'on se meuble avec de belles choses quand on peut se les procurer, par d'heureuses rencontres, à meilleur marché que de laides. C'est probablement ce qui lui était arrivé, car il avait une mince fortune et il était fort généreux, ce qui équivaut à dire qu'il était pauvre et n'avait pas de folies et de caprices à se permettre.

{CL 316} Il était gourmand, quoiqu'il mangeât fort peu, mais il avait une gourmandise sobre et de bon goût comme le reste, point fastueuse, sans ostentation, et qui se piquait même d'être positive. Il était plaisant de l'entendre analyser ses théories culinaires, car il le faisait tantôt avec une gravité et une logique qui eussent pu s'appliquer à toutes les données de la politique et de la philosophie, tantôt avec une verve comique et indignée. « Rien n'est si bête, disait-il avec ses paroles enjouées dont l'accent distingué corrigeait la crudité, que de se ruiner pour sa gueule. Il n'en coûte pas plus d'avoir une omelette délicieuse que de se faire servir, sous prétexte d'omelette, un vieux torchon brûlé. Le tout, c'est de savoir soi-même ce que c'est qu'une omelette, et quand une ménagère l'a bien compris, je la préfère, dans ma cuisine, à un savant prétentieux qui se fait appeler monsieur par ses marmitons, et qui baptise une charogne des noms les plus pompeux. »

Tout le temps du dîner, la conversation était sur ce ton et roulait sur la mangeaille. J'en ai donné cet {Lub 667} échantillon pour qu'on se figure bien cette nature de chanoine, qui n'a guère plus de type dans le temps présent. Ma grand'mère, qui était d'une friandise extrême, bien que très-petite mangeuse, avait aussi des théories scientifiques sur la manière de faire une crème à la vanille et une omelette soufflée. Madame Bourdieu se faisait quereller par mon oncle, parce qu'elle avait laissé mettre dans la sauce quelques parcelles de muscade de plus ou de moins: ma mère riait de leurs disputes. Il n'y avait que la mère La Marlière qui oubliât de babiller au dîner, parce qu'elle mangeait comme un ogre. Quant à moi, ces longs dîners servis, discutés, analysés et savourés avec tant de solennité m'ennuyaient mortellement. J'ai toujours mangé vite et en pensant à autre chose. Une longue séance à table m'a toujours rendue malade, et j'obtenais la permission de me {CL 317} lever de temps en temps pour aller jouer avec un vieux caniche qui s'appelait Babet et qui passait sa vie à faire des petits et à les allaiter dans un coin de la salle à manger.

La soirée me paraissait bien longue aussi. Il fallait que ma mère prît des cartes et fît la partie des grands-parents, ce qui ne l'amusait pas non plus, mon oncle étant beau joueur et ne se fâchant pas comme Deschartres, et la mère La Marlière gagnant toujours parce qu'elle trichait. Elle convenait elle-même que le jeu sans tricherie l'ennuyait, c'est pourquoi elle ne voulait point jouer d'argent*.

* J'ai fait depuis une remarque qui m'a paru triste, c'est que la plupart des femmes trichent au jeu et sonty malhonnêtes en affaires d'intérêt. Je l'ai constaté chez des femmes riches, pieuses et considérées. Il faut le dire, puisque cela est, et que signaler un mal c'est le combattre. Cet instinct de duplicité que l'on peut observer même chez les jeunes filles qui jouent sans que la partie soit intéressée, tient-il à un besoin inné de tromper, ou à l'âpreté d'une volonté nerveuse qui veut se soustraire à la loi du hasard? Cela ne vient-il pas plutôt de ce que leur éducation morale est incomplète? Il y a deux sortes d'honneur dans le monde: celui des hommes porte sur la bravoure et sur la loyauté dans les transactions pécuniaires; celui des femmes n'est atttaché qu'à la pudeur et à la fidélité conjugale. Si l'on se permettait de dire ici aux hommes qu'un peu de chasteté et de leur fidélité ne leur nuirait pas, ils lèveraient certainement les épaules. Mais nieraient-ils qu'une honnête femme, qui serait en même temps un honnête homme, aurait doublement droit à leur respect et à leur confiance?

{Lub 668} Pendant ce temps, la bonne Bourdieu tâchait de me distraire. Elle me faisait faire des châteaux de cartes ou des édifices de dominos. Mon oncle, qui était taquin, se retournait pour souffler dessus ou pour donner un coup de coude à notre petite table. Et puis il disait à Madame Bourdieu, qui s'appelait Victoire comme ma mère: « Victoire, vous abrutissez cet enfant, montrez-lui quelque chose d'intéressant. Tenez faites-lui voir mes tabatières! » Alors on ouvrait un coffret et l'on me faisait passer en revue une douzaine de tabatières fort belles, ornées de charmantes {CL 318} miniatures. C'étaient les portraits d'autant de belles dames en costumes de nymphes, de déesses ou de bergères. Je comprends maintenant pourquoi mon oncle avait tant de belles dames sur ses tabatières. Quant à lui, il n'y tenait plus et cela ne lui paraissait plus avoir d'autre utilité que d'amuser les regards d'un petit enfant. Donnez donc des portraits aux abbés! Heureusement ce n'est plus la mode.

Ma bonne maman me menait aussi quelquefois chez Madame de La Marlière; mais celle-ci, n'ayant qu'une très-mince existence, ne donnait point de dîners. Elle occupait, rue villedot, n° 6, un petit appartement au troisième, qu'elle n'a pas quitté, je crois, depuis le Directoire jusqu'à sa mort, arrivée en 1841 ou 42. Son intérieur, moins beau que celui de mon grand-oncle, était curieux aussi pour son homogénéité, et je ne crois pas que depuis le temps de Louis XVI dont il était un petit spécimen complet, il eût subi le moindre changement.

Madame de La Marlière était alors très-liée avec Madame Junot, duchesse d'Abrantès, qui a laissé des mémoires très-intéressants n et qui est morte très-malheureuse, après une vie mêlée de plaisirs et de désastres. Elle a consacré, s'il m'en souvient bien, une page à Madame de La Marlière, qu'elle a beaucoup poétisée. Mais il faut permettre à l'amitié ces sortes d'inexactitudes. En somme, la vieille amie de la comtesse de Provence, de Madame Junot et de ma grand'mère, avait plus de qualités que de défauts, et c'était de quoi lui faire pardonner quelques travers et quelques ridicules. Les autres amies de ma grand'mère étaient: d'abord, Madame de Pardaillan, celle qu'elle préférait avec raison à toutes les autres, petite bonne vieille qui avait été fort jolie et qui était encore proprette, mignonne et fraîche sous ses {Lub 669} rides. Elle n'avait pas d'esprit et pas plus d'instruction que les autres dames de son temps, car, de toutes celles que je mentionne, ma grand'mère était la {CL 319} seule qui sût parfaitement sa langue et dont l'orthographe fût correcte. Madame de La Marlière, quoique drôle et piquante dans son style, écrivait comme nos cuisinières n'écrivent plus; mais Madame de Pardaillan, n'ayant jamais eu aucune espèce de prétention, et ne visant point à l'esprit, n'était jamais ennuyeuse. Elle jugeait tout avec un grand bon sens et prenait son opinion et ses principes dans son cœur, sans s'inquiéter du monde. Je ne crois pas qu'elle ait non-seulement dit un mot méchant dans sa vie, mais encore qu'elle ait eu une seule pensée hostile ou amère; c'était une nature angélique, calme, et pourtant sensible et aimante, une âme fidèle, maternelle à tous, pieuse sans fanatisme, tolérante, non par indifférence, mais par tendresse et modestie. Enfin je ne sais si elle avait des défauts, mais elle est une des deux ou trois personnes que j'ai rencontrées, dans ma vie, chez lesquelles il m'a été impossible d'en pressentir aucun.

S'il n'y avait pas de brillant à la surface de son esprit, je crois qu'il y avait du moins une certaine profondeur dans ses pensées. Elle avait l'habitude de m'appeler pauvre petite. Et un jour que je me trouvais seule avec elle, je m'enhardis à lui demander pourquoi elle m'appelait ainsi. Elle m'attira près d'elle et me dit d'une voix émue en m'embrassant: « Soyez toujours bonne, ma pauvre enfant, car ce sera votre seul bonheur en ce monde. » cette espèce de prophétie me fit quelque impression. « Je serai donc malheureuse? lui dis-je. — Oui, me répondit-elle, tout le monde est condamné au chagrin; mais vous en aurez plus qu'une autre; et souvenez-vous de ce que je vous dis, soyez bonne, parce que vous aurez beaucoup à pardonner. — Et pourquoi faudra-t-il que je pardonne? lui demandai-je encore. — Parce que vous éprouverez à pardonner le seul bonheur que vous devez avoir. » Avait-elle dans l'âme quelque secret chagrin qui la faisait parler ainsi d'une {CL 320} manière générale? Je ne le pense pas; elle devait être heureuse, car elle était adorée de sa famille; je croirais pourtant assez qu'elle avait été brisée dans sa jeunesse par quelque peine de cœur qu'elle n'avait jamais révélée à personne: ou bien comprenait-elle, avec son beau {Lub 670} et noble cœur, combien j'aimais ma mère, et combien j'aurais à souffrir dans cette affection?

{Presse 30/12/54 1} Madame de Bérenger et Madame de Ferrières étaient toutes deux si infatuées de leur noblesse que je ne saurais laquelle nommer la première pour l'orgueil et les grands airs. C'étaient bien les meilleurs types de vieilles comtesses dont ma mère pût se divertir.

Elles avaient été p fort belles toutes les deux, et fort vertueuses, disaient-elles, ce qui ajoutait à leur morgue et à leur roideur. Madame de Ferrières avait encore de beaux restes et n'était point fâchée de les montrer. Elle avait toujours les bras nus dans son manchon dès le matin, quelque temps qu'il fît. C'étaient des bras fort blancs et très-gras, que je regardais avec étonnement, car je ne comprenais rien à cette coquetterie surannée. Mais ces beaux bras de soixante ans étaient si flasques qu'ils devenaient tout plats quand ils se posaient sur une table, et cela me causait une sorte de dégoût. Je n'ai jamais compris ces besoins de nudité chez les vieilles femmes, surtout chez celles dont la vie a été sage. Mais c'était peut-être chez Madame de Ferrières une habitude de costume ancien, qu'elle ne voulait point abjurer.

Madame de Bérenger, non plus que la précédente, n'était la favorite d'aucune princesse de l'ancien ou du nouveau régime*. Elle s'estimait trop haut placée pour cela, et elle eût dit volontiers: « C'est à moi d'avoir une cour, et non {CL 321} de faire partie de celle des autres. » Je ne sais plus de qui elle était fille, mais son mari prétendait descendre de Béranger roi d'Italie du temps des goths; à cause de cela, sa femme et lui se croyaient des êtres supérieurs dans la création,


Et comme du fumier regardaient tout le monde.

{[CL 320]} * Madame de Pardaillan était l'amie de la duchesse douairière d'Orléans.

Ils avaient été fort riches et l'étaient encore assez, quoiqu'ils se prétendissent ruinés par l'infâme Révolution. Madame de Bérenger ne montrait pas ses bras, mais elle avait encore pour sa taille une prétention extraordinaire. Elle portait des corsets si serrés qu'il fallait deux femmes de chambre pour la sangler en lui mettant leurs genoux dans la cambrure du dos. Si elle {Lub 671} avait été belle comme on le disait, il n'y paraissait guère, surtout avec la coiffure qu'elle portait et qui consistait en une petite perruque blonde frisée à l'enfant ou à la Titus sur toute la tête. Rien n'était si laid et si ridicule que de voir une vieille femme avec ce simulacre de tête nue et de cheveux courts, blondins et frisotés; d'autant plus pour Madame de Bérenger qu'elle était fort brune et qu'elle avait de grands traits. Le soir, le sang lui montait à la tête et elle ne pouvait supporter la chaleur de sa perruque; elle l'ôtait pour jouer aux cartes avec ma grand'mère, et elle restait en serre-tête noir, ce qui lui donnait l'air d'un vieux curé; mais si l'on annonçait quelque visite, elle se hâtait de chercher sa perruque, qui souvent était par terre, ou dans sa poche, ou sur son fauteuil, elle assise dessus. On juge quels plis étranges avaient pris toutes ces mèches de petits cheveux frisés, et comme, dans sa précipitation, il lui arrivait souvent de la mettre à l'envers, ou sens devant derrière, elle offrait une suite de caricatures à travers lesquelles il m'était bien difficile de retrouver la beauté d'autrefois.

Madame de Troussebois, Madame de Jasseau et les autres {CL 322} dont je ne me rappelle pas les noms avaient, celle-ci un menton qui rejoignait son nez, celle-là une face de momie; la plus jeune de la collection était une chanoinesse blonde qui avait une assez belle tête sur un corps nain et difforme. Quoiqu'elle fût demoiselle, elle avait le privilége de s'appeler madame et de porter un ruban d'ordre sur sa bosse, parce qu'elle avait seize quartiers de noblesse. Il y avait aussi une baronne d'Hasfeld, ou d'Hazefeld, qui avait la tournure et les manières d'un vieux caporal Schlag; enfin, une Madame Dubois, la seule qui n'eût point un nom, et qui précisément n'avait aucun ridicule. Je ne sais plus quelle autre avait une grosse lèvre violette toujours gonflée, fendue et gercée, dont les baisers m'étaient odieux.

Il y avait q aussi une Madame de Maleteste, encore assez jeune, qui avait épousé un vieux mari, pauvre et grognon, uniquement pour porter le nom des Malatesta d'Italie, nom qui n'est pas bien beau, puisqu'il signifie tout bonnement mauvaise tête, ou plutôt tête méchante. Par une singulière coïncidence, cette dame passait sa vie à avoir la migraine, et comme on prononçait son nom Mal-Tête, je croyais de bonne foi que c'était un sobriquet qu'on {Lub 672} lui avait donné à cause de sa maladie et de ses plaintes continuelles. De sorte qu'un jour je lui demandai naïvement comment elle s'appelait pour de bon. Elle s'étonna et me répondit que je le savais bien. « Mais non, lui dis-je, mal de tête, mal à la tête, mal tête n'est pas un nom. — Pardon, mademoiselle, me répondit-elle fièrement, c'est un fort beau et fort grand nom. — Ma foi, je ne trouve pas, lui répondis-je. Vous devriez vous fâcher quand on vous appelle comme ça. — Je vous en souhaite un pareil! Ajouta-t-elle avec emphase. — Merci, repris-je obstinément, j'aime mieux le mien. » Les autres dames, qui ne l'aimaient point, peut-être parce qu'elle était la plus jeune, se cachaient pour rire dans leurs éventails. Ma grand'mère m'imposa silence, et madame {CL 323} de Maleteste se retira peu de moments après, fort blessée d'une impertinence dont je ne sentais pas la portée.

Les hommes étaient l'abbé de Pernon, un doux et excellent homme, sécularisé dans toute sa personne, toujours vêtu d'un habit gris clair et la figure couverte de gros pois chiches; l'abbé d'Andrezel, dont j'ai déjà parlé, et qui portait des spencers sur ses habits; le chevalier de Vinci, qui avait un tic nerveux, grâce auquel sa perruque fortement secouée et attirée par une continuelle contraction des sourcils et des muscles frontaux quittait sa nuque, et, en cinq minutes, arrivait à tomber sur son nez. Il la rattrapait juste au moment où elle abandonnait sa tête et se précipitait dans son assiette. Il la rejetait alors très en arrière sur son crâne, afin qu'elle eût plus de chemin à parcourir avant d'arriver à une nouvelle chute. Il y avait encore deux ou trois vieillards dont les noms m'échappent et me reviendront peut-être en temps et lieu.

Mais qu'on se figure l'existence d'un enfant qui n'a point sucé les préjugés de la naissance avec le lait de sa mère, au milieu de ces tristes personnages d'un enjouement glacial ou d'une gravité lugubre! J'étais déjà très-artiste sans le savoir, artiste dans ma spécialité, qui est l'observation des personnes et des choses. Bien longtemps avant de savoir que ma vocation serait de peindre bien ou mal des caractères et de décrire des intérieurs, je subissais avec tristesse et lassitude les instincts de cette destinée. Je commençais à ne pouvoir plus m'abstraire dans mes rêveries, et malgré moi, le monde extérieur, {Lub 673} la réalité, venait me presser de tout son poids et m'arracher aux chimères dont je m'étais nourrie dans la liberté de ma première existence. Malgré moi, je regardais et j'étudiais ces visages ravagés par la vieillesse, que ma grand'mère trouvait encore beaux par habitude, et qui me paraissaient d'autant plus affreux que je les entendais vanter dans le passé. J'analysais {CL 324} les expressions de physionomie, les attitudes, les manières, le vide des paroles oiseuses, la lenteur des mouvements, les infirmités, les perruques, les verrues, l'embonpoint désordonné, la maigreur cadavéreuse, toutes ces laideurs, toutes ces tristesses de la vieillesse qui choquent quand elles ne sont pas supportées avec bonhomie et simplicité. J'aimais la beauté, et sous ce rapport, la figure sereine, fraîche et indestructiblement belle de ma grand'mère ne blessait jamais mes regards; mais, en revanche, la plupart des autres me contristaient, et leurs discours me jetaient dans un ennui profond. J'aurais voulu ne point voir, ne point entendre. Ma nature scrutatrice me forçait à regarder, à écouter, à ne rien perdre, ne rien oublier, et cette faculté naissanteredoublait mon ennui en s'exerçant sur des objets aussi peu attrayants.

Dans la journée, quand je courais avec ma mère, je m'égayais avec elle de ce qui m'avait ennuyé la veille. Je lui faisais, à ma manière, la peinture des petites scènes burlesques dont j'avais été le silencieux et mélancolique spectateur, et elle riait aux éclats, enchantée de me voir partager son dédain et son aversion pour les vieilles comtesses.

Et pourtant il y avait certainement parmi ces vieilles dames des personnes d'un mérite réel, puisque ma bonne maman leur était attachée. Mais, excepté Madame de Pardaillan, qui m'a toujours été sympathique, je n'étais pas en âge d'apprécier le mérite sérieux et je ne voyais que les disgrâces ou les ridicules des solennelles personnes qui en étaient revêtues.

Madame de Maleteste avait un horrible chien qui s'appelait Azor; c'est aujourd'hui le nom classique du chien de la portière, mais toutes choses ont leur charme dans la nouveauté, et à cette époque le nom d'Azor ne paraissait ridicule que parce qu'il était porté par un vieux caniche {CL 325} d'une malpropreté insigne. Ce n'est pas qu'il ne fût lavé et peigné avec amour, mais sa gourmandise {Lub 674} avait les plus tristes résultats, et sa maîtresse avait la rage de le mener partout avec elle, disant qu'il avait trop de chagrin quand elle le laissait seul. Madame de La Marlière, par contre, avait horreur des animaux, et j'avoue que ma tendresse pour les bêtes n'allait pas jusqu'à trouver trop cruel qu'elle allongeât, avec ses grands souliers pointus, de plantureux coups de pieds à Azor de Maleteste, c'est ainsi qu'elle l'appelait. Cela fut cause d'une haine profonde entre ces deux dames. Elles disaient pis que pendre l'une de l'autre, et toutes les autres s'amusaient à les exciter. Madame de Maleteste, qui était fort pincée, lançait toutes sortes de petits mots secs et blessants. Madame de La Marlière, qui n'était pas méchante, mais vive et leste en paroles, ne se fâchait point, et l'exaspérait d'autant plus par la crudité de ses plaisanteries.

Une chose qui m'étonnait autant que le nom de Madame de Maleteste, c'était ce titre d'abbé que je voyais donner à des messieurs habillés comme tout le monde, et n'ayant rien de religieux dans leurs habitudes ni de grave dans leurs manières. Ces célibataires qui allaient au spectacle et mangeaient des poulardes le vendredi saint me paraissaient des êtres particuliers dont je ne pouvais me définir le mode d'existence, et comme les Enfants terribles de Gavarni, je leur adressais des questions gênantes. Je me souviens qu'un jour je disais à l'abbé d'Andrezel: « Eh bien, si tu n'es pas curé, où donc est ta femme? Et si tu es curé, où donc est ta messe? » On trouva le mot fort spirituel et fort méchant; je ne m'en doutais guère, j'avais fait de la critique sans le savoir, et cela m'est arrivé plus d'une fois dans la suite de ma vie. J'ai fait, par distraction ou par bêtise, des questions ou des remarques qu'on a crues bien profondes ou bien mordantes.

{CL 326} Comme je ne peux pas ordonner mes souvenirs avec exactitude, j'ai mis ensemble beaucoup r de personnes et de détails qui ne datent peut-être pas spécialement dans ma mémoire de ce premier s séjour à Paris avec ma grand'mère; mais comme les habitudes et l'entourage de celle-ci ne changèrent pas, et que chaque séjour à Paris amena les mêmes circonstances et les mêmes visages autour de moi, je n'aurai plus à les décrire quand je poursuivrai mon récit.

{Lub 675} Je parlerai t donc ici de la famille Villeneuve, dont il a été si souvent question dans les lettres de mon père.

J'ai déjà dit que M. Dupin de Francueil, mon {Presse 30/12/54 2} grand-père, ayant été marié deux fois, avait eu de sa première femme une fille qui se trouvait être par conséquent sœur de mon père et beaucoup plus âgée que lui. Elle avait été mariée à M. Valet de Villeneuve, financier, et ses deux fils, René et Auguste, étaient par conséquent les neveux de mon père, bien que l'oncle et les neveux fussent à peu près du même âge.

Quant à moi, je suis leur cousine, et leurs enfants sont mes neveux et nièces à la mode de Bretagne, bien que je sois la plus jeune de cette génération. Ce renversement de l'âge qui convient ordinairement au degré ascendant de la parenté faisait toujours un effet bizarre pour les personnes qui n'étaient pas au courant de la filiation. À présent quelques années de différence ne s'aperçoivent plus, mais quand j'étais un petit enfant et que de grands garçons et de grandes demoiselles m'appelaient ma tante, on croyait toujours que c'était un jeu. Par plaisanterie, mes cousins habitués à appeler mon père leur oncle, m'appelaient leur grand'tante, et mon nom prêtant à cet amusement, toute la famille, vieux et jeunes, grands et petits, m'appelaient ma tante Aurore.

{CL 327} Cette famille demeurait alors, et a demeuré depuis pendant une trentaine d'années, dans une même maison, qui lui appartenait, rue de Gramont. C'était une nombreuse famille, comme on va voir, et dont l'union avait quelque chose de patriarcal. Au rez-de-chaussée, c'était Madame de Courcelles, mère de Madame de Guibert; au premier, Madame de Guibert, mère de Madame René de Villeneuve, au deuxième, M. et Madame René de Villeneuve avec leurs enfants. Dix ans après l'époque de ma vie que je raconte, Mademoiselle de Villeneuve ayant épousé M. de La Roche-Aymon, demeura au troisième, et la vieille Madame de Courcelles vivait encore sans défaillance et sans infirmités, lorsque les enfants de Madame de La Roche-Aymon furent installés avec leurs bonnes au quatrième étage, ce qui faisait en réalité, avec le rez-de-chaussée, cinq générations directes vivant sous le même toit, et Madame de Courcelles pouvait dire à Madame de Guibert ce mot proverbial si joli: Ma fille, va-t'en dire à ta fille, que la fille de sa fille crie.

{Lub 676} Toutes ces femmes s'étant mariées très-jeunes et étant toutes jolies ou bien conservées, il était impossible de deviner que Madame de Villeneuve fût grand'mère et Madame de Guibert arrière-grand'mère. Quant à la trisaïeule, elle était droite, mince, propre et active. u Elle montait légèrement au quatrième pour aller voir les arrière-petits-enfants de sa fille. Il était impossible de ne pas éprouver un grand respect et une grande sympathie en la voyant si forte, si douce, si calme et si gracieuse. Elle n'avait aucun travers, aucun ridicule, aucune vanité. Elle est morte sans faire de maladie, d'une indisposition subite à laquelle son grand âge ne put résister. Elle était encore dans toute la plénitude de ses facultés.

Je ne dirai rien de Madame de Guibert, veuve du général de ce nom, qui a eu des talents et du mérite; je l'ai {CL 328} très-peu connue; elle vivait un peu à part du reste de la famille, je n'ai jamais su v pourquoi. On la disait mariée secrètement avec Barrère. Ce devait être une personne d'idées et d'aventures étranges, mais il régnait une sorte de mystère autour d'elle, et je suis si peu curieuse que je n'ai jamais songé à m'en enquérir.

Quant à M. et Madame René de Villeneuve, j'en parlerai plus tard, parce qu'ils sont liés plus directement à l'histoire de ma vie.

Auguste, frère de René, et trésorier de la ville de Paris, demeurait rue d'Anjou, dans un bel hôtel, avec ses trois enfants: Félicie, qui était un ange de beauté, de douceur et de bonté, et qui, phthisique comme sa mère, est morte jeune en Italie, où elle avait épousé le comte Balbo (le même dont les écrits et les opinions très-modérément progressifs ont fait quelque bruit en Piémont dans ces derniers temps); Louis, qui est mort aussi au sortir de l'adolescence, et Léonce, qui a été préfet de l'Indre et du Loiret sous Louis-Philippe.

Celui-là w aussi était un enfant d'une charmante figure, très-spirituel et très-railleur. Je me souviens d'un bal d'enfants que donna sa mère, c'est la première et la dernière fois que je vis cette bonne et charmante Laure de Ségur pour qui mon père avait tant de respect et d'affection. Elle portait une robe rose garnie de jacinthes, et me prit auprès d'elle sur le divan où elle était couchée, pour regarder tristement ma ressemblance avec mon père. Elle était pâle et brûlante de fièvre. Ses enfants ne {Lub 677} pressentaient nullement qu'elle fût à la veille de mourir. Léonce se moquait de toutes ces petites filles endimanchées. Les toilettes de ce temps-là étaient parfois bien singulières, et je ne crois pas que les gravures du temps nous les aient toutes transmises. Je n'ai du moins retrouvé nulle part une robe de réseau de laine rouge à grandes mailles, un {CL 329} véritable filet à prendre le poisson, que Félicie avait, et qui me paraissait fantastique. Cela se portait sur une robe de dessous en satin blanc, et se terminait en bas par une frange de houppes de laine tombant de chaque maille. Cela venait d'Italie et c'était très-estimé.

Ce qui me frappa le plus, ce fut une petite fille dont je n'ai jamais su le nom, et que Léonce taquinait beaucoup. Elle était déjà coquette comme une petite femme du monde, et elle n'avait guère que mon âge, sept à huit ans. x Léonce lui disait qu'elle était laide, pour la faire enrager, et elle enrageait si bien qu'elle pleurait de colère. Elle vint auprès de moi et me dit: « N'est-ce pas que c'est faux, et que je suis très-jolie? Je suis la plus jolie et la mieux habillée de tout le bal,maman l'a dit. » D'autres enfants qui étaient autour de nous, excités par l'exemple de Léonce, lui dirent qu'elle se trompait et qu'elle était la plus laide. Elle était si furieuse qu'elle faillit s'étrangler avec son collier de corail qu'elle tirait violemment autour de son cou et qui heureusement finit par se rompre. y

Je fus frappée de ce naïf dépit, de ce véritable désespoir d'enfant, comme d'une chose fort extraordinaire. Mes parents avaient dit cent fois devant moi que j'étais une superbe petite fille, et la vanité ne m'était pas venue pour cela; je prenais cela pour un éloge donné à ma bonne conduite, car toutes les fois que j'étais méchante, on me disait que j'étais affreuse. La beauté pour les enfants me semblait donc avoir une acception purement morale. Peut-être n'étais-je point portée par nature à l'adoration de moi-même; ce qu'il y a de certain, c'est que ma grand'mère, tout en faisant z de grands efforts pour me donner le degré de coquetterie qu'elle me souhaitait, m'ôta le peu que j'en aurais pu avoir. Elle voulait me rendre gracieuse de ma personne, soigneuse de mes petites parures, élégante dans mes petites manières. J'avais eu jusque-là la {CL 330} grâce naturelle à tous les enfants qui ne sont point malades ou contrefaits. Mais on commençait à me {Lub 678} trouver trop grande pour conserver cette grâce-là, qui n'est de la grâce que parce qu'elle est l'aplomb et l'aisance de la nature. Il y avait, dans les idées de ma bonne maman, une grâce acquise, une manière de marcher, de s'asseoir, de saluer, de ramasser son gant, de tenir sa fourchette, de présenter un objet; enfin une mimique complète qu'on devait enseigner aux enfants de très-bonne heure, afin que ce leur devînt par l'habitude une seconde nature.

Ma mère aa trouvait cela fort ridicule, et je crois qu'elle avait raison. La grâce tient à l'organisation, et si on ne l'a pas en soi-même, le travail qu'on fait pour y arriver augmente la gaucherie. Il n'y a rien de si affreux pour moi qu'un homme ou une femme qui se manièrent. La grâce de convention n'est bonne qu'au théâtre (précisément par la raison que j'ai donnée plus haut que la vérité dans l'art n'est pas la réalité.)

Cette ab convention était un article de si haute importance dans la vie des hommes et des femmes de l'ancien beau monde, que les acteurs ont peine aujourd'hui, malgré toutes leurs études, à nous en donner une idée. J'ai encore connu de ces vieux êtres gracieux, et je déclare que, malgré leurs vieux admirateurs des deux sexes, je n'ai rien vu de plus ridicule et de plus déplaisant. J'aime cent fois mieux un laboureur à sa charrue, un bûcheron dépeçant un arbre, une lavandière enlevant sa corbeille sur sa tête, un enfant se roulant par terre avec ses compagnons. Les animaux d'une belle structure sont des modèles de grâce. Qui apprend au cheval ses grands airs de cygne, ses attitudes fières, ses mouvements larges et souples, et à l'oiseau ses indescriptibles gentillesses, et au jeune chevreau ses danses et ses bonds inimitables? Fi de cette vieille grâce qui consistait à prendre avec art une prise de tabac et à {CL 331} porter avec prétention un habit brodé, une robe à queue, une épée ou un éventail! Les belles dames espagnoles manient ce dernier jouet avec une grâce indicible, nous dit-on, et c'est ac un art chez elles. C'est vrai, mais leur nature s'y prête. Les paysannes espagnoles dansent le bolero mieux que nos actrices de l'opéra, et leur grâce ne leur vient que de leur belle organisation qui porte son instinct avec elle.

La grâce, comme on l'entendait avant la Révolution, c'est-à-dire la fausse grâce, fit donc le tourment de mes {Lub 679} jeunes années. On me reprenait sur tout et je ne faisais plus un mouvement qui ne fût critiqué. Cela me causait une impatience continuelle, et je disais souvent: « Je voudrais être un bœuf ou un âne; on me laisserait marcher à ma guise et brouter comme je l'entendrais, au lieu qu'on veut faire de moi un chien savant, m'apprendre à marcher sur les pieds de derrière et à donner la patte. »

À quelque chose malheur est bon, car c'est peut-être à l'aversion que cette petite persécution de tous les instants m'inspira pour le maniéré que je dois d'être restée naturelle dans mes idées et dans mes sentiments. Le faux, le guindé, l'affecté me sont antipathiques, et je les devine, même quand l'habileté les a couverts du vernis d'une fausse simplicité. Je ne puis voir le beau et le bon que dans le vrai et le simple, et plus je vieillis, plus je crois avoir raison de vouloir cette condition, avant toutes les autres, dans les caractères humains, dans les œuvres de l'esprit et dans les actes de la vie sociale.

Et puis je voyais fort bien que cette prétendue grâce, eût-elle été vraiment jolie et séduisante, était un brevet de maladresse et de débilité physique. Toutes ces belles dames et tous ces beaux messieurs, qui savaient si bien marcher sur des tapis et faire la révérence, ne savaient pas faire trois pas sur la terre du bon Dieu sans être {CL 332} accablés de fatigue. Ils ne savaient même pas ouvrir et fermer une porte, et ils n'avaient pas la force de soulever une bûche pour la mettre dans le feu. Il leur fallait des domestiques pour leur avancer un fauteuil. Ils ne pouvaient pas entrer et sortir tout seuls. Qu'eussent-ils fait de leur grâce sans leurs valets pour leur tenir lieu de bras, de mains et de jambes? Je pensais à ma mère qui, avec des mains et des pieds plus mignons que les leurs, faisait deux ou trois lieues le matin dans la campagne avant son déjeuner, et qui remuait de grosses pierres ou poussait la brouette aussi facilement qu'elle maniait une aiguille ou un crayon. J'aurais mieux aimé être une laveuse de vaisselle qu'une vieille marquise comme celles que j'étudiais chaque jour en bâillant dans une atmosphère de vieux musc!

Ô écrivains d'aujourd'hui, qui maudissez sans cesse la grossièreté de notre temps et qui pleurez sur les ruines de tous ces vieux chiffons, vous qui avez créé, en ces temps de royauté constitutionnelle et de démocratie {Lub 680} bourgeoise, une littérature toute poudrée à l'image des nymphes de Trianon, je vous félicite de n'avoir ad point passé votre heureuse enfance dans ces décombres de l'ancien bon ton. Vous avez été moins ennuyés que moi, ingrats, qui reniez le présent et l'avenir, penchés sur l'urne d'un passé charmant que vous n'avez connu qu'en peinture!


Variantes

  1. Ce titre figure à partir de l'édition {CL}
  2. Chapitre troisième {Presse} ♦ Chapitre deuxième {Lecou} et sq.
  3. honnête, avait persuadé {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ honnête, elle avait persuadé {CL}
  4. élevée aux champs. Elle {Presse} ♦ élevée aux champs. / Elle {CL}
  5. souvent à elles {Presse}, {Lecou} ♦ souvent à elle {LP} et sq.
  6. pas mettre un mot {Presse} ♦ pas un mot {Lecou} et sq.
  7. bien mieux aimé {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ bien aimé {CL}
  8. La première personne qui vint {Presse} ♦ La personne qui vint {Lecou} et sq.
  9. profit. Ces {Presse} ♦ profit. / Ces {CL}
  10. Beaumont. C'était un vieil usage {Presse} ♦ Beaumont. / C'était un vieux usage {CL}
  11. très pointus. Mme de La Marlière {Presse} ♦ très-pointus. / Madame de La Marlière {CL}
  12. enrichis. La mode, {Presse} ♦ enrichis. / La mode, {CL}
  13. pendant que mes grands parens {Presse} ♦ pendant que les grands­parents {Lecou} et sq.
  14. des mémoires intéressans {Presse} ♦ des mémoires très-intéressants {Lecou} et sq.
  15. devez avoir. » / Avait-elle {Presse} ♦ devez avoir. » Avait-elle {CL}
  16. pût se divertir. Elles avaient été {Presse} ♦ pût se divertir. / Elles avaient été {CL}
  17. m'étaient odieux. Il y avait {Presse} ♦ m'étaient odieux. / Il y avait {CL}
  18. ensemble dans ma mémoire beaucoup {Presse} ♦ ensemble beaucoup {Lecou} et sq.
  19. spécialement de ce premier {Presse} ♦ spécialement dans ma mémoire de ce premier {Lecou} et sq.
  20. mon récit. Je parlerai {Presse} ♦ mon récit. / Je parlerai {CL}
  21. mince, propre, active. {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ mince, propre et active. {CL}
  22. jamais bien su {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ jamais su {CL}
  23. Ici nous retrouvons des épaves du manuscrit (note de {Lub}).
  24. sept ou huit ans {Presse} ♦ sept à huit ans {Lecou} et sq.
  25. Suivent dans {Ms} une vingtaine de lignes fortement raturées dans.
  26. Lacune de {Ms} après faisant.
  27. seconde nature. Ma mère {Presse} ♦ seconde nature. / Ma mère {CL}
  28. Retour de {Ms}. Ce paragraphe est précédé de six lignes fortement raturées.
  29. Nouvelle lacune de {Ms} Après et c'est.
  30. Retour de {Ms} à n'avoir point passé (add. tardive encre bleue).

Notes