GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-L�vy 1876

{LP T.? ?; CL T.2 [287]; Lub T.1 [641]} TROISIÈME PARTIE
De l'enfance � la jeunesse
1810-1819 a

{Presse 24/12/54 1 col.5; CL T.2 [302]; Lub T.1 [655]} II b

Rose et Julie. — Diplomatie maternelle de ma grand'm�re. — Je retrouve mon chez nous. — L'int�rieur de mon grand-oncle. — Voir c'est avoir. — Les d�ners fins de mon grand-oncle; ses tabati�res. — Madame de La Marli�re. — Madame de Pardaillan. — Madame de B�renger et sa perruque. — Madame de Ferri�res et ses beaux bras. — Madame de Maleteste et son chien. — Les abb�s. — Premiers sympt�mes d'un penchant � l'observation. — Les cinq g�n�rations de la rue de Gramont. — Le bal d'enfants. — La fausse gr�ce. — Les talons rouges litt�raires de nos jours.



Quand ma fi�vre se fut dissip�e et que je n'eus plus � garder le lit que par pr�caution, j'entendis Mademoiselle Julie et Rose qui causaient � demi-voix de ma maladie et de la cause qui l'avait rendue si forte.

Il faut que je dise d'abord qu'elles �taient les deux personnes � l'empire desquelles j'ai �t� beaucoup trop livr�e depuis, pour le bonheur de mon enfance.

Rose avait �t� d�j� au service de ma m�re du vivant de mon p�re, et ma m�re �tant satisfaite de son attachement et de plusieurs bonnes qualit�s qu'elle avait, l'ayant retrouv�e � Paris sans place et d�sirant mettre aupr�s de moi une femme propre et honn�te, elle avait persuad� c � ma grand'm�re de la prendre pour me soigner, me promener et me distraire. Rose �tait une rousse forte, active et intr�pide. Elle �tait b�tie comme un gar�on, montait � cheval jambe de��, jambe del�, galopant comme un d�mon, sautant les foss�s, tombant quelquefois, se fendant le cr�ne et ne se rebutant de rien. En voyage, elle �tait pr�cieuse � ma {CL 303} grand'm�re, parce qu'elle n'oubliait rien, pr�voyait tout, mettait le sabot � la roue, relevait le postillon s'il se laissait choir, racommodait les traits, et e�t volontiers, en cas de besoin, {Lub 656} pris les bottes fortes et men� la voiture. C'�tait une nature puissante, comme l'on voit, une v�ritable charreti�re de la Brie, o� elle avait �t� �lev�e aux champs.

Elle d �tait {Presse 24/12/54 2} laborieuse, courageuse, adroite, propre comme une servante hollandaise, franche, juste, pleine de cœur et de d�vouement. Mais elle avait un d�faut cruel dont je m'aper�us bien par la suite, et qui tenait � l'ardeur de son sang et � l'exub�rance de sa vie. Elle �tait violente et brutale. Comme elle m'aimait beaucoup, m'ayant bien soign�e dans ma premi�re enfance, ma m�re croyait m'avoir donn� une amie, et elle me ch�rissait en effet, mais elle avait des emportements et des tyrannies qui devaient m'opprimer plus tard et faire de ma seconde enfance une sorte de martyre.

Pourtant je lui ai tout pardonn�, et, chose bizarre, malgr� l'ind�pendance de mon caract�re et les souffrances dont elle m'a accabl�e, je ne l'ai jamais ha�e. C'est qu'elle �tait sinc�re, c'est que le fond �tait g�n�reux, c'est surtout qu'elle aimait ma m�re et qu'elle l'a toujours aim�e. C'�tait tout le contraire avec Mademoiselle Julie. Celle-ci �tait douce, polie, n'�levait jamais la voix, montrait une patience ang�lique en toutes choses; mais elle manquait de franchise, et c'est l� un caract�re que je n'ai jamais pu supporter. C'�tait une fille d'un esprit sup�rieur, je n'h�site pas � le dire. Sortie de sa petite ville de La Ch�tre sans avoir rien appris, sachant � peine lire et �crire, elle avait occup� ses longs loisirs de Nohant � lire toute esp�ce de livres. D'abord ce furent des romans, dont toutes les femmes de chambre ont la passion, ce qui fait que je pense souvent � elle e quand j'en �cris. Ensuite ce furent des livres d'histoire, et enfin des ouvrages de philosophie. Elle connaissait son Voltaire {CL 304} mieux que ma grand'm�re elle-m�me, et j'ai vu dans ses mains le Contrat social de Rousseau, qu'elle comprenait fort bien. Tous les m�moires connus ont �t� aval�s et retenus par cette t�te froide, positive et s�rieuse. Elle �tait vers�e dans toutes les intrigues de la cour de Louis XIV, de Louis XV, de la czarine Catherine, de Marie-Th�r�se et du grand Fr�d�ric, comme un vieux diplomate; et si on �tait embarrass� de se rappeler quelque parent� des seigneurs de l'ancienne France avec les grandes familles de l'Europe, on pouvait s'adresser � elle, elle avait cela au bout de son doigt. J'ignore si, dans sa vieillesse, elle a conserv� cette {Lub 657} aptitude et cette m�moire, mais je l'ai connue vraiment �rudite en ce genre, solidement instruite � plusieurs autres �gards, bien qu'elle ne s�t pas un mot f d'orthographe.

J'aurai encore beaucoup � parler d'elle; car elle m'a fait beaucoup souffrir, et ses rapports de police sur mon compte aupr�s de ma grand'm�re m'ont rendue beaucoup plus malheureuse que les criailleries et les coups dont Rose, par bonne intention, travaillait � m'abrutir; mais je ne me plaindrai ni de l'une ni de l'autre avec amertume. Elles ont travaill� � mon �ducation physique et morale selon leur pouvoir, et chacune d'apr�s un syst�me qu'elle croyait le meilleur.

Je conviens que Julie me d�plaisait particuli�rement, parce qu'elle ha�ssait ma m�re. En cela, elle croyait t�moigner de son d�vouement � sa ma�tresse, et elle faisait � celle-ci plus de mal que de bien. En r�sum�, il y avait chez nous le parti de ma m�re, repr�sent� par Rose, Ursule et moi; le parti de ma grand'm�re, repr�sent� par Deschartres et par Julie.

Il faut dire � l'�loge des deux suivantes de ma bonne maman que cette diff�rence d'opinion ne les emp�cha pas de vivre ensemble sur le pied d'une grande amiti�, et que Rose, sans jamais abandonner la d�fense de sa premi�re {CL 305} ma�tresse, professa toujours un grand respect et un grand d�vouement pour la seconde. Elles ont soign� ma grand'm�re jusqu'� son dernier jour avec un z�le parfait; elles lui ont ferm� les yeux. Je leur ai donc pardonn� tous les ennuis et toutes les larmes qu'elles m'ont co�t�s, l'une par sa sollicitude f�roce pour ma personne, l'autre par l'abus de son influence sur ma bonne maman.

Elles �taient donc dans ma chambre � chuchoter, et que de choses de ma famille j'ai sues par elles, que j'aurais bien aim� g ne pas savoir sit�t! Et ce jour-l� elles disaient (Julie): « Voyez comme cette petite est folle d'adorer sa m�re; sa m�re ne l'aime point du tout. Elle n'est pas venue une seule fois la voir depuis qu'elle est malade! — Sa m�re, disait Rose, elle est venue tous les jours savoir de ses nouvelles, mais elle n'a pas voulu monter, parce qu'elle est f�ch�e contre madame, � cause de Caroline. — C'est �gal, reprenait Julie, elle aurait pu venir voir sa fille sans entrer chez madame; mais elle a dit � M. de Beaumont qu'elle avait peur d'attraper la rougeole. Elle craint pour sa peau. — Vous vous {Lub 658} trompez, Julie, repartit Rose, ce n'est pas comme cela; c'est qu'elle a peur d'apporter la rougeole � Caroline; et pourquoi faudrait-il que ses deux filles fussent malades � la fois? C'est bien assez d'une. »

Cette explication me fit du bien et calma mon d�sir d'embrasser ma m�re. Elle vint le lendemain jusqu'� la porte de ma chambre, et me cria bonjour � travers. « Va-t-en, ma petite m�re, lui dis-je, n'entre pas. Je ne veux pas envoyer ma rougeole � Caroline. — Voyez! dit ma m�re � je ne sais quelle personne qui �tait avec elle, elle me conna�t bien, elle! Elle ne m'accuse pas. On aura beau faire et beau dire, on ne l'emp�chera pas de m'aimer. »

On voit d'apr�s ces petites sc�nes d'int�rieur, qu'il y avait autour de mes deux m�res des gens qui leur redisaient tout et qui envenimaient leurs dissentiments. Mon pauvre {CL 306} cœur d'enfant commen�ait � �tre ballott� par leur rivalit�. Objet d'une jalousie et d'une lutte perp�tuelles, il �tait impossible que je ne fusse pas la proie de quelque pr�vention, comme j'�tais la victime des douleurs que je causais.

D�s que je fus en �tat de sortir, ma grand'm�re m'enveloppa soigneusement, me prit avec elle dans une voiture et me conduisit chez ma m�re o� je n'avais pas encore �t� depuis mon retour � Paris. Elle demeurait alors rue Duphot, si je ne me trompe. L'appartement �tait petit, sombre et bas, pauvrement meubl�, et le pot-au-feu bouillait dans la chemin�e du salon. Tout �tait fort propre, mais ne sentait point la richesse ni la prodigalit�. On a tant reproch� � ma m�re d'avoir mis du d�sordre dans la vie de mon p�re et de lui avoir fait faire des dettes, que je suis bien aise de la retrouver, dans tous mes souvenirs, �conome, presque avare pour elle-m�me.

La personne qui vint h nous ouvrir fut Caroline. Elle me parut jolie comme un ange, avec son petit nez retrouss�. Elle �tait plus grande que moi relativement � nos �ges respectifs, elle avait la peau moins brune, les traits plus d�licats et une expression de finesse un peu froide et railleuse. Elle soutint avec aplomb la rencontre de ma grand'm�re, elle se sentait chez elle; elle m'embrassa avec transport, me fit mille caresses, mille questions, avan�a tranquillement et fi�rement un fauteuil � ma bonne maman en lui disant: « Asseyez-vous, {Lub 659} madame Dupin, je vais faire appeler maman, qui est chez la voisine. » Puis, ayant averti la porti�re qui faisait leurs commissions, car elles n'avaient pas de servante, elle revint s'asseoir aupr�s du feu, me prit sur ses genoux, et se remit � me questionner et � me caresser, sans s'occuper davantage de la grande dame qui lui avait fait un si cruel affront.

Ma bonne maman avait certainement pr�par� quelque bonne et digne parole � dire � cette enfant, pour la rassurer {CL 307} et la consoler, car elle s'�tait attendue � la trouver timide et effray�e, ou boudeuse, et � soutenir une sc�ne de larmes ou de reproches; mais voyant qu'il n'y avait rien de ce qu'elle avait pr�vu, elle �prouva, je crois, un peu d'�tonnement et de malaise, car je remarquai qu'elle prenait beaucoup de tabac, prise sur prise.

Ma m�re arriva au bout d'un instant. Elle m'embrassa passionn�ment et salua ma grand'm�re avec un regard sec et enflamm�. Celle-ci vit bien qu'il fallait aller au-devant de l'orage. « Ma fille, dit-elle, avec beaucoup de calme et de dignit�, sans doute quand vous avez envoy� Caroline chez moi, vous aviez mal compris mes intentions � l'�gard des relations qui doivent exister entre elle et Aurore. Je n'ai jamais eu la pens�e de contrarier ma petite-fille dans ses affections. Je ne m'opposerai jamais � ce qu'elle vienne vous voir et � ce qu'elle voie Caroline chez vous. Faisons donc en sorte, ma fille, qu'il n'y ait plus de malentendu � cet �gard. »

Il �tait impossible de s'en tirer plus sagement et avec plus d'adresse et de justice. Elle n'avait pas �t� toujours aussi �quitable dans cette affaire. Il est bien certain qu'elle n'avait pas voulu consentir dans le principe, � ce que je visse Caroline, m�me chez ma m�re, et que ma m�re avait �t� forc�e de s'engager � ne me point amener chez elle dans nos promenades, engagement qu'elle avait fid�lement observ�. Il est bien certain aussi qu'en voyant dans mon cœur plus de m�moire et d'attachement qu'elle ne pensait, ma bonne maman avait renonc� � une r�solution impossible et mauvaise. Mais cette concession faite, elle conservait son droit de ne pas admettre chez elle une personne dont la pr�sence lui �tait d�sagr�able. Son explication adroite et nette coupait court � toute r�crimination, ma m�re le sentit et son courroux tomba. « À la bonne heure, maman, » dit-elle, et elles parl�rent {Lub 660} � dessein d'autre chose. Ma m�re {CL 308} �tait entr�e avec une temp�te dans l'�me, et, comme de coutume, elle �tait �tonn�e devant la fermet� souple et polie de sa belle-m�re, d'avoir � plier ses voiles et � rentrer au port.

Au bout de quelques instants, ma grand'm�re se leva pour continuer ses visites, priant ma m�re de me garder jusqu'� ce qu'elle v�nt me reprendre. C'�tait une concession et une d�licatesse de plus, pour bien montrer qu'elle ne pr�tendait pas g�ner et surveiller nos �panchements. Pierret arriva � temps pour lui offrir son bras jusqu'� la voiture. Ma grand'm�re avait de la d�f�rence pour lui, � cause du grand d�vouement qu'il avait t�moign� � mon p�re. Elle lui faisait tr�s-bon accueil, et Pierret n'�tait point de ceux qui excitaient ma m�re contre elle. Bien au contraire, il n'�tait occup� qu'� la calmer et � l'engager � vivre dans de bons rapports avec sa belle-m�re. Mais il rendait � celle-ci de tr�s-rares visites. C'�tait pour lui trop de contrainte que de rester une demi-heure sans allumer son cigare, sans faire de grimaces, et sans prof�rer � chaque phrase son jurement favori, sac � papier!

{Presse 25/12/54 1} Quelle joie ce fut pour moi que de me retrouver dans ce qui me semblait ma seule, ma v�ritable famille! Que ma m�re me semblait bonne, ma sœur aimable, mon ami Pierret dr�le et complaisant! Et ce petit appartement si pauvre et si laid en comparaison des salons ouat�s de ma grand'm�re (c'est ainsi que je les appelais par d�rision), il devint pour moi, en un instant, la terre promise de mes r�ves. Je l'explorais dans tous les coins, je regardais avec amour les moindres objets, la petite pendule en alb�tre, les vases de fleurs en papier, jaunies sous leur cylindre de verre, les pelotes que Caroline avait brod�es en chenille, � sa pension, et jusqu'� la chaufferette de ma m�re, ce meuble prol�taire banni des habitudes �l�gantes, ancien tr�pied de mes premi�res improvisations dans la {CL 309} rue Grange-Bateli�re. Comme j'aimais tout cela! Je ne me lassais pas de dire: « Je suis ici chez nous. L�-bas, je suis chez ma bonne maman. — Sac � papier! disait Pierret, qu'elle n'aille pas dire chez nous devant madame Dupin, elle nous reprocherait de lui apprendre � parler comme aux z-halles! » et Pierret de rire aux �clats, car il riait volontiers de tout, et ma m�re de se moquer de lui, et moi de crier: « Comme on s'amuse chez nous! »

{Lub 661} Caroline me faisait des pigeons avec ses doigts, ou, avec un bout de fil que nous passions et croisions dans les doigts l'une de l'autre, elle m'apprenait toutes ces figures et ces combinaisons de lignes que les enfants appellent le lit, le bateau, les ciseaux, la scie, etc. Les belles poup�es et les beaux livres d'images de ma bonne maman ne me parassaient plus rien aupr�s de ces jeux qui me rappelaient mon enfance, car, encore enfant, j'avais d�j� une enfance, un pass� derri�re moi, des souvenirs, des regrets, une existence accomplie et qui ne devait pas m'�tre rendue.

La faim me prit, il n'y avait chez nous ni g�teaux ni confitures, mais le classique pot-au-feu pour toute nourriture. Mon go�ter passa en un instant de la chemin�e sur la table. Avec quel plaisir je retrouvai mon assiette de terre de pipe! Jamais je ne mangeai de meilleur cœur. J'�tais comme un voyageur qui rentre chez lui apr�s de longues tribulations et qui jouit de tout dans son petit m�nage.

Ma grand'm�re revint me chercher, mon cœur se serra. Mais je compris que je ne devais pas abuser de sa g�n�rosit�. Je la suivis en riant avec des yeux pleins de larmes.

Ma m�re ne voulut pas abuser non plus de la concession faite et ne me mena chez elle que les dimanches. C'�taient les jours de cong� de Caroline, qui �tait encore en pension, ou qui peut-�tre commen�ait � apprendre le m�tier de graveuse de musique qu'elle a continu� depuis et exerc� {CL 310} jusqu'� son mariage, avec beaucoup de labeur et quelque petit profit.

Ces i heureux dimanches si impatiemment attendus passaient comme des r�ves. À cinq heures, Caroline allait d�ner chez ma tante Mar�chal, maman et moi nous allions retrouver ma grand'm�re chez mon grand-oncle de Beaumont.

C'�tait un vieux usage j de famille fort doux que ce d�ner hebdomadaire qui r�unissait invariablement les m�mes convives. Il s'est presque perdu dans la vie agit�e et d�sordonn�e que l'on m�ne aujourd'hui. C'�tait la mani�re la plus agr�able et la plus commode de se voir, pour les gens de loisirs et d'habitudes r�guli�res. Mon grand-oncle avait pour cuisini�re un cordon bleu qui, n'ayant jamais affaire qu'� des palais d'une exp�rience et d'un discernement consomm�s, mettait un amour-propre {Lub 662} immense � les contenter. Madame Bourdieu, la gouvernante de mon oncle, et mon oncle lui-m�me exer�aient une surveillance �clair�e sur ces importants travaux. À cinq heures pr�cises, nous arrivions, ma m�re et moi, et nous trouvions d�j� autour du feu ma grand'm�re dans un vaste fauteuil plac� vis-�-vis du vaste fauteuil de mon grand-oncle, et Madame de La Marli�re entre eux, les pieds allong�s sur les chen�ts, la jupe un peu relev�e, et montrant deux maigres jambes chauss�es de souliers tr�s-pointus.

Madame de La Marli�re k �tait une ancienne amie intime de la feue comtesse de Provence, la femme de celui qui fut depuis Louis XVIII. Son mari, le g�n�ral de La Marli�re, �tait mort sur l'�chafaud. Il est souvent question de cette dame dans les lettres de mon p�re, si l'on s'en souvient. C'�tait une personne fort bonne, fort gaie, expansive, babillarde, obligeante, d�vou�e, brillante, railleuse, un peu cynique dans ses propos. Elle n'�tait point du tout pieuse {CL 311} alors et se gaussait des cur�s, voire d'autre chose, avec une libert� extr�me. À la Restauration, elle devint d�vote et elle a v�cu jusqu'� l'�ge de quatre-vingt-dix-huit ans, je crois, en odeur de saintet�. C'�tait en somme, une excellente femme, sans pr�jug�s au temps o� je l'ai connue, et je ne pense pas qu'elle soit jamais devenue bigote et intol�rante. Elle n'en avait gu�re le droit, apr�s avoir tenu si peu de compte des choses saintes pendant les trois quarts de sa vie. Elle �tait fort bonne pour moi, et comme c'�tait la seule des amies de ma grand'm�re qui n'e�t aucune pr�vention contre ma m�re, je lui t�moignais plus de confiance et d'amiti� qu'aux autres. Pourtant j'avoue qu'elle ne m'�tait pas naturellement sympathique. Sa voix claire, son accent m�ridional, ses �tranges toilettes, son menton aigu dont elle me meurtrissait les joues en m'embrassant, et surtout la crudit� de ses expressions burlesques, m'emp�chaient de la prendre au s�rieux et de trouver du plaisir � ses g�teries.

Madame Bourdieu allait et venait l�g�rement de la cuisine au salon; elle n'avait gu�re alors qu'une quarantaine d'ann�es. C'�tait une brune forte, repl�te, et d'un type tr�s-accus�. Elle �tait de Dax, et avait un accent gascon encore plus sonore que celui de Madame de La Marli�re. Elle appelait mon grand-oncle papa, et ma m�re aussi avait cette habitude. Madame de La Marli�re, {Lub 663} qui aimait � faire l'enfant, disait papa aussi, ce qui faisait para�tre mon grand-oncle plus jeune qu'elle.

L'appartement qu'il a occup� tout le temps de ma vie o� je l'ai connu, c'est-�-dire pendant une quinzaine d'ann�es, �tait situ� rue Gu�n�gaud, au fond d'une cour triste et vaste, dans une maison du temps de Louis XIV, d'un caract�re tr�s-homog�ne dans toutes ses parties. Les fen�tres �taient hautes et longues; mais il y avait tant de rideaux, de tentures, de paravents, de draperies et de tapis pour d�fendre {CL 312} � l'air ext�rieur de s'introduire par la moindre fissure, que toutes les pi�ces �taient sombres et sourdes comme des caves. L'art de se pr�server du froid en France, et surtout � Paris, commen�ait � se perdre sous l'Empire, et il s'est tout � fait perdu maintenant pour les gens d'une fortune m�diocre, malgr� les nombreuses inventions de chauffage �conomique dont le progr�s nous a enrichis.

La mode, l la n�cessit� et la sp�culation, qui de concert nous ont amen�s � b�tir des maisons perc�es de plus de fen�tres qu'il ne reste de parties pleines dans l'�difice; le manque d'�paisseur des murailles, et la h�te avec laquelle ces constructions laides et fragiles se sont �lev�es, font que plus un appartement est petit, plus il est froid et co�teux � r�chauffer. Celui de mon grand-oncle �tait une serre chaude cr��e par ses soins assidus, dans une maison �paisse et massive, comme devraient l'�tre toutes les habitations dans un climat aussi ingrat et aussi variable que le n�tre. Il est vrai qu'autrefois on s'installait l� pour toute sa vie, et qu'en y b�tissant son nid, on y creusait sa tombe.

Les vieilles gens que j'ai connus � cette �poque et qui avaient une existence retir�e ne vivaient que dans leur chambre � coucher. Elles avaient un salon vaste et beau, o� elles recevaient une ou deux fois l'an, et o�, le reste du temps, elles n'entraient jamais. Mon grand-oncle et ma grand'm�re, ne recevant jamais, eussent pu se passer de ce luxe inutile qui doublait le prix de leur loyer. Mais ils eussent cru n'�tre pas log�s s'il en e�t �t� autrement.

Le mobilier de ma grand'm�re �tait du temps de Louis XVI, et elle n'avait point de scrupule d'y introduire de temps en temps un objet plus moderne lorsqu'il lui semblait commode ou joli. Mais mon grand-oncle {Lub 664} �tait trop artiste pour se permettre la moindre disparate. Tout chez lui �tait du m�me style Louis XIV que les moulures des portes ou les ornements du plafond. Je ne sais s'il avait {CL 313} h�rit� de ce riche ameublement ou s'il l'avait collectionn� lui-m�me; mais ce serait aujourd'hui une trouvaille pour un amateur que ce mobilier complet dans son anciennet�, depuis la pincette et le soufflet, jusqu'au lit et aux cadres des tableaux. Il avait des peintures superbes dans son salon, et des meubles de boule d'une grandeur et d'une richesse respectables. Comme tout cela n'�tait pas redevenu de mode et qu'on pr�f�rait � ces belles choses, v�ritables objets d'art, les chaises curules de l'Empire et les d�testables imitations d'Herculanum en acajou plaqu� ou en bois peint couleur bronze, le mobilier de mon grand-oncle n'avait gu�re de prix que pour lui-m�me. J'�tais loin de pouvoir appr�cier le bon go�t et la valeur artistique d'une semblable collection; et m�me j'entendais dire � ma m�re que tout cela �tait trop vieux pour �tre beau. Pourtant les belles choses portent avec elles une impression que subissent souvent ceux m�mes qui ne les comprennent pas. Quand j'entrais chez mon oncle, il me semblait entrer dans un sanctuaire myst�rieux, et, comme le salon �tait en effet un sanctuaire ferm�, je priais tout bas Madame Bourdieu de m'y laisser p�n�trer. Alors, pendant que les grands-parents m jouaient aux cartes apr�s d�ner, elle me donnait un petit bougeoir, et, me conduisant comme en cachette dans ce grand salon, elle m'y laissait quelques instants, me recommandant bien de ne pas monter sur les meubles et de ne pas r�pandre de bougie. Je n'avais garde de d�sob�ir; je posais ma lumi�re sur une table et je me promenais furtivement dans cette vaste pi�ce � peine �clair�e jusqu'au plafond par mon faible luminaire. Je ne voyais donc que tr�s-confus�ment les grands portraits de Largilli�re, les beaux int�rieurs flamands et les tableaux des ma�tres italiens qui couvraient les murs. Je me plaisais au scintillement des dorures, aux grands plis des rideaux, au silence et � la solitude de cette pi�ce respectable que l'on {CL 314} semblait ne pas oser habiter et dont je prenais possession � moi toute seule.

Cette possession fictive me suffisait, car d�s mes plus jeunes ann�es, la possession r�elle des choses n'a jamais �t� un plaisir pour moi. Jamais rien ne m'a fait envie {Lub 665} en fait de palais, de voitures, de bijoux et m�me d'objets d'art; et pourtant j'aime � parcourir un beau palais, � voir passer un �quipage �l�gant et rapide, � toucher et � retourner des bijoux bien travaill�s, � contempler les produits d'art ou d'industrie o� l'intelligence de l'homme s'est r�v�l�e sous une forme quelconque. Mais je n'ai jamais �prouv� le esoin de me dire: « Ceci est � moi, » et je ne comprends {Presse 25/12/54 2} m�me pas qu'on ait ce besoin-l�. On a tort de me donner un objet rare ou pr�cieux, parce qu'il m'est impossible de ne pas le donner bient�t � un ami qui l'admire et chez qui je vois le d�sir de la possession. Je ne tiens qu'aux choses qui me viennent des �tres que j'ai aim�s et qui ne sont plus. Alors j'en suis avare, quelque peu de valeur qu'elles aient, et j'avoue que le cr�ancier qui me forcerait � vendre les vieux meubles de ma chambre me ferait beaucoup de peine, parce qu'ils me viennent presque tous de ma grand'm�re et qu'ils me la rappellent � tous les instants de ma vie. Pour tout ce qui est aux autres, je n'en suis jamais tent�e et me sens de la race de ces boh�miens dont B�ranger a dit:


Voir c'est avoir.

Je ne hais pas le luxe, tout au contraire, je l'aime; mais je n'en ai que faire pour moi. J'aime les bijoux surtout de passion. Je ne trouve pas de cr�ation plus jolie que ces combinaisons de m�taux et de pierres pr�cieuses qui peuvent r�aliser les formes les plus riantes et les plus heureuses dans de si d�licates proportions. J'aime � examiner les parures, les �toffes, les couleurs; le go�t me charme. {CL 315} Je voudrais �tre bijoutier ou costumier pour inventer toujours, et pour donner, par le miracle du go�t, une sorte de vie � ces riches mati�res. Mais tout cela n'est d'aucun usage agr�able pour moi. Une belle robe est g�nante, les bijoux �gratignent, et en toutes choses, la mollesse des habitudes nous vieillit et nous tue. Enfin je ne suis pas n�e pour �tre riche, et si les malaises de la vieillesse ne commen�aient � se faire sentir, je vivrais tr�s-r�ellement dans une chaumi�re du Berry, pourvu qu'elle f�t propre*, avec autant de contentement que dans une villa italienne.

* Et elles le sont presque toutes, j'aime � le dire.

{Lub 666} Ce point n'est vertu ni pr�tention � l'aust�rit� r�publicaine. Est-ce qu'une chaumi�re n'est pas, surtout pour l'artiste, plus belle, plus riche de couleur, de gr�ce, d'arrangement et de caract�re, qu'un vilain palais moderne construit et d�cor� dans le go�t constitutionnel, le plus pitoyable style qui existe dans l'histoire des arts? Aussi n'ai-je jamais compris que les artistes de mon temps eussent, en g�n�ral, tant de v�nalit�, de besoins de luxe, d'ambitions de fortune. Si quelqu'un au monde peut se passer de luxe et se cr�er � lui-m�me une vie selon ses r�ves avec peu, avec presque rien, c'est l'artiste, puisqu'il porte en lui le don de po�tiser les moindres choses et de se construire une cabane selon les r�gles du go�t ou les instincts de la po�sie. Le luxe me para�t donc la ressource des gens b�tes.

Ce n'�tait pourtant point le cas pour mon grand-oncle; son go�t �tait luxueux de sa nature, et j'approuve fort qu'on se meuble avec de belles choses quand on peut se les procurer, par d'heureuses rencontres, � meilleur march� que de laides. C'est probablement ce qui lui �tait arriv�, car il avait une mince fortune et il �tait fort g�n�reux, ce qui �quivaut � dire qu'il �tait pauvre et n'avait pas de folies et de caprices � se permettre.

{CL 316} Il �tait gourmand, quoiqu'il mange�t fort peu, mais il avait une gourmandise sobre et de bon go�t comme le reste, point fastueuse, sans ostentation, et qui se piquait m�me d'�tre positive. Il �tait plaisant de l'entendre analyser ses th�ories culinaires, car il le faisait tant�t avec une gravit� et une logique qui eussent pu s'appliquer � toutes les donn�es de la politique et de la philosophie, tant�t avec une verve comique et indign�e. « Rien n'est si b�te, disait-il avec ses paroles enjou�es dont l'accent distingu� corrigeait la crudit�, que de se ruiner pour sa gueule. Il n'en co�te pas plus d'avoir une omelette d�licieuse que de se faire servir, sous pr�texte d'omelette, un vieux torchon br�l�. Le tout, c'est de savoir soi-m�me ce que c'est qu'une omelette, et quand une m�nag�re l'a bien compris, je la pr�f�re, dans ma cuisine, � un savant pr�tentieux qui se fait appeler monsieur par ses marmitons, et qui baptise une charogne des noms les plus pompeux. »

Tout le temps du d�ner, la conversation �tait sur ce ton et roulait sur la mangeaille. J'en ai donn� cet {Lub 667} �chantillon pour qu'on se figure bien cette nature de chanoine, qui n'a gu�re plus de type dans le temps pr�sent. Ma grand'm�re, qui �tait d'une friandise extr�me, bien que tr�s-petite mangeuse, avait aussi des th�ories scientifiques sur la mani�re de faire une cr�me � la vanille et une omelette souffl�e. Madame Bourdieu se faisait quereller par mon oncle, parce qu'elle avait laiss� mettre dans la sauce quelques parcelles de muscade de plus ou de moins: ma m�re riait de leurs disputes. Il n'y avait que la m�re La Marli�re qui oubli�t de babiller au d�ner, parce qu'elle mangeait comme un ogre. Quant � moi, ces longs d�ners servis, discut�s, analys�s et savour�s avec tant de solennit� m'ennuyaient mortellement. J'ai toujours mang� vite et en pensant � autre chose. Une longue s�ance � table m'a toujours rendue malade, et j'obtenais la permission de me {CL 317} lever de temps en temps pour aller jouer avec un vieux caniche qui s'appelait Babet et qui passait sa vie � faire des petits et � les allaiter dans un coin de la salle � manger.

La soir�e me paraissait bien longue aussi. Il fallait que ma m�re pr�t des cartes et f�t la partie des grands-parents, ce qui ne l'amusait pas non plus, mon oncle �tant beau joueur et ne se f�chant pas comme Deschartres, et la m�re La Marli�re gagnant toujours parce qu'elle trichait. Elle convenait elle-m�me que le jeu sans tricherie l'ennuyait, c'est pourquoi elle ne voulait point jouer d'argent*.

* J'ai fait depuis une remarque qui m'a paru triste, c'est que la plupart des femmes trichent au jeu et sonty malhonn�tes en affaires d'int�r�t. Je l'ai constat� chez des femmes riches, pieuses et consid�r�es. Il faut le dire, puisque cela est, et que signaler un mal c'est le combattre. Cet instinct de duplicit� que l'on peut observer m�me chez les jeunes filles qui jouent sans que la partie soit int�ress�e, tient-il � un besoin inn� de tromper, ou � l'�pret� d'une volont� nerveuse qui veut se soustraire � la loi du hasard? Cela ne vient-il pas plut�t de ce que leur �ducation morale est incompl�te? Il y a deux sortes d'honneur dans le monde: celui des hommes porte sur la bravoure et sur la loyaut� dans les transactions p�cuniaires; celui des femmes n'est atttach� qu'� la pudeur et � la fid�lit� conjugale. Si l'on se permettait de dire ici aux hommes qu'un peu de chastet� et de leur fid�lit� ne leur nuirait pas, ils l�veraient certainement les �paules. Mais nieraient-ils qu'une honn�te femme, qui serait en m�me temps un honn�te homme, aurait doublement droit � leur respect et � leur confiance?

{Lub 668} Pendant ce temps, la bonne Bourdieu t�chait de me distraire. Elle me faisait faire des ch�teaux de cartes ou des �difices de dominos. Mon oncle, qui �tait taquin, se retournait pour souffler dessus ou pour donner un coup de coude � notre petite table. Et puis il disait � Madame Bourdieu, qui s'appelait Victoire comme ma m�re: « Victoire, vous abrutissez cet enfant, montrez-lui quelque chose d'int�ressant. Tenez faites-lui voir mes tabati�res! » Alors on ouvrait un coffret et l'on me faisait passer en revue une douzaine de tabati�res fort belles, orn�es de charmantes {CL 318} miniatures. C'�taient les portraits d'autant de belles dames en costumes de nymphes, de d�esses ou de berg�res. Je comprends maintenant pourquoi mon oncle avait tant de belles dames sur ses tabati�res. Quant � lui, il n'y tenait plus et cela ne lui paraissait plus avoir d'autre utilit� que d'amuser les regards d'un petit enfant. Donnez donc des portraits aux abb�s! Heureusement ce n'est plus la mode.

Ma bonne maman me menait aussi quelquefois chez Madame de La Marli�re; mais celle-ci, n'ayant qu'une tr�s-mince existence, ne donnait point de d�ners. Elle occupait, rue villedot, n° 6, un petit appartement au troisi�me, qu'elle n'a pas quitt�, je crois, depuis le Directoire jusqu'� sa mort, arriv�e en 1841 ou 42. Son int�rieur, moins beau que celui de mon grand-oncle, �tait curieux aussi pour son homog�n�it�, et je ne crois pas que depuis le temps de Louis XVI dont il �tait un petit sp�cimen complet, il e�t subi le moindre changement.

Madame de La Marli�re �tait alors tr�s-li�e avec Madame Junot, duchesse d'Abrant�s, qui a laiss� des m�moires tr�s-int�ressants n et qui est morte tr�s-malheureuse, apr�s une vie m�l�e de plaisirs et de d�sastres. Elle a consacr�, s'il m'en souvient bien, une page � Madame de La Marli�re, qu'elle a beaucoup po�tis�e. Mais il faut permettre � l'amiti� ces sortes d'inexactitudes. En somme, la vieille amie de la comtesse de Provence, de Madame Junot et de ma grand'm�re, avait plus de qualit�s que de d�fauts, et c'�tait de quoi lui faire pardonner quelques travers et quelques ridicules. Les autres amies de ma grand'm�re �taient: d'abord, Madame de Pardaillan, celle qu'elle pr�f�rait avec raison � toutes les autres, petite bonne vieille qui avait �t� fort jolie et qui �tait encore proprette, mignonne et fra�che sous ses {Lub 669} rides. Elle n'avait pas d'esprit et pas plus d'instruction que les autres dames de son temps, car, de toutes celles que je mentionne, ma grand'm�re �tait la {CL 319} seule qui s�t parfaitement sa langue et dont l'orthographe f�t correcte. Madame de La Marli�re, quoique dr�le et piquante dans son style, �crivait comme nos cuisini�res n'�crivent plus; mais Madame de Pardaillan, n'ayant jamais eu aucune esp�ce de pr�tention, et ne visant point � l'esprit, n'�tait jamais ennuyeuse. Elle jugeait tout avec un grand bon sens et prenait son opinion et ses principes dans son cœur, sans s'inqui�ter du monde. Je ne crois pas qu'elle ait non-seulement dit un mot m�chant dans sa vie, mais encore qu'elle ait eu une seule pens�e hostile ou am�re; c'�tait une nature ang�lique, calme, et pourtant sensible et aimante, une �me fid�le, maternelle � tous, pieuse sans fanatisme, tol�rante, non par indiff�rence, mais par tendresse et modestie. Enfin je ne sais si elle avait des d�fauts, mais elle est une des deux ou trois personnes que j'ai rencontr�es, dans ma vie, chez lesquelles il m'a �t� impossible d'en pressentir aucun.

S'il n'y avait pas de brillant � la surface de son esprit, je crois qu'il y avait du moins une certaine profondeur dans ses pens�es. Elle avait l'habitude de m'appeler pauvre petite. Et un jour que je me trouvais seule avec elle, je m'enhardis � lui demander pourquoi elle m'appelait ainsi. Elle m'attira pr�s d'elle et me dit d'une voix �mue en m'embrassant: « Soyez toujours bonne, ma pauvre enfant, car ce sera votre seul bonheur en ce monde. » cette esp�ce de proph�tie me fit quelque impression. « Je serai donc malheureuse? lui dis-je. — Oui, me r�pondit-elle, tout le monde est condamn� au chagrin; mais vous en aurez plus qu'une autre; et souvenez-vous de ce que je vous dis, soyez bonne, parce que vous aurez beaucoup � pardonner. — Et pourquoi faudra-t-il que je pardonne? lui demandai-je encore. — Parce que vous �prouverez � pardonner le seul bonheur que vous devez avoir. » Avait-elle dans l'�me quelque secret chagrin qui la faisait parler ainsi d'une {CL 320} mani�re g�n�rale? Je ne le pense pas; elle devait �tre heureuse, car elle �tait ador�e de sa famille; je croirais pourtant assez qu'elle avait �t� bris�e dans sa jeunesse par quelque peine de cœur qu'elle n'avait jamais r�v�l�e � personne: ou bien comprenait-elle, avec son beau {Lub 670} et noble cœur, combien j'aimais ma m�re, et combien j'aurais � souffrir dans cette affection?

{Presse 30/12/54 1} Madame de B�renger et Madame de Ferri�res �taient toutes deux si infatu�es de leur noblesse que je ne saurais laquelle nommer la premi�re pour l'orgueil et les grands airs. C'�taient bien les meilleurs types de vieilles comtesses dont ma m�re p�t se divertir.

Elles avaient �t� p fort belles toutes les deux, et fort vertueuses, disaient-elles, ce qui ajoutait � leur morgue et � leur roideur. Madame de Ferri�res avait encore de beaux restes et n'�tait point f�ch�e de les montrer. Elle avait toujours les bras nus dans son manchon d�s le matin, quelque temps qu'il f�t. C'�taient des bras fort blancs et tr�s-gras, que je regardais avec �tonnement, car je ne comprenais rien � cette coquetterie surann�e. Mais ces beaux bras de soixante ans �taient si flasques qu'ils devenaient tout plats quand ils se posaient sur une table, et cela me causait une sorte de d�go�t. Je n'ai jamais compris ces besoins de nudit� chez les vieilles femmes, surtout chez celles dont la vie a �t� sage. Mais c'�tait peut-�tre chez Madame de Ferri�res une habitude de costume ancien, qu'elle ne voulait point abjurer.

Madame de B�renger, non plus que la pr�c�dente, n'�tait la favorite d'aucune princesse de l'ancien ou du nouveau r�gime*. Elle s'estimait trop haut plac�e pour cela, et elle e�t dit volontiers: « C'est � moi d'avoir une cour, et non {CL 321} de faire partie de celle des autres. » Je ne sais plus de qui elle �tait fille, mais son mari pr�tendait descendre de B�ranger roi d'Italie du temps des goths; � cause de cela, sa femme et lui se croyaient des �tres sup�rieurs dans la cr�ation,


Et comme du fumier regardaient tout le monde.

{[CL 320]} * Madame de Pardaillan �tait l'amie de la duchesse douairi�re d'Orl�ans.

Ils avaient �t� fort riches et l'�taient encore assez, quoiqu'ils se pr�tendissent ruin�s par l'inf�me R�volution. Madame de B�renger ne montrait pas ses bras, mais elle avait encore pour sa taille une pr�tention extraordinaire. Elle portait des corsets si serr�s qu'il fallait deux femmes de chambre pour la sangler en lui mettant leurs genoux dans la cambrure du dos. Si elle {Lub 671} avait �t� belle comme on le disait, il n'y paraissait gu�re, surtout avec la coiffure qu'elle portait et qui consistait en une petite perruque blonde fris�e � l'enfant ou � la Titus sur toute la t�te. Rien n'�tait si laid et si ridicule que de voir une vieille femme avec ce simulacre de t�te nue et de cheveux courts, blondins et frisot�s; d'autant plus pour Madame de B�renger qu'elle �tait fort brune et qu'elle avait de grands traits. Le soir, le sang lui montait � la t�te et elle ne pouvait supporter la chaleur de sa perruque; elle l'�tait pour jouer aux cartes avec ma grand'm�re, et elle restait en serre-t�te noir, ce qui lui donnait l'air d'un vieux cur�; mais si l'on annon�ait quelque visite, elle se h�tait de chercher sa perruque, qui souvent �tait par terre, ou dans sa poche, ou sur son fauteuil, elle assise dessus. On juge quels plis �tranges avaient pris toutes ces m�ches de petits cheveux fris�s, et comme, dans sa pr�cipitation, il lui arrivait souvent de la mettre � l'envers, ou sens devant derri�re, elle offrait une suite de caricatures � travers lesquelles il m'�tait bien difficile de retrouver la beaut� d'autrefois.

Madame de Troussebois, Madame de Jasseau et les autres {CL 322} dont je ne me rappelle pas les noms avaient, celle-ci un menton qui rejoignait son nez, celle-l� une face de momie; la plus jeune de la collection �tait une chanoinesse blonde qui avait une assez belle t�te sur un corps nain et difforme. Quoiqu'elle f�t demoiselle, elle avait le privil�ge de s'appeler madame et de porter un ruban d'ordre sur sa bosse, parce qu'elle avait seize quartiers de noblesse. Il y avait aussi une baronne d'Hasfeld, ou d'Hazefeld, qui avait la tournure et les mani�res d'un vieux caporal Schlag; enfin, une Madame Dubois, la seule qui n'e�t point un nom, et qui pr�cis�ment n'avait aucun ridicule. Je ne sais plus quelle autre avait une grosse l�vre violette toujours gonfl�e, fendue et gerc�e, dont les baisers m'�taient odieux.

Il y avait q aussi une Madame de Maleteste, encore assez jeune, qui avait �pous� un vieux mari, pauvre et grognon, uniquement pour porter le nom des Malatesta d'Italie, nom qui n'est pas bien beau, puisqu'il signifie tout bonnement mauvaise t�te, ou plut�t t�te m�chante. Par une singuli�re co�ncidence, cette dame passait sa vie � avoir la migraine, et comme on pronon�ait son nom Mal-T�te, je croyais de bonne foi que c'�tait un sobriquet qu'on {Lub 672} lui avait donn� � cause de sa maladie et de ses plaintes continuelles. De sorte qu'un jour je lui demandai na�vement comment elle s'appelait pour de bon. Elle s'�tonna et me r�pondit que je le savais bien. « Mais non, lui dis-je, mal de t�te, mal � la t�te, mal t�te n'est pas un nom. — Pardon, mademoiselle, me r�pondit-elle fi�rement, c'est un fort beau et fort grand nom. — Ma foi, je ne trouve pas, lui r�pondis-je. Vous devriez vous f�cher quand on vous appelle comme �a. — Je vous en souhaite un pareil! Ajouta-t-elle avec emphase. — Merci, repris-je obstin�ment, j'aime mieux le mien. » Les autres dames, qui ne l'aimaient point, peut-�tre parce qu'elle �tait la plus jeune, se cachaient pour rire dans leurs �ventails. Ma grand'm�re m'imposa silence, et madame {CL 323} de Maleteste se retira peu de moments apr�s, fort bless�e d'une impertinence dont je ne sentais pas la port�e.

Les hommes �taient l'abb� de Pernon, un doux et excellent homme, s�cularis� dans toute sa personne, toujours v�tu d'un habit gris clair et la figure couverte de gros pois chiches; l'abb� d'Andrezel, dont j'ai d�j� parl�, et qui portait des spencers sur ses habits; le chevalier de Vinci, qui avait un tic nerveux, gr�ce auquel sa perruque fortement secou�e et attir�e par une continuelle contraction des sourcils et des muscles frontaux quittait sa nuque, et, en cinq minutes, arrivait � tomber sur son nez. Il la rattrapait juste au moment o� elle abandonnait sa t�te et se pr�cipitait dans son assiette. Il la rejetait alors tr�s en arri�re sur son cr�ne, afin qu'elle e�t plus de chemin � parcourir avant d'arriver � une nouvelle chute. Il y avait encore deux ou trois vieillards dont les noms m'�chappent et me reviendront peut-�tre en temps et lieu.

Mais qu'on se figure l'existence d'un enfant qui n'a point suc� les pr�jug�s de la naissance avec le lait de sa m�re, au milieu de ces tristes personnages d'un enjouement glacial ou d'une gravit� lugubre! J'�tais d�j� tr�s-artiste sans le savoir, artiste dans ma sp�cialit�, qui est l'observation des personnes et des choses. Bien longtemps avant de savoir que ma vocation serait de peindre bien ou mal des caract�res et de d�crire des int�rieurs, je subissais avec tristesse et lassitude les instincts de cette destin�e. Je commen�ais � ne pouvoir plus m'abstraire dans mes r�veries, et malgr� moi, le monde ext�rieur, {Lub 673} la r�alit�, venait me presser de tout son poids et m'arracher aux chim�res dont je m'�tais nourrie dans la libert� de ma premi�re existence. Malgr� moi, je regardais et j'�tudiais ces visages ravag�s par la vieillesse, que ma grand'm�re trouvait encore beaux par habitude, et qui me paraissaient d'autant plus affreux que je les entendais vanter dans le pass�. J'analysais {CL 324} les expressions de physionomie, les attitudes, les mani�res, le vide des paroles oiseuses, la lenteur des mouvements, les infirmit�s, les perruques, les verrues, l'embonpoint d�sordonn�, la maigreur cadav�reuse, toutes ces laideurs, toutes ces tristesses de la vieillesse qui choquent quand elles ne sont pas support�es avec bonhomie et simplicit�. J'aimais la beaut�, et sous ce rapport, la figure sereine, fra�che et indestructiblement belle de ma grand'm�re ne blessait jamais mes regards; mais, en revanche, la plupart des autres me contristaient, et leurs discours me jetaient dans un ennui profond. J'aurais voulu ne point voir, ne point entendre. Ma nature scrutatrice me for�ait � regarder, � �couter, � ne rien perdre, ne rien oublier, et cette facult� naissanteredoublait mon ennui en s'exer�ant sur des objets aussi peu attrayants.

Dans la journ�e, quand je courais avec ma m�re, je m'�gayais avec elle de ce qui m'avait ennuy� la veille. Je lui faisais, � ma mani�re, la peinture des petites sc�nes burlesques dont j'avais �t� le silencieux et m�lancolique spectateur, et elle riait aux �clats, enchant�e de me voir partager son d�dain et son aversion pour les vieilles comtesses.

Et pourtant il y avait certainement parmi ces vieilles dames des personnes d'un m�rite r�el, puisque ma bonne maman leur �tait attach�e. Mais, except� Madame de Pardaillan, qui m'a toujours �t� sympathique, je n'�tais pas en �ge d'appr�cier le m�rite s�rieux et je ne voyais que les disgr�ces ou les ridicules des solennelles personnes qui en �taient rev�tues.

Madame de Maleteste avait un horrible chien qui s'appelait Azor; c'est aujourd'hui le nom classique du chien de la porti�re, mais toutes choses ont leur charme dans la nouveaut�, et � cette �poque le nom d'Azor ne paraissait ridicule que parce qu'il �tait port� par un vieux caniche {CL 325} d'une malpropret� insigne. Ce n'est pas qu'il ne f�t lav� et peign� avec amour, mais sa gourmandise {Lub 674} avait les plus tristes r�sultats, et sa ma�tresse avait la rage de le mener partout avec elle, disant qu'il avait trop de chagrin quand elle le laissait seul. Madame de La Marli�re, par contre, avait horreur des animaux, et j'avoue que ma tendresse pour les b�tes n'allait pas jusqu'� trouver trop cruel qu'elle allonge�t, avec ses grands souliers pointus, de plantureux coups de pieds � Azor de Maleteste, c'est ainsi qu'elle l'appelait. Cela fut cause d'une haine profonde entre ces deux dames. Elles disaient pis que pendre l'une de l'autre, et toutes les autres s'amusaient � les exciter. Madame de Maleteste, qui �tait fort pinc�e, lan�ait toutes sortes de petits mots secs et blessants. Madame de La Marli�re, qui n'�tait pas m�chante, mais vive et leste en paroles, ne se f�chait point, et l'exasp�rait d'autant plus par la crudit� de ses plaisanteries.

Une chose qui m'�tonnait autant que le nom de Madame de Maleteste, c'�tait ce titre d'abb� que je voyais donner � des messieurs habill�s comme tout le monde, et n'ayant rien de religieux dans leurs habitudes ni de grave dans leurs mani�res. Ces c�libataires qui allaient au spectacle et mangeaient des poulardes le vendredi saint me paraissaient des �tres particuliers dont je ne pouvais me d�finir le mode d'existence, et comme les Enfants terribles de Gavarni, je leur adressais des questions g�nantes. Je me souviens qu'un jour je disais � l'abb� d'Andrezel: « Eh bien, si tu n'es pas cur�, o� donc est ta femme? Et si tu es cur�, o� donc est ta messe? » On trouva le mot fort spirituel et fort m�chant; je ne m'en doutais gu�re, j'avais fait de la critique sans le savoir, et cela m'est arriv� plus d'une fois dans la suite de ma vie. J'ai fait, par distraction ou par b�tise, des questions ou des remarques qu'on a crues bien profondes ou bien mordantes.

{CL 326} Comme je ne peux pas ordonner mes souvenirs avec exactitude, j'ai mis ensemble beaucoup r de personnes et de d�tails qui ne datent peut-�tre pas sp�cialement dans ma m�moire de ce premier s s�jour � Paris avec ma grand'm�re; mais comme les habitudes et l'entourage de celle-ci ne chang�rent pas, et que chaque s�jour � Paris amena les m�mes circonstances et les m�mes visages autour de moi, je n'aurai plus � les d�crire quand je poursuivrai mon r�cit.

{Lub 675} Je parlerai t donc ici de la famille Villeneuve, dont il a �t� si souvent question dans les lettres de mon p�re.

J'ai d�j� dit que M. Dupin de Francueil, mon {Presse 30/12/54 2} grand-p�re, ayant �t� mari� deux fois, avait eu de sa premi�re femme une fille qui se trouvait �tre par cons�quent sœur de mon p�re et beaucoup plus �g�e que lui. Elle avait �t� mari�e � M. Valet de Villeneuve, financier, et ses deux fils, Ren� et Auguste, �taient par cons�quent les neveux de mon p�re, bien que l'oncle et les neveux fussent � peu pr�s du m�me �ge.

Quant � moi, je suis leur cousine, et leurs enfants sont mes neveux et ni�ces � la mode de Bretagne, bien que je sois la plus jeune de cette g�n�ration. Ce renversement de l'�ge qui convient ordinairement au degr� ascendant de la parent� faisait toujours un effet bizarre pour les personnes qui n'�taient pas au courant de la filiation. À pr�sent quelques ann�es de diff�rence ne s'aper�oivent plus, mais quand j'�tais un petit enfant et que de grands gar�ons et de grandes demoiselles m'appelaient ma tante, on croyait toujours que c'�tait un jeu. Par plaisanterie, mes cousins habitu�s � appeler mon p�re leur oncle, m'appelaient leur grand'tante, et mon nom pr�tant � cet amusement, toute la famille, vieux et jeunes, grands et petits, m'appelaient ma tante Aurore.

{CL 327} Cette famille demeurait alors, et a demeur� depuis pendant une trentaine d'ann�es, dans une m�me maison, qui lui appartenait, rue de Gramont. C'�tait une nombreuse famille, comme on va voir, et dont l'union avait quelque chose de patriarcal. Au rez-de-chauss�e, c'�tait Madame de Courcelles, m�re de Madame de Guibert; au premier, Madame de Guibert, m�re de Madame Ren� de Villeneuve, au deuxi�me, M. et Madame Ren� de Villeneuve avec leurs enfants. Dix ans apr�s l'�poque de ma vie que je raconte, Mademoiselle de Villeneuve ayant �pous� M. de La Roche-Aymon, demeura au troisi�me, et la vieille Madame de Courcelles vivait encore sans d�faillance et sans infirmit�s, lorsque les enfants de Madame de La Roche-Aymon furent install�s avec leurs bonnes au quatri�me �tage, ce qui faisait en r�alit�, avec le rez-de-chauss�e, cinq g�n�rations directes vivant sous le m�me toit, et Madame de Courcelles pouvait dire � Madame de Guibert ce mot proverbial si joli: Ma fille, va-t'en dire � ta fille, que la fille de sa fille crie.

{Lub 676} Toutes ces femmes s'�tant mari�es tr�s-jeunes et �tant toutes jolies ou bien conserv�es, il �tait impossible de deviner que Madame de Villeneuve f�t grand'm�re et Madame de Guibert arri�re-grand'm�re. Quant � la trisa�eule, elle �tait droite, mince, propre et active. u Elle montait l�g�rement au quatri�me pour aller voir les arri�re-petits-enfants de sa fille. Il �tait impossible de ne pas �prouver un grand respect et une grande sympathie en la voyant si forte, si douce, si calme et si gracieuse. Elle n'avait aucun travers, aucun ridicule, aucune vanit�. Elle est morte sans faire de maladie, d'une indisposition subite � laquelle son grand �ge ne put r�sister. Elle �tait encore dans toute la pl�nitude de ses facult�s.

Je ne dirai rien de Madame de Guibert, veuve du g�n�ral de ce nom, qui a eu des talents et du m�rite; je l'ai {CL 328} tr�s-peu connue; elle vivait un peu � part du reste de la famille, je n'ai jamais su v pourquoi. On la disait mari�e secr�tement avec Barr�re. Ce devait �tre une personne d'id�es et d'aventures �tranges, mais il r�gnait une sorte de myst�re autour d'elle, et je suis si peu curieuse que je n'ai jamais song� � m'en enqu�rir.

Quant � M. et Madame Ren� de Villeneuve, j'en parlerai plus tard, parce qu'ils sont li�s plus directement � l'histoire de ma vie.

Auguste, fr�re de Ren�, et tr�sorier de la ville de Paris, demeurait rue d'Anjou, dans un bel h�tel, avec ses trois enfants: F�licie, qui �tait un ange de beaut�, de douceur et de bont�, et qui, phthisique comme sa m�re, est morte jeune en Italie, o� elle avait �pous� le comte Balbo (le m�me dont les �crits et les opinions tr�s-mod�r�ment progressifs ont fait quelque bruit en Pi�mont dans ces derniers temps); Louis, qui est mort aussi au sortir de l'adolescence, et L�once, qui a �t� pr�fet de l'Indre et du Loiret sous Louis-Philippe.

Celui-l� w aussi �tait un enfant d'une charmante figure, tr�s-spirituel et tr�s-railleur. Je me souviens d'un bal d'enfants que donna sa m�re, c'est la premi�re et la derni�re fois que je vis cette bonne et charmante Laure de S�gur pour qui mon p�re avait tant de respect et d'affection. Elle portait une robe rose garnie de jacinthes, et me prit aupr�s d'elle sur le divan o� elle �tait couch�e, pour regarder tristement ma ressemblance avec mon p�re. Elle �tait p�le et br�lante de fi�vre. Ses enfants ne {Lub 677} pressentaient nullement qu'elle f�t � la veille de mourir. L�once se moquait de toutes ces petites filles endimanch�es. Les toilettes de ce temps-l� �taient parfois bien singuli�res, et je ne crois pas que les gravures du temps nous les aient toutes transmises. Je n'ai du moins retrouv� nulle part une robe de r�seau de laine rouge � grandes mailles, un {CL 329} v�ritable filet � prendre le poisson, que F�licie avait, et qui me paraissait fantastique. Cela se portait sur une robe de dessous en satin blanc, et se terminait en bas par une frange de houppes de laine tombant de chaque maille. Cela venait d'Italie et c'�tait tr�s-estim�.

Ce qui me frappa le plus, ce fut une petite fille dont je n'ai jamais su le nom, et que L�once taquinait beaucoup. Elle �tait d�j� coquette comme une petite femme du monde, et elle n'avait gu�re que mon �ge, sept � huit ans. x L�once lui disait qu'elle �tait laide, pour la faire enrager, et elle enrageait si bien qu'elle pleurait de col�re. Elle vint aupr�s de moi et me dit: « N'est-ce pas que c'est faux, et que je suis tr�s-jolie? Je suis la plus jolie et la mieux habill�e de tout le bal,maman l'a dit. » D'autres enfants qui �taient autour de nous, excit�s par l'exemple de L�once, lui dirent qu'elle se trompait et qu'elle �tait la plus laide. Elle �tait si furieuse qu'elle faillit s'�trangler avec son collier de corail qu'elle tirait violemment autour de son cou et qui heureusement finit par se rompre. y

Je fus frapp�e de ce na�f d�pit, de ce v�ritable d�sespoir d'enfant, comme d'une chose fort extraordinaire. Mes parents avaient dit cent fois devant moi que j'�tais une superbe petite fille, et la vanit� ne m'�tait pas venue pour cela; je prenais cela pour un �loge donn� � ma bonne conduite, car toutes les fois que j'�tais m�chante, on me disait que j'�tais affreuse. La beaut� pour les enfants me semblait donc avoir une acception purement morale. Peut-�tre n'�tais-je point port�e par nature � l'adoration de moi-m�me; ce qu'il y a de certain, c'est que ma grand'm�re, tout en faisant z de grands efforts pour me donner le degr� de coquetterie qu'elle me souhaitait, m'�ta le peu que j'en aurais pu avoir. Elle voulait me rendre gracieuse de ma personne, soigneuse de mes petites parures, �l�gante dans mes petites mani�res. J'avais eu jusque-l� la {CL 330} gr�ce naturelle � tous les enfants qui ne sont point malades ou contrefaits. Mais on commen�ait � me {Lub 678} trouver trop grande pour conserver cette gr�ce-l�, qui n'est de la gr�ce que parce qu'elle est l'aplomb et l'aisance de la nature. Il y avait, dans les id�es de ma bonne maman, une gr�ce acquise, une mani�re de marcher, de s'asseoir, de saluer, de ramasser son gant, de tenir sa fourchette, de pr�senter un objet; enfin une mimique compl�te qu'on devait enseigner aux enfants de tr�s-bonne heure, afin que ce leur dev�nt par l'habitude une seconde nature.

Ma m�re aa trouvait cela fort ridicule, et je crois qu'elle avait raison. La gr�ce tient � l'organisation, et si on ne l'a pas en soi-m�me, le travail qu'on fait pour y arriver augmente la gaucherie. Il n'y a rien de si affreux pour moi qu'un homme ou une femme qui se mani�rent. La gr�ce de convention n'est bonne qu'au th��tre (pr�cis�ment par la raison que j'ai donn�e plus haut que la v�rit� dans l'art n'est pas la r�alit�.)

Cette ab convention �tait un article de si haute importance dans la vie des hommes et des femmes de l'ancien beau monde, que les acteurs ont peine aujourd'hui, malgr� toutes leurs �tudes, � nous en donner une id�e. J'ai encore connu de ces vieux �tres gracieux, et je d�clare que, malgr� leurs vieux admirateurs des deux sexes, je n'ai rien vu de plus ridicule et de plus d�plaisant. J'aime cent fois mieux un laboureur � sa charrue, un b�cheron d�pe�ant un arbre, une lavandi�re enlevant sa corbeille sur sa t�te, un enfant se roulant par terre avec ses compagnons. Les animaux d'une belle structure sont des mod�les de gr�ce. Qui apprend au cheval ses grands airs de cygne, ses attitudes fi�res, ses mouvements larges et souples, et � l'oiseau ses indescriptibles gentillesses, et au jeune chevreau ses danses et ses bonds inimitables? Fi de cette vieille gr�ce qui consistait � prendre avec art une prise de tabac et � {CL 331} porter avec pr�tention un habit brod�, une robe � queue, une �p�e ou un �ventail! Les belles dames espagnoles manient ce dernier jouet avec une gr�ce indicible, nous dit-on, et c'est ac un art chez elles. C'est vrai, mais leur nature s'y pr�te. Les paysannes espagnoles dansent le bolero mieux que nos actrices de l'op�ra, et leur gr�ce ne leur vient que de leur belle organisation qui porte son instinct avec elle.

La gr�ce, comme on l'entendait avant la R�volution, c'est-�-dire la fausse gr�ce, fit donc le tourment de mes {Lub 679} jeunes ann�es. On me reprenait sur tout et je ne faisais plus un mouvement qui ne f�t critiqu�. Cela me causait une impatience continuelle, et je disais souvent: « Je voudrais �tre un bœuf ou un �ne; on me laisserait marcher � ma guise et brouter comme je l'entendrais, au lieu qu'on veut faire de moi un chien savant, m'apprendre � marcher sur les pieds de derri�re et � donner la patte. »

À quelque chose malheur est bon, car c'est peut-�tre � l'aversion que cette petite pers�cution de tous les instants m'inspira pour le mani�r� que je dois d'�tre rest�e naturelle dans mes id�es et dans mes sentiments. Le faux, le guind�, l'affect� me sont antipathiques, et je les devine, m�me quand l'habilet� les a couverts du vernis d'une fausse simplicit�. Je ne puis voir le beau et le bon que dans le vrai et le simple, et plus je vieillis, plus je crois avoir raison de vouloir cette condition, avant toutes les autres, dans les caract�res humains, dans les œuvres de l'esprit et dans les actes de la vie sociale.

Et puis je voyais fort bien que cette pr�tendue gr�ce, e�t-elle �t� vraiment jolie et s�duisante, �tait un brevet de maladresse et de d�bilit� physique. Toutes ces belles dames et tous ces beaux messieurs, qui savaient si bien marcher sur des tapis et faire la r�v�rence, ne savaient pas faire trois pas sur la terre du bon Dieu sans �tre {CL 332} accabl�s de fatigue. Ils ne savaient m�me pas ouvrir et fermer une porte, et ils n'avaient pas la force de soulever une b�che pour la mettre dans le feu. Il leur fallait des domestiques pour leur avancer un fauteuil. Ils ne pouvaient pas entrer et sortir tout seuls. Qu'eussent-ils fait de leur gr�ce sans leurs valets pour leur tenir lieu de bras, de mains et de jambes? Je pensais � ma m�re qui, avec des mains et des pieds plus mignons que les leurs, faisait deux ou trois lieues le matin dans la campagne avant son d�jeuner, et qui remuait de grosses pierres ou poussait la brouette aussi facilement qu'elle maniait une aiguille ou un crayon. J'aurais mieux aim� �tre une laveuse de vaisselle qu'une vieille marquise comme celles que j'�tudiais chaque jour en b�illant dans une atmosph�re de vieux musc!

Ô �crivains d'aujourd'hui, qui maudissez sans cesse la grossi�ret� de notre temps et qui pleurez sur les ruines de tous ces vieux chiffons, vous qui avez cr��, en ces temps de royaut� constitutionnelle et de d�mocratie {Lub 680} bourgeoise, une litt�rature toute poudr�e � l'image des nymphes de Trianon, je vous f�licite de n'avoir ad point pass� votre heureuse enfance dans ces d�combres de l'ancien bon ton. Vous avez �t� moins ennuy�s que moi, ingrats, qui reniez le pr�sent et l'avenir, pench�s sur l'urne d'un pass� charmant que vous n'avez connu qu'en peinture!


Variantes

  1. Ce titre figure � partir de l'�dition {CL}
  2. Chapitre troisi�me {Presse} ♦ Chapitre deuxi�me {Lecou} et sq.
  3. honn�te, avait persuad� {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ honn�te, elle avait persuad� {CL}
  4. �lev�e aux champs. Elle {Presse} ♦ �lev�e aux champs. / Elle {CL}
  5. souvent � elles {Presse}, {Lecou} ♦ souvent � elle {LP} et sq.
  6. pas mettre un mot {Presse} ♦ pas un mot {Lecou} et sq.
  7. bien mieux aim� {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ bien aim� {CL}
  8. La premi�re personne qui vint {Presse} ♦ La personne qui vint {Lecou} et sq.
  9. profit. Ces {Presse} ♦ profit. / Ces {CL}
  10. Beaumont. C'�tait un vieil usage {Presse} ♦ Beaumont. / C'�tait un vieux usage {CL}
  11. tr�s pointus. Mme de La Marli�re {Presse} ♦ tr�s-pointus. / Madame de La Marli�re {CL}
  12. enrichis. La mode, {Presse} ♦ enrichis. / La mode, {CL}
  13. pendant que mes grands parens {Presse} ♦ pendant que les grands�parents {Lecou} et sq.
  14. des m�moires int�ressans {Presse} ♦ des m�moires tr�s-int�ressants {Lecou} et sq.
  15. devez avoir. » / Avait-elle {Presse} ♦ devez avoir. » Avait-elle {CL}
  16. p�t se divertir. Elles avaient �t� {Presse} ♦ p�t se divertir. / Elles avaient �t� {CL}
  17. m'�taient odieux. Il y avait {Presse} ♦ m'�taient odieux. / Il y avait {CL}
  18. ensemble dans ma m�moire beaucoup {Presse} ♦ ensemble beaucoup {Lecou} et sq.
  19. sp�cialement de ce premier {Presse} ♦ sp�cialement dans ma m�moire de ce premier {Lecou} et sq.
  20. mon r�cit. Je parlerai {Presse} ♦ mon r�cit. / Je parlerai {CL}
  21. mince, propre, active. {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ mince, propre et active. {CL}
  22. jamais bien su {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ jamais su {CL}
  23. Ici nous retrouvons des �paves du manuscrit (note de {Lub}).
  24. sept ou huit ans {Presse} ♦ sept � huit ans {Lecou} et sq.
  25. Suivent dans {Ms} une vingtaine de lignes fortement ratur�es dans.
  26. Lacune de {Ms} apr�s faisant.
  27. seconde nature. Ma m�re {Presse} ♦ seconde nature. / Ma m�re {CL}
  28. Retour de {Ms}. Ce paragraphe est pr�c�d� de six lignes fortement ratur�es.
  29. Nouvelle lacune de {Ms} Apr�s et c'est.
  30. Retour de {Ms} n'avoir point pass� (add. tardive encre bleue).

Notes