GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-L�vy 1876

{LP T.? ?; CL T.2 [287]; Lub T.1 [641]} TROISIÈME PARTIE
De l'enfance � la jeunesse
1810-1819 a

{Presse 9/4/1855 1; CL T.3 [183] Lub T.1 [951]} XIV b

Tolle, lege. — La lampe du sanctuaire. — Invasion �trange du sentiment religieux. c



À peine eus-je mis le pied dans l'�glise, que j'oubliai ma vieille bossue. Elle trotta et disparut comme un rat dans je ne sais quelle fente de la boiserie. Mes regards ne la suivirent pas. L'aspect de l'�glise pendant la nuit m'avait saisie et charm�e. Cette �glise, ou plut�t cette chapelle, n'avait rien de remarquable qu'une propret� exquise. C'�tait un grand carr� long, sans architecture, tout blanchi � neuf, et plus semblable, pour la simplicit�, � un temple anglican qu'� une �glise catholique. Il y avait, comme je l'ai dit, quelques tableaux au fond du chœur l'autel, fort modeste, �tait orn� de beaux flambeaux, de fleurs toujours fra�ches et de jolies �toffes. La nef �tait divis�e en trois parties: le chœur, o� n'entraient que les pr�tres et quelques personnes du dehors par permission sp�ciale, aux jours de f�tes*; {Lub 952} l'avant-chœur, o� se tenaient les pensionnaires, {CL 184} les servantes et les locataires; l'arri�re-chœur ou le chœur des dames o� se tenaient les religieuses. Ce dernier sanctuaire �tait parquet�, cir� d tous les matins, de m�me que les stalles des nonnes, qui suivaient en h�micycle la muraille e du fond, et qui �taient en beau noyer brillant comme une glace. Une grille de fer � petites croisures, avec une porte semblable, qu'on ne fermait pourtant jamais, entre les religieuses et nous, s�paraient ces deux nefs. f De chaque c�t� de cette porte, de lourds piliers de bois cannel�s d'un style rococo, soutenaient l'orgue et la tribune d�couverte, qui formait comme un jub� �lev� entre les deux parties de l'�glise. Ainsi, contre l'usage, l'orgue se trouvait isol� et presque au centre du vaisseau, ce qui doublait la sonorit� et l'effet des voix quand nous chantions des chœurs ou des motets aux grandes f�tes. Notre avant-chœur �tait pav� de s�pultures, et sur les grandes dalles on lisait l'�pitaphe des antiques doyennes du couvent, mortes avant la r�volution; plusieurs personnages eccl�siastiques et m�mes la�ques du temps de Jacques Stuart, certains Throckmorton, entre autres, gisaient l� sous nos pieds, et l'on disait que quand on allait dans l'�glise � minuit, tous ces morts soulevaient leurs dalles avec leurs t�tes d�charn�es et vous regardaient avec des yeux ardents pour vous demander des pri�res.

{[CL 183; Lub 951]} * Quelquefois les m�mes pr�tres qui officiaient, tant�t dans notre chapelle, tant�t dans celle des Écossais, amenaient chez nous, pour servir la messe, quelque pieux �l�ve, fier de remplir l'office d'enfant de chœur. Je me souviens d'avoir vu l� plusieurs fois, sous la robe de pourpre et le blanc surplis, le fr�re d'une de nos plus belles compagnes, qui �tait aussi l'un des plus beaux gar�ons du coll�ge voisin. C'�tait celui qu'on a appel� depuis dans le monde le beau Dorsay, et que je n'ai connu que peu de temps avant sa mort, alors que, plein de g�n�reuse sollicitude pour les victimes politiques, jusque sur son lit d'agonie, il �tait le noble {[CL 184]} et courageux Dorsay. Sa sœur, la belle et bonne Ida Dorsay, �tait sortie du couvent lorsque {[Lub 952]} j'y entrai, mais elle y venait souvent voir ses anciennes amies. Elle a �pous� le comte de Guiche; elle est aujourd'hui duchesse de Gramont. g

Pourtant, malgr� l'obscurit� qui r�gnait dans l'�glise, l'impression que j'y ressentis n'eut rien de lugubre. Elle n'�tait �clair�e que par la petite lampe h d'argent du sanctuaire, dont la flamme blanche se r�p�tait dans les marbres polis du pav�, comme une �toile dans une eau immobile. Son reflet d�tachait quelques p�les �tincelles sur les angles {CL 185} des cadres dor�s, sur les flambeaux cisel�s de l'autel et sur les lames d'or du tabernacle. La porte plac�e au fond de l'arri�re-chœur �tait ouverte � cause de la chaleur, ainsi qu'une des grandes crois�es qui donnaient sur le cimeti�re. Les parfums du ch�vrefeuille et du jasmin couraient sur les ailes i d'une fra�che brise. Une �toile perdue dans l'immensit� �tait comme {Lub 953} encadr�e par le vitrage j et semblait me regarder attentivement. Les oiseaux chantaient; c'�tait un calme, un charme, un recueillement, un myst�re, dont k je n'avais jamais eu l'id�e.

Je restai en contemplation l sans songer � rien. Peu � peu les rares personnes �parses dans l'�glise se retir�rent doucement. Une religieuse agenouill�e au fond de l'arri�re-chœur resta la derni�re, puis ayant assez m�dit�, et voulant lire, elle traversa l'avant-chœur et vint allumer une petite bougie � la lampe du sanctuaire. Lorsque les religieuses entraient l� m, elles ne se bornaient pas � saluer en pliant le genou jusqu'� terre elles se prosternaient litt�ralement devant l'autel, et restaient un instant comme �cras�es, comme an�anties devant le saint des saints. Celle qui vint en ce moment �tait grande et solennelle. Ce devait �tre Madame Eug�nie, madame Xavier ou madame Monique. Nous ne pouvions gu�re reconna�tre ces dames � l'�glise, parce qu'elles n'y entraient que le voile baiss� et la taille enti�rement cach�e sous un grand manteau d'�tamine noire qui tra�nait derri�re elles.

Ce costume grave, cette d�marche lente et silencieuse, cette action simple mais gracieuse d'attirer � elle la lampe d'argent en �levant le bras pour en saisir l'anneau, le reflet que la lumi�re projeta sur sa grande silhouette noire lorsqu'elle fit remonter la lampe, sa longue et profonde prosternation sur le pav� avant de reprendre, dans le m�me silence et avec la m�me lenteur, le chemin de sa stalle, tout, jusqu'� l'incognito de cette religieuse qui ressemblait � un fant�me {CL 186} pr�t � percer les dalles fun�raires pour rentrer dans sa couche de marbre, me causa une �motion m�l�e de terreur et de ravissement. La po�sie du saint lieu s'empara de mon imagination et je restai encore apr�s que la nonne eut fait sa lecture et se fut retir�e.

L'heure s'avan�ait, la pri�re �tait sonn�e, on allait fermer l'�glise. J'avais tout oubli�. Je ne sais ce qui se passait en moi. Je respirais une atmosph�re d'une suavit� indicible, et je la respirais par l'�me plus encore que par les sens. Tout � coup je ne sais quel �branlement se produisit dans tout mon �tre, un vertige passe devant mes yeux comme une lueur blanche dont je me sens envelopp�e. Je crois entendre une voix murmurer � mon {Lub 954} oreille: Tolle, lege. Je me retourne, croyant que c'est Marie Alicia qui me parle. J'�tais seule.

Je ne me fis pas d'orgueilleuse illusion, je ne crus point � un miracle. Je me rendis fort bien compte de l'esp�ce d'hallucination o� j'�tais tomb�e. Je n'en fus ni enivr�e ni effray�e. Je ne cherchai ni � l'augmenter ni � m'y soustraire. Seulement, je sentis que la foi s'emparait de moi, comme je l'avais souhait�, par le cœur. J'en fus si reconnaissante, si ravie, qu'un torrent de larmes inonda mon visage. Je sentis encore que j'aimais Dieu n, que ma pens�e embrassait et acceptait pleinement cet id�al de justice, de tendresse et de saintet� que je n'avais jamais r�voqu� en doute, mais avec lequel je ne m'�tais jamais trouv�e en communication directe; je sentis enfin cette communication s'�tablir soudainement, comme si un obstacle invincible se f�t ab�m� oentre le foyer d'ardeur infinie et le feu assoupi dans mon �me. Je voyais un chemin vaste, immense, sans bornes, s'ouvrir devant moi; je br�lais de m'y �lancer. Je n'�tais plus retenue par aucun doute, par aucune froideur. La crainte d'avoir � me reprendre, � railler en moi-m�me au lendemain la fougue de cet entra�nement ne me vint pas {CL 187} seulement � la pens�e. J'�tais de ceux qui vont sans regarder derri�re eux, qui h�sitent longtemps devant p un certain Rubicon � passer, mais qui, en touchant la rive, ne voient d�j� plus celle qu'ils viennent de quitter.

« Oui, oui, le voile est d�chir�, me disais-je, je vois rayonner le ciel, j'irai! Mais avant tout, rendons gr�ce!

» À qui? Comment? Quel est ton nom? disais-je encore au dieu inconnu qui m'appelait � lui. Comment te prierai-je? Quel langage digne de toi et capable de te manifester mon amour mon �me pourra-t-elle te parler? Je l'ignore; mais n'importe, tu lis en moi; tu vois bien que je t'aime. » Et mes larmes coulaient comme une pluie d'orage, mes sanglots brisaient ma poitrine, j'�tais tomb�e derri�re mon banc. J'arrosais litt�ralement le pav� de mes pleurs.

La sœur qui venait fermer l'�glise entendit g�mir et pleurer; elle chercha, non sans frayeur, et vint � moi sans me reconna�tre, sans que je la reconnusse moi-m�me sous son voile et dans les t�n�bres. Je me levai vite et sortis sans songer � la regarder ni � lui parler. {Lub 955} Je remontai � t�tons dans ma cellule; c'�tait un voyage. La maison �tait si bien agenc�e en corridors et en escaliers, que pour aller de l'�glise � cette cellule, qui touchait � l'�glise m�me, il me fallait faire des d�tours et des circuits qui prenaient au moins cinq minutes en grimpant vite. Le dernier escalier tournant, quoique assez large et peu rapide, �tait si d�jet� qu'il �tait impossible de le franchir sans pr�caution et sans bien se tenir � la corde qui servait de rampe; � la descente, il vous pr�cipitait en avant malgr� qu'on en e�t.

On avait fait la pri�re sans moi � la classe; mais j'avais mieux pri� que personne ce soir-l�. Je m'endormis bris�e de fatigue, mais dans un �tat de b�atitude indicible. Le lendemain, la comtesse, qui, par hasard, avait remarqu� mon absence de la pri�re, me demanda o� j'avais pass� la soir�e. Je n'�tais pas menteuse, et lui r�pondis sans h�siter: {CL 188} À l'�glise. Elle me regarda d'un air de doute, vit que je disais vrai et garda le silence. Je ne fus point punie; je ne sais quelles r�flexions cette bizarrerie de ma part lui sugg�ra.

Je ne cherchai pas madame Alicia pour lui ouvrir mon cœur. Je ne fis aucune d�claration q � mes amies les diables. Je ne me sentais pas press�e de divulguer le secret de mon bonheur. Je n'en avais pas la moindre honte. Je n'eus aucune esp�ce de combat � livrer contre ce que les d�vots appellent le respect humain: mais j'�tais comme avare de ma joie int�rieure. J'attendais avec impatience l'heure de la m�ditation � l'�glise. J'avais encore dans l'oreille le Tolle, lege! De ma veill�e d'extase. Il me tardait de relire le livre divin: et cependant je ne l'ouvris point. J'y r�vais, je le savais presque par cœur, je le contemplais pour ainsi dire en moi-m�me. Le c�t� miraculeux qui m'avait choqu�e ne m'occupa plus. Non-seulement je n'avais plus besoin d'examiner, mais je sentais {Presse 9/4/1855 2} comme du m�pris pour l'examen; apr�s l'�motion puissante que j'avais go�t�e dans sa pl�nitude, je me disais qu'il e�t fallu �tre folle, ou sottement ennemie de soi-m�me pour chercher � analyser, � commenter, � discuter la source de pareilles d�lices.

À partir de ce jour, toute lutte cessa, ma d�votion eut tout le caract�re d'une passion. Le cœur une fois pris, la raison fut mise � la porte avec r�solution, avec une sorte de joie fanatique. J'acceptai tout, je crus � tout, {Lub 956} sans combats, sans souffrance, sans regret, sans fausse honte. Rougir de ce qu'on adore, allons donc! Avoir besoin de l'assentiment d'autrui pour se donner sans r�serve � ce qu'on sent parfait et ch�rissable de tous points! Je n'avais rien de plus excellent qu'une autre dans le caract�re; mais je n'�tais point l�che, je n'aurais pas pu l'�tre, l'euss�-je essay�.



FIN
DE LA TROISIÈME PARTIE r




Variantes

  1. Ce titre figure � partir de l'�dition {CL}
  2. Sommaire du chapitre 4me du 7me volume {Ms}Chapitre quatorzi�me {Presse} {LP} ♦ XIV {CL}
  3. Dans {Ms} et dans {Presse}, le chapitre XIV de la troisi�me partie, divis� depuis, comprend le chapitre premier de la quatri�me partie; et donc on y trouve aussi le sommaire de ce dit chapitre premier, comme suit: Opinions d'Anna, de Fannelly et de Louise. — Retour et plaisanterie de G***. — Confession g�n�rale. — L'abb� de Pr�mord. — Le j�suitisme et le mysticisme. — Communion et ravissement. — Le dernier bonnet de nuit. — Sœur H�l�ne. — Enthousisame et vocation. — Les trois personnes de la Trinit�. — Opinion de Marie-Alicia. — Élisa Anster. — Le pharisien et le publicain. — Parall�le de sentiments et d'instincts. {Ms} (nous soulignons les mots diff�rant de {Presse})Opinion d'Anna, de Fannelly et de Louise. — Retour et plaisanterie de Mary. — Confession g�n�rale. — L'abb� de Pr�mord. — Le j�suitisme et le mysticisme. — Communion et ravissement. — Le dernier bonnet de nuit. — Sœur H�l�ne. — Enthousisame et vocation. — Opinion de Marie-Alicia. — Élisa Anster. — Le pharisien et le publicain. — Parall�le de sentiments et d'instincts. {Presse}
  4. religieuses. Cet arri�re-chœur [parquet� ray�] qui se terminait en h�micycle �tait parquet�, [brillant ray�] cir� {Ms}religieuses. Ce dernier [...] cir� {Presse} et sq.
  5. qui suivaient l'h�micycle de la muraille {Ms}qui suivaient en h�micycle la muraille {Presse} et sq.
  6. s�parait ces deux nefs. {Ms}, {Presse}, {Lecou} ♦ s�paraient ces deux nefs. {LP}, {CL}
  7. Grammont. {Presse}, {CL} ♦ Gramont {Lub}
  8. lugubre. La seule lumi�re qui l'�clairait �tait la petite lampe {Ms}lugubre. Elle n'�tait �clair�e que par la petite lampe {Presse} et sq.
  9. ch�vrefeuille et [de la vigne en fleur ray�] du jasmin couraient [dans l'�glise ray�] sur les ailes {Ms}
  10. par le vitrage entrouvert {Ms}par le vitrage {Presse} et sq.
  11. un myst�re, une po�sie dont {Ms}un myst�re, dont {Presse} et sq.
  12. Je restai l� en contemplation {Ms}Je restai en contemplation {Presse} et sq.
  13. entraient dans le chœur {Ms}entraient l� {Presse} et sq.
  14. Je sentis que j'aimais Dieu {Ms}Je sentis encore que j'aimais Dieu {Presse} et sq.
  15. obstacle invisible s'�tait ab�m� {Ms}obstacle invincible se f�t ab�m� {Presse} et sq.
  16. longtems avant {Ms}longtemps devant {Presse} et sq.
  17. aucune [confidence ray�] d�claration {Ms}
  18. Cette indication ne figure ni dans {Ms}, ni dans {Presse} o� le chapitre premier de la quatri�me partie est inclut dans celui-ci.

Notes