GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-L�vy 1876

{LP T.? ?; CL T.2 [287]; Lub T.1 [641]} TROISIÈME PARTIE
De l'enfance � la jeunesse
1810-1819 a

{Presse 6/4/1855 1; CL T.3 [156]; Lub T.1 [929]} XIII b

D�part d'Isabelle pour la Suisse. — Amiti� protectrice de Sophie pour moi. — Fannelly. — La liste des affections. — Anna. — Isabelle quitte c le couvent. — Fannelly me console. — Retour d sur le pass�. — Pr�cautions mal entendues des religieuses. — Je fais des vers. — J'�cris mon premier roman. — Ma grand'm�re revient � Paris. — M. Abraham. — Études s�rieuses pour la pr�sentation � la cour. — Je retombe dans mes chagrins de famille. — On me met en pr�sence d'�pouseurs. — Visites chez les vieilles comtesses. — On me donne une cellule. — Description de ma cellule. — Je commence � m'ennuyer de la diablerie. — La vie des saints. — Saint Simon le Stylite, saint Augustin, saint Paul. — Le Christ au jardin des Oliviers. — L'Évangile. — J'entre un soir dans l'�glise.



Mon premier chagrin � la grande classe fut le d�part d'Isabelle. Ses parents l'emmenaient en Suisse avec sa sœur a�n�e, qui n'�tait pas au couvent. Isabelle partit, joyeuse de faire un si beau voyage, ne regrettant que Sophie, et faisant fort peu d'attention � mes larmes. J'en fus bless�e. J'aimais Sophie et j'en �tais doublement jalouse: jalouse parce qu'elle me pr�f�rait Isabelle, jalouse parce que Isabelle me la pr�f�rait. J'eus quelques jours de grand chagrin. Mais la jalousie en amiti� n'est point mon mal, je la m�prise et m'en d�fends assez bien. Quand je vis Sophie pleurer son amie et d�daigner mes consolations, je ne fis pas la superbe. Je la priai de m'associer � ses regrets, d'�tre triste avec moi sans se g�ner et de me parler d'Isabelle sans amais craindre de lasser ma patience et mon affection. « Au fait, me dit Sophie en se jetant dans mes bras, je ne sais pas pourquoi nous t'avions trait�e comme un enfant, Isabelle et moi. Tu as plus de cœur qu'on ne {CL 157} pense, et je te jure amiti� s�rieuse. Tu me permettras d'aimer Isabelle avant tout. {Lub 930} Elle y a droit par anciennet�; mais apr�s Isabelle, je sens que c'est toi que j'aime plus que tout le monde ici. »

J'acceptai joyeusement la part qui m'�tait faite, et je devins l'ins�parable de Sophie. Elle fut toujours aimable et charmante; mais je dois dire que, pour l'�lan du cœur et le d�vouement complet, je fis toujours les frais de cette amiti�; Sophie �tait exclusive malgr� elle. Son �me ne pouvait se partager. Je l'accusai quelquefois d'ingratitude, puis je sentis que j'avais tort, et, sans la quitter d'une semelle, j'ouvris mon cœur � d'autres amiti�s.

Mary partit pour un voyage e en Angleterre. Elle devait revenir bient�t, et je ne m'en affectai pas beaucoup, parce que mon entr�e � la grande classe nous avait beaucoup s�par�es, et qu'� son retour elle devait m'y rejoindre. Mais son absence se prolongea. Elle ne revint qu'au bout d'un an et pour rentrer � la petite classe. L'affection qui s'empara de moi me d�dommagea de toutes ces pertes, et je trouvai dans Fannelly de Brisac la plus aimante de toutes mes amies.

C'�tait une petite blonde, fra�che f comme une rose et d'une physionomie si vive, si franche, si bonne, qu'on avait du plaisir � la regarder. Elle avait de magnifiques cheveux cendr�s qui tombaient en longues boucles sur ses yeux bleus et sur ses joues rondelettes. Comme elle remuait toujours, qu'elle ne savait pas marcher sans courir ni courir sans bondir comme une balle, ce perp�tuel flottement de cheveux �tait la chose la plus gaie du monde. Ses l�vres vermeilles ne savaient que sourire, et comme elle �tait de N�rac, elle avait un petit accent gascon qui r�jouissait l'oreille. Ses sourcils se rejoignaient au-dessus de son petit nez g, ses yeux p�tillaient comme des �tincelles. Elle agissait et entreprenait toujours, elle ne connaissait pas la r�verie. {CL 158} Elle babillait sans d�semparer. Elle �tait tout feu, tout cœur, tout soleil, un vrai type m�ridional, la plus aimable, la plus vivante, la plus pr�venante compagne que j'aie jamais eue.

Elle m'aima la premi�re et me le dit sans savoir comment j'y r�pondrais. J'y r�pondis tout de suite et de tout mon cœur, sans savoir o� cela me m�nerait. Mais ma bonne �toile avait pr�sid� � ce pacte d'inspiration. Je trouvai en elle un tr�sor de bont�, la douceur d'un ange dans la p�tulance d'un d�mon, un esprit rayonnant de sant� morale, une abondance de cœur {Lub 931} in�puisable, une complaisance empress�e, ing�nieuse, active, une droiture et une g�n�rosit� d'instincts � toute �preuve, un caract�re comme on n'en rencontre pas trois dans la vie pour l'unit�, l'�galit�, la s�ret�. Cette personne-l� a toujours v�cu loin de moi depuis, nous ne nous sommes presque pas �crit. Elle n'�tait pas �criveuse, comme nous disions au couvent; nous ne nous sommes pas revues. Elle s'est mari�e avec un homme tr�s-estimable, M. Le Franc de Pompignan, mais dont la religion politique et sociale doit �tre tout l'oppos� de la mienne. Elle doit donc vivre dans un milieu o� je suis consid�r�e tr�s-probablement comme un supp�t de l'Antechrist*. Mais, en d�pit de tout cela, il y a une chose dont je suis aussi assur�e que de ma propre existence, c'est que Fannelly m'aime toujours tendrement et ardemment, c'est qu'aucun nuage n'a pass� sur cette irr�sistible et compl�te sympathie que nous avons �prouv�e l'une pour l'autre il {CL 159} y a trente ans, c'est qu'elle ne pense jamais � moi sans se dire qu'elle m'aime et sans �tre certaine que je l'aime aussi. Qui ne l'e�t aim�e? Elle n'avait pas un seul d�faut, pas un seul travers. À la voir si rieuse, si �chevel�e, si en l'air, on e�t pu croire qu'elle ne pensait � rien, et cependant elle pensait toujours � vous �tre agr�able; elle vivait pour ainsi dire de l'affection qu'elle vous portait et du plaisir qu'elle voulait vous donner. Je la vois toujours entrant dans la classe dix fois par jour (car elle savait sortir de classe comme personne), et remuant sa jolie t�te blonde � droite et � gauche pour me chercher. Elle �tait myope, malgr� ses beaux yeux. laquo Ma tante, disait-elle, o� est donc ma tante? Mesdemoiselles, mesdemoiselles, qui a vu ma tante? — Eh! Je suis l�, lui disais-je. Viens donc aupr�s de moi.

{[CL 158]} * Ce n'est pas une rasison pour omettre de rappeler la belle action qui s'est pass�e depuis que ces lignes sont �crites. Sous-pr�fet � N�rac, M. de Pompignan est descendu dans un puits m�phitique o� personne n'osait se risquer, pour en retirer de pauvres ouvriers asphyxi�s. Parvenu au bour de ses efforts, M. de Pompignan, qui par deux fois d�j� s'�tait �vanoui, replongeant toujours ave un nouveau courage, faillit pauer de sa vie l'admirable d�vouement de son cœur.

— Ah! C'est bien, ma tante! Tu m'as gard� ma place � c�t� de toi. C'est bien, c'est bien, nous allons rire. Mais {Lub 932} qu'est-ce que tu as, ma tante? Tu as l'air soucieux; voyons, dis-moi ce que tu as?

— Mais rien.

— En ce cas, ris donc; est-ce que tu t'ennuies? Eh, oui, je parie. Il y a au moins une heure que tu es tranquille. Viens, d�campons; j'ai d�couvert quelque chose de charmant. »

Et elle m'emmenait battre les buissons dans le jardin, ou les pav�s dans le clo�tre, et elle avait toujours pr�par� quelque folle surprise pour me divertir. Il n'y avait pas moyen d'�tre triste ou seulement r�veuse avec elle, et ce qu'il y avait de remarquable dans ce charmant naturel, c'est que son tourbillonnement ne fatiguait jamais. Elle vous arrachait � vous-m�me et ne vous faisait jamais regretter de vous �tre laiss�e aller. Elle �tait pour moi la sant�, la vie de l'�me et du corps. C'�tait le ciel qui me l'envoyait, � moi qui avais, qui ai toujours eu besoin pr�cis�ment de l'initiative des autres pour exister.

{CL 160} Je trouvais fort doux d'�tre aim�e ainsi, et je dois ajouter que cette enfant est dans ma vie le seul �tre dont je me sois sentie aim�e � toute heure avec la m�me intensit� et la m�me placidit�.

Comment fit-elle h durant deux ann�es d'intimit� pour ne pas se lasser de moi un seul instant? C'est qu'elle avait une lib�ralit� de cœur tout exceptionnelle. C'est aussi qu'elle avait un esprit peu ordinaire. Elle avait trouv� le secret de me transformer, de me rendre amusante, de m'arracher si bien � mes langueurs et � mes abattements, qu'elle en �tait venue � me croire vivante comme elle. Elle ne se doutait pas que c'�tait elle qui me donnait la vie.

On avait au couvent l'enfantine et plaisante habitude d'�tablir et de respecter le classement de ses amiti�s. L'on exigeait cela les unes des autres, ce qui prouve que la femme est n�e jalouse et tient � ses droits dans l'affection, � d�faut d'autres droits � faire valoir dans la soci�t�. Ainsi on dressait la liste de ses relations plus ou moins intimes; on les classait par ordre, et les initiales des quatre ou cinq noms pr�f�r�s �taient comme une devise qu'on lisait sur les cahiers, sur les murs, sur les couvercles de pupitre, comme autrefois l'on mettait certains chiffres et certaines couleurs sur ses armes et {Lub 933} sur son palefroi. Quand on avait donn� la premi�re place, on n'avait pas le droit de la reprendre pour la donner � une autre. L'anciennet� faisait loi. Ainsi ma liste de la grande classe portait invariablement Isabella Clifford en t�te, et puis Sophie Cary. Quand vint Fannelly, elle ne put avoir que la troisi�me place, et bien que Fannelly n'e�t pas de meilleures amies que moi, bien qu'elle n'en e�t jamais d'autres que les miennes, elle accepta sans jalousie et sans chagrin cette troisi�me place. Apr�s elle vint Anna Vi�, qui eut la quatri�me; et pendant pr�s d'une ann�e je ne formai pas d'autres relations. Le nom de madame Alicia couronnait toujours {CL 161} la liste, elle brillait seule, au-dessus, comme mon soleil. Les initiales de mes quatre compagnes formaient le mot Isfa, que je tra�ais sur tous les objets � mon usage dans la classe, comme une formule cabalistique. Quelquefois je l'entourais d'une aur�ole de petits a pour signifier qu'Alicia remplissait tout le reste i de mon cœur. Combien de fois madame Eug�nie qui avec sa vue d�bile j voyait cependant tout, et mettait son petit nez curieux dans toutes nos paperasses, {Presse 6/4/1855 2} s'est-elle creus� l'esprit pour d�couvrir ce que signifiait ce mot myst�rieux! Chacune de nous, ayant quelque logogriphe du m�me genre, lui laissait pr�sumer que nous avions une langue de convention, et qu'� l'aide de ce langage nous conspirions contre son autorit�. Mais elle interrogeait vainement. On lui disait que c'�taient des lettres jet�es au hasard pour essayer les plumes. Le myst�re est une si belle chose quand il ne cache aucun secret!

Anna Vi�, ma quatri�me, �tait une personne tr�s-intelligente, gaie, railleuse, malicieuse, la plus spirituelle du couvent en paroles. Il �tait impossible de ne pas se plaire avec elle. Elle �tait laide et pauvre, et ces deux disgr�ces k dont elle riait sans cesse faisaient son plus grand charme; orpheline, elle avait pour tout appui un vieil oncle grec, M. de C�sarini, qu'elle connaissait peu et craignait beaucoup. Diable au premier chef, rageuse surtout, redout�e pour son ironie, elle avait pourtant un noble et g�n�reux cœur. Sa gaiet� brillante cachait un grand fonds d'amertume. Son avenir, qui se pr�sentait toujours � elle sous des couleurs sombres; son esprit, qui la faisait craindre plus qu'aimer; ses pauvres petites robes noires, fan�es; sa petite taille, qui ne se d�veloppait point, son {Lub 934} teint jaune et bilieux, ses petits yeux �tranges, tout lui �tait un sujet de plaisanterie apparente et de douleur secr�te. À cause de cela, on la croyait envieuse des avantages des {CL 162} autres. Cela n'�tait point. Elle avait une grande droiture de jugement, une grande �l�vation d'id�es, et quand elle vous aimait assez pour ne plus rire avec vous, elle pleurait avec noblesse et s'emparait de votre sympathie. Longtemps nous caress�mes ensemble le r�ve qu'elle viendrait habiter Nohant quand j'y retournerais. Ma grand'm�re souriait � ce projet, mais l'oncle d'Anna, � qui celle-ci en parla d'abord, ne s'y montra pas favorable.

Je l'ai revue une ou deux fois l depuis notre s�paration. Elle avait �pous� un M. Desparb�s de Lussan, de la famille de madame de Lussan qui avait �t� l'amie intime de ma grand'm�re. Anna, mari�e, n'�tait plus la m�me personne. Elle avait grandi, son teint s'�tait �clairci; sans �tre jolie, elle �tait devenue agr�able. Elle habitait la campagne � Ivry. Son mari n'�tait ni jeune, ni riche, ni avenant, mais elle s'en louait beaucoup, et, soit pour lui complaire, soit pour se r�concilier avec son sort qui ne paraissait pas enivrant, elle �tait devenue d�vote, de sceptique tr�s-obstin�e que je l'avais connue.

Un autre changement qui m'�tonna davantage et qui m'affligea fut la contrainte et la froideur de ses mani�res avec moi. Je n'�tais pourtant pas George Sand alors, et je ne songeais gu�re � le devenir. J'�tais encore catholique, et si inconnue en ce monde que personne ne songeait � dire du mal de moi. La r�serve de mon ancienne amie ne m'e�t peut-�tre pas emp�ch�e de la revoir, car je croyais deviner qu'elle n'�tait pas plus heureuse dans le monde qu'au couvent et qu'elle aurait besoin de s'�pancher avec moi quand nous serions seules; mais je n'habitais point Paris, et les douze ou treize ans que j'ai pass�s � Nohant apr�s mon mariage ont forc�ment rompu m la plupart de mes relations de couvent. J'ai su qu'Anna avait perdu son mari apr�s quelques ann�es de mariage, et je ne sais pas ce qu'elle est devenue. Puisse-t-elle �tre heureuse! Elle {CL 163} avait toujours d�sesp�r� de pouvoir l'�tre, et pourtant elle le m�ritait beaucoup.

Pendant pr�s d'un an, Sophie, Fannelly, Anna et moi, nous f�mes ins�parables. Je fus le lien entre elles; car {Lub 935} avant que Sophie m'e�t accept�e pour sa seconde, et que les deux autres m'eussent adopt�e pour leur premi�re, elles n'avaient pas march� ensemble. Notre intimit� fut sans nuages. Je souffrais bien un peu des fr�quentes indiff�rences de Sophie, qui se croyait oblig�e d'aimer Isabelle absente plus que moi, tandis que je me croyais oblig�e d'aimer Isabelle absente et Sophie indiff�rente plus que Fannelly et Anna, qui m'adoraient g�n�reusement. Mais c'�tait la r�gle, la loi. On aurait cru m�riter l'odieuse qualification d'inconstante si on e�t d�rang� l'ordre de la liste. Pourtant je dois dire � ma justification qu'en d�pit de la liste, en d�pit de l'anciennet�, en d�pit des promesses �chang�es, je ne pouvais m'emp�cher de sentir que j'aimais Fannelly plus que toutes les autres, et je lui faisais souvent cet �trange raisonnement: « Par ma volont� tu n'es que ma troisi�me, mais contre ma volont� tu es ma premi�re et peut-�tre ma seule. » Elle riait. « Qu'est-ce que cela me fait, me disait-elle, que tu me comptes la troisi�me, si tu m'aimes comme je t'aime? Va, ma tante, je ne t'en demande pas davantage. Je ne suis pas fi�re, et j'aime celles que tu aimes. » Isabelle revint de Suisse au bout de quelques mois n, mais elle vint nous voir pour nous dire adieu: elle quittait d�finitivement le couvent. Elle partait pour l'Angleterre. J'eus un d�sespoir complet, d'autant plus que, tout absorb�e par Sophie, elle s'apercevait � peine de ma pr�sence et se retourna pour dire: Qu'a donc cette petite � pleurer comme cela? Je trouvai le mot bien dur; mais comme Sophie lui dit que j'avais �t� sa consolatrice et qu'elle m'avait prise pour amie, Isabelle s'effor�a de me consoler et voulut que je fusse en tiers {CL 164} dans leur promenade. Elle revint nous voir une autre fois et partit peu de temps apr�s o. Elle a fait un riche mariage. Je ne l'ai jamais revue.

Sophie ne se consola pas de cette s�paration. Pour moi, dont l'amiti� avait �t� plus courte et moins heureuse, je m'en laissai consoler par ma ch�re Fannelly, et je fis bien; car Isabelle n'avait jamais vu en moi qu'un enfant, et d'ailleurs, elle �tait peut-�tre plus sentimentale que tendre.

Mon ann�e, presque mes dix-huit mois de diablerie s'�coul�rent comme un jour et sans que j'en eusse pour ainsi dire conscience. Sophie et Anna pr�tendaient {Lub 936} s'ennuyer mortellement au couvent, et que ce f�t un genre ou une r�alit�, toutes mes compagnes disaient la m�me chose. Il n'y avait que les d�votes qui se fussent interdit la plainte et elles n'en paraissaient pas plus gaies. Tous ces enfants avaient �t� apparemment bien heureux dans leur famille. Celles qui, comme Anna, n'avaient pas de famille et dont les jours de sortie n'�taient rien moins que gais, r�vaient un monde de plaisirs, de bals, de d�lices, de voyages, que sais-je! Tout ce qui �tait la libert� et l'absence d'occupations r�gl�es. La claustration et la r�gle sont apparemment ce qu'il y a de plus antipathique � l'adolescence.

Pour moi, si je souffris physiquement de la claustration, je ne m'en aper�us pas au moral; mon imagination ne devan�ait pas les ann�es, et l'avenir me faisait plus de peur que d'envie. Je n'ai jamais aim� � regarder devant moi. L'inconnu m'effraye, j'aime mieux le pass� qui m'attriste. Le pr�sent est toujours une sorte de compromis entre ce que l'on a d�sir� et ce que l'on a obtenu. Tel qu'il est, on l'accepte ou on le subit, on sait qu'on a d�j� subi ou accept� beaucoup de choses, mais que sait-on de ce qu'on pourra subir ou accepter le lendemain? Je n'ai jamais voulu me{CL 165} laisser dire ma bonne aventure: je ne crois certes pas � la divination, mais l'avenir mat�riel me para�t toujours quelque chose de si grave que je n'aime pas u'on m'en parle, m�me en r�bus et en jongleries. Pour mon compte, je n'ai jamais fait � Dieu qu'une demande dans mes pri�res; c'est d'avoir la force de supporter ce qui m'arriverait.

Avec cette disposition d'esprit, qui n'a jamais chang�, je me trouvai donc heureuse au couvent plus qu'ailleurs; car l�, personne ne connaissant � fond le pass� des autres, personne ne pouvait parler aux autres de ce qui devait leur arriver. Les parents parlent toujours de l'avenir � leurs enfants. Cet avenir de leur prog�niture, c'est leur continuel souci, leur tendre et inqui�te pr�occupation. Ils voudraient l'arranger, l'assurer; ils y consument toute leur vie p, et pourtant la destin�e d�ment et d�joue toutes leurs pr�visions. Les enfants ne profitent jamais des recommandations qu'on leur a faites. Certain instinct d'ind�pendance ou de curiosit� les pousse m�me le plus souvent en sens contraire. Les nonnes n'ont pas le m�me genre de sollicitude pour les {Lub 937} enfants qu'elles �l�vent. Pour elles, il n'y a pas d'avenir sur la terre. Elles ne voient que le ciel ou l'enfer, et l'avenir, dans leur langage, s'appelle le salut. Avant m�me d'�tre d�vote, ce genre d'avenir ne m'effrayait pas comme l'autre. Puisque, selon les catholiques, on est libre de choisir entre le salut et la damnation, puisque la gr�ce n'est jamais en d�faut et que la moindre bonne volont� vous jette dans une voie o� les anges m�mes daignent marcher devant vous, je me disais avec une confiance superbe que je ne courais aucun danger; que j'y penserais quand je voudrais, et je ne me pressais pas d'y penser. Je n'�tais pas sensible aux consid�rations q d'int�r�t personnel. Elles n'ont jamais agi sur moi, m�me en mati�re de religion. Je voulais aimer Dieu pour la seule douceur de l'aimer, {CL 166} je ne voulais pas avoir peur de lui; voil� ce que je disais quand on s'effor�ait de m'�pouvanter.

Sans r�flexion et sans souci de cette vie et de l'autre, je ne songeais qu'� m'amuser, ou, pour mieux dire, je ne songeais m�me pas � cela; je ne songeais � rien. J'ai pass� les trois quarts de ma vie ainsi, et pour ainsi dire � l'�tat latent. Je crois bien que je mourrai sans avoir r�ellement song� � vivre, et pourtant j'aurai v�cu � ma mani�re, car r�ver et contempler est une action insensible qui remplit parfaitement les heures et occupe les forces intellectuelles sans les trop user.

{Presse 7/4/1855} Je vivais donc l� sans savoir comment et toujours pr�te � m'amuser comme l'entendraient mes amies. Anna aimait � causer, je l'�coutais. Sophie �tait r�veuse et triste, je m'attachais � ses pas en silence, ne la troublant pas dans ses m�ditations, ne la boudant pas quand elle revenait � moi. Fannelly aimait � courir, � rire, � fureter, � organiser toujours quelque diablerie, je devenais tout feu, tout joie, tout mouvement avec elle. Heureusement pour moi, elle s'emparait de moi; Anna nous suivait par amiti� et Sophie par d�sœuvrement; alors commen�aient des escapades et des vagabondages qui duraient des journ�es enti�res. On se donnait rendez-vous dans un coin quelconque; Fannelly, dont la petite bourse �tait toujours la mieux garnie et qui avait l'art de faire acheter en cachette par le portier tout ce qu'elle voulait, nous pr�parait sans cesse des surprises de gourmandise. C'�tait un melon magnifique, des g�teaux, des {Lub 938} paniers de cerises ou de raisin, des beignets, des p�t�s, que sais-je! Elle s'ing�niait � nous r�galer toujours de quelque chose d'inattendu et de prodigieux. Pendant tout un �t�, nous ne f�mes nourries que par contrebande, et quelle folle nourriture! Il fallait avoir quinze ans pour n'en pas tomber malade. De mon c�t�, j'apportais les friandises que me donnaient madame Alicia et la sœur Th�r�se, qui confectionnait {CL 167} elle-m�me des dumpleens et des puddings d�licieux, et qui m'appelait dans son laboratoire pour en bourrer mes poches.

Mettre en commun nos friandises et les manger en cachette aux heures o� l'on ne devait pas manger, c'�tait une f�te, une partie fine et des rires inextinguibles, et des salet�s de l'autre monde, comme de lancer au plafond la cro�te d'une tarte aux confitures et de la voir s'y coller avec gr�ce, de cacher des os de poulet au fond d'un piano, de semer des pelures de fruits dans les escaliers sombres pour faire tomber les personnes graves. Tout cela paraissait �norm�ment spirituel, et l'on se grisait � force de rire; car en fait de boisson nous n'avions que de l'eau ou de la limonade.

La recherche de la victime �tait poursuivie avec ardeur, et j'aurais � raconter bien des d�ceptions qu'elle nous causa. Mais j'ai d�j� racont� trop d'enfantillages, et, je le crains, avec trop de complaisance.

Je ne voudrais pourtant pas avoir oubli� que mon but, en retra�ant mes souvenirs, est d'int�resser mon lecteur au souvenir de sa propre vie. D�chirerai-je les pages qui pr�c�dent comme pu�riles et sans utilit�? Non! La gaiet�, l'espi�glerie m�me de l'adolescence, toujours m�l�es d'une certaine po�sie ou d'une grande activit� d'imagination, sont une phase de notre existence que nous ne retra�ons jamais sans nous sentir redevenir meilleurs, quand l'�ge a pass� sur nos t�tes. L'adolescence r est un �ge de candeur, de courage et de d�vouement souvent d�raisonnable, toujours sinc�re et spontan�; ce que l'�ge s nous fait acqu�rir d'exp�rience et de jugement est au d�triment de cette ing�nuit� premi�re, qui ferait de nous des �tres parfaits si nous la conservions tout en acqu�rant la maturit�. Faute de raison, ces tr�sors de la premi�re jeunesse sont perdus ou st�riles; mais en nous reportant � ce temps de prodigalit� morale, nous reprenons possession de notre v�ritable richesse, et nul {Lub 939} de nous {CL 168} ne serait capable d'une mauvaise action s'il avait toujours devant les yeux le spectacle de sa premi�re innocence. Voil� pourquoi ces souvenirs sont bons pour tout le monde comme pour moi.

Pourtant j'abr�ge, car si je voulais rapporter tout ce que je me rappelle avec plaisir et avec une exactitude de m�moire, � certains �gards, qui me surprend moi-m�me, je remplirais tout un volume. Il suffira de dire que je passai longtemps t dans cet �tat de diablerie, ne faisant quoi que ce soit, si ce n'est d'apprendre un peu d'italien, un peu de musique, un peu de dessin, le moins possible, en v�rit�. Je m'appliquais seulement � l'anglais, que j'avais h�te de savoir parce que la moiti� de la vie �tait manqu�e au couvent quand on n'entendait pas cette langue. Je commen�ais aussi � vouloir �crire. Nous en avions toutes la rage, et celles qui manquaient d'imagination passaient leur temps � s'�crire des lettres les unes aux autres: lettres parfois charmantes de tendresse et de na�vet�, que l'on nous interdisait s�v�rement comme si c'eussent �t� u des billets doux, mais que la prohibition rendait plus actives et plus ardentes.

Disons en passant que la grande erreur de l'�ducation monastique est de vouloir exag�rer la chastet�. On nous d�fendait de nous promener deux � deux, il fallait �tre au moins trois; on nous d�fendait de nous embrasser; on s'inqui�tait de nos correspondances innocentes, et tout cela v nous e�t donn� � penser si ous eussions eu en nous-m�mes seulement le germe des mauvais instincts qu'on nous supposait apparemment. Je sais que j'en eusse �t� fort bless�e, pour ma part, i j'eusse compris le motif de ces prescriptions bizarres. Mais la plupart d'entre nous, �lev�es simplement et chastement dans leurs familles, n'attribuaient ce syst�me de r�serve excessive qu'� l'esprit de d�votion, qui restreint l'�lan des affections humaines en vue d'un amour exclusif pour le cr�ateur.

{CL 169} Je commen�ais donc � �crire, et mon premier essai, comme celui de tous les jeunes cerveaux, prit la forme de l'alexandrin, je connaissais les r�gles de la versification et j'y avais toujours fait, contre Deschartres, une opposition obstin�e: j'avais parfaitement tort; il n'y a pas de milieu entre la prose libre et le vers r�gulier. Je pr�tendais trouver un terme moyen, rimer de la {Lub 940} prose et conserver une sorte de rhythme, sans me soucier de la rime et de la c�sure. Enfin w je prenais mes aises, pr�tendant que la r�gle �tait trop rigoureuse et g�nait l'�lan de la pens�e. Je fis ainsi beaucoup de pr�tendus vers qui eurent grand succ�s au couvent, o� l'on n'�tait pas difficile, il faut l'avouer. Ensuite il me prit fantaisie d'�crire un roman, et bien que je ne fusse pas du tout d�vote alors, ce fut un roman chr�tien et d�vot.

Ce pr�tendu roman �tait plut�t une nouvelle, car il n'avait qu'une centaine de pages. Le h�ros et l'h�ro�ne se rencontraient, un soir, dans la campagne, aux pieds d'une madone o� ils faisaient leurs pri�res. Ils s'admiraient et s'�difiaient l'un l'autre; mais, quoiqu'il f�t de r�gle qu'ils devinssent amoureux l'un de l'autre, ils ne le devinrent pas. J'avais r�solu, par les conseils de Sophie, de les amener � s'aimer; mais quand j'en fus l�, quand je les eus d�crits beaux et parfaits tous les deux, dans un site enchanteur, au coucher du soleil, � l'entr�e d'une chapelle gothique ombrag�e de grands ch�nes, jamais je ne pus d�peindre les premi�res �motions de l'amour. Cela n'�tait point en moi, il ne me vint pas un mot. J'y renon�ai. Je les fis ardemment pieux, quoique la pi�t� x ne f�t pas plus en moi que l'amour; mais je la comprenais, parce que j'en avais le spectacle sous les yeux, et peut-�tre d'ailleurs le germe de cet amour-l� commen�ait-il � �clore en moi � mon insu. Tant il y a que mes deux jeunes gens, apr�s plusieurs chapitres de voyages et d'aventures que je ne me rappelle {CL 170} pas du tout, se consacr�rent � Dieu chacun de son c�t�: la demoiselle prit le voile, et le h�ros se fit pr�tre.

Sophie et Anna trouv�rent mon roman bien �crit, et les d�tails leur plurent. Mais elles d�claraient que Fitz G�rald (c'�tait le nom du h�ros) �tait un personnage fort ennuyeux, et que l'h�ro�ne n'�tait gu�re plus divertissante. Il y avait une m�re qui leur plut davantage; mais, en somme, ma prose eut moins de succ�s que mes vers et ne me charma point moi-m�me. Je fis un autre roman, un roman pastoral, que je jugeai plus mauvais que le premier et dont j'allumai le po�le un jour d'hiver. Puis je cessai d'�crire, jugeant que cela ne pourrait jamais m'amuser et trouvant qu'en comparaison de l'infinie jouissance morale que j'avais go�t�e � composer sans �crire, tout serait � jamais st�rile et glac� pour moi.

{Lub 941} Je continuais toujours, sans l'avoir jamais confi� � personne, mon �ternel po�me de Coramb�. Mais c'�tait � b�tons rompus, car au couvent, comme je l'ai dit, le roman �tait en action, et le sujet, c'�tait la victime du souterrain, sujet bien plus �mouvant que toutes les fictions possibles, puisque nous prenions cette fiction au s�rieux.

Ma grand'm�re vint au milieu du second hiver que je passai au couvent. Elle repartit deux mois apr�s, et je sortis en tout cinq ou six fois. Ma tenue de pensionnaire ne lui plut pas mieux que ma tenue de campagnarde. Je ne m'�tais nullement form�e aux belles mani�res. J'�tais plus distraite que jamais. Les le�ons de danse de M. Abraham, ex-professeur de gr�ces de Marie-Antoinette, ne m'avaient donn� aucune esp�ce de gr�ce. Cependant M. Abraham faisait son possible pour nous donner une tenue de cour. Il arrivait en habit carr�, jabot de mousseline, cravate blanche � longs bouts, culotte courte et bas de soie noirs, souliers � boucles, perruque � bourse et � frimas, le diamant au doigt, la pochette en main. Il avait environ {CL 171} quatre-vingts ans, toujours mince, gracieux, �l�gant, une jolie t�te rid�e, vein�e de rouge et de bleu sur un fond jaune, comme une vieille feuille nuanc�e par l'automne, mais fine et distingu�e. C'�tait le meilleur homme du monde, le plus poli, le plus solennel, le plus convenable. Il donnait le�on par premi�re et seconde division de quinze ou vingt �l�ves chacune, dans le grand parloir de la sup�rieure, dont nous franchissions la grille � cette occasion. L� M. Abraham nous d�montrait la gr�ce par raison g�om�trique, et apr�s les pas d'usage il s'installait dans un fauteuil et nous disait: « Mesdemoiselles, je suis le roi, ou la reine, et comme vous �tes {Presse 7/4/1855 2} toutes appel�es sans doute, � �tre pr�sent�es � la cour, nous allons �tudier les entr�es, les r�v�rences et les sorties de la pr�sentation. »

D'autres fois on �tudiait des solennit�s plus habituelles, on repr�sentait un salon de graves personnages. Le professeur faisait asseoir les unes, entrer et sortir les autres, montrait la mani�re de saluer la ma�tresse de la maison, puis la princesse, la duchesse, la marquise, la comtesse, la vicomtesse, la baronne et la pr�sidente, chacune dans la mesure de respect ou d'empressement {Lub 942} r�serv�e � sa qualit�. On figurait aussi le prince, le duc, le marquis, le comte, le vicomte, le baron, le chevalier, le pr�sident, le vidame et l'abb�. M. Abraham faisait tous ces r�les et venait saluer chacune de nous, afin de nous apprendre comment il fallait r�pondre � toutes ces r�v�rences, reprendre le gant ou l'�ventail offert, sourire, traverser l'appartement, s'asseoir, changer de place, que sais-je! Tout �tait pr�vu, m�me la mani�re d'�ternuer, dans ce code de la politesse fran�aise. Nous pouffions de rire, et nous faisions expr�s mille balourdises pour le d�sesp�rer. Puis, vers la fin de la le�on, pour le renvoyer content, le brave homme (car il y avait barbarie � contrarier tant de douceur et de patience), nous affections toutes les gr�ces et toutes les mines qu'il nous {CL 172} demandait. C'�tait pour nous une com�die que nous avions bien de la peine � jouer sans lui rire au nez, mais qui nous apprenait � jouer la com�die tant bien que mal. Il faut croire que la gr�ce du temps du p�re Abraham �tait bien diff�rente de celle d'aujourd'hui; car, plus nous nous rendions � dessein ridicules et affect�es, plus il �tait satisfait, plus il nous remerciait de notre bonne volont�.

Malgr� tant de soins et de th�orie, je me tenais toujours vo�t�e, j'avais toujours des mouvements brusques, des allures naturelles, l'horreur des gants et des profondes r�v�rences. Ma bonne maman me grondait vraiment trop pour ces vices-l�. Elle grondait � sa mani�re, l'excellente femme, d'une voix douce et avec des paroles caressantes. Mais il me fallait un grand effort sur moi-m�me pour cacher l'ennui et l'impatience que me causaient ces perp�tuels petits m�contentements. J'eusse tant voulu lui agr�er! Je n'en venais point � bout. Elle me ch�rissait. Elle ne vivait que pour moi, et il semblait qu'il y e�t dans ma simplicit� et dans ma malheureuse absence de coquetterie quelque chose qu'elle ne p�t accepter, quelque chose d'antipathique qu'elle ne pouvait vaincre, peut-�tre une sorte de vice originel qui sentait le peuple en d�pit de tous ses soins. Pourtant je n'�tais pas butorde; ma nature calme et port�e � la confiance ne me poussait point � des mani�res importunes ou grossi�res. J'�tais pr�occup�e la plupart du temps, dieu sait de quoi, de rien peut-�tre le plus souvent. Je n'avais pas de causerie avec ma grand'm�re y. {Lub 943} De quoi parler? De nos folies, de nos souterrains, de nos paresses, de nos amiti�s de couvent? C'�tait toujours la m�me chose, et je ne portais pas mes regards sur le monde et sur l'avenir dont elle e�t voulu me voir pr�occup�e. On me pr�sentait d�j� des jeunes gens � marier, et je ne m'en apercevais pas. Quand ils �taient sortis, on me demandait comment je les avais trouv�s, et il se trouvait {CL 173} que je ne les avais pas regard�s. On me grondait d'avoir pens� � autre chose pendant qu'ils �taient l�, � une partie de barres ou � un achat de balles �lastiques qui me trottait par la cervelle. Je n'�tais pas une nature pr�coce; j'avais parl� tard dans ma premi�re enfance, tout le reste fut � l'avenant: ma force physique s'�tait d�velopp�e rapidement; j'avais l'air d'une demoiselle, mais mon cerveau, tout engourdi, tout repli� sur lui-m�me, faisait de moi un enfant, et loin de m'aider � m'endormir dans cette gr�ce d'�tat, on cherchait � faire de moi une personne.

Cette grande sollicitude de ma bonne maman venait d'un grand fonds de tendresse. Elle se sentait vieillir et mourir peu � peu. Elle voulait me marier, m'attacher au monde, s'assurer que je ne tomberais pas sous la tutelle de ma m�re; et, dans la crainte de n'en avoir pas le temps, elle s'effor�ait de m'inspirer la religion du monde, la m�fiance pour ma famille maternelle, l'�loignement pour le milieu pl�b�ien z o� elle tremblait de me laisser retomber en me quittant. Mon caract�re, mes sentiments et mes id�es se refusaient � la seconder. Le respect et l'amour encha�naient ma langue. Elle me prenait tant�t pour une sotte, tant�t pour une rus�e. Je n'�tais ni l'une ni l'autre. Je l'aimais, et je souffrais en silence.

Ma m�re semblait avoir renonc� � m'aider dans cette lutte muette et douloureuse. Elle raillait toujours le grand monde, me caressait beaucoup, m'admirait comme un prodige et se pr�occupait peu de mon avenir. Il semblait qu'elle e�t accept� pour elle-m�me un avenir dont je ne faisais plus partie essentielle. Je me sentais navr�e de cette sorte d'abandon, apr�s la passion dont elle m'avait fait vivre dans mon enfance. Elle ne m'emmenait plus chez elle. Je vis ma sœur une ou deux fois en deux ou trois ans. Mes jours de sortie �taient remplis de visites que ma grand'm�re me faisait faire avec elle {Lub 944}ses vieilles comtesses. Elle voulait {CL 174} apparemment les int�resser � ma jeunesse, me cr�er des relations, des appuis, parmi celles qui lui survivraient. Ces dames continuaient � m'�tre antipathiques, la seule madame de Pardaillan except�e. Le soir, nous d�nions ou chez les cousins Villeneuve ou chez l'oncle Beaumont. Il fallait rentrer � l'heure o� je commen�ais � me mettre � l'aise avec ma famille. Mes jours de sortie �taient donc lugubres. Le matin, joyeuse et empress�e, j'arrivais chez nous le cœur plein d'�lan et d'impatience. Au bout de trois heures, je devenais triste. Je l'�tais davantage en faisant mes adieux; au couvent seulement je retrouvais du calme et de la gaiet�.

L'�v�nement int�rieur qui me donna le plus de contentement fut d'obtenir enfin une cellule. Toutes les demoiselles de la grande classe en avaient; moi seule je restai longtemps au dortoir, parce qu'on craignait mon tapage nocturne. On souffrait mortellement, dans ce dortoir plac� sous les toits, du froid en hiver, de la chaleur en �t�. On y dormait mal, parce qu'il y avait toujours quelque petite qui criait de peur ou de colique au milieu de la nuit. Et puis, n'�tre pas chez soi, ne pas se sentir seule une heure dans la journ�e ou dans la nuit, c'est quelque chose d'antipathique pour ceux qui aiment � r�ver et � contempler. La vie en commun est l'id�al du bonheur entre gens qui s'aiment. Je l'ai senti au couvent, je ne l'ai jamais oubli�; mais il faut � tout �tre pensant ses heures de solitude et de recueillement. C'est � ce prix seulement qu'il go�te la douceur de l'association.

La cellule qu'on me donna enfin fut la plus mauvaise du couvent. C'�tait une mansarde situ�e au bout du corps de b�timent qui touchait � l'�glise. Elle �tait contigu� � une toute semblable occup�e par Coralie Le Marrois, personne aust�re, pieuse, craintive et simple dont le voisinage devait, pensait-on, me tenir en respect. Je fis bon m�nage {CL 175} avec elle, malgr� la diff�rence de nos go�ts aa; j'eus soin de ne pas troubler sa pri�re ou son sommeil et de d�camper sans bruit pour aller sur le palier trouver Fannelly et d'autres babilleuses, avec qui l'on errait une partie de la nuit dans le grenier aux oignons et dans les tribunes de l'orgue. Il nous fallait passer devant la chambre de Marie-Jos�phe, la bonne du couvent; mais elle avait un excellent sommeil.

{Lub 945} Ma cellule avait environ dix pieds de long sur six de large. De mon lit, je touchais avec ma t�te le plafond en soupente. La porte ab, en ouvrant, rasait la commode plac�e vis-�-vis, aupr�s de la fen�tre, et pour fermer la porte il fallait entrer dans l'embrasure de cette fen�tre, compos�e de quatre petits carreaux, et donnant sur une goutti�re en auvent qui me cachait la vue de la cour. Mais j'avais un horizon magnifique. Je dominais une partie de Paris par-dessus la cime des grands marronniers du jardin. De vastes espaces de p�pini�res et de jardins potagers s'�tendaient ac autour de notre enclos. Sauf la ligne bleue de monuments et de maisons qui fermait l'horizon, je pouvais me croire, non pas � la campagne, mais dans un immense village. Le campanile du couvent et les constructions basses du clo�tre servaient de repoussoir au premier plan. La nuit, au clair de la lune, c'�tait un tableau admirable. J'entendais sonner de pr�s l'horloge et j'eus quelque peine � m'y habituer pour dormir, mais peu � peu ce fut un plaisir pour moi d'�tre doucement r�veill�e par ce timbre m�lancolique et d'entendre au loin les rossignols reprendre bient�t apr�s leur chant interrompu.

Mon mobilier se composait d'un lit en bois peint, d'une vieille commode, d'une chaise de paille, d'un m�chant tapis de pied, et d'une petite harpe Louis XV, extr�mement jolie, qui avait brill� jadis entre les beaux bras de ma grand'm�re, et dont je jouais un peu en chantant. J'avais {CL 176} la permission d'�tudier cette harpe dans ma cellule; c'�tait un pr�texte pour y passer tous les jours une heure en libert�, et, quoique je n'�tudiasse pas du tout, cette heure de solitude et de r�verie me devint pr�cieuse. Les moineaux, attir�s par mon pain, entraient sans frayeur ad chez moi et venaient manger jusque sur mon lit. Quoique cette pauvre cellule f�t un four en �t�, et litt�ralement une glaci�re en hiver (l'humidit� des toits se gelant en stalactites � mon plafond disjoint), je l'ai aim�e avec passion, et je me souviens d'en avoir ing�nument bais� les murs en la quittant, tellement je m'y �tais attach�e. Je ne saurais dire quel monde de r�veries semblait li� pour moi � cette petite niche poudreuse et mis�rable. C'est l� seulement que je me retrouvais et que je m'appartenais ae. Le jour je n'y pensais � rien; je regardais les nuages, les branches des arbres, le {Lub 946} vol des hirondelles. La nuit, j'�coutais les rumeurs lointaines et confuses de la grande cit� qui venaient comme un r�le expirant se m�ler aux bruits rustiques du faubourg. D�s que le jour paraissait, les bruits du couvent s'�veillaient et couvraient fi�rement ces mourantes clameurs. Nos coqs se mettaient � chanter, nos cloches sonnaient matines; les merles du jardin r�p�taient � sati�t� leur phrase matinale; puis les voix monotones des religieuses psalmodiaient l'office et montaient jusqu'� moi � travers les couloirs af et les mille fissures de la masure sonore. Les pourvoyeurs de la maison �levaient dans la cour, situ�e en pr�cipice au-dessous de moi, des voix rauques et rudes qui contrastaient avec celles des nonnes; et enfin l'appel strident de l'�veilleuse Marie-Jos�phe courant de chambre en chambre et faisant grincer les verrous des dortoirs, mettait fin � ma contemplation auditive.

Je dormais peu. Je n'ai jamais su dormir � point. Je n'en avais envie que quand il fallait songer � s'�veiller. Je r�vais � Nohant; c'�tait devenu dans ma pens�e un paradis, {CL 177} et cependant je n'avais point de h�te d'y retourner, et quand ma grand'm�re pronon�a que je n'aurais pas de vacances, parce que, ne devant pas rester de nombreuses ann�es au couvent, il les fallait faire aussi compl�tes que possible pour mes �tudes, je me soumis sans chagrin, tant je craignais de retrouver � Nohant les chagrins qui me l'avaient fait quitter sans regret.

Ces �tudes, auxquelles ma bonne maman sacrifiait le plaisir de me voir, �taient � peu pr�s nulles. Elle ne tenait qu'aux le�ons d'agr�ment, et depuis que j'�tais diable, je n'aimais plus � m'occuper. Cela m'ennuyait bien quelquefois, cette oisivet� errante, mais le oyen de s'en d�shabituer quand on s'y est laiss� longtemps endormir!

{Presse 8/4/1855 1} Enfin ag vint le temps o� une grande r�volution devait s'op�rer en moi. Je devins d�vote: cela se fit tout d'un coup, comme une passion qui s'allume dans une �me ignorante de ses propres forces. J'avais �puis� pour ainsi dire la paresse et la complaisance envers mes diables, le mouvement, la r�bellion muette et syst�matique contre la discipline. Le seul amour violent dont j'eusse v�cu, l'amour filial, m'avait comme lass�e et bris�e. J'avais une sorte de culte pour madame Alicia, mais {Lub 947} c'�tait un amour tranquille; il me fallait une passion ardente. J'avais quinze ans. Tous mes besoins �taient dans mon cœur, et mon cœur s'ennuyait, si l'on peut ainsi parler. Le sentiment de la personnalit� ne s'�veillait pas en moi. Je n'avais ah pas cette sollicitude immod�r�e pour ma personne, que j'ai vue se d�velopper � l'�ge que j'avais alors chez presque toutes les jeunes filles que j'ai connues. Il me fallait aimer hors de moi, et je ne connaissais rien sur la terre que je pusse aimer de toutes mes forces.

Cependant je ne cherchai point Dieu. L'id�al religieux, et ce que les chr�tiens appellent la gr�ce, vint me trouver et s'emparer de moi comme par surprise. Les sermons des {CL 178} nonnes et des ma�tresses n'agirent aucunement sur moi. Madame Alicia elle-m�me ne m'influen�a point d'une mani�re sensible. Voici comment la chose arriva; je la raconterai sans l'expliquer, car il y a dans ces soudaines transformations de notre esprit un myst�re qu'il ne nous appartient pas toujours de p�n�trer nous-m�mes.

Nous entendions tous les matins la messe, � sept heures; nous retournions � l'�glise � quatre heures et nous y passions une demi-heure, consacr�e pour les pieuses � la m�ditation, � la pri�re ou � quelque sainte lecture. Les autres b�illaient, sommeillaient ou chuchotaient quand la ma�tresse n'avait pas les yeux sur elles. Par d�sœuvrement, je pris un livre qu'on m'avait donn� et que je n'avais pas encore daign� ouvrir. Les feuillets �taient coll�s encore par l'enluminage de la tranche; c'�tait un abr�g� de la vie des saints. J'ouvris au hasard. Je tombai sur la l�gende excentrique de saint Sim�on le stylite, dont Voltaire s'est beaucoup moqu�, et qui ressemble � l'histoire d'un fakir indien plus qu'� celle d'un philosophe chr�tien. Cette l�gende me fit sourire d'abord, puis son �tranget� me surprit, m'int�ressa; je la relus plus attentivement et j'y trouvai plus de po�sie que d'absurdit�. Le lendemain je lus une autre histoire, et le surlendemain j'en d�vorai plusieurs avec un vif int�r�t. Les miracles me laissaient incr�dule, mais la foi, le courage, le sto�cisme des confesseurs et des martyrs m'apparaissaient comme de grandes choses et r�pondaient � quelque fibre secr�te qui commen�ait � vibrer en moi.

Il y avait au fond du chœur un superbe tableau du {Lub 948} Titien que je n'ai jamais pu bien voir ai. Plac� trop loin des regards et dans un coin priv� de lumi�re, comme il �tait tr�s-noir par lui-m�me, on ne distinguait que des masses d'une couleur chaude sur un fond obscur. Il repr�sentait J�sus au jardin des olives, au moment o� il tombe d�faillant {CL 179} dans les bras de l'ange. Le sauveur �tait affaiss� sur ses genoux, un de ses bras �tendu sur ceux de l'ange qui soutenait sur sa poitrine cette belle t�te �perdue et mourante. Ce tableau �tait plac� vis-�-vis de moi, et � force de le regarder je l'avais devin� plut�t que compris. Il y avait un seul moment dans la journ�e o� j'en saisissais � peu pr�s les d�tails, c'�tait en hiver, lorsque le soleil sur son d�clin jetait un rayon sur la draperie aj rouge de l'ange et sur le bras nu et blanc du Christ. Le miroitement du vitrage rendait �blouissant ce moment fugitif, et � ce moment-l� j'�prouvais toujours une �motion ind�finissable, m�me au temps o� je n'�tais pas d�vote et o� je ne pensais pas devoir jamais le devenir.

Tout en feuilletant la vie des saints, mes regards se report�rent plus souvent sur le tableau; c'�tait en �t�, le soleil couchant ne l'illuminait plus � l'heure de notre pri�re, mais l'objet contempl� n'�tait plus aussi n�cessaire � ma vue qu'� ma pens�e. En interrogeant machinalement ces masses grandioses et confuses, je cherchais le sens de cette agonie du Christ, le secret de cette douleur volontaire si cuisante, et je commen�ais � y pressentir quelque chose de plus grand et de plus profond que ce qui m'avait �t� expliqu�; je devenais profond�ment triste moi-m�me, et comme navr�e d'une piti�, d'une souffrance inconnues. Quelques larmes venaient ak au bord de ma paupi�re, je les essuyais al furtivement, ayant honte d'�tre �mue sans savoir pourquoi. Je n'aurais pas pu dire que c'�tait la beaut� de la peinture, puisqu'on la voyait tout juste assez pour pouvoir dire que cela avait l'air de quelque chose de beau.

Un autre tableau, plus visible et moins digne d'�tre vu, repr�sentait saint Augustin sous le figuier, avec le rayon miraculeux sur lequel �tait �crit le fameux Tolle, lege, ces myst�rieuses paroles que le fils de Monique crut entendre {CL 180} sortir du feuillage, et qui le d�cid�rent � ouvrir le livre divin des Évangiles. Je cherchai la vie de saint Augustin, qui m'avait �t� vaguement racont�e {Lub 949} au couvent, o� ce saint, patron de l'ordre, �tait en particuli�re v�n�ration. Je me plus extraordinairement � cette histoire, qui porte avec elle un grand caract�re de sinc�rit� et d'enthousiasme. De l�, je passai � celle de saint Paul, et le cur me persequeris? me fit une impression terrible. Le peu de latin que Deschartres m'avait appris me servait � comprendre une partie des offices, et je me mis � les �couter et � trouver dans les psaumes r�cit�s par les religieuses une po�sie et une simplicit� admirables. Enfin il se passa tout � coup huit jours o� la religion catholique m'apparut comme une �tude int�ressante.

Le Tolle, lege, me d�cida enfin � ouvrir l'Évangile et � le relire attentivement. La premi�re impression ne fut pas vive. Le livre divin n'avait point l'attrait de la nouveaut�. D�j� j'en avais go�t� le c�t� simple et admirable; mais ma grand'm�re avait si bien conspir� pour me faire trouver les miracles ridicules, et elle m'avait tant r�p�t� les fac�ties de Voltaire sur l'esprit malin, transport� du corps d'un poss�d� � celui d'un troupeau de cochons, enfin elle m'avait si bien mise en garde contre l'entra�nement, que je me d�fendis par habitude et restai froide en relisant l'agonie et la mort de J�sus.

Le soir de ce m�me jour, je battais tristement le pav� des clo�tres, � la nuit tombante. On �tait au jardin, j'�tais hors de la vue des surveillantes, en fraude comme toujours; mais je ne songeais pas � faire d'espi�gleries et ne souhaitais point me trouver avec mes camarades. Je m'ennuyais. Il n'y avait plus rien � inventer en fait de diablerie. Je vis passer quelques religieuses et quelques pensionnaires qui allaient prier et m�diter dans l'�glise isol�ment, comme c'�tait la coutume des plus ferventes {CL 181} aux heures de r�cr�ation. Je songeai bien � verser de l'encre dans le b�nitier; mais cela avait �t� fait: � pendre Whisky par la patte � la corde de la sonnette des clo�tres: c'�tait us�. Je m'avouai que mon existence d�sordonn�e touchait � sa fin, qu'il me fallait entrer dans une nouvelle phase: mais laquelle? Devenir sage ou b�te? Les sages �taient trop froides, les b�tes trop l�ches. Mais les d�votes, les ferventes, �taient-elles heureuses? Non, elles avaient la d�votion sombre et comme malade. Les diables leur cr�aient mille contrari�t�s, mille indignations, mille col�res mal rentr�es. Leur vie �tait un supplice, une lutte entre le ridicule et le rel�chement. D'ailleurs {Lub 950} il en est de la foi comme de l'amour. Quand on la cherche, on ne la trouve pas, on la trouve au moment o� l'on s'y attend le moins. Je ne savais pas cela, mais ce qui m'�loignait de la d�votion, c'�tait la crainte d'y arriver par un esprit de calcul, par un sentiment d'int�r�t personnel am.

« D'ailleurs n'a pas la foi qui veut, me disais-je. Je ne l'ai pas, je ne l'aurai jamais. J'ai fait aujourd'hui le dernier effort: j'ai lu le livre m�me, la vie et la doctrine du r�dempteur! Je suis rest�e calme. Mon cœur restera vide. »

En devisant ainsi avec moi-m�me, je regardais passer dans l'obscurit�, comme des spectres, des ferventes qui s'en allaient furtivement r�pandre an leurs �mes aux pieds de ce dieu d'amour et de contrition. La curiosit� me vint de savoir dans quelle attitude et avec quel recueillement elles priaient dans la solitude; par exemple, une vieille locataire bossue qui s'en allait, toute petite et difforme, dans les t�n�bres, plus semblable � une sorci�re courant au sabbat qu'� une vierge sage! « Voyons, me dis-je, comment ce petit monstre va se tordre sur son banc! Cela fera rire les diables quand je leur en ferai la description. »

Je la suivis, je traversai avec elle la salle du chapitre, {CL 182} j'entrai dans l'�glise. On n'y allait point � ces heures-l� sans permission, et c'est ce qui me d�cida � y aller. Je ne d�rogeais point � ma dignit� de diable en entrant l� par contrebande. Il est assez curieux que la premi�re fois que j'entrai de mon propre mouvement dans une �glise, ce fut pour faire acte d'indiscipline et de moquerie.


Variantes

  1. Ce titre figure � partir de l'�dition {CL}
  2. 7me volume. Chapitre 3 {Ms}Chapitre treizi�me {Presse} {LP} ♦ XIII {CL}
  3. . Anna. — Retour d'Isabelle; l'id�al champ�tre, le chalet. — Isabelle quitte {Ms}Anna. — Isabelle quitte {Presse} et sq.
  4. console. — [Mes derni�res folies � travers le couvent ray�]. — Descente dans les souterrains. — [Visites aux dames locataires. — La veille de Ste Catherine ray�]. — Retour {Ms}console. — Retour {Presse} et sq.
  5. G* partit aussi pour un voyage {Ms}Mary partit pour un voyage {Presse} et sq.
  6. blonde [plus agr�able que jolie ray�], fra�che {Ms}
  7. se rejoignaient sur son petit nez {Ms}se rejoignaient au-dessus de son petit nez {Presse} et sq.
  8. placidit� � la fois que je portais moi-m�me dans mon amiti� pour elle. Que ce soit ma faute ou celle d'autrui, ma triste vie s'est �coul�e � constater et � supputer un �ternel d�ficit dans le placement de mes affections. Et pourtant je suis convaincue d'avoir �t� sinc�rement et vivement aim�e par plus d'une �me g�n�reuse. Mais probablement je porte en moi-m�me une grande mis�re, qui fait que j'aime toujours trop quelqu'un et que j'ambitionne trop d'en �tre aim�e moi-m�me. L'�ge m'a appris � ne pas �tre exigeante de fait, � ne pas faire des reproches inutiles, � cacher mon intime souffrance, et � ne m'en prendre qu'� moi seule de l'esp�ce d'isolement moral o� me laissent souvent les meilleures affections. / Je me suis m�me habitu�e � regarder le malheur comme sans rem�de, et � croire que je dois plus aux autres, m�me � mon chien, que les autres, et mon chien aussi, ne me doivent. Ce n'est pas luste devant Dieu, je le sais, mais Il l'a voulu ainsi et j'accepte. / Si je consulte tous mes souvenirs, je me vois toujours au moins un pas en avant des autres sur toutes les routes, sur tous les sentiers de mes attachements. Je signale toujours que le premier moment d'ennui dans l'intimit�, de d�faillance dans le d�vouement, d'injustice dans les exigences n'est pas venu de moi. Il ne faudrait pas en conclure que je vaux mieux que les autres, car, modestie � part, il n'est pas du tout probable que Dieu ait fait de moi un �tre unique, un foyer isol�. Modestie � part encore, il est beaucoup plus vraisemblable qu'il y a en moi quelque chose qui blesse ou ennuye les autres. Je cherche ce quelque chose dans mon cœur et dans ma conscience, et je l'y cherche en vain. Mais si je le cherche dans mon caract�re, dans ma mani�re d'�tre, je ne sais laquelle de mes disgr�ces choisir pour me condamner, Je dois �tre ennuyeuse par mille c�t�s � la fois. Je suis une esp�ce d'�tre mort � la surface, et j'ai toujours �t� ainsi. Aimant la ga�t�, je suis triste si on ne me secoue pas. Sensible au fond de l'�me, je suis froide dans l'apparence. Ce que je sens le mieux est toujours ce que je puis le moins exprimer et tout se concentre en moi comme dans une eau [profonde ray�] immobile o� tout va au fond. Comme avec tout cela je ne m'ennuie jamais [avec moi-m�me ray�] j'ai de la peine � appercevoir que les autres s'ennuyent de moi. Mais quand c'est fait, apr�s le tems donn� au chagrin secret qui en est la suite, je me gu�ris, en commen�ant � m'ennuyer d'eux, et c'est ce qui me [sauve de ray�] pr�serve d'exercer l'importunit� et les pers�cutions d'un cœur bless�. Le mien se rebute vite, c'est une gr�ce d'�tat. Sans elle, avec toutes les [blessures re�ues ray�] d�ceptions que j'ai [re�ues ray�] subies. je n'aurais pas pu vivre. / C'est beaucoup trop parler de moi, mais je ne pouvais pas n'en pas parler un peu � propos de Fannelly. Comment fit-elle {Ms}placidit�. / Comment fit-elle {Presse} et sq.
  9. remplissait [toute la surface ray�] tout le reste {Ms}
  10. avec sa vue [basse et ray�] d�bile {Ms}
  11. et ces deux disgr�ces {Ms}, {Presse} ♦ et les deux disgr�ces {Lecou}, {LP} ♦ et ces deux disgr�ces {CL}
  12. revue [mari�e ray�] une [seule ray�] ou deux fois {Ms}
  13. ont forc�ment rompu {Ms}ont n�cessairement rompu {Presse} ♦ ont forc�ment rompu {Lecou} et sq.
  14. au bout de [deux ray�] quelques mois {Ms}
  15. nous voir plusieurs fois et ce qu'elle nous raconta me frappa vivement. [À la fois ray�] Artiste et romanesque, elle avait pris pour la Suisse une passion qui dominait chez elle tout autre sentiment, toute autre id�e. Elle ne r�vait que chalets, montagnes, troupeaux, vie pastorale, Elle nous montrait des cartons pleins de ses charmants dessins qu'elle faisait si vite et qu'elle animait toujours de nombreux personnages pleins d'actions. C'�taient des danses, des concerts rustiques, des caravanes sur les glaciers, des chasses � travers les neiges. Notre imagination s'allumait au feu de la sienne. Elle me d�solait parce qu'instinctivement elle parlait toujours anglais aver Sophie, et que, ne faisant que commencer � comprendre cette langue parl�e vite, je perdais beaucoup de mots. Enfin elle s'arr�ta � un certain croquis, et nous dit, parlant tour � tour dans les deux langues « Regardez cette chaumi�re en bois, ces vitraux en losanges, ces versets de la bible �crite sur le fronton du chalet, ces rochers l�-bas, cette petite cascade, ces vaches qui broutent. Eh bien, c'est l� le [s�jour ray�] chalet et le s�jour de mes r�ves. Nous n'y avons pass� qu'une heure. Des berg�res sont venues nous offrir du lait. J'ai �t� avec elles voir traire les vaches, je leur ai demand� si elles �taient heureuses. Elles m'ont dit que oui. (Il y ... <passage illisible> ...) Eh bien, ne sais pas pourquoi, mais ce lieu m'a tant plu que le d�sir de la vie pastorale s'est empar� de moi comme une fi�vre. Le soir � l'h�tel, je ne me suis couch�e que tr�s tard. Je ne pouvais pas songer � dormir. J'avais la t�te en feu. Nous �tions en route pour revenir en France. Je savais que j'allais quitter le couvent, rentrer dans le monde. Je suis riche, on va penser � me marier. La Suisse s'effa�ait d�j� derri�re moi comme un r�ve de bonheur, et de po�sie que je ne retrouverais plus. Alors, savez-vous ce qui m'a pass� par l'esprit, ce que j'ai �t� sur le point de faire? Il faisait une belle nuit, j'ai song� � m'enfuir, � laisser l� ma m�re et ma sœur que j'adore pourtant; � me cacher dans quelque lieu d�sert, � me laisser chercher jusqu'� ce qu'on e�t renonc� � moi, jusqu'� ce qu'on m'e�t oubli�e; [et alors ray�] je voulais me faire berg�re, me faire suissesse, renoncer au monde, au mariage, � l'Angleterre, � l'argent. Je voulais ensevelir ma vie dans un chalet, ne plus jamais sortir de ces montagnes, revenir en un mot � la vie primitive, et je ne sais ce qui m'a retenue. C'est sans doute la crainte de ne pouvoir me cacher, c'est surtout celle d'affliger mes parents, mais enfin je n'ai pas ferm� l'œil de la nuit, et je n'ai eu le courage de renoncer � mon projet que quand j'ai vu le jour se lever. Quand nous avons quitt� cet endroit, mon cœur s'est bris� comme si je laissais derri�re moi un bonheur sans nuages [que je ne retrouverais jamais et nulle part ray�]. J'ai pleur� mon r�ve, et j'ai quitt� la Suisse avec une douleur dont je ne peux pas, dont je ne sais pas si je pourrai me consoler. / Le r�ve romanesque et pur d'Isabelle passa d'embl�e dans le cerveau de Sophie. Pour moi qui avais fait, sans aucune fantaisie d'artiste, et par la seule impulsion de mes ennuis et de mes instincts tant de r�ves du m�me genre, � Nohant, je ne m'�tonnai point, et me plus � me persuader que quelque jour, je r�aliserais ce qu'Isabelle n'avait fait que r�ver. Isabelle partit peu de tems apr�s {Ms}nous voir une autre fois, et partit peu de temps apr�s {Presse} et sq.
  16. consument leur vie {Ms}consument toute leur vie {Presse} et sq.
  17. sensible [en fait de pi�t� ray�] aux consid�rations {Ms}
  18. nos t�tes. Meilleurs, parce que l'adolescence {Ms}nos t�tes. L'adolescence {Presse} et sq.
  19. spontan�; [meilleurs ray�] parce que l'�ge {Ms}spontan�. Ce que l'�ge {Presse} et sq.
  20. Je passai [plus de dix-huit mois ray�] longtems {Ms}
  21. si c'eussent �t� {Ms}si c'e�t �t� {Presse}, {Lecou} ♦ si c'eussent �t� {LP}
  22. innocentes et niaises [on surveillait ray�] et tout cela {Ms}innocentes, et tout cela {Presse} et sq.
  23. rythme, sans me soucier des rencontres de voyelles, et en me permettant de couper ou de ne pas couper certaines syllabes en deux. Enfin {Ms}rhythme [...] Enfin {Presse} et sq.
  24. quoique la pi�t� {Ms}, {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ quoique la piti� {CL} ♦ quoique la pi�t� {Lub} (corrigeant cette erreur manifeste de {CL}; nous le suivons)
  25. point de causerie avec elle {Ms}pas de causerie avec ma grand'm�re {Presse} et sq.
  26. milieu [d�mocratique ray�] pl�b�ien {Ms}
  27. diff�rence de nos [caract�res ray�] go�ts {Ms}
  28. soupente [et les deux murailles lat�rales avec mes mains ray�] La porte {Ms}soupente. La porte {Presse} et sq.
  29. potagers. [Le jardin des Dames de la Mis�ricorde s'�tendaient ray�] s'�tendaient {Ms}
  30. entraient sans fa�on {Ms} ♦ entraient sans frayeur {Presse} et sq.
  31. m'appartenais � moi-m�me. {Ms}, {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ m'appartenais. {CL}
  32. � travers les mille couloirs {Ms} ♦ � travers les couloirs {Presse} et sq.
  33. endormir! [Et puis mes autres diables me dominaient et m'arrachaient � moi-m�me ray�]. Enfin {Ms}
  34. en moi. [Je ne pouvais ni m'admirer ni <mot illisible> moi-m�me ray�]. Je n'avais {Ms}
  35. bien voir [de pr�s ray�] {Ms}
  36. un rayon [rouge�tre ray�] sur la draperie {Ms}
  37. Quelque larme venait {Ms}Quelques larmes venaient {Presse} et sq.
  38. je l'essuyais {Ms}je les essuyais {Presse} et sq.
  39. personnel. [J'avais toujours dit � Mme Alicia que je ne voulais pas aller � Dieu par crainte de l'enfer, mais me sentir attir�e vers lui par l'amour. [Elle ray�] Cette disposition ne lui d�plaisait point. Je la conservais en moi-m�me. À plus forte raison, ne voulais-je pas me faire d�vote dans l'esp�rance d'�tre plus heureuse au couvent et de donner un aliment � mon oisivet� ray�]. D'ailleurs {Ms}
  40. allaient [modestement ray�] furtivement [dans l'obscurit� ray�] r�pandre {Ms}

Notes