Louise et Valentine. — La marquise de La Rochejaquelein. — Ses Mémoires. — Son Salon. — Pierre Riallo. — Mes compagnes de la petite classe. — Hélèna c. — Facéties et bel esprit de couvent d. — La comtesse et Jacquot. — Sœur Françoise. — Madame Eugénie. — Combat singulier avec mademoiselle D***. — Le cabinet noir. — La séquestration. — Poulette. — Les nonnes. — Madame Monique. — Miss Fairbairns. — Madame Anne-Augustine et son ventre d'argent. — Madame Marie-Xavier. — Miss Hurst. — Madame Marie-Agnès. — Madame Anne-Joseph. — Les incapacités intellectuelles. — Madame Alicia. — Mon adoption. — Les conversations de l'avant-quart. — Sœur Thérèse. — La distillerie. — Les dames de chœur et les sœurs converses. |
Je ne quitterai pas la petite classe sans parler de deux pensionnaires que j'y ai beaucoup aimées, bien qu'elles ne fussent point classées parmi les diables. Elles ne l'étaient pas non plus parmi les sages, encore moins parmi les bêtes, car c'étaient deux intelligences fort remarquables. Je les ai déjà nommées: c'était Valentine de Gouy et Louise de La Rochejaquelein.
Valentine était une enfant, elle n'avait guère que neuf ou dix ans, si j'ai bonne mémoire; et comme elle était petite et délicate, elle ne paraissait guère plus âgée que Mary Eyre et Helen Kelly, les deux mioches de la petite classe à cette époque. Mais cette enfant était grandement supérieure à son âge, et on pouvait autant se plaire avec elle qu'avec Isabelle ou Sophie. Elle apprenait toutes choses avec une facilité merveilleuse. Elle était déjà aussi avancée dans toutes ses études que les grandes. Elle avait un esprit charmant, beaucoup de franchise et de bonté. Mon lit {CL 122} était auprès du sien au dortoir, et j'aimais à la soigner comme si elle eût été ma fille. J'avais de l'autre côté une petite Suzanne, {Lub 901} sœur de Sophie, qu'il me fallait soigner encore plus, car elle était continuellement malade.
L'autre affection que je laissais à la petite classe, mais qui ne tarda pas à me rejoindre à la grande, Louise, était fille de la marquise de La Rochejaquelein, veuve de M. de Lescure, la même qui a laissé des mémoires intéressants sur la première Vendée. Je crois que le personnage politique* e qui représente à l'assemblée nationale une nuance de parti royaliste à idées plus chevaleresques que rassurantes est le frère de cette Louise. Leur mère a été certainement une héroïne de roman historique. Ce roman vrai, raconté par elle, offre des narrations très-dramatiques f, très-bien senties et très-touchantes. La situation de la France et de l'Europe m'y semble complétement méconnue; mais, le point de vue royaliste accepté, il est impossible de mieux juger son propre parti, de mieux peindre le fort et le faible, le bon et le mauvais côté des éléments de la lutte. Ce livre est d'une femme de cœur et d'esprit. Il restera parmi les documents les plus colorés et les plus utiles de l'époque révolutionnaire. L'histoire a déjà fait justice des erreurs de fait et des naïves exagérations de l'esprit de parti qui ne peuvent pas ne point s'y trouver; mais elle fera son profit des curieuses révélations d'un jugement droit et d'un esprit sincère qui signalent les causes de mort de la monarchie, tout en se dévouant avec héroïsme à cette monarchie expirante.
1848. g
Louise avait le cœur et l'esprit de sa mère, le courage et un peu h de l'intolérance politique des vieux chouans, beaucoup de la grandeur et de la poésie des paysans belliqueux au milieu desquels elle avait été élevée. J'avais déjà lu le {CL 123} livre de la marquise, qui était récemment publié. Je ne partageais pas ses opinions; mais je ne les combattais jamais, je sentais le respect que je devais à la religion de sa famille, et ses récits animés, ses peintures charmantes des mœurs et des aspects du Bocage m'intéressaient vivement. Quelques années plus tard j'ai été une fois chez elle, et j'ai vu sa mère.
Comme cet intérieur i m'a beaucoup frappée, je raconterai ici cette visite, que j'oublierais certainement si je la remettais à être rapportée en son lieu.
{Lub 902} Je ne me rappelle plus où était située la maison. C'était un grand hôtel du faubourg saint-Germain. J'arrivai modestement en fiacre, selon mes moyens et mes habitudes, et je fis arrêter devant la porte, qui ne s'ouvrait pas pour de si minces équipages j. Le portier, qui était un vieux poudré de bonne maison voulut m'arrêter au passage k. « Pardon, lui dis-je, je vais chez madame de La Rochejaquelein. — Vous? dit-il en me toisant d'un air de mépris, apparemment parce que j'étais en manteau et en chapeau sans fleurs ni dentelles. Allons, entrez! » et il leva les épaules comme pour dire: « Ces gens-là reçoivent tout le monde! »
J'essayai de pousser la porte derrière moi. Elle était si lourde, que je n'en vins pas à bout avec les doigts. Je ne voulais pas salir mes gants, je n'insistai donc pas; mais comme j'avais déjà monté les premières marches de l'escalier, ce vieux cerbère courut après moi. « Et votre porte? me cria-t-il. — Quelle porte? — Celle de la rue! — Ah, pardon! lui dis-je en riant, c'est votre porte et non pas la mienne. » Il s'en alla la fermer en grommelant, et je me demandai si j'allais être aussi mal reçue par les illustres laquais de ma compagne d'enfance. En trouvant beaucoup de ces messieurs dans l'antichambre, je vis qu'il y avait du monde et je fis demander Louise. Je n'étais à Paris que pour deux ou trois jours; je désirais répondre au désir {CL 124} qu'elle m'avait témoigné de m'embrasser et je ne voulais que causer quelques minutes avec elle. Elle vint me chercher et m'entraîna au salon avec la même gaieté et la même cordialité qu'autrefois. Du côté où elle me fit asseoir auprès d'elle, il n'y avait que des jeunes personnes, ses sœurs ou ses amies. De l'autre, les gens graves autour du fauteuil de sa mère, qui était un peu isolé en avant l.
Je fus très-désappointée de trouver dans l'héroïne de la Vendée une grosse femme très-rouge et d'une apparence assez vulgaire m. À sa droite, un paysan vendéen se tenait debout n. Il était venu de son village pour la voir ou pour voir Paris, et il avait dîné avec la famille. Sans doute c'était un homme bien pensant et peut-être un héros de la dernière Vendée. Il ne me parut point d'âge à dater de la première, et Louise, que j'interrogeai, me dit simplement: « C'est un brave homme de chez nous. »
Il était vêtu d'un gros pantalon et d'une veste ronde. {Lub 903} Il portait une sorte d'écharpe blanche au bras, et une vieille rapière lui battait les jambes. Il ressemblait à un garde champêtre un jour de procession. Il y avait loin de là aux partisans demi-pasteurs, demi-brigands que j'avais rêvés o, et ce bonhomme avait une manière de dire Madame la marquise qui m'était nauséabonde. Pourtant la marquise, presque aveugle alors, me plut par son grand air o de bonté et de simplicité. Il y avait autour d'elle de belles dames parées pour le bal, qui lui rendaient de grands hommages et qui, certes, n'avaient pas pour ses cheveux blancs et ses yeux bleus à demi éteints autant de vénération que mon cœur naïf était disposé à lui en accorder; secret hommage d'autant plus appréciable que je n'étais alors ni dévote ni royaliste.
Je l'écoutai causer, elle avait plus de naturel que d'esprit, du moins dans ce moment-là. Le paysan, en prenant congé, reçut d'elle une poignée de main et mit son chapeau sur sa tête avant d'être sorti du salon, ce qui ne fit {CL 125} rire personne. Louise et ses sœurs étaient aussi simplement mises qu'elles étaient simples dans leurs manières. Cette simplicité allait même jusqu'à la brusquerie. Elles ne faisaient pas de petits ouvrages, elles avaient des quenouilles et affectaient de filer du chanvre, à la manière des paysannes. Je ne demandais pas mieux que de trouver tout cela charmant, et cela eût pu l'être.
Chez Louise, j'en suis certaine, tout était naïf et spontané; mais le cadre où je la voyais ainsi jouer à la châtelaine de Vendée ne se mariait point avec ces allures de fille des champs. Un beau salon très-éclairé, une galerie de patriciennes élégantes et de ladies compassées, une antichambre remplie de laquais, un portier qui insultait presque les gens en fiacre, cela manquait d'harmonie et on y sentait trop l'impossibilité d'un hymen public et légitime entre le peuple et la noblesse.
Cette pensée d'hyménée me rappelle une des plus étranges et des plus significatives aventures de la vie de madame de La Rochejaquelein. Elle était alors veuve de M. de Lescure, encore enceinte de deux jumelles qu'elle devait perdre peu de jours après leur naissance. Réfugiée en Bretagne, au hameau de La Minaye, chez de pauvres paysans fidèles au malheur, traquée par les bleus, livrée à de continuelles alertes, gardant les troupeaux sous le {Lub 904} nom de Jeannette, couchant souvent dans les bois avec sa mère (une femme héroïque que l'on adore en lisant ses Mémoires q), fuyant par le vent et la pluie, pour se cacher dans quelque sillon ou dans quelque fossé, tandis que les patriotes fouillaient les maisons où elles avaient reçu asile, madame de La Rochejaquelein avait failli épouser un paysan breton. Voici comme elle raconte elle-même cet épisode.
« ... Ma mère voulut, pour plus de précaution, user d'une ressource fort singulière. Deux paysannes vendéennes avaient épousé des bretons, et, depuis ce temps-là, on ne {CL 126} les inquiétait plus. Ma mère, qui cherchait à m'assurer un repos complet pendant mes couches, ne trouva pas de meilleur moyen. Elle jeta les yeux sur Pierre Riallo. C'était un vieux homme r veuf qui avait cinq enfants; mais il fallait avoir un acte de naissance. La Ferret avait une sœur qui était allée autrefois s'établir de l'autre côté de la Loire avec sa fille. On envoya Riallo chercher les actes de naissance dans le pays de la Ferret. Tout allait s'arranger: l'officier municipal était prévenu et nous avait promis de déchirer la feuille du registre quand nous le voudrions. On devait prier les bleus au repas de la noce; mais l'exécution de ce projet fut suspendue par des alarmes très-vives qu'on nous donna. On nous dit que nous avions été dénoncées et que nous étions particulièrement recherchées. Nous changeâmes de demeure, et même nous nous séparâmes, etc. »
Quelques semaines plus tard, madame de Lescure et sa mère, changeant d'asile, se séparèrent de Pierre s Riallo, qui les avait conduites à leur nouveau refuge: « Cet excellent homme, dit-elle, nous quitta en pleurant. Il ôta de son doigt une bague {Presse 31/3/1855 2} d'argent comme en portent les paysannes bretonnes, et me la donna. Jamais je n'ai cessé de la porter depuis. »
Ainsi la veuve de M. de Lescure, celle qui devait être la marquise de La Rochejaquelein, avait été en quelque sorte la fiancée de Pierre Riallo. Rien de plus austère certainement que ces fiançailles en présence de la mort, rien de plus chaste que l'affection du vieux paysan et la gratitude de la jeune marquise; mais que fût-il arrivé si le mariage eût été conclu et que Pierre Riallo se fût refusé à la suppression frauduleuse de l'acte civil? Certes, la noble Jeannette fût morte plutôt que de {Lub 905} consentir à ratifier cette mésalliance monstrueuse. On était bien alors, par le fait, l'égale, moins que l'égale du pauvre paysan breton. {CL 127} On était une pauvre brigande, bien heureuse de recevoir cette généreuse hospitalité et cette magnanime protection. Sous la Restauration, on ne l'avait pas oublié sans doute. On recevait dans son salon le premier paysan venu, pourvu qu'il eût au coude le brassard sans tache. On filait la quenouille des bergères, on avait de touchants et affectueux souvenirs; mais on n'en était pas moins madame la marquise, et cette fausse égalité ne pouvait pas tromper le paysan. Si le fils de Pierre Riallo se fût présenté pour épouser Louise ou Laurence de La Rochejaquelein, on l'aurait considéré comme fou. Le fils des croisés, M. de La Rochejaquelein, aujourd'hui orateur politique, ne serait pas volontiers le beau-frère de quelque laboureur armoricain. Eh bien, Pierre Riallo, c'est bien là réellement comme un symbole pour personnifier le peuple vis-à-vis de la noblesse. On se fie à lui, on accepte ses sublimes dévouements, ses suprêmes sacrifices, on lui tend la main. On se fiancerait volontiers à lui aux jours du danger, mais on lui refuse, au nom de la religion monarchique et catholique, le droit de vivre en travaillant, le droit de s'instruire, le droit d'être l'égal de tout le monde; en un mot, la véritable union morale des castes, on frémit à l'idée seule de la ratifier.
Je pensais déjà un peu à tout cela en quittant le salon de madame de La Rochejaquelein, et, bien certaine que tout ce que j'avais vu n'était pas une comédie, sachant bien que Louise et sa famille avaient la mémoire du cœur, je me disais pourtant que, par la force des choses, ce que j'avais vu n'était qu'une charmante petite parade de salon.
Avant de clore cette digression, on me permettra de faire remarquer l'espèce d'analogie qui existe entre l'aventure de la marquise chez Pierre Riallo et les idées que ma mère avait encore en 1804 sur le mariage civil. En 1804, ma mère ne se croyait pas mariée avec mon père parce qu'elle n'était mariée qu'à la municipalité. En 93, madame de La {CL 128} Rochejaquelein ne se fût pas crue mariée avec Pierre Riallo parce que l'officier municipal promettait de déchirer l'acte. Ce peu de respect pour une formalité purement civile marque bien la transition {Lub 906} d'une législation à une autre et la transformation de la société.
Je quitte mon épisode anticipé, qui date de 1824 ou 1825, 1826 peut-être, et je reviens sur mes pas. Je rentre au couvent, où Louise, avec sa vive intelligence, son noble cœur et son aimable caractère, ne faisait naître en moi aucune des réflexions que j'eus lieu de faire plus tard sans cesser de l'aimer. Je l'ai perdue de vue depuis longtemps. J'ignore qui elle a épousé, j'ignore même si elle vit, tant je suis peu du monde, tant j'ai franchi de choses qui me séparent du passé et m'ont fait perdre jusqu'à la trace de mes premières elations. Si elle existe, si elle se souvient de moi, si elle sait que George Sand est la même personne qu'Aurore Dupin, elle doit soupirer, détourner les yeux et nier même qu'elle m'ait aimée. Je sais l'effet des opinions et des préjugés sur les âmes les plus généreuses et je ne m'en étonne ni ne m'en scandalise. Moi, tranquille dans ma conscience d'aujourd'hui, comme j'étais tranquille et eau dormante dans ma diablerie d'il y a trente ans, je l'aime encore, cetteLouise; j'aime encore les royalistes, les dévotes, les nonnes mêmes que j'ai aimées et qui aujourd'hui ne prononcent mon nom, j'en suis sûre, qu'en faisant de grands signes de croix. Je ne désire pas les revoir, je sais qu'elles me prêcheraient ce qu'elles appelleraient le retour à la vérité. Je sais que je serais forcée de leur causer le chagrin d'échouer dans leurs pieux desseins. Il vaut donc mieux ne pas se revoir que de se revoir avec une cuirasse sur le cœur: mais mon cœur n'est pas mort pour cela. Il a toujours de doux élans vers ses premières tendresses. Ma religion, à moi, ne condamne pas à l'enfer éternel les adversaires de ma croyance t. C'est pourquoi je parlerai de mes amies de {CL 129} couvent sans me soucier de ce que l'esprit de caste et de parti en a fait depuis. Je parlerai de celles qui ont dû me renier avec le même enthousiasme, la même effusion que de celles u qui m'ont gardé un souvenir inaltérable. Je les vois encore telles qu'elles étaient, et je ne veux pas savoir ce qu'elles sont. Je les vois pures et suaves comme le matin de la vie où nous nous sommes connues. Les grands marronniers du couvent m'apparaissent comme ces champs-élyséens où se rencontraient des âmes v venues de tous les points de l'univers et où elles faisaient {Lub 907} échange de douces et calmes sympathies, sans prendre garde aux mondaines agitations, aux puériles dissidences de ce bas monde w.
On me pardonnera bien de tracer ici une courte liste des compagnes que je laissais à la petite classe; je ne me les rappelle pas toutes, mais j'ai du plaisir à retrouver une partie de leurs noms dans ma mémoire. C'était, outre celles que j'ai déjà citées, les trois Kelly (Mary, Helen et Henriette); les deux O'Mullan, créoles jaunes et douces; les deux Cary, Fanny et Suzanne, sœurs de Sophie; Lucy Masterson, Catherine et Maria Dormer; Maria Gordon x, une délicate et maladive enfant, douce et intelligente, qui a épousé un français, et qui est devenue une excellente mère de famille, une femme distinguée sous tous les rapports; Louise Rollet, fille d'un maître de forges du Berry; Lavinia Anster; Camille de Le Josne-Contay, personne roide et grave comme une huguenote des anciens jours (très-catholique pourtant); Eugénie de Castella, demi-diable très-excellent d'ailleurs, avec qui j'étais assez liée; une des trois Defargues, filles d'un maire de Lyon; Henriette Manoury, qui venait, je crois, du Havre; enfin Héléna de Narbonne, y enfant un peu persécutée, un peu opprimée, par sa faute peut-être, mais qui m'inspirait de la sollicitude par cette raison qu'elle était souvent victime de la diablerie.
Elle m'aimait quelquefois trop. C'était une nature inquiète {CL 130} et tourmentante. Il fallait lui faire tous ses devoirs, se charger de toutes ses corvées, voire de lui écrire sa confession, ce qui ne se faisait pas toujours très-sérieusement, je l'avoue. Je la protégeais contre Mary, qui ne pouvait pas la tolérer. Je lui ai épargné bien des punitions, je l'ai sauvée de bien des orages, et je doute qu'elle en ait gardé la mémoire. Elle tirait une grande vanité de son nom, et on lui en savait mauvais gré, même celles qui en portaient de plus illustres, car il faut rendre à la plupart d'entre nous cette justice, que nous pratiquions de tous points l'égalité chrétienne, et que nous n'avions même pas la pensée de nous croire plus ou moins les unes que les autres.
C'est cette Héléna de Narbonne♦ qui m'avait du reste gratifiée d'un sobriquet que j'ai porté plus particulièrement que les autres; car, comme toutes mes compagnes, {Lub 908} j'en avais plusieurs. Héléna m'avait nommée Calepin, parce que j'avais la manie des tablettes de poche; la sœur Thérèse m'avait surnommée Madcap et Mischievous à la grande classe, je devins ma tante, et le marquis de Sainte-Lucie z.
J'ai eu l'amusement de conserver mes livres élémentaires de la petite classe, le Spelling book, the Garden of the soul (Le Jardin de l'âme), etc. Ils sont chargés de devises, de rébus, et, ce qui me réjouit le plus, de conversations dialoguées qu'on s'écrivait durant les heures de silence, car le silence général était une punition fort usitée. La couverture du premier livre venu passant de main en main sous la table devenait une causerie générale. On avait aussi des lettres en carton qu'on se faisait passer au moyen d'un long fil, d'un bout de la classe à l'autre. On formait rapidement des mots, et celle qui était séquestrée dans un coin, séparée des autres par une punition particulière, était avertie de tout ce que l'on complotait. En fait de confessions écrites, d'examens de conscience qu'on faisait pour les petites {CL 131} je retrouve un griffonnage qui est un spécimen; je ne sais qui l'a fait ni à qui il était destiné.
« Confession de. . . . .
« Hélas, mon petit père Villèle*, il m'est arrivé bien souvent de me barbouiller d'encre, de moucher la chandelle avc mes doigts, de me donner des indigestions d'haricots, comme on dit dans le grand monde où j'ai été z'élevée; j'ai scandalisé les jeunes ladies de la classe par ma malpropreté; j'ai eu l'air bête, et j'ai oublié de penser à quoi que ce soit, plus de deux cents fois par jour. J'ai dormi au catéchime et j'ai ronflé à la messe; j'ai dit que vous n'étiez pas beau; j'ai fait égoutter mon rat sur le voile de la mère alippe, et je l'ai fait exprès. J'ai fait cette semaine au moins quinze pataquès en français et trente en anglais, j'ai brûlé mes souliers aux poële et j'ai infecté la classe. C'est ma faute, c'est ma faute, c'est ma très grande faute, etc. »
* C'était le confesseur d'une partie des pensionnaires et des religieuses. Ce n'étati pas le mien. Cet abbé de Villèle, frère du ministre, a été depuis archevêque de Bourges.
On voit combien nos méchancetés et nos impiétés {Lub 909} étaient innocentes. Elles étaient pourtant sévèrement tancées et punies quand mademoiselle D*** mettait la main sur ces écrits, qu'elle appelait licencieux et dangereux. La mère Alippe faisait semblant de se fâcher, punissait un peu, confisquait, et, j'en suis sûre, amusait l'ouvroir avec nos sottises.
Que chacun se rappelle comme il a ri de bon cœur, dans l'enfance, de choses qui par elles-mêmes n'étaient peut-être pas drôles du tout. Il n'en faut pas beaucoup pour les petites filles. Tout nous était sujet d'inextinguible risée: un nom estropié, une figure ridicule au parloir, un incident quelconque à l'église, le miaulement d'un chat, que {CL 132} sais-je? Il y avait des paniques contagieuses comme les joies. Une petite criait pour une araignée; aussitôt toute la classe criait sans savoir pourquoi. Un soir, à la prière, je ne sais ce qui se passa, personne n'a jamais pu le dire: une de nous crie, sa voisine se lève, une troisième se sauve, c'est aussitôt un sauve-qui-peut aa général; on quitte la classe en masse, renversant les chaises, les bancs, les lumières, et on s'enfuit dans le cloître en tombant les unes sur les autres, entraînant les maîtresses qui ne crient et ne courent pas moins que les élèves. Il faut une heure pour rassembler le troupeau éperdu, et quand on veut s'expliquer, impossible d'y rien comprendre.
Malgré toute cette gaieté fébrile de la petite classe, j'y souffrais si réellement au moral et au physique, que j'ai conservé le souvenir du jour où j'entrai à la grande classe comme un des plus heureux de ma vie.
{Presse 1/4/1855 1} J'ai toujours été sensible à la privation de la vive lumière. Il semble que toute ma vie physique soit là. Je m'assombris inévitablement dans une atmosphère terne. La grande classe était très-vaste; il y avait cinq ou six fenêtres, dont plusieurs donnaient sur les jardins. Elle était chauffée d'une bonne cheminée et d'un bon poêle. D'ailleurs le printemps commençait. Les marronniers allaient fleurir, leurs grappes rosées se dressaient comme des candélabres. Je crus entrer dans le paradis.
La maîtresse de classe, que l'on tournait en ridicule et qui était bien un peu étrange dans ses manières, était une fort bonne personne au fond, et encore plus distraite que mademoiselle D***. On l'appelait la Comtesse, parce qu'elle se donnait de grands airs, {Lub 910} et je lui conserverai ce surnom. Elle avait dans le jardin un appartement au rez-de-chaussée, dont un potager nous séparait, et de sa fenêtre, quand elle ne tenait pas la classe, elle pouvait voir une partie de nos escapades. Mais elle était bien plus occupée de voir, de la {CL 133} classe, ce qui se passait dans son appartement. C'est que là, à sa fenêtre ou devant sa porte, vivait, grattait et piaillait au soleil ab l'unique objet de ses amours, un vieux perroquet gris tout râpé, maussade bête que nous accablions de nos dédains et de nos insultes.
Nous avions grand tort, car Jacquot eût mérité toute notre gratitude; c'était à lui que nous devions notre liberté. C'était grâce à lui que la Comtesse, incessamment préoccupée, nous laissait faire nos folies. Perché sur son bâton à la portée de la vue, Jacquot, lorsqu'il s'ennuyait, poussait des cris perçants. Aussitôt la Comtesse courait à la fenêtre, et si un chat rôdait autour du perchoir, si Jacquot impatienté avait brisé sa chaîne et entrepris un voyage d'agrément sur les lilas voisins, la Comtesse, oubliant tout, se précipitait hors de la classe, franchissait le cloître, traversait le jardin et courait gronder ou caresser la bête adorée. Pendant ce temps on dansait sur les tables, ou on quittait la classe pour faire comme Jacquot quelque voyage d'agrément à la cave ou au grenier.
La Comtesse était une jeune personne de quarante à cinquante ans, demoiselle, très-bien née, on ne pouvait l'ignorer, car elle le disait à tout propos, sans fortune, et je crois peu instruite, car elle ne nous donnait aucune espèce de leçons et ne servait qu'à garder la classe comme surveillante. Elle était ennuyeuse et ridicule, mais bonne et convenable. Quelques-unes de nous l'avaient prise en grippe et la traitaient si mal qu'elles la forçaient de sortir de son caractère. Je n'ai jamais eu qu'à me louer d'elle pour mon compte, et je me reproche même d'avoir ri avec les autres de sa tournure magistrale, de ses phrases prétentieuses, de son grand chapeau noir qu'elle ne quittait jamais, de son châle vert qu'elle drapait d'une manière si solennelle, enfin de ses lapsus linguæ qui étaient relevés sans pitié et qu'on plaçait ensuite très-haut dans la conversation {CL 134} sans qu'elle s'en aperçût jamais. J'aurais dû plutôt prendre son parti, puisqu'elle prenait souvent le mien auprès des {Lub 911} religieuses. Mais les enfants sont ingrats (cet âge est sans pitié!) et la moquerie leur semble un droit inaliénable.
La seconde surveillante était une religieuse fort sévère, madame Anne-Françoise. Cette vieille, maigre et pâle, avait un énorme nez aquilin. Elle grondait beaucoup, injuriait trop et n'était pas aimée. Je n'avais rien pour elle, ni éloignement ni sympathie. Elle ne me traitait ni bien ni mal. Je ne lui ai jamais vu de préférence pour personne et on la soupçonnait d'être philosophe, parce qu'elle s'occupait d'astronomie. Elle avait effectivement une manière d'être fort différente des autres nonnes. Au lieu de communier comme elles tous les jours, elle ne s'approchait des sacrements qu'aux grandes fêtes de l'année. Ses sermons n'avaient point d'onction. C'étaient toujours des menaces, et dans un si mauvais français, qu'on ne pouvait les écouter sérieusement. Elle punissait beaucoup, et quand, par hasard, elle voulait plaisanter, elle était blessante et peu convenable. Sa figure accentuée ne manquait pas de caractère. Elle avait l'air d'un vieux dominicain, et pourtant elle n'était pas fanatique, pas même dévote pour une religieuse.
La maîtresse en chef de la petite classe était madame Eugénie, Maria-Eugenia Stonor. C'était une grande femme, d'une belle taille, d'un port noble, gracieux même dans sa solennité. Sa figure, rose et ridée comme celle de presque toutes les nonnes sur le retour, avait pu être jolie, mais elle avait une expression de hauteur et de moquerie qui éloignait d'elle au premier abord. Elle était plus que sévère, elle était emportée et se laissait aller à des antipathies personnelles qui lui faisaient beaucoup d'ennemies irréconciliables. Elle n'était affectueuse avec personne, et {CL 135} je ne connais qu'une seule pensionnaire qui l'ait aimée: c'est moi.
Cette affection que je ne pus m'empêcher de manifester pour le féroce abat-jour (on l'appelait ainsi, parce qu'elle avait la vue délicate et portait un garde-vue en taffetas vert), étonna toute la grande classe. Voici comment elle me vint.
Trois jours après mon entrée à cette classe, je rencontrai mademoiselle D*** à la porte du jardin. Elle me fit des yeux terribles; je la regardai très en face et avec ma tranquillité habituelle. Elle avait eu un dessous dans mon admission à la grande classe, elle était furieuse. {Lub 912} « Vous voilà bien fière, me dit-elle, vous ne me saluez seulement pas! — Bonjour, madame, comment vous portez-vous? — Vous avez l'air de vous moquer de moi. — Il vous plaît de le voir. — Ah! Ne prenez pas ces airs dégagés, je vous ferai encore sentir qui je suis. — J'espère que non, madame; je n'ai plus rien à démêler avec vous. — Nous verrons! » et elle s'éloigna avec un geste de menace.
On était en récréation, tout le monde courait au jardin. J'en profitai pour entrer à la petite classe afin de reprendre quelques cahiers que j'avais laissés dans un cabinet attenant à la salle d'études. Ce cabinet, où l'on mettait les encriers, les pupitres, les grandes cruches d'eau destinées au lavage de la classe, servait aussi de cabinet noir, de prison pour les petites, pour Mary Eyre et compagnie.
J'y étais depuis quelques instants, cherchant mes cahiers, lorsque mademoiselle D*** se présente à moi comme Tisiphone. « Je suis bien aise de vous trouver ici, me dit-elle; vous allez me faire des excuses pour la manière impertinente dont vous m'avez regardée tout à l'heure. — Non, madame, je n'ai pas été impertinente, je ne vous ferai pas d'excuses. — En ce cas, vous serez punie à la manière des petites, vous serez enfermée ici jusqu'à ce que vous ayez {CL 136} baissé le ton. — Vous n'en avez pas le droit, je ne suis plus sous votre autorité. — Essayez de sortir! — Tout de suite. »
Et, profitant de sa stupeur, je franchis la porte du cabinet et allai droit à elle; mais aussitôt, transportée de rage, elle se précipita sur moi, m'étreignit dans ses bras et me repoussa vers le cabinet. Je n'ai jamais vu rien de si laid que cette grosse dévote en fureur. Moitié riant, moitié résistant, je la repoussai, je l'acculai contre le mur, jusqu'à ce qu'elle voulut me frapper; alors je levai le poing sur elle, je la vis pâlir, je la sentis faiblir, et je restai le bras levé, certaine que j'étais la plus forte et qu'il m'était très-facile de m'en débarrasser; mais pour cela il fallait ou lui donner un coup ou la faire tomber, ou au moins la pousser rudement et risquer de lui faire du mal. Je n'étais pas plus en colère que je ne le suis à cette heure et je n'ai jamais pu faire de mal à personne ac. Je la lâchai donc en souriant, et j'allais m'en aller, satisfaite de lui avoir pardonné ad et de lui {Lub 913} avoir fait sentir la supériorité de mes instincts sur les siens, lorsqu'elle profita traîtreusement de ma générosité, revint sur moi et me poussa de toute sa force. Mon pied heurta une grosse cruche d'eau qui roula avec moi dans le cabinet, la D*** m'y enferma à double tour, et s'enfuit en vomissant un torrent d'injures.
Ma situation était critique. J'étais littéralement dans un bain froid; le cabinet était fort petit et la cruche énorme; lorsque je fus relevée j'avais encore de l'eau jusqu'à la cheville. Pourtant je ne pus m'empêcher de rire en entendant la D*** s'écrier: « Ah! La perverse, la maudite! Elle m'a fait mettre tellement en colère, que je vais être obligée de retourner me confesser. J'ai perdu mon absolution. » Moi, je ne perdis pas la tête, je grimpai sur les rayons du cabinet pour me mettre à pied sec, j'arrachai une feuille blanche d'un cahier, je trouvai plumes et encre, et j'écrivis {CL 137} à madame Eugénie à peu près ce qui suit: « Madame, je ne reconnais maintenant d'autre autorité sur moi que la vôtre. Mademoiselle D*** vient de faire acte de violence sur ma personne et de m'enfermer. Veuillez venir me délivrer, etc. »
J'attendis que quelqu'un parût. Maria Gordon, je crois, vint chercher aussi un cahier dans le cabinet, et en voyant ma tête apparaître à la lucarne, elle eut grand'peur et voulut fuir. Mais je me fis reconnaître et la priai de porter mon billet à madame Eugénie, qui devait être au jardin. Un instant après madame Eugénie parut, suivie de mademoiselle D***. Elle me prit par la main et m'emmena sans rien dire. La D*** était silencieuse aussi. Quand je fus seule avec madame Eugénie dans le cloître, je l'embrassai naïvement pour la remercier. Cet élan lui plut. Madame Eugénie n'embrassait jamais personne, et personne ne songeait à l'embrasser. Je la vis émue comme une femme qui ne connaît pas l'affection et qui pourtant n'y serait pas insensible. Elle me questionna. Elle avait une manière de questionner très-habile; elle avait l'air de ne pas écouter la réponse et elle ne perdait ni un mot ni une expression de visage. Je lui racontai tout, elle vit que c'était la vérité. Elle sourit, me serra la main, et me fit signe de retourner au jardin.
L'archevêque de Paris venait confirmer quelques {Lub 914} jours après ae. On choisissait les élèves qui avaient fait leur première communion et qui n'avaient pas reçu l'autre sacrement. On les faisait entrer en retraite dans une chambre commune dont mademoiselle D*** était la gardienne et la lectrice. C'est elle qui faisait les exhortations religieuses. On vint me chercher le jour même, mais mademoiselle D*** refusa de me recevoir et ordonna que je ferais ma retraite toute seule dans la chambre qu'il plairait aux religieuses de m'assigner. Alors madame Eugénie prit hautement mon {CL 138} parti. « C'est donc une pestiférée? dit-elle avec son air railleur. Eh bien, qu'elle vienne dans ma cellule. » Elle m'y conduisit en effet, et madame Alippe vint nous y joindre. Elles restèrent dans le corridor pendant que je m'installais dans la cellule, et j'entendis leur conversation en {Presse 1/4/1855 2} anglais. Je ne sais si elles me croyaient déjà capable de n'en pas perdre beaucoup de mots af.
« Voyons, disait madame Eugénie, cette enfant est donc détestable, vous qui la connaissez? — Elle n'est pas détestable du tout, répondit la mère Alippe, elle est bonne, au contraire, et cette D*** ne l'est pas. Mais l'enfant est diable, comme elles disent... Ah! Cela vous fait rire, vous? Vous aimez les diables, on sait cela! » (C'est bon à savoir, pensai-je.) et madame Eugénie reprit: « Puisqu'elle est folle, ce n'est pas le moment de la confirmer. Elle n'y porterait pas le recueillement nécessaire. Laissons-lui le temps de devenir sage, et surtout ne la mettons pas en contact avec une personne qui lui en veut. Vous m'accordez bien que cette enfant m'appartient, et que vous-même vous n'avez plus de droits sur elle? -pas d'autres que les droits de l'amitié chrétienne, répondit la mère Alippe, et mademoiselle D*** est dans son tort: soyez tranquille, elle ne recommencera plus. »
Madame Eugénie alla trouver la supérieure, à ce que je crois, pour s'expliquer avec elle, et peut-être avec la mère Alippe et mademoiselle D***, sur ce qui venait de se passer et sur ce qu'il y avait à faire. Pendant que j'étais dans la cellule de ma protectrice, Poulette vint m'y trouver: Poulette, c'était le nom que les petites avaient donné à madame Marie Austin (Marie-Augustine), la sœur de la mère Alippe, et la dépositaire du couvent. Celle-là était l'idole des pensionnaires. Elle {Lub 915} grognait d'une certaine façon maternelle et caressante. N'ayant pas de fonctions auprès de nous, elle faisait métier de nous gâter et de nous tancer gaiement de {CL 139} nos sottises. Elle avait une boutique de friandises qu'elle nous vendait, et elle donnait souvent à celles qui n'avaient plus d'argent, ou du moins elle leur ouvrait des crédits qu'on oubliait de fermer de part et d'autre. Cette bonne femme, toujours gaie, sans morgue de dévotion, et qu'on prenait par le cou sans façon, qu'on embrassait sur les deux joues, qu'on taquinait même sans jamais la fâcher sérieusement, vint me consoler de mes mésaventures et me donner même trop raison, ce dont j'aurais pu abuser si je n'avais pas eu hâte de rentrer en paix avec tout le monde.
Au bout d'une heure de babillage avec Poulette, je reçus la visite de mademoiselle D***. La supérieure ou son confesseur l'avait grondée. Elle était douce comme miel, et je fus fort étonnée de ses façons caressantes. Elle m'annonça qu'on avait remis mon sacrement à l'année suivante, qu'on ne me croyait pas suffisamment disposée à recevoir la grâce, que madame Eugénie allait venir me le dire mais qu'elle-même, avant d'entrer en retraite avec les néophytes, avait voulu faire sa paix avec moi. « Voyons, me dit-elle, voulez-vous convenir que vous avez eu tort, et me donner la main? — De tout mon cœur, lui dis-je. Tout ce que vous me prescrirez avec douceur et bienveillance, je m'y rendrai. » Elle m'embrassa, ce qui ne me fit pas grand plaisir, mais tout fut terminé, et jamais plus nous n'eûmes maille à partir ensemble.
L'année suivante, j'étais devenue très-dévote, je fus confirmée et je fis la retraite sous le patronnage de cette même Demoiselle D***. Elle me témoigna beaucoup d'égards et me loua beaucoup de ma conversion. Elle nous faisait de longues lectures qu'elle développait et commentait ensuite avec une certaine éloquence rude et parfois saisissante. Elle commençait d'un ton emphatique auquel on s'habituait peu à peu et qui finissait par vous émouvoir. Cette retraite est tout ce que je me rappelle d'elle à partir de mon installation {CL 140} définitive à la grande classe. Je lui ai ag pardonné de tout mon cœur et je ne rétracte pas mon pardon; mais je persiste à dire que nous eussions été infiniment meilleures {Lub 916} et plus heureuses, si les religieuses seules se fussent chargées de notre éducation.
Avant d'en revenir au récit de mon existence au couvent, je veux parler de nos religieuses avec quelque détail, je ne crois pas avoir oublié aucun de leurs noms.
Après Madame Canning (la supérieure), dont j'ai parlé, après madame Eugénie, la mère Alippe, la bonne Poulette (Marie-Augustine), une des doyennes était madame Monique (Maria Monica), personne très-austère, très-grave, que je n'ai jamais vue sourire et avec laquelle nulle ne se familiarisa jamais. Elle a été supérieure après madame Eugénie, qui elle-même avait succédé de mon temps à madame Canning. L'autorité supérieure n'était pas inamovible. On procédait à l'élection, je crois, tous les cinq ans. Madame Canning fut supérieure pendant trente ou quarante ans et mourut supérieure. Madame Eugénie demanda à être délivrée de son gouvernement cinq ans après, sa vue se troublant de plus en plus. Elle est devenue presque aveugle. J'ignore si elle existe encore. Je ne sais pas non plus si madame Monique a vécu jusqu'à présent. Je sais qu'il y a quelques années madame Marie-Françoise lui avait succédé.
De mon temps madame Marie-Françoise était novice sous son nom de famille, miss Fairbairns. C'était une très-belle personne, blanche avec des yeux noirs, de fraîches couleurs, une physionomie très-ferme, très-décidée, franche, mais froide. Cette froideur, dont le principe tout britannique était développé par la réserve claustrale et le recueillement chrétien, se faisait sentir chez la plupart de nos religieuses. Souvent nos élans de sympathie pour elles en étaient attristés et glacés. C'est le seul reproche collectif que j'aie à leur faire. Elles n'étaient pas assez désireuses de se faire aimer. {CL 141} — Une autre doyenne était madame Anne-Augustine, si je ne fais pas erreur de nom. Celle-là était si vieille, que lorsqu'on se trouvait à monter un escalier derrière elle, on avait le temps d'apprendre sa leçon. Elle n'avait jamais pu dire ah un mot de français. Elle avait aussi une figure très-solennelle et très-austère. Je ne crois pas qu'elle ait jamais adressé la parole à aucune de nous. On prétendait qu'elle avait eu une maladie très-grave et qu'elle ne digérait qu'au moyen d'un ventre d'argent. Le ventre {Lub 917} d'argent de madame Anne-Augustine était une des traditions du couvent, et nous étions assez bêtes pour y croire.
On s'imaginait ai même entendre le cliquetis de ce ventre lorsqu'elle marchait; c'était donc pour nous un être très-mystérieux et quelque peu effrayant que cette antique béguine qui était à moitié statue de métal, qui ne parlait jamais, qui vous regardait quelquefois d'un air étonné et qui ne savait même pas le nom d'une seule d'entre nous. On la saluait en tremblant, elle faisait une courte inclination de la tête et passait comme un spectre. Nous prétendions qu'elle était morte depuis deux cents ans et qu'elle trottait toujours dans les cloîtres par habitude.
Madame Marie-Xavier était la plus belle personne du couvent, grande, bien faite, d'une figure régulière et délicate; elle était toujours pâle comme sa guimpe, triste comme un tombeau. Elle se disait fort malade et aspirait à la mort avec impatience. C'est la seule religieuse que j'aie vue au désespoir d'avoir prononcé des vœux. Elle ne s'en cachait guère et passait sa vie dans les soupirs et les larmes. Ces vœux éternels, que la loi civile ne ratifiait pas, elle n'osait pourtant aspirer à les rompre. Elle avait juré sur le saint-sacrement; elle n'était pas assez philosophe pour se dédire, pas assez pieuse pour se résigner aj. C'était une âme défaillante, tourmentée, misérable, plus passionnée que tendre, car elle ne s'épanchait que dans des accès de colère, et {CL 142} comme exaspérée par l'ennui. On faisait beaucoup de commentaires là-dessus. Les unes pensaient qu'elle avait pris le voile par désespoir d'amour et qu'elle aimait encore; les autres, qu'elle haïssait et qu'elle vivait de rage et de ressentiment; d'autres enfin l'accusaient d'avoir un caractère amer et insociable et de ne pouvoir subir l'autorité des doyennes.
Quoique tout cela fût aussi bien caché que possible, il nous était facile de voir qu'elle vivait à part, que les autres nonnes la blâmaient, et qu'elle passait sa vie à bouder ou à être boudée. Elle communiait cependant comme les autres, et elle a passé, je crois, une dizaine d'années sous le voile. Mais j'ai su que peu de temps après ma sortie du couvent elle avait rompu ses vœux et qu'elle était partie, sans qu'on sût ce qui s'était passé {Lub 918} dans le sein ak de la communauté. Quelle a été la fin du douloureux roman de sa vie? A-t-elle retrouvé libre et repentant al l'objet de sa passion? Avait-elle ou n'avait-elle point une passion? Est-elle rentrée dans le monde? A-t-elle surmonté les scrupules et les remords de la dévotion qui l'avait retenue si longtemps captive, en dépit de son manque de vocation? Est-elle rentrée dans un autre couvent pour y finir ses jours dans le deuil et la pénitence? Aucune de nous, je crois, ne l'a jamais su. Ou bien on me l'a dit et je l'ai oublié. Est-elle morte à la suite de cette longue maladie de l'âme qui la dévorait? Nos religieuses donnaient am pour prétexte l'arrêt des médecins, qui l'avaient condamnée à mourir an ou à changer de climat et de régime. Mais il était facile de voir à leur sourire un peu amer que tout cela ne s'était point passé sans luttes et sans blâme.
Une autre novice, qui était fort belle aussi et que j'ai vue entrer postulante sous le nom de miss Croft, a fait, depuis mon départ, comme madame Maria Xavieria; elle a quitté le couvent et renoncé à sa vocation avant d'avoir pris le voile noir.
{CL 143} Miss Hurst, novice à qui j'ai vu prendre ce voile de deuil éternel et qui l'a fait très-délibérément et sans repentir, était la nièce de madame Monique. Elle était ma maîtresse d'anglais. Tous les jours ao je passais une heure dans sa cellule. Elle démontrait avec clarté et patience. Je l'aimais beaucoup, elle était parfaite pour moi, même quand j'étais diable. Elle s'est nommée en religion Maria Vinifred. Je n'ai jamais lu Shakespeare ap ou Byron dans le texte sans penser à elle et sans la remercier dans mon cœur.
Il y avait, quand j'entrai au couvent, deux autres novices qui touchaient à la fin de leur noviciat et qui prirent le voile avant miss Hurst et miss Fairbairns. J'ai oublié leurs noms de famille, je ne me rappelle que leurs noms de religion: Mary-Agnès et la sœur Anne-Joseph. aq Toutes deux petites et menues, elles avaient l'air de deux enfants. Marie-Agnès surtout était un petit être fort singulier. Ses goûts et ses habitudes étaient en parfaite harmonie avec l'exiguïté mignarde de sa personne. Elle aimait les petits livres, les petites fleurs, les petits oiseaux, les petites filles, les petites chaises; tous les objets de son choix et à son {Lub 919} usage étaient mignons et proprets comme elle. Elle portait dans son genre de prédilection une certaine grâce enfantine et plus de poésie que de manie.
L'autre petite nonne, moins petite pourtant et moins intelligente aussi, était la plus douce et la plus affectueuse créature du monde. Celle-là n'avait pas une parcelle de la morgue anglaise et de la méfiance catholique. Elle ne nous rencontrait jamais sans nous embrasser, en nous adressant, d'un ton à la fois larmoyant et enjoué, les épithètes les plus tendres.
Les enfants sont portés à abuser de l'expansion qu'on a avec eux ar, aussi les pensionnaires avaient-elles peu de respect pour cette bonne petite nonne. Les Anglaises surtout regardaient comme un travers le laisser-aller affectueux {CL 144} de ses manières. Il n'y a pas à dire, au couvent comme ailleurs, j'ai toujours trouvé cette race hautaine et guindée à la surface. Le caractère des Anglaises est plus bouillant que le nôtre. Leurs instincts ont plus d'animalité dans tous les genres. Elles sont moins maîtresses que nous de leurs sentiments et de leurs passions. Mais elles sont plus maîtresses de leurs mouvements, et dès l'enfance il semble qu'elles s'étudient à les cacher et à se composer une habitude de maintien impassible. On dirait qu'elles viennent au monde dans la toile goudronnée dont on faisait ces fameux collets montés devenus synonymes d'orgueil et de pruderie.
{Presse 2/4/1855 1} Pour en revenir à la sœur Anne-Joseph, je l'aimais comme elle était, et quand elle venait à moi les bras ouverts et l'œil humide (elle avait toujours l'air d'un enfant qui vient d'être grondé et qui demande protection ou consolation au premier venu), je ne songeais point à épiloguer sur la banalité de ses caresses; je les lui rendais avec la sincérité d'une sympathie toute d'instinct; car, d'affection raisonnée, il n'y avait pas moyen d'y songer avec elle. Elle ne savait pas dire deux mots de suite, parce qu'elle ne pouvait pas assembler deux idées. Était-ce bêtise, timidité, légèreté d'esprit? Je croirais plutôt que c'était maladresse intellectuelle, gaucherie du cerveau si l'on peut parler ainsi! Elle jasait sans rien dire, mais c'est qu'elle eût voulu beaucoup dire et qu'elle ne le pouvait pas, même dans sa propre langue. Il n'y avait pas absence, mais confusion d'idées. Préoccupée de ce à quoi elle voulait penser, elle disait des mots pour {Lub 920} d'autres mots qu'elle croyait dire, ou elle laissait sa phrase au beau milieu, et il fallait deviner le reste tandis qu'elle en commençait une autre. Elle agissait comme elle parlait. Elle faisait cent choses à la fois et n'en faisait bien aucune; son dévouement, sa douceur, son besoin d'aimer et de caresser semblaient la rendre tout à fait propre aux fonctions d'infirmière dont {CL 145} on l'avait revêtue. Malheureusement, comme elle embrouillait sa main droite avec sa main gauche, elle embrouillait malades, remèdes et maladies; elle vous faisait avaler votre lavement, elle mettait la potion dans la seringue. Et puis elle courait pour chercher quelque drogue à la pharmacie, et croyant monter l'escalier, elle le descendait, et réciproquement. Elle passait sa vie à se perdre et à se retrouver, on la rencontrait toujours affairée, toute dolente pour un bobo survenu à une de ses dearest sisters* ou à un de ses dearest children**. Bonne comme un ange, bête comme une oie, disait-on. Et les autres religieuses la grondaient beaucoup, ou la raillaient un peu vivement pour ses étourderies. Elle se plaignait d'avoir des rats dans sa cellule. On lui répondait que s'il y en avait, ils étaient sortis de sa cervelle. Désespérée quand elle avait fait une sottise, elle pleurait, perdait la tête et devenait incapable de la retrouver.
* Très chères sœurs.
** Très chers enfants. as
Quel nom donner à ces organisations affectueuses, inoffensives, pleines de bon vouloir, mais par le fait inhabiles et impuissantes? Il y en a beaucoup de ces natures-là, qui ne savent et ne peuvent rien faire, et qui, livrées à elles-mêmes, ne trouveraient pas dans la société une fonction applicable à leur individualité. On les appelle brutalement idiotes et imbéciles. Moi, j'aimerais mieux ce préjugé de certains peuples qui réputent sacrées les personnes ainsi faites. Dieu agit at en elles mystérieusement, mais il faut au respecter Dieu dans l'être qu'il semble vouloir écraser de trop de pensées, ou embarrasser en lui av ôtant le fil conducteur du labyrinthe intellectuel.
N'aurons-nous pas un jour une société assez riche et assez chrétienne pour qu'on ne dise plus aux inhabiles: {CL 146} « Tant pis pour toi, deviens ce que tu pourras! » {Lub 921} L'humanité ne comprendra-t-elle jamais que ceux qui ne sont capables que d'aimer, sont bons à quelque chose, et que l'amour d'une bête est encore un trésor?
Pauvre petite sœur Anne-Joseph, tu fis bien de te tourner vers Dieu, qui seul ne rebute pas les élans d'un cœur simple, et, quant à moi, je le remercie de ce qu'il m'a fait aimer en toi cette sainte simplicité qui ne pouvait rien donner que de la tendresse et du dévouement. Faites les difficiles, vous autres qui en avez trop rencontré dans ce monde!
J'ai gardé pour la dernière celle des nonnes que j'ai le plus aimée. C'était, à coup sûr, la perle du couvent. Madame Mary-Alicia Spiring était la meilleure, la plus intelligente et la plus aimable des cent et quelques femmes, tant vieilles que jeunes, qui habitaient, soit pour un temps, soit pour toujours, le couvent des Anglaises. Elle n'avait pas trente ans lorsque je la connus. Elle était encore très-belle, bien qu'elle eût trop de nez et trop peu de bouche. Mais ses grands yeux bleus bordés de cils noirs étaient les plus beaux, les plus francs, les plus doux yeux que j'aie vus de ma vie. Toute son âme généreuse, maternelle et sincère, toute son existence dévouée, chaste et digne, étaient dans ces yeux-là. On eût pu les appeler, en style catholique, des miroirs de pureté. J'ai eu longtemps l'habitude, et je ne l'ai pas tout à fait perdue, de penser à ces yeux-là quand je me sentais, la nuit, oppressée par ces visions effrayantes qui vous poursuivent encore après le réveil. aw Je m'imaginais rencontrer le regard de madame Alicia, et ce pur rayon mettait les fantômes en fuite.
Il y avait dans cette personne charmante quelque chose d'idéal; je n'exagère pas, et quiconque l'a vue un instant à la grille du parloir, quiconque l'a connue quelques jours au couvent, a ressenti pour elle une de ces subites sympathies {CL 147} mêlées d'un profond respect, qu'inspirent les âmes d'élite. La religion avait pu la rendre humble, mais la nature l'avait faite modeste. Elle était née avec le don de toutes les vertus, de tous les charmes, de toutes les puissances que l'idée chrétienne bien comprise par une noble intelligence ne pouvait que développer et conserver. On sentait qu'il n'y avait point de combat en elle et qu'elle vivait dans le beau et dans le bon comme dans son élément nécessaire. Tout {Lub 922} était en harmonie chez elle. Sa taille était magnifique et pleine de grâces sous le sac et la guimpe. Ses mains effilées et rondelettes étaient charmantes, malgré une ankylose des petits doigts qui ne se voyait pas habituellement. Sa voix était agréable, sa prononciation d'une distinction exquise dans les deux langues, qu'elle parlait également bien. Née en France d'une mère française, élevée en France, elle était plus française qu'anglaise, et le mélange de ce qu'il y a de meilleur dans ces deux races en faisait un être parfait. Elle avait la dignité britannique sans en avoir la roideur, l'austérité religieuse sans la dureté. Elle grondait parfois, mais en peu de mots, et c'étaient des mots si justes, un blâme si bien motivé, des reproches si directs, si nets, et pourtant accompagnés d'un espoir si encourageant, qu'on se sentait courbée, réduite, convaincue, devant elle, sans être ni blessée ax, ni humiliée, ni dépitée. On l'estimait d'autant plus qu'elle avait été plus sincère, on l'aimait d'autant plus qu'on se sentait moins digne de l'amitié qu'elle vous conservait, mais on gardait l'espoir de la mériter, et on y arrivait certainement, tant cette affection était désirable et salutaire.
Plusieurs religieuses avaient une fille, ou plusieurs filles parmi les pensionnaires; c'est-à-dire que sur la recommandation des parents, ou sur la demande d'un enfant et avec la permission de la supérieure, il y avait une sorte d'adoption maternelle spéciale. Cette maternité consistait en {CL 148} petits soins particuliers, en réprimandes ay tendres ou sévères à l'occasion. La fille avait la permission d'entrer dans la cellule de sa mère, de lui demander conseil ou protection, d'aller quelquefois prendre le thé avec elle dans l'ouvroir des religieuses, de lui offrir un petit ouvrage à sa fête, enfin de l'aimer et de le lui dire. Tout le monde voulait être la fille de Poulette ou de la mère Alippe. Madame Marie-Xavier avait des filles. On désirait vivement être celle de madame Alicia, mais elle était avare de cette faveur. Secrétaire de la communauté, chargée de tout le travail de bureau de la supérieure, elle avait peu de loisir et beaucoup de fatigue. Elle avait eu une fille bien-aimée, Louise de Courteilles (qui a été depuis madame d'Aure). Cette Louise était sortie du couvent, et personne n'osait espérer de la remplacer.
{Lub 923} Cette ambition me vint comme aux gens naïfs qui ne doutent de rien. On se prenait de passion filiale autour de moi pour madame Alicia, mais on n'osait pas le lui dire. J'allai le lui dire tout net et sans m'embarrasser l'esprit du sermon qui m'attendait. « Vous? me dit-elle, vous, le plus grand diable du couvent? Mais vous voulez donc me faire faire pénitence? Que vous ai-je donc fait pour que vous m'imposiez le gouvernement d'une aussi mauvaise tête que la vôtre? Vous voulez me remplacer, vous, enfant terrible, ma bonne Louise, ma douce et sage enfant? Je crois que vous êtes folle ou que vous m'en voulez. — Bah, lui répondis-je sans me déconcerter, essayez toujours. Qui sait? Je me corrigerai peut-être, je deviendrai peut-être charmante pour vous faire plaisir! — À la bonne heure, dit-elle; si c'est dans l'espoir de vous amender que je vous entreprends, je m'y résignerai peut-être; mais vous me fournissez là un rude moyen de faire mon salut, et j'en aurais préféré un autre. — Un ange comme Louise de Courteilles ne compte pas pour votre salut, repris-je. Vous {CL 149} n'avez eu aucun mérite avec elle; vous en auriez beaucoup avec moi. — Mais si, après m'être donné beaucoup de peine, je ne réussis pas à vous rendre sage et pieuse? Pouvez-vous me promettre de m'aider, au moins? — Pas trop, répondis-je. Je ne sais pas encore ce que je suis et ce que je peux être. az Je sens que je vous aime beaucoup, et je me figure que, de quelque façon que je tourne, vous serez forcée de m'aimer aussi. — Je vois que vous ne manquez pas d'amour-propre. — Oh! Vous verrez ba que ce n'est pas cela: mais j'ai besoin d'une mère. J'en ai deux en réalité qui m'aiment trop, que j'aime trop, et nous ne nous faisons que du mal les unes aux autres. Je ne peux guère vous expliquer cela, et pourtant, vous le comprendriez, vous qui avez votre mère dans le couvent bb; mais soyez pour moi une mère à votre manière. Je crois que je m'en trouverai bien. C'est dans mon intérêt que je vous le demande, et je ne m'en fais point accroire. Allons, chère mère, dites oui, car je vous avertis que j'en ai déjà parlé à ma bonne maman et à madame la supérieure, et qu'elles vont vous le demander aussi. »
Madame Alicia se résigna, et mes compagnes, tout étonnées de cette adoption, me disaient: « Tu n'es pas malheureuse, toi! Tu es un diable incarné, tu ne fais {Lub 924} que des sottises et des malices. Pourtant voilà madame Eugénie qui te protége et madame Alicia qui t'aime, tu es née coiffée. — Peut-être! » disais-je avec la fatuité d'un mauvais sujet.
Mon affection pour cette admirable personne était pourtant plus sérieuse qu'on ne pensait et qu'elle ne le croyait certainement elle-même. Je n'avais jamais senti qu'une passion dans mon petit être, l'amour filial; cette passion se continuait en moi; ma véritable mère y répondait tantôt trop, tantôt pas assez, et depuis que j'étais au couvent elle semblait avoir fait bc vœu de repousser mes élans et de me {CL 150} restituer à moi-même pour ainsi dire. Ma grand'mère me boudait parce que j'avais accepté l'épreuve qu'elle m'avait imposée. Ni l'une ni l'autre n'avait plus de raison que moi. J'avais besoin d'une mère sage, et je commençais à comprendre que l'amour maternel, pour être un refuge, ne doit pas être une passion jalouse. {Presse 3/4/1855 1} Malgré bd la dissipation où mon être moral semblait s'être absorbé et comme évaporé, j'avais toujours mes heures de rêverie douloureuse et de sombres réflexions dont je ne faisais part à personne. J'étais parfois si triste en faisant mes folies, que j'étais forcée de m'avouer malade pour ne pas m'épancher. Mes compagnes anglaises se moquaient de moi et me disaient: You are low-spirited to-day? — What is the matter with you?* Isabelle avait coutume de répéter quand j'étais jaune et abattue: She is in her low-spirits, in her spiritual absences. Elle faisait ma charge, je riais et je gardais mon secret.
* Cette be phrase et la suivante ne sont pas littéralement traduisibles: Vos esprits sont bas (abattus) aujourd'hui. Qu'est-ce que vous avez? — Elle est bas espritée, elle est dans ses absences spirituelles.
J'étais diable moins par goût que par laisser-aller. J'aurais tourné à la sagesse si mes diables l'eussent voulu. Je les aimais, ils me faisaient rire, ils m'arrachaient à moi-même; mais cinq minutes de sévérité de madame Alicia me faisaient plus de bien, parce que, dans cette sévérité, soit amitié particulière, soit charité chrétienne, je sentais un intérêt plus sérieux et plus durable qu'il n'y en avait dans cet échange de gaieté entre mes compagnes t moi. Si j'avais pu vivre à l'ouvroir ou dans la cellule de ma chère mère, au bout de trois jours je {Lub 925} n'aurais plus compris qu'on s'amusât sur les toits ou dans les caves.
J'avais besoin de chérir quelqu'un et de le placer dans ma pensée habituelle au-dessus de tous les autres êtres, {CL 151} de rêver en lui la perfection, le calme, la force, la justice; de vénérer enfin un objet supérieur à moi et de rendre dans mon cœur un culte assidu à quelque chose comme Dieu ou comme Corambé. Ce quelque chose prenait les traits graves et sereins de Marie-Alicia. C'était mon idéal, mon saint amour, c'était la mère de mon choix.
Quand j'avais fait le diable tout le jour, je me glissais le soir dans sa cellule après la prière. C'était une des prérogatives de mon adoption. La prière finissait à huit heures et demie. Nous montions l'escalier de notre dortoir et nous trouvions dans les longs corridors (qu'on appelait dortoirs aussi, parce que toutes les portes des cellules y donnaient) les nonnes alignées sur deux rangs, et rentrant chez elles en psalmodiant à haute voix des prières en latin. Elles s'arrêtaient devant une madone qui était sur le dernier palier, et là elles se séparaient après plusieurs versets et répons. Chacune entrait dans sa cellule sans rien dire, car, entre la prière et le sommeil, le silence leur était imposé.
Mais celles qui avaient une fonction à remplir auprès des malades ou auprès de leurs filles étaient dispensées de s'astreindre à ce règlement. J'avais donc le droit d'entrer chez ma mère entre neuf heures moins un quart et neuf heures. Lorsque neuf heures sonnaient à la grande horloge, il fallait que sa lumière fût éteinte et que je fusse rentrée au dortoir. C'était donc quelquefois cinq ou six minutes seulement qu'elle pouvait m'accorder, encore avec préoccupation et l'oreille attentive aux quarts, demi-quarts et avant-quarts que sonnait la vieille horloge, car madame Alicia était scrupuleusement fidèle à l'observance des moindres règles et elle n'y eût pas voulu manquer d'une seconde.
« Allons, me disait-elle en m'ouvrant sa porte, que je grattais d'une certaine façon pour me faire admettre, voilà {CL 152} encore mon tourment! » C'était sa formule habituelle, et le ton dont elle la disait était si bon, si accueillant, son sourire était si tendre et son regard si doux, que je me trouvais parfaitement encouragée à entrer. « Voyons, disait-elle, que venez-vous me dire de nouveau? Auriez-vous {Lub 926} été sage, par hasard, aujourd'hui? — Non. — Mais vous n'êtes pas en bonnet de nuit cependant? (On sait que c'était la marque de pénitence qui était devenue à peu près adhérente à mon chef.) — Je ne l'ai eu que deux heures, ce soir, disais-je. — Ah! Fort bien! Et ce matin? — Ce matin, je l'avais à l'église. Je me suis glissée derrière les autres pour que vous ne le vissiez point. — Ah! Ne craignez rien! Je vous regarde le moins possible, pour ne pas voir ce vilain bonnet. Eh bien, vous l'aurez donc encore demain? — Oh! Probablement! — Vous ne voulez donc pas changer? — Je ne peux pas encore. — Alors qu'est-ce que vous venez faire chez moi? — Vous voir et me faire gronder. — Ah! Cela vous amuse? — Cela me fait du bien. — Je ne m'en aperçois pas du tout, et cela me fait mal, à moi, méchante enfant! — Ah! Tant mieux! lui disais-je, cela prouve que vous m'aimez. — Et que vous ne m'aimez pas! » reprenait-elle.
Alors elle me grondait, et j'avais un grand plaisir à être grondée par elle. « Au moins, me disais-je, voilà une mère qui m'aime pour moi et qui a raison avec moi. » Je l'écoutais avec le recueillement d'une personne bien décidée à se convertir, et pourtant je n'y songeais nullement. « Allons, me disait-elle, vous changerez, je l'espère; vos sottises vous ennuieront, et Dieu parlera à votre âme. — Le priez-vous beaucoup pour moi? — Oui, beaucoup. — Tous les jours? — Tous les jours. — Vous voyez bien que si j'étais sage vous m'aimeriez moins et ne penseriez pas si souvent à moi. »
Elle ne pouvait s'empêcher de rire, car elle avait ce {CL 153} fonds de gaieté qui est le cachet des bons esprits et des bonnes consciences. Elle me prenait par les épaules et me secouait comme pour faire sortir le diable dont j'étais possédée. Puis l'heure sonnait, et elle me jetait à la porte en riant. Et je remontais au dortoir, emportant, comme par influence magnétique, quelque chose de la sérénité et de la candeur de cette belle âme.
Je n'ai dit ces détails bf que pour compléter le portrait de ma chère Marie Alicia, car j'aurai beaucoup à revenir sur mes relations avec elle. J'achève maintenant ma nomenclature en disant que nous avions quatre sœurs converses, dont je ne me rappelle bien que deux, la sœur Thérèse et la sœur Hélène.
{Lub 927} Sister Teresa était une grande vieille d'un beau type. Elle était gaie, brusque, moqueuse, adorablement bonne. C'est encore un de mes chers souvenirs. C'est elle qui m'avait baptisée Madcap. Elle ne savait pas un mot de français et ne pouvait, dans bg aucune langue, dire correctement trois paroles. C'était une Écossaise, maigre, forte, très-active, vous repoussant toujours de manière à vous attirer, se plaisant aux niches qu'on lui faisait, et capable de vous châtier à coups de balai, tout en riant plus haut que vous. Elle aussi aimait les diables et ne les craignait point.
Elle avait l'emploi de distiller l'eau de menthe, ce qui était une industrie très-perfectionnée dans notre couvent. On cultivait la plante dans de grands carrés réservés, au jardin des religieuses. Trois ou quatre fois par an on la fauchait comme une luzerne, et on l'apportait dans une vaste cave qui servait de laboratoire à la sœur Thérèse. Cette cave était située juste au-dessous de la grande classe, et on y descendait par un large escalier. C'était donc naturellement une de nos premières étapes quand nous partions pour nos escapades. Mais quand la distilleuse était {CL 154} absente, tout était fermé avec le plus grand soin, et quand elle était présente, il ne fallait pas songer à folâtrer au milieu de ses alambics et de ses cornues. On s'arrêtait devant la porte ouverte et on la taquinait en paroles, ce qu'elle acceptait fort bien. Cependant, moi qui savais faire tranquillement mes impertinences, j'arrivai bh bientôt à pénétrer dans le sanctuaire. Je me tins d'abord pendant quelque temps en observation; j'aimais à la regarder. Seule dans cette grande cave éclairée par un jour blanc qui du soupirail tombait sur sa robe violette, sur son voile d'un noir grisâtre et sur sa figure accentuée de lignes, terne de couleur comme une terre cuite, elle avait l'air d'une sorcière de Macbeth faisant ses évocations autour des fourneaux. Parfois elle était immobile comme une statue, assise auprès de l'alambic où le précieux breuvage coulait goutte à goutte; elle lisait la bible en silence, ou murmurait ses offices d'une voix rauque et monotone. Elle était belle dans sa rude vieillesse comme un portrait de Rembrandt.
Un jour qu'elle était absorbée ou assoupie, j'arrivai jusqu'à elle sur la pointe des pieds, et quand elle me vit {Lub 928} au milieu de ses flacons et de tout l'attirail fragile qu'un combat folâtre eût compromis, force lui fut de capituler et de souffrir ma curiosité. Elle était si bonne qu'elle me prit en affection, Dieu sait pourquoi, et que je pus dès lors me glisser souvent à ses côtés. Quand elle vit que je n'étais pas maladroite et que je ne brisais rien, elle se laissa distraire et désennuyer par mes flâneries, et tout en me reprochant de n'être pas à la classe, elle ne me poussa jamais dehors, comme elle faisait des autres. L'odeur de la menthe lui causait des maux d'yeux et des migraines. Je l'aidais à étaler et à remuer son fourrage embaumé, et dans les jours d'été, quand on étouffait dans la classe, je trouvais un bien-être extrême à me réfugier dans cette cave dont le parfum me charmait.
{CL 155} L'autre sœur converse, sœur Hélène, était la maîtresse servante du couvent. Elle faisait les lits au dortoir, balayait l'église, etc. Comme, après madame Alicia, c'est la religieuse qui m'a été la plus chère, je parlerai beaucoup d'elle en temps et lieu; mais, à la phase de mon récit où je me trouve, je n'ai rien à en dire. Je fus longtemps sans faire la moindre attention à elle.
Les deux autres converses faisaient la cuisine. Ainsi, au couvent comme ailleurs, il y avait une aristocratie et une démocratie. Les dames de chœur vivaient en patriciennes. Elles avaient des robes blanches et du linge fin. Les converses travaillaient comme des prolétaires, et leur vêtement sombre était plus grossier. C'était de vraies femmes du peuple, sans aucune éducation, et beaucoup moins absorbées par l'église et les offices que par les travaux de ce grand ménage. Elles n'étaient pas en nombre pour y suffire, et il y avait en outre deux servantes séculières, Marie-Anne et Marie-Josèphe, sa nièce, deux créatures excellentes qui me dédommageaient bien de Rose et de Julie.
En général, on était bon comme Dieu dans cette grande famille féminine. Je n'y ai pas rencontré une seule méchante compagne, et parmi les religieuses et les maîtresses, sauf mademoiselle D***, je n'ai trouvé que tendresse ou tolérance. Comment ne chérirais-je pas le souvenir de ces années les plus tranquilles, les plus heureuses de ma vie? J'y ai souffert de moi-même au physique et au moral, mais, en aucun temps et en aucun lieu, je n'ai moins souffert de la part des autres.