Voyage à Paris. — La grande berline. — La Sologne. — La forêt d'Orléans et les pendus. — L'appartement de ma grand'mère à Paris. — Mes promenades avec ma mère. — La coiffure à la chinoise. — Ma sœur. — Premier chagrin violent. — La poupée noire. — Maladie et vision dans le délire. c |
Nous partîmes pour Paris au commencement, {Presse 23/12/54 2} je crois, de l'hiver de 1810 à 1811, car Napoléon était entré en vainqueur à Vienne, et il avait épousé Marie-Louise pendant mon premier séjour à Nohant. Je me rappelle les deux endroits du jardin où j'entendis ces deux nouvelles occuper ma famille. Je dis adieu à Ursule; la pauvre enfant était désolée, mais je devais la retrouver au retour, et d'ailleurs j'étais si heureuse d'aller voir ma mère que j'étais presque insensible à tout le reste. J'avais fait la première expérience d'une séparation et je commençais à avoir la notion du temps. J'avais compté les jours et les heures qui s'étaient écoulés pour moi loin de l'unique objet de mon amour. d {CL 288} J'aimais Hippolyte aussi malgré ses taquineries. Lui aussi pleurait de rester seul pour la première fois dans cette grande maison. Je le plaignais, j'aurais voulu qu'on l'emmenât; mais en somme je n'avais de larmes pour personne, je n'avais que ma mère en tête; et ma grand'mère, qui passait sa vie à m'étudier, disait tout bas à Deschartres (les enfants entendent tout): « Cette petite n'est pas si sensible que je l'aurais cru. »
On mettait dans ce temps-là trois grandes journées pour aller à Paris, quelquefois quatre. Et pourtant ma grand'mère voyageait en poste. Mais elle ne pouvait passer la nuit en voiture, et quand elle avait fait dans sa grande berline vingt-cinq lieues par jour, elle était {Lub 644} brisée. Cette voiture de voyage était une véritable maison roulante. On sait de combien de paquets, de détails et de commodités de tout genre les vieilles gens, et surtout les personnes raffinées, se chargeaient et s'incommodaient en voyage. Les innombrables poches de ce véhicule étaient remplies de provisions de bouche, de friandises, de parfums, de jeux de cartes, de livres, d'itinéraires, d'argent, que sais-je? On eût dit que nous nous embarquions pour un mois. Ma grand'mère et sa femme de chambre, empaquetées de couvre-pieds et d'oreillers, étaient étendues au fond: j'occupais la banquette de devant, et quoique j'y eusse toutes mes aises j'avais bien de la peine à contenir ma pétulance dans un si petit espace et à ne pas donner de coups de pied à mon vis-à-vis. J'étais devenue très-turbulente dans la vie de Nohant, aussi commençais-je à jouir d'une santé parfaite; mais je ne devais point tarder à me sentir moins vivante et plus souffreteuse dans l'air de Paris, qui m'a toujours été contraire.
Le voyage ne m'ennuya pourtant pas. C'était la première fois que je n'étais pas accablée par le sommeil que le roulement des voitures provoque dans la première enfance, et {CL 289} cette succession d'objets nouveaux tenait mes yeux ouverts et mon esprit tendu. e
Il n'y a pourtant rien de plus triste et de plus maussade que le trajet de Châteauroux à Orléans. Il faut traverser toute la Sologne, pays aride, sans grandeur et sans poésie. Eugène Sue nous a pourtant vanté les beautés incultes et les grâces sauvages de cette partie de la France. Il est sincère dans son admiration, car je l'ai entendu en parler comme il en a écrit. Mais, soit que les parties de pays qu'on découvre de la route soient particulièrement laides, soit qu'un pays absolument plat me soit naturellement antipathique, la Sologne, que j'ai traversée cent fois peut-être, à toutes les heures du jour et de la nuit et dans toutes les saisons de l'année, m'a toujours paru mortellement maussade et vulgaire. La végétation sauvage y est aussi pauvre que les produits de la culture. Les bois de pins qui commencent à s'élever sont trop jeunes pour avoir du caractère. Ce sont des flaques de vert criard sur un sol incolore. La terre est pâle, les bruyères, l'écorce des arbres rabougris, les buissons, les animaux, les habitants surtout, sont pâles, {Lub 645} livides même; malheureux et vaste pays qui se dessèche, insalubre, dans une sorte de marasme moral et physique de l'homme et de la nature.
Les poëtes et les peintres se moquent de cela en général et triomphent dans cette désolation, qui, en de certaines contrées, leur fournit des tableaux et des solitudes enchantées. J'avoue qu'il est de ces solitudes si belles qu'il faut se rappeler la misère de ceux qui y végètent et qui pourraient y vivre, pour souhaiter que la civilisation et la culture viennent en détruire la poésie. Mais ce n'est pas en Sologne que j'ai jamais pu être tentée par cette mauvaise pensée. Il y a des landes magnifiques dans la Creuse, vastes terrains ondulés, riches de plantes sauvages, semés de flaques d'eau limpide et de bouquets d'arbres séculaires. Mais la {CL 290} Sologne n'a rien de pareil, du moins dans le rayon que mon œil a embrassé tant de fois sur une étendue de vingt lieues. Tout y est petit et fade, excepté l'horizon vaste et le ciel, contrée toujours belle et vivante.
Mais cette différence entre la Sologne et les autres pays incultes que j'ai vus prouve bien quelque chose. La nature ne s'abjure jamais quand elle est féconde, et puisque les déserts de la Creuse ont de si beaux arbres, de si belles bruyères, et nourrissent un si beau bétail, il est bien certain que le sol est excellent et produirait de grandes richesses avec fort peu de dépenses, tandis que la Sologne aura besoin de temps et de frais considérables avant d'être un pays de rapport secondaire. La Brenne, moins fertile que la Creuse, est pourtant très-supérieure à la Sologne: et que les agriculteurs ne s'y trompent pas, les peintres et les poëtes voient assez bien. Quand la nature leur parle, là où ils ne voient que de la couleur et de la beauté extérieure, il y a quelque chose de plus, il y a de la fécondité et de la vie au sein de la terre. Cette fécondité se révèle par des plantes parasites, par un luxe inutile, comme une nature généreuse dans l'humanité se révèle par des erreurs lorsqu'elle est privée de direction. Mais, dans les petits esprits, le vice même est mesquin, comme, dans la Sologne, la fougère et le chardon même sont malades.
Tout ceci soit dit pourtant sans vouloir donner un démenti à Eugène Sue, qui doit connaître, dans la Sologne, une autre Sologne que celle que j'ai parcourue.
{Lub 646} Traverser la forêt d'Orléans n'est plus rien. Dans mon enfance, c'était encore quelque chose d'imposant et de redoutable. Les grands arbres ombrageaient encore la route durant un parcours de deux heures, et les voitures y étaient souvent arrêtées par les brigands, accessoires obligés de toutes les émotions d'un voyage. Il fallait hâter les postillons pour y arriver avant la nuit; mais, quelque diligence {CL 291} que nous fîmes, nous nous y trouvâmes en pleine nuit, à ce premier voyage avec ma grand'mère. Elle n'était point du tout peureuse, et quand elle avait accompli tout ce que la prudence commandait, si ses précautions étaient déjouées par quelque circonstance imprévue, elle en prenait admirablement son parti. La femme de chambre n'était pas aussi calme, mais elle se gardait bien d'en rien laisser paraître, et elles s'entretenaient toutes les deux du sujet de leurs appréhensions avec beaucoup de philosophie. Je ne sais pourquoi les brigands ne me faisaient aucune peur; mais je fus saisi tout à coup d'une terreur affreuse, lorsque j'entendis ma grand'mère dire à Mademoiselle Julie: « À présent, les attaques de voleurs ne sont pas très-fréquentes ici, et la forêt est très-élaguée aux bords de la route, en comparaison de ce que c'était avant la révolution. Il y avait un fourré épais et fort peu de fossés, de sorte que l'on était attaqué sans savoir par qui et sans avoir le temps de se mettre en défense. J'ai eu le bonheur de ne l'être jamais dans mes voyages à Châteauroux, et pourtant M. Dupin était toujours armé en guerre, ainsi que tous ses domestiques, pour traverser ce coupe-gorge. Les vols et les meurtres étaient très-fréquents, et on avait une singulière façon de les compter et de les signaler aux voyageurs. Quand les brigands étaient pris, jugés et condamnés, on les pendait aux arbres de la route, à l'endroit même où ils avaient commis le crime: si bien qu'on voyait ici de chaque côté du chemin, et à des distances très-rapprochées, des cadavres accrochés aux branches et que le vent balançait sur votre tête. Quand on faisait souvent la route, on connaissait tous les pendus, et chaque année on pouvait compter les nouveaux, ce qui prouve que l'exemple ne servait pas à grand'chose. Je me souviens d'y avoir vu, un hiver, une grande femme qui est restée entière fort longtemps, et dont les longs cheveux noirs flottaient au vent, {CL 292} tandis que les corbeaux {Lub 647} volaient tout autour pour se disputer sa chair. C'était un spectacle affreux et une infection qui vous suivait jusqu'aux portes de la ville. »
Ma grand'mère croyait peut-être que je dormais pendant ce lugubre récit. J'étais muette d'horreur et une sueur froide parcourait mes membres. C'était la première fois que je me faisais de la mort une image effrayante; car cela n'était pas dans mes instincts, comme on a pu le voir, et, pour mon compte, je ne me suis jamais préoccupée de la forme qu'elle pourrait prendre en me venant chercher. Mais ces pendus, ces arbres, ces corbeaux, ces cheveux noirs, tout cela fit passer dans mon cerveau de si horribles images que les dents me claquaient de peur. Je ne songeais pas le moins du monde au danger d'être attaquée ou tuée dans cette forêt; mais je voyais les pendus flotter aux branches des vieux chênes, et je me les représentais sous des traits effroyables. Cette terreur m'est restée bien longtemps, et toutes les fois que nous traversions la forêt, jusqu'à l'âge de quinze ou seize ans, elle m'est revenue aussi vive et aussi douloureuse. Tant il est vrai que les émotions de la réalité ne sont rien en comparaison de celles que l'imagination nous représente.
Nous f arrivâmes à Paris, rue Neuve-des-Mathurins, dans un joli appartement qui donnait sur les vastes jardins situés de l'autre côté de la rue, et que de nos fenêtres nous découvrions en entier. L'appartement de ma grand'mère était meublé comme avant la Révolution. C'était ce qu'elle avait sauvé du naufrage et tout cela était encore très-frais et très-confortable. Sa chambre était tendue et meublée en damas bleu de ciel; il y avait des tapis partout, un feu d'enfer dans toutes les cheminées.
Jamais je n'avais été si bien logée et tout me semblait un sujet d'étonnement dans ces recherches d'un bien-être qui était beaucoup moindre à Nohant. Mais je n'avais pas {CL 293} besoin de tout cela, moi élevée dans la pauvre chambre boisée et carrelée de la rue Grange-Batelière, et je ne jouissais pas du tout de ces aises de la vie, auxquelles ma grand'mère eût aimé à me voir plus sensible. Je ne vivais, je ne souriais que quand ma mère était auprès de moi. Elle y venait tous les jours et ma passion augmentait à chaque nouvelle entrevue. Je la dévorais de caresses, et la pauvre femme, voyant que cela faisait {Lub 648} souffrir ma grand'mère, était forcée de me contenir et de s'abstenir elle-même de trop vives expansions. On nous permettait de sortir ensemble, et il le fallait bien, quoique cela ne remplît pas le but qu'on s'était proposé de me détacher d'elle. Ma grand'mère n'allait jamais à pied, elle ne pouvait pas se passer de la présence de Mademoiselle Julie, qui, elle-même, était gauche, distraite, myope, et qui m'eût perdue dans les rues ou laissé écraser par les voitures. Je n'aurais donc jamais marché si ma mère ne m'eût emmenée tous les jours faire de longues courses avec elle, et quoique j'eusse de bien petites jambes, j'aurais été à pied au bout du monde pour avoir le plaisir de tenir sa main, de toucher sa robe et de regarder avec elle tout ce qu'elle me disait de regarder. Tout me paraissait beau à travers ses yeux. Les boulevards étaient un lieu enchanté; les bains chinois, avec leur affreuse rocaille et leurs stupides magots, étaient un palais des contes de fées; les chiens savants qui dansaient sur le boulevard, les boutiques de joujoux, les marchands d'estampes et les marchands d'oiseaux, c'était de quoi me rendre folle, et ma mère s'arrêtant devant tout ce qui m'occupait, y prenant plaisir avec moi, enfant qu'elle était elle-même, doublait mes joies en les partageant.
Ma grand'mère avait un esprit de discernement plus éclairé et d'une grande élévation naturelle. Elle voulait former mon goût et portait sa critique judicieuse sur tous les objets qui me frappaient. Elle me disait: « Voilà une figure mal dessinée, {CL 294} un assemblage de couleurs qui choque la vue, une composition, ou un langage, ou une musique, ou une toilette de mauvais goût. » Je ne pouvais comprendre cela qu'à la longue. Ma mère, moins difficile et plus naïve, était en communication plus directe d'impressions avec moi. Presque tous les produits de l'art ou de l'industrie lui plaisaient, pour peu qu'ils eussent des formes riantes et des couleurs fraîches, et ce qui ne lui plaisait pas l'amusait encore. Elle avait la passion du nouveau, et il n'était point de mode nouvelle qui ne lui parût la plus belle qu'elle eût encore vue. Tout lui allait; rien ne pouvait la rendre laide ou disgracieuse, malgré les critiques de ma grand'mère, fidèle, avec raison, à ses longues tailles et à ses amples jupes du Directoire.
{Lub 649} Ma mère, engouée de la mode du jour, se désolait de voir ma bonne maman m'habiller en petite vieille bonne femme. On me taillait des douillettes dans les douillettes un peu usées, mais encore fraîches de ma grand'mère, de sorte que j'étais presque toujours vêtue de couleurs sombres et que mes tailles plates me descendaient sur les hanches. Cela paraissait affreux, alors qu'on devait avoir la ceinture sous les aisselles. C'était pourtant beaucoup mieux. Je commençais à avoir de très-grands cheveux bruns qui flottaient sur mes épaules et frisaient naturellement pour peu qu'on me passât une éponge mouillée sur la tête. Ma mère tourmenta si bien ma bonne maman qu'il fallut la laisser s'emparer de ma pauvre tête pour me coiffer à la chinoise.
C'était bien la plus affreuse coiffure qu'on pût imaginer et elle a été certainement inventée pour les figures qui n'ont pas de front. On vous rebroussait les cheveux en les peignant à contre-sens jusqu'à ce qu'ils eussent pris une attitude perpendiculaire, et alors on en tortillait le fouet juste au sommet du crâne, de manière à faire de la tête une boule allongée surmontée d'une petite boule de cheveux. {CL 295} On ressemblait ainsi à une brioche ou à une gourde de pèlerin. Ajoutez à cette laideur le supplice d'avoir les cheveux plantés à contre-poil; il fallait huit jours d'atroces douleurs et d'insomnie avant qu'ils eussent pris ce pli forcé, et on les serrait si bien avec un cordon pour les y contraindre, qu'on avait la peau du front tirée et le coin des yeux relevé comme les figures d'éventail chinois.
Je me soumis aveuglément à ce supplice, quoiqu'il me fût absolument g indifférent d'être laide ou belle, de suivre la mode ou de protester contre ses aberrations. Ma mère le voulait, je lui plaisais ainsi, je souffris avec un courage stoïque. Ma bonne maman me trouvait affreuse, elle était désespérée. Mais elle ne jugea point à propos de se quereller pour si peu de chose, ma mère l'aidant d'ailleurs, autant qu'elle pouvait s'y plier, à me calmer dans mon exaltation pour elle.
Cela fut facile en apparence dans les commencements. Ma mère me faisant sortir tous les jours et dînant ou passant la soirée très-souvent avec moi, je n'étais guère séparée d'elle que pendant le temps de mon sommeil; mais une circonstance où ma chère bonne maman eut {Lub 650} véritablement tort à mes yeux, vint bientôt ranimer ma préférence pour ma mère.
Caroline ne m'avait pas vue depuis mon départ pour l'Espagne, et il paraît que ma grand'mère avait fait une condition essentielle à ma mère de briser à jamais tout rapport entre ma sœur et moi. Pourquoi cette aversion pour une enfant pleine de candeur, élevée rigidement, et qui a été toute sa vie un modèle d'austérité? Je l'ignore, et ne peux m'en rendre compte même aujourd'hui. Du moment que la mère était admise et acceptée, pourquoi la fille était-elle honnie et repoussée? Il y avait là un préjugé, une injustice inexplicable de la part d'une personne qui savait pourtant s'élever au-dessus des préjugés de son monde {CL 296} quand elle échappait à des influences indignes de son esprit et de son cœur. Caroline était née longtemps avant que mon père eût connu ma mère; mon père l'avait traitée et aimée comme sa fille, elle avait été la compagne raisonnable et complaisante de mes premiers jeux. C'était une jolie et douce enfant, et qui n'a jamais eu qu'un défaut pour moi, celui d'être trop absolue dans ses idées d'ordre et de dévotion. Je ne vois pas ce qu'on pouvait craindre pour moi de son contact et ce qui eût pu me faire rougir jamais devant le monde de la reconnaître pour ma sœur, à moins que ce ne fût une souillure de n'être point noble de naissance, de sortir probablement de la classe du peuple, car je n'ai jamais su quel rang le père de Caroline occupait dans la société, et il est à présumer qu'il était de la même condition humble et obscure que ma mère. Mais n'étais-je pas, moi aussi, la fille de Sophie Delaborde, la petite-fille du marchand d'oiseaux, l'arrière-petite-fille de la mère Cloquard? Comment pouvait-on se flatter de me faire oublier que je sortais du peuple et de me persuader que l'enfant porté dans le même sein que moi était d'une nature inférieure à la mienne, par ce seul fait qu'il n'avait point l'honneur de compter le roi de Pologne et le maréchal de Saxe parmi ses ancêtres paternels? Quelle folie, ou plutôt quel inconcevable enfantillage! Et quand une personne d'un âge mûr et d'un grand esprit commet un enfantillage devant un enfant, combien de temps, d'efforts et de perfections ne faut-il pas pour en effacer en lui l'impression?
Ma grand'mère fit ce prodige, car cette impression, {Lub 651} pour n'être jamais effacée en moi, n'en fut pas moins vaincue par les trésors de tendresse que son âme me prodigua. Mais s'il n'y avait pas eu quelque raison profonde à la peine qu'elle eut à se faire aimer de moi, je serais un monstre. Je suis donc forcée de dire en quoi elle pécha au {CL 297} début, et maintenant que je connais l'obstination des classes nobiliaires, sa faute me paraît n'être point sienne, mais peser tout entière sur le milieu où elle avait toujours vécu, et dont, malgré son noble cœur et sa haute raison, elle ne put jamais se dégager entièrement.
Elle avait donc exigé que ma sœur me devînt étrangère, et comme je l'avais quittée à l'âge de quatre ans, il m'eût peut-être été facile h de l'oublier. Je crois même que cela eût été déjà fait, si ma mère ne m'en eût pas parlé souvent depuis; et, quant à l'affection, n'ayant pu se développer encore bien vivement chez moi avant le voyage en Espagne, elle ne se fût peut-être pas beaucoup réveillée sans les efforts qu'on fit pour la briser violemment, et sans une petite scène de famille qui me fit une impression terrible.
{Presse 24/12/54 2} Caroline avait environ douze ans. Elle était en pension, et, chaque fois qu'elle venait voir notre mère, elle la suppliait de la mener chez ma grand'mère pour me voir, ou de me faire venir chez elle. Ma mère éludait sa prière et lui donnait je ne sais quelles raisons, ne pouvant et ne voulant pas lui faire comprendre l'incompréhensible exclusion qui pesait sur elle. La pauvre petite n'y comprenant rien en effet, ne pouvant plus tenir à son impatience de m'embrasser et n'écoutant que son cœur, profita d'un soir où notre petite maman dînait chez mon oncle de Beaumont, persuada à la portière de ma mère de l'accompagner, et arriva chez nous bien joyeuse et bien empressée. Elle avait pourtant un peu peur de cette grand'mère qu'elle n'avait jamais vue; mais peut-être croyait-elle qu'elle dînait aussi chez l'oncle, ou peut-être était-elle décidée à tout braver pour me voir.
Il était sept ou huit heures, je jouais mélancoliquement toute seule sur le tapis du salon, lorsque j'entends un peu de mouvement dans la pièce voisine, et ma bonne i vient entr'ouvrir la porte et m'appeler tout doucement. Ma {CL 298} grand'mère avait l'air de sommeiller sur son fauteuil; mais elle avait le sommeil léger. Au moment où je gagnais la porte sur la pointe du pied, sans savoir ce qu'on {Lub 652} voulait de moi, ma bonne maman se retourne et me dit d'un ton sévère: « Où allez-vous si mystérieusement, ma fille? — Je n'en sais rien, maman, c'est ma bonne qui m'appelle. — Entrez, Rose, que voulez-vous? Pourquoi appelez-vous ma fille comme en cachette de moi? » la bonne s'embarrasse, hésite et finit par dire: « Eh bien, madame, c'est Mademoiselle Caroline qui est là. »
Ce nom si pur et si doux fit un effet extraordinaire sur ma grand'mère. Elle crut à une résistance ouverte de la part de ma mère, ou à une résolution de la tromper que l'enfant ou la bonne avait trahie par maladresse. Elle parla durement et sèchement, ce qui certes lui arriva bien rarement dans sa vie. « Que cette petite s'en aille tout de suite, dit-elle, et qu'elle ne se présente plus jamais ici! Elle sait très-bien qu'elle ne doit point voir ma fille. Ma fille ne la connaît plus, et moi je ne la connais pas. Et quant à vous, Rose, si jamais vous cherchez à l'introduire chez moi, je vous chasse! »
Rose épouvantée disparut. J'étais troublée et effrayée, presque affligée et repentante d'avoir été pour ma grand'mère un sujet de colère, car je sentais bien que cette émotion ne lui était pas naturelle et devait la faire beaucoup souffrir. Mon étonnement de la voir ainsi m'empêchait de penser à Caroline, dont le souvenir était bien vague en moi. Mais tout à coup, à la suite de chuchotements échangés derrière la porte, j'entends un sanglot étouffé, mais déchirant, un cri parti du fond de l'âme, qui pénètre au fond de la mienne et réveille la voix du sang. C'est Caroline qui pleure et s'en va consternée, brisée, humiliée, blessée dans son juste orgueil d'elle-même et dans son naïf amour pour moi.
{CL 299} Aussitôt l'image de ma sœur se ranime dans ma mémoire, je crois la voir telle qu'elle était dans la rue Grange-Batelière et à Chaillot, grandelette, j menue, douce, modeste et obligeante, se faisant l'esclave de mes caprices, me chantant des chansons pour m'endormir, ou me racontant de belles histoires de fées. Je fonds en larmes et m'élance vers la porte; mais il est trop tard, elle est partie; ma bonne pleure aussi et me reçoit dans ses bras, en me conjurant de cacher à ma grand'mère un chagrin qui l'irrite contre elle. Ma grand'mère me rappelle et veut me prendre sur ses genoux pour me calmer {Lub 653} et me raisonner; je résiste, je fuis ses caresses et je me jette par terre dans un coin en criant: « Je veux retourner avec ma mère, je ne veux pas rester ici! »
Mademoiselle Julie arrive à son tour et veut me faire entendre raison. Elle me parle de ma grand'mère que je rends malade, à ce qu'elle assure, et que je refuse de regarder. « Vous faites de la peine à votre bonne maman qui vous aime, qui vous chérit, qui ne vit que pour vous. » Mais je n'écoute rien, je redemande ma mère et ma sœur avec des cris de désespoir. J'étais si malade et si suffoquée qu'il ne fallut point songer à me faire dire bonsoir à ma bonne maman. On me mena coucher, et toute la nuit je ne fis que gémir et soupirer dans mon sommeil.
Sans doute ma grand'mère passa une mauvaise nuit aussi. J'ai k si bien compris depuis combien elle était bonne et tendre, que je suis bien certaine maintenant de la peine qu'elle éprouvait quand elle se croyait forcée de faire de la peine aux autres; mais sa dignité lui défendait de le faire paraître, et c'était par des soins et des gâteries détournées qu'elle essayait de le faire oublier. À mon réveil, je trouvai sur mon lit une poupée que j'avais beaucoup désirée la veille, pour l'avoir vue avec ma mère dans un magasin de jouets, et dont j'avais fait {CL 300} une description pompeuse à ma bonne maman en rentrant pour dîner. C'était une petite négresse qui avait l'air de rire aux éclats et qui montrait ses dents blanches et ses yeux brillants au milieu de sa figure noire. Elle était ronde et bien faite, elle avait une robe de crêpe rose bordée d'une frange d'argent. Cela m'avait paru bizarre, fantastique, admirable, et, le matin, avant que je fusse éveillée, la pauvre bonne maman avait envoyé chercher la poupée négrillonne pour satisfaire mon caprice et me distraire de mon chagrin. En effet, le premier mouvement fut un vif plaisir; je pris la petite créature dans mes bras, son joli rire provoqua le mien, et je l'embrassai comme une jeune mère l embrasse son nouveau-né. Mais, tout en la regardant et en berçant sur mon cœur, mes souvenirs de la veille se ranimèrent. Je pensai à ma mère, à ma sœur, à la dureté de ma grand'mère, et je jetai la poupée loin de moi. Mais comme elle riait toujours, la pauvre négresse, je la repris, je la caressai encore et je l'arrosai de mes larmes, {Lub 654} m'abandonnant à l'illusion d'un amour maternel qu'excitait plus vivement en moi le sentiment contristé de l'amour filial. Puis tout d'un coup j'eus un vertige, je laissai tomber la poupée par terre et j'eus d'affreux vomissements de bile qui effrayèrent beaucoup mes bonnes.
Je ne sais plus ce qui se passa pendant plusieurs jours, j'eus la rougeole avec une fièvre violente. Je devais l'avoir probablement, mais l'animation et le chagrin l'avait hâtée ou rendue plus intense. Je fus assez dangereusement malade, et une nuit j'eus une vision qui me tourmenta beaucoup. On avait laissé une lampe brûler dans la chambre où j'étais; mes deux bonnes dormaient, et j'avais les yeux ouverts et la tête en feu. Il me semble pourtant que mes idées étaient très-nettes et qu'en regardant fixement cette lampe je me rendais fort bien compte de ce que c'était. Il s'était formé un grand champignon sur la mêche, et la fumée noire {CL 301} qui s'en exhalait dessinait son ombre tremblotante sur le plafond. Tout à coup ce lumignon prit une forme distincte, celle d'un petit homme qui dansait au milieu de la flamme. Il s'en détacha peu à peu et se mit à tourner autour avec rapidité, et à mesure qu'il tournait il grandissait toujours, il arrivait à la taille d'un homme véritable, jusqu'à ce qu'enfin ce fut un géant dont les pas rapides frappaient la terre avec bruit, tandis que sa folle chevelure balayait circulairement le plafond avec la légèreté d'une chauve-souris.
Je fis des cris épouvantables, et l'on vint à moi pour me rassurer; mais cette apparition revint trois ou quatre fois de suite et dura presque jusqu'au jour. C'est la seule fois que je me rappelle avoir eu le délire. Si je l'ai eu depuis, je ne m'en suis pas rendu compte, ou je ne m'en souviens pas.