GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-L�vy 1876

{LP T.? ?; CL T.2 [287]; Lub T.1 [641]} TROISIÈME PARTIE
De l'enfance � la jeunesse
1810-1819 a

{CL T.2 [287]; Lub T.1 [643]} I b

Voyage � Paris. — La grande berline. — La Sologne. — La for�t d'Orl�ans et les pendus. — L'appartement de ma grand'm�re � Paris. — Mes promenades avec ma m�re. — La coiffure � la chinoise. — Ma sœur. — Premier chagrin violent. — La poup�e noire. — Maladie et vision dans le d�lire. c



Nous part�mes pour Paris au commencement, {Presse 23/12/54 2} je crois, de l'hiver de 1810 � 1811, car Napol�on �tait entr� en vainqueur � Vienne, et il avait �pous� Marie-Louise pendant mon premier s�jour � Nohant. Je me rappelle les deux endroits du jardin o� j'entendis ces deux nouvelles occuper ma famille. Je dis adieu � Ursule; la pauvre enfant �tait d�sol�e, mais je devais la retrouver au retour, et d'ailleurs j'�tais si heureuse d'aller voir ma m�re que j'�tais presque insensible � tout le reste. J'avais fait la premi�re exp�rience d'une s�paration et je commen�ais � avoir la notion du temps. J'avais compt� les jours et les heures qui s'�taient �coul�s pour moi loin de l'unique objet de mon amour. d {CL 288} J'aimais Hippolyte aussi malgr� ses taquineries. Lui aussi pleurait de rester seul pour la premi�re fois dans cette grande maison. Je le plaignais, j'aurais voulu qu'on l'emmen�t; mais en somme je n'avais de larmes pour personne, je n'avais que ma m�re en t�te; et ma grand'm�re, qui passait sa vie � m'�tudier, disait tout bas � Deschartres (les enfants entendent tout): « Cette petite n'est pas si sensible que je l'aurais cru. »

On mettait dans ce temps-l� trois grandes journ�es pour aller � Paris, quelquefois quatre. Et pourtant ma grand'm�re voyageait en poste. Mais elle ne pouvait passer la nuit en voiture, et quand elle avait fait dans sa grande berline vingt-cinq lieues par jour, elle �tait {Lub 644} bris�e. Cette voiture de voyage �tait une v�ritable maison roulante. On sait de combien de paquets, de d�tails et de commodit�s de tout genre les vieilles gens, et surtout les personnes raffin�es, se chargeaient et s'incommodaient en voyage. Les innombrables poches de ce v�hicule �taient remplies de provisions de bouche, de friandises, de parfums, de jeux de cartes, de livres, d'itin�raires, d'argent, que sais-je? On e�t dit que nous nous embarquions pour un mois. Ma grand'm�re et sa femme de chambre, empaquet�es de couvre-pieds et d'oreillers, �taient �tendues au fond: j'occupais la banquette de devant, et quoique j'y eusse toutes mes aises j'avais bien de la peine � contenir ma p�tulance dans un si petit espace et � ne pas donner de coups de pied � mon vis-�-vis. J'�tais devenue tr�s-turbulente dans la vie de Nohant, aussi commen�ais-je � jouir d'une sant� parfaite; mais je ne devais point tarder � me sentir moins vivante et plus souffreteuse dans l'air de Paris, qui m'a toujours �t� contraire.

Le voyage ne m'ennuya pourtant pas. C'�tait la premi�re fois que je n'�tais pas accabl�e par le sommeil que le roulement des voitures provoque dans la premi�re enfance, et {CL 289} cette succession d'objets nouveaux tenait mes yeux ouverts et mon esprit tendu. e

Il n'y a pourtant rien de plus triste et de plus maussade que le trajet de Ch�teauroux � Orl�ans. Il faut traverser toute la Sologne, pays aride, sans grandeur et sans po�sie. Eug�ne Sue nous a pourtant vant� les beaut�s incultes et les gr�ces sauvages de cette partie de la France. Il est sinc�re dans son admiration, car je l'ai entendu en parler comme il en a �crit. Mais, soit que les parties de pays qu'on d�couvre de la route soient particuli�rement laides, soit qu'un pays absolument plat me soit naturellement antipathique, la Sologne, que j'ai travers�e cent fois peut-�tre, � toutes les heures du jour et de la nuit et dans toutes les saisons de l'ann�e, m'a toujours paru mortellement maussade et vulgaire. La v�g�tation sauvage y est aussi pauvre que les produits de la culture. Les bois de pins qui commencent � s'�lever sont trop jeunes pour avoir du caract�re. Ce sont des flaques de vert criard sur un sol incolore. La terre est p�le, les bruy�res, l'�corce des arbres rabougris, les buissons, les animaux, les habitants surtout, sont p�les, {Lub 645} livides m�me; malheureux et vaste pays qui se dess�che, insalubre, dans une sorte de marasme moral et physique de l'homme et de la nature.

Les po�tes et les peintres se moquent de cela en g�n�ral et triomphent dans cette d�solation, qui, en de certaines contr�es, leur fournit des tableaux et des solitudes enchant�es. J'avoue qu'il est de ces solitudes si belles qu'il faut se rappeler la mis�re de ceux qui y v�g�tent et qui pourraient y vivre, pour souhaiter que la civilisation et la culture viennent en d�truire la po�sie. Mais ce n'est pas en Sologne que j'ai jamais pu �tre tent�e par cette mauvaise pens�e. Il y a des landes magnifiques dans la Creuse, vastes terrains ondul�s, riches de plantes sauvages, sem�s de flaques d'eau limpide et de bouquets d'arbres s�culaires. Mais la {CL 290} Sologne n'a rien de pareil, du moins dans le rayon que mon œil a embrass� tant de fois sur une �tendue de vingt lieues. Tout y est petit et fade, except� l'horizon vaste et le ciel, contr�e toujours belle et vivante.

Mais cette diff�rence entre la Sologne et les autres pays incultes que j'ai vus prouve bien quelque chose. La nature ne s'abjure jamais quand elle est f�conde, et puisque les d�serts de la Creuse ont de si beaux arbres, de si belles bruy�res, et nourrissent un si beau b�tail, il est bien certain que le sol est excellent et produirait de grandes richesses avec fort peu de d�penses, tandis que la Sologne aura besoin de temps et de frais consid�rables avant d'�tre un pays de rapport secondaire. La Brenne, moins fertile que la Creuse, est pourtant tr�s-sup�rieure � la Sologne: et que les agriculteurs ne s'y trompent pas, les peintres et les po�tes voient assez bien. Quand la nature leur parle, l� o� ils ne voient que de la couleur et de la beaut� ext�rieure, il y a quelque chose de plus, il y a de la f�condit� et de la vie au sein de la terre. Cette f�condit� se r�v�le par des plantes parasites, par un luxe inutile, comme une nature g�n�reuse dans l'humanit� se r�v�le par des erreurs lorsqu'elle est priv�e de direction. Mais, dans les petits esprits, le vice m�me est mesquin, comme, dans la Sologne, la foug�re et le chardon m�me sont malades.

Tout ceci soit dit pourtant sans vouloir donner un d�menti � Eug�ne Sue, qui doit conna�tre, dans la Sologne, une autre Sologne que celle que j'ai parcourue.

{Lub 646} Traverser la for�t d'Orl�ans n'est plus rien. Dans mon enfance, c'�tait encore quelque chose d'imposant et de redoutable. Les grands arbres ombrageaient encore la route durant un parcours de deux heures, et les voitures y �taient souvent arr�t�es par les brigands, accessoires oblig�s de toutes les �motions d'un voyage. Il fallait h�ter les postillons pour y arriver avant la nuit; mais, quelque diligence {CL 291} que nous f�mes, nous nous y trouv�mes en pleine nuit, � ce premier voyage avec ma grand'm�re. Elle n'�tait point du tout peureuse, et quand elle avait accompli tout ce que la prudence commandait, si ses pr�cautions �taient d�jou�es par quelque circonstance impr�vue, elle en prenait admirablement son parti. La femme de chambre n'�tait pas aussi calme, mais elle se gardait bien d'en rien laisser para�tre, et elles s'entretenaient toutes les deux du sujet de leurs appr�hensions avec beaucoup de philosophie. Je ne sais pourquoi les brigands ne me faisaient aucune peur; mais je fus saisi tout � coup d'une terreur affreuse, lorsque j'entendis ma grand'm�re dire � Mademoiselle Julie: « À pr�sent, les attaques de voleurs ne sont pas tr�s-fr�quentes ici, et la for�t est tr�s-�lagu�e aux bords de la route, en comparaison de ce que c'�tait avant la r�volution. Il y avait un fourr� �pais et fort peu de foss�s, de sorte que l'on �tait attaqu� sans savoir par qui et sans avoir le temps de se mettre en d�fense. J'ai eu le bonheur de ne l'�tre jamais dans mes voyages � Ch�teauroux, et pourtant M. Dupin �tait toujours arm� en guerre, ainsi que tous ses domestiques, pour traverser ce coupe-gorge. Les vols et les meurtres �taient tr�s-fr�quents, et on avait une singuli�re fa�on de les compter et de les signaler aux voyageurs. Quand les brigands �taient pris, jug�s et condamn�s, on les pendait aux arbres de la route, � l'endroit m�me o� ils avaient commis le crime: si bien qu'on voyait ici de chaque c�t� du chemin, et � des distances tr�s-rapproch�es, des cadavres accroch�s aux branches et que le vent balan�ait sur votre t�te. Quand on faisait souvent la route, on connaissait tous les pendus, et chaque ann�e on pouvait compter les nouveaux, ce qui prouve que l'exemple ne servait pas � grand'chose. Je me souviens d'y avoir vu, un hiver, une grande femme qui est rest�e enti�re fort longtemps, et dont les longs cheveux noirs flottaient au vent, {CL 292} tandis que les corbeaux {Lub 647} volaient tout autour pour se disputer sa chair. C'�tait un spectacle affreux et une infection qui vous suivait jusqu'aux portes de la ville. »

Ma grand'm�re croyait peut-�tre que je dormais pendant ce lugubre r�cit. J'�tais muette d'horreur et une sueur froide parcourait mes membres. C'�tait la premi�re fois que je me faisais de la mort une image effrayante; car cela n'�tait pas dans mes instincts, comme on a pu le voir, et, pour mon compte, je ne me suis jamais pr�occup�e de la forme qu'elle pourrait prendre en me venant chercher. Mais ces pendus, ces arbres, ces corbeaux, ces cheveux noirs, tout cela fit passer dans mon cerveau de si horribles images que les dents me claquaient de peur. Je ne songeais pas le moins du monde au danger d'�tre attaqu�e ou tu�e dans cette for�t; mais je voyais les pendus flotter aux branches des vieux ch�nes, et je me les repr�sentais sous des traits effroyables. Cette terreur m'est rest�e bien longtemps, et toutes les fois que nous traversions la for�t, jusqu'� l'�ge de quinze ou seize ans, elle m'est revenue aussi vive et aussi douloureuse. Tant il est vrai que les �motions de la r�alit� ne sont rien en comparaison de celles que l'imagination nous repr�sente.

Nous f arriv�mes � Paris, rue Neuve-des-Mathurins, dans un joli appartement qui donnait sur les vastes jardins situ�s de l'autre c�t� de la rue, et que de nos fen�tres nous d�couvrions en entier. L'appartement de ma grand'm�re �tait meubl� comme avant la R�volution. C'�tait ce qu'elle avait sauv� du naufrage et tout cela �tait encore tr�s-frais et tr�s-confortable. Sa chambre �tait tendue et meubl�e en damas bleu de ciel; il y avait des tapis partout, un feu d'enfer dans toutes les chemin�es.

Jamais je n'avais �t� si bien log�e et tout me semblait un sujet d'�tonnement dans ces recherches d'un bien-�tre qui �tait beaucoup moindre � Nohant. Mais je n'avais pas {CL 293} besoin de tout cela, moi �lev�e dans la pauvre chambre bois�e et carrel�e de la rue Grange-Bateli�re, et je ne jouissais pas du tout de ces aises de la vie, auxquelles ma grand'm�re e�t aim� � me voir plus sensible. Je ne vivais, je ne souriais que quand ma m�re �tait aupr�s de moi. Elle y venait tous les jours et ma passion augmentait � chaque nouvelle entrevue. Je la d�vorais de caresses, et la pauvre femme, voyant que cela faisait {Lub 648} souffrir ma grand'm�re, �tait forc�e de me contenir et de s'abstenir elle-m�me de trop vives expansions. On nous permettait de sortir ensemble, et il le fallait bien, quoique cela ne rempl�t pas le but qu'on s'�tait propos� de me d�tacher d'elle. Ma grand'm�re n'allait jamais � pied, elle ne pouvait pas se passer de la pr�sence de Mademoiselle Julie, qui, elle-m�me, �tait gauche, distraite, myope, et qui m'e�t perdue dans les rues ou laiss� �craser par les voitures. Je n'aurais donc jamais march� si ma m�re ne m'e�t emmen�e tous les jours faire de longues courses avec elle, et quoique j'eusse de bien petites jambes, j'aurais �t� � pied au bout du monde pour avoir le plaisir de tenir sa main, de toucher sa robe et de regarder avec elle tout ce qu'elle me disait de regarder. Tout me paraissait beau � travers ses yeux. Les boulevards �taient un lieu enchant�; les bains chinois, avec leur affreuse rocaille et leurs stupides magots, �taient un palais des contes de f�es; les chiens savants qui dansaient sur le boulevard, les boutiques de joujoux, les marchands d'estampes et les marchands d'oiseaux, c'�tait de quoi me rendre folle, et ma m�re s'arr�tant devant tout ce qui m'occupait, y prenant plaisir avec moi, enfant qu'elle �tait elle-m�me, doublait mes joies en les partageant.

Ma grand'm�re avait un esprit de discernement plus �clair� et d'une grande �l�vation naturelle. Elle voulait former mon go�t et portait sa critique judicieuse sur tous les objets qui me frappaient. Elle me disait: « Voil� une figure mal dessin�e, {CL 294} un assemblage de couleurs qui choque la vue, une composition, ou un langage, ou une musique, ou une toilette de mauvais go�t. » Je ne pouvais comprendre cela qu'� la longue. Ma m�re, moins difficile et plus na�ve, �tait en communication plus directe d'impressions avec moi. Presque tous les produits de l'art ou de l'industrie lui plaisaient, pour peu qu'ils eussent des formes riantes et des couleurs fra�ches, et ce qui ne lui plaisait pas l'amusait encore. Elle avait la passion du nouveau, et il n'�tait point de mode nouvelle qui ne lui par�t la plus belle qu'elle e�t encore vue. Tout lui allait; rien ne pouvait la rendre laide ou disgracieuse, malgr� les critiques de ma grand'm�re, fid�le, avec raison, � ses longues tailles et � ses amples jupes du Directoire.

{Lub 649} Ma m�re, engou�e de la mode du jour, se d�solait de voir ma bonne maman m'habiller en petite vieille bonne femme. On me taillait des douillettes dans les douillettes un peu us�es, mais encore fra�ches de ma grand'm�re, de sorte que j'�tais presque toujours v�tue de couleurs sombres et que mes tailles plates me descendaient sur les hanches. Cela paraissait affreux, alors qu'on devait avoir la ceinture sous les aisselles. C'�tait pourtant beaucoup mieux. Je commen�ais � avoir de tr�s-grands cheveux bruns qui flottaient sur mes �paules et frisaient naturellement pour peu qu'on me pass�t une �ponge mouill�e sur la t�te. Ma m�re tourmenta si bien ma bonne maman qu'il fallut la laisser s'emparer de ma pauvre t�te pour me coiffer � la chinoise.

C'�tait bien la plus affreuse coiffure qu'on p�t imaginer et elle a �t� certainement invent�e pour les figures qui n'ont pas de front. On vous rebroussait les cheveux en les peignant � contre-sens jusqu'� ce qu'ils eussent pris une attitude perpendiculaire, et alors on en tortillait le fouet juste au sommet du cr�ne, de mani�re � faire de la t�te une boule allong�e surmont�e d'une petite boule de cheveux. {CL 295} On ressemblait ainsi � une brioche ou � une gourde de p�lerin. Ajoutez � cette laideur le supplice d'avoir les cheveux plant�s � contre-poil; il fallait huit jours d'atroces douleurs et d'insomnie avant qu'ils eussent pris ce pli forc�, et on les serrait si bien avec un cordon pour les y contraindre, qu'on avait la peau du front tir�e et le coin des yeux relev� comme les figures d'�ventail chinois.

Je me soumis aveugl�ment � ce supplice, quoiqu'il me f�t absolument g indiff�rent d'�tre laide ou belle, de suivre la mode ou de protester contre ses aberrations. Ma m�re le voulait, je lui plaisais ainsi, je souffris avec un courage sto�que. Ma bonne maman me trouvait affreuse, elle �tait d�sesp�r�e. Mais elle ne jugea point � propos de se quereller pour si peu de chose, ma m�re l'aidant d'ailleurs, autant qu'elle pouvait s'y plier, � me calmer dans mon exaltation pour elle.

Cela fut facile en apparence dans les commencements. Ma m�re me faisant sortir tous les jours et d�nant ou passant la soir�e tr�s-souvent avec moi, je n'�tais gu�re s�par�e d'elle que pendant le temps de mon sommeil; mais une circonstance o� ma ch�re bonne maman eut {Lub 650} v�ritablement tort � mes yeux, vint bient�t ranimer ma pr�f�rence pour ma m�re.

Caroline ne m'avait pas vue depuis mon d�part pour l'Espagne, et il para�t que ma grand'm�re avait fait une condition essentielle � ma m�re de briser � jamais tout rapport entre ma sœur et moi. Pourquoi cette aversion pour une enfant pleine de candeur, �lev�e rigidement, et qui a �t� toute sa vie un mod�le d'aust�rit�? Je l'ignore, et ne peux m'en rendre compte m�me aujourd'hui. Du moment que la m�re �tait admise et accept�e, pourquoi la fille �tait-elle honnie et repouss�e? Il y avait l� un pr�jug�, une injustice inexplicable de la part d'une personne qui savait pourtant s'�lever au-dessus des pr�jug�s de son monde {CL 296} quand elle �chappait � des influences indignes de son esprit et de son cœur. Caroline �tait n�e longtemps avant que mon p�re e�t connu ma m�re; mon p�re l'avait trait�e et aim�e comme sa fille, elle avait �t� la compagne raisonnable et complaisante de mes premiers jeux. C'�tait une jolie et douce enfant, et qui n'a jamais eu qu'un d�faut pour moi, celui d'�tre trop absolue dans ses id�es d'ordre et de d�votion. Je ne vois pas ce qu'on pouvait craindre pour moi de son contact et ce qui e�t pu me faire rougir jamais devant le monde de la reconna�tre pour ma sœur, � moins que ce ne f�t une souillure de n'�tre point noble de naissance, de sortir probablement de la classe du peuple, car je n'ai jamais su quel rang le p�re de Caroline occupait dans la soci�t�, et il est � pr�sumer qu'il �tait de la m�me condition humble et obscure que ma m�re. Mais n'�tais-je pas, moi aussi, la fille de Sophie Delaborde, la petite-fille du marchand d'oiseaux, l'arri�re-petite-fille de la m�re Cloquard? Comment pouvait-on se flatter de me faire oublier que je sortais du peuple et de me persuader que l'enfant port� dans le m�me sein que moi �tait d'une nature inf�rieure � la mienne, par ce seul fait qu'il n'avait point l'honneur de compter le roi de Pologne et le mar�chal de Saxe parmi ses anc�tres paternels? Quelle folie, ou plut�t quel inconcevable enfantillage! Et quand une personne d'un �ge m�r et d'un grand esprit commet un enfantillage devant un enfant, combien de temps, d'efforts et de perfections ne faut-il pas pour en effacer en lui l'impression?

Ma grand'm�re fit ce prodige, car cette impression, {Lub 651} pour n'�tre jamais effac�e en moi, n'en fut pas moins vaincue par les tr�sors de tendresse que son �me me prodigua. Mais s'il n'y avait pas eu quelque raison profonde � la peine qu'elle eut � se faire aimer de moi, je serais un monstre. Je suis donc forc�e de dire en quoi elle p�cha au {CL 297} d�but, et maintenant que je connais l'obstination des classes nobiliaires, sa faute me para�t n'�tre point sienne, mais peser tout enti�re sur le milieu o� elle avait toujours v�cu, et dont, malgr� son noble cœur et sa haute raison, elle ne put jamais se d�gager enti�rement.

Elle avait donc exig� que ma sœur me dev�nt �trang�re, et comme je l'avais quitt�e � l'�ge de quatre ans, il m'e�t peut-�tre �t� facile h de l'oublier. Je crois m�me que cela e�t �t� d�j� fait, si ma m�re ne m'en e�t pas parl� souvent depuis; et, quant � l'affection, n'ayant pu se d�velopper encore bien vivement chez moi avant le voyage en Espagne, elle ne se f�t peut-�tre pas beaucoup r�veill�e sans les efforts qu'on fit pour la briser violemment, et sans une petite sc�ne de famille qui me fit une impression terrible.

{Presse 24/12/54 2} Caroline avait environ douze ans. Elle �tait en pension, et, chaque fois qu'elle venait voir notre m�re, elle la suppliait de la mener chez ma grand'm�re pour me voir, ou de me faire venir chez elle. Ma m�re �ludait sa pri�re et lui donnait je ne sais quelles raisons, ne pouvant et ne voulant pas lui faire comprendre l'incompr�hensible exclusion qui pesait sur elle. La pauvre petite n'y comprenant rien en effet, ne pouvant plus tenir � son impatience de m'embrasser et n'�coutant que son cœur, profita d'un soir o� notre petite maman d�nait chez mon oncle de Beaumont, persuada � la porti�re de ma m�re de l'accompagner, et arriva chez nous bien joyeuse et bien empress�e. Elle avait pourtant un peu peur de cette grand'm�re qu'elle n'avait jamais vue; mais peut-�tre croyait-elle qu'elle d�nait aussi chez l'oncle, ou peut-�tre �tait-elle d�cid�e � tout braver pour me voir.

Il �tait sept ou huit heures, je jouais m�lancoliquement toute seule sur le tapis du salon, lorsque j'entends un peu de mouvement dans la pi�ce voisine, et ma bonne i vient entr'ouvrir la porte et m'appeler tout doucement. Ma {CL 298} grand'm�re avait l'air de sommeiller sur son fauteuil; mais elle avait le sommeil l�ger. Au moment o� je gagnais la porte sur la pointe du pied, sans savoir ce qu'on {Lub 652} voulait de moi, ma bonne maman se retourne et me dit d'un ton s�v�re: « O� allez-vous si myst�rieusement, ma fille? — Je n'en sais rien, maman, c'est ma bonne qui m'appelle. — Entrez, Rose, que voulez-vous? Pourquoi appelez-vous ma fille comme en cachette de moi? » la bonne s'embarrasse, h�site et finit par dire: « Eh bien, madame, c'est Mademoiselle Caroline qui est l�. »

Ce nom si pur et si doux fit un effet extraordinaire sur ma grand'm�re. Elle crut � une r�sistance ouverte de la part de ma m�re, ou � une r�solution de la tromper que l'enfant ou la bonne avait trahie par maladresse. Elle parla durement et s�chement, ce qui certes lui arriva bien rarement dans sa vie. « Que cette petite s'en aille tout de suite, dit-elle, et qu'elle ne se pr�sente plus jamais ici! Elle sait tr�s-bien qu'elle ne doit point voir ma fille. Ma fille ne la conna�t plus, et moi je ne la connais pas. Et quant � vous, Rose, si jamais vous cherchez � l'introduire chez moi, je vous chasse! »

Rose �pouvant�e disparut. J'�tais troubl�e et effray�e, presque afflig�e et repentante d'avoir �t� pour ma grand'm�re un sujet de col�re, car je sentais bien que cette �motion ne lui �tait pas naturelle et devait la faire beaucoup souffrir. Mon �tonnement de la voir ainsi m'emp�chait de penser � Caroline, dont le souvenir �tait bien vague en moi. Mais tout � coup, � la suite de chuchotements �chang�s derri�re la porte, j'entends un sanglot �touff�, mais d�chirant, un cri parti du fond de l'�me, qui p�n�tre au fond de la mienne et r�veille la voix du sang. C'est Caroline qui pleure et s'en va constern�e, bris�e, humili�e, bless�e dans son juste orgueil d'elle-m�me et dans son na�f amour pour moi.

{CL 299} Aussit�t l'image de ma sœur se ranime dans ma m�moire, je crois la voir telle qu'elle �tait dans la rue Grange-Bateli�re et � Chaillot, grandelette, j menue, douce, modeste et obligeante, se faisant l'esclave de mes caprices, me chantant des chansons pour m'endormir, ou me racontant de belles histoires de f�es. Je fonds en larmes et m'�lance vers la porte; mais il est trop tard, elle est partie; ma bonne pleure aussi et me re�oit dans ses bras, en me conjurant de cacher � ma grand'm�re un chagrin qui l'irrite contre elle. Ma grand'm�re me rappelle et veut me prendre sur ses genoux pour me calmer {Lub 653} et me raisonner; je r�siste, je fuis ses caresses et je me jette par terre dans un coin en criant: « Je veux retourner avec ma m�re, je ne veux pas rester ici! »

Mademoiselle Julie arrive � son tour et veut me faire entendre raison. Elle me parle de ma grand'm�re que je rends malade, � ce qu'elle assure, et que je refuse de regarder. « Vous faites de la peine � votre bonne maman qui vous aime, qui vous ch�rit, qui ne vit que pour vous. » Mais je n'�coute rien, je redemande ma m�re et ma sœur avec des cris de d�sespoir. J'�tais si malade et si suffoqu�e qu'il ne fallut point songer � me faire dire bonsoir � ma bonne maman. On me mena coucher, et toute la nuit je ne fis que g�mir et soupirer dans mon sommeil.

Sans doute ma grand'm�re passa une mauvaise nuit aussi. J'ai k si bien compris depuis combien elle �tait bonne et tendre, que je suis bien certaine maintenant de la peine qu'elle �prouvait quand elle se croyait forc�e de faire de la peine aux autres; mais sa dignit� lui d�fendait de le faire para�tre, et c'�tait par des soins et des g�teries d�tourn�es qu'elle essayait de le faire oublier. À mon r�veil, je trouvai sur mon lit une poup�e que j'avais beaucoup d�sir�e la veille, pour l'avoir vue avec ma m�re dans un magasin de jouets, et dont j'avais fait {CL 300} une description pompeuse � ma bonne maman en rentrant pour d�ner. C'�tait une petite n�gresse qui avait l'air de rire aux �clats et qui montrait ses dents blanches et ses yeux brillants au milieu de sa figure noire. Elle �tait ronde et bien faite, elle avait une robe de cr�pe rose bord�e d'une frange d'argent. Cela m'avait paru bizarre, fantastique, admirable, et, le matin, avant que je fusse �veill�e, la pauvre bonne maman avait envoy� chercher la poup�e n�grillonne pour satisfaire mon caprice et me distraire de mon chagrin. En effet, le premier mouvement fut un vif plaisir; je pris la petite cr�ature dans mes bras, son joli rire provoqua le mien, et je l'embrassai comme une jeune m�re l embrasse son nouveau-n�. Mais, tout en la regardant et en ber�ant sur mon cœur, mes souvenirs de la veille se ranim�rent. Je pensai � ma m�re, � ma sœur, � la duret� de ma grand'm�re, et je jetai la poup�e loin de moi. Mais comme elle riait toujours, la pauvre n�gresse, je la repris, je la caressai encore et je l'arrosai de mes larmes, {Lub 654} m'abandonnant � l'illusion d'un amour maternel qu'excitait plus vivement en moi le sentiment contrist� de l'amour filial. Puis tout d'un coup j'eus un vertige, je laissai tomber la poup�e par terre et j'eus d'affreux vomissements de bile qui effray�rent beaucoup mes bonnes.

Je ne sais plus ce qui se passa pendant plusieurs jours, j'eus la rougeole avec une fi�vre violente. Je devais l'avoir probablement, mais l'animation et le chagrin l'avait h�t�e ou rendue plus intense. Je fus assez dangereusement malade, et une nuit j'eus une vision qui me tourmenta beaucoup. On avait laiss� une lampe br�ler dans la chambre o� j'�tais; mes deux bonnes dormaient, et j'avais les yeux ouverts et la t�te en feu. Il me semble pourtant que mes id�es �taient tr�s-nettes et qu'en regardant fixement cette lampe je me rendais fort bien compte de ce que c'�tait. Il s'�tait form� un grand champignon sur la m�che, et la fum�e noire {CL 301} qui s'en exhalait dessinait son ombre tremblotante sur le plafond. Tout � coup ce lumignon prit une forme distincte, celle d'un petit homme qui dansait au milieu de la flamme. Il s'en d�tacha peu � peu et se mit � tourner autour avec rapidit�, et � mesure qu'il tournait il grandissait toujours, il arrivait � la taille d'un homme v�ritable, jusqu'� ce qu'enfin ce fut un g�ant dont les pas rapides frappaient la terre avec bruit, tandis que sa folle chevelure balayait circulairement le plafond avec la l�g�ret� d'une chauve-souris.

Je fis des cris �pouvantables, et l'on vint � moi pour me rassurer; mais cette apparition revint trois ou quatre fois de suite et dura presque jusqu'au jour. C'est la seule fois que je me rappelle avoir eu le d�lire. Si je l'ai eu depuis, je ne m'en suis pas rendu compte, ou je ne m'en souviens pas.


Variantes

  1. Ce titre figure � partir de l'�dition {CL}
  2. Dans {Presse} ce chapitre est soud� au pr�c�dent
  3. Dans {Presse} l'argument de ce chapitre est soud� � celui du chapitre pr�c�dent
  4. amour, {CL} ♦ amour. {Lub} (nous suivons cette rectification)
  5. Interruption de {Presse}
  6. Reprise de {Presse}
  7. me f�t alors absolument {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ me f�t absolument {CL}
  8. m'e�t �t� facile {Presse} ♦ m'e�t peut-�tre �t� facile {Lecou} et sq.
  9. et une nouvelle bonne qu'on m'avait donn�e {Presse} ♦ et ma bonne {Lecou} et sq.
  10. grande, belle, {Presse} ♦ grandelette, {Lecou} et sq.
  11. une mauvaise nuit. Aussi j'ai {Presse} ♦ une mauvaise nuit aussi. J'ai {Lecou} et sq.
  12. comme une m�re {Presse} ♦ comme une jeune m�re {Lecou} et sq.

Notes