GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-L�vy 1876

{[Presse 6/11/54 2]; LP T.? ?; CL T.1 [389]; Lub T.1 [323]} DEUXIÈME PARTIE
Mes premi�res ann�es
1800-1810 a

{Presse 17/11/54 1; CL T.2 [48]; Lub T.1 [444]} VII b

S�jour � Nohant, d�part pour Paris et retour � Charleville. — Bonaparte � Sedan. — Attitude du g�n�ral Dupont devant Bonaparte. — Le camp de Boulogne. — Coup de vent � la mer. — Canonnade avec les Anglais. — Le g�n�ral Bertrand. — F�te donn�e � madame Soult au camp d'Ostrohow. — Le g�n�ral Bisson. — Boutades contre Deschartres. — Adresse de l'arm�e � Bonaparte pour le prier d'accepter la couronne imp�riale. — Ma m�re au camp de Montreuil. — Retour � Paris. — Mariage de mpon p�re. — Ma naissance. c



Apr�s avoir pass� trois mois aupr�s de sa m�re, qu'il accompagna aux eaux de Vichy, mon p�re, rappel� par un arr�t� des consuls qui prescrivait � tous les g�n�raux de r�unir leurs subordonn�s autour d'eux, revint � Paris, o� l'on commen�ait � parler de l'exp�dition d'Angleterre d; mais mon pauvre p�re n'avait aucune envie d'aller rejoindre Dupont � Charleville, et ne songeait qu'� faire l'�cole buissonni�re. Sa vie �tait d�sormais tout absorb�e dans l'amour. Dans cette situation morale, il n'�tait gu�re � m�me de faire des d�marches fructueuses: il y porta plus que jamais de la ti�deur et en parla beaucoup plus � sa m�re pour motiver son s�jour aupr�s de Victoire, qu'il n'en fit de r�elles et de s�rieuses. En messidor an XI (juillet 1803), il �crivait � sa m�re que son ami Delaborde, premier aide de camp de Junot, avait essay� de le faire agr�er de ce g�n�ral comme aide de camp en second: mais que Junot avait r�pondu ne vouloir prendre que des aides de camp de quarante ans. Cette belle r�ponse a fait sauter Delaborde au plancher, et il s'est �cri� tout en col�re: « Que diable, vous voulez donc avoir votre p�re pour aide de camp? » . . . . . . . . . .

{CL 49} le 1er thermidor, il �crivait: « Quoi que tu en dises, il n'y a point d'amis � la cour. Il n'y a pas m�me de {Lub 445} camarades, et tel sui recherch� votre amiti� et votre aide dans les mauvais jours vous regarderait du haut en bas si vous aviez l'air de vous en souvenir. » . . . . . . . . . .

.........................................................................

... « Franceschi, premier aide de camp de Mass�na veut que je retourne mes batteries du c�t� de ce g�n�ral, qui va commander l'arm�e des c�tes ou celle du Portugal, et j'aimerais beaucoup mieux cela que d'aller � Charleville d�couper les gigots de Dupont. »

L�-dessus Maurice prie sa m�re de l'aider par ses lettres � faire croire au g�n�ral Dupont qu'il a la fi�vre tierce. Il est certain qu'il ne veut pas quitter Paris pour parader dans une garnison tranquille o� il n'y a pas une amorce � br�ler, et qu'il ne s'arrachera � ses amours qu'au premier coup de fusil tir� contre l'ennemi.

Les alarmes de la m�re se r�veillent, car elle devine ou pressent la cause de cette r�pugnance � rejoindre le g�n�ral. Elle ne s'effraye plus de l'id�e d'un mariage contraire � ses vœux. Elle n'y croit plus, parce que la passion a persist� sans s'abriter sous un contrat. Mais elle se sent une rivale dans le cœur de son cher enfant, et elle ne s'en console pas.

« Un article de ta lettre m'a profond�ment afflig�, ma bonne m�re. Tu crois que quelqu'un cherche � d�truire dans mon cœur l'amour filial que je te porte. Ce quelqu'un-l� serait bien malavis� et bien mal re�u, je te le jure. Je donne un d�menti formel � quiconque t'a fait ce mensonge. Ne vois que par tes yeux, ma m�re, je t'en supplie. Ils sont si bons et si justes! N'�coute jamais que le langage de mon cœur et ne consulte que le tien. De cette mani�re nous nous entendrons toujours contre ceux qui voudraient inqui�ter et troubler le bonheur de {CL 50} notre mutuel amour. Quant � nos affaires e d'argent, je ne veux pas que tu m'en parles ni que tu me consultes sur quoi que ce soit. Je regarde l'argent comme un moyen, jamais comme un but. Tout ce que tu feras sera toujours sage, juste, excellent � mes yeux. Je sais bien que plus tu auras, plus tu me donneras: c'est une v�rit� que ta me d�montres tous les jours; mais je ne veux pas que pour quelques arpents de terre de plus ou de moins tu te prives de la moindre chose. L'id�e d'h�riter de toi me donne le frisson, et je ne peux pas me soucier de ce qui sera apr�s toi, car apr�s toi il n'y aura plus pour moi que {Lub 446} douleur et solitude. Le ciel me pr�serve de faire des projets pour un temps que je ne veux pas pr�voir et dont je ne peux pas seulement accepter la pens�e! » f



Suite des lettres



FRAGMENTS

4 thermidor.

... Madame de B�renger ne veut pas agir aupr�s de Mass�na sans ton autorisation. Elle dit que s'il m'arrivait malheur dans ce poste, tu le lui reprocherais toute sa vie. N'aie donc pas de ces craintes-l�: tu sais bien qu'il ne m'arrive jamais rien g et que je n'attrape jamais une �gratignure. Songe que je ne puis et ne veux solliciter qu'un poste o� il y aura de l'honneur � recueillir. Je ne remuerai pas un doigt pour de l'argent et des vanit�s.

10 thermidor. h

.........................................................................

Je pars pour Sedan, o� Buonaparte va passer, et o� {CL 51} nous devons aller � sa rencontre le 18 ou le 20. i Malgr� ma fi�vre j'y serai � temps. J'ignore si de son entrevue avec Dupont il r�sultera quelque chose de bon pour moi. J'en doute, je ne suis pas en veine de r�ussite. Depuis trois ans je suis lieutenant, et tous mes camarades sont avanc�s. Apparemment ils savent s'y prendre mieux que moi, car j'ai fait autant qu'eux, et plus m�me que certains d'entre eux. Mass�na m'a promis de me prendre pour son aide de camp, et je reviendrai lui rappeler sa promesse d�s que j'aurai fait mon acte de pr�sence � Sedan sous les yeux du ma�tre.

Que ta lettre est bonne! Tous les �v�nements de la vie me sont � peu pr�s indiff�rents, pourvu que tu m'aimes et que tu ne doutes pas de moi. Aussi je m'en vais le cœur content et plus occup� de tes bont�s que de mes projets.

{Lub 447} Charleville, 15 thermidor (ao�t 1803). j

.........................................................................

Je suis arriv� hier; j'ai trouv� Dupont tr�s goguenard et fort peu touch� de ma fi�vre. Nous attendons Buonaparte d'un moment � l'autre. Il n'y a rien de plaisant comme la rumeur qui r�gne ici. On n'en ferait pas tant pour Dieu m�me. Les militaires se pr�parent � la grande revue. Les administrateurs civils composent des harangues. Les jeunes bourgeois s'�quipent et se forment en garde d'honneur. Les ouvriers d�corent partout, et le peuple baye aux mouches k. Nous avons r�uni � Sedan trois r�giments de cavalerie et quatre demi-brigades. Nous ferons l'exercice � feu et nous manœuvrerons l dans la plaine. C'est tout ce qu'il y aura de beau, car le reste est fort mesquin et arrang� sans go�t. L'illumination du premier jour absorbera toutes les graisses et chandelles de la ville; heureusement pour le lendemain qu'il fait clair de lune.

{CL 52} Je profiterai de l'occasion pour faire demander par Dupont au premier consul une lieutenance dans sa garde, et comme il n'a encore jamais rien demand� pour moi, peut-�tre voudra-t-il s'en charger. Mais je ne me flatte pas du bonheur de vivre � Paris et de t'y amener. Cest un trop beau r�ve. Je ne suis pas bomme � r�ussir en temps de paix. Je ne suis bon qu'� donner des coups et � en recevoir; pr�senter des placets et obtenir des gr�ces n'est pas mon fait. Dupont n'est pas du tout enthousiasm� de l'id�e d'une descente eu Angleterre. Soit humeur, soit d�fiance, il n'a pas le d�sir de s'en m�ler. J'ai vu Mass�na � Rueil le matin de mon d�part pour Sedan, et il m'a presque promis, en cas de descente, que nous voguerions de compagnie. Voil� mon plan: faire la guerre ou rester � Paris, car la vie de garnison m'est odieuse.

Je crains, ma bonne m�re, que cette s�cheresse excessive ne te fasse souffrir. Tu es si bonne que tu ne me parles que de moi dans tes lettres, et je ne sais pas comment tu te portes. . . . . . . . .
.........................................................................

{Lub 448} Paris, 8 fructidor an XI.

.........................................................................

Dupont m'avait fait les plus belles promesses, il ne les a pas tenues. Pendant huit jours qu'il a pass�s avec le premier consul, il n'a pas trouv� une minute pour lui parler de moi. Caulaincourt, qui accompagnait Buonaparte � Sedan et qui m'a t�moign� beaucoup d'amiti�, m'avait dit en y arrivant: « Eh bien! voil� une belle occasion pour vous faire proposer par votre g�n�ral! » En partant il a �t� stup�fait de l'indiff�rence de Dupont pour nous tous. Alors il s'est ouvert � moi sur les fluctuations d'id�es du {CL 53} premier consul. Ainsi, quand, cet hiver, il lui a demand� pour moi une lieutenance dans sa garde et qu'il m'a propos� comme petit-fils du mar�chal de Saxe, Buonaparte lui a r�pondu: Point, points il ne me faut pas de ces gens-l�. A pr�sent il para�t que ce titre me servirait au lieu de me nuire, parce que le premier consul a d�j� chang� de mani�re de voir. m Peut-�tre que dans quelque temps ce sera autre chose. Ainsi, tu vois ce que c'est, ma bonne m�re, que de d�pendre de la politique ou du caprice d'un seul homme. C'est comme autrefois. Les services et le m�rite ne comptent pas. On s'occupe du nom que vous portez, et rien de plus. Ainsi, Caulaincourt, sans le savoir et sans le vouloir, m'a nui en me signalant comme le petit-fils du mar�chal. Buonaparte s'est trouv� r�publicain ce jour-l�. Mais comme il ne le sera plus demain probablement, toutes ces demandes me fatiguent et me d�go�tent beaucoup. On n'est qu'un mince militaire, mais on a le sentiment de sa propre dignit� tout comme un chef d'État.

En outre, il nous a fait � Sedan une �trange avanie. Figure-toi qu'apr�s nous avoir fait manœuvrer pendant quatre heures, suer sang et eau � porter des ordres, au moment de d�filer, Dupont se mit l'�p�e � la main � la t�te de la manœuvre. L'ordonnance indique notre place � c�t� du g�n�ral lorsqu'on d�file: eh bien! Dupont nous donna l'ordre de nous retirer, nous assurant que c'�tait par celui du premier consul, de sorte que nous d�camp�mes au moment de para�tre en corps devant lui. Il est impossible de nous dire plus clairement que nous sommes consid�r�s comme ne faisant point partie de {Lub 449} l'arm�e, et il vaudrait mieux �tre tambour ou conscrit qu'aide de camp, puisqu'un aide de camp est r�put� apparemment valet de pied du g�n�ral. Tu con�ois que j'ai de ce m�tier par-dessus les yeux, et j'ai quitt� Dupont sans tambour ni trompette, approuv� de tous mes camarades, qui avaient {CL 54} bonne envie d'en faire autant. C'est malgr� lui et par malice que nous l'avons accompagn� dans sa visite officielle au premier consul. Il trouvait qu'il y avait d�j� trop de lui-m�me, et cela me fait l'effet d'une flatterie muette envers le ma�tre, devant lequel on s'annule et on se pr�sente sans suite comme un pauvre diable en face du soleil. Enfin, je n'en sais rien, Dupont est brave � la guerre; en temps de paix, c'est un poltron, et je le quitte. J'en suis d'autant plus enchant� que je pourrai aller te presser dans mes bras. La place que j'occupe dans ton cœur vaut mieux que celle que je perds. Je vais tenter autre chose, car je ne veux pas cesser de servir mon pays; mais si l'on me rattrape au m�tier d'aide de camp, ce sera avec un g�n�ral en chef commandant une exp�dition.


D�go�t� n, comme on vient de le voir, d'�tre attach� � l'�tat-major, Maurice fait, d�s les premiers jours de l'an XII, des tentatives s�rieuses pour rentrer dans la ligne. Dupont se repent de l'avoir bless� et pr�sente une demande pour lui obtenir le grade de capitaine. Lacu�e apostille sa demande. Caulaincourt, le g�n�ral Berthier, M. de S�gur, beau-p�re d'Auguste de Villeneuve, font des d�marches pour le succ�s de cette nouvelle entreprise, et cette fois c'est un motif s�rieux pour que Maurice reste � Paris. Il �crit toujours assid�ment � sa m�re, mais il y a dans ses lettres tant de raillerie contre certaines personnes qui font le m�tier de courtisan avec une rare capacit�, que je ne puis les transcrire sans blesser beaucoup d'individualit�s, et ce n'est pas mon but. o Cependant, sans nommer les masques enti�rement, je rapporterai celle-ci, qui n'est que plaisante:

« Ma�tre Philippe est toujours fort content de lui-m�me. Roland se trouvait � l'arm�e des Grisons avec lui, et {CL 55} comme il �tait de l'�tat-major de Macdonald, il ne l'a pas quitt�. Il m'a jur� que ledit Philippe n'avait jamais entendu tirer un coup de fusil. Il est pourtant capitaine {Lub 450} et de la L�gion d'honneur. Aussi fait-il l'important, se croit homme de guerre, et raisonne sur le m�tier comme une pantoufle. On l'admire. Je l'ai un peu raill� l'autre jour. Il disait d'un ton doctoral que les dragons mettaient souvent pied � terre dans les batailles. Je le savais bien, mais je pr�tendais que non, et je le d�fiais de me citer une affaire quelconque o� il e�t vu cela. Il ne comprenait pas et allait son train. Tout le monde riait, et lui seul ne s'est pas aper�u du lardon. »


A une date post�rieure, il y a dans la m�me correspondance une autre anecdote sur le m�me personnage que je rapprocherai de celle-ci.

Vend�miaire an XIII.

L'empereur a pass� onze r�giments en revue � Compi�gne. Philippe, qu'on avait envoy� la veille pour faire faire les lits, n'a jamais voulu me dire en montant, en voiture o� il allait. Il paraissait frapp� de l'importance de sa mission et s'enveloppait dans ses discours du voile du myst�re. On e�t dit que de sa d�marche d�pendait le sort de l'État. — « Mais o� vas-tu? — Je ne puis te le dire. — Quand reviendras-tu? — Je n'en sais rien, en v�rit�! » On pouvait croire qu'il allait courir de grands dangers. Au fait, il est revenu avant-hier, se plaignant de l'exc�s de ses fatigues, harass�, rendu, couvert de poussi�re. « Ton cheval doit �tre sur les dents? — Non, mon ami, je ne l'ai pas mont�. — Ceux de l'empereur donc? — Encore moins. — Et de quoi es-tu si courbatur�? — C'est que j'ai mont� et descendu les escaliers plus de cent fois. » Revenir d'une manœuvre de dragons et avoir pass� son temps � d�gringoler {CL 56 } les escaliers, voil� qui est bien guerrier, et ce jeune homme ira loin. Il est de la L�gion d'honneur sans avoir fait la guerre. C'est ce qui me console.

Mon p p�re n'obtint rien, et sa m�re e�t d�sir� en ce moment qu'il renon��t au service. Mais la voix de l'impitoyable honneur lui d�fendait de se retirer quand la {Lub 451} guerre �tait sinon imminente, du moins probable. Il passa aupr�s d'elle les premiers mois de l'an XII (les derniers de 1803), et le projet de descente en Angleterre devenant de jour en jour plus s�rieux, comme on croit facilement � ce qu'on d�sire, Maurice esp�ra conqu�rir l'Angleterre et entrer � Londres comme il �tait entr� � Florence.

Il alla donc rejoindre Dupont aux premiers jours de frimaire, et quitta Paris en �crivant � sa m�re, comme de coutume, qu'il n'y avait pas de danger et que la guerre ne se ferait pas. « Je te prie de ne pas t'inqui�ter de mon voyage sur les c�tes, je n'y emploierai probablement pas d'autres armes que la lunette. » Il en fut ainsi en effet, mais on sait comment Napol�on dut renoncer � un projet qui avait co�t� tant d'argent, tant de science et de temps.

LETTRE PREMIÈRE

Du camp d'Ostrohow, 30 frimaire an XII (d�cembre 1803).

Me voil� encore une fois t'�crivant dans une ferme ou esp�ce de fief que j'ai �rig� en quartier g�n�ral, en y attendant q de pied ferme le g�n�ral Dupont. Ostrohow est un village charmant situ� sur une hauteur qui domine Boulogne et la mer. Notre camp est dispos� � la romaine. C'est un carr� parfait. J'en ai fait le croquis ce matin ainsi que {CL 57} celui de la position des autres divisions qui bordent la mer, et j'ai envoy� le tout dans une lettre au seigneur Dupont. Nous sommes dans la boue jusqu'aux oreilles. Il n'y a ici ni bons lits pour se reposer, ni bons feux pour se s�cber, ni grands fauteuils pour s'�taler, ni bonne m�re aux soins excessifs, ni ch�re d�licate. Courir toute la journ�e pour placer les troupes qui arrivent et dont les baraques ne sont pas encore fa�tes, se crotter, se mouiller, descendre et remonter la c�te cent fois par jour, voil� le m�tier que nous faisons. C'est la fatigue de la guerre, mais la guerre d�pouill�e de tous ses charmes, puisqu'il n'y a pas � changer de place et pas l'espoir du moindre coup de fusil pour passer le temps en attendant la grande exp�dition, dont on ne parle pas plus ici que si elle ne devait jamais avoir lieu. Ne t'inqui�te donc pas, ma bonne m�re, rien {Lub 452} n'est pr�t, et ce ne sera peut-�tre pas d'un an que nous irons prendra des chevaux anglais. r

Tu ne peux pas te faire une id�e de la p�nurie qui r�gne ici. Il n'y a dans notre fief d'Ostrohow qu'un seul petit lit sans rideaux, que l'on r�serve pour le g�n�ral. J'ai fait chercher dans Boulogne pour les trois aides de camp, trois matelas et trois lits de sangle, tout est pris. Nous allons passer notre hiver sur la paille, et, en v�rit�, je ne m'en plains pas, quand je vois au camp nos malheureux soldats dans des baraques d�testables, construites sur un terrain tellement mar�cageux, qu'elles s'affaissent par leur propre poids et rentrent dans la terre. Ils sont couch�s litt�ralement dans la boue, et le nombre des malades sera bient�t incalculable. Je voudrais pouvoir faire pour mon lit de paille le miracle des cinq pains, mais le temps des miracles est pass�e.

{CL 58} Je voudrais bien tenir M. le maire Deschartres dans notre camp. Je le ferais piocher de la belle mani�re et nous verrions quelle figure il ferait au bivouac avec son bonnet de coton, sa coiffe de nuit et sa rosette!

[{CL 57}] * M. Thiers affirme que les soldats �taient fort bien abrit�s dans les baraques et qu'ils ne manquaient de rien. Telle devait �tre en effet l'intention de Bonaparte. Mais le fait n'est pas [{CL 58}] toujours conforme aux �tats de d�penses et aux projets sur le papier qui servent de mat�riaux � l'histoire officielle. Ce serait le cas de retourner ainsi le proverbe: Les soldats meurent, les �crits restent.

LETTRE II

15 niv�se an XII (janvier 1804).

.... Plus la division s'augmente et moins nous avons de place. Nous allons, Morin, de Couchy et moi, partager sto�quement le sort de nos pauvres soldats, car les deux mauvais galetas que nous occupions viennent d'�tre pris par un g�n�ral de brigade de la division. Pour n'�tre pas au bivouac dans l'eau, nous allons nous construire une baraque. Quant � notre situation politique, elle n'est pas plus gaie; on pr�tend que nous n'agirons que dans deux ou trois ans. Ceci se dit � l'oreille, et pourtant nos soldats le redisent tout haut. Les Anglais viennent tous les jours {Lub 453} nous donner la com�die, avec leurs bricks, leurs cutters et leurs fr�gates. Nous leur envoyons, de la c�te, force bombes et boulets qui vont se perdre dans les eaux. Ils nous r�pondent de la m�me fa�on, et c'est absolument un jeu de paume. La lunette de Dollon m'est tr�s-utile pour juger des coups. De temps en temps nous nous exer�ons dans la rade � manier l'aviron, sur nos p�niches et nos ca�ques. Les Anglais nous galopent, nous nous retirons sous nos batteries, qui les saluent alors � grand bruit. La mer ne me fait pas le moindre mal, et j'en reviens {CL 59} toujours avec un app�tit f�roce. Quand nous ne sommes pas en mer, nous travaillons � la construction de notre baraque. Cet exercice est bien n�cessaire pour arriver � dormir sur le peu de paille que nous avons. Derni�rement nous all�mes d�jeuner chez un g�n�ral de nos amis, de l'autre c�t� du cap Grinez. Nous part�mes � cheval � mar�e basse, en suivant la laisse de la mer en bas des falaises. Nous voul�mes revenir � six heures du soir par le m�me chemin, et comme la mar�e montait, nous nous trouv�mes coup�s par les flots en beaucoup d'endroits. Dupont, qui va toujours comme un hanneton, se jeta dans un trou avec son cheval et pensa se noyer. Bonaparte, le jour de son d�part de Boulogne, en a fait autant dans le port; il voulait passer de m�me � la mar�e haute; son petit cheval arabe s'embarrassa dans des amarres de chaloupe, et Bonaparte tomba dans l'eau jusqu'au menton. Toute sa suite se pr�cipita pour le secourir, mais il remonta lestement � cheval et fut se s�cher dans sa baraque. Cet �v�nement n'est pas dans le Moniteur.

.... Je souhaite au maire vent arri�re, mar�e haute, et joli frais. Toi, je t'aime, ma bonne m�re, et je suis tr�s-inquiet de ton silence. J'esp�re que tu ne me boudes pas, que lu ne recommences pas � m'accuser, � m�conna�tre l'amour et le respect que je te porte; sois certaine que je n'aime rien plus que toi sur la terre.

{Lub 454} LETTRE III s

Au camp d'Ostrohow, 7 pluvi�se an XII (janvier 1804).

Il y a des moments de bonheur qui effacent toutes les peines! Je viens de recevoir ta lettre du 26. Ah! ma bonne m�re, mon cœur ne peut suffire � tous les sentiments qui {CL 60} le p�n�trent. Mes yeux se remplissent de larmes, elles me suffoquent; je ne sais si c'est de joie ou de douleur, mais � chaque expression de ton amour et de ta bont�, je pleure comme quand j'avais dix ans. ma bonne m�re, mon excellente amie, comment te dire la douleur que m'ont caus�e ton chagrin et ton m�contentement? Ah! tu sais bien que l'intention de t'affliger ne peut jamais entrer dans mon �me, et que, de toutes les peines que je puisse �prouver, la plus am�re t est celle de faire couler {Presse 17/11/54 2} tes larmes. Ta derni�re lettre m'avait navr�, celle d'aujourd'hui me rend la paix et le bonheur. J'y retrouve le langage, le cœur de ma bonne m�re; elle-m�me reconna�t que je ne suis pas un mauvais fils et que je ne m�ritais pas de tant souffrir. Je me r�concilie avec moi-m�me, car, quand tu me dis que je suis coupable, bien que ma conscience ne me reproche rien, je me persuade que tu ne peux pas te tromper, et je suis pr�t � m'accuser de tous les crimes plut�t que de te contredire.

Je ne sais qui a pu te dire que je voulais me jeter � la mer. Je n'ai pas eu cette pens�e. C'est pour le coup que j'aurais cru �tre criminel envers toi qui m'aimes tant. Si je me suis expos� plus d'une fois � p�rir dans les flots, c'est sans songer � ce que je faisais. V�ritablement, je me d�plaisais tant sur la terre que je me sentais plus � l'aise sur les vagues. Le bruit du vent, les secousses violentes de la barque s'accordaient mieux que tout avec ce qui se passait au dedans de moi, et au milieu de cette agitation je me trouvais comme dans mon �l�ment. u

Il est vrai que derni�rement j'ai failli rendre tout notre quartier g�n�ral victime de mon go�t pour la navigation, mais on t'a beaucoup exag�r� les choses. J'avais �t� � bord d'un p�cheur, et je fis pendant le d�jeuner un si beau r�cit de la p�che aux harengs que Dupont fut tent� de faire {Lub 455} une promenade de ce genre. Quoique le vent f�t {CL 61} assez frais, je le pris au mot et lui persuadai de s'embarquer � l'instant m�me. Je fus chez l'amiral lui demander son canot, on l'arma de vingt rameurs adroits et vigoureux; nous avions au gouvernail le meilleur patron de la flottille. Je revins chercher Dupont. Comme le vent allait toujours de mieux en mieux je l'embarquai un peu malgr� lui ainsi que toute la soci�t�, et nous voil� partis avec vent grand largue et mar�e haute. Nous avions largu� le tape-cul et la misaine, nous volions plut�t que nous ne marchions sur les flots. Nous �tions d�j� � la hauteur du cap Grinez, quand nous apercevons les marsouins bondir � fleur d'eau autour de notre embarcation. Tu sais que l'apparition de ces messieurs-l� � la surface de la mer est le signal certain du gros temps. En effet, le vent fra�chissait par trop, et nous allions virer de bord, quand tout � coup il s'�l�ve avec furie et nous jette � deux lieues au large. Nous n'e�mes que le temps d'amener et de plier nos voiles. Nous �tions environn�s de montagnes d'eau et jet�s les uns sur les autres dans notre ch�tif navire. La situation devenait fort critique; c'�tait superbe. Notre patron coupait les lames avec une adresse admirable. Ceux qui n'avaient pas le mal de mer ramaient de la belle mani�re avec moi. Enfin, apr�s avoir couru mille dangers, nous avons r�ussi � rentrer dans le port � neuf heures du soir, exc�d�s de fatigue, comme bien tu penses. On �tait fort inquiet de nous � la marine, et on nous avait envoy� deux canots de secours qui rentr�rent avec nous. Voil� tout. C'est une imprudence, il est vrai, mais ce n'est pas un suicide, et je serais bien f�ch� de ne m'�tre pas trouv� dans cette temp�te, car c'est la plus belle chose que j'aie vue v de ma vie.

Avant-hier matin, le g�n�ral en chef Soult a fait demander � Dupont s'il voulait aller avec lui � Calais, et nous l'avons accompagn�, mon g�n�ral et moi, dans cette course, avec notre voisin et ami le g�n�ral Suchet.

{CL 62} Je ne te parle pas de nos op�rations militaires, parce qu'il est d�fendu par un ordre du g�n�ral en chef de donner des nouvelles d'ici, non-seulement aux journalistes, mais encore � nos parents et amis. Je puis te dire pourtant, sans trahir aucun secret d'État, que nous n'avons pas achev� notre baraque. Mes deux camarades ont trouv� un grenier, et je me suis �tabli dans un {Lub 456} pavillon de six pieds carr�s, situ� au bout du jardin. J'y ai fait porter un po�le et j'y suis fort bien. Je d�couvre la mer en plein, car c'est un belv�d�re; mais je cours un peu le risque d'�tre emport� par les vents. Il passe en ce moment m�me un ouragan si terrible que le caisson qui �tait dans notre cour vient d'�tre renvers�.

Adieu w, ma m�re ch�rie, garde la plume avec laquelle tu m'as �crit ta derni�re lettre, et n'en prends jamais d'autre pour �crire � ton fils, qui t'aime autant que tu es bonne, et qui t'embrasse aussi tendrement qu'il t'aime.

Je voudrais bien tenir ici Caton Deschartres pour voir la jolie grimace qu'il ferait avec le tangage et le roulis de grosse mer.

LETTRE IV

quartier g�n�ral � Ostrohow, 30 pluvi�se an XII.

Le g�n�ral de division Dupont, commandant la premi�re division du camp de Montreuil* m'a tellement fait courir avec lui tous ces jours-ci, soit sur la c�te, soit sur la mer, que je n'ai pu trouver un moment pour d�crire. Avant-hier, au moment o� je commen�ais une lettre pour toi, une douzaine de coups de canon est venue me d�ranger. {CL 63} C'�tait le pr�lude d'une canonnade qui a dur� toute la journ�e entre nos batteries et la flotte anglaise. Nous y avons couru comme de raison, et nous avons joui pendant sept heures d'un coup d'oeil aussi piquant qu'agr�able, car toute la c�te �tait en feu, toute la rade couverte de b�timents, et sur deux mille coups de canon tir�s de part et d'autre, nous n'avons pas perdu un seul homme. Les boulets ennemis passaient par-dessus nos t�tes et allaient, sans faire de mal � personne se perdre dans la campagne. x J'ai vu avec plaisir que ma jolie jument alezane, qui est vive comme la poudre et qui a peur d'une mouche, ne bouge pas aux coups de canon. Je m'�tais plac� dans une batterie de quatre pi�ces de 36... Elle a �t� si �tonn�e de ce d�but qu'� la troisi�me d�charge elle ne remuait plus.

.... J'ai y vu ici le g�n�ral Bertrand, apr�s avoir �t� six {Lub 457} fois inutilement chez lui. Il est venu d�ner enfin chez Dupont, et j'ai �t� enchant� de lui. Il a des mani�res franches, aimables, amicales, sans ton, sans pr�tention. Nous avons parl� du Berry avec le plaisir de deux compatriotes qui se rencontrent loin de leur pays, et qui s'entretiennent de tout ce qu'ils y ont laiss� d'int�ressant et d'attacbant, de leurs m�res surtout. z

... La nature commence � se d�rider ici, et j'esp�re qu'en ce moment tu peux te promener dans ton jardin. Nous en avons un ici o� l'on jouit d'une vue admirable sur la mer; mais rien ne vaut pour moi celui de Nohant quand j'y suis avec toi.

Deschartres fait-il toujours d'admirables d�couvertes sur la pluie et le beau temps? pr�pare-t-il au d�partement �bahi quelque nouvelle surprise litt�raire et agronomique?

[{CL 62}] * C'est une t�te de lettre imprim�e.

{CL 64} LETTRE V

Ostrohow, 25 vent�se an XII (mars 1804).

.... Nous avons eu ici ces jours derniers une brillante f�te donn�e par tous les g�n�raux du camp de Saint-Omer � madame Soult et au g�n�ral en chef, son �poux. C'�tait le g�n�ral Bertrand, comme chef du g�nie, qui �tait le d�corateur. Le g�n�ral Bisson, qui boit quinze bouteilles de vin sans se griser et qui a six pieds de haut sur neuf de circonf�rence, �tait charg� des buffets et du souper (ce qui ne l'emp�che pas d'�tre un fier soldat. Il �tait au Mincio)*. Moi je fus nomm� chef d'orchestre {Lub 458} et directeur de toute la musique. J'ai form� l'orchestre, qui n'allait point du tout au commencement et qui s'est trouv�, le jour du bal, digne de Julien. J'ai compos� des contredanses, etc., etc. Enfin je me suis donn� bien de la peine pour des buses et des oisons, mais ma musique allait bien, mes musiciens se surpassaient, et je me moquais du reste. Il y {CL 65} avait l� des dames que je ne te nommerai point et qui �taient de force, comme madame de la ***, � dire une �p�tre � l'ame pour une �pithalame.

Il parait que j'ai fait une faute d'orthographe dans ma derni�re lettre, et que Deschartres en jette les hauts cris. Eh bien, dis-lui de ma part effront�ment que c'est lui qui se trompe; que leur est un pronom d�monstratif qui s'accorde en genre et en nombres avec le substantif, qu'on dit leur au masculin et leure au f�minin; que puisqu'on dit leurs chevaux, leurs soldats, on doit dire leures voitures, leures femmes, comme quand on parle des faits et gestes des maires de village, on dit leures balourdises, leures cuistreries. Voil� bien du bruit pour une faute d'inattention! Eh bien, je veux soutenir que j'ai raison pour le mettre en fureur, et que si je n'ai pas raison, je lui coupe les oreilles.

Je quitte mes musiciens, qui avaient pris go�t avec moi au Gluck, au Mozart, Haydn, etc. Nous reculons en terre ferme, nous retournons � notre camp de Montreuil, et je vais regretter le voisinage de la mer. Toi qui n'aimes pas mes voyages nautiques, tu t'en r�jouis, bonne m�chante m�re.

[{CL 64}] * Bisson, enfant de troupe, se distingua de bonne heure par une bravoure h�ro�que. Charg� de la d�fense du Catelet sur la Sambre avec soixante grenadiers et cinquante dragons, attaqu� par six mille hommes et sept pi�ces de canon, il pla�a ses grenadiers en tirailleurs devant deux gu�s principaux en avant du pont de la ville, qu'il avait fait couper, et ses dragons en trois pelotons sur la rive droite. L'ennemi, voyant ces tirailleurs, crut que la place contenait un corps consid�rable et l'attaqua en r�gle. Bisson y �tait pourtant seul avec deux tambours qui battaient sur diff�rents points pour entretenir l'erreur de l'ennemi. Cette combinaison donna le temps au g�n�ral Legrand d'arriver avec une brigade et de conserver une position avantageuse.

A l'affaire de Missenheim, Bisson soutint avec quatre cent dix-sept {Lub 458} hommes les efforts de trois mille hommes d'infanterie et de douze cents chevaux. Il se distingua � Marengo, etc., etc., et mourut � Mantoue, en 1811.

LETTRE VI

Au Fayel, 17 germinal (avril 1804).

Nous sommes install�s dans un castel qu'on d�core pompeusement du titre de ch�teau. C'est bien le s�jour le plus triste qu'on puisse imaginer, � cinq lieues de Boulogne, quatre de Montreuil et une d'Étaples; on peut se croire dans le d�sert de Barca. L'horizon est born� au loin par la mer et par des dunes de sables d'o�, lorsque {Lub 459} le {CL 66} vent d'ouest souffle, s'enl�vent des tourbillons qui se r�pandent au loin sur la campagne. Depuis quelques ann�es, ce sable gagne les terres cultiv�es et st�rilise tout ce qu'il touche. Le ch�teau du Fayel en est d�fendu par quelques bouquets de bois; mais sortez de l�, vous �tes en Arabie. Heureusement nous n'y faisons point des je�nes de quarante jours, et nous ne nous formalisons pas quand le diable vient nous y tenter. Ce manoir a, dit-on, appartenu au jaloux Fayel qui fit manger � sa femme le cœur de Coucy. Nous avons encore ici un M. de Fayel et sa femme, mais tu con�ois que les traditions de la famille nous rendent tr�s-circonspects aupr�s de madame, qui est pourtant assez jolie. Dupont s'ennuie cordialement, et la mani�re dont il nous endoctrine, de Conchy et moi, devient fort maussade � la longue, et m�me au commencement.

Comment! le savant Deschartres ne se tient pas pour battu? Il est assez b�te aa pour croire que je d�fends s�rieusement mon pronom leure? Il a d� te faire mourir de rire en me foudroyant de sa syntaxe. Il est temps de lui accorder qu'il a raison, puisqu'il y tient; mais dis-lui bien qu'il n'aille pas s'imaginer pour cela qu'il a le sens commun: car pour une mis�rable fois que cela lui est arriv� je lui prouverai par A + B que dans mille occasions il m'a donn� des preuves non �quivoques d'ali�nation mentale. C'est bien � lui de traiter les autres d'ignares, lui qui ne serait pas en �tat de ramer sur les bancs d'une p�niche, qui ne conna�t pas tribord d'avec b�bord! lui qui ne distinguerait pas un cutter d'avec un brick, un ca�que d'avec une felouque, une prame d'avec un lougre, une vigie d'avec une balise, une bou�e d'avec un palan, un foc d'avec une misaine, l'entrepont d'avec les �coutilles, les sabords d'avec la dunette, un cadre d'avec un bastingage, un aviron d'avec une gaffe, et enfin l'estran d'avec la laisse de basse mer! Ce ne sont l� pourtant que les moindres {CL 67} �l�ments. Que serait-ce si, tout essouffl�, tout pr�t � rendre son d�ner ou l'ayant d�j� rendu, il �tait par piti� d�barqu� et lanc� � cheval dans la plaine? si alors j'allais lui parler d'un changement de front, d'un inverse en bataille, d'un en avant par divisions pour former la colonne serr�e, d'un rompez en arri�re par la droite pour marcher vers la gauche, d'une retraite par bataillons, par sections, par �chelons? o� en serait-il, grand Dieu? Et {Lub 460} si au milieu de cette bataille son cheval r�tif ou ramingue allait se cabrer au feu, faire la pointe, la ruade, et enfin s'encapuchant parce qu'il n'aurait pas tenu assez les jambes pr�s et la main haute, le faisait sauter par-dessus les oreilles et le laissait �tendu dans les terres labour�es? Eh bien, monsieur le grammairien, monsieur le puriste, comment vous tireriez-vous de l�? Est-ce Despaut�re, Vaugelas, Lhomond ou Bistac que vous appelleriez � votre aide? consulteriez-vous en pareil cas le rudiment ou la rh�torique? Vous n'auriez pas besoin de beaucoup chercher pour reconna�tre que vous avez perdu le centre de gravit�, et que vous �tes un butor, entendez-vous, ma�tre Desch�rtres?

Quand il aura avou� qu'il n'est qu'un Vadius, tu lui tireras les oreilles et tu lui diras que je l'embrasse de tout mon cœur . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

LETTRE VII ab

Au Fayel, le 12 prairial.

Nous sommes bien affair�s ici. ac Nous avons eu la visite du ministre de la guerre, qui nous a fait manœuvrer tout le camp de Montreuil en ligne. Dupont, comme le plus ancien g�n�ral de division, commandait la ligne, ce qui m'a {CL 68} procur� l'agr�ment de faire � peu pr�s vingt lieues au galop, en la parcourant de la droite � la gauche une quarantaine de fois. Puis nous ad avons fait durant quatre jours des courses �normes � l'effet de nous entendre sur la r�daction de l'adresse ae que nous sommes forc�s de pr�senter au premier consul, � l'effet de le supplier d'accepter la couronne imp�riale et le tr�ne des c�sars. af Quelle solennelle folie! Nous avons couru ensuite pour la faire signer aux diff�rents corps. Cela ne f�che personne, mais fait sourire tout le monde; il �tait trop grand pour s'exposer � ces sourires!

Nous sommes ici dans une immobilit� compl�te. Les Anglais paraissent aussi ennuy�s de nous voir que nous le sommes de leur faire face. Ils ne s'approchent plus que sur des cutters et des bricks, et leur flotte reste sur les c�tes. Hier il faisait extr�mement clair, et � l'aide de la {Lub 461} lunette j'ai compt� cent douze b�timents du c�t� de Douvres et en face du comt� de Kent, ils paraissent emboss�s. Explique � Deschartres que cela signifie qu'ils sont mouill�s � l'ancre, en vue de la c�te; car, puisque j'ai entrepris de l'instruire, je n'en dois pas perdre une seule occasion. Comment! lui qui est homme � projets, n'a-t-il pas essay� de persuader � la sous-pr�fecture dont il est le g�nie et l'organe qu'on pouvait rendre l'Indre navigable, et comme elle se jette dans la Loire, qui � son tour se jette dans la mer, profiter de ce d�bouch� pour faire arriver dans nos ports les bois de Sainte-S�v�re, de Saint-Chartier, de Culan, du Magnier, etc.? Exploit�s et travaill�s de mani�re � les mettre rapidement sur le chantier, ils nous donneraient de prompts et s�rs moyens d'abaisser l'orgueil de la nouvelle Carthage. Évidemment notre jeune empereur n'attend que cela pour entamer l'exp�dition, et l'insouciant Deschartres lui refuse son concours?

Adieu, ma bonne m�re, je t'embrasse de toute mon �me; {CL 69} il y a, h�las! bient�t cinq mois que je n'ai joui de ce bonheur en r�alit�!

Pendant ag que Maurice �crivait ainsi � sa m�re, Victoire, d�sormais Sophie (l'habitude lui �tait venue de l'appeler ainsi), �tait venue le rejoindre au Fayel. Elle �tait sur le point d'accoucher, j'�tais donc d�j� au camp de Boulogne, mais sans y songer � rien, comme on peut croire; car peu de jours apr�s j'allais voir la lumi�re sans en penser davantage. Cet accident de quitter le sein de ma m�re m'arriva � Paris le 16 messidor an XII, un mois juste apr�s le jour o� mes parents s'engag�rent irr�vocablement l'un � l'autre. Ma m�re, se voyant pr�s de son terme, voulut revenir � Paris, et mon p�re l'y suivit le 12 prairial. Le 16, ils se mari�rent ah en secret � la municipalit� du deuxi�me arrondissement. Le m�me jour, mon p�re �crivait � ma grand'm�re:

Paris, 16 prairial an XII.

J'ai saisi l'occasion de venir � Paris, et j'y suis; Dupont y a consenti, parce que mes quatre ans de lieutenance {Lub 462} expir�s, j'ai droit au grade de capitaine, et je viens le r�clamer. Je voulais aller te surprendre � Nohant, mais une lettre de Dupont que j'ai re�ue ce matin, o� il m'envoie une demande de sa main au ministre pour le premier emploi vacant, me retient encore ici quelques jours. Si je ne r�ussis pas cette fois, je me fais moine. Vitrolles, qui veut acheter ai la terre de Ville-Dieu, partira avec moi pour le Berry. M. de S�gur appuie la demande de Dupont. Enfin, je te verrai bient�t, j'esp�re... J'ai re�u ta derni�re lettre, qu'on m'a envoy�e aj de Boulogne. Qu'elle est bonne!... Allons, mercredi, s'il est possible, je t'embrasserai, ce sera {CL 70} un heureux jour pour moi ! Il y en a comme cela dans la vie qui consolent d� tous les autres. Ma m�re ch�rie, je t'embrasse!

Mon pauvre p�re ak avait � la fois la vie et la mort dans l'�me ce jour-l�. Il venait de remplir son devoir envers une femme qui l'avait sinc�rement aim� et qui allait le rendre p�re une fois de plus. J'ai dit qu'elle avait d�j� mis au monde et perdu plusieurs enfants durant cette union al, et qu'au moment d'en voir na�tre encore un, il avait voulu sanctifier son amour par un engagement indissoluble. Mais s'il �tait heureux et fier d'avoir ob�i � cet amour qui �tait devenu sa conscience m�me, il avait la douleur de tromper sa m�re et de lui d�sob�ir en secret, comme font les enfants qu'on opprime et qu'on maltraite. L� fut toute sa faute; car, loin d'�tre opprim� et maltrait�, il e�t pu tout obtenir de la tendresse in�puisable de cette bonne m�re en frappant un grand coup et en lui disant la v�rit�.

Il n'eut pas ce courage, et ce ne fut pas certes par manque de franchise; mais il fallait soutenir une de ces luttes o� il savait qu'il serait vaincu. Il fallait entendre des plaintes d�chirantes et voir couler ces larmes dont la seule pens�e troublait son repos. Il se sentait faible � cet endroit-l�, et qui oserait l'en bl�mer s�v�rement? Il y avait d�j� deux ans am qu'il �tait d�cid� � �pouser ma m�re et qu'il lui faisait jurer chaque jour qu'elle y consentirait de son c�t�. Il y avait deux ans an qu'au moment de tenir � Dieu la promesse qu'il avait faite, il avait recul� �pouvant� par l'ardente affection et le d�sespoir un peu jaloux qu'il avait rencontr�s dans le cœur maternel. Il n'avait pu {Lub 463} calmer sa m�re durant ces deux ann�es ao, o� de continuelles absences amenaient pour elle de continuels d�chirements, qu'en lui cachant la force de son amour et l'avenir de {CL 71} fid�lit� qu'il s'�tait cr��. Combien il dut souffrir le jour o�, sans rien avouer � ses parents, � ses meilleurs amis, il conf�ra le nom de sa m�re � une femme digne par son amour de le porter, mais que sa m�re devait si difficilement s'habituer � lui voir partager! Il le fit pourtant, il fut triste, il fut �pouvant�, et il n'h�sita pas. Au dernier moment, Sophie Delaborde, v�tue d'une petite robe de basin et n'ayant au doigt qu'un mince filet d'or, car leurs finances ne leur permirent d'acheter un v�ritable anneau de six francs qu'au bout de quelques jours, Sophie, heureuse et tremblante, int�ressante dans sa grossesse, et insouciante de son propre avenir, lui offrit de renoncer � cette cons�cration du mariage qui e devait rien ajouter, rien changer, disait-elle, � leur amour. Il insista avec force, et quand il fut revenu avec elle de la mairie, il mit sa t�te dans ses mains et donna une heure � la douleur d'avoir d�sob�i � la meilleure des m�res. Il essaya de lui �crire, il ne put lui envoyer que les dix lignes ap qui pr�c�dent et qui, malgr� ses efforts, trahissent son effroi et ses remords. Puis il envoya sa lettre, demanda pardon � sa femme de ce moment donn� � la nature, prit dans ses bras ma sœur Caroline, l'enfant d'une autre union aq, jura de l'aimer autant que celui qui allait na�tre, et pr�para son d�part pour Nohant, o� il voulait aller passer huit jours avec l'esp�rance de pouvoir tout avouer et tout faire accepter.

Mais ce fut une vaine esp�rance. Il parla d'abord de la grossesse de Sophie, et tout en caressant mon fr�re Hippolyte, l'enfant de la petite maison, il fit allusion � la douleur qu'il avait �prouv�e en apprenant la naissance de cet enfant, dont la m�re lui �tait devenue forc�ment �trang�re. Il parla du devoir que l'amour exclusif d'une femme impose � un honn�te homme, et de la honte qu'il y aurait � abandonner une telle femme apr�s des preuves d'un immense d�vouement de sa part. D�s les premiers mots, ma {CL 72} grand'm�re fondit en larmes, et sans rien �couter, sans rien discuter, elle se servit de son argument accoutum�, argument d'une tendre perfidie et d'une touchante personnalit�: « Tu aimes une femme plus que moi, lui dit-elle, donc tu ne m'aimes plus! O� {Lub 464} o� sont les jours de Passy, o� sont tes sentiments exclusifs pour ta m�re? Que je regrette ce temps o� tu m'�crivais: Quand tu me seras rendue, je ne te quitterai plus d'un jour, plus d'une heure! Que ne suis-je morte comme tant d'autres en 93! Tu m'aurais conserv�e dans ton cœur, telle que j'y �tais alors, je n'y aurais jamais eu de rivale! »

Que r�pondre � un amour si passionn�? Maurice pleura ne r�pondit rien et renferma son secret.

Il revint � Paris sans l'avoir trahi, v�cut ar calme et retir� dans son modeste int�rieur. Ma bonne tante Lucie �tait � la veille de se marier avec un officier ami de mon p�re, et ils se r�unissaient avec quelques amis pour de petites f�tes de famille. Un jour qu'ils avaient form� quelques quadrilles, ma m�re avait ce jour-l� une jolie robe couleur de rose, et mon p�re jouait sur son fid�le violon de Cr�mone (je l'ai encore, ce vieux instrument au son duquel j'ai vu le jour) une contredanse de sa fa�on; ma m�re un peu souffrante quitta la danse et passa dans sa chambre. Comme sa figure n'�tait point alt�r�e et qu'elle �tait sortie fort tranquillement, la contredanse continua. Au dernier chassez-huit, ma tante Lucie entra dans la chambre de ma m�re, et tout aussit�t s'�cria: « Venez, venez, Maurice, vous avez une fille. — Elle s'appellera Aurore, comme ma pauvre m�re qui n'est pas l� pour la b�nir, mais qui la b�nira un jour, » dit mon p�re en me recevant dans ses bras.

C'�tait le 5 juillet 1804, l'an dernier de la R�publique, l'an premier as de l'Empire.

« Elle est n�e en musique et dans le rose at; elle aura du bonheur, » dit ma tante. 1


Variantes

  1. Le deuxi�me partie est soud�e � la premi�re dans {Presse}. Les titres des parties ne figurent qu'� partir de l'�dition {CL}.
  2. CHAPITRE DIX-NEUVIÈME {Presse} ♦ CHAPITRE SEPTIÈME {Lecou} ♦ VII {CL}
  3. L'argument de ce chapitre dans {Presse} ne comprend pas: Attitude du g�n�ral Dupont devant Bonaparte. – Coup de vent � la mer. – F�te donn�e � madame Soult au camp d'Ostrohow. – Le g�n�ral Bisson. – Boutades contre Deschartres.
  4. Interruption de {Presse} apr�s un point
  5. Reprise de {Presse}: Quant � mes affaires {Presse} ♦ quant � nos affaires {Lecou} et sq.
  6. Interruption de {Presse}
  7. il ne m'arrive rien {Lecou}, {LP} ♦ il ne m'arrive jamais rien {CL}
  8. Reprise de {Presse}
  9. Interruption de {Presse}
  10. Reprise de {Presse}
  11. Le peuple b�ille aux mouches {Presse} ♦ le peuple baye aux mouches {Lecou} et sq.
  12. Nous faisons [... ] et nous manœuvrons {Presse} ♦ Nous ferons [...] et nous manœuvrerons {Lecou} et sq.
  13. Interruption de {Presse}
  14. Reprise de {Presse}
  15. Interruption de {Presse}
  16. Reprise de {Presse}
  17. en y attendant {Presse} ♦ et y attendant {Lecou}, {LP} ♦ en y attendant {CL}
  18. Interruption de {Presse}
  19. Reprise de {Presse}
  20. les peines que je puisse �prouver la plus am�re {Presse}
  21. Interruption de {Presse}
  22. que j'aie vue {Lecou} ♦ que j'aie vu {LP} ♦ que j'aie vue {CL}
  23. Reprise de {Presse}
  24. Interruption de {Presse}
  25. Reprise de {Presse}
  26. Interruption de {Presse}
  27. Ici se retrouve le manuscrit (BNF Naf 13512)
  28. Lettre 6 {Ms}Reprise de {Presse}: LETTRE VI ♦ Lettre VII {Lecou} et sq.
  29. Interruption de {Presse}
  30. Reprise de {Presse}: Nous ♦ Puis nous {Lecou} et sq.
  31. de l'Adresse {Presse} ♦ de l'adresse {Lecou} et sq.
  32. Interruption de {Presse}
  33. Reprise de {Presse}
  34. ils se mari�rent {Ms}ils se rendirent {Presse} ♦ ils se mari�rent {Lecou} et sq.
  35. qui veut acheter {Ms}, {Presse} ♦ qui vint acheter {Lecou}, {LP} ♦ qui veut acheter {CL}
  36. qu'on m'a renvoy�e {Ms}, {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ qu'on m'a envoy�e {CL}
  37. Mon pauvre p�re {Ms}Mon p�re {Presse} ♦ Mon pauvre p�re {Lecou} et sq.
  38. pendant cette union [libre ray�] {Ms}pendant cette union {Presse}♦ durant cette union {Lecou} et sq.
  39. Il y avait [quatre ans qu'il �tait ray�] d�j� deux ans {Ms}
  40. Il y avait [quatre ray�] deux ans {Ms}
  41. Il n'avait pu la calmer durant ces [quatre ray�] deux ans {Ms}Il n'avait pu calmer sa m�re durant ces deux ann�es {Presse}
  42. il ne put que lui envoyer les [vingt ray�] dix lignes {Ms}il ne put que lui envoyer les dix lignes {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ il ne put lui envoyer que les dix lignes {CL}
  43. l'enfant [d'un autre mariage ray�] d'une autre union {Ms}
  44. trahi, et [t�cha ray�] v�cut {Ms}, {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ trahi, v�cut {CL}
  45. le premier {Ms}le 1er {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ l'an premier {CL}
  46. Elle est n�e [au son du violon ray�] en musique et dans [une robe ray�] le rose {Ms}

Notes

  1. {Presse}: (La suite � demain.)