GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-Lévy 1876

{[Presse 6/11/54 2]; LP T.? ?; CL T.1 [389]; Lub T.1 [323]} DEUXIÈME PARTIE
Mes premières années
1800-1810 a

{Presse 17/11/54 1; CL T.2 [48]; Lub T.1 [444]} VII b

Séjour à Nohant, départ pour Paris et retour à Charleville. — Bonaparte à Sedan. — Attitude du général Dupont devant Bonaparte. — Le camp de Boulogne. — Coup de vent à la mer. — Canonnade avec les Anglais. — Le général Bertrand. — Fête donnée à madame Soult au camp d'Ostrohow. — Le général Bisson. — Boutades contre Deschartres. — Adresse de l'armée à Bonaparte pour le prier d'accepter la couronne impériale. — Ma mère au camp de Montreuil. — Retour à Paris. — Mariage de mpon père. — Ma naissance. c



Après avoir passé trois mois auprès de sa mère, qu'il accompagna aux eaux de Vichy, mon père, rappelé par un arrêté des consuls qui prescrivait à tous les généraux de réunir leurs subordonnés autour d'eux, revint à Paris, où l'on commençait à parler de l'expédition d'Angleterre d; mais mon pauvre père n'avait aucune envie d'aller rejoindre Dupont à Charleville, et ne songeait qu'à faire l'école buissonnière. Sa vie était désormais tout absorbée dans l'amour. Dans cette situation morale, il n'était guère à même de faire des démarches fructueuses: il y porta plus que jamais de la tiédeur et en parla beaucoup plus à sa mère pour motiver son séjour auprès de Victoire, qu'il n'en fit de réelles et de sérieuses. En messidor an XI (juillet 1803), il écrivait à sa mère que son ami Delaborde, premier aide de camp de Junot, avait essayé de le faire agréer de ce général comme aide de camp en second: mais que Junot avait répondu ne vouloir prendre que des aides de camp de quarante ans. Cette belle réponse a fait sauter Delaborde au plancher, et il s'est écrié tout en colère: « Que diable, vous voulez donc avoir votre père pour aide de camp? » . . . . . . . . . .

{CL 49} le 1er thermidor, il écrivait: « Quoi que tu en dises, il n'y a point d'amis à la cour. Il n'y a pas même de {Lub 445} camarades, et tel sui recherché votre amitié et votre aide dans les mauvais jours vous regarderait du haut en bas si vous aviez l'air de vous en souvenir. » . . . . . . . . . .

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... « Franceschi, premier aide de camp de Masséna veut que je retourne mes batteries du côté de ce général, qui va commander l'armée des côtes ou celle du Portugal, et j'aimerais beaucoup mieux cela que d'aller à Charleville découper les gigots de Dupont. »

Là-dessus Maurice prie sa mère de l'aider par ses lettres à faire croire au général Dupont qu'il a la fièvre tierce. Il est certain qu'il ne veut pas quitter Paris pour parader dans une garnison tranquille où il n'y a pas une amorce à brûler, et qu'il ne s'arrachera à ses amours qu'au premier coup de fusil tiré contre l'ennemi.

Les alarmes de la mère se réveillent, car elle devine ou pressent la cause de cette répugnance à rejoindre le général. Elle ne s'effraye plus de l'idée d'un mariage contraire à ses vœux. Elle n'y croit plus, parce que la passion a persisté sans s'abriter sous un contrat. Mais elle se sent une rivale dans le cœur de son cher enfant, et elle ne s'en console pas.

« Un article de ta lettre m'a profondément affligé, ma bonne mère. Tu crois que quelqu'un cherche à détruire dans mon cœur l'amour filial que je te porte. Ce quelqu'un-là serait bien malavisé et bien mal reçu, je te le jure. Je donne un démenti formel à quiconque t'a fait ce mensonge. Ne vois que par tes yeux, ma mère, je t'en supplie. Ils sont si bons et si justes! N'écoute jamais que le langage de mon cœur et ne consulte que le tien. De cette manière nous nous entendrons toujours contre ceux qui voudraient inquiéter et troubler le bonheur de {CL 50} notre mutuel amour. Quant à nos affaires e d'argent, je ne veux pas que tu m'en parles ni que tu me consultes sur quoi que ce soit. Je regarde l'argent comme un moyen, jamais comme un but. Tout ce que tu feras sera toujours sage, juste, excellent à mes yeux. Je sais bien que plus tu auras, plus tu me donneras: c'est une vérité que ta me démontres tous les jours; mais je ne veux pas que pour quelques arpents de terre de plus ou de moins tu te prives de la moindre chose. L'idée d'hériter de toi me donne le frisson, et je ne peux pas me soucier de ce qui sera après toi, car après toi il n'y aura plus pour moi que {Lub 446} douleur et solitude. Le ciel me préserve de faire des projets pour un temps que je ne veux pas prévoir et dont je ne peux pas seulement accepter la pensée! » f



Suite des lettres



FRAGMENTS

4 thermidor.

... Madame de Bérenger ne veut pas agir auprès de Masséna sans ton autorisation. Elle dit que s'il m'arrivait malheur dans ce poste, tu le lui reprocherais toute sa vie. N'aie donc pas de ces craintes-là: tu sais bien qu'il ne m'arrive jamais rien g et que je n'attrape jamais une égratignure. Songe que je ne puis et ne veux solliciter qu'un poste où il y aura de l'honneur à recueillir. Je ne remuerai pas un doigt pour de l'argent et des vanités.

10 thermidor. h

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Je pars pour Sedan, où Buonaparte va passer, et où {CL 51} nous devons aller à sa rencontre le 18 ou le 20. i Malgré ma fièvre j'y serai à temps. J'ignore si de son entrevue avec Dupont il résultera quelque chose de bon pour moi. J'en doute, je ne suis pas en veine de réussite. Depuis trois ans je suis lieutenant, et tous mes camarades sont avancés. Apparemment ils savent s'y prendre mieux que moi, car j'ai fait autant qu'eux, et plus même que certains d'entre eux. Masséna m'a promis de me prendre pour son aide de camp, et je reviendrai lui rappeler sa promesse dès que j'aurai fait mon acte de présence à Sedan sous les yeux du maître.

Que ta lettre est bonne! Tous les événements de la vie me sont à peu près indifférents, pourvu que tu m'aimes et que tu ne doutes pas de moi. Aussi je m'en vais le cœur content et plus occupé de tes bontés que de mes projets.

{Lub 447} Charleville, 15 thermidor (août 1803). j

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Je suis arrivé hier; j'ai trouvé Dupont très goguenard et fort peu touché de ma fièvre. Nous attendons Buonaparte d'un moment à l'autre. Il n'y a rien de plaisant comme la rumeur qui règne ici. On n'en ferait pas tant pour Dieu même. Les militaires se préparent à la grande revue. Les administrateurs civils composent des harangues. Les jeunes bourgeois s'équipent et se forment en garde d'honneur. Les ouvriers décorent partout, et le peuple baye aux mouches k. Nous avons réuni à Sedan trois régiments de cavalerie et quatre demi-brigades. Nous ferons l'exercice à feu et nous manœuvrerons l dans la plaine. C'est tout ce qu'il y aura de beau, car le reste est fort mesquin et arrangé sans goût. L'illumination du premier jour absorbera toutes les graisses et chandelles de la ville; heureusement pour le lendemain qu'il fait clair de lune.

{CL 52} Je profiterai de l'occasion pour faire demander par Dupont au premier consul une lieutenance dans sa garde, et comme il n'a encore jamais rien demandé pour moi, peut-être voudra-t-il s'en charger. Mais je ne me flatte pas du bonheur de vivre à Paris et de t'y amener. Cest un trop beau rêve. Je ne suis pas bomme à réussir en temps de paix. Je ne suis bon qu'à donner des coups et à en recevoir; présenter des placets et obtenir des grâces n'est pas mon fait. Dupont n'est pas du tout enthousiasmé de l'idée d'une descente eu Angleterre. Soit humeur, soit défiance, il n'a pas le désir de s'en mêler. J'ai vu Masséna à Rueil le matin de mon départ pour Sedan, et il m'a presque promis, en cas de descente, que nous voguerions de compagnie. Voilà mon plan: faire la guerre ou rester à Paris, car la vie de garnison m'est odieuse.

Je crains, ma bonne mère, que cette sécheresse excessive ne te fasse souffrir. Tu es si bonne que tu ne me parles que de moi dans tes lettres, et je ne sais pas comment tu te portes. . . . . . . . .
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{Lub 448} Paris, 8 fructidor an XI.

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Dupont m'avait fait les plus belles promesses, il ne les a pas tenues. Pendant huit jours qu'il a passés avec le premier consul, il n'a pas trouvé une minute pour lui parler de moi. Caulaincourt, qui accompagnait Buonaparte à Sedan et qui m'a témoigné beaucoup d'amitié, m'avait dit en y arrivant: « Eh bien! voilà une belle occasion pour vous faire proposer par votre général! » En partant il a été stupéfait de l'indifférence de Dupont pour nous tous. Alors il s'est ouvert à moi sur les fluctuations d'idées du {CL 53} premier consul. Ainsi, quand, cet hiver, il lui a demandé pour moi une lieutenance dans sa garde et qu'il m'a proposé comme petit-fils du maréchal de Saxe, Buonaparte lui a répondu: Point, points il ne me faut pas de ces gens-là. A présent il paraît que ce titre me servirait au lieu de me nuire, parce que le premier consul a déjà changé de manière de voir. m Peut-être que dans quelque temps ce sera autre chose. Ainsi, tu vois ce que c'est, ma bonne mère, que de dépendre de la politique ou du caprice d'un seul homme. C'est comme autrefois. Les services et le mérite ne comptent pas. On s'occupe du nom que vous portez, et rien de plus. Ainsi, Caulaincourt, sans le savoir et sans le vouloir, m'a nui en me signalant comme le petit-fils du maréchal. Buonaparte s'est trouvé républicain ce jour-là. Mais comme il ne le sera plus demain probablement, toutes ces demandes me fatiguent et me dégoûtent beaucoup. On n'est qu'un mince militaire, mais on a le sentiment de sa propre dignité tout comme un chef d'État.

En outre, il nous a fait à Sedan une étrange avanie. Figure-toi qu'après nous avoir fait manœuvrer pendant quatre heures, suer sang et eau à porter des ordres, au moment de défiler, Dupont se mit l'épée à la main à la tête de la manœuvre. L'ordonnance indique notre place à côté du général lorsqu'on défile: eh bien! Dupont nous donna l'ordre de nous retirer, nous assurant que c'était par celui du premier consul, de sorte que nous décampâmes au moment de paraître en corps devant lui. Il est impossible de nous dire plus clairement que nous sommes considérés comme ne faisant point partie de {Lub 449} l'armée, et il vaudrait mieux être tambour ou conscrit qu'aide de camp, puisqu'un aide de camp est réputé apparemment valet de pied du général. Tu conçois que j'ai de ce métier par-dessus les yeux, et j'ai quitté Dupont sans tambour ni trompette, approuvé de tous mes camarades, qui avaient {CL 54} bonne envie d'en faire autant. C'est malgré lui et par malice que nous l'avons accompagné dans sa visite officielle au premier consul. Il trouvait qu'il y avait déjà trop de lui-même, et cela me fait l'effet d'une flatterie muette envers le maître, devant lequel on s'annule et on se présente sans suite comme un pauvre diable en face du soleil. Enfin, je n'en sais rien, Dupont est brave à la guerre; en temps de paix, c'est un poltron, et je le quitte. J'en suis d'autant plus enchanté que je pourrai aller te presser dans mes bras. La place que j'occupe dans ton cœur vaut mieux que celle que je perds. Je vais tenter autre chose, car je ne veux pas cesser de servir mon pays; mais si l'on me rattrape au métier d'aide de camp, ce sera avec un général en chef commandant une expédition.


Dégoûté n, comme on vient de le voir, d'être attaché à l'état-major, Maurice fait, dès les premiers jours de l'an XII, des tentatives sérieuses pour rentrer dans la ligne. Dupont se repent de l'avoir blessé et présente une demande pour lui obtenir le grade de capitaine. Lacuée apostille sa demande. Caulaincourt, le général Berthier, M. de Ségur, beau-père d'Auguste de Villeneuve, font des démarches pour le succès de cette nouvelle entreprise, et cette fois c'est un motif sérieux pour que Maurice reste à Paris. Il écrit toujours assidûment à sa mère, mais il y a dans ses lettres tant de raillerie contre certaines personnes qui font le métier de courtisan avec une rare capacité, que je ne puis les transcrire sans blesser beaucoup d'individualités, et ce n'est pas mon but. o Cependant, sans nommer les masques entièrement, je rapporterai celle-ci, qui n'est que plaisante:

« Maître Philippe est toujours fort content de lui-même. Roland se trouvait à l'armée des Grisons avec lui, et {CL 55} comme il était de l'état-major de Macdonald, il ne l'a pas quitté. Il m'a juré que ledit Philippe n'avait jamais entendu tirer un coup de fusil. Il est pourtant capitaine {Lub 450} et de la Légion d'honneur. Aussi fait-il l'important, se croit homme de guerre, et raisonne sur le métier comme une pantoufle. On l'admire. Je l'ai un peu raillé l'autre jour. Il disait d'un ton doctoral que les dragons mettaient souvent pied à terre dans les batailles. Je le savais bien, mais je prétendais que non, et je le défiais de me citer une affaire quelconque où il eût vu cela. Il ne comprenait pas et allait son train. Tout le monde riait, et lui seul ne s'est pas aperçu du lardon. »


A une date postérieure, il y a dans la même correspondance une autre anecdote sur le même personnage que je rapprocherai de celle-ci.

Vendémiaire an XIII.

L'empereur a passé onze régiments en revue à Compiègne. Philippe, qu'on avait envoyé la veille pour faire faire les lits, n'a jamais voulu me dire en montant, en voiture où il allait. Il paraissait frappé de l'importance de sa mission et s'enveloppait dans ses discours du voile du mystère. On eût dit que de sa démarche dépendait le sort de l'État. — « Mais où vas-tu? — Je ne puis te le dire. — Quand reviendras-tu? — Je n'en sais rien, en vérité! » On pouvait croire qu'il allait courir de grands dangers. Au fait, il est revenu avant-hier, se plaignant de l'excès de ses fatigues, harassé, rendu, couvert de poussière. « Ton cheval doit être sur les dents? — Non, mon ami, je ne l'ai pas monté. — Ceux de l'empereur donc? — Encore moins. — Et de quoi es-tu si courbaturé? — C'est que j'ai monté et descendu les escaliers plus de cent fois. » Revenir d'une manœuvre de dragons et avoir passé son temps à dégringoler {CL 56 } les escaliers, voilà qui est bien guerrier, et ce jeune homme ira loin. Il est de la Légion d'honneur sans avoir fait la guerre. C'est ce qui me console.

Mon p père n'obtint rien, et sa mère eût désiré en ce moment qu'il renonçât au service. Mais la voix de l'impitoyable honneur lui défendait de se retirer quand la {Lub 451} guerre était sinon imminente, du moins probable. Il passa auprès d'elle les premiers mois de l'an XII (les derniers de 1803), et le projet de descente en Angleterre devenant de jour en jour plus sérieux, comme on croit facilement à ce qu'on désire, Maurice espéra conquérir l'Angleterre et entrer à Londres comme il était entré à Florence.

Il alla donc rejoindre Dupont aux premiers jours de frimaire, et quitta Paris en écrivant à sa mère, comme de coutume, qu'il n'y avait pas de danger et que la guerre ne se ferait pas. « Je te prie de ne pas t'inquiéter de mon voyage sur les côtes, je n'y emploierai probablement pas d'autres armes que la lunette. » Il en fut ainsi en effet, mais on sait comment Napoléon dut renoncer à un projet qui avait coûté tant d'argent, tant de science et de temps.

LETTRE PREMIÈRE

Du camp d'Ostrohow, 30 frimaire an XII (décembre 1803).

Me voilà encore une fois t'écrivant dans une ferme ou espèce de fief que j'ai érigé en quartier général, en y attendant q de pied ferme le général Dupont. Ostrohow est un village charmant situé sur une hauteur qui domine Boulogne et la mer. Notre camp est disposé à la romaine. C'est un carré parfait. J'en ai fait le croquis ce matin ainsi que {CL 57} celui de la position des autres divisions qui bordent la mer, et j'ai envoyé le tout dans une lettre au seigneur Dupont. Nous sommes dans la boue jusqu'aux oreilles. Il n'y a ici ni bons lits pour se reposer, ni bons feux pour se sécber, ni grands fauteuils pour s'étaler, ni bonne mère aux soins excessifs, ni chère délicate. Courir toute la journée pour placer les troupes qui arrivent et dont les baraques ne sont pas encore faîtes, se crotter, se mouiller, descendre et remonter la côte cent fois par jour, voilà le métier que nous faisons. C'est la fatigue de la guerre, mais la guerre dépouillée de tous ses charmes, puisqu'il n'y a pas à changer de place et pas l'espoir du moindre coup de fusil pour passer le temps en attendant la grande expédition, dont on ne parle pas plus ici que si elle ne devait jamais avoir lieu. Ne t'inquiète donc pas, ma bonne mère, rien {Lub 452} n'est prêt, et ce ne sera peut-être pas d'un an que nous irons prendra des chevaux anglais. r

Tu ne peux pas te faire une idée de la pénurie qui règne ici. Il n'y a dans notre fief d'Ostrohow qu'un seul petit lit sans rideaux, que l'on réserve pour le général. J'ai fait chercher dans Boulogne pour les trois aides de camp, trois matelas et trois lits de sangle, tout est pris. Nous allons passer notre hiver sur la paille, et, en vérité, je ne m'en plains pas, quand je vois au camp nos malheureux soldats dans des baraques détestables, construites sur un terrain tellement marécageux, qu'elles s'affaissent par leur propre poids et rentrent dans la terre. Ils sont couchés littéralement dans la boue, et le nombre des malades sera bientôt incalculable. Je voudrais pouvoir faire pour mon lit de paille le miracle des cinq pains, mais le temps des miracles est passée.

{CL 58} Je voudrais bien tenir M. le maire Deschartres dans notre camp. Je le ferais piocher de la belle manière et nous verrions quelle figure il ferait au bivouac avec son bonnet de coton, sa coiffe de nuit et sa rosette!

[{CL 57}] * M. Thiers affirme que les soldats étaient fort bien abrités dans les baraques et qu'ils ne manquaient de rien. Telle devait être en effet l'intention de Bonaparte. Mais le fait n'est pas [{CL 58}] toujours conforme aux états de dépenses et aux projets sur le papier qui servent de matériaux à l'histoire officielle. Ce serait le cas de retourner ainsi le proverbe: Les soldats meurent, les écrits restent.

LETTRE II

15 nivôse an XII (janvier 1804).

.... Plus la division s'augmente et moins nous avons de place. Nous allons, Morin, de Couchy et moi, partager stoïquement le sort de nos pauvres soldats, car les deux mauvais galetas que nous occupions viennent d'être pris par un général de brigade de la division. Pour n'être pas au bivouac dans l'eau, nous allons nous construire une baraque. Quant à notre situation politique, elle n'est pas plus gaie; on prétend que nous n'agirons que dans deux ou trois ans. Ceci se dit à l'oreille, et pourtant nos soldats le redisent tout haut. Les Anglais viennent tous les jours {Lub 453} nous donner la comédie, avec leurs bricks, leurs cutters et leurs frégates. Nous leur envoyons, de la côte, force bombes et boulets qui vont se perdre dans les eaux. Ils nous répondent de la même façon, et c'est absolument un jeu de paume. La lunette de Dollon m'est très-utile pour juger des coups. De temps en temps nous nous exerçons dans la rade à manier l'aviron, sur nos péniches et nos caïques. Les Anglais nous galopent, nous nous retirons sous nos batteries, qui les saluent alors à grand bruit. La mer ne me fait pas le moindre mal, et j'en reviens {CL 59} toujours avec un appétit féroce. Quand nous ne sommes pas en mer, nous travaillons à la construction de notre baraque. Cet exercice est bien nécessaire pour arriver à dormir sur le peu de paille que nous avons. Dernièrement nous allâmes déjeuner chez un général de nos amis, de l'autre côté du cap Grinez. Nous partîmes à cheval à marée basse, en suivant la laisse de la mer en bas des falaises. Nous voulûmes revenir à six heures du soir par le même chemin, et comme la marée montait, nous nous trouvâmes coupés par les flots en beaucoup d'endroits. Dupont, qui va toujours comme un hanneton, se jeta dans un trou avec son cheval et pensa se noyer. Bonaparte, le jour de son départ de Boulogne, en a fait autant dans le port; il voulait passer de même à la marée haute; son petit cheval arabe s'embarrassa dans des amarres de chaloupe, et Bonaparte tomba dans l'eau jusqu'au menton. Toute sa suite se précipita pour le secourir, mais il remonta lestement à cheval et fut se sécher dans sa baraque. Cet événement n'est pas dans le Moniteur.

.... Je souhaite au maire vent arrière, marée haute, et joli frais. Toi, je t'aime, ma bonne mère, et je suis très-inquiet de ton silence. J'espère que tu ne me boudes pas, que lu ne recommences pas à m'accuser, à méconnaître l'amour et le respect que je te porte; sois certaine que je n'aime rien plus que toi sur la terre.

{Lub 454} LETTRE III s

Au camp d'Ostrohow, 7 pluviôse an XII (janvier 1804).

Il y a des moments de bonheur qui effacent toutes les peines! Je viens de recevoir ta lettre du 26. Ah! ma bonne mère, mon cœur ne peut suffire à tous les sentiments qui {CL 60} le pénètrent. Mes yeux se remplissent de larmes, elles me suffoquent; je ne sais si c'est de joie ou de douleur, mais à chaque expression de ton amour et de ta bonté, je pleure comme quand j'avais dix ans. ma bonne mère, mon excellente amie, comment te dire la douleur que m'ont causée ton chagrin et ton mécontentement? Ah! tu sais bien que l'intention de t'affliger ne peut jamais entrer dans mon âme, et que, de toutes les peines que je puisse éprouver, la plus amère t est celle de faire couler {Presse 17/11/54 2} tes larmes. Ta dernière lettre m'avait navré, celle d'aujourd'hui me rend la paix et le bonheur. J'y retrouve le langage, le cœur de ma bonne mère; elle-même reconnaît que je ne suis pas un mauvais fils et que je ne méritais pas de tant souffrir. Je me réconcilie avec moi-même, car, quand tu me dis que je suis coupable, bien que ma conscience ne me reproche rien, je me persuade que tu ne peux pas te tromper, et je suis prêt à m'accuser de tous les crimes plutôt que de te contredire.

Je ne sais qui a pu te dire que je voulais me jeter à la mer. Je n'ai pas eu cette pensée. C'est pour le coup que j'aurais cru être criminel envers toi qui m'aimes tant. Si je me suis exposé plus d'une fois à périr dans les flots, c'est sans songer à ce que je faisais. Véritablement, je me déplaisais tant sur la terre que je me sentais plus à l'aise sur les vagues. Le bruit du vent, les secousses violentes de la barque s'accordaient mieux que tout avec ce qui se passait au dedans de moi, et au milieu de cette agitation je me trouvais comme dans mon élément. u

Il est vrai que dernièrement j'ai failli rendre tout notre quartier général victime de mon goût pour la navigation, mais on t'a beaucoup exagéré les choses. J'avais été à bord d'un pêcheur, et je fis pendant le déjeuner un si beau récit de la pêche aux harengs que Dupont fut tenté de faire {Lub 455} une promenade de ce genre. Quoique le vent fût {CL 61} assez frais, je le pris au mot et lui persuadai de s'embarquer à l'instant même. Je fus chez l'amiral lui demander son canot, on l'arma de vingt rameurs adroits et vigoureux; nous avions au gouvernail le meilleur patron de la flottille. Je revins chercher Dupont. Comme le vent allait toujours de mieux en mieux je l'embarquai un peu malgré lui ainsi que toute la société, et nous voilà partis avec vent grand largue et marée haute. Nous avions largué le tape-cul et la misaine, nous volions plutôt que nous ne marchions sur les flots. Nous étions déjà à la hauteur du cap Grinez, quand nous apercevons les marsouins bondir à fleur d'eau autour de notre embarcation. Tu sais que l'apparition de ces messieurs-là à la surface de la mer est le signal certain du gros temps. En effet, le vent fraîchissait par trop, et nous allions virer de bord, quand tout à coup il s'élève avec furie et nous jette à deux lieues au large. Nous n'eûmes que le temps d'amener et de plier nos voiles. Nous étions environnés de montagnes d'eau et jetés les uns sur les autres dans notre chétif navire. La situation devenait fort critique; c'était superbe. Notre patron coupait les lames avec une adresse admirable. Ceux qui n'avaient pas le mal de mer ramaient de la belle manière avec moi. Enfin, après avoir couru mille dangers, nous avons réussi à rentrer dans le port à neuf heures du soir, excédés de fatigue, comme bien tu penses. On était fort inquiet de nous à la marine, et on nous avait envoyé deux canots de secours qui rentrèrent avec nous. Voilà tout. C'est une imprudence, il est vrai, mais ce n'est pas un suicide, et je serais bien fâché de ne m'être pas trouvé dans cette tempête, car c'est la plus belle chose que j'aie vue v de ma vie.

Avant-hier matin, le général en chef Soult a fait demander à Dupont s'il voulait aller avec lui à Calais, et nous l'avons accompagné, mon général et moi, dans cette course, avec notre voisin et ami le général Suchet.

{CL 62} Je ne te parle pas de nos opérations militaires, parce qu'il est défendu par un ordre du général en chef de donner des nouvelles d'ici, non-seulement aux journalistes, mais encore à nos parents et amis. Je puis te dire pourtant, sans trahir aucun secret d'État, que nous n'avons pas achevé notre baraque. Mes deux camarades ont trouvé un grenier, et je me suis établi dans un {Lub 456} pavillon de six pieds carrés, situé au bout du jardin. J'y ai fait porter un poêle et j'y suis fort bien. Je découvre la mer en plein, car c'est un belvédère; mais je cours un peu le risque d'être emporté par les vents. Il passe en ce moment même un ouragan si terrible que le caisson qui était dans notre cour vient d'être renversé.

Adieu w, ma mère chérie, garde la plume avec laquelle tu m'as écrit ta dernière lettre, et n'en prends jamais d'autre pour écrire à ton fils, qui t'aime autant que tu es bonne, et qui t'embrasse aussi tendrement qu'il t'aime.

Je voudrais bien tenir ici Caton Deschartres pour voir la jolie grimace qu'il ferait avec le tangage et le roulis de grosse mer.

LETTRE IV

quartier général à Ostrohow, 30 pluviôse an XII.

Le général de division Dupont, commandant la première division du camp de Montreuil* m'a tellement fait courir avec lui tous ces jours-ci, soit sur la côte, soit sur la mer, que je n'ai pu trouver un moment pour décrire. Avant-hier, au moment où je commençais une lettre pour toi, une douzaine de coups de canon est venue me déranger. {CL 63} C'était le prélude d'une canonnade qui a duré toute la journée entre nos batteries et la flotte anglaise. Nous y avons couru comme de raison, et nous avons joui pendant sept heures d'un coup d'oeil aussi piquant qu'agréable, car toute la côte était en feu, toute la rade couverte de bâtiments, et sur deux mille coups de canon tirés de part et d'autre, nous n'avons pas perdu un seul homme. Les boulets ennemis passaient par-dessus nos têtes et allaient, sans faire de mal à personne se perdre dans la campagne. x J'ai vu avec plaisir que ma jolie jument alezane, qui est vive comme la poudre et qui a peur d'une mouche, ne bouge pas aux coups de canon. Je m'étais placé dans une batterie de quatre pièces de 36... Elle a été si étonnée de ce début qu'à la troisième décharge elle ne remuait plus.

.... J'ai y vu ici le général Bertrand, après avoir été six {Lub 457} fois inutilement chez lui. Il est venu dîner enfin chez Dupont, et j'ai été enchanté de lui. Il a des manières franches, aimables, amicales, sans ton, sans prétention. Nous avons parlé du Berry avec le plaisir de deux compatriotes qui se rencontrent loin de leur pays, et qui s'entretiennent de tout ce qu'ils y ont laissé d'intéressant et d'attacbant, de leurs mères surtout. z

... La nature commence à se dérider ici, et j'espère qu'en ce moment tu peux te promener dans ton jardin. Nous en avons un ici où l'on jouit d'une vue admirable sur la mer; mais rien ne vaut pour moi celui de Nohant quand j'y suis avec toi.

Deschartres fait-il toujours d'admirables découvertes sur la pluie et le beau temps? prépare-t-il au département ébahi quelque nouvelle surprise littéraire et agronomique?

[{CL 62}] * C'est une tête de lettre imprimée.

{CL 64} LETTRE V

Ostrohow, 25 ventôse an XII (mars 1804).

.... Nous avons eu ici ces jours derniers une brillante fête donnée par tous les généraux du camp de Saint-Omer à madame Soult et au général en chef, son époux. C'était le général Bertrand, comme chef du génie, qui était le décorateur. Le général Bisson, qui boit quinze bouteilles de vin sans se griser et qui a six pieds de haut sur neuf de circonférence, était chargé des buffets et du souper (ce qui ne l'empêche pas d'être un fier soldat. Il était au Mincio)*. Moi je fus nommé chef d'orchestre {Lub 458} et directeur de toute la musique. J'ai formé l'orchestre, qui n'allait point du tout au commencement et qui s'est trouvé, le jour du bal, digne de Julien. J'ai composé des contredanses, etc., etc. Enfin je me suis donné bien de la peine pour des buses et des oisons, mais ma musique allait bien, mes musiciens se surpassaient, et je me moquais du reste. Il y {CL 65} avait là des dames que je ne te nommerai point et qui étaient de force, comme madame de la ***, à dire une épître à l'ame pour une épithalame.

Il parait que j'ai fait une faute d'orthographe dans ma dernière lettre, et que Deschartres en jette les hauts cris. Eh bien, dis-lui de ma part effrontément que c'est lui qui se trompe; que leur est un pronom démonstratif qui s'accorde en genre et en nombres avec le substantif, qu'on dit leur au masculin et leure au féminin; que puisqu'on dit leurs chevaux, leurs soldats, on doit dire leures voitures, leures femmes, comme quand on parle des faits et gestes des maires de village, on dit leures balourdises, leures cuistreries. Voilà bien du bruit pour une faute d'inattention! Eh bien, je veux soutenir que j'ai raison pour le mettre en fureur, et que si je n'ai pas raison, je lui coupe les oreilles.

Je quitte mes musiciens, qui avaient pris goût avec moi au Gluck, au Mozart, Haydn, etc. Nous reculons en terre ferme, nous retournons à notre camp de Montreuil, et je vais regretter le voisinage de la mer. Toi qui n'aimes pas mes voyages nautiques, tu t'en réjouis, bonne méchante mère.

[{CL 64}] * Bisson, enfant de troupe, se distingua de bonne heure par une bravoure héroïque. Chargé de la défense du Catelet sur la Sambre avec soixante grenadiers et cinquante dragons, attaqué par six mille hommes et sept pièces de canon, il plaça ses grenadiers en tirailleurs devant deux gués principaux en avant du pont de la ville, qu'il avait fait couper, et ses dragons en trois pelotons sur la rive droite. L'ennemi, voyant ces tirailleurs, crut que la place contenait un corps considérable et l'attaqua en règle. Bisson y était pourtant seul avec deux tambours qui battaient sur différents points pour entretenir l'erreur de l'ennemi. Cette combinaison donna le temps au général Legrand d'arriver avec une brigade et de conserver une position avantageuse.

A l'affaire de Missenheim, Bisson soutint avec quatre cent dix-sept {Lub 458} hommes les efforts de trois mille hommes d'infanterie et de douze cents chevaux. Il se distingua à Marengo, etc., etc., et mourut à Mantoue, en 1811.

LETTRE VI

Au Fayel, 17 germinal (avril 1804).

Nous sommes installés dans un castel qu'on décore pompeusement du titre de château. C'est bien le séjour le plus triste qu'on puisse imaginer, à cinq lieues de Boulogne, quatre de Montreuil et une d'Étaples; on peut se croire dans le désert de Barca. L'horizon est borné au loin par la mer et par des dunes de sables d'où, lorsque {Lub 459} le {CL 66} vent d'ouest souffle, s'enlèvent des tourbillons qui se répandent au loin sur la campagne. Depuis quelques années, ce sable gagne les terres cultivées et stérilise tout ce qu'il touche. Le château du Fayel en est défendu par quelques bouquets de bois; mais sortez de là, vous êtes en Arabie. Heureusement nous n'y faisons point des jeûnes de quarante jours, et nous ne nous formalisons pas quand le diable vient nous y tenter. Ce manoir a, dit-on, appartenu au jaloux Fayel qui fit manger à sa femme le cœur de Coucy. Nous avons encore ici un M. de Fayel et sa femme, mais tu conçois que les traditions de la famille nous rendent très-circonspects auprès de madame, qui est pourtant assez jolie. Dupont s'ennuie cordialement, et la manière dont il nous endoctrine, de Conchy et moi, devient fort maussade à la longue, et même au commencement.

Comment! le savant Deschartres ne se tient pas pour battu? Il est assez bête aa pour croire que je défends sérieusement mon pronom leure? Il a dû te faire mourir de rire en me foudroyant de sa syntaxe. Il est temps de lui accorder qu'il a raison, puisqu'il y tient; mais dis-lui bien qu'il n'aille pas s'imaginer pour cela qu'il a le sens commun: car pour une misérable fois que cela lui est arrivé je lui prouverai par A + B que dans mille occasions il m'a donné des preuves non équivoques d'aliénation mentale. C'est bien à lui de traiter les autres d'ignares, lui qui ne serait pas en état de ramer sur les bancs d'une péniche, qui ne connaît pas tribord d'avec bâbord! lui qui ne distinguerait pas un cutter d'avec un brick, un caïque d'avec une felouque, une prame d'avec un lougre, une vigie d'avec une balise, une bouée d'avec un palan, un foc d'avec une misaine, l'entrepont d'avec les écoutilles, les sabords d'avec la dunette, un cadre d'avec un bastingage, un aviron d'avec une gaffe, et enfin l'estran d'avec la laisse de basse mer! Ce ne sont là pourtant que les moindres {CL 67} éléments. Que serait-ce si, tout essoufflé, tout prêt à rendre son dîner ou l'ayant déjà rendu, il était par pitié débarqué et lancé à cheval dans la plaine? si alors j'allais lui parler d'un changement de front, d'un inverse en bataille, d'un en avant par divisions pour former la colonne serrée, d'un rompez en arrière par la droite pour marcher vers la gauche, d'une retraite par bataillons, par sections, par échelons? où en serait-il, grand Dieu? Et {Lub 460} si au milieu de cette bataille son cheval rétif ou ramingue allait se cabrer au feu, faire la pointe, la ruade, et enfin s'encapuchant parce qu'il n'aurait pas tenu assez les jambes près et la main haute, le faisait sauter par-dessus les oreilles et le laissait étendu dans les terres labourées? Eh bien, monsieur le grammairien, monsieur le puriste, comment vous tireriez-vous de là? Est-ce Despautère, Vaugelas, Lhomond ou Bistac que vous appelleriez à votre aide? consulteriez-vous en pareil cas le rudiment ou la rhétorique? Vous n'auriez pas besoin de beaucoup chercher pour reconnaître que vous avez perdu le centre de gravité, et que vous êtes un butor, entendez-vous, maître Deschârtres?

Quand il aura avoué qu'il n'est qu'un Vadius, tu lui tireras les oreilles et tu lui diras que je l'embrasse de tout mon cœur . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

LETTRE VII ab

Au Fayel, le 12 prairial.

Nous sommes bien affairés ici. ac Nous avons eu la visite du ministre de la guerre, qui nous a fait manœuvrer tout le camp de Montreuil en ligne. Dupont, comme le plus ancien général de division, commandait la ligne, ce qui m'a {CL 68} procuré l'agrément de faire à peu près vingt lieues au galop, en la parcourant de la droite à la gauche une quarantaine de fois. Puis nous ad avons fait durant quatre jours des courses énormes à l'effet de nous entendre sur la rédaction de l'adresse ae que nous sommes forcés de présenter au premier consul, à l'effet de le supplier d'accepter la couronne impériale et le trône des césars. af Quelle solennelle folie! Nous avons couru ensuite pour la faire signer aux différents corps. Cela ne fâche personne, mais fait sourire tout le monde; il était trop grand pour s'exposer à ces sourires!

Nous sommes ici dans une immobilité complète. Les Anglais paraissent aussi ennuyés de nous voir que nous le sommes de leur faire face. Ils ne s'approchent plus que sur des cutters et des bricks, et leur flotte reste sur les côtes. Hier il faisait extrêmement clair, et à l'aide de la {Lub 461} lunette j'ai compté cent douze bâtiments du côté de Douvres et en face du comté de Kent, ils paraissent embossés. Explique à Deschartres que cela signifie qu'ils sont mouillés à l'ancre, en vue de la côte; car, puisque j'ai entrepris de l'instruire, je n'en dois pas perdre une seule occasion. Comment! lui qui est homme à projets, n'a-t-il pas essayé de persuader à la sous-préfecture dont il est le génie et l'organe qu'on pouvait rendre l'Indre navigable, et comme elle se jette dans la Loire, qui à son tour se jette dans la mer, profiter de ce débouché pour faire arriver dans nos ports les bois de Sainte-Sévère, de Saint-Chartier, de Culan, du Magnier, etc.? Exploités et travaillés de manière à les mettre rapidement sur le chantier, ils nous donneraient de prompts et sûrs moyens d'abaisser l'orgueil de la nouvelle Carthage. Évidemment notre jeune empereur n'attend que cela pour entamer l'expédition, et l'insouciant Deschartres lui refuse son concours?

Adieu, ma bonne mère, je t'embrasse de toute mon âme; {CL 69} il y a, hélas! bientôt cinq mois que je n'ai joui de ce bonheur en réalité!

Pendant ag que Maurice écrivait ainsi à sa mère, Victoire, désormais Sophie (l'habitude lui était venue de l'appeler ainsi), était venue le rejoindre au Fayel. Elle était sur le point d'accoucher, j'étais donc déjà au camp de Boulogne, mais sans y songer à rien, comme on peut croire; car peu de jours après j'allais voir la lumière sans en penser davantage. Cet accident de quitter le sein de ma mère m'arriva à Paris le 16 messidor an XII, un mois juste après le jour où mes parents s'engagèrent irrévocablement l'un à l'autre. Ma mère, se voyant près de son terme, voulut revenir à Paris, et mon père l'y suivit le 12 prairial. Le 16, ils se marièrent ah en secret à la municipalité du deuxième arrondissement. Le même jour, mon père écrivait à ma grand'mère:

Paris, 16 prairial an XII.

J'ai saisi l'occasion de venir à Paris, et j'y suis; Dupont y a consenti, parce que mes quatre ans de lieutenance {Lub 462} expirés, j'ai droit au grade de capitaine, et je viens le réclamer. Je voulais aller te surprendre à Nohant, mais une lettre de Dupont que j'ai reçue ce matin, où il m'envoie une demande de sa main au ministre pour le premier emploi vacant, me retient encore ici quelques jours. Si je ne réussis pas cette fois, je me fais moine. Vitrolles, qui veut acheter ai la terre de Ville-Dieu, partira avec moi pour le Berry. M. de Ségur appuie la demande de Dupont. Enfin, je te verrai bientôt, j'espère... J'ai reçu ta dernière lettre, qu'on m'a envoyée aj de Boulogne. Qu'elle est bonne!... Allons, mercredi, s'il est possible, je t'embrasserai, ce sera {CL 70} un heureux jour pour moi ! Il y en a comme cela dans la vie qui consolent dé tous les autres. Ma mère chérie, je t'embrasse!

Mon pauvre père ak avait à la fois la vie et la mort dans l'âme ce jour-là. Il venait de remplir son devoir envers une femme qui l'avait sincèrement aimé et qui allait le rendre père une fois de plus. J'ai dit qu'elle avait déjà mis au monde et perdu plusieurs enfants durant cette union al, et qu'au moment d'en voir naître encore un, il avait voulu sanctifier son amour par un engagement indissoluble. Mais s'il était heureux et fier d'avoir obéi à cet amour qui était devenu sa conscience même, il avait la douleur de tromper sa mère et de lui désobéir en secret, comme font les enfants qu'on opprime et qu'on maltraite. Là fut toute sa faute; car, loin d'être opprimé et maltraité, il eût pu tout obtenir de la tendresse inépuisable de cette bonne mère en frappant un grand coup et en lui disant la vérité.

Il n'eut pas ce courage, et ce ne fut pas certes par manque de franchise; mais il fallait soutenir une de ces luttes où il savait qu'il serait vaincu. Il fallait entendre des plaintes déchirantes et voir couler ces larmes dont la seule pensée troublait son repos. Il se sentait faible à cet endroit-là, et qui oserait l'en blâmer sévèrement? Il y avait déjà deux ans am qu'il était décidé à épouser ma mère et qu'il lui faisait jurer chaque jour qu'elle y consentirait de son côté. Il y avait deux ans an qu'au moment de tenir à Dieu la promesse qu'il avait faite, il avait reculé épouvanté par l'ardente affection et le désespoir un peu jaloux qu'il avait rencontrés dans le cœur maternel. Il n'avait pu {Lub 463} calmer sa mère durant ces deux années ao, où de continuelles absences amenaient pour elle de continuels déchirements, qu'en lui cachant la force de son amour et l'avenir de {CL 71} fidélité qu'il s'était créé. Combien il dut souffrir le jour où, sans rien avouer à ses parents, à ses meilleurs amis, il conféra le nom de sa mère à une femme digne par son amour de le porter, mais que sa mère devait si difficilement s'habituer à lui voir partager! Il le fit pourtant, il fut triste, il fut épouvanté, et il n'hésita pas. Au dernier moment, Sophie Delaborde, vêtue d'une petite robe de basin et n'ayant au doigt qu'un mince filet d'or, car leurs finances ne leur permirent d'acheter un véritable anneau de six francs qu'au bout de quelques jours, Sophie, heureuse et tremblante, intéressante dans sa grossesse, et insouciante de son propre avenir, lui offrit de renoncer à cette consécration du mariage qui e devait rien ajouter, rien changer, disait-elle, à leur amour. Il insista avec force, et quand il fut revenu avec elle de la mairie, il mit sa tête dans ses mains et donna une heure à la douleur d'avoir désobéi à la meilleure des mères. Il essaya de lui écrire, il ne put lui envoyer que les dix lignes ap qui précèdent et qui, malgré ses efforts, trahissent son effroi et ses remords. Puis il envoya sa lettre, demanda pardon à sa femme de ce moment donné à la nature, prit dans ses bras ma sœur Caroline, l'enfant d'une autre union aq, jura de l'aimer autant que celui qui allait naître, et prépara son départ pour Nohant, où il voulait aller passer huit jours avec l'espérance de pouvoir tout avouer et tout faire accepter.

Mais ce fut une vaine espérance. Il parla d'abord de la grossesse de Sophie, et tout en caressant mon frère Hippolyte, l'enfant de la petite maison, il fit allusion à la douleur qu'il avait éprouvée en apprenant la naissance de cet enfant, dont la mère lui était devenue forcément étrangère. Il parla du devoir que l'amour exclusif d'une femme impose à un honnête homme, et de la honte qu'il y aurait à abandonner une telle femme après des preuves d'un immense dévouement de sa part. Dès les premiers mots, ma {CL 72} grand'mère fondit en larmes, et sans rien écouter, sans rien discuter, elle se servit de son argument accoutumé, argument d'une tendre perfidie et d'une touchante personnalité: « Tu aimes une femme plus que moi, lui dit-elle, donc tu ne m'aimes plus! Où {Lub 464} où sont les jours de Passy, où sont tes sentiments exclusifs pour ta mère? Que je regrette ce temps où tu m'écrivais: Quand tu me seras rendue, je ne te quitterai plus d'un jour, plus d'une heure! Que ne suis-je morte comme tant d'autres en 93! Tu m'aurais conservée dans ton cœur, telle que j'y étais alors, je n'y aurais jamais eu de rivale! »

Que répondre à un amour si passionné? Maurice pleura ne répondit rien et renferma son secret.

Il revint à Paris sans l'avoir trahi, vécut ar calme et retiré dans son modeste intérieur. Ma bonne tante Lucie était à la veille de se marier avec un officier ami de mon père, et ils se réunissaient avec quelques amis pour de petites fêtes de famille. Un jour qu'ils avaient formé quelques quadrilles, ma mère avait ce jour-là une jolie robe couleur de rose, et mon père jouait sur son fidèle violon de Crémone (je l'ai encore, ce vieux instrument au son duquel j'ai vu le jour) une contredanse de sa façon; ma mère un peu souffrante quitta la danse et passa dans sa chambre. Comme sa figure n'était point altérée et qu'elle était sortie fort tranquillement, la contredanse continua. Au dernier chassez-huit, ma tante Lucie entra dans la chambre de ma mère, et tout aussitôt s'écria: « Venez, venez, Maurice, vous avez une fille. — Elle s'appellera Aurore, comme ma pauvre mère qui n'est pas là pour la bénir, mais qui la bénira un jour, » dit mon père en me recevant dans ses bras.

C'était le 5 juillet 1804, l'an dernier de la République, l'an premier as de l'Empire.

« Elle est née en musique et dans le rose at; elle aura du bonheur, » dit ma tante. 1


Variantes

  1. Le deuxième partie est soudée à la première dans {Presse}. Les titres des parties ne figurent qu'à partir de l'édition {CL}.
  2. CHAPITRE DIX-NEUVIÈME {Presse} ♦ CHAPITRE SEPTIÈME {Lecou} ♦ VII {CL}
  3. L'argument de ce chapitre dans {Presse} ne comprend pas: Attitude du général Dupont devant Bonaparte. – Coup de vent à la mer. – Fête donnée à madame Soult au camp d'Ostrohow. – Le général Bisson. – Boutades contre Deschartres.
  4. Interruption de {Presse} après un point
  5. Reprise de {Presse}: Quant à mes affaires {Presse} ♦ quant à nos affaires {Lecou} et sq.
  6. Interruption de {Presse}
  7. il ne m'arrive rien {Lecou}, {LP} ♦ il ne m'arrive jamais rien {CL}
  8. Reprise de {Presse}
  9. Interruption de {Presse}
  10. Reprise de {Presse}
  11. Le peuple bâille aux mouches {Presse} ♦ le peuple baye aux mouches {Lecou} et sq.
  12. Nous faisons [... ] et nous manœuvrons {Presse} ♦ Nous ferons [...] et nous manœuvrerons {Lecou} et sq.
  13. Interruption de {Presse}
  14. Reprise de {Presse}
  15. Interruption de {Presse}
  16. Reprise de {Presse}
  17. en y attendant {Presse} ♦ et y attendant {Lecou}, {LP} ♦ en y attendant {CL}
  18. Interruption de {Presse}
  19. Reprise de {Presse}
  20. les peines que je puisse éprouver la plus amère {Presse}
  21. Interruption de {Presse}
  22. que j'aie vue {Lecou} ♦ que j'aie vu {LP} ♦ que j'aie vue {CL}
  23. Reprise de {Presse}
  24. Interruption de {Presse}
  25. Reprise de {Presse}
  26. Interruption de {Presse}
  27. Ici se retrouve le manuscrit (BNF Naf 13512)
  28. Lettre 6 {Ms}Reprise de {Presse}: LETTRE VI ♦ Lettre VII {Lecou} et sq.
  29. Interruption de {Presse}
  30. Reprise de {Presse}: Nous ♦ Puis nous {Lecou} et sq.
  31. de l'Adresse {Presse} ♦ de l'adresse {Lecou} et sq.
  32. Interruption de {Presse}
  33. Reprise de {Presse}
  34. ils se marièrent {Ms}ils se rendirent {Presse} ♦ ils se marièrent {Lecou} et sq.
  35. qui veut acheter {Ms}, {Presse} ♦ qui vint acheter {Lecou}, {LP} ♦ qui veut acheter {CL}
  36. qu'on m'a renvoyée {Ms}, {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ qu'on m'a envoyée {CL}
  37. Mon pauvre père {Ms}Mon père {Presse} ♦ Mon pauvre père {Lecou} et sq.
  38. pendant cette union [libre rayé] {Ms}pendant cette union {Presse}♦ durant cette union {Lecou} et sq.
  39. Il y avait [quatre ans qu'il était rayé] déjà deux ans {Ms}
  40. Il y avait [quatre rayé] deux ans {Ms}
  41. Il n'avait pu la calmer durant ces [quatre rayé] deux ans {Ms}Il n'avait pu calmer sa mère durant ces deux années {Presse}
  42. il ne put que lui envoyer les [vingt rayé] dix lignes {Ms}il ne put que lui envoyer les dix lignes {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ il ne put lui envoyer que les dix lignes {CL}
  43. l'enfant [d'un autre mariage rayé] d'une autre union {Ms}
  44. trahi, et [tâcha rayé] vécut {Ms}, {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ trahi, vécut {CL}
  45. le premier {Ms}le 1er {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ l'an premier {CL}
  46. Elle est née [au son du violon rayé] en musique et dans [une robe rayé] le rose {Ms}

Notes

  1. {Presse}: (La suite à demain.)