GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-Lévy 1876

{[Presse 6/11/54 2]; LP T.? ?; CL T.1 [389]; Lub T.1 [323]} DEUXIÈME PARTIE
Mes premières années
1800-1810 a

{Presse 16/11/54 2 col.2; CL T.2 [21]; Lub T.1 [422]} VI b

Suite des amours. — Rencontre avec les Turcs. — Aventure de M***. — Séparation douloureuse. — Excentricités du général. — Retour à Paris. — Coulaincourt, Ordener, d'Harville. Ces dames. — Le beau monde. — La faveur. — MM. de Vitrolles, Cambacérès, Lebrun. — M. Hékel. — Eugène Beauharnais et lady Georgina. — Poisson d'avril. — Ma tante paternelle. c





An XI



LETTRE PREMIÈRE

DE MAURICE DUPIN À SA MÈRE

Charleville, 1er vendémiaire (22 septembre 1802).

Ta lettre, ma bonne mère, que je reçois à l'instant, me rend au bonheur. Tu m'y moralises, tu m'y grondes tout au long; mais c'est avec ton amour maternel, que je possède toujours, que rien ne peut me remplacer et de la perte duquel je ne me consolerais jamais, entends-tu bien, parce que rien ne pourrait me dédommager. En dépit de ton mécontentement, tu me portes la même tendresse. Conserve-la-moi toujours, ma bonne mère, je n'ai jamais cessé de la mériter. Je te l'avouerai, je craignais que quelques nouveaux rapports mensongers, quelque apparence trompeuse ne l'eussent momentanément refroidie dans ton cœur. Cette idée me poursuivait partout. Mon âme en {CL 22} était oppressée, mon sommeil troublé. Enfin, tu viens de me rendre à la vie!

{Lub 423} Et cet original de Deschartres qui me mande, il y a deux, jours, que tu ne m'écriras peut-être pas de longtemps, à cause des chagrins que je te donne! Je lui ai trop prouvé qu'il avait tort. Il s'en venge en me faisant souffrir, en me prenant par l'endroit le plus sensible. Avec tant de bonnes qualités, c'est cependant un ours qui vous griffe quand il ne peut vous assommer. Il m'a écrit des volumes tout le mois dernier pour me prouver, avec sa politesse accoutumée, que j'étais un homme déshonoré, couvert de boue. Rien que ça! Belle conclusion, et digne des exordes dont il me régalait! Mais je les lui passe de bien bon cœur, à cause du motif qui allume son courroux et son zèle. Je n'ai pas encore répondu à sa dernière lettre, mais je me réserve cette petite satisfaction, tout en lui envoyant un bel et bon fusil à deux coups, pour qu'il te fasse manger des perdrix s'il n'est pas trop maladroit.

Non, ma bonne mère, je n'ai jamais voulu séparer mon existence de la tienne, et si je suis devenu ivrogne et mauvaise compagnie, comme tu m'en accuses, dans les camps et bivouacs, ce que je ne crois pas, sois sûre que, du moins, dans cette vie agitée, je n'ai rien perdu de mon amour pour toi. Si j'ai fait, sans te consulter, la démarche d'écrire à Lacuée pour tâcher de rentrer dans mon régiment, c'est que le temps pressait, qu'il m'eût fallu attendre ta réponse et perdre ainsi le peu de jours que j'avais pour espérer un bon résultat. Maintenant tout est consommé, Lacuée ne m'a pas laissé la moindre espérance. En vertu des nouveaux arrêtés, je dois rester auprès de Dupont*, je me {CL 23} résigne, et la satisfaction que tu en ressens diminue d'autant ma contrariété. d

[{CL 22}] * Malgré sa bienveillance naturelle et le facilité de son caractère, mon père éprouve une contrainte et une antipathie croissantes auprès de son général. J'aurais supprimé ses railleries, comme je le fais pour bien d'autres dont j'ai entre les mains le portrait [{CL 23}] et la critique, si le général Dupont n'était pas on personnage que l'histoire a dû juger plus sévèrement, dans la suite, que mon père ne pouvait le faire encore en 1801. Par une étrange fatalité, ou plutôt par une suite naturelle des relations de son entourage, mon père s'est trouvé deux fois attaché à des généraux qui devaient, des premiers, trahir la France en 1814, d'Harville et Dupont, l'un comme général, l'autre comme sénateur.

Tu te trompes pourtant, ma bonne mère, quand tu {Lub 424} parles de premiers et de derniers. Sous les armes, il n'y a pas de derniers, pas même le pauvre soldat. Celui-là n'est atteint par le mépris de personne qui fait bien son devoir. Mais il est un poste où il n'y a pas de premiers, c'est dans l'antichambre des généraux. Tous sont laquais, plus ou moins et cela ne me va guère. Les temps sont bien changés depuis un an. Soit l'état de paix, soit tout autre chose, ce poste qui me paraissait si glorieux m'est devenu bien amer. Je m'en console pourtant, parce je ne crois pas que jamais on essaye de m'humilier personnellement. Si cela était, j'aimerais mieux quitter l'état militaire et en mourir de chagrin que de perdre le sentiment de ma dignité.

Je n'irai ni aux Indes ni en Amérique; il est vrai que par moments un peu de rhum et de chagrin m'ont fait passer cette idée par la tête; mais je ne l'ai jamais confiée à personne, et ceux qui m'ont fait parler là-dessus ne savent ce qu'ils disent, en d'autres termes ils en ont menti. Cette idée ne pouvait pas venir dans mon esprit dans la crainte e de t'affliger et d'empoisonner ton repos.

Maintenant, venons au fait qui te tourmente le plus. Oui, j'ai vu V*** f à Paris, l'hiver dernier, tout le temps que j'y suis resté, et puisque tu veux la vérité, je te la dis; je ne l'éludais que par respect pour toi; car je ne pouvais rougir de cet attachement comme d'un crime. Son voyage à Bruxelles est un conte que j'ai fait à madame de la M*** g, {CL 24} pour qu'elle ne t'inquiétât pas davantage avec ses rapports officieux. Il est vrai encore que V*** m'a suivi ici, que je l'ai logée aux environs de la ville chez d'honnêtes bourgeois; puis je l'ai fait entrer, comme elle le voulait, dans un magasin de modes, où elle travaille maintenant. Je ne l'ai donc ni trahie ni abandonnée à la misère, et à ces craintes de ta part, je reconnais bien le bon cœur de ma chère mère, qui, après avoir tant craint ma prodigalité envers cette personne, s'effraye maintenant à l'idée de mon ingratitude envers elle. Cette condition médiocre où elle vit doit te prouver enfin qu'elle est bien différente de ce que tu te la figurais, puisque sa pauvreté arrive à te donner de l'inquiétude sur ma conduite à son égard. Mais, sur ce point, rassure-toi, elle et moi sommes contents l'un de l'autre, et si je suis fou, ce n'est pas sur le chapitre du devoir que je déraisonne.

Encore une confession qu'on ne t'a pas faite pour moi {Lub 425} et dont je veux avoir le mérite. J'ai joué un beau soir chez l'oncle de Morin et j'ai perdu vingt-cinq louis. C'est la première fois, je crois, que je touchais des cartes, et ce sera la dernière. J'ai emprunté pour payer et j'ai rendu, voilà le secret de ma gêne ce mois-ci. Mais je ne m'en plains pas, c'est ma faute. C'est une leçon, et j'en profiterai.

Sancho h disait, je crois, qu'il ne faut i faire de sottises que celles qu'on aime à faire. Justement je déteste le jeu, et j'ai été puni d'avoir contrarié mon goût et mon instinct. Nous partons demain pour faire notre tournée dans la division. Nous allons passer en revue toutes nos troupes et les mettre en état de paraître devant le premier consul, qu'on dit, inter nos, devoir venir nous visiter bientôt.

Adieu j, ma bonne mère, crois que ton bonheur peut seul faire le mien, et qu'il entrera toujours comme cause première dans toutes mes actions, comme dans toutes mes pensées. Je t'embrasse de toute mon âme.

{CL 25} Mon Dieu, que l'idée de Miémié m'afflige! Je ne peux pas me persuader cela. Parle-lui de moi, je t'en prie*!

Et Auguste qui est nommé receveur de la ville de Paris. Je lui en ai fait mon compliment. k

* Miémié, c'est-à-dire mademoiselle Roumier, c'était cette vieille bonne qu'il aimait tant. A peine eut-elle reçu son gage arriéré, qu'elle voulut aller vivre dans sa famille; malgré des regrets réciproques, elle effectua cette résolution.

LETTRE II

Charleville, 19 vendémiaire.

Depuis quinze jours nous sommes en tournée, nous venons de voir toute la division, qui est superbe. J'ai retrouvé, dans presque tous les corps, des officiers avec lesquels j'ai fait la guerre en Suisse et en Italie. Nous nous sommes revus avec un plaisir extrême de part et d'autre. A Verdun, j'ai fait connaissance avec le 1er de chasseurs. Il n'y a sortes de choses aimables, que ne m'ait dites le colonel sur son regret de ne point m'avoir au régiment. J'ai témoigné à tous ces messieurs le chagrin que j'éprouvais de ne plus compter parmi eux, et je leur {Lub 426} ai demandé de compter au moins dans leurs cœurs pour quelque chose. On m'a répondu qu'il suffisait de me connaître pour m'aimer et ne jamais m'oublier. J'ai l'air de me vanter en rapportant ces réponses, mais il n'y a que toi, ma bonne mère, avec qui j'en tiendrai note, parce que je sais que tu es plus sensible à cela qu'à tous les exploits; crois bien pourtant qu'entre militaires la bravoure est indispensable à l'amitié qu'on inspire. C'est donc une manière habile que j'emploie pour te prouver que je dois aimer la guerre et la gloire.

On a dîné ensemble, donné un bal, et l'on s'est séparé {CL 26} bons amis. Nous avons passé en revue Durosnel et son régiment à Saint-Mihiel, j'ai été enchanté de le revoir, et de l'accueil qu'il m'a fait. Tu sais que j'ai l toujours dit que Durosnel était le meilleur dans le temps de Cologne. Nous avons fait crever de rire Dupont et les aides de camp avec nos vieilles histoires, et Durosnel a eu l'amabilité de placer dans tous ces récits comiques quelque trait sérieux à ma louange. Nous l'avons quitté pour aller voir le 17e à Commercy; de là nous nous rendîmes à Bar-sur-Ornain, où nous eûmes un choc avec MM. les Turcs. Sa Hautesse l'ambassadeur de la Sublime Porte était arrivée à la poste avec toute sa turquerie dans dix voitures, et avait pris tous les chevaux. Mais comme ils s'étaient arrêtés depuis trois heures pour faire leurs ablutions, notre courrier arriva tout au beau milieu de la prière et prit six chevaux pour nous, sans s'inquiéter des Turcs: représentations de leur part, entêtement de la sienne, entremise de l'interprète, arrivée du général, vacarme dans la maison et dans les écuries. Nous voulons déjeuner, les Turcs mangent tout; ils ont mis la broche, nous nous en emparons. L'ambassadeur et le général ont une entrevue digne du Bourgeois gentilhomme et pendant qu'ils se complimentent, qu'ils se souhaitent la prudence des lions et la force des serpents, nos chevaux sont attelés. On se sépare sans s'être compris de part ni d'autre, et fouette postillon! Les Turcs stupéfaits ont eu une partie de leur déjeuner et six chevaux de moins. Le lendemain revue du 16e de cavalerie, dîner donné par les officiers, bal le soir. Le jour suivant, chasse aux loups: on en tue deux, on fait halte, et tout fallait bien jusque-là, lorsqu'un événement qui faillit être moins comique que celui de Bar-sur-Ornain termina la partie. La halte finie, {Lub 437} on s'emballe pour arriver à la comédie de Châlons: Dupont monte dans sa voiture avec le préfet et deux ou trois autres figures municipales, moi, je monte dans une grande calèche avec le colonel M***, {CL 27} sous-inspecteur m aux revues, trois capitaines du 16e, quatre chiens courants et huit fusils; note bien tout ce matériel. Nous étions attelés de deux chevaux neufs. Nous confions les rênes au colonel comme au plus sage, et je me place avec lui sur le siège. Nous roulions fort agréablement depuis un quart d'heure, lorsque tout à coup nous arrivons à une descente de traverse rapide, longue et sillonnée de profondes ornières; nous voulons retenir nos chevaux, qui, peu habitués à tirer, et surtout à sentir la voiture les presser se mettent au galop, puis s'emportent tout à fait. Je joins mes efforts à ceux du colonel pour les arrêter, nous cassons les rênes; voyant alors qu'il n'y a plus d'espoir de salut et que nous allons tous être précipités dans la rivière qui coule au bas de la côte, je saute à terre pour gagner n la tête des chevaux; mais comme le terrain est fort inégal an cet endroit, je tombe, je me ramasse, mais au moment où je vais être sur pied, les chevaux appuient de mon côté, et la roue de derrière me passe sur la jambe depuis la cheville jusqu'au genou. Je n'ai rien de cassé et j'en suis quitte pour une contusion et une entaille. Le colonel a sauté un instant après moi et s'est démis un poignet. Les autres allaient sauter dans la rivière avec la calèche quand les chevaux se sont abattus tous les deux à la fois, et ont terminé ainsi leur effrayante galopade.

Mais ce qu'il y eut de plaisant, c'est, quand nous fûmes tous sur pied, de voir la figure de M***. La frayeur lui avait fait tellement perdre la tête, qu'il ne savait plus ce qu'il disait et demandait qu'on le visitât pour savoir s'il n'était pas blessé. Le fait est que la visite eût été désagréable, il avait sali ses chausses. Tu penses bien que nous ne pûmes nous tenir de rire, ce qui nous fit oublier nos maux. Nous rentrâmes dans Châlons, les valides portant les blessés. Nous n'en sommes pas moins partis le surlendemain pour Charleville, où nous sommes arrivés sans encombre. Ma {CL 28} jambe va beaucoup mieux, l'eau végéto-minérale fait merveille, et ce ne sera rien. Au milieu de tous ces notables événements, je n'ai pu trouver le temps de t'écrire, car, suivant notre louable habitude, nous {Lub 428} faisons toutes choses avec une telle précipitation que nous ne faisons rien du tout; Dupont est le type de l'activité mal entendue.

LETTRE III o

Sillery (sans date), chez M. de Valence.

Tu l'as Voulu, tu l'as exigé, tu m'as mis entre ton désespoir et le mien, j'ai obéi. V*** est à Paris. J'ai voulu, j'ai fait l'impossible, mais pour l'éloigner ainsi, il fallait bien veiller à son existence. Je me suis fait avancer soixante louis par le payeur de la division sur mes appointements, et j'ai exigé qu'elle allât travailler à Paris; au moment du départ elle m'a renvoyé l'argent. J'ai couru après elle, je l'ai ramenée, nous avons passé trois jours ensemble dans les larmes. Je lui ai parlé de toi, je lui ai fait espérer qu'en la connaissant mieux un jour, tu cesserais de la craindre. Elle s'est résignée, elle est partie. Mais ce n'est peut-être pas trop le moyen de se guérir d'une passion que de l'exposer à de telles épreuves. Enfin, je ferai pour toi tout ce que les forces humaines comportent, mais ne me parle plus tant d'elle. Je ne peux pas encore te répondre avec beaucoup de sang-froid. p

Seulement il est faux, archifaux, qu'elle soit retournée avec le sieur *** q, il est fort possible que ce monsieur ait une femme avec lui à Orléans; mais ce n'est pas elle. Un chef de bataillon de mes amis arrive de Paris, il a été la voir de ma part pour me donner de ses nouvelles. Il l'a trouvée {CL 29} montant un chapeau. Elle est sage et laborieuse, voilà la vérité.

Adieu, ma bonne mère. Un chagrin n'arrive jamais seul. Il est donc certain que ma bonne te quitte, et qu'elle met un peu d'amertume dans ses rapports avec toi! Que les choses humaines finissent donc tristement! Ce qui me console, c'est qu'elle te tyrannisait un peu et que tu vas être plus libre. Elle, de son côté, qui aime à commander, commandera-t-elle à ses parents? je doute qu'ils soient aussi accommodants que toi. Enfin elle ne nous quitte pas les mains vides, et si elle sait être heureuse, il ne tiendra qu'à elle. — Je t'embrasse de toute mon âme.

{Lub 429} LETTRE IV

Charleville, 29 vendémiaire an XI (octobre 1802).

Ne sois point inquiète, je n'ai pas eu besoin d'employer les recettes de Medicus sum Deschartres; ce qui était à vif est cicatrisé. Il n'y a que la contusion de la crête du tibia qui est toujours douloureuse et enflée, mais à cela près je marche très-bien.

Et puis à quelque chose malheur est bon; comme je ne puis ni m'habiller ni mettre de bottes, je suis dispensé de courir comme un étourneau avec Dupont. Je me repose de cet odieux rôle de complaisant qu'il qualifie d'activité militaire et qui n'est rien moins que cela; je passe mes journées dans ma chambre, en pantoufles; je lis, j'écris, je jouaille du violon, je me plonge dans une mélancolie qui est, tu le sais bien, le fond de mon caractère, malgré mon extérieur jovial. La seule chose militaire que je fasse, c'est de tirer par ma fenêtre des coups de fusil dans une porte. Le soir je relis, je récris et je refume. Decouchy, homme {CL 30} d'un très-grand sens, vient me tenir compagnie; mais comme chacun a sa manie, la sienne est la déclamation. Il met tout le monde en fuite avec ses tirades, et comme il me voit pris par les jambes, il me condamne à l'entendre déblatérer tout son répertoire. Je ne m'en tire qu*en me laissant aller au sommeil.

Pendant ce temps, Dupont va en société; il se cave et se recave de trente sous à la bouillotte pour plaire aux dames de l'endroit; il se bat les flancs pour leur paraître aimable et pour se persuader qu'il s'amuse. Mais comme'il s'ennuie, il s'en prend à ses aides de camp. Il dit que nous n'avons pas l'esprit militaire parce que noas ne sommes pas bottés dès huit heures du matin. Il lui prend des frasques dignes de don Quichotte. Il se croit en temps de guerre, fait seller ses chevaux avec le même empressement que si l'ennemi était aux portes, n'attend pas que les ordonnances aient sellé les leurs, s'emporte, crie, jure et part au grand trot. A peine sorti de la ville, il quitte les chemins, disant que se promener comme tout le monde n'est pas militaire. Il prend à travers champs, {Lub 430} bat la campagne, saute les fossés, s'enfonce dans les marais, éreinte les chevaux, et rentre avec la même précipitation que s'il avait l'ennemi au derrière. Il appelle cela une promenade militaire, et le tout pour qu'on dise dans la ville qu'il a le diable au corps. Quant à moi, cet état d'asservissement aux caprices absurdes d'un seul me rendrait vite imbécile, si la paix se prolongeait; mais tout nous présage de nouveaux événements. Dieu merci!

Nous attendons ici le premier consul dans quinze jours. Nous rassemblons pour le recevoir quatre régiments de cavalerie et six mille hommes d'infanterie. Je serai alors en état de monter à cheval, et Dieu sait quelles caracoles nous allons faire! Ce que je dis de ce voyage est un secret d'État et ne nous est point venu officiellement, mais confidentiellement {CL 31} par le canal de Berthier. Adieu, ma bonne mère, aime-moi toujours malgré ma tristesse.

LETTRE V

Charleville, 10 brumaire an XI (novembre).

Tu rends avec vérité, ma bonne mère, la peine qu'on éprouve en se séparant de ceux auxquels de bonnes qualités et une longue habitude nous ont attachés; je conçois parfaitement le chagrin que cela t'a causé, et le poids dont tu te sens allégée cependant. L'attente d'une chose pénible l'est encore plus que la chose elle-même. Je t'assure que, de mon côté, il m'en coûte bien de savoir que je ne reverrai plus à Nohant la bonne Miémié; car, ses humeurs à part, elle était véritablement excellente, et je n'aurais jamais cru qu'elle pût se décider à nous quitter. Mais puisque la chose est faite malgré tous mes regrets, je sais bien que tu seras plus libre et mieux soignée. Un arrangement dont je m'applaudis tous les jours, c'est celui par lequel j'ai attaché Deschartres aux destinées de Nohant*. C'est vraiment la perle des cœurs honnêtes; on n'est pas plus brutal que lui, et en même temps d'une délicatesse plus rare. Je me transporte en imagination chaque soir auprès de toi, et j'y vois tes {Lub 431} longues et tristes veillées. Je t'assure que, de mon côté, je ne suis pas plus gai ici. Ma jambe me sert un peu de prétexte maintenant pour m'enfermer dans ma chambre et me dispenser des éternels dîners et des insipides soirées chez le préfet, ou le commandant, ou le commissaire des guerres. Je fais du moins chez moi de la musique tout à mon aise, quelques mauvais vers de temps en temps, et le plus {CL 32} souvent des châteaux en Espagne. Dupont va aller à Paris au mois de janvier: aussitôt je filerai vers Nohant, et, en passant à Paris je tâcherai de faire encore quelques démarches pour sortir du poste où je suis et où je me déplais chaque jour davantage. Je rabâche, mais je ne puis assez te dire que la guerre ennoblit tout. En temps de paix, un aide de camp est un pauvre sire, surtout quand il a affaire à un cerveau détraqué. Je voudrais passer capitaine et aller au régiment, ou entrer au moins dans la garde du consul, parce que là, en temps de guerre, il y a du beau et du grand à tenter. . .

[{CL 31}] * Deschartres était devenu fermier de ma grand'mère.

24 brumaire.

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J'ai tué hier un loup dans la forêt r de Lannoy. Ils sont si nombreux que sans nous ils feraient de grands ravages dans le pays. Je ne sais pas si celui que j'ai abattu est le même qui avait mordu quinze personnes ces jours-ci. Je le voudrais bien. Au reste, nous en avons tué huit, et sans doute il était du nombre. Ils vont en troupe et la chasse devient un peu plus sérieuse, c'est-à-dire plus amusante.

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Apparemment l'itinéraire de Bonaparte fut changé, puisque mon père eut la liberté de s'absenter. On voit bien qu'il s'ennuyait loin de Victoire, et fit tout s au monde pour aller la voir à Paris. Pour cela il lui fallut prétexter des affaires, et il eut besoin d'une lettre de sa mère au général Dupont. Car Dupont était « plus braque et plus mal disposé que jamais. Monsieur fait la cour à une dame dont le mari était absent, mais depuis huit jours ce mari a eu l'impolitesse de revenir, et le général, contrarié dans ses amours, s'en prend à nous, qui n'y pouvons {CL 33} mais. » Pour faire agréer sa demande à sa mère, {Lub 432} Maurice fait un peu l'ambitieux. Il dit que le moment est bon pour aller travailler à son avancement, qu'il verra Armand Caulaincourt*, son ancien ennemi, et qu'il est sûr qu'il lui donnera un coup de main, parce que, après tout, ce personnage, dont le chemin a été si rapide, n'a pas de raison pour le haïr. « Il m'a fort ennuyé, et je ne l'ai jamais blessé dans mes réponses. J'aurais pu le taquiner dans ses amourettes, mais comme j'aimais ailleurs, j'ai agi loyalement, et il s'en est aperçu. Je ne l'ai jamais cru méchant ni sot, tant s'en faut, et peut-être, à présent qu'il est en bon chemin, aura-t-il quitté ses grands airs. Nous verrons bien. »

Maurice veut aussi revoir le père Harville, son premier général, son grand diable d'Ordener (le père, je crois, du brave colonel Ordener), un autre grand diable qui se conduisit d'une manière héroïque aux portes de Paris en 1814**, Eugène Beauharnais, Lacuée, Macdonald, et enfin son ami Laborde, aide de camp de Junot. Il flatte le désir que sa mère éprouvait dès lors de le voir se placer plus près des regards du premier consul, et lui-même désirait vivement alors entrer dans la garde du premier consul. Il fit quelques efforts, comme on le verra, et sans succès comme il était facile de le prévoir, car il était trop préoccupé de son amour pour être un solliciteur actif, et trop naïvement fier pour être un heureux courtisan t. J'ai entendu souvent ses amis s'étonner qu'avec tant de bravoure, d'intelligence et de charme dans les manières, il n'ai pas eu un plus rapide avancement, mais je le conçois u bien. Il était amoureux, et pendant plusieurs années il n'eut pas d'autre ambition que celle d'être aimé. Ensuite il n'était pas homme de cour, et on {CL 34} n'obtenait déjà plus rien sans se donner beaucoup de peine. Puis vinrent pour Bonaparte des préoccupations sérieuses. L'affaire Pichegru v, Moreau et Georges, celle du duc d'Enghien, et ces événements w expliquent le mouvement qui se fit dans son esprit pour rapprocher de lui les noms du passé, puis pour les en éloigner, puis enfin pour les rapprocher encore et se réconcilier avec eux. x

[{CL 33}] * Le duc de vicence.

[{CL 33}] ** Ordener le père était en 1802 chef de la garde consulaire.

Mon père obtint d'autant plus facilement de sa mère une lettre pour le général Dupont, qu'elle croyait tout {Lub 433} rompu avec Victoire, et qu'elle espérait voir arriver son cher Maurice à Nohant après quelques jours consacrés à faire des tentatives d'avancement à Paris. Je ne saurais dire quelles résolutions il avait formées à cet égard, mais son caractère est ordinairement si sincère et même si ingénu que je crois très-fort à son projet réel d'aller embrasser promptement sa mère. Il comptait seulement voir son amie à Paris, la consoler sans doute de la douleur de leur séparation à Charleville, et s'arracher de ses bras pour y revenir bientôt. Mais sans doute il la trouva sur le point de devenir mère, triste, effrayée, malade peut-être. Alors sacrifiant tout à un amour sérieux, et les tendres exigences de sa mère, et ses espérances d'avancement militaire, il resta cinq mois à Paris, écrivant toujours, ayant l'air de s'occuper beaucoup de ses affaires, promettant chaque semaine d'arriver à Nohant la semaine suivante, et, en fait, ne pouvant s'arracher à sa passion, ne le voulant plus probablement. Peut-être le général Dupont s'était-il interposé aussi à Charleville pour faire partir Victoire, car il y a quelque part dans la correspondance une lettre de lui où, en rendant justice à la conduite de la jeune femme, il exprime à ma grand'mère la crainte de voir Maurice faire quelque folie, et par là il entend sans doute un mariage d'amour.

Voici quelques fragments des lettres de mon père écrites de Paris du 15 frimaire au 5 floréal.

{CL 35} Frimaire an XI (décembre 1802).

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Il y a beaucoup d'étrangers et de livrées dans les rues. Les portes des gens en place sont inabordables. C'est tout comme autrefois. Quoi qu'on en dise, le peuple n'en est ni plus heureux, ni plus content. Hier, dans une querelle à la chasse, le général Lecourbe a tué un homme. Deux heures après, les habitants de Corbeil se sont portés à sa maison de campagne et l'ont massacré. Cette nouvelle a consterné tout Paris et surtout le château. Il y a quatre jours, au tirage des conscrits de la section des Gravilliers, il y a eu rébellion de leur part, désarmement de la garde; renfort arrivé, combat, et douze hommes de tués. Tout cela n'est pas fort gai. . .

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{Lub 434} Je ne sais pas ce que c'est que cette aventure tragique du général Lecourbe. Aucun des ouvrages que je puis consulter n'en fait mention. Il est certain qu'il ne fut pas tué là, et peut-être ce que mon père raconte est-il un bruit sans aucun fondement. Peut-être aussi l'affaire arriva-t-elle comme il la rapporte, sauf la gravité de la catastrophe finale. Plusieurs de mes lecteurs, en consultant leurs souvenirs, en sauront sans doute plus que moi là-dessus. L'événement n'a pourtant rien d'invraisemblable. Le général Lecourbe habitait alors la campagne aux environs de Paris. Il était sans emploi, et ne reparut sur la scène que pour défendre avec chaleur le général Moreau, accusé en 1803. Sa disgrâce semble antérieure à cet acte d'attachement envers un ami malheureux, et elle dura ensuite autant que le règne de Bonaparte. Lecourbeétait un héros à la guerre; son énergie {CL 36} au milieu des soldats révoltés qu'il faisait rentrer dans le devoir à coups de sabre* était une vertu militaire qui ne le disposait pas beaucoup, on peut croire, à l'exercice des vertus civiles, et il faut bien dire qu'en général ces guerriers couverts de gloire conservaient souvent dans la vie privée des allures proconsulaires. Je n'ai rien à affirmer non plus sur l'anecdote des conscrits de la section de Gravilliers. Ce sont des détails qu'on ne retrouverait probablement pas dans les journaux du temps, tous rigoureusement soumis à la censure directe du maître. Nous n'avons pas encore une histoire complète de l'Empire. Celle de M. Thiers, que je consulte comme la plus détaillée et la plus sérieuse sur beaucoup de points, ne s'occupe pas des mœurs et de l'opinion autant qu'il le faudrait. Elle indique à peine les écontentements du peuple, et elle n'explique jamais ceux de l'armée d'une manière satisfaisante. M. Thiers fait trop de flatterie au grand homme, qu'il place avec raison au premier plan, en supposant que tous les hommes qui avaient concouru à ses éclatants triomphes étaient d'aveugles ambitieux. Il ne leur attribue point d'idées qui lui paraissent dignes d'examen et de discussion, et pourtant il serait fort important de savoir quels vestiges de croyance républicaine {Lub 435} la Révolution avait laissés dans l'esprit de ces hommes condamnés à se taire et à obéir. Je demande qu'on fasse l'histoire des disgraciés de Napoléon et j'appellerais volontiers ceux d'entre eux qui sont restés fidèles à leurs premières idées à nous raconter eux-mêmes aujourd'hui leur vie et leurs sentiments sous l'Empire. Cela manque à la philosophie de l'histoire de l'Empire. Toute la portée, toute la vérité d'une époque n'est pas dans le récit officiel des événements généraux, tels que la guerre, la législation, la diplomatie et les finances.

* Cela lui arriva notamment à Zurich dans la campagne de 1799. Les soldats se révoltaient pour défaut de paye.



{CL 37} Suite des fragments de lettres y



Paris, 18 frimaire an XI (décembre 1802).

. . . . J'ai enfin vu Caulaincourt, et ce n'est pas sans peine; mais, ma foi, j'ai été bien inspiré de compter sur l'oubli de nos petites rancunes. A peine m'eut-il reconnu qu'il embrassa cordialement l'ancienne ordonnance du père Harville. Il me demanda de tes nouvelles avec un vif intérêt, et à peine lui eus-je dit que je désirais entrer dans la garde, qu'il ne me donna pas le temps de lui demander de m'y aider. Il s'y offrit et s'en chargea avec un empressement fort aimable. Il m'a demandé mes états de service et promis de son propre mouvement de les présenter et de les faire lire demain au premier consul, à Saint-Cloud. Il m'a surtout recommandé de mettre en toutes lettres et fort apparentes, sur ma demande, que je suis le petit-fils du maréchal de Saxe, m'assurant qu'il le fallait pour réussir. « Mais la Suisse, mais Marengo? lui disais-je. — Bien, bien, m'a-t-il répondu, le présent est beaucoup, mais le passé a une grande importance aujourd'hui. Parlez du héros de Fontenoy et ne négligez rien de ce côté-là. » Bien m'avait pris d'avoir été dîner la veille chez Ordener et d'en avoir été reçu à bras ouverts, car il m'a demandé comment j'étais avec lui, et, sur ma réponse, il m'a assuré que tout cela irait sur des roulettes

{CL 38; Lub 436} Paris, 29 frimaire.

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Auguste* a pris hier le costume grave de son emploi de trésorier de la ville de Paris. Il avait l'habit noir, l'épée, la bourse, et, dans cet équipage, il nous a fait mourir de rire. Il a toujours une figure superbe à qui tout sied, et il porte très-bien ce costume, mais c'est si drôle de voir reparaître les habits de jadis! René veut être préfet du palais et sa femme dame d'honneur. Je l'ai fait enrager en lui disant z que pour le coup ces dames ne la verraient plus que de mauvais œil. Mais le premier consul a été si aimable et si galant avec elle, qu'elle subit le commun prestige, et finit par avouer que tous ces grands seigneurs sont fiers et insolents. Ils le sont d'autant plus, pour la plupart, qu'ils recherchent aussi la faveur du maître. aa

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* Auguste de Villeneuve, son neveu.

12 nivôse an XI (janvier 1803).

. . . . . Je t'envoie un chapeau de castor gris du dernier genre. Je l'ai choisi dans une caisse arrivant de Londres. C'est très-chaud, et c'est la mode effrénée.

René a été à Saint-Cloud voir madame Bonaparte. Apolline y est reçue on ne peut mieux, la mémoire de M. de Guibert est là en grande vénération. Tu vois bien qu'on fait la cour au passé.

{CL 39} J'ai vu le père Harville, qui m'a fait un meilleur accueil qu'à l'hospice du Saint-Bernard. Il a eu le temps de se dégeler. . . . . Je me recommande au souvenir du maire, dont l'image m'est toujours chère et présente.

(Suit une illustration libre représentant la tête de Deschartres coiffée d'oreilles d'âne.)

{Lub 437} 18 nivôse.

Tu as dû recevoir tes chapeaux. C'est moi maintenant qui vais te faire une demande, c'est de m'envoyer bien vite la garniture de boutons d'acier à tête de diamants qui vient de mon père. René, ébloui encore de l'éclat qu'ils jetaient en 89, me demande de les lui prêter pour les mettre sur un habit de velours lavande qu'il prépare pour aller faire sa cour à Saint-Cloud. C'est même moi qui lui ai offert cet éclatant service.

B*** * va avoir une place qui rapporte quarante mille livres par an. Ce que c'est que la cour! Le tout en raison du nom de ses pères; car il est notoire qu'il en a eu plus d'un. Quant à Dupont, qui est fou, mais qui est brave (on ne peut pas lui refuser cela), et qui, certes, s'est admirablement comporté en Italie, non-seulement il n'est pas invité, mais encore il est reçu froidement. Je dis vingt fois fois par jour: C'est comme autrefois, et la Révolution n'a rien changé. Hélas! où sont nos rêves de 89! où sont mes longues rêveries de Passy? où sont les neiges d'antan? Le luxe est semblable à celui de l'ancienne cour, épées, habits de velours, vestes brodées, livrées, carrosses, etc. . . . .

J'ignore le sort de ma demande au premier consul; ab je {CL 40} n'ai pas pu rejoindre Caulaincourt depuis notre première entrevue; je n'aime pas à obséder, j'attends. Apolline a parlé de moi chez le premier consul; Ordener se trouvait là, et a fait mon éloge à Eugène Beauharnais et à Clarke. . . . . J'ai enfin vu d'Andrezel; et j'ai dîné hier chez madame de La Marlière avec l'abbé de Prades ac.

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[{CL 39}] * Il serait inutile de chercher des noms sous les initiales. Je change les initiales à dessein, ne voulant molester aucun individu sans utilité.

Paris, ... nivôse.

T*** est au faîte de la faveur. Buonaparte lui a envoyé hier son aide de camp le Marrois ad pour lui demander en {Lub 438} propres termes quelle place il veut avoir. Je m'en réjouis pour lui, il est si bon et si aimable que je suis heureux de le voir content. Mais n'est-il pas étrange qu'on obtienne de belles places, à son propre choix, sans être sorti de sa chambre? Sais-tu l'effet que ça me fait? ae Cela me donne une furieuse envie de quitter la partie et d'aller planter nos choux. C'est ce que je ferai certainement si la guerre ne recommence pas bientôt; car je veux bien servir la France, mais je ne veux pas servir af dans une cour. Je suis las d'avoir couru le monde et de m'y être ruiné pour arriver à cette certitude que j'aurais mieux fait pour ma fortune de me morfondre dans les antichambres. L'état militaire est si avili aujourd'hui que je n'ose plus mettre l'uniforme dont j'étais si fier il y a un an. Nous ne pouvons plus même assister à la parade. On ne nous laisse pas seulement entrer dans la cour. Pour ma part, je n'y ai pas essayé, et je ne m'exposerai jamais à de tels affronts. Marengo est bien loin! Je radote, ma bonne mère, je suis toujours dans mes sottes idées de justice et de véritable grandeur. Ah! qu'il est dur de renoncer si vite aux rêves de la jeunesse! . . . . .

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{CL 41} Paris, 12 pluviôse (février 1803). ag

. . . . . Ne me gronde pas, j'agis du mieux que je peux. Mais comment faire pour réussir quand on n'est pas né courtisan? J'ai revu Caulaincourt hier. Il m'a fait déjeuner avec lui; il m'a dit qu'il avait mis lui-même ma demande dans le portefeuille du premier consul, et même qu'il lui avait parlé de moi, mais que celui-ci lui avait répondu: Nous verrons cela. C'est peut-être bien un refus anticipé. Que veux-tu que j'y fasse? C'est Buonaparte lui-même qui m'a fait entrer dans l'état-major, et c'est Lacuée qui me l'a conseillé. A présent, Lacuée dit que cela ne vaut pas le diable, et Buonaparte ne nous permet pas d'en sortir. Ce sera une grande faveur si cela m'arrive, mais je ne suis pas homme à me mettre à plat ventre pour obtenir une chose si simple et si juste. Je n'ose pourtant pas y renoncer, car tout mon désir est de me fixer à Paris si la paix continue; comme cela, nous nous arrangerions pour que tu vinsses y passer {Lub 439} les hivers et nous ne vivrions pas éternellement séparés, ce qui rend mon état aussi triste pour moi que pour toi-même. Je n'y mets ni insouciance ni lenteur. Mais tu ne m'as pas élevé pour être un courtisan, ma bonne mère, et je ne sais pas assiéger la porte des protecteurs. Caulaincourt est excellent pour moi, il a recommandé devant moi à son portier de me laisser toujours entrer quand je me présenterais, à quelque moment que ce fût; mais il sait bien que je ne suis pas de ceux qui abusent, et s'il veut me servir réellement il n'a pas besoin que je l'importune.

Je vais ce soir chez le général Harville, c'est son jour de réception. J'y vais chapeau sous le bras, culotte et bas de soie noire, frac vert! C'est à présent la tenue militaire!

. . . . . Ne me dis donc plus que tu vas tâcher de penser {CL 42} à moi le moins possible. Je ne suis déjà pas si gai! Et que veux-tu que je devienne si tu ne m'aimes plus? . . . . .

Paris, 27 pluviôse.

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... J'ai revu chez *** ah, à un fort beau souper qu'il a donné, madame de Tourzelles ai, et j'en ai été enchanté. Quant au reste, tant mâles que femelles, c'est toujours la même nullité, la même sottise. Le grand monde n'a point changé et ne changera point. J'en excepte quelques-uns seulement, et surtout Vitrolles, qui a de l'esprit et du caractère*. aj

En d'autres lieux, où on ne vise pas à la grandeur, on vise au bel esprit. Il n'y a pas jusqu'à F*** ak qui ne soit devenu sensible et réfléchi. Chez lui on ne parle que par sentences morales, et, au fond, on se soucie de tout cela comme d'un fétu. Mais c'est un genre. — J'ai reçu la letttre de maître Aliboron Deschartres. Elle est aussi aimable que lui, ce n'est pas peu dire.

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* Avec sa légèreté apparente, mon père jugeait très-bien les hommes. M. de Vitrolles est un des rares hommes du parti royaliste, en effet, pour l'esprit et le caractère.

{Lub 440} Paris, 7 ventôse. al

Caulaincourt a reparlé de moi au premier consul. Il avait égaré ma demande et lui en a redemandé une autre. Est-ce à dire que je dois espérer? Ah! si le grand homme savait comme j'ai envie de l'envoyer paître, et de ne plus me ruiner sans gloire à son service! Qu'il nous donne encore de la gloire s'il veut faire sa paix avec moi. Le {CL 43} malheur est que cela lui est parfaitement égal pour le moment. am

... J'ai été passer la soirée chez Cambacérès. Toute l'Europe était là, je crois. On a compté quatre cents voitures sur le Carrousel. Ce qu'il y a de remarquable, c'est l'accueil empressé que font les étrangers aux militaires français, tandis que messieurs de l'ancienne cour les décrient, et que messieurs de la nouvelle les dédaignent. Pour s'en venger, les uns et les autres prétendent que les étrangers recherchent la mauvaise compagnie. N'est-ce pas plaisant? Ainsi la duchesse de Gordon et la princesse d'Olgorouky vont s'encanailler chez Cambacérès.

... J'ai revu avec une joie extrême notre ancien et fidèle ami Heckel. Cela m'a consolé du reste. J'embrasse Jean-Louis-François Deschartres. Ô ma bonne mère, sois certaine que je t'aime!

16 ventôse.

Je t'assure que mes affaires sont dans le meilleur train possible, et que si personne ne me nuit dans l'esprit du premier consul au moment où ma demande lui sera présentée, je ne vois pas du tout pourquoi il ne l'admettrait point. Madame de Lauriston m'a recommandé elle-même à son fils, qui doit, à son premier travail avec le premier consul, exhiber ma supplique. Caulaincourt, que j'ai encore vu, me confirme dans la certitude que je ne puis pas échouer. En attendant, puisque tu me reproches mon humeur sauvage, je vais un peu dans le monde. Avant-hier j'ai été présenté par Auguste chez le consul Lebrun. Il y avait foule dans le salon, et j'étais forcé de me tenir derrière Auguste au moment où il débita sa phrase: « J'ai l'honneur de vous présenter mon oncle, aide de {Lub 441} camp, etc. » {CL 44} A ce début, Lebrun prit un maintien grave pour recevoir ce digne oncle qu'il cherchait des yeux. Je réussis alors à m'avancer pour faire ma révérence. Il était si stupéfait qu'il songeait à peine à me la rendre. Enfin, après m'a voir regardé avec attention, il nous partit au nez d'un grand éclat de rire en nous demandant lequel de nous était l'oncle ou le neveu. Il eut beaucoup de peine à se persuader que j'étais le plus âgé, et il fut très-aimable dans sa gaieté. De là nous fûmes chez Cambacérès, où c'était à mon tour de présenter Auguste comme mon neveu, et la même scène recommença. Cambacérès m'a invité à dîner pour jeudi. Je n'aurai garde d'y manquer, car ses dîners ont une grande réputation de gueule. J'ai revu hier Georges Lafayette, qui m'a présenté à sa femme, mademoiselle de Tracy. Il arrive d'Italie. J'ai revu aussi madame de Simiane, sœur de M. de Damas, avec lequel j'ai été en relation à Rome, et j'ai fait sa conquête en lui parlant de son frère.

Quand cette étemelle réponse du premier consul m'arrivera, et maintenant c'est bientôt, j'espère, je pars au triple galop pour aller t'embrasser et pour te dire que je t'aime cent fois plus que tu ne crois.

28 ventôse (mars 1803). an

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Je vois souvent mon ami Heckel. Comme il demeure fort loin, nous faisons chacun la moitié du chemin; nous nous joignons aux Tuileries, et là nous arpentons tout le jardin en babillant et en raisonnant à perte de vue. C'est vraiment l'homme le plus instruit et le plus éloquent que j'aie jamais rencontré, et il a des sentiments si nobles, que je me sens toujours meilleur quand je le quitte que quand je l'aborde. Il sollicite en ce moment une place de proviseur {CL 45} dans un lycée; je ferai présenter sa note à Buonaparte par Dupont. Réussirai-je? Je me ferais volontiers intrigant pour l'amour de ce digne homme, mais l'esprit du gouvernement est de ne donner qu'à ceux qui ont déjà, et c'est assez l'histoire de tous les grands pouvoirs.

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{Lub 442} Le Vendredi saint.

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René a donné ces jours-ci un très-beau déjeuner où étaient Eugène Beauharnais, Adrien de Mun, milord Stuart, madame Louis Bonaparte, la princesse Olgorouky, la duchesse de Gordon, madame d'Andlaw et lady Georgina, nièce de la duchesse de Gordon. Cela se faisait à l'intention d'Eugène, qui est amoureux et aimé de lady Georgina, laquelle passe dans le grand monde pour un astre de beauté. Il ne lui manque pour mériter sa réputation que d'avoir une bouche et des dents. Mais sur cet article Eugène et elle n'ont rien à se reprocher. La duchesse ne demanderait pas mieux que de la lui faire épouser, mais le cher beau-père Buonaparte n'entend point de cette oreille-là. La tante va partir pour l'Angleterre et les amants se désolent. Voilà comment la grandeur rend les gens heureux. ao En sortant de table, nous allâmes nous promener au Jardin des plantes, les uns en voiture et en boghei, les autres dans la calèche à quatre chevaux de la duchesse. Nous vîmes tout dans le plus grand détail. Eugène distribuait des louis à tort et à travers, comme un autre eût donné douze sous. Il nous faisait les honneurs, et c'est tout au plus s'il ne disait pas, au lieu du jardin du roi le jardin de mon père.

A la suite de la promenade, la duchesse de Gordon donna à la Râpée un dîner dont ni Eugène, ni René, ni {CL 46} Auguste, ni moi, ne fûmes priés. Vers le milieu du repas, la princesse Olgorouky reçut un billet de madame de Montesson, qui l'invitait à venir chez elle le soir même parée qu'elle avait un concert: Paësiello, et mademoiselle Duchesnois qui déclamerait. Aussitôt les morceaux trop hâtés se pressent dans la bouche de la princesse. Elle demande ses chevaux et part. Arrivée chez elle, elle se couvre de diamants, et arrive tout essoufflée chez madame de Montesson à neuf heures du soir. D'abord le portier ne veut pas la laisser monter. Elle se dit invitée, se nomme, monte et trouve madame de Montesson entre deux bougies, devant sa cheminée et prête à se coucher. Grand étonnement, explication de part et d'autre. C'était un poisson d'avril envoyé par quelques polissons qui n'étaient pas de la société, et je rougis d'avouer que je connais beaucoup ces misérables.

{Lub 443} Le lendemain, jour de la grande parade, Auguste et René reçurent un avis qu'ils prirent pour une attrape du même genre, mais qui ne se termina pas d'une manière aussi comique. On vint leur dire que M. de Villeleroux ap, descendant le grand escalier des Tuileries, s'était laissé tomber au milieu de tous ses collègues et s'était blessé. Ils y coururent en riant, pensant à un poisson d'avril, mais ils le trouvèrent mort dans la salle des Ambassadeurs, entre les mains du conseiller d'État Fourcroy, qui, pour ne pas manquer l'occasion d'une expérience, s'était mis en devoir de le galvaniser, ce qui n'aboutit qu'à lui faire faire d'effroyables grimaces. Il avait été frappé d'apoplexie foudroyante. Il a été enterré hier à Saint-Roch avec toute la pompe sénatoriale. Quant à la veuve, elle jeta les hauts cris le premier jour, le lendemain elle s'occupa beaucoup de sa robe et de sa chatte qui faisait, des petits. Le jour de l'enterrement, elle était toute consolée et riait de la figure des passants qu'elle voyait par sa fenêtre. Ce qu'on {CL 47} peut croire de mieux sur son compte, c'est qu'elle est folle, ma pauvre sœur*.

Bonaparte va partir dans quelques jours pour Bruxelles, si je n'obtiens pas de réponse avant son départ, je cours t'embrasser de toute mon âme et de toutes, mes forces.

* Mademoiselle Dupin, fille du premier mariage de mon grand-père, mariée à M. de Villeneuve, et en secondes noces à M. de Villeleroux.

29 germinal (avril). aq

Je pars dans trois jours pour Chenonceaux avec René; envoie-moi ar les chevaux jusqu'à Saint-Agnan, et dans cinq jours je suis dans tes bras. Oui, oui, il y a bien longtemps que je devrais y être. Tu en as souffert, moi aussi! as Tu vas me promener dans tes nouveaux jardins et me prouver que la grenouillère at est devenue le lac de Trasimène, les petites allées des routes royales, le pré une vallée suisse, et le petit bois la forêt Hercinia au. Oh! je ne demande pas mieux! Je verrai tout cela par tes yeux, je le verrai en beau, puisque je serai près de toi! av 1


Variantes

  1. Le deuxième partie est soudée à la première dans {Presse}. Les titres des parties ne figurent qu'à partir de l'édition {CL}.
  2. Reprise de {Presse}: CHAPITRE DIX-HUITIÈME ♦ CHAPITRE SIXIÈME {Lecou}, {LP} ♦ VI {CL}
  3. L' argument de ce chapitre dans {Presse} ne comprend pas: Rencontre avec les Turcs. – Aventure de M***. – Excentricités du général. – Caulaincourt, Ordener, d'Harville. – Cambacérès, Lebrun. – Poisson d'avril. – Ma tante paternelle
  4. Interruption de {Presse}
  5. tenir dans mon esprit contre la crainte {Lecou}, {LP} ♦ venir dans mon esprit dans la crainte {CL} ♦ tenir dans mon esprit contre la crainte {Lub} (rétablissant la 1ère leçon; nous le suivons)
  6. j'ai vu V*** {CL} ♦ j'ai revu Victoire {Lub} (de même dans le reste du chapitre)
  7. madame de la M*** {CL} ♦ madame de La Marlière {Lub}
  8. et j'en profiterai. / Sancho {CL} ♦ et j'en profiterai. Sancho {Lub}
  9. je crois, il ne faut {Lecou}, {LP} ♦ je crois, qu'il ne faut {CL}
  10. Reprise de {Presse}
  11. Interruption de {Presse}
  12. Tu sais que je t'ai {Lecou}, {LP} ♦ Tu sais que j'ai {CL}
  13. le colonel M***, sous-inspecteur {CL} ♦ le colonel, Malus le fils, sous-inspecteur {Lub} (de même dans le paragraphe suivant)
  14. pour tâcher de gagner {Lecou}, {LP} ♦ pour gagner {CL}
  15. Reprise de {Presse}
  16. Interruption de {Presse}
  17. le sieur *** {CL} ♦ le sieur Collin {Lub}
  18. un loup superbe dans la forêt {Lecou}, {LP} ♦ un loup dans la forêt {CL}
  19. et il fit tout {Lecou}, {LP} ♦ et fit tout {CL}
  20. Reprise de {Presse} par un texte de raccord: Ma grand'mère, voyant aux lettres suivantes que son cher Maurice était mortellement triste, l'appela près d'elle, et obtint du général Dupont qu'il lui permettrait d'aller à Paris faire des démarches pour son avancement. C'était un prétexte pour l'attirer à Nohant; mais il n'y alla que plus tard. Il fut retenu à Paris par son amour, usant aussi auprès de sa mère du prétexte de ces mêmes démarches. Il désirait vivement alors entrer dans la garde du premier consul. Il fit quelques efforts sans succès, comme il était facile de le prévoir, car il était trop préoccupé pour être un solliciteur actif et trop naïvement fier pour être un heureux courtisan
  21. avancement. Moi, je le conçois {Presse} ♦ avancement, moi, je le conçois {Lecou} ♦ avancement, moi je le conçois {LP} ♦ avancement, mais je le conçois {CL}
  22. sérieuses. L'affaire de Pichegru {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ sérieuses. L'affaire Pichegru {CL} ♦ sérieuses, l'affaire Pichegru {Lub} (La ponctuation paraissant illogique dans toutes les éditions, le point était remplacé par une virgule. Nous gardons la leçon des éditions antérieures)
  23. et les événements {Presse} ♦ et ces événements {Lecou} et sq.
  24. Interruption de {Presse}
  25. Reprise de {Presse}
  26. enrager hier en lui disant {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ enrager en lui disant {CL}
  27. Interruption de {Presse}
  28. premier consul; {CL} ♦ premier consul: {Lub}
  29. l'abbé de Prades {CL} ♦ l'abbé de Pradt {Lub}
  30. le Marrois {CL} ♦ Le Marois {Lub}
  31. que cela me fait? {Lecou}, {LP} ♦ que ça me fait? {CL}
  32. je ne suis pas propre à servir {Lecou}, {LP} ♦ je ne veux pas servir {CL}
  33. Reprise de {Presse}
  34. J'ai revu S*** chez *** {Presse} ♦ J'ai revu chez *** {Lecou} et sq.
  35. donné à Mme de Tourzelles {Presse} ♦ donné, madame de Tourzelles {Lecou}, {LP}, {CL} ♦ madame de Tourzel {Lub}
  36. Interruption de {Presse}
  37. jusqu'à F*** {CL} ♦ jusqu'à Rodier {Lub}
  38. Reprise de {Presse}
  39. Interruption de {Presse}
  40. Reprise de {Presse}
  41. Interruption de {Presse}
  42. M. de Villeleroux {CL} ♦ M. de La Villeleroux {Lub}
  43. Reprise de {Presse}
  44. avec René. Envoie-moi {Presse}
  45. souffert; moi aussi. {Presse}
  46. Grenouillère {Presse}
  47. forêt Hercinie {Presse}
  48. près de toi. {Presse}

Notes

  1. {Presse} La suite à demain.) [sic]