Résumé de l'an X. — Le concordat et M. Thiers. — Esprit religieux sous la République. — Scepticisme de Napoléon. — Le culte de l'Être suprême. — Le concordat et la Restauration. — Vote sur le consulat à vie. — Mon père. — La religion de l'amour. |
Je ne passerai pas outre dans l'histoire de mon père sans essayer de jeter un coup d'œil sur les deux principaux événements de l'an X, le concordat et le consulat à vie. La signature de la paix, qui occupa beaucoup plus l'opinion en France à cette époque, n'est aujourd'hui qu'un {CL 2} souvenir de second ordre, un événement passager qui n'eut point de stabilité, qu'on eut bientôt à considérer comme non avenu.
D'ailleurs il est évident que ces trois actes de la politique de Bonaparte, la paix, le concordat, le consulat à vie, sont les trois aspects d'une même pensée, d'une volonté toute personnelle. Les deux premiers sont la préparation du troisième. Au moyen de la paix, il se concilie la bourgeoisie; au moyen de la religion, il se concilie l'ancienne noblesse et croit aussi se concilier le respect et la confiance des masses. Ainsi, cette chose salutaire, la paix, cette chose sacrée, la religion, ne sont que des moyens auxquels il a recours pour préparer l'envahissement de la puissance absolue. Bientôt il déchirera forcément les traités et reprendra les armes pour maintenir sa dictature; bientôt il fera comprendre à l'Église que s'il l'a redoutée un instant, il ne l'a jamais respectée, et qu'elle doit plier devant lui comme le reste.
Ni les corps législatifs ni l'armée ne voulaient de la religion sous forme d'institution politique. La bourgeoisie n'y tenait pas le moins du monde, et si elle avait {Lub 407} eu le courage de son opinion, elle l'eût repoussée avec dédain, car c'était elle qui l'avait renversée, et tout ce qu'il y avait d'hommes intelligents dans ses rangs était adepte de Rousseau ou de Voltaire. Mais Bonaparte la réduisit au ilence en lui promettant la paix avec l'Europe, c'est-à-dire le développement de l'industrie et la sécurité du commerce. La bourgeoisie fit ce qu'elle a toujours fait depuis, elle manqua de principes et fit taire ses croyances ou ses sympathies en présence de ses intérêts. L'armée fut railleuse et irritée plus ouvertement et plus longtemps. Mais le premier consul savait bien que les intérêts de l'armée ne pouvaient manquer de faire bientôt cause commune avec ceux de la bourgeoisie en cas de paix durable, et qu'en {CL 3} cas de guerre prochaine, elle oublierait vite ses griefs et ne se préoccuperait guère des questions religieuses.
Ce concordat si vanté est une des plus fatales déviations de la glorieuse carrière de Napoléon. C'est lui qui a tout naturellement préparé le despotisme hypocrite de la Restauration.
C'est un acte purement politique, car le premier consul ne croyait pas à la religion catholique et refusait de consacrer religieusement son mariage avec Joséphine dans le moment c où il ouvrait les portes de la cathédrale de Paris au légat du pape.
Il n'y a pas de plus grande profanation d'une chose respectable que de l'imposer aux autres sans se l'imposer à soi-même. C'est en faire un jouet, c'est mépriser à la fois la croyance qu'on décrète et l'humanité à qui on la fait accepter. C'est cet éternel mensonge proclamé par les athées, qu'il faut aux femmes, aux enfants, au peuple, une religion dont on ne veut pas pour soi-même. Bonaparte se laissa persuader ou imposer ce mensonge.
Certes, il faut une religion non-seulement au peuple, aux enfants, aux femmes, aux simples de cœur et d'esprit, mais il en faut une à tous les hommes, aux chefs de nations, aux sociétés, aux républiques comme aux monarchies.
Il y a plus, il faut un culte public et des lois qui fassent respecter ce que la conscience des peuples proclame comme la plus haute expression de leur vie intellectuelle et morale.
Mais il faut que cette religion s'établisse par la foi et non par la {Lub 408} contrainte; par le libre examen et non par la raison d'état. Aucun homme n'a le droit de l'imposer à son semblable avant qu'il l'ait comprise et acceptée librement. Aucun législateur n'a le droit de la rétablir quand la société l'a repoussée et brisée.
{CL 4} Toute religion qui n'admet pas la loi du progrès dans l'humanité, ou, si l'on veut, la révélation successive; toute loi prétendue divine qui établit qu'à un certain moment de la vie de l'humanité, Dieu a dit aux hommes son dernier mot, doit fatalement être engloutie sous ses propres ruines, aussi bien que toute loi humaine qui s'impose aux hommes comme le dernier mot de leur propre sagesse.
Cette vérité a passé dans la pratique de la législation; la politique conservatrice, le gouvernement constitutionnel y ont puisé leur principe vital tout aussi bien que l'esprit révolutionnaire. Chaque année, chaque séance des corps qui légifèrent les sociétés constitutionnelles voient abroger, modifier, exhumer ou créer des lois selon les besoins ou les craintes du moment. Ce principe est désormais indestructible. L'application en serait excellente si les sociétés avaient une représentation véritable.
Les religions n'ayant pas suivi cette doctrine, et ayant, au contraire, proclamé le principe d'immobilité, qui entraîne celui d'intolérance, les nations logiques et sincères ont rejeté toute religion et se sont trouvées pour un instant plongées dans l'athéisme. Le scepticisme douloureux ou indifférent a succédé à cette protestation désespérée. La politique s'est avisée alors d'une distinction subtile, mais irrationnelle et illusoire, celle du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel. La politique était forcée d'en venir là dans de certains moments pour ne pas laisser entraver sa marche par les foudres de l'Église et pour ne pas briser trop brusquement l'arche sainte du passé. On conçoit qu'à l'heure qu'il est*, il serait bien difficile au roi des français et à ses ministres, encore plus difficile aux chambres qui sont censées nous représenter, de discuter entre eux les articles de notre foi et de faire avec le chef de l'Église {CL 5} autre chose qu'une alliance politique et constitutionnelle.
[{CL 4}] * 1847
Mais si jamais il y a eu dans notre histoire, depuis un siècle, un moment où il eût été possible de soulever avec {Lub 409} fruit cette grande question et de la porter devant le jury véritable de l'opinion, c'est précisément à l'époque où Bonaparte négocia le concordat. La Révolution avait tout brisé, la philosophie avait tout remis en question. L'anarchie, l'immoralité du Directoire avaient déjà fait sentir à toute âme saine et honnête que si la répudiation d'un faux principe religieux est légitime, l'absence de toute religion est une situation monstrueuse et un état de maladie mortelle.
Et qu'on ne dise pas que les esprits étaient tombés dans une sorte de stupeur qui ne leur permettait pas de s'interroger et de se connaître. En eût-il été ainsi, c'eût été une raison de plus pour que le législateur leur donnât le temps de se revoir et de se consulter, au lieu de les frapper d'une stupeur nouvelle en leur remettant sous les yeux le spectre du passé. Mais cela n'est pas vrai. Il y a des mensonges historiques que chacun répète sans les avoir approfondis, et j'en demande pardon à M. Thiers: il nous trompe parce qu'il se trompe lui-même quand il affirme que la majorité des français accepta le concordat avec joie et que Bonaparte eut en cette circonstance plus d'esprit, d'à-propos et d'habileté que tout le monde. En cela M. Thiers (je présume que ce rapprochement ne le fâchera point) voit et pense comme Bonaparte: il croit qu'une religion de l'état est un moyen indispensable de gouvernement; mais il ne croit point à cette religion, et il n'eût pu s'agenouiller de bonne foi le jour où, pour la première fois depuis dix ans, un prélat orthodoxe éleva ses mains sur la tête des gouvernants inclinés dans la cathédrale de Paris. Il suffit de dire: C'est un moyen, pour prouver qu'on ne respecte point la religion, qui doit être un but.
{CL 6} Non, il n'est pas vrai que la majorité des français fût indifférente à ce grand problème, avoir une religion ou n'en pas avoir: Être ou ne pas être, comme dit Hamlet, suspendu entre la vie et la mort dans une angoisse suprême. Il est bien certain qu'on salua avec indifférence le cortége romain reprenant possession de la France par décret du premier consul. On était comme ébloui par la surprise, comme paralysé par l'imprévu. On n'avait pas encore eu le temps de se demander si l'on combattrait en soi l'idée horrible du néant par un retour à la religion du passé, ou par la discussion de quelque grande hérésie, ou {Lub 410} par la lumière que le temps et la réflexion apportent dans des situations aussi graves. On vit le fantôme sortir de la tombe et on le laissa passer. On était las de toute espèce de guerre, cela est vrai: mais on n'était pas abruti par la fatigue au point de renoncer au gouvernement de sa propre pensée. Aussi chacun garda-t-il en soi-même le droit de croire, de nier ou de chercher. Les choses restèrent à cet égard absolument dans le même état. La religion catholique ne fit pas une seule conversion, et elle eut ce triste et froid triomphe d'habituer les français à ne plus s'occuper d'elle d'une manière sérieuse.
Ces derniers jours qui séparent la République de l'Empire ne montrent-ils pas cependant que, si la cause du progrès n'était pas gagnée, du moins elle avait jeté déjà ses racines dans des esprits que leur milieu social eût dû rendre hostiles à ces tentatives de nivellement?
Non certes, ce moment que l'on nous dépeint comme une phase d'abattement et d'impuissance à l'endroit des idées n'était pas ce qu'il nous paraît aujourd'hui à travers le triomphe de l'idée personnelle de Bonaparte. Il y avait encore des éléments de vie extraordinaires, comme il y en a dans les époques de dissolution et de renouvellement. Ce n'est pas l'absence d'idées qui fait ces époques oisives {CL 7} et aveugles en apparence: c'est, au contraire, la multiplicité et la diversité des idées qui les rendent irrésolues, paresseuses et défiantes d'elles-mêmes. Nous sommes aujourd'hui dans une crise analogue.
De 1798 à 1802 on fut particulièrement incertain et troublé, et comme dans les temps de scepticisme extrême, par une loi bizarre en apparence, mais très-significative de l'esprit humain, on est porté à croire au merveilleux; chacun crut sortir de sa perplexité en se remettant du soin de la destinée à l'homme du destin, à l'homme du prodige, comme on l'appelait alors.
Eh bien, l'homme du prodige, l'homme du destin, malgré l'intelligence, prodigieuse en effet, qui, plus d'une fois, lui fit accidentellement pressentir et seconder l'ordre de la destinée, ne comprit point le parti qu'il pouvait tirer d'une société ainsi disposée par rapport à la vérité morale. Il l'exploita merveilleusement au profit de sa théorie, qui était des plus terrestres, puisqu'elle se concentrait dans sa propre action. Il ne vit pas qu'une nation si profondément remuée par des idées nouvelles était capable de produire {Lub 411} quelque chose de plus grand que 'empire d'un seul homme, et que si cet homme eût toujours bien senti dans son cœur l'appel de la providence, il eût pu mettre ses hautes facultés d'application au service d'une réforme religieuse qui eût été l'expression du progrès de la France.
Loin de seconder les instincts généreux qui couvaient épars, mais énergiques, dans le sein de chaque français de cette époque, il ne fit servir son génie qu'à les refouler et à les anéantir.
Sa grande intelligence fut voilée par un nuage, le jour où il cessa de comprendre que sa mission n'était pas de nous faire retourner en arrière de la Révolution, mais de nous pousser en avant sur toutes les routes.
La Révolution en était pourtant d arrivée à ce point, où, {CL 8} lasse de violences, ouvrant les yeux sur ses erreurs, regrettant du passé ce qu'elle avait trop brusquement anéanti, espérant de l'avenir des inspirations meilleures, elle pouvait, au lieu de se perdre comme un rêve évanoui dans l'anarchie, entrer dans une nouvelle phase avec des hommes nouveaux et des idées purifiées. Bonaparte voulait l'ordre, et il avait raison; mais qu'il eût appliqué son génie essentiellement administrateur à rétablir l'ordre, il le pouvait tout aussi bien sans détruire l'idée et sans étouffer le sentiment républicain. Il sentait qu'il fallait une religion représentée par un culte et il avait raison. Les instincts religieux ne suffisent pas. Ils étaient plus puissants, depuis que la Révolution avait emporté le culte, qu'ils ne l'avaient été en France depuis plusieurs siècles. Jamais, depuis plusieurs siècles, la doctrine évangélique ne s'était lus héroïquement défendue contre les mensonges entassés sur sa poitrine généreuse. Certainement les hommes valaient mieux en 1800 qu'en 1750, quoiqu'ils eussent commis beaucoup d'erreurs et même de crimes. Ils étaient plus éclairés, plus enthousiastes, plus près de l'idéal. Mais ils ne se rendaient pas compte de leur foi. Ils avaient obéi à un tel esprit de réaction, qu'ils avaient oublié que tout ce qu'ils avaient e de meilleur dans le cœur et dans l'esprit leur venait de l'Évangile. Ils se croyaient parfois athées ou tout au moins déistes purs, adeptes de la religion de la nature, dans le moment où ils étaient le plus semblables à des chrétiens primitifs par les sentiments et les actions. Cet état bizarre ne pouvait durer. L'homme ne peut pas se mentir impunément {Lub 412} à lui-même pendant longtemps sans que ses croyances se perdent, et un vague instinct du beau, du vrai et du bien n'est pas toute la morale, toute la religion dont l'humanité a besoin. Cet instinct n'est qu'un résultat des principes dont elle a perdu ou brisé les formules, et c'est justement sur ces beaux instincts, mis en {CL 9} effervescence par une révolution sociale, qu'une vérité formulée doit venir naturellement s'implanter.
Voilà ce que Bonaparte ne comprit pas ou ne voulut pas comprendre. Ils ont tout remis en question, ces idéologues, pensa-t-il. Ils ne reviendront à l'ordre que par la confiance, et à la confiance que par l'obéissance. Il me faut l'aide de leurs prêtres pour les tenir dans le respect de l'ancienne hiérarchie que je vais leur rendre sous des formes un instant renouvelées, mais bientôt identiques aux anciennes.
Il est même permis de penser que Bonaparte n'alla pas aussi loin dans son raisonnement et qu'il ne vit dans ce replâtrage de la papauté qu'un moyen de faire accepter son usurpation aux vieilles monarchies de l'Europe, à l'Italie dévote particulièrement qu'il mettait en république, en attendant qu'il fît d'elle son royaume, et de la ville des papes l'apanage de son Dauphin. Il semble qu'il ait dédaigné particulièrement l'opinion de la France en lui imposant les conséquences du concordat; et qu'eût-il fait si cette opinion se fût prononcée sous la forme d'une résistance populaire? L'eût-il brisée à coups de canon?
Est-ce donc ainsi qu'on relève les autels et qu'on restaure une religion? N'est-ce pas plutôt lui porter le dernier coup, et n'était-il pas permis aux jeunes gens de l'armée d'en critiquer la mise en scène?
La critique est aisée, dira-t-on, mais nous formulerez-vous la religion que Bonaparte eût dû proposer au peuple français? Non, je ne la formulerai pas, parce que je ne suis pas le peuple français de 1802. Quand même j'aurais dans l'esprit avec mes contemporains une formule excellente à l'heure qu'il est, cette formule n'eût pas été applicable il y a un demi-siècle. Chaque époque a la vérité relative qui lui convient et qui, essentielle dans le fond, doit modifier ses formes, éclairer ses symboles, étendre ses applications en raison du progrès des esprits et de l'élévation {CL 10} des cœurs. D'ailleurs, la question n'est pas là. Je ne prétends pas que Bonaparte eût dû, je ne suppose {Lub 413} même pas qu'il eût pu se faire le représentant d'une foi nouvelle: mais sans assumer sur lui, comme Mahomet, le double rôle d'initiateur religieux et de législateur guerrier, ne pouvait-il pas se dire avec tous les esprits avancés de son temps: « La doctrine chrétienne est encore la plus haute, la plus pure expression du passé. Aucune intelligence saine, aucune âme juste ne la repousse et ne la désavoue. Gardons la foi chrétienne; rendons-en le culte accessible et gratuit à ceux qui n'en veulent pas répudier les antiques formules. Mais l'Église catholique a perdu, à certains égards, la notion du vrai christianisme. L'esprit du clergé est devenu dangereux, mettons un frein à la puissance du clergé, et comme ce frein ne saurait être purement matériel, comme il faut surtout s'entendre moralement sur les points essentiels de la doctrine enseignée et prêchée aux peuples, demandons à l'Église de se déclarer sur les questions vitales de la société, mettons le saint-siége dans l'obligation d'assembler un concile, ou de renoncer à être reconnu en France. Que cette assemblée, cette discussion solennelle et décisive, ait l'éclat et le retentissement qui doivent faire assister le monde entier, la France particulièrement, à la condamnation de l'absolutisme catholique et à la résurrection de l'Évangile. Que le monde sache enfin à quoi s'en tenir sur ces doctrines ésotériques de la papauté, de l'institut des jésuites et des différents corps, etc. — Une discussion de cette portée n'est pas indigne de moi et de l'élite des intelligences. Elle est nécessaire, elle sera un jour inévitable. Que ce jour soit dû à mon influence, à mon habileté, à ma volonté large comme le ciel lui-même! Si de puissants esprits ne se présentent pas pour soutenir et gagner la cause du Christ, si le prêtre triomphe du messie, si la révélation ne sort pas claire et vivante {CL 11} des obscures et contradictoires interprétations de l'Église, si la France ne s'intéresse point à ce débat suprême qui va décider de sa conscience, de sa moralité, de son unité: si ce concile ne donne pas l'essor à des vérités vivifiantes pour les peuples, pour les rois, pour l'Église elle-même, j'aurai du moins rempli ma mission et j'aurai tenté véritablement le salut de l'humanité. »
Napoléon ne vit que le côté matériel des choses. Il se préoccupa de la nomination des évêques, du traitement des prêtres, etc. Ce n'était là que la question secondaire. {Lub 414} Il fallait extirper le mauvais esprit et les intentions funestes, mettre au pied du mur les pensées cachées et les intrigues politiques, n'eût-il été conseillé que par sa politique personnelle. Il a fait des choses plus difficiles que celle-là, et celle-là, il l'eût faite, s'il y avait porté la foi intérieure.
Je n'apporte pas ici l'éventualité de la destruction de l'Église, de celle du culte en France. Je ne suppose même pas que le mot et la forme catholiques eussent dû recevoir dans la forme des atteintes regrettables. À cette époque, il ne pouvait pas s'agir d'un tel bouleversement, et il serait sans doute encore trop tôt pour le tenter, mais il y avait à régler les vrais devoirs de l'homme en société, et à savoir comment l'Église les entendrait désormais.
La discussion eût arraché à l'Église des concessions de principes qu'elle eût été libre d'appeler des éclaircissements, le complément de ses explications antérieures. Une fois rentrée officiellement dans la bonne voie, dans la tolérance, dans la charité, dans la fraternité chrétiennes, ses ministres eussent été justement passibles des peines portées contre les perturbateurs et les conspirateurs. Autrement, échappant à tout contrôle et libres de tout engagement, ils poursuivent et poursuivront toujours de plein droit cette éternelle société secrète qui travaille en silence contre tous {CL 12} les pouvoirs, qu'ils s'appellent république, empire ou monarchie.
Par un concile, l'Église irritée pouvait se suicider il est vrai, à cette époque. Où eût été le mal, si elle eût prouvé à l'univers qu'aucune étincelle de vie ne couvait plus dans son sein? Mais elle pouvait aussi se relever, retrouver la généreuse impulsion que grand nombre de ses ministres avaient subie en France aux premières heures de la Révolution. Elle pouvait se renouveler, se retremper dans la justice et la vérité pour des siècles encore. Chateaubriand n'allait-il pas surgir pour l'orner des guirlandes de la poésie? N'y avait-il pas des érudits, des philosophes, des poëtes, voire des mystiques, de par le monde, de grands hérétiques et de grands saints, qui fussent sortis de la foule où ils sont restés étouffés et inconnus, et qui eussent éclairé toutes les faces des questions vitales soulevées par la conscience publique?
D'ailleurs, avait-elle été condamnée avec justice et clairvoyance, cette religion qui était encore alors la {Lub 415} révélation absolue pour quelques-uns, et qui est, pour beaucoup aujourd'hui, une série de révélations successives attendant leur développement et leur continuation? Non. Elle avait été condamnée sans être jugée, elle avait été emportée dans une tourmente, et c'est ce qui donne encore une grande autorité à ce qu'elle a de vrai, une grande influence à ce qu'elle a de faux. C'était une raison de plus pour ne pas la rétablir sans la soumettre à un examen libre et concluant, à moins que la pensée secrète de Bonaparte ne fût, comme on pourrait encore se l'imaginer, de l'exposer à de nouveaux outrages en la couronnant de fleurs, et de l'embaumer pour la tombe. Une pensée aussi ambiguë que celle de Bonaparte à cet égard donne lieu à plus d'une hypothèse, et c'est ce qui la condamne.
Le mouvement qui avait porté Robespierre à rétablir une {CL 13} sorte de culte sorti de son cerveau, mouvement sans lumière suffisante, sans conscience assez profonde de soi-même, est au moins un mouvement naïf; et tout éphémère et inefficace qu'ait été cette tentative, elle a laissé une trace plus sensible qu'on ne pense dans l'esprit du peuple. Si c'était une profanation, ce n'était pas une profanation préméditée et froidement accomplie. C'était naïf et ignorant comme un sacrifice offert par des sauvages au grand Être; mais les sauvages ne sont pas sceptiques, ils adorent Dieu du mieux qu'ils peuvent, et le peuple de Paris avait été plus croyant au champ de Mars en 94 qu'il ne le fut autour de Notre-Dame en 1802. Ce n'est pas à dire que la religion des jacobins pût être mise en comparaison aucune avec celle des apôtres. Mais l'hypocrisie souille tout ce qu'elle touche, et voilà les étranges méprises auxquelles elle condamne les hommes.
Par le concordat, Napoléon ressuscitait et consacrait l'antique divorce du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel. C'était là, même au point de vue de son autorité, une grande faute, et je ne peux pas comprendre comment il l'a commise, sans même en prévoir les conséquences. Ses lentes et pénibles négociations avec la cour de Rome, ses querelles assez vives avec le légat ne lui faisaient-elles donc pas pressentir que le saint-siége n'était alors ni plus sincère ni plus croyant que lui? Et quand il eut enfin obtenu cette pauvre victoire d'amener le pape à consacrer l'hérésie des prêtres constitutionnels, ne vit-il {Lub 416} pas bien que la réconciliation n'était pas réelle, et que bientôt il lui faudrait, au nom du pouvoir temporel, briser les résistances, étouffer les protestations du pouvoir spirituel? Les classes extrêmes, que le rétablissement du culte officiel devait le mieux disposer en sa faveur, la vieille noblesse et le peuple des campagnes allaient nécessairement subir l'influence du clergé mécontent, faire du pape opprimé un martyr, et de {CL 14} l'empereur un tyran et un impie. Avec le concordat, tôt ou tard la restauration monarchique devenait imminente, inévitable. Bonaparte, qui venait d'appliquer sa vive et mobile capacité à étudier les canons et les lois de l'Église, ne se rendit pas compte de l'esprit de l'Église. Il étonna monsignor Caprara par son érudition improvisée, par sa facilité à retenir la lettre des institutions ecclésiastiques;mais le légat s'aperçut bien qu'il n'en pénétrait pas le sens, et le terrible ergoteur fut joué par le prélat timide et têtu. L'Église acheva de perdre, il est vrai, dans cette lutte la véritable notion et la véritable force de son pouvoir spirituel. Elle s'en dédommagea en empiétant sur le pouvoir temporel dans sa pensée, et grâce à sa secrète persistance, grâce aux fautes de Napoléon, elle devint, après la chute de ce grand homme, le véritable pouvoir temporel de la France.
Robespierre, dans sa rapide et informe ébauche d'une société nouvelle, avait du moins évité cet écueil. Il avait rêvé un instant la concentration du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel dans un symbole unique; il avait jeté comme première base de son système une pierre, brute comme une pierre druidique; mais sur cette pierre, par la suite des temps et le développement des idées, un temple pouvait s'élever qui réunirait dans son sein et la religion et la société dans une indivisible unité. Je suppose que Robespierre et Saint-Just eussent vécu quelques années de plus, et que leur système eût dominé, la France aurait eu un culte que chaque année aurait épuré. Le Christ n'eût certainement pas été exclu de ces honneurs rendus à la Divinité, puisque la Révolution l'avait déjà qualifié de sans-culotte Jésus, expression grossière et cependant profonde qui révélait un sentiment énergique de la vérité.
Ni Robespierre ni Saint-Just pourtant n'étaient les hommes capables de mener bien loin une œuvre si grande. {CL 15; Lub 417 } Grands eux-mêmes, mais souillés par l'époque terrible qui les avait produits, ils eussent laissé du moins des traces certaines de leur passage. Que Bonaparte et quelques-uns des hommes qui vinrent avec lui et qu'il absorba trop vite dans son rayonnement eussent été appelés à continuer l'œuvre des jacobins, et qu'au lieu de la renier et de la maudire, eux qui l'avaient adorée, ils eussent gardé la foi des choses nouvelles et compris la loi du progrès, ils eussent pu apporter le concours de leur génie et de leur audace à cet édifice de notre avenir. Et qui sait si, quelques années plus tard, cette grande hérésie du nouveau culte français, défendue par Napoléon et par l'héroïsme de la nation comme une conquête aussi précieuse que nos conquêtes matérielles, n'eût pas pu négocier avec le pape? Le pape négociait bien en 1802 avec une nation sans croyance, qui laissait plaider sa cause auprès de lui par un seul homme habile et impérieux? La terreur du pape eût été bien plus grande si cet homme eût été l'avocat d'une nation enthousiaste, passionnée, croyante, défendant ses principes philosophiques comme des articles de foi, demandant l'égalité au nom de Jésus, exigeant la révision d'une doctrine étouffée sous de fausses interprétations, menaçant l'Europe d'une véritable propagande républicaine et fraternelle, et sommant le chef de l'Église d'assembler un concile où les doctrines françaises eussent été discutées et portées à la tribune du genre humain? Qui sait si la prépondérance du génie de Napoléon et la terreur de ses armes n'eussent pas arraché au saint-père un édit de tolérance pour l'église de notre conscience et de notre inspiration? N'était-ce pas le temps des miracles, et le concordat n'est-il pas lui-même une sorte de miracle aussi, quoique venant du diable plutôt que de Dieu?
Mais nous n'avons pas besoin d'aller si loin dans nos hypothèses. Il est plus vraisemblable de croire que l'Église {CL 16 } nous eût maudits et repoussés; mais nous eussions plaidé, là, du moins, la plus grande cause qui ait jamais été plaidée devant l'humanité, et nous n'eussions peut-être pas manqué d'hommes pour la plaider dignement. Il en est plusieurs dont l'inspiration s'est perdue dans les luttes sourdes et impossibles de l'anarchie religieuse, qui, secondés, éclairés et mieux inspirés par un milieu plus {Lub 417 } pur et un concours plus large, eussent laissé dans l'histoire une trace que nous ne pouvons prévoir.
Mais c'eût été, dira-t-on, revenir au temps des hussites, recommencer les guerres de religion, se replonger dans la barbarie dont Voltaire nous avait à jamais sauvés. — Non, l'humanité ne repasse point par les chemins qu'elle connaît sans issue. L'Église n'eût pas pu lutter, elle n'aurait pas eu le pouvoir temporel pour envoyer nos députés au bûcher. Elle n'avait plus le pouvoir spirituel pour nous combattre victorieusement; elle eût protesté, elle n'eût rien empêché; elle eût été ébranlée du faîte jusqu'à la base, et notre querelle avec les vieilles monarchies de l'Europe, sans cesser d'être ardente et prodigieuse, eût gardé le caractère religieux et philosophique qu'elle avait au commencement et que Napoléon se hâta de lui faire perdre. Cette chimère du préjugé qui fait que les mots mêmes que j'emploie, religion et philosophie, sont des termes ennemis et irréconciliables f, fût tombée devant la clarté du jour. Et supposons encore que l'esprit du temps n'eût pas admis leur identité éternelle, supposons que les français eussent persisté à se croire uniquement philosophes (cela n'est pas probable, puisqu'en 1794 ils avaient ébauché une religion et en avaient admis les termes), cette philosophie, qui aurait grandi dans les combats, et que la solidarité du péril aurait gravée dans tous les cœurs comme l'idée même de la patrie, nous eût investis d'une force qui n'eût probablement pas succombé à Waterloo, en supposant {CL 17} qu'une lutte si longue, si désastreuse et si vaine eût été nécessaire pour le maintien de la République, comme elle l'a été pour celui de l'Empire.
Il est vrai que, pour que tout cela fût possible, il n'aurait pas fallu que Napoléon fût un conquérant et un sceptique. Il eût fallu un génie éclairé d'une lumière supérieure à celle de la pratique immédiate. Alors il ne nous eût pas jeté pour adieu à Fontainebleau cette parole amère, malédiction trop juste adressée aux hommes de son temps: « Si j'avais méprisé les hommes comme on me l'a reproché, le monde reconnaîtrait aujourd'hui que j'ai eu des raisons qui motivaient mon mépris. » Alors l'unité de l'homme, qui implique ses droits, ses devoirs et son action dans la vie, n'eût pas été brisée comme elle l'est aujourd'hui. Nous n'aurions pas une théocratie que {Lub 419} le gouvernement récuse et subit en même temps, anomalie monstrueuse où périssent à la fois l'autorité spirituelle et l'autorité temporelle. Cette unité de notre religion et de notre société, notion aussi simple que celle de l'union de notre âme avec notre corps, serait entrée dans les esprits, passée dans les lois, dans les mœurs, dans les arts, dans tout, par la force des choses, par la gloire surtout, puisque la gloire était la passion de l'époque, et qu'il eût fallu défendre cette religion de l'égalité contre les armées étrangères, comme nous avons défendu la fortune d'un souverain sans aïeux.
Il est permis de rêver quand on regarde derrière soi, et de regretter les déviations d'un grand esprit, les faiblesses d'un grand caractère. Il faut cependant, pour être juste, voir les obstacles qui l'ont fait reculer, et le milieu qui lui a ôté la liberté du jugement. Bonaparte ne jugea pas les hommes dignes de le seconder, et ce mépris, si naturel chez ceux qui voient ramper autour d'eux, le porta à rétrécir le vaste cadre de ses conceptions. Le spectacle et le souvenir des assemblées tumultueuses et des vaines agitations {CL 18} parlementaires durent lui causer un profond dégoût. C'est sous l'empire de ce dégoût, irritant pour un esprit prompt et net, qu'il imagina le mode du vote pour le consulat à vie. Il comprit très-bien que l'assentiment officiel des nombreuses signatures sur un registre tue l'esprit de parti, mais il dut comprendre aussi plus tard que ce mode peut tuer l'esprit public et créer des millions de parjures. Le vote de chaque individu n'est pas le vote de tous. La véritable adhésion des masses n'existe qu'à la condition du contact des hommes réunis en assemblée, s'éprouvant, s'interrogeant, se livrant les uns aux autres, s'engageant par la publicité des débats et pouvant échapper par là aux influences étroites de la famille et aux suggestions passagères de l'intérêt personnel.
Quand ces intérêts égoïstes se trouvèrent compromis par les malheurs publics, chacun de ces signataires empressés se crut libre de trahir et la patrie et l'homme qui, à la fin de sa carrière, redevenait la personnification véritable de la patrie, comme il l'avait été au commencement. Si Napoléon eût voulu ou pu créer une véritable représentation, je crois fermement qu'elle lui eût été plus fidèle, car elle l'eût préservé de l'ivresse du pouvoir sans {Lub 420 } entraver la marche providentielle de son génie. Le chef actuel de l'État* l'a bien compris, et a résolu plus habilement le problème posé à toutes les usurpations, quand elles se voient forcées de consulter la nation. Seulement, comme ce qui n'est qu'un compromis entre la conscience et la nécessité n'est qu'un leurre, et qu'un leurre ne saurait durer longtemps, la fausse représentation constitutionnelle de la France pourra bien être un jour aussi ingrate envers son fondateur que le fut la représentation naïvement asservie de l'Empire.
* Louis-Philippe. Ceci est écrit en 1847.
{CL 19} Qu'on n'attribue pas à la présomption ce coup d'œil jeté par moi sur les événements d'un passé encore débattu dans l'opinion des contemporains. C'est le droit de tous, puisque cette histoire d'hier est déjà celle de chacun de nous. Pour moi, c'est celle de mon père, c'est la mienne par conséquent.
En relisant ses lettres, écrites sous l'impression irréfléchie mais sincère du moment, je ne puis me défendre d'examiner et de juger à mon point de vue cequ'il a jugé au sien.
Mon père n'avait pas la prétention d'être philosophe, malgré l'éducation philosophique qu'il avait reçue. Il se croyait indifférent à toute religion, à toute doctrine, et comme tous les hommes de son âge, comme ceux de son époque surtout, il se laissait aller sans réflexion à la vie extérieure. Il est bien évident, néanmoins, qu'il avait, au fond de l'âme, une foi complète aux idées du christianisme progressif qui ont défrayé depuis lors les modernes écoles philosophiques.
Mon père est mort à trente ans: dans mes vagues souvenirs comme dans le souvenir tendre et presque enthousiaste de ses amis, il reste donc à l'état de jeune homme, et moi, qui me fais vieille, je vois en lui, par la mémoire et l'imagination, un enfant comme mon fils, lequel approche déjà de l'âge que mon père avait à la fin du Consulat, quand je vins au monde. Je reçois pourtant encore, en lisant sa vie écrite par lui-même au jour le jour, dans ses entretiens familiers avec sa mère, les profonds enseignements qu'il m'eût donnés s'il eût vécu. Et pour les bien comprendre, à travers le temps et la tombe qui nous séparent, je suis forcée de commenter {Lub 421 } tout ce qui s'agite en lui et autour de lui. Je le vois se résumer à son insu, à toutes les époques de sa vie qui touchent à la vie générale, et le contre-coup qu'il en reçoit me paraît, à travers l'enjouement {CL 20} apparent de son esprit, d'une portée très-sérieuse, non-seulement pour moi, mais pour tout le monde.
Ainsi je le vois dès l'enfance traiter le patriciat de chimère et la pauvreté de leçon utile. Souffrant de la Révolution jusqu'au fond des entrailles en sentant sous le couteau sa mère adorée, je le vois ne jamais maudire les idées mères de la Révolution, et tout au contraire approuver et bénir la chute des priviléges. Je le vois aimer sa patrie comme Tancrède, regarder la guerre et la gloire comme la proclamation des conquêtes morales de la philosophie, et s'écrier: « Ah! Ma mère! Qui eût dit à tes amis les philosophes qu'un jour leurs idées feraient de moi, fils de financier, un soldat au service d'une république, et que ces idées seraient à la pointe de nos sabres? » Je le vois plus naïf, plus conséquent, plus chrétien et plus philosophe encore, aimer une pauvre fille enrichie un instant par un malheur plus grand que la pauvreté; reconnaître que son amour l'a purifiée, et lutter contre les plus vives douleurs pour la réhabiliter en dépit du monde. Je le vois pousser le respect et l'amour de la famille jusqu'à briser le cœur de sa mère et le sien propre plutôt que de ne pas légitimer par le mariage les enfants de son amour. Toute cette conduite-là n'est pas d'un athée, et si l'expression est légère et dédaigneuse quand il parle du culte officiel, je vois, au fond de l'âme, les principes tenaces et victorieux de la religion de l'Évangile.