1802. — Fragments de lettres. — Les beaux du beau monde. — Projets de mariage. — Études musicales. — Les Anglais à Paris. — Retour du luxe. — Fête du concordat. — La cérémonie à Notre-Dame. — Attitude des généraux. — Deschartres à Paris. — Départ pour Charleville. — Les bêtes féroces. — Épreuves maçonniques et réception. — Retour des préjugés nobiliaires dans certains esprits. — Réponse à Deschartres. — Consulat à vie. — Déboires de la fonction d'aide de camp en temps de paix. — Disgrâce et mécontentement des états-majors. c |
Maurice, après avoir passé la fin de l'été et tout l'automne auprès de sa mère à Nohant, retourna d à Paris vers la fin de 1801. Il écrivit avec la même exactitude que par le passé. Mais ses lettres ne sont plus les mêmes. Ce ne sont plus les mêmes épanchements, la même insouciance, ou, s'il y a insouciance, elle est parfois un peu forcée. Évidemment la pauvre mère a une rivale. Sa tendre jalousie a fait éclore le mal qu'elle redoutait. e Dans les premières lettres de l'an X, il s'entretient particulièrement de la succession de M. de Rochefort, et supplie sa mère de ne pas prendre l'avis des hommes d'affaires, mais de s'en rapporter à la parole des Villeneuve et de finir tout au plus vite: car cette contestation durait encore entre les conseils des parties intéressées. Il lui dit quelque part, en la remerciant de partager ses sentiments à cet égard: « Auguste est tout étouffé de ta lettre. Ses irrésolutions et ses scrupules {CL 454} n'auraient jamais {Lub 378} fini si tu ne t'étais chargé de les lever. Il me charge de te dire, en attendant qu'il te réponde, que tu es bien noble et bien grande dans tout cela, et qu'il se sent digne d'être ainsi traité apr toi. C'est la vérité. Son frère et lui sont de vrais amis pour nous. J'ai dit à Pons d'en finir vite, afin que nous n'ayons plus quà signer. C'est la situation la plus comique qu'on puisse voir que la nôtre. Depuis deux ans nos conseils sont comme en procès pour nous, et nous, riant, dînant et courant ensemble, nous nous aimons et nous entendons malgré eux. »
Paris, 14 frimaire an X.
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Mon général* va avoir, dit-on, l'inspection d'infanfanterie de Beurnonville. Ainsi, nous n'aurons d'autre travail que celui de la digestion, en touchant nos appointements dans les murs de Paris. Nos campagnes se feront désormais au champ de Mars et aux Champs-Élysées. Nous sommes très-bien avec le grand patron maintenant. Le mien a été lui porter hier un plan détaillé de la bataille de Marengo. Il a été bien reçu, il y a dîné, et tout va bien de ce côté-là. . . . . .
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Je t'aime, j'embrasse ma bonne, je rosse Deschartres. . . . . .
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* Dupont.
{CL 455} 28 frimaire.
Nous parlons après-demain pour les Ardennes, et les préparatifs les plus terribles se font chez mon général. C'est un véritable arsenal. On n'y voit que coutelas, baïonnettes, fusils à deux coups, barils de poudre. Nous nous préparons à faire grande déconfiture de loups et de sangliers. Nouveaux Hercules, nous allons, faute de {Lub 379} mieux, purger la terre des monstres sauvages. Paris et ses délices n'ont point amolli nos fiers courages, et au moment où chacun prend ses quartiers d'hiver au coin du feu, nous allons braver les frimas. Que le diable emporte la paix! Pourquoi ne pouvons-nous pas mieux employer notre turbulence?. . . . . .
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Les anciens amis de Deschartres voudraient bien le voir en écharpe municipale.
4 nivôse.
Tu me croyais déjà dans les Ardennes, ma bonne mère, et moi aussi; mais comme je montais en voiture avec mon général, comme je criais déjà: Fouette, cocher! arrive un petit mot du général Murat qui nous fait remonter au salon et déplier bagage. Nous apprenons que le consul a des vues sur nous. . . . . .
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4 nivôse an X.
. . . C'est f aujourd'hui que nous avons célébré l'anniversaire du fameux passage*. Presque toute l'aile droite était réunie chez mon général. On ne se doutait pas qu'il {CL 456} y aurait des couplets. Je fis un gros paquet de mauvais vers, que son domestique fut chargé d'apporter au milieu du dîner. Le général décacheté avec empressement, et le voilà de pouffer de rire. C'était toute une relation héroïco-burlesque de l'affaire. Il la lut tout haut, et chacun de rire aussi en se récriant sur la véracité des faits. Je fus vite deviné, et on voulut me faire chanter mon œuvre mais pour ne pas recommencer ce qui avait déjà été lu et relu, je chantai une kyrielle d'autres couplets sur le même sujet: cela m'a couvert de gloire à bon marché. On s'est levé de table en riant et en chantant, et en rentrant au salon nous nous sommes tous embrassés les uns les autres, Dupont commençant par moi. Si {Presse 13/11/54 2} jamais on a vu de l'égalité et de la fraternité régner tout de bon parmi quelques hommes, c'était bien entre nous dans ce moment-là. g
[{CL 455}] * Le passage du Mincio.
Nous jouons la comédie chez les Rodier dimanche prochain. René quitte les petits habits, qui ne sont plus {Lub 380} de mode, moi, je vais faire de l'effet avec la culotte noire. Nous dînons tous demain chez Vitrolle. . . . . .
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Paris, 5 janvier 1802.
. . . . Mon général est parti pour les Ardennes décidément, et moi je reste ici plongé dans l'harmonie. Mon maître de composition s'appelle Gérard, c'est un professeur excellent. Je me casse la tête, mais j'espère me procurer de grandes jouissances en m'initiant aux grands mystères de l'art; je prends tous les jours une leçon de deux heures et demie, et me voilà rêvant un opéra que je veux pouvoir faire au moins dans un an. J'ai toujours la tête pleine de mélodies, et je trouve tout ce travail qu'il faut faire pour apprendre à en accoucher bien terrible et bien refroidissant; mais je m'y acharne, et quand je {CL 457} m'impatiente, je bouscule mon piano et j'y exécute des charges de cavalerie. Le général rit comme un fou de mon projet d'opéra. Il dit que si je suis sifflé, je ne peux pas me dispenser de faire tirer l'épée à toute la salle, pour prouver au public qu'on doit respecter ses aides de camp.
Nous avons été inséparables tous ces jours-ci, lui et moi. Il m'a parlé à cœur ouvert, il ne raffole pas du maître, il dit qu'on ne sait par quel bout le prendre, qu'il a des accès d'humeur où il est inabordable. Ce n'est donc pas le moment pour moi de demander de l'avancement, et je me tiendrai tranquille. Cependant le général croit que nous recevrons quelque commission importante au retour du grand patron*.
* Bonaparte était alors à Lyon, où il présidait la consulte italienne.
J'ai été à la parade; nous nous sommes trouvés réunis dans les appartements et j'y ai revu tous les aides de camp de l'armée de réserve et d'Italie: j'ai été reçu par eux à bras ouverts, et comme, dans notre joyeuse humeur, nous parlions très-haut et tous à la fois, le général Mortier, commandant la division de Paris, est venu nous prier de nous taire, attendu qu'on n'entendait que nous. Brière, aide de camp de Berthier, lui a répondu au nom de la troupe, que c'était ce qui pouvait arriver de {Lub 381} plus heureux vu que nous disions des choses charmantes.
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Tous h les aimables de la société ****, les G..., les M..., les P..., sont i les freluquets les plus conditionnés que je connaisse. Ils parlent pendant une heure sans rien dire, décident de tout à tort et à travers, et ont tellement à cœur, {CL 458} sous prétexte de belles manières, de se copier les uns les autres, que qui en a vu un seul les connaît tous, il faut vivre dans le monde, dis-tu. C'est possible, ma bonne mère; mais il n'y a rien de plus sot que tous ces gens qui n'ont pour tout mérite qu'un nom dont l'éclat ne leur appartient pas. j Soyez hommes si vous voulez que je vous estime, et si vous n'êtes que des poupées, ne soyez pas si vains et si impertinents: voilà ce que je suis toujours au moment de leur dire; mais ma morale est hors de saison et n'a jamais fait fortune dans le monde. Avec toi je peux bien penser tout haut là-dessus.
[{CL 457}] * Société des plus huppées de l'ancien régime. J'ai changé les initiales et supprimé les noms propres. Il serait donc inutile de chercher à qui s'appliqueront les critiques de mon père. k
18 janvier.
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Oui, madame de La Marlière♦* veut absolument me marier avec une demoiselle de Ramière** qui a vingt mille livres de rente et beaucoup de talent et d'esprit, à ce qu'elle assure. En outre, elle est fort jolie, dit-on. Certainement ma bonne mère, vingt mille livres de rente ne me feraient pas grand mal, je voudrais bien les avoir pour te les donner: mais malgré les agréments si vantés de l'héritière en question, je t'avoue que je n'ai pas la moindre envie de me marier. Il faut si peu de chose pour gâter les projets de bonheur qu'on se laisse mettre en tête! D'abord tu sauras que cette demoiselle est pieuse, dévote en d'autres termes. Comment t'arrangerais-tu, dis- moi, d'une jeune tille qui se scandaliserait de tes opinions? Tu vois bien qu'il ne faut pas donner si {Lub 382} vite dans tout cela, {CL 459} et tu me permettras bien d'y réfléchir. Je ne me réjouis pas absolument d'être un pauvre pingre, mais j'en prends fort bien mon parti, et même je m'aperçois que les plaisirs les plus vrais et les plus purs ne sont pas ceux qui nous ruinent. Avec l mon maître de composition et mon piano de louage, je m'amuse baaucoup mieux que dans le monde, et la nuit, quand je me suis oublié à travailler la musique jusqu'à trois heures du matin, je sens que je suis beaucoup plus calme et plus heureux que si j'avais été au bal. Je m'entête à devenir bon harmoniste, et j'y réussirai. Je ne néglige pas non plus mon violon Je l'aime tant! Mes finances ne sont pas dans un très-bel état. J'ai été obligé de me rééquiper des pieds à la tête pour aller à la parade. Mais comme je me pique d'être un enfant d'Apollon, si je suis gueux, c'est dans l'ordre.
[{ CL 458}] * C'était la veuve du général de La Marlière♦ qui fut enveloppé dans le procès de Custine et guillotiné. m
[{ CL 458}] ** Je crois que c'est la même qui a été mariée à M. de Wismes, préfet d'Angers, et dont les filles ont été au couvent avec moi.
J'ai vu Lejeune* au spectacle. Il m'a cherché dans tout Paris lorsqu'il faisait son tableau de la bataille de Marengo. Il dit qu'il ne se console pas de ne pas avoir eu ma tête sous la main, pour la placer dans cette composition. n Je t'enverrai bientôt ton châle par une personne très-sùre que je ne connais pas, mais qui part bientôt pour le Berry**.
* Le général Lejeune, peintre d'histoire; j'ai de lui un joli portrait de mon père, au crayon, extrêmement ressemblant.
** Cette personne très-sûre perdit ou vola le chàle, il est vrai que mon père ne la connaissait pas. o
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J'ai p fait connaissance avec plusieurs grandes dames: madame d'Esquelbec, qui a daigné me trouver fort bien, à ce qu'on m'a dit; madame de Flahaut, qui vient de faire paraître un roman que j'ai la grossièreté de n'avoir pas lu, et madame d'Andlow q. — René est toujours le meilleur des amis, mais il a un grand défaut, c'est de boire de l'eau comme un canard; heureusement que cela n'est pas contagieux. r
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{CL 460} 3 pluviôse.
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J'ai été voir ma maison. Elle est occupée par vingt {Lub 383} carabins, et M. Laurent se lamente de n'avoir que trente paires de draps. Il est vrai que ce n'est pas trop pour tenir ces gaillards-là propres. Mais je lui ai remontré qu'ils n'y tenaient pas, et que c'était par conséquent une dépense inutile. Nous verrons cela quand les artistes du Louvre seront logés, comme on l'assure, à la Sorbonne. Cela aménera des dames dans le quartier.
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Oui, certainement, je travaille toujours, mais quand mon père disait qu'il avait appris la composition en vingt leçons, je crois qu'il se moquait de nous. Rien n'est plus abstrait et plus difficile. Dans ce moment je saute les dissonances s pour passer aux modulations. Si tu savais comme je travaille! Car le temps presse, et au printemps, il faudra quitter tout cela ! Je n'ai en tête que fausses quintes, petites sixtes, tritons et septièmes diminuées. J'en rêve la nuit.
Je t te jure par tout ce qu'il y a de plus sacré que V*** travaille et ne me coûte rien. Je ne comprends pas que tu t'inquiètes tant. Jamais je n'entretiendrai une femme, tant que je serai un pauvre diable, puisque je serais forcé de l'entretenir à tes frais. En outre, tu ne la connais pas, et tu la juges sur le dire de Deschartres, qui la connaît encore moins. Ne parlons pas d'elle, je t'en prie, ma bonne mère, nous ne nous entendrions pas; sois sûre seulement que j'aimerais mieux me brûler la cervelle que de mériter de toi un reproche, et que te faire de la peine est le plus mortel chagrin qui me puisse arriver. u
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J'ai monté ce matin M. le Daim, un cheval de cent louis {CL 461} que le général a acheté. Il est délicieux, mais il a le diable au corps, et il marche tout le long du boulevard sur les pieds de derrière comme un chien savant. Je n'ai pourtant pas fait comme les élégants du jour, qui ont la rage de faire de l'équitation au bois de Boulogne, et qu'on voit tomber comme des mouches.
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4 pluviôse.
... Que tu es bonne de vouloir absolument payer le maître et la location du piano! Allons, je te rembourserai {Lub 384} à Nohant en belle et bonne harmonie. J'espère le mois prochain être en état d'écrire correctement*. Le général Dupont va revenir des Ardennes, il m'a envoyé du chevreuil et du sanglier, me chargeant d'en faire passer une partie au général Moreau.
* M. de Vitrolles m'a dit qu'il était arrivé quelque chose de singulier de cette instruction musicale, acquise trop tard peut-être. Avant de rien savoir, mon père avait l'âme pleine de mélodies charmantes, et les idées musicales le débordaient. Du moment qu'il eut acquis la science nécessaire pour les exprimer, son imagination se refroidit et son génie naturel l'abandonna sans qu'il s'en aperçût.
... Je vais demain avec mes neveux et leurs femmes à un bal énorme chez lady Higinson.
Paris, 11 pluviôse (février 1802).
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Mon Dieu, que me dis-tu là? qui aimerai-je sur la terre si ce n'est toi? Tu trouves mes lettres moins aimables que par le passé. Je n'en sais rien, je ne trouve rien de changé dans mon cœur, si ce n'est que je suis moins heureux depuis que je t'afflige. C'est ton séjour à la campagne qui te {CL 462} donne des idées noires. Je suis content de songer que tu viendras passer l'hiver prochain à Paris, et que je chasserai tout cela
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J'ai été faire florès chez madame d'Esquelbecq v. Croyant me faire un grand compliment, ces dames du beau monde m'ont trouvé l'air anglais. La belle idée! Paris est plein d'Anglais à mines sérieuses, et on est convenu de trouver cela du meilleur goût. Apparemment que j'ai eu la figure d'un homme qui s'ennuie et qu'on a pris cela pour un air profond. Il est vrai qu'en revanche nos petits agréables font les jolis et les évaporés, n'ayant pas trouvé de meilleure manière de prouver leur nationalité. Si c'est parce que je ne me suis pas empressé de prendre les manières de ce beau monde qu'on me trouve le sérieux d'un Anglais, à la bonne heure.
Pour te donner une idée du jugement de ce monde-là, tu sauras que les deux héros, les deux modèles, les deux idoles de ces dames, sont Charles et Juste de Noailles w. Le père, qui est parfaitement absurde, a dit partout que {Lub 385} ressemblait à l'Apollon du Belvédère, et Juste à l'Antinoüs. Quelques bégueules l'ont répété, et, en conséquence, Charles, qui se croit Apollon, est roide comme une statue et porte la tête au vent. Juste penche la tête de côté comme l'Antinoüs. Ceci te semblera une plaisanterie; c'est l'exacte vérité. Je tiens le fait de Laure, qui connaît tous les petits secrets de la famille et qui, loin d'être méchante, est la bonté et l'indulgence personnifiées. Je x n'en finirais pas si je voulais te raconter tous les ridicules de cette belle jeunesse. Les Anglais les sentent bien, et j'enrage de les voir rire sous cape, sans pouvoir trouver qu'ils ont tort de mépriser dans leur âme de pareils échantillons de notre nation. Il y en a d'autres qui essayent gauchement de les singer, et qui n'ont à cœur que de déprécier leur patrie {CL 463} devant les étrangers; c'est quelque chose de révoltant, et les étrangers en haussent les épaules tout les premiers. Tous ces jeunes lords, qui sont militaires chez eux, me questionnent avec avidité sur notre armée et je leur réponds avec feu par le récit de nos immortels exploits qu'ils ne peuvent s'empêcher d'admirer aussi. Je leur recommande surtout de ne pas juger de l'esprit public par ce qu'ils entendent dire aux gens du monde. Je leur soutiens que l'esprit national est aussi fort chez nous que chez eux. Ils en douteraient s'ils pouvaient oublier nos triomphes. Mais tu comprends que je sors de ce monde-là toujours plus triste y et plus désabusé.
Bonsoir, ma bonne mère, je t'aime plus que ma vie. Je rosse le municipal, et j'envoie à ma bonne son dé à coudre et à ouvrer.
24 pluviôse.
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Tout est terminé avec mes neveux. Outre la maison, me voilà possesseur d'une somme de quarante mille francs. Diable! jamais je ne me serais cru si riche. Tu vas prendre là-dessus tout de Suite dix mille francs pour payer toutes tes dettes, Pernon, Deschartres et ma bonne*. Je ne veux pas qu'ils attendent, je veux que tu {Lub 386} te débarrasses de tous ces petits chagrins-là. Tu as fait plus pour moi que je ne pourrai jamais te rendre. Ainsi, ma bonne mère, pas de chicane là-dessus, ou je te fais un procès pour te forcer à recevoir mon argent. Avec le revenu de la maison et mon traitement, me voilà à la tête de sept mille huit cent quarante livres de rente. Ma foi, c'est bien joli, et il n'y a pas de quoi se désespérer. Avec le revenu de Nohant, nous voilà {CL 464} réunissant seize mille livres** de rente à nous deux, dont nous pouvons jouir l'année prochaine, et sans dettes! C'est superbe, et je suis bien heureux de te voir à l'abri de toute inquiétude. Paye, paye tout ce que tu dois, et quand il ne me resterait que la moitié de ces quarante mille livres, je t'assure que ce serait bien assez.
[{CL 463; Lub 385}] * Les honoraires du précepteur et les gages de la bonne étaient arriérés depuis 1792.
** Il se trompait beaucoup sur le revenu de Nohant.
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Madame de Bérenger♦ t'a mandé la mort du duc de Bouillon. Beaumont en est fort affecté; car, malgré leurs discussions, ils s'aimaient véritablement comme deux frères. z
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J'ai arrangé pour mon coup d'essai ma contredanse à grand orchestre; je l'ai fredonnée à Julien qui me l'a demandée et qui l'a jouée avec grand succès au bal de madame de la Briche. Il me prie de la lui laisser graver avec les siennes, et je ne demande pas mieux; madame de Bérenger♦ veut que je l'intitule l'Élisa qui est le nom de sa bru. Ce bal de madame de la Briche était magnifique. On m'y a trouvé cette fois l'air noble, mais un peu ours. C'est littéralement le jugement de ces dames. . . . . .
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Paris, 7 ventôse.
. . . . . . Ne pense donc plus à ce mariage: madame de La Marlière♦ a dû t'écrire que la demoiselle avait été promise à un autre qui lui convenait probablement mieux que moi. J'ai manqué le coche de quinze jours, à ce qu'il paraît, et le fait est que je ne sais pas si je lui aurais agréé, car nous ne nous sommes pas vus. {Lub 387} Je m'en moque: ce qui me fait véritablement un grand chagrin, c'est la {CL 465} perte d'un de mes amis, Gustave de Knoring, aide de camp d'Oudinot, dont je t'ai parlé quelquefois, et avec lequel je fumais dans ces grandes pipes turques. Dans un grand dîner que donnait l'ambassadeur de Danemark, le baron d'Armfeld, à toutes les grandeurs, mon pauvre Knoring a pris querelle avec un officier hanovrien. Ils se sont battus au pistolet le lendemain. Ils ont tiré six coups à trente pas. Knoring a voulu se rapprocher à dix. C'était à son adversaire de tirer, il a reçu la balle dans la poitrine. S'il eût pris l'un de nous pour témoin, ce malheur ne fût pas arrivé. Jamais on n'a soufifert qu'on tirât sept coups de pistolet. On fait changer d'armes. Mais il avait pris le prince d'Hohenzollern pour témoin, et les princes ne font que des sottises. Nous avons enterré notre pauvre camarade avec tous les honneurs militaires. La marche était ouverte par un escadron de dragons, et le cercueil entouré d'un bataillon de grenadiers. Nous l'avons suivi jusqu'à la Madeleine, où il a été enterré. Le silence n'était interrompu que par les gémissements de la trompette et les sombres roulements du tambour. Trois décharges sur sa tombe ont terminé la cérémonie. Ce jeune homme est regretté de tous ceux qui l'ont connu. Nous avions fait ensemble toute la dernière campagne.
Le général Dupont est enfin revenu. Morin, Decouchy et moi, nous avons pris le parti de le tourmenter pour le faire aller à la cour. S'il oublie de s'y montrer, on oubliera de lui donner de l'emploi, et cette inaction ne fait pas trop nos affaires... Mande-moi donc combien je donne à mon domestique, je l'ai oublié. Je tire les oreilles à Deschartres.
24 ventôse (mars). aa
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Mon général est très-bien, pour le coup, avec Buonaparte. {CL 466} Celui-ci l'a envoyé chercher, et, après quelques reproches obligeants sur son éloignement, il lui a donné le commandement de la deuxième division militaire, forte de vingt-cinq mille hommes. Elle occupe les Ardennes et le pays de Luxembourg. Ainsi nous voilà en pleine {Lub 388} activité. Buonaparte a ajouté qu'aussitôt que Dupont verrait quelque emploi plus avantageux, il lui en fît la demande.
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L'arrivée de ma jument m'a fait grand plaisir. Le bois de Boulogne est charmant; il est nouvellement percé, et il y a tous les jours une telle quantité de calèches et de voitures de toute espèce, que la garde est obligée d'y faire la police comme à Longchamp. C'est inconcevable de voir cela, quand nous sommes à peine sortis d'une réyolution où toute richesse semblait anéantie. Eh bien, il y a cent fois plus de luxe que sous l'ancien régime. Quand je me rappelle la solitude du bois de Boulogne en 94, lors de mon exil à Passy, je crois rêver de m'y trouver aujourd'hui comme porté par la foule. C'est une foule d'Anglais, d'ambassadeurs étrangers, de Russes, etc., étalant une magnificence que le monde de Paris veut éclipser à son tour. Longchamp sera splendide. ab
... La princesse se marie avec M. de la Trémouille, qui s'est fait coffrer ces jours-ci pour être venu publier ses bans à Paris, tandis qu'il était en surveillance ailleurs. La princesse éplorée a été trouver Fouché; elle brave les geôliers et les guichets.
... Ne me dis donc pas, ma bonne mère, que je n'aime plus tes longues lettres. Je me suis fort bien aperçu que depuis quinze jours elles étaient plus courtes, et je sentais bien que quelque chose manquait à ma vie
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{CL 467} 5 germinal.
Notre deuxième division comprend les départements de Marne, Meuse et Ardennes. Nous avons douze places fortes, huit régiments de cavalerie et trois demi-brigades. Nous partons dans une quinzaine. Envoie-moi par Frédéric le petit cheval bai qui casse les jambes à tout le monde. Nous en viendrons bien à bout, nous autres, et il nous respectera un peu plus que Saint-Jean. Voilà Beaumont qui veut aussi se mêler de me marier, et qui met en campagne toutes les têtes à perruques de sa connaissance. Il est absorbé dans cette entreprise comme l'était Buonaparte devant le fort de Bard. Moi, je ne {Lb 389} trouve pas trop de ma dignité d'avoir l'air pressé, et je ne le suis pas, je l'avoue. . . . . .
On ac tire en ce moment le canon pour la signature de la paix. Les mères et les femmes se réjouissent; nous autres, nous faisons un peu la grimace.
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Paris, le 23 germinal (avril).
Paris commence à m'ennuyer passablement. C'est toujours la même chose: des grands airs, de grandes vanités et des ambitions mal dissimulées, qui ne demandent qu'à être caressées pour se montrer. ad Le grand patron ne s'en fera pas faute, je crois, quand il l'osera. Le concordat ne fait pas ici le moindre effet. Le peuple y est indifférent. Les gens riches, même ceux qui se piquent de religion, ont grand'peur qu'on n'augmente les impôts pour payer les évêques. Les militaires, qui ne peuvent pas obtenir un sou dans les bureaux de la guerre, jurent de voir le palais épiscopal meublé aux frais du gouvernement. — Tu as sûrement lu la bulle du pape écrite dans le style de l'Apocalypse, et qui {CL 468} menace les contrevenants de la colère de saint Pierre et de saint Paul. Quant à moi, sauf meilleur avis, je trouve que nous nous couvrons de ridicule. On va faire une très-belle cérémonie à Notre-Dame, dans laquelle, pour nous faire avaler la messe, on appellera le secours de la musique de Paësiello et tout l'appareil militaire.
On ae prépare un grand déjeuner à la porte Maillot... Tous les aimables y seront, Ils payent un louis par tête pour avoir deux fenêtres entre trente. Il n'y aura que des gens titrés, les Biron, les Delaigle, les Périgord, les Noailles*. Ce sera chaâmant. Je n'irai fichtre pas!
* Je crois pouvoir nommer ceux-ci. La plaisanlerie est sans amertume.
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Paris, le 30 germinal an X.
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Les journaux l'ont sans doute fait un récit très-pompeux {Lub 390} de la fête du Concordat. J'étais du cortège à cheval avec le général Dupont, qui en avait reçu l'ordre ainsi que tous les généraux actuellement à Paris. Ils y ont donc tous figuré, à peu près comme des chiens qu'on fouette. Nous avons défilé dans Paris aux acclamations d'une multitude qui était plus charmée de l'appareil militaire que de la cérémonie en elle-même. Nous étions tous très-brillants, et, pour ma part, j'étais magnifique. Paméla* et moi, dures de la tête aux pieds.
* Sa jument.
Le légat était en voiture, et la croix devant lui dans une autre voiture*, Nous n'avons mis pied à terre qu'à la {CL 469} porte de Notre-Dame, et tous ces beaux chevaux richement caparaçonnés, qui piaffaient et se querellaient autour de la cathédrale, offraient un coup d'œil singulier. Nous sommes entrés dans l'église aux sons de la musique militaire, qui a cessé tout d'un coup à l'approche du dais sous lequel les trois consuls se sont placés et ont été conduits en silence, et même assez gauchement, jusqu'à l'estrade qui leur était destinée. Le dais sous lequel a été reçu le consul avait l'air d'un baldaquin de lit d'auberge: quatre mauvais plumets et une méchante petite frange. Celui du cardinal était quatre fois plus riche, et la chaire splendidement drapée. On n'a pas entendu un mot du discours de M. de Boisgelin. J'étais à côté du général Dupont, derrière le premier consul. J'ai parfaitement joui de la beauté du coup d'œil et du Te Deum. Ceux qui étaient au milieu de l'église n'ont rien entendu. Au moment de l'élévation, les trois consuls ont mis genou en terre. Derrière eux étaient au moins quarante généraux, parmi lesquels Augereau, Masséna, Macdonald, Oudinot, Baraguay-d'Hilliers, Lecourbe, etc. Aucun n'a bougé {Lub 391} de dessus sa chaise, ce qui formait un drôle de contraste. En sortant, chacun est remonté sur son cheval et s'en est allé de son côté, de sorte qu'il n'y avait plus que les régiments et la garde dans le cortège. Il était cinq heures et demie et l'on mourait d'ennui, de faim et d'impatience. Quant à moi, j'étais monté à cheval à neuf heures du matin sans déjeuner, {CL 470} avec la fièvre qui continuera me tourmenter. J'ai été dîner chez Scévole, et aujourd'hui je t'écris de chez mon général. J'ai vu Corvisart, médecin du premier consul. Il me promet que dans deux ou trois jours je pourrai voyager, et aller t'embrasser avant de partir pour notre quartier général. Je crois que l'impatience de te revoir m'empêche de guérir.
[{CL 468}] * « L'usage des légats a latere est de faire porter devant eux la croix d'or. C'est le signe du pouvoir extraordinaire que le saint-siége délègue aux représentants de cette espèce. Le [{CL 469}] cardinal Caprara voulant, conformément aux vues de sa cour, que l'exercice du culte fût aussi public, aussi extérieur que possible en France, demandait que, suivant l'usage, la croix d'or fût portée devant lui par un officier vêtu de rouge et à cheval. C'était là un spectacle qu'on craignait de donner au peuple parisien. On négocia, et il fut convenu que cette croix serait portée dans l'une des voitures qui devaient précéder celle du légat. » (M. THIERS, Histoire du Consulat et de l'Empire, t. III, liv. XIV.)
J'embrasse le municipal. Il eût fait bien de l'effet à la cérémonie avec son écharpe et ses adjoints*. af
* Ce récit de mon père ne peut être accusé de partialité. Il est conforme à l'histoire. Le peuple fut indifférent à cette restauration du culte catholique. L'armée y fut hostile. La bourgeoisie s'en moqua, ainsi que la partie voltairienne de la noblesse. ag
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Paris, 18 floréal (mai 1802).
Je pars mercredi, ma bonne mère, et j'arrive à Nohant vendredi, si tu m'envoies des chevaux à Châteauroux. Tu vois que l'on commence à voyager lestement, et que Nohant n'est plus au bout du monde. J'ai fait le diable pour me débarrasser de ma fièvre. J'ai envoyé promener le sieur Gorvisart, qui venait me voir cinq minutes, pensait à ses affaires en me tâtant le pouls et prenait six francs pour chaque visite. J'ai consulté un empirique qui m'a traité à la Deschartres, avec l'émétique, une médecine noire le lendemain, et une tisane amère comme du fiel le jour suivant. Il a pensé m'envoyer en l'autre monde, tant il a fait les choses en conscience; mais le fait est que je suis guéri et que j'aime mieux une bonne secousse que cette langueur qui n'en finissait pas. Je te porte deux robes au lieu d'une que tu me demandais. Ce n'est pas de trop, et je ne veux pas que tu portes des guenilles pendant que {CL 471} l'on me force à être chamarré d'or. Ces robes sont de mon goût, et elles ont eu l'approbalion d'Apolline et de {Lub 392} Laure* ah qui s'y connaissent et qui se mettent à ravir. J'ai reçu une belle lettre de Deschartres. Dis-lui que, par son style de pédant, ses raisonnements d'apothicaire et sa morale d'eunuque, il est digne de traiter M. de Pourceaugnac au moral et au physique.
* Apolline de Guibert et Laure de Ségur, mariées à René et à Auguste de Villeneuve. ai
Après aj un mois de séjour auprès de sa mère, Maurice quitte Nohant, passe deux ou trois jours à Paris, et va rejoindre son général à Charleville, où bientôt Victoire devait aller s'établir, en dépit des sermons de Deschartres qui ne faisaient pas fortune, comme l'on voit, auprès de son élève. Ce pauvre pédagogue ne se décourageait pourtant pas. Il persistait à regarder Victoire comme une intrigante, et Maurice comme un jeune homme trop facile à tromper. Il ne s'apercevait pas que l'effet de ce jugement erroné serait de rendre chaque jour mon père plus clairvoyant sur le désintéressement de son amie, et que plus on l'accuserait injustement, plus il lui rendrait justice et s'attacherait à elle. Deschartres, en cette circonstance, prit prétexte de ses affaires et accompagna Maurice à Paris, craignant peut-être qu'il n'y séjournât au lieu d'aller à son poste. En même temps, ma grand'mère exprimait à son fils le désir de le voir marié, et cette inquiétude que lui causait la liberté du jeune homme habituait le jeune homme à l'idée d'engager sa chère liberté. Ainsi tout ce qu'on faisait pour le détacher de la femme aimée ne servait qu'à hâter le cours de la destinée.
Pendant ce court séjour à Paris avec son élève, Deschartres {CL p472} crut ne pas devoir le quitter d'un instant. C'était faire le précepteur un peu tard, avec un jeune militaire émancipé par de glorieuses et rudes campagnes. Mon père était bon, on le voit du reste par ses lettres et, au fond, il aimait tendrement son pédagogue. Il ne savait pas le brusquer sérieusement et il était assez enfant encore pour trouver un certain plaisir à tromper, comme un véritable écolier, la surveillance burlesque du bourru. Un matin il s'esquive de leur commun logement, et va rejoindre Victoire dans le jardin du Palais-Royal, où ils s'étaient donné rendez-vous pour déjeuner ensemble {Lub 393} chez un restaurateur. À peine se sont-ils retrouvés, à peine Victoire a-t-elle pris le bras de mon père, que Deschartres, jouant le rôle de Méduse, se présente au-devant d'eux. Maurice paye d'audace, fait bonne mine à son argus et lui propose de venir déjeuner en tiers. Deschartres accepte. Il n'était pas épicurien, pourtant il aimait les vins fins, et on ne les lui épargna point. Victoire prit le parti de le railler avec esprit et douceur, et il parut s'humaniser un peu au dessert: mais quand il s'agit de se séparer, mon père voulant reconduire son amie chez elle, Deschartres retomba dans ses idées noires et reprit tristement le chemin de son hôtel garni. 1
{Presse 16/11/54 1} Le séjour de Charleville parut fort maussade à mon père jusqu'au moment où son amie vint s'y établir chez d'honnêtes bourgeois, où elle payait une modique pension. Elle passait pour être mariée secrètement avec mon père, mais elle ne l'était pas encore. Dès ce moment, ils ne se quittèrent presque plus et se regardèrent comme liés l'un à l'autre. ak Ce lien irrécusable fut la naissance de plusieurs enfants, dont un seul vécut quelques années et mourut, je crois, deux ans après ma naissance.
Ma al bonne grand'mère ignorait tout cela, comme elle ignora même le mariage après qu'il fut conclu. De temps {CL 473} en temps, Deschartres, toujours aux aguets, de loin comme de près, faisait une découverte inquiétante et ne la lui épargnait pas. Il en résultait avec Maurice des explications qui la rassuraient pour un instant, mais qui ne changeaient rien à la situation de chacun. am
Voici encore des fragments de lettres. Si je ne voulais transcrire qu'une correspondance toujours spirituelle et enjouée, je ne passerais rien; mais comme mon but est de montrer le fond sérieux d'une existence humaine et le contre-coup de la vie générale sur les émotions d'un individu, j'abrégerai beaucoup.
Charleville, le 1er messidor (juin). an
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Nous faisons un étalage du diable avec nos grands plumets, nos dorures et nos beaux coursiers. Il est parlé {Lub 394} de nous jusqu'à Soissons et jusqu'à Laon (patrie de Jean-François Deschartres)! Mais tant de gloire nous touche peu, et nous aimerions mieux être moins propres que d'user notre ardeur à faire la parade. En outre, on est curieux et bavard ici comme à La Châtre. Le général a voulu déjà tenter quelque aventure, mais il n'eut pas parlé deux fois à la même femme qu'il s'éleva une clameur immense dans les trois villes de Sedan, Mezières et Charleville. ao . . . . .
Il est toujours le même, excellent homme, brave et capable, mais irrésolu, tatillon et dépensant son activité à ne rien faire. Le fait est que nous n'avons rien à faire du tout. Deconchy fait les fonctions de chef d'état-major et a l'air de griffonner toujours quelque chose. Morin fait des enveloppes, les défait, les recommence. Le général fait {CL 474} atteler ses chevaux et les laisse trois heures à sa porte avant de savoir s'il sortira ou restera. Voilà notre existence de tous les jours. . . . . .
. . . J'embrasse ma bonne, qui ne peut plus me demander à tout instant ce que j'ai fait de ma canne. . . . . .
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Toute ma consolation est de penser que cette vie tranquille me permettra d'aller te voir plus souvent. . . . . .Le 11 messidor, à Bellevue près Sedan.
Nous sommes toujours opiniâtrement juchés sur nos hauteurs de Givonne, à la porte de Sedan. Le général, qui aime la campagne et la chasse, se trouve ici plus à même de satisfaire ses goûts, et nous nous morfondons à courir les bois et les champs avec lui par un temps détestable. Je me suis nanti d'un piano qui ferait ma consolalion si je pouvais en profiter, mais à peine y suis-je assis qu'il faut aller courir.
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Charleville, le 16 messidor (juillet).
Nous sommes revenus ici depuis quatre jours pour nous lancer des plaisirs champêtres dans le tourbillon du monde. Ce tourbillon est composé d'oisons bridés {Lub 395} des deux sexes qui s'acharnent autour d'une table de bouillote à se gagner les uns aux autres un petit écu en quatre heures de temps. J'y bâille à me décrocher la mâchoire. Je ne sais qui m'avait fait ici la réputation d'un jeune homme charmant. Il a fallu en rabattre, on me regarde comme un ours. Je m'ennuyais moins à Bellevue; j'y avais mon piano et mon violon, et avec cela on vivrait au fond d'une cave. Nous y avons formé une espèce de ménagerie que {CL 475} j'ai hâte de rejoindre pour me dédommager de la société d'ici: nous avons une chouette charmante qui vient se poser sur le poing comme un faucon, un grand-duc pris dans les rochers des Ardennes et qui a sept pieds d'envergure; c'est un animal effroyable et méchant comme le diable. En fait de quadrupèdes, nous avons un renard, un marcassin, un chevreuil qui nous suit comme un chien et un jeune loup qui m'appartient en propre. Je me charge de son éducation, et il paraît très-disposé à n'en pas profiter, car il se sauve à toutes jambes quand je l'appelle. D'ailleurs il est charmant, féroce, sournois et se battant toute la journée avec le renard, qui est son ennemi personnel. Voilà, j'espère, des plaisirs de prince, et qui ne t'inquiéteront pas, ma bonne mère. Une vénerie, une fauconnerie, et des combats d'animaux!
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... Tu m'as bien diverti avec la citation de l'archevêque de Bourges. On devait bien s'attendre à voir ces bons princes de l'Église relever la tête le lendemain du jour où l'État fait pour eux de grands sacrifices; il est dans l'ordre qu'ils nous en remercient par des menaces et des anathèmes. Tu as raison, et le général, à qui j'ai lu ce passage de ta lettre, en a été très-frappé. On reproche aux tribuns ap révolutionnaires un langage barbare, des idées sanguinaires, des châtiments et des menaces continuels; et voilà les prétendus apôtres de la religion de paix et de miséricorde qui nous injurient et nous menacent de la colère céleste. S'ils pouvaient nous condamner à quelque chose de pis que les flammes éternelles, ils le feraient. La guillotine n'est qu'un jeu d'enfant, un instant d'effroi et de souffrance: malheureusement leur imagination ne peut pas créer pour nous pis que l'enfer. Ne t'étonne donc pas de mon amitié pour les bêtes féroces. Elles sont la douceur et l'innocence même en comparaison des humains.
{CL 476, Lub 396} Charleville, 27 messidor.
À défaut aq de dangers réels, il est permis d'en chercher d'imaginaires, c'est ce qui m'a engagé à me faire recevoir franc-maçon. La cérémonie a eu lieu hier, et, pour te donner une idée de toutes les mauvaises plaisanteries et mystifications dont j'ai été l'objet, il me suffira de te dire que j'avais mis ces messieurs à pis faire, les défiant formellement de m'intimider. On a employé à cet effet tous les moyens connus. On m'a enfermé dans tous les trous possibles, nez à nez avec des squelettes; on m'a fait monter dans un clocher au bas duquel on a fait mine de me précipiter; et ce que j'ai admiré dans tout cela, c'est l'apparence de réalité qu'ils savent donner à toutes ces illusions. C'est, ma foi, merveilleux, et fort amusant. On m'a fait descendre dans des puits, et après douze heures passées à subir toutes ces gentillesses, on m'a cherché une mauvaise querelle sur ma bonne humeur et mon ton goguenard, et on a décidé que je devais subir le dernier supplice. En conséquence, on m'a cloué dans une bière, porté au milieu des chants funèbres dans une église, pendant la nuit, et, à la clarté des flambeaux, descendu dans un caveau, mis dans une fosse et recouvert de terre, au son des cloches et du De profundis. Après quoi chacun s'est retiré.
Au bout de quelques instants, j'ai senti une main qui venait me tirer mes souliers, et tout en l'invitant à respecter les morts, je lui ai détaché le plus beau coup de pied qui se puisse donner. Le voleur de souliers a été rendre compte de mon état et constater que j'étais encore en vie. Alors on est venu me chercherpour m'admettre aux grands secrets. Comme avant l'enterrement on m'avait permis de faire mon testament, j'avais légué le caveau dans lequel j'avais été enfermé au colonel de la l4e, afin qu'il en fît {CL 477} une salle de police; la corde avec laquelle on m'y avait descendu, au colonel du 4e de cavalerie, pour qu'il s'en servît pour se pendre, et les os dont j'étais entouré, à ronger à un certain frère terrible qui m'avait trimbalé toute la journée dans les caves et greniers, prétendant m'avoir sauvé d'un grand danger. Cette preuve de ma reconnaissance a diverti ces messieurs, que j'ai entendus rire malgré la gravité de leur rôle. Mais ce qui {Lub 397} m'a le plus diverti, lorsque tout a été terminé, c'est la colère de Morin contre un particulier qui était fort étonné de la manière dont j'avais supporté les épreuves. Morin était tellement piqué qu'on parût surpris de la fermeté de son camarade, qu'il voulait faire tirer l'épée à tout le monde.
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Charleville, 1er thermidor (juillet). ar
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Voilà une singulière fantaisie de mon général. Il ne savait que vaguement que j'étais le petit-fils du maréchal de Saxe, et il s'est mis à m'interroger là-dessus en détail. Quand il a appris que tu avais été reconnue par acte du Parlement et que le roi de Pologne était mon aïeul, tu n'as pas l'idée as de l'effet que cela a produit sur lui. Il m'en parle vingt fois le jour, il m'accable de questions. Malheureusement je ne me suis jamais occupé de tout cela, et il m'est impossible de lui tracer mon arbre généalogique. Je ne me souviens pas du nom de ta mère, et je ne sais pas du tout si nous sommes parents des Levenhaupt. Il faut que tu cèdes à sa fantaisie et que tu me renseignes sur tout cela. Il veut m'envoyer en Allemagne aves des lettres de recommandation du ministre de l'intérieur et des généraux Moreau et Macdonald, afin de me faire reconnaître comme le seul rejeton existant du grand homme. Je me garderai bien de donner dans de pareilles extravagances, mais je ne veux {CL 478} pas brusquer trop cette manie de Dupont, parce qu'il prétend qu'avec mon nom je dois être capitaine at, et qu'il se fait fort de m'obtenir ce grade incessamment; je crois l'avoir mérité par moi-mêtne, et je le laisserai agir. Te souviens-tu du temps où je ne voulais pas être protégé? C'était avant d'être militaire, j'avais de belles illusions sur la vie, et je m'imaginais qu'il suffisait d'être brave et intelligent pour parvenir. La République m'avait mis ce fol espoir dans la tête; mais, à peine ai-je vu ce qui en est, que j'ai reconnu que le régime d'autretois n'est guère changé, et Buonaparte en est, je crois, plus épris qu'il n'en a l'air. au
La fortune rapide de certains hommes, de Caulaincourt entres autres, est certainement due à la faveur. Pour {Lub 398} moi, je n'irai pas faire antichambre pour des passe-droits, mais si mes amis obtiennent pour moi ce qui m'est dû, je les laisserai faire.
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J'ai reçu une lettre de Deschartres. Elle est tout à fait aimable et gentille. C'est un petit cours de morale à l'usage des égoïstes et des sots. Comment se fait-il qu'un homme qui a tant de cœur et de dévouement pour régler ses propres actions ne sache me conseiller que des platitudes? C'est donc l'effet des préjugés? Dis-lui de ma part que cette vie de chanoine qu'il mène ne peut rien lui inspirer de ce qui convient à mon âge, à mon état, à mon caractère et à mes opinions. Tout cela ne m'empêchera pas de l'aimer, mais qu'il sache bien que sur certains points il n'aura jamais sur moi la moindre influence. Au reste, je compte lui répondre moi-même bientôt, et avec la franchise nécessaire entre amis. Qu'il te soigne, qu'il te tienne fidèle compagnie; qu'il surveille tes affaires, qu'il arrange ton jardin et te fasse manger de beaux fruits; qu'il administre sa commune merveilleusement, et je lui pardonnerai ses bourrasques. — Ne t'inquiète pas, ma bonne mère, mon {CL 479} général n'a aucun sujet d'être mécontent de moi. Non, je ne ferai pas de démarches directes pour obienir le grade de capitaine. C'est pour moi un dégoût mortel que de solliciter; mais on agira pour moi, et je saurai toujours mériter l'intérêt et justifier le zèle de mes amis. Je t'aime plus que ma vie. Voilà ce que tu dois te dire, et n'en jamais douter.
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À M. DESCHARTRES av
Charleville, le 8 thermidor an X.
Vous êtes bien aimable, mon ami, de vous donner tant de peines pour mes afïîûres. Croyez que je sens vivement le prix d'un ami tel que vous; vous mettez à tout ce qui me regarde un zèle que je ne puis trop reconnaître, mais laissez-moi vous dire, sans circonlocution, qu'à certains égards ce zèle va trop loin; non que je veuille vous dénier le droit de vous occuper de ma conduite, comme vous vous occupez de mes affaires et de ma santé. Ce droit est {Lub 399} celui de l'affection et je saurai le subir quand même il me blessera; je crois vous l'avoir prouvé déjà en des circonstances délicates; mais l'ardeur de ce zèle vous fait voir en noir et prendre au tragique des choses qui ne le sont pas. C'est donc voir iliux, et l'amitié que je vous porte ne m'oblige pas à me tromper avec vous.
Quand, par exemple, vous me pronostiquez qu'à trente ans j'aurai les infirmités de la vieillesse, et que par là je deviendrai inhabile aux grandes choses, et tout cela parce qu'à vingt-quatre ans j'ai une maîtresse, vous ne m'effrayez pas beaucoup. En outre, vous jouez de malheur dans votre raisonnement quand vous me proposez l'exemple de mon grand-père le maréchal, qui fut précisément d'une galanterie {CL 480} dont je n'approche pas, et qui n'en gagna pas moins la bataille de Fontenoy à quarante-cinq ans. Votre Annibal était un sot de s'endormir à Capoue avec son armée; mais nous autres Français, nous ne sommes jamais plus robustes et plus braves que quand nous sortons des bras d'une jolie femme. Quant à moi, je crois être beaucoup plus sage et plus chaste en me livrant à l'amour d'une seule qu'en changeant tous les jours de caprice, ou en allant voir les filles, pour lesquelles je vous avoue que je ne me sens pas de goût.
Il est vrai que pour être conséquent avec vous-même, il vous plaît de traiter de fille la personne à laquelle je suis attaché. On voit bien que vous ne savez pas plus ce que c'est qu'une fille que vous ne savez probablement ce que c'est qu'une femme. Moi, je vais vous l'apprendre; car j'ai un peu connu déjà la vie de hussard, et c'est parce que je l'ai connue que j'ai eu hâte d'en sortir. Nous avons rompu assez de lances sur ce sujet pour qu'il me semblât inutile d'y revenir. Mais, puisque vous persistez à l'accuser, je persisterai à défendre celle que j'aime.
Une fille, puisqu'il faut encore vous l'expliquer, est un être qui spécule et vend son amour. Il y en a beaucoup dans le grand monde, bien qu'elles aient de grands noms et des maisons très-fréquentées; je ne vivrais pas huit jours avec elles. Mais une femme qui s'attache à vous en vous rencontrant dans le malheur, qui vous a résisté lorsque vous étiez dans une situation brillante en apparence, et qui vous cède en vous voyant couvert de haillons et mourant de faim (c'est ainsi que j'étais en sortant des mains des Croates), une femme qui vous garde la plus {Lub 400} stricte fidélité depuis le jour où elle vous a aimé , et qui, lorsque vous voulez lui assurer quelques ressources, au moment où vous venez de recueillir un petit héritage, vous jette au nez et foule aux pieds avec colère vos billets {CL 481} de cent louis, puis les ramasse et les brûle en pleurant; non, cent fois non, une telle femme n'est pas une fille, et on peut l'aimer fidèlement, sérieusement, et la défendre envers et contre tous. Quel que soit le passé d'une telle femme, il n'y a qu'un lâche qui puisse le lui reprocher quand il a profité de son amour, quand il a reçu d'elle des services; et vous savez très-bien que sans Victoire j'aurais eu beaucoup de peine à revenir en France. Les circonstances décident de nous, et souvent malgré nous, dans la première jeunesse, lorsque nous sommes sans ressources et sans appui. Les femmes, plus faibles que nous, et provoquées par nous qui nous faisons une gloire d'égarer leur faiblesse, peuvent se perdre aisément. Mais entourez les premières saintes du paradis de tous les genres de séduction, mettez-les aux prises avec le malheur et l'abandon, et vous verrez si toutes s'en tireront aussi bien que certaines femmes dont vos arrêts croient faire une justice salutaire.
Vous vous trompez donc, mon ami, et voilà tout ce que j'ai à dire pour résister à des conseils que vous croyez bons, et que je regarde comme mauvais. Quant à ma mère, je vous prie de ne point me recommander de la chérir. Je n'ai besoin pour cela des encouragements de personne. Jamais je n'oublierai ce que je lui dois; mon amour et ma vénération pour elle sont à l'abri de tout.
Adieu, mon cher Deschartres, je vous embrasse de tout mon cœur. Vous savez mieux que personne aw combien il vous est attaché.
MAURICE.
DE MAURICE À SA MÈRE
Eh bien, oui, ma bonne mère, je te l'avoue, je suis, non pas triste, comme tu le crois, mais assez mécontent de la tournure que prennent mes affaires. Voilà de grands {CL 482} changements dans les affaires publiques, et qui ne nous {Lub 401} promettent rien de bon*. Certainement cela lève toutes les difficultés qui auraient pu surgir à la mort du premier consul, mais c'est un retour complet à l'ancien régime, et en raison de la stabilité des premières fonctions de l'État, il n'y aura plus guère moyen de sortir des plus humbles. Il faudra se tenir là où le hasard vous aura jeté, et ce sera comme autrefois, où un brave soldat restait soldat toute sa vie, tandis qu'un freluquet était officier selon le bon plaisir du maître. Tu verras que tu ne te réjouiras pas bien longtemps de cette espèce de restauration monarchique, et que, pour moi du moins, tu regretteras les hasards de la guerre et la grande émulation républicaine. Le poste que j'occupe n'est pas désagréable en soi-même, et en temps de guerre il est brillant, parce qu'il nous expose et nous fait agir. Mais en temps de paix il est assez sot, et, entre nous soit dit, peu honorable. Nous ne sommes après tout que des laquais renforcés. Nous dépendons de tous les caprices d'un général. Si nous voulons sortir, il faut rester; si nous voulons rester, il faut sortir. À la guerre, c'est charmant, ce n'est pas au général que nous obéissons. Il représente le drapeau de la patrie. C'est pour le salut de la chose publique qu'il dispose de nos volontés, et quand il nous dit: « Allez à droite; si vous n'y êtes pas tué, vous irez ensuite à gauche, et si vous n'êtes pas tué à la gauche, vous irez ensuite en avant », c'est fort bien: c'est pour le service, et nous sommes trop heureux de recevoir de pareils ordres. Mais en temps de paix, quand il nous dit: « Montez à cheval pour m'accompagner à la chasse, et venez ax faire des visites avec moi pour me servir d'escorte », ce n'est plus si drôle, c'est à son caprice personnel que nous obéissons; notre dignité en souffre, et la mienne est, je l'avoue, à une rude {CL 483} épreuve. Dupont est pourtant d'un excellent caractère, et peu de généraux sont aussi bienveillants et aussi expansifs; mais enfin il est général et nous sommes aides de camp, et s'il ne faisait de nous ses domestiques, nous ne lui servirions à rien, puisqu'il n'y a rien autre chose à faire. Deconchy, qui est chef d'otnt-major, prend patience, quoique avant-hier il ait eu une petite mortification assez dure. Le général était chez sa maîtresse et l'a fait attendre trois heures dans la cour. Il a failli le {Lub 402} planter là et envoyer tout au diable. Morin est toujours très-insouciant et répond toujours: Qu'importe? à tout ce qu'on lui dit. Moi, je me dis en moi-même:
Il importe si bien, que de tous vos repas Je ne veux en aucune sorte, Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor. |
[{CL 482}] * Le consulat à vie.
Si bien que j'ai le plus grand désir d'aller rejoindre mon régiment, et je vais écrire pour cela à Lacuée, qui est le grand faiseur et le grand réformateur.
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{Presse 16/11/54 2} En raison de ma haute valeur et de ma belle conduite dans les épreuves, j'ai été nommé compagnon ces jours-ci, et je serai maître incessamment. ay
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Bellevue, le 6 fructidor.
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Nous menons une vie errante et vagabonde, poursuivant les sangliers et les biches à travers les bois et les rochers. La nuit nous surprend et nous fait chercher un abri dans le premier castel des environs qui nous tombe sous la main. A peine le jour reparaît-il que nous reprenons notre œuvre de destruction, ne nous arrêtant que pour manger {CL 484} notre viande rôtie au pied de quelque sapin, sur le bord des clairs ruisseaux où rafraîchissent nos flacons. Les rochers et les précipices ne nous permettent pas de chasser à cheval, et le général, qui se pique d'être un grand marcheur, tire la langue d'un demi-pied. Il s'amusait de nous au commencement, s'imaginant que nous aurions de la peine à le suivre, et je crois qu'il se repent un peu maintenant de nous avoir emmenés. Quant à moi particulièrement, j'ai retrouvé mes jambes de la Croatie, je laisse derrière moi les gardes les plus lestes, je dégringole les montagnes, j'escalade les ravins, je saute les buissons, je tâche de dépenser l'excédant de mes forces et de retrouver l'illusion de la guerre. Si bien que les chasseurs ardennais me comparent à un brocart, c'est-à-dire à un chevreuil de quatre ans, non pas pour la coiffure, mais pour l'agilité.
Ce jour est consacré au repos, et demain nous avons {Lub 403} rendez-vous à Bouillon pour l'attaque d'un sanglier. Il n'y a rien de plus drôle que de voir le général maigri, noirci, méconnaissable, vouloir soutenir qu'il n'est pas fatigué, et vouloir encore faire semblant de passer les nuits à lire et à écrire. C'est la mode de singer le grand homme, mais cela ne sert de rien.
Charleville, 20 fructidor (septembre).
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Nous sommes de retour depuis hier seulement. Pour parcourir les déserts des Ardennes, nous avions formé une espèce de caravane composée de trois calèches, deux cabriolets, une diligence et un énorme fourgon rempli de vivres et de lits pour les dames; car nous en avions quatre. La partie eùl été agréable sans la turbulente inquiétude du général, qui, après avoir chassé de quatre heures du matin à six heures du soir, voulait repartir dans la {CL 485} nuit, pour se trouver, à huit ou dix lieues de là, à d'autres rendez-vous. De sorte qu'au lieu de s'amuser, on s'égarait la nuit dans les bois, et on culbutait dans les fossés. Quatre personnes qui étaient dans une calèche* ont versé et sont encore écloppées. Le général a fait aussi la cabriole avec son boguet, et ne veut pas avouer qu'il s'est fait beaucoup de mal. À la guerre, tout cela serait magnifique, et ce qui est ridicule ici serait sublime sur un champ de bataille. Ce qu'il y a de fâcheux, c'est que, voulant toujours devancer tout le monde, arrivant deux jours avant les autres, et attaquant deux heures trop tôt, il fait manquer la chasse, et toutes les autres bandes de chasseurs nous donnent au diable. Nous nous échinons pour ne rien faire qui vaille. C'était peut-être bien un peu comme cela au Mincio. Nous étions tous aussi pressés et aussi fous que lui, mais ce passage ne nous a rien valu.
* Ma mère était du nombre. Elle eut une côte cassée. Ceci explique l'humeur de mon père.
Tu regardes mon désir d'aller au régiment comme une fantaisie. Tu me reproches de vouloir trop de liberté. Non, ma bonne mère, je serais plus assujetti au régiment que partout ailleurs; mais je serais l'esclave de mon service, de mon devoir, et non celui du caprice d'un {Lub 406} homme. Les états-majors sont en pleine défaveur. Dupont est sous la remise, et moi dans le cul-de-sac. L'orgueil du grand état-major est poussé au suprême degré, et tout ce qui voudra singer la puissance sera toujours éloigné. Chaque général, sous ce nouveau régime, est nécessairement regardé comme un rival s'il a du mérite, comme un ennemi s'il n'en a point. Ceux qui l'entourent sont présumés partager ses passions ou ses opinions. On ne peut pas voir de très bon œil tous ces hommes qui étaient puissants avant qu'on fût quelque chose: on redoute leurs regards, leur critique, et {CL 486} on a peur même (je te dis cela parce que je le sais) des jeunes aides de camp railleurs qui ne se sont pas agenouillés à Notre-Dame pour saluer le retour des grands oripeaux.
Ce qu'il y a de plus fâcheux pour moi, c'est, que je ne puis retourner à mon régiment sans un nouvel arrêté du consul. Celui qu'on vient de prendre détache les aides de camp de leurs corps et ordonne qu'ils seront réformés si leur générai vient à l'être. C'est donc une menace en masse, et c'est du Lacuée tout pur. On n'a pourtant pas de reproches à me faire d'être entré dans l'état-major: c'est le premier consul lui-même et Lacuée qui m'ont conseillé de le faire en me disant que c'était le poste le plus avantageux pour se distinguer. Mais à présent tout est changé! . . . . .
Charleville, 1er jour complémentaire an X.
Monseigneur l'évéque de Metz, dont le diocèse s'étend sur notre division, est venu tout à propos pour modérer notre train de chasse et nous faire prendre le pas de procession. Il a fallu suivre le dais en grande tenue jusqu'à la métropole, ouïr la grand'messe et le Te Deum, et de plus avaler un petit sermon pastoral du grand vicaire. Aujourd'hui nous donnons un grand diner à monseigneur, dont, par parenthèse, j'ai fait la conquête par mon air décent. C'est un compliment jésuitique, parce qu'il s'est peut-être aperçu que j'étais un des moins charmés de cette capucinade.
Demain, avant que le soleil ait rougi la cime des monts, nous repartons pour la chasse. Ma foi, puisqu'il le fallait, le goût m'en est revenu tout de bon comme lorsque {Lub 405} j'étais à Nohant, dans mon jeune temps. Je suis maintenant un des plus adroits, et à coup sûr le plus infatigable. Nous reviendrons pour le ler vendémiaire, que nous devons célébrer {CL 487} par une petite guerre dans la plaine, entre Mézières et Sedan. On est déjà convenu dans les deux partis du nombre de prisonniers qu'on devait se faire de part et d'autre; il n'y a encore rien de décidé sur celui des morts et des blessés.
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Durosnel m'a écrit pour m'expliquer dans le plus grand détail l'arrêté qui nous concerne. C'est le comble de l'ingratitude et de l'injustice. Nous ne tenons plus en aucune manière à nos régiments. Si nous avons à nous plaindre de nos généraux, tant pis pour nous; nous pouvons les quitter, mais nous cessons d'être militaires. On nous fait une condition de domestiques, pire encore puisque nous ne pouvons changer de maître. Tout au contraire, les adjoints d'état-major conservent toute leur liberté et tous leurs avantages. C'est fort inconséquent, et apparemment il y a là-dedans des créatures que l'on veut récompenser. Tout s'organise pour s'assurer d'une cour et les courtisans n'y manqueront pas. La graine s'en est conservée.
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