GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-L�vy 1876

{[Presse 6/11/54 2]; LP T.? ?; CL T.1 [389]; Lub T.1 [323]} DEUXIÈME PARTIE
Mes premi�res ann�es
1800-1810 a

{Presse 13/11/54 1 col.5; CL T.1 453; Lub 377} IV b

1802. — Fragments de lettres. — Les beaux du beau monde. — Projets de mariage. — Études musicales. — Les Anglais � Paris. — Retour du luxe. — F�te du concordat. — La c�r�monie � Notre-Dame. — Attitude des g�n�raux. — Deschartres � Paris. — D�part pour Charleville. — Les b�tes f�roces. — Épreuves ma�onniques et r�ception. — Retour des pr�jug�s nobiliaires dans certains esprits. — R�ponse � Deschartres. — Consulat � vie. — D�boires de la fonction d'aide de camp en temps de paix. — Disgr�ce et m�contentement des �tats-majors. c





1802



Maurice, apr�s avoir pass� la fin de l'�t� et tout l'automne aupr�s de sa m�re � Nohant, retourna d � Paris vers la fin de 1801. Il �crivit avec la m�me exactitude que par le pass�. Mais ses lettres ne sont plus les m�mes. Ce ne sont plus les m�mes �panchements, la m�me insouciance, ou, s'il y a insouciance, elle est parfois un peu forc�e. Évidemment la pauvre m�re a une rivale. Sa tendre jalousie a fait �clore le mal qu'elle redoutait. e Dans les premi�res lettres de l'an X, il s'entretient particuli�rement de la succession de M. de Rochefort, et supplie sa m�re de ne pas prendre l'avis des hommes d'affaires, mais de s'en rapporter � la parole des Villeneuve et de finir tout au plus vite: car cette contestation durait encore entre les conseils des parties int�ress�es. Il lui dit quelque part, en la remerciant de partager ses sentiments � cet �gard: « Auguste est tout �touff� de ta lettre. Ses irr�solutions et ses scrupules {CL 454} n'auraient jamais {Lub 378} fini si tu ne t'�tais charg� de les lever. Il me charge de te dire, en attendant qu'il te r�ponde, que tu es bien noble et bien grande dans tout cela, et qu'il se sent digne d'�tre ainsi trait� apr toi. C'est la v�rit�. Son fr�re et lui sont de vrais amis pour nous. J'ai dit � Pons d'en finir vite, afin que nous n'ayons plus qu� signer. C'est la situation la plus comique qu'on puisse voir que la n�tre. Depuis deux ans nos conseils sont comme en proc�s pour nous, et nous, riant, d�nant et courant ensemble, nous nous aimons et nous entendons malgr� eux. »



Fragments de lettres



Paris, 14 frimaire an X.

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Mon g�n�ral* va avoir, dit-on, l'inspection d'infanfanterie de Beurnonville. Ainsi, nous n'aurons d'autre travail que celui de la digestion, en touchant nos appointements dans les murs de Paris. Nos campagnes se feront d�sormais au champ de Mars et aux Champs-Élys�es. Nous sommes tr�s-bien avec le grand patron maintenant. Le mien a �t� lui porter hier un plan d�taill� de la bataille de Marengo. Il a �t� bien re�u, il y a d�n�, et tout va bien de ce c�t�-l�. . . . . .

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Je t'aime, j'embrasse ma bonne, je rosse Deschartres. . . . . .

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* Dupont.

{CL 455} 28 frimaire.

Nous parlons apr�s-demain pour les Ardennes, et les pr�paratifs les plus terribles se font chez mon g�n�ral. C'est un v�ritable arsenal. On n'y voit que coutelas, ba�onnettes, fusils � deux coups, barils de poudre. Nous nous pr�parons � faire grande d�confiture de loups et de sangliers. Nouveaux Hercules, nous allons, faute de {Lub 379} mieux, purger la terre des monstres sauvages. Paris et ses d�lices n'ont point amolli nos fiers courages, et au moment o� chacun prend ses quartiers d'hiver au coin du feu, nous allons braver les frimas. Que le diable emporte la paix! Pourquoi ne pouvons-nous pas mieux employer notre turbulence?. . . . . .

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Les anciens amis de Deschartres voudraient bien le voir en �charpe municipale.

4 niv�se.

Tu me croyais d�j� dans les Ardennes, ma bonne m�re, et moi aussi; mais comme je montais en voiture avec mon g�n�ral, comme je criais d�j�: Fouette, cocher! arrive un petit mot du g�n�ral Murat qui nous fait remonter au salon et d�plier bagage. Nous apprenons que le consul a des vues sur nous. . . . . .

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4 niv�se an X.

. . . C'est f aujourd'hui que nous avons c�l�br� l'anniversaire du fameux passage*. Presque toute l'aile droite �tait r�unie chez mon g�n�ral. On ne se doutait pas qu'il {CL 456} y aurait des couplets. Je fis un gros paquet de mauvais vers, que son domestique fut charg� d'apporter au milieu du d�ner. Le g�n�ral d�cachet� avec empressement, et le voil� de pouffer de rire. C'�tait toute une relation h�ro�co-burlesque de l'affaire. Il la lut tout haut, et chacun de rire aussi en se r�criant sur la v�racit� des faits. Je fus vite devin�, et on voulut me faire chanter mon œuvre mais pour ne pas recommencer ce qui avait d�j� �t� lu et relu, je chantai une kyrielle d'autres couplets sur le m�me sujet: cela m'a couvert de gloire � bon march�. On s'est lev� de table en riant et en chantant, et en rentrant au salon nous nous sommes tous embrass�s les uns les autres, Dupont commen�ant par moi. Si {Presse 13/11/54 2} jamais on a vu de l'�galit� et de la fraternit� r�gner tout de bon parmi quelques hommes, c'�tait bien entre nous dans ce moment-l�. g

[{CL 455}] * Le passage du Mincio.

Nous jouons la com�die chez les Rodier dimanche prochain. Ren� quitte les petits habits, qui ne sont plus {Lub 380} de mode, moi, je vais faire de l'effet avec la culotte noire. Nous d�nons tous demain chez Vitrolle. . . . . .

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Paris, 5 janvier 1802.

. . . . Mon g�n�ral est parti pour les Ardennes d�cid�ment, et moi je reste ici plong� dans l'harmonie. Mon ma�tre de composition s'appelle G�rard, c'est un professeur excellent. Je me casse la t�te, mais j'esp�re me procurer de grandes jouissances en m'initiant aux grands myst�res de l'art; je prends tous les jours une le�on de deux heures et demie, et me voil� r�vant un op�ra que je veux pouvoir faire au moins dans un an. J'ai toujours la t�te pleine de m�lodies, et je trouve tout ce travail qu'il faut faire pour apprendre � en accoucher bien terrible et bien refroidissant; mais je m'y acharne, et quand je {CL 457} m'impatiente, je bouscule mon piano et j'y ex�cute des charges de cavalerie. Le g�n�ral rit comme un fou de mon projet d'op�ra. Il dit que si je suis siffl�, je ne peux pas me dispenser de faire tirer l'�p�e � toute la salle, pour prouver au public qu'on doit respecter ses aides de camp.

Nous avons �t� ins�parables tous ces jours-ci, lui et moi. Il m'a parl� � cœur ouvert, il ne raffole pas du ma�tre, il dit qu'on ne sait par quel bout le prendre, qu'il a des acc�s d'humeur o� il est inabordable. Ce n'est donc pas le moment pour moi de demander de l'avancement, et je me tiendrai tranquille. Cependant le g�n�ral croit que nous recevrons quelque commission importante au retour du grand patron*.

* Bonaparte �tait alors � Lyon, o� il pr�sidait la consulte italienne.

J'ai �t� � la parade; nous nous sommes trouv�s r�unis dans les appartements et j'y ai revu tous les aides de camp de l'arm�e de r�serve et d'Italie: j'ai �t� re�u par eux � bras ouverts, et comme, dans notre joyeuse humeur, nous parlions tr�s-haut et tous � la fois, le g�n�ral Mortier, commandant la division de Paris, est venu nous prier de nous taire, attendu qu'on n'entendait que nous. Bri�re, aide de camp de Berthier, lui a r�pondu au nom de la troupe, que c'�tait ce qui pouvait arriver de {Lub 381} plus heureux vu que nous disions des choses charmantes.

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Tous h les aimables de la soci�t� ****, les G..., les M..., les P..., sont i les freluquets les plus conditionn�s que je connaisse. Ils parlent pendant une heure sans rien dire, d�cident de tout � tort et � travers, et ont tellement � cœur, {CL 458} sous pr�texte de belles mani�res, de se copier les uns les autres, que qui en a vu un seul les conna�t tous, il faut vivre dans le monde, dis-tu. C'est possible, ma bonne m�re; mais il n'y a rien de plus sot que tous ces gens qui n'ont pour tout m�rite qu'un nom dont l'�clat ne leur appartient pas. j Soyez hommes si vous voulez que je vous estime, et si vous n'�tes que des poup�es, ne soyez pas si vains et si impertinents: voil� ce que je suis toujours au moment de leur dire; mais ma morale est hors de saison et n'a jamais fait fortune dans le monde. Avec toi je peux bien penser tout haut l�-dessus.

[{CL 457}] * Soci�t� des plus hupp�es de l'ancien r�gime. J'ai chang� les initiales et supprim� les noms propres. Il serait donc inutile de chercher � qui s'appliqueront les critiques de mon p�re. k

18 janvier.

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Oui, madame de La Marli�re* veut absolument me marier avec une demoiselle de Rami�re** qui a vingt mille livres de rente et beaucoup de talent et d'esprit, � ce qu'elle assure. En outre, elle est fort jolie, dit-on. Certainement ma bonne m�re, vingt mille livres de rente ne me feraient pas grand mal, je voudrais bien les avoir pour te les donner: mais malgr� les agr�ments si vant�s de l'h�riti�re en question, je t'avoue que je n'ai pas la moindre envie de me marier. Il faut si peu de chose pour g�ter les projets de bonheur qu'on se laisse mettre en t�te! D'abord tu sauras que cette demoiselle est pieuse, d�vote en d'autres termes. Comment t'arrangerais-tu, dis- moi, d'une jeune tille qui se scandaliserait de tes opinions? Tu vois bien qu'il ne faut pas donner si {Lub 382} vite dans tout cela, {CL 459} et tu me permettras bien d'y r�fl�chir. Je ne me r�jouis pas absolument d'�tre un pauvre pingre, mais j'en prends fort bien mon parti, et m�me je m'aper�ois que les plaisirs les plus vrais et les plus purs ne sont pas ceux qui nous ruinent. Avec l mon ma�tre de composition et mon piano de louage, je m'amuse baaucoup mieux que dans le monde, et la nuit, quand je me suis oubli� � travailler la musique jusqu'� trois heures du matin, je sens que je suis beaucoup plus calme et plus heureux que si j'avais �t� au bal. Je m'ent�te � devenir bon harmoniste, et j'y r�ussirai. Je ne n�glige pas non plus mon violon Je l'aime tant! Mes finances ne sont pas dans un tr�s-bel �tat. J'ai �t� oblig� de me r��quiper des pieds � la t�te pour aller � la parade. Mais comme je me pique d'�tre un enfant d'Apollon, si je suis gueux, c'est dans l'ordre.

[{ CL 458}] * C'�tait la veuve du g�n�ral de La Marli�re qui fut envelopp� dans le proc�s de Custine et guillotin�. m

[{ CL 458}] ** Je crois que c'est la m�me qui a �t� mari�e � M. de Wismes, pr�fet d'Angers, et dont les filles ont �t� au couvent avec moi.

J'ai vu Lejeune* au spectacle. Il m'a cherch� dans tout Paris lorsqu'il faisait son tableau de la bataille de Marengo. Il dit qu'il ne se console pas de ne pas avoir eu ma t�te sous la main, pour la placer dans cette composition. n Je t'enverrai bient�t ton ch�le par une personne tr�s-s�re que je ne connais pas, mais qui part bient�t pour le Berry**.

* Le g�n�ral Lejeune, peintre d'histoire; j'ai de lui un joli portrait de mon p�re, au crayon, extr�mement ressemblant.

** Cette personne tr�s-s�re perdit ou vola le ch�le, il est vrai que mon p�re ne la connaissait pas. o

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J'ai p fait connaissance avec plusieurs grandes dames: madame d'Esquelbec, qui a daign� me trouver fort bien, � ce qu'on m'a dit; madame de Flahaut, qui vient de faire para�tre un roman que j'ai la grossi�ret� de n'avoir pas lu, et madame d'Andlow q. — Ren� est toujours le meilleur des amis, mais il a un grand d�faut, c'est de boire de l'eau comme un canard; heureusement que cela n'est pas contagieux. r

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{CL 460} 3 pluvi�se.

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J'ai �t� voir ma maison. Elle est occup�e par vingt {Lub 383} carabins, et M. Laurent se lamente de n'avoir que trente paires de draps. Il est vrai que ce n'est pas trop pour tenir ces gaillards-l� propres. Mais je lui ai remontr� qu'ils n'y tenaient pas, et que c'�tait par cons�quent une d�pense inutile. Nous verrons cela quand les artistes du Louvre seront log�s, comme on l'assure, � la Sorbonne. Cela am�nera des dames dans le quartier.

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Oui, certainement, je travaille toujours, mais quand mon p�re disait qu'il avait appris la� composition en vingt le�ons, je crois qu'il se moquait de nous. Rien n'est plus abstrait et plus difficile. Dans ce moment je saute les dissonances s pour passer aux modulations. Si tu savais comme je travaille! Car le temps presse, et au printemps, il faudra quitter tout cela ! Je n'ai en t�te que fausses quintes, petites sixtes, tritons et septi�mes diminu�es. J'en r�ve la nuit.

Je t te jure par tout ce qu'il y a de plus sacr� que V*** travaille et ne me co�te rien. Je ne comprends pas que tu t'inqui�tes tant. Jamais je n'entretiendrai une femme, tant que je serai un pauvre diable, puisque je serais forc� de l'entretenir � tes frais. En outre, tu ne la connais pas, et tu la juges sur le dire de Deschartres, qui la conna�t encore moins. Ne parlons pas d'elle, je t'en prie, ma bonne m�re, nous ne nous entendrions pas; sois s�re seulement que j'aimerais mieux me br�ler la cervelle que de m�riter de toi un reproche, et que te faire de la peine est le plus mortel chagrin qui me puisse arriver. u

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J'ai mont� ce matin M. le Daim, un cheval de cent louis {CL 461} que le g�n�ral a achet�. Il est d�licieux, mais il a le diable au corps, et il marche tout le long du boulevard sur les pieds de derri�re comme un chien savant. Je n'ai pourtant pas fait comme les �l�gants du jour, qui ont la rage de faire de l'�quitation au bois de Boulogne, et qu'on voit tomber comme des mouches.

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4 pluvi�se.

... Que tu es bonne de vouloir absolument payer le ma�tre et la location du piano! Allons, je te rembourserai {Lub 384} � Nohant en belle et bonne harmonie. J'esp�re le mois prochain �tre en �tat d'�crire correctement*. Le g�n�ral Dupont va revenir des Ardennes, il m'a envoy� du chevreuil et du sanglier, me chargeant d'en faire passer une partie au g�n�ral Moreau.

* M. de Vitrolles m'a dit qu'il �tait arriv� quelque chose de singulier de cette instruction musicale, acquise trop tard peut-�tre. Avant de rien savoir, mon p�re avait l'�me pleine de m�lodies charmantes, et les id�es musicales le d�bordaient. Du moment qu'il eut acquis la science n�cessaire pour les exprimer, son imagination se refroidit et son g�nie naturel l'abandonna sans qu'il s'en aper��t.

... Je vais demain avec mes neveux et leurs femmes � un bal �norme chez lady Higinson.

Paris, 11 pluvi�se (f�vrier 1802).

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Mon Dieu, que me dis-tu l�? qui aimerai-je sur la terre si ce n'est toi? Tu trouves mes lettres moins aimables que par le pass�. Je n'en sais rien, je ne trouve rien de chang� dans mon cœur, si ce n'est que je suis moins heureux depuis que je t'afflige. C'est ton s�jour � la campagne qui te {CL 462} donne des id�es noires. Je suis content de songer que tu viendras passer l'hiver prochain � Paris, et que je chasserai tout cela

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J'ai �t� faire flor�s chez madame d'Esquelbecq v. Croyant me faire un grand compliment, ces dames du beau monde m'ont trouv� l'air anglais. La belle id�e! Paris est plein d'Anglais � mines s�rieuses, et on est convenu de trouver cela du meilleur go�t. Apparemment que j'ai eu la figure d'un homme qui s'ennuie et qu'on a pris cela pour un air profond. Il est vrai qu'en revanche nos petits agr�ables font les jolis et les �vapor�s, n'ayant pas trouv� de meilleure mani�re de prouver leur nationalit�. Si c'est parce que je ne me suis pas empress� de prendre les mani�res de ce beau monde qu'on me trouve le s�rieux d'un Anglais, � la bonne heure.

Pour te donner une id�e du jugement de ce monde-l�, tu sauras que les deux h�ros, les deux mod�les, les deux idoles de ces dames, sont Charles et Juste de Noailles w. Le p�re, qui est parfaitement absurde, a dit partout que {Lub 385} ressemblait � l'Apollon du Belv�d�re, et Juste � l'Antino�s. Quelques b�gueules l'ont r�p�t�, et, en cons�quence, Charles, qui se croit Apollon, est roide comme une statue et porte la t�te au vent. Juste penche la t�te de c�t� comme l'Antino�s. Ceci te semblera une plaisanterie; c'est l'exacte v�rit�. Je tiens le fait de Laure, qui conna�t tous les petits secrets de la famille et qui, loin d'�tre m�chante, est la bont� et l'indulgence personnifi�es. Je x n'en finirais pas si je voulais te raconter tous les ridicules de cette belle jeunesse. Les Anglais les sentent bien, et j'enrage de les voir rire sous cape, sans pouvoir trouver qu'ils ont tort de m�priser dans leur �me de pareils �chantillons de notre nation. Il y en a d'autres qui essayent gauchement de les singer, et qui n'ont � cœur que de d�pr�cier leur patrie {CL 463} devant les �trangers; c'est quelque chose de r�voltant, et les �trangers en haussent les �paules tout les premiers. Tous ces jeunes lords, qui sont militaires chez eux, me questionnent avec avidit� sur notre arm�e et je leur r�ponds avec feu par le r�cit de nos immortels exploits qu'ils ne peuvent s'emp�cher d'admirer aussi. Je leur recommande surtout de ne pas juger de l'esprit public par ce qu'ils entendent dire aux gens du monde. Je leur soutiens que l'esprit national est aussi fort chez nous que chez eux. Ils en douteraient s'ils pouvaient oublier nos triomphes. Mais tu comprends que je sors de ce monde-l� toujours plus triste y et plus d�sabus�.

Bonsoir, ma bonne m�re, je t'aime plus que ma vie. Je rosse le municipal, et j'envoie � ma bonne son d� � coudre et � ouvrer.

24 pluvi�se.

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Tout est termin� avec mes neveux. Outre la maison, me voil� possesseur d'une somme de quarante mille francs. Diable! jamais je ne me serais cru si riche. Tu vas prendre l�-dessus tout de Suite dix mille francs pour payer toutes tes dettes, Pernon, Deschartres et ma bonne*. Je ne veux pas qu'ils attendent, je veux que tu {Lub 386} te d�barrasses de tous ces petits chagrins-l�. Tu as fait plus pour moi que je ne pourrai jamais te rendre. Ainsi, ma bonne m�re, pas de chicane l�-dessus, ou je te fais un proc�s pour te forcer � recevoir mon argent. Avec le revenu de la maison et mon traitement, me voil� � la t�te de sept mille huit cent quarante livres de rente. Ma foi, c'est bien joli, et il n'y a pas de quoi se d�sesp�rer. Avec le revenu de Nohant, nous voil� {CL 464} r�unissant seize mille livres** de rente � nous deux, dont nous pouvons jouir l'ann�e prochaine, et sans dettes! C'est superbe, et je suis bien heureux de te voir � l'abri de toute inqui�tude. Paye, paye tout ce que tu dois, et quand il ne me resterait que la moiti� de ces quarante mille livres, je t'assure que ce serait bien assez.

[{CL 463; Lub 385}] * Les honoraires du pr�cepteur et les gages de la bonne �taient arri�r�s depuis 1792.

** Il se trompait beaucoup sur le revenu de Nohant.

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Madame de B�renger t'a mand� la mort du duc de Bouillon. Beaumont en est fort affect�; car, malgr� leurs discussions, ils s'aimaient v�ritablement comme deux fr�res. z

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J'ai arrang� pour mon coup d'essai ma contredanse � grand orchestre; je l'ai fredonn�e � Julien qui me l'a demand�e et qui l'a jou�e avec grand succ�s au bal de madame de la Briche. Il me prie de la lui laisser graver avec les siennes, et je ne demande pas mieux; madame de B�renger veut que je l'intitule l'Élisa qui est le nom de sa bru. Ce bal de madame de la Briche �tait magnifique. On m'y a trouv� cette fois l'air noble, mais un peu ours. C'est litt�ralement le jugement de ces dames. . . . . .

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Paris, 7 vent�se.

. . . . . . Ne pense donc plus � ce mariage: madame de La Marli�re a d� t'�crire que la demoiselle avait �t� promise � un autre qui lui convenait probablement mieux que moi. J'ai manqu� le coche de quinze jours, � ce qu'il para�t, et le fait est que je ne sais pas si je lui aurais agr��, car nous ne nous sommes pas vus. {Lub 387} Je m'en moque: ce qui me fait v�ritablement un grand chagrin, c'est la {CL 465} perte d'un de mes amis, Gustave de Knoring, aide de camp d'Oudinot, dont je t'ai parl� quelquefois, et avec lequel je fumais dans ces grandes pipes turques. Dans un grand d�ner que donnait l'ambassadeur de Danemark, le baron d'Armfeld, � toutes les grandeurs, mon pauvre Knoring a pris querelle avec un officier hanovrien. Ils se sont battus au pistolet le lendemain. Ils ont tir� six coups � trente pas. Knoring a voulu se rapprocher � dix. C'�tait � son adversaire de tirer, il a re�u la balle dans la poitrine. S'il e�t pris l'un de nous pour t�moin, ce malheur ne f�t pas arriv�. Jamais on n'a soufifert qu'on tir�t sept coups de pistolet. On fait changer d'armes. Mais il avait pris le prince d'Hohenzollern pour t�moin, et les princes ne font que des sottises. Nous avons enterr� notre pauvre camarade avec tous les honneurs militaires. La marche �tait ouverte par un escadron de dragons, et le cercueil entour� d'un bataillon de grenadiers. Nous l'avons suivi jusqu'� la Madeleine, o� il a �t� enterr�. Le silence n'�tait interrompu que par les g�missements de la trompette et les sombres roulements du tambour. Trois d�charges sur sa tombe ont termin� la c�r�monie. Ce jeune homme est regrett� de tous ceux qui l'ont connu. Nous avions fait ensemble toute la derni�re campagne.

Le g�n�ral Dupont est enfin revenu. Morin, Decouchy et moi, nous avons pris le parti de le tourmenter pour le faire aller � la cour. S'il oublie de s'y montrer, on oubliera de lui donner de l'emploi, et cette inaction ne fait pas trop nos affaires... Mande-moi donc combien je donne � mon domestique, je l'ai oubli�. Je tire les oreilles � Deschartres.

24 vent�se (mars). aa

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Mon g�n�ral est tr�s-bien, pour le coup, avec Buonaparte. {CL 466} Celui-ci l'a envoy� chercher, et, apr�s quelques reproches obligeants sur son �loignement, il lui a donn� le commandement de la deuxi�me division militaire, forte de vingt-cinq mille hommes. Elle occupe les Ardennes et le pays de Luxembourg. Ainsi nous voil� en pleine {Lub 388} activit�. Buonaparte a ajout� qu'aussit�t que Dupont verrait quelque emploi plus avantageux, il lui en f�t la demande.

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L'arriv�e de ma jument m'a fait grand plaisir. Le bois de Boulogne est charmant; il est nouvellement perc�, et il y a tous les jours une telle quantit� de cal�ches et de voitures de toute esp�ce, que la garde est oblig�e d'y faire la police comme � Longchamp. C'est inconcevable de voir cela, quand nous sommes � peine sortis d'une r�yolution o� toute richesse semblait an�antie. Eh bien, il y a cent fois plus de luxe que sous l'ancien r�gime. Quand je me rappelle la solitude du bois de Boulogne en 94, lors de mon exil � Passy, je crois r�ver de m'y trouver aujourd'hui comme port� par la foule. C'est une foule d'Anglais, d'ambassadeurs �trangers, de Russes, etc., �talant une magnificence que le monde de Paris veut �clipser � son tour. Longchamp sera splendide. ab

... La princesse se marie avec M. de la Tr�mouille, qui s'est fait coffrer ces jours-ci pour �tre venu publier ses bans � Paris, tandis qu'il �tait en surveillance ailleurs. La princesse �plor�e a �t� trouver Fouch�; elle brave les ge�liers et les guichets.

... Ne me dis donc pas, ma bonne m�re, que je n'aime plus tes longues lettres. Je me suis fort bien aper�u que depuis quinze jours elles �taient plus courtes, et je sentais bien que quelque chose manquait � ma vie

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{CL 467} 5 germinal.

Notre deuxi�me division comprend les d�partements de Marne, Meuse et Ardennes. Nous avons douze places fortes, huit r�giments de cavalerie et trois demi-brigades. Nous partons dans une quinzaine. Envoie-moi par Fr�d�ric le petit cheval bai qui casse les jambes � tout le monde. Nous en viendrons bien � bout, nous autres, et il nous respectera un peu plus que Saint-Jean. Voil� Beaumont qui veut aussi se m�ler de me marier, et qui met en campagne toutes les t�tes � perruques de sa connaissance. Il est absorb� dans cette entreprise comme l'�tait Buonaparte devant le fort de Bard. Moi, je ne {Lb 389} trouve pas trop de ma dignit� d'avoir l'air press�, et je ne le suis pas, je l'avoue. . . . . .

On ac tire en ce moment le canon pour la signature de la paix. Les m�res et les femmes se r�jouissent; nous autres, nous faisons un peu la grimace.

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Paris, le 23 germinal (avril).

Paris commence � m'ennuyer passablement. C'est toujours la m�me chose: des grands airs, de grandes vanit�s et des ambitions mal dissimul�es, qui ne demandent qu'� �tre caress�es pour se montrer. ad Le grand patron ne s'en fera pas faute, je crois, quand il l'osera. Le concordat ne fait pas ici le moindre effet. Le peuple y est indiff�rent. Les gens riches, m�me ceux qui se piquent de religion, ont grand'peur qu'on n'augmente les imp�ts pour payer les �v�ques. Les militaires, qui ne peuvent pas obtenir un sou dans les bureaux de la guerre, jurent de voir le palais �piscopal meubl� aux frais du gouvernement. — Tu as s�rement lu la bulle du pape �crite dans le style de l'Apocalypse, et qui {CL 468} menace les contrevenants de la col�re de saint Pierre et de saint Paul. Quant � moi, sauf meilleur avis, je trouve que nous nous couvrons de ridicule. On va faire une tr�s-belle c�r�monie � Notre-Dame, dans laquelle, pour nous faire avaler la messe, on appellera le secours de la musique de Pa�siello et tout l'appareil militaire.

On ae pr�pare un grand d�jeuner � la porte Maillot... Tous les aimables y seront, Ils payent un louis par t�te pour avoir deux fen�tres entre trente. Il n'y aura que des gens titr�s, les Biron, les Delaigle, les P�rigord, les Noailles*. Ce sera cha�mant. Je n'irai fichtre pas!

* Je crois pouvoir nommer ceux-ci. La plaisanlerie est sans amertume.

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Paris, le 30 germinal an X.

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Les journaux l'ont sans doute fait un r�cit tr�s-pompeux {Lub 390} de la f�te du Concordat. J'�tais du cort�ge � cheval avec le g�n�ral Dupont, qui en avait re�u l'ordre ainsi que tous les g�n�raux actuellement � Paris. Ils y ont donc tous figur�, � peu pr�s comme des chiens qu'on fouette. Nous avons d�fil� dans Paris aux acclamations d'une multitude qui �tait plus charm�e de l'appareil militaire que de la c�r�monie en elle-m�me. Nous �tions tous tr�s-brillants, et, pour ma part, j'�tais magnifique. Pam�la* et moi, dures de la t�te aux pieds.

* Sa jument.

Le l�gat �tait en voiture, et la croix devant lui dans une autre voiture*, Nous n'avons mis pied � terre qu'� la {CL 469} porte de Notre-Dame, et tous ces beaux chevaux richement capara�onn�s, qui piaffaient et se querellaient autour de la cath�drale, offraient un coup d'œil singulier. Nous sommes entr�s dans l'�glise aux sons de la musique militaire, qui a cess� tout d'un coup � l'approche du dais sous lequel les trois consuls se sont plac�s et ont �t� conduits en silence, et m�me assez gauchement, jusqu'� l'estrade qui leur �tait destin�e. Le dais sous lequel a �t� re�u le consul avait l'air d'un baldaquin de lit d'auberge: quatre mauvais plumets et une m�chante petite frange. Celui du cardinal �tait quatre fois plus riche, et la chaire splendidement drap�e. On n'a pas entendu un mot du discours de M. de Boisgelin. J'�tais � c�t� du g�n�ral Dupont, derri�re le premier consul. J'ai parfaitement joui de la beaut� du coup d'œil et du Te Deum. Ceux qui �taient au milieu de l'�glise n'ont rien entendu. Au moment de l'�l�vation, les trois consuls ont mis genou en terre. Derri�re eux �taient au moins quarante g�n�raux, parmi lesquels Augereau, Mass�na, Macdonald, Oudinot, Baraguay-d'Hilliers, Lecourbe, etc. Aucun n'a boug� {Lub 391} de dessus sa chaise, ce qui formait un dr�le de contraste. En sortant, chacun est remont� sur son cheval et s'en est all� de son c�t�, de sorte qu'il n'y avait plus que les r�giments et la garde dans le cort�ge. Il �tait cinq heures et demie et l'on mourait d'ennui, de faim et d'impatience. Quant � moi, j'�tais mont� � cheval � neuf heures du matin sans d�jeuner, {CL 470} avec la fi�vre qui continuera me tourmenter. J'ai �t� d�ner chez Sc�vole, et aujourd'hui je t'�cris de chez mon g�n�ral. J'ai vu Corvisart, m�decin du premier consul. Il me promet que dans deux ou trois jours je pourrai voyager, et aller t'embrasser avant de partir pour notre quartier g�n�ral. Je crois que l'impatience de te revoir m'emp�che de gu�rir.

[{CL 468}] * « L'usage des l�gats a latere est de faire porter devant eux la croix d'or. C'est le signe du pouvoir extraordinaire que le saint-si�ge d�l�gue aux repr�sentants de cette esp�ce. Le [{CL 469}] cardinal Caprara voulant, conform�ment aux vues de sa cour, que l'exercice du culte f�t aussi public, aussi ext�rieur que possible en France, demandait que, suivant l'usage, la croix d'or f�t port�e devant lui par un officier v�tu de rouge et � cheval. C'�tait l� un spectacle qu'on craignait de donner au peuple parisien. On n�gocia, et il fut convenu que cette croix serait port�e dans l'une des voitures qui devaient pr�c�der celle du l�gat. » (M. THIERS, Histoire du Consulat et de l'Empire, t. III, liv. XIV.)

J'embrasse le municipal. Il e�t fait bien de l'effet � la c�r�monie avec son �charpe et ses adjoints*. af

* Ce r�cit de mon p�re ne peut �tre accus� de partialit�. Il est conforme � l'histoire. Le peuple fut indiff�rent � cette restauration du culte catholique. L'arm�e y fut hostile. La bourgeoisie s'en moqua, ainsi que la partie voltairienne de la noblesse. ag

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Paris, 18 flor�al (mai 1802).

Je pars mercredi, ma bonne m�re, et j'arrive � Nohant vendredi, si tu m'envoies des chevaux � Ch�teauroux. Tu vois que l'on commence � voyager lestement, et que Nohant n'est plus au bout du monde. J'ai fait le diable pour me d�barrasser de ma fi�vre. J'ai envoy� promener le sieur Gorvisart, qui venait me voir cinq minutes, pensait � ses affaires en me t�tant le pouls et prenait six francs pour chaque visite. J'ai consult� un empirique qui m'a trait� � la Deschartres, avec l'�m�tique, une m�decine noire le lendemain, et une tisane am�re comme du fiel le jour suivant. Il a pens� m'envoyer en l'autre monde, tant il a fait les choses en conscience; mais le fait est que je suis gu�ri et que j'aime mieux une bonne secousse que cette langueur qui n'en finissait pas. Je te porte deux robes au lieu d'une que tu me demandais. Ce n'est pas de trop, et je ne veux pas que tu portes des guenilles pendant que {CL 471} l'on me force � �tre chamarr� d'or. Ces robes sont de mon go�t, et elles ont eu l'approbalion d'Apolline et de {Lub 392} Laure* ah qui s'y connaissent et qui se mettent � ravir. J'ai re�u une belle lettre de Deschartres. Dis-lui que, par son style de p�dant, ses raisonnements d'apothicaire et sa morale d'eunuque, il est digne de traiter M. de Pourceaugnac au moral et au physique.

* Apolline de Guibert et Laure de S�gur, mari�es � Ren� et � Auguste de Villeneuve. ai



Apr�s aj un mois de s�jour aupr�s de sa m�re, Maurice quitte Nohant, passe deux ou trois jours � Paris, et va rejoindre son g�n�ral � Charleville, o� bient�t Victoire devait aller s'�tablir, en d�pit des sermons de Deschartres qui ne faisaient pas fortune, comme l'on voit, aupr�s de son �l�ve. Ce pauvre p�dagogue ne se d�courageait pourtant pas. Il persistait � regarder Victoire comme une intrigante, et Maurice comme un jeune homme trop facile � tromper. Il ne s'apercevait pas que l'effet de ce jugement erron� serait de rendre chaque jour mon p�re plus clairvoyant sur le d�sint�ressement de son amie, et que plus on l'accuserait injustement, plus il lui rendrait justice et s'attacherait � elle. Deschartres, en cette circonstance, prit pr�texte de ses affaires et accompagna Maurice � Paris, craignant peut-�tre qu'il n'y s�journ�t au lieu d'aller � son poste. En m�me temps, ma grand'm�re exprimait � son fils le d�sir de le voir mari�, et cette inqui�tude que lui causait la libert� du jeune homme habituait le jeune homme � l'id�e d'engager sa ch�re libert�. Ainsi tout ce qu'on faisait pour le d�tacher de la femme aim�e ne servait qu'� h�ter le cours de la destin�e.

Pendant ce court s�jour � Paris avec son �l�ve, Deschartres {CL p472} crut ne pas devoir le quitter d'un instant. C'�tait faire le pr�cepteur un peu tard, avec un jeune militaire �mancip� par de glorieuses et rudes campagnes. Mon p�re �tait bon, on le voit du reste par ses lettres et, au fond, il aimait tendrement son p�dagogue. Il ne savait pas le brusquer s�rieusement et il �tait assez enfant encore pour trouver un certain plaisir � tromper, comme un v�ritable �colier, la surveillance burlesque du bourru. Un matin il s'esquive de leur commun logement, et va rejoindre Victoire dans le jardin du Palais-Royal, o� ils s'�taient donn� rendez-vous pour d�jeuner ensemble {Lub 393} chez un restaurateur. À peine se sont-ils retrouv�s, � peine Victoire a-t-elle pris le bras de mon p�re, que Deschartres, jouant le r�le de M�duse, se pr�sente au-devant d'eux. Maurice paye d'audace, fait bonne mine � son argus et lui propose de venir d�jeuner en tiers. Deschartres accepte. Il n'�tait pas �picurien, pourtant il aimait les vins fins, et on ne les lui �pargna point. Victoire prit le parti de le railler avec esprit et douceur, et il parut s'humaniser un peu au dessert: mais quand il s'agit de se s�parer, mon p�re voulant reconduire son amie chez elle, Deschartres retomba dans ses id�es noires et reprit tristement le chemin de son h�tel garni. 1

{Presse 16/11/54 1} Le s�jour de Charleville parut fort maussade � mon p�re jusqu'au moment o� son amie vint s'y �tablir chez d'honn�tes bourgeois, o� elle payait une modique pension. Elle passait pour �tre mari�e secr�tement avec mon p�re, mais elle ne l'�tait pas encore. D�s ce moment, ils ne se quitt�rent presque plus et se regard�rent comme li�s l'un � l'autre. ak Ce lien irr�cusable fut la naissance de plusieurs enfants, dont un seul v�cut quelques ann�es et mourut, je crois, deux ans apr�s ma naissance.

Ma al bonne grand'm�re ignorait tout cela, comme elle ignora m�me le mariage apr�s qu'il fut conclu. De temps {CL 473} en temps, Deschartres, toujours aux aguets, de loin comme de pr�s, faisait une d�couverte inqui�tante et ne la lui �pargnait pas. Il en r�sultait avec Maurice des explications qui la rassuraient pour un instant, mais qui ne changeaient rien � la situation de chacun. am


Voici encore des fragments de lettres. Si je ne voulais transcrire qu'une correspondance toujours spirituelle et enjou�e, je ne passerais rien; mais comme mon but est de montrer le fond s�rieux d'une existence humaine et le contre-coup de la vie g�n�rale sur les �motions d'un individu, j'abr�gerai beaucoup.

Charleville, le 1er messidor (juin). an

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Nous faisons un �talage du diable avec nos grands plumets, nos dorures et nos beaux coursiers. Il est parl� {Lub 394} de nous jusqu'� Soissons et jusqu'� Laon (patrie de Jean-Fran�ois Deschartres)! Mais tant de gloire nous touche peu, et nous aimerions mieux �tre moins propres que d'user notre ardeur � faire la parade. En outre, on est curieux et bavard ici comme � La Ch�tre. Le g�n�ral a voulu d�j� tenter quelque aventure, mais il n'eut pas parl� deux fois � la m�me femme qu'il s'�leva une clameur immense dans les trois villes de Sedan, Mezi�res et Charleville. ao . . . . .

Il est toujours le m�me, excellent homme, brave et capable, mais irr�solu, tatillon et d�pensant son activit� � ne rien faire. Le fait est que nous n'avons rien � faire du tout. Deconchy fait les fonctions de chef d'�tat-major et a l'air de griffonner toujours quelque chose. Morin fait des enveloppes, les d�fait, les recommence. Le g�n�ral fait {CL 474} atteler ses chevaux et les laisse trois heures � sa porte avant de savoir s'il sortira ou restera. Voil� notre existence de tous les jours. . . . . .

. . . J'embrasse ma bonne, qui ne peut plus me demander � tout instant ce que j'ai fait de ma canne. . . . . .

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Toute ma consolation est de penser que cette vie tranquille me permettra d'aller te voir plus souvent. . . . . .

Le 11 messidor, � Bellevue pr�s Sedan.

Nous sommes toujours opini�trement juch�s sur nos hauteurs de Givonne, � la porte de Sedan. Le g�n�ral, qui aime la campagne et la chasse, se trouve ici plus � m�me de satisfaire ses go�ts, et nous nous morfondons � courir les bois et les champs avec lui par un temps d�testable. Je me suis nanti d'un piano qui ferait ma consolalion si je pouvais en profiter, mais � peine y suis-je assis qu'il faut aller courir.

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Charleville, le 16 messidor (juillet).

Nous sommes revenus ici depuis quatre jours pour nous lancer des plaisirs champ�tres dans le tourbillon du monde. Ce tourbillon est compos� d'oisons brid�s {Lub 395} des deux sexes qui s'acharnent autour d'une table de bouillote � se gagner les uns aux autres un petit �cu en quatre heures de temps. J'y b�ille � me d�crocher la m�choire. Je ne sais qui m'avait fait ici la r�putation d'un jeune homme charmant. Il a fallu en rabattre, on me regarde comme un ours. Je m'ennuyais moins � Bellevue; j'y avais mon piano et mon violon, et avec cela on vivrait au fond d'une cave. Nous y avons form� une esp�ce de m�nagerie que {CL 475} j'ai h�te de rejoindre pour me d�dommager de la soci�t� d'ici: nous avons une chouette charmante qui vient se poser sur le poing comme un faucon, un grand-duc pris dans les rochers des Ardennes et qui a sept pieds d'envergure; c'est un animal effroyable et m�chant comme le diable. En fait de quadrup�des, nous avons un renard, un marcassin, un chevreuil qui nous suit comme un chien et un jeune loup qui m'appartient en propre. Je me charge de son �ducation, et il para�t tr�s-dispos� � n'en pas profiter, car il se sauve � toutes jambes quand je l'appelle. D'ailleurs il est charmant, f�roce, sournois et se battant toute la journ�e avec le renard, qui est son ennemi personnel. Voil�, j'esp�re, des plaisirs de prince, et qui ne t'inqui�teront pas, ma bonne m�re. Une v�nerie, une fauconnerie, et des combats d'animaux!

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... Tu m'as bien diverti avec la citation de l'archev�que de Bourges. On devait bien s'attendre � voir ces bons princes de l'Église relever la t�te le lendemain du jour o� l'État fait pour eux de grands sacrifices; il est dans l'ordre qu'ils nous en remercient par des menaces et des anath�mes. Tu as raison, et le g�n�ral, � qui j'ai lu ce passage de ta lettre, en a �t� tr�s-frapp�. On reproche aux tribuns ap r�volutionnaires un langage barbare, des id�es sanguinaires, des ch�timents et des menaces continuels; et voil� les pr�tendus ap�tres de la religion de paix et de mis�ricorde qui nous injurient et nous menacent de la col�re c�leste. S'ils pouvaient nous condamner � quelque chose de pis que les flammes �ternelles, ils le feraient. La guillotine n'est qu'un jeu d'enfant, un instant d'effroi et de souffrance: malheureusement leur imagination ne peut pas cr�er pour nous pis que l'enfer. Ne t'�tonne donc pas de mon amiti� pour les b�tes f�roces. Elles sont la douceur et l'innocence m�me en comparaison des humains.

{CL 476, Lub 396} Charleville, 27 messidor.

À d�faut aq de dangers r�els, il est permis d'en chercher d'imaginaires, c'est ce qui m'a engag� � me faire recevoir franc-ma�on. La c�r�monie a eu lieu hier, et, pour te donner une id�e de toutes les mauvaises plaisanteries et mystifications dont j'ai �t� l'objet, il me suffira de te dire que j'avais mis ces messieurs � pis faire, les d�fiant formellement de m'intimider. On a employ� � cet effet tous les moyens connus. On m'a enferm� dans tous les trous possibles, nez � nez avec des squelettes; on m'a fait monter dans un clocher au bas duquel on a fait mine de me pr�cipiter; et ce que j'ai admir� dans tout cela, c'est l'apparence de r�alit� qu'ils savent donner � toutes ces illusions. C'est, ma foi, merveilleux, et fort amusant. On m'a fait descendre dans des puits, et apr�s douze heures pass�es � subir toutes ces gentillesses, on m'a cherch� une mauvaise querelle sur ma bonne humeur et mon ton goguenard, et on a d�cid� que je devais subir le dernier supplice. En cons�quence, on m'a clou� dans une bi�re, port� au milieu des chants fun�bres dans une �glise, pendant la nuit, et, � la clart� des flambeaux, descendu dans un caveau, mis dans une fosse et recouvert de terre, au son des cloches et du De profundis. Apr�s quoi chacun s'est retir�.

Au bout de quelques instants, j'ai senti une main qui venait me tirer mes souliers, et tout en l'invitant � respecter les morts, je lui ai d�tach� le plus beau coup de pied qui se puisse donner. Le voleur de souliers a �t� rendre compte de mon �tat et constater que j'�tais encore en vie. Alors on est venu me chercherpour m'admettre aux grands secrets. Comme avant l'enterrement on m'avait permis de faire mon testament, j'avais l�gu� le caveau dans lequel j'avais �t� enferm� au colonel de la l4e, afin qu'il en f�t {CL 477} une salle de police; la corde avec laquelle on m'y avait descendu, au colonel du 4e de cavalerie, pour qu'il s'en serv�t pour se pendre, et les os dont j'�tais entour�, � ronger � un certain fr�re terrible qui m'avait trimbal� toute la journ�e dans les caves et greniers, pr�tendant m'avoir sauv� d'un grand danger. Cette preuve de ma reconnaissance a diverti ces messieurs, que j'ai entendus rire malgr� la gravit� de leur r�le. Mais ce qui {Lub 397} m'a le plus diverti, lorsque tout a �t� termin�, c'est la col�re de Morin contre un particulier qui �tait fort �tonn� de la mani�re dont j'avais support� les �preuves. Morin �tait tellement piqu� qu'on par�t surpris de la fermet� de son camarade, qu'il voulait faire tirer l'�p�e � tout le monde.

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Charleville, 1er thermidor (juillet). ar

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Voil� une singuli�re fantaisie de mon g�n�ral. Il ne savait que vaguement que j'�tais le petit-fils du mar�chal de Saxe, et il s'est mis � m'interroger l�-dessus en d�tail. Quand il a appris que tu avais �t� reconnue par acte du Parlement et que le roi de Pologne �tait mon a�eul, tu n'as pas l'id�e as de l'effet que cela a produit sur lui. Il m'en parle vingt fois le jour, il m'accable de questions. Malheureusement je ne me suis jamais occup� de tout cela, et il m'est impossible de lui tracer mon arbre g�n�alogique. Je ne me souviens pas du nom de ta m�re, et je ne sais pas du tout si nous sommes parents des Levenhaupt. Il faut que tu c�des � sa fantaisie et que tu me renseignes sur tout cela. Il veut m'envoyer en Allemagne aves des lettres de recommandation du ministre de l'int�rieur et des g�n�raux Moreau et Macdonald, afin de me faire reconna�tre comme le seul rejeton existant du grand homme. Je me garderai bien de donner dans de pareilles extravagances, mais je ne veux {CL 478} pas brusquer trop cette manie de Dupont, parce qu'il pr�tend qu'avec mon nom je dois �tre capitaine at, et qu'il se fait fort de m'obtenir ce grade incessamment; je crois l'avoir m�rit� par moi-m�tne, et je le laisserai agir. Te souviens-tu du temps o� je ne voulais pas �tre prot�g�? C'�tait avant d'�tre militaire, j'avais de belles illusions sur la vie, et je m'imaginais qu'il suffisait d'�tre brave et intelligent pour parvenir. La R�publique m'avait mis ce fol espoir dans la t�te; mais, � peine ai-je vu ce qui en est, que j'ai reconnu que le r�gime d'autretois n'est gu�re chang�, et Buonaparte en est, je crois, plus �pris qu'il n'en a l'air. au

La fortune rapide de certains hommes, de Caulaincourt entres autres, est certainement due � la faveur. Pour {Lub 398} moi, je n'irai pas faire antichambre pour des passe-droits, mais si mes amis obtiennent pour moi ce qui m'est d�, je les laisserai faire.

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J'ai re�u une lettre de Deschartres. Elle est tout � fait aimable et gentille. C'est un petit cours de morale � l'usage des �go�stes et des sots. Comment se fait-il qu'un homme qui a tant de cœur et de d�vouement pour r�gler ses propres actions ne sache me conseiller que des platitudes? C'est donc l'effet des pr�jug�s? Dis-lui de ma part que cette vie de chanoine qu'il m�ne ne peut rien lui inspirer de ce qui convient � mon �ge, � mon �tat, � mon caract�re et � mes opinions. Tout cela ne m'emp�chera pas de l'aimer, mais qu'il sache bien que sur certains points il n'aura jamais sur moi la moindre influence. Au reste, je compte lui r�pondre moi-m�me bient�t, et avec la franchise n�cessaire entre amis. Qu'il te soigne, qu'il te tienne fid�le compagnie; qu'il surveille tes affaires, qu'il arrange ton jardin et te fasse manger de beaux fruits; qu'il administre sa commune merveilleusement, et je lui pardonnerai ses bourrasques. — Ne t'inqui�te pas, ma bonne m�re, mon {CL 479} g�n�ral n'a aucun sujet d'�tre m�content de moi. Non, je ne ferai pas de d�marches directes pour obienir le grade de capitaine. C'est pour moi un d�go�t mortel que de solliciter; mais on agira pour moi, et je saurai toujours m�riter l'int�r�t et justifier le z�le de mes amis. Je t'aime plus que ma vie. Voil� ce que tu dois te dire, et n'en jamais douter.

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À M. DESCHARTRES av

Charleville, le 8 thermidor an X.

Vous �tes bien aimable, mon ami, de vous donner tant de peines pour mes af���res. Croyez que je sens vivement le prix d'un ami tel que vous; vous mettez � tout ce qui me regarde un z�le que je ne puis trop reconna�tre, mais laissez-moi vous dire, sans circonlocution, qu'� certains �gards ce z�le va trop loin; non que je veuille vous d�nier le droit de vous occuper de ma conduite, comme vous vous occupez de mes affaires et de ma sant�. Ce droit est {Lub 399} celui de l'affection et je saurai le subir quand m�me il me blessera; je crois vous l'avoir prouv� d�j� en des circonstances d�licates; mais l'ardeur de ce z�le vous fait voir en noir et prendre au tragique des choses qui ne le sont pas. C'est donc voir iliux, et l'amiti� que je vous porte ne m'oblige pas � me tromper avec vous.

Quand, par exemple, vous me pronostiquez qu'� trente ans j'aurai les infirmit�s de la vieillesse, et que par l� je deviendrai inhabile aux grandes choses, et tout cela parce qu'� vingt-quatre ans j'ai une ma�tresse, vous ne m'effrayez pas beaucoup. En outre, vous jouez de malheur dans votre raisonnement quand vous me proposez l'exemple de mon grand-p�re le mar�chal, qui fut pr�cis�ment d'une galanterie {CL 480} dont je n'approche pas, et qui n'en gagna pas moins la bataille de Fontenoy � quarante-cinq ans. Votre Annibal �tait un sot de s'endormir � Capoue avec son arm�e; mais nous autres Fran�ais, nous ne sommes jamais plus robustes et plus braves que quand nous sortons des bras d'une jolie femme. Quant � moi, je crois �tre beaucoup plus sage et plus chaste en me livrant � l'amour d'une seule qu'en changeant tous les jours de caprice, ou en allant voir les filles, pour lesquelles je vous avoue que je ne me sens pas de go�t.

Il est vrai que pour �tre cons�quent avec vous-m�me, il vous pla�t de traiter de fille la personne � laquelle je suis attach�. On voit bien que vous ne savez pas plus ce que c'est qu'une fille que vous ne savez probablement ce que c'est qu'une femme. Moi, je vais vous l'apprendre; car j'ai un peu connu d�j� la vie de hussard, et c'est parce que je l'ai connue que j'ai eu h�te d'en sortir. Nous avons rompu assez de lances sur ce sujet pour qu'il me sembl�t inutile d'y revenir. Mais, puisque vous persistez � l'accuser, je persisterai � d�fendre celle que j'aime.

Une fille, puisqu'il faut encore vous l'expliquer, est un �tre qui sp�cule et vend son amour. Il y en a beaucoup dans le grand monde, bien qu'elles aient de grands noms et des maisons tr�s-fr�quent�es; je ne vivrais pas huit jours avec elles. Mais une femme qui s'attache � vous en vous rencontrant dans le malheur, qui vous a r�sist� lorsque vous �tiez dans une situation brillante en apparence, et qui vous c�de en vous voyant couvert de haillons et mourant de faim (c'est ainsi que j'�tais en sortant des mains des Croates), une femme qui vous garde la plus {Lub 400} stricte fid�lit� depuis le jour o� elle vous a aim� , et qui, lorsque vous voulez lui assurer quelques ressources, au moment o� vous venez de recueillir un petit h�ritage, vous jette au nez et foule aux pieds avec col�re vos billets {CL 481} de cent louis, puis les ramasse et les br�le en pleurant; non, cent fois non, une telle femme n'est pas une fille, et on peut l'aimer fid�lement, s�rieusement, et la d�fendre envers et contre tous. Quel que soit le pass� d'une telle femme, il n'y a qu'un l�che qui puisse le lui reprocher quand il a profit� de son amour, quand il a re�u d'elle des services; et vous savez tr�s-bien que sans Victoire j'aurais eu beaucoup de peine � revenir en France. Les circonstances d�cident de nous, et souvent malgr� nous, dans la premi�re jeunesse, lorsque nous sommes sans ressources et sans appui. Les femmes, plus faibles que nous, et provoqu�es par nous qui nous faisons une gloire d'�garer leur faiblesse, peuvent se perdre ais�ment. Mais entourez les premi�res saintes du paradis de tous les genres de s�duction, mettez-les aux prises avec le malheur et l'abandon, et vous verrez si toutes s'en tireront aussi bien que certaines femmes dont vos arr�ts croient faire une justice salutaire.

Vous vous trompez donc, mon ami, et voil� tout ce que j'ai � dire pour r�sister � des conseils que vous croyez bons, et que je regarde comme mauvais. Quant � ma m�re, je vous prie de ne point me recommander de la ch�rir. Je n'ai besoin pour cela des encouragements de personne. Jamais je n'oublierai ce que je lui dois; mon amour et ma v�n�ration pour elle sont � l'abri de tout.

Adieu, mon cher Deschartres, je vous embrasse de tout mon cœur. Vous savez mieux que personne aw combien il vous est attach�.

MAURICE.

DE MAURICE À SA MÈRE

Eh bien, oui, ma bonne m�re, je te l'avoue, je suis, non pas triste, comme tu le crois, mais assez m�content de la tournure que prennent mes affaires. Voil� de grands {CL 482} changements dans les affaires publiques, et qui ne nous {Lub 401} promettent rien de bon*. Certainement cela l�ve toutes les difficult�s qui auraient pu surgir � la mort du premier consul, mais c'est un retour complet � l'ancien r�gime, et en raison de la stabilit� des premi�res fonctions de l'État, il n'y aura plus gu�re moyen de sortir des plus humbles. Il faudra se tenir l� o� le hasard vous aura jet�, et ce sera comme autrefois, o� un brave soldat restait soldat toute sa vie, tandis qu'un freluquet �tait officier selon le bon plaisir du ma�tre. Tu verras que tu ne te r�jouiras pas bien longtemps de cette esp�ce de restauration monarchique, et que, pour moi du moins, tu regretteras les hasards de la guerre et la grande �mulation r�publicaine. Le poste que j'occupe n'est pas d�sagr�able en soi-m�me, et en temps de guerre il est brillant, parce qu'il nous expose et nous fait agir. Mais en temps de paix il est assez sot, et, entre nous soit dit, peu honorable. Nous ne sommes apr�s tout que des laquais renforc�s. Nous d�pendons de tous les caprices d'un g�n�ral. Si nous voulons sortir, il faut rester; si nous voulons rester, il faut sortir. À la guerre, c'est charmant, ce n'est pas au g�n�ral que nous ob�issons. Il repr�sente le drapeau de la patrie. C'est pour le salut de la chose publique qu'il dispose de nos volont�s, et quand il nous dit: « Allez � droite; si vous n'y �tes pas tu�, vous irez ensuite � gauche, et si vous n'�tes pas tu� � la gauche, vous irez ensuite en avant », c'est fort bien: c'est pour le service, et nous sommes trop heureux de recevoir de pareils ordres. Mais en temps de paix, quand il nous dit: « Montez � cheval pour m'accompagner � la chasse, et venez ax faire des visites avec moi pour me servir d'escorte », ce n'est plus si dr�le, c'est � son caprice personnel que nous ob�issons; notre dignit� en souffre, et la mienne est, je l'avoue, � une rude {CL 483} �preuve. Dupont est pourtant d'un excellent caract�re, et peu de g�n�raux sont aussi bienveillants et aussi expansifs; mais enfin il est g�n�ral et nous sommes aides de camp, et s'il ne faisait de nous ses domestiques, nous ne lui servirions � rien, puisqu'il n'y a rien autre chose � faire. Deconchy, qui est chef d'otnt-major, prend patience, quoique avant-hier il ait eu une petite mortification assez dure. Le g�n�ral �tait chez sa ma�tresse et l'a fait attendre trois heures dans la cour. Il a failli le {Lub 402} planter l� et envoyer tout au diable. Morin est toujours tr�s-insouciant et r�pond toujours: Qu'importe? � tout ce qu'on lui dit. Moi, je me dis en moi-m�me:


Il importe si bien, que de tous vos repas
        Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas m�me � ce prix un tr�sor.

[{CL 482}] * Le consulat � vie.

Si bien que j'ai le plus grand d�sir d'aller rejoindre mon r�giment, et je vais �crire pour cela � Lacu�e, qui est le grand faiseur et le grand r�formateur.

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{Presse 16/11/54 2} En raison de ma haute valeur et de ma belle conduite dans les �preuves, j'ai �t� nomm� compagnon ces jours-ci, et je serai ma�tre incessamment. ay

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Bellevue, le 6 fructidor.

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Nous menons une vie errante et vagabonde, poursuivant les sangliers et les biches � travers les bois et les rochers. La nuit nous surprend et nous fait chercher un abri dans le premier castel des environs qui nous tombe sous la main. A peine le jour repara�t-il que nous reprenons notre œuvre de destruction, ne nous arr�tant que pour manger {CL 484} notre viande r�tie au pied de quelque sapin, sur le bord des clairs ruisseaux o� rafra�chissent nos flacons. Les rochers et les pr�cipices ne nous permettent pas de chasser � cheval, et le g�n�ral, qui se pique d'�tre un grand marcheur, tire la langue d'un demi-pied. Il s'amusait de nous au commencement, s'imaginant que nous aurions de la peine � le suivre, et je crois qu'il se repent un peu maintenant de nous avoir emmen�s. Quant � moi particuli�rement, j'ai retrouv� mes jambes de la Croatie, je laisse derri�re moi les gardes les plus lestes, je d�gringole les montagnes, j'escalade les ravins, je saute les buissons, je t�che de d�penser l'exc�dant de mes forces et de retrouver l'illusion de la guerre. Si bien que les chasseurs ardennais me comparent � un brocart, c'est-�-dire � un chevreuil de quatre ans, non pas pour la coiffure, mais pour l'agilit�.

Ce jour est consacr� au repos, et demain nous avons {Lub 403} rendez-vous � Bouillon pour l'attaque d'un sanglier. Il n'y a rien de plus dr�le que de voir le g�n�ral maigri, noirci, m�connaissable, vouloir soutenir qu'il n'est pas fatigu�, et vouloir encore faire semblant de passer les nuits � lire et � �crire. C'est la mode de singer le grand homme, mais cela ne sert de rien.

Charleville, 20 fructidor (septembre).

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Nous sommes de retour depuis hier seulement. Pour parcourir les d�serts des Ardennes, nous avions form� une esp�ce de caravane compos�e de trois cal�ches, deux cabriolets, une diligence et un �norme fourgon rempli de vivres et de lits pour les dames; car nous en avions quatre. La partie e�l �t� agr�able sans la turbulente inqui�tude du g�n�ral, qui, apr�s avoir chass� de quatre heures du matin � six heures du soir, voulait repartir dans la {CL 485} nuit, pour se trouver, � huit ou dix lieues de l�, � d'autres rendez-vous. De sorte qu'au lieu de s'amuser, on s'�garait la nuit dans les bois, et on culbutait dans les foss�s. Quatre personnes qui �taient dans une cal�che* ont vers� et sont encore �clopp�es. Le g�n�ral a fait aussi la cabriole avec son boguet, et ne veut pas avouer qu'il s'est fait beaucoup de mal. À la guerre, tout cela serait magnifique, et ce qui est ridicule ici serait sublime sur un champ de bataille. Ce qu'il y a de f�cheux, c'est que, voulant toujours devancer tout le monde, arrivant deux jours avant les autres, et attaquant deux heures trop t�t, il fait manquer la chasse, et toutes les autres bandes de chasseurs nous donnent au diable. Nous nous �chinons pour ne rien faire qui vaille. C'�tait peut-�tre bien un peu comme cela au Mincio. Nous �tions tous aussi press�s et aussi fous que lui, mais ce passage ne nous a rien valu.

* Ma m�re �tait du nombre. Elle eut une c�te cass�e. Ceci explique l'humeur de mon p�re.

Tu regardes mon d�sir d'aller au r�giment comme une fantaisie. Tu me reproches de vouloir trop de libert�. Non, ma bonne m�re, je serais plus assujetti au r�giment que partout ailleurs; mais je serais l'esclave de mon service, de mon devoir, et non celui du caprice d'un {Lub 406} homme. Les �tats-majors sont en pleine d�faveur. Dupont est sous la remise, et moi dans le cul-de-sac. L'orgueil du grand �tat-major est pouss� au supr�me degr�, et tout ce qui voudra singer la puissance sera toujours �loign�. Chaque g�n�ral, sous ce nouveau r�gime, est n�cessairement regard� comme un rival s'il a du m�rite, comme un ennemi s'il n'en a point. Ceux qui l'entourent sont pr�sum�s partager ses passions ou ses opinions. On ne peut pas voir de tr�s bon œil tous ces hommes qui �taient puissants avant qu'on f�t quelque chose: on redoute leurs regards, leur critique, et {CL 486} on a peur m�me (je te dis cela parce que je le sais) des jeunes aides de camp railleurs qui ne se sont pas agenouill�s � Notre-Dame pour saluer le retour des grands oripeaux.

Ce qu'il y a de plus f�cheux pour moi, c'est, que je ne puis retourner � mon r�giment sans un nouvel arr�t� du consul. Celui qu'on vient de prendre d�tache les aides de camp de leurs corps et ordonne qu'ils seront r�form�s si leur g�n�rai vient � l'�tre. C'est donc une menace en masse, et c'est du Lacu�e tout pur. On n'a pourtant pas de reproches � me faire d'�tre entr� dans l'�tat-major: c'est le premier consul lui-m�me et Lacu�e qui m'ont conseill� de le faire en me disant que c'�tait le poste le plus avantageux pour se distinguer. Mais � pr�sent tout est chang�! . . . . .

Charleville, 1er jour compl�mentaire an X.

Monseigneur l'�v�que de Metz, dont le dioc�se s'�tend sur notre division, est venu tout � propos pour mod�rer notre train de chasse et nous faire prendre le pas de procession. Il a fallu suivre le dais en grande tenue jusqu'� la m�tropole, ou�r la grand'messe et le Te Deum, et de plus avaler un petit sermon pastoral du grand vicaire. Aujourd'hui nous donnons un grand diner � monseigneur, dont, par parenth�se, j'ai fait la conqu�te par mon air d�cent. C'est un compliment j�suitique, parce qu'il s'est peut-�tre aper�u que j'�tais un des moins charm�s de cette capucinade.

Demain, avant que le soleil ait rougi la cime des monts, nous repartons pour la chasse. Ma foi, puisqu'il le fallait, le go�t m'en est revenu tout de bon comme lorsque {Lub 405} j'�tais � Nohant, dans mon jeune temps. Je suis maintenant un des plus adroits, et � coup s�r le plus infatigable. Nous reviendrons pour le ler vend�miaire, que nous devons c�l�brer {CL 487} par une petite guerre dans la plaine, entre M�zi�res et Sedan. On est d�j� convenu dans les deux partis du nombre de prisonniers qu'on devait se faire de part et d'autre; il n'y a encore rien de d�cid� sur celui des morts et des bless�s.

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Durosnel m'a �crit pour m'expliquer dans le plus grand d�tail l'arr�t� qui nous concerne. C'est le comble de l'ingratitude et de l'injustice. Nous ne tenons plus en aucune mani�re � nos r�giments. Si nous avons � nous plaindre de nos g�n�raux, tant pis pour nous; nous pouvons les quitter, mais nous cessons d'�tre militaires. On nous fait une condition de domestiques, pire encore puisque nous ne pouvons changer de ma�tre. Tout au contraire, les adjoints d'�tat-major conservent toute leur libert� et tous leurs avantages. C'est fort incons�quent, et apparemment il y a l�-dedans des cr�atures que l'on veut r�compenser. Tout s'organise pour s'assurer d'une cour et les courtisans n'y manqueront pas. La graine s'en est conserv�e.

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Variantes

  1. Le deuxi�me partie est soud�e � la premi�re dans {Presse}. Les titres des parties ne figurent qu'� partir de l'�dition {CL}.
  2. Reprise de {Presse}: CHAPITRE DIX-SEPTIÈME {Presse} ♦ CHAPITRE QUATRIÈME {Lecou} ♦ IV {Lecou} et sq.
  3. L'argument de ce chapitre dans {Presse} ne comprend pas: Projets de mariage. – Les b�tes f�roces, – Épreuves ma�onniques et r�ception. – Retour des pr�jug�s nobiliaires dans certains esprits. – Consulat � vie. – Disgr�ce et m�contentement des �tats-majors.
  4. Maurice retourna {Presse} ♦ Maurice, apr�s avoir [...] Nohant, retourna {Lecou} et sq.
  5. Interruption de {Presse}, qui donne un r�sum� de ce qui est omis:
    De frimaire an X, jusqu'en flor�al de la m�me ann�e, ses lettres contiennent des appr�ciations int�ressantes sur le mond qu'il voit et qu'il traverse de sa pens�e. Je ne sais o� prendre, pour en donner ici un extrait. Toutes sont charmantes. Il y d�peint la soci�t� parisienne posant devant les Anglais venus � Paris avec Fox. Il raconte la f�te du Concordat, et son opinion personnelle est celle du milieu militaire qui l'entoure; mais je ne citerai dans ce feuilleton que les passages relatifs � sa propre histoire.
  6. Reprise de {Presse}
  7. Interruption de {Presse}
  8. Reprise de {Presse} qui ne date pas
  9. la soci�t� *** sont {Presse} ♦ la soci�t� ****, les G..., les M..., les P..., sont {Lecou} et sq.
  10. Interruption de {Presse}
  11. Cette note n'appara�t pas dans {Presse}
  12. Reprise de {Presse} sans date
  13. Cette note ni la suivante ne sont dans {Presse}
  14. Interruption de {Presse}
  15. Cette note est omise dans {Presse}
  16. Reprise de {Presse}
  17. Mme d'Andlaw {Presse} ♦ Mme d'Andlow {Lecou} et sq. ♦ Mme d'Andlaw {Lub} (r�tablissant la 1�re le�on, conforme � l'orthographe du nom; nous la suivons)
  18. Interruption de {Presse}
  19. je sauve les dissonances {Lecou}, {LP} ♦ je saute les dissonances {CL}
  20. Reprise de {Presse} sans date
  21. Interruption de {Presse}
  22. madame d'Es... {CL} ♦ d'Esquelbecq {Lub} (que nous suivons)
  23. sont C... et J... de X.. {CL} (C... et J... de m�me un peu plus bas) ♦ sont Charles et Juste de Noailles {Lub} (que nous suivons)
  24. Reprise de {Presse} sans date
  25. monde-l� plus triste {Presse} ♦ monde-l� toujours plus triste {Lecou} et sq.
  26. Interruption de {Presse}
  27. Reprise de {Presse}
  28. Interruption de {Presse}
  29. Reprise de {Presse} sans date
  30. Interruption de {Presse}
  31. Reprise de {Presse}
  32. Interruption de {Presse} sans appel de note: ses adjoints. ♦ ses adjoints*. {Lecou} et sq.
  33. cette note n'est pas dans {Presse}
  34. pas d'appel de note dans {Lecou}, {LP}
  35. cette note n'appara�t que dans {CL}
  36. Reprise de {Presse}
  37. Interruption de {Presse}
  38. Reprise de {Presse}
  39. Interruption de {Presse}
  40. Reprise de {Presse}
  41. Interruption de {Presse}
  42. aux tribunes {Lecou}, {LP} ♦ aux tribuns {CL} (tribunes est dans l'autographe)
  43. ...... À d�faut {CL} ♦ À d�faut {Lub}
  44. Reprise de {Presse}
  45. tu n'as pas d'id�e {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ tu n'as pas l'id�e {CL}
  46. je dois �tre fait capitaine {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ je dois �tre capitaine {CL}
  47. Interruption de {Presse}
  48. Reprise de {Presse}
  49. mieux que tout autre {Presse} ♦ mieux que personne {Lecou} et sq.
  50. � la chasse, ou venez {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ � la chasse, et venez {CL} � la chasse, ou venez {Lub} (r�tablissant la 1�re le�on; nous le suivons, non sans h�sitation)
  51. Interruption de {Presse}

Notes

  1. {Presse} (La suite prochainement.)
  2. Suit dans {CL}: FIN DU PREMIER VOLUME