GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-L�vy 1876

{[Presse 6/11/54 2]; LP T.? ?; CL T.1 [389]; Lub T.1 [323]} DEUXIÈME PARTIE
Mes premi�res ann�es
1800-1810 a

{Presse 12/11/54 1; CL T.1 [426]; Lub [355]} III b

Incidents romanesques. — Malheureux exp�dients de Deschartres. — L'auberge de la T�te-Noire. — Chagrins de famille. — Courses au Blanc, � Argenton, � Courcelles, � Paris. — Suite du roman. — Le g�n�ral ***. c — L'oncle de Beaumont. — R�sum� de l'an IX.



Qu'on me permette, pour esquisser quelques �v�nements romanesques, de d�signer mes parents par leurs noms de bapt�me. C'est, en effet, un chapitre de roman. Seulement il est vrai de tous points.

Maurice arriva � Nohant dans les premiers jours de mai 1801. Apr�s les premi�res effusions de la joie, sa m�re l'examina avec quelque surprise. Cette campagne d'Italie l'avait plus chang� que la campagne de Suisse. Il �tait plus grand, plus maigre, plus fort, plus p�le. Il avait grandi d'un pouce depuis son enr�lement, fait assez rare � l'�ge de vingt et un ans, mais amen� probablement par les marches extraordinaires auxquelles il avait �t� forc� par les autrichiens. Malgr� les transports de plaisir et de gaiet� qui remplirent les premiers jours de rapprochement avec sa m�re, on ne tarda pas � s'apercevoir qu'il �tait parfois r�veur et poursuivi par une m�lancolie secr�te. Et puis, un jour qu'il �tait all� faire des visites � La Ch�tre, il y resta plus longtemps que de raison. Il y retourna le lendemain sous un pr�texte, le surlendemain sous un autre, et le jour suivant il avoua � sa m�re, inqui�te et chagrine, que Victoire �tait venue le rejoindre. Elle avait tout quitt�, tout sacrifi� � un amour libre et d�sint�ress�; elle lui donnait de cet amour la {CL 427} preuve la plus irr�cusable. Il �tait ivre de reconnaissance et de tendresse; mais il trouva sa m�re si hostile � cette r�union qu'il dut refouler toutes ses pens�es en lui-m�me et dissimuler {Lub 356} la force de son affection. La voyant s�rieusement alarm�e du scandale qu'une pareille aventure allait faire et faisait d�j� dans la petite ville, il promit de persuader � Victoire de retourner bien vite � Paris. Mais il ne pouvait le lui persuader, il ne pouvait se le persuader � lui-m�me, qu'en promettant de la suivre ou de la rejoindre bient�t, et l� �tait la difficult�. Il fallait choisir entre sa m�re et sa ma�tresse, tromper ou d�sesp�rer l'une ou l'autre. La pauvre m�re avait compt� garder son cher fils jusqu'au moment o� il serait rappel� par son service, et ce moment pouvait �tre assez �loign�, puisque toute l'Europe travaillait � la paix et que c'�tait l'unique pens�e de Bonaparte � cette �poque. Victoire avait tout sacrifi�, elle avait br�l� ses vaisseaux; elle ne comprenait plus d'autre fortune, d'autre bonheur que celui de vivre sans pr�vision du lendemain, sans regret de la veille, sans obstacle dans le pr�sent, avec l'objet de son amour. Mais �tait-ce au retour d'une campagne durant laquelle sa m�re avait tant g�mi, tant pleur� et tant souffert, que cet excellent fils pouvait la quitter au bout de quelques jours? �tait-ce au moment o� Victoire lui montrait un d�vouement si passionn� qu'il pouvait lui parler du chagrin de sa m�re, de l'indignation des collets-mont�s de la province, et la renvoyer comme une ma�tresse vulgaire qui vient de faire un coup de t�te impertinent? Il y avait l� plus que la lutte de deux amours, il y avait la lutte de deux devoirs.

Il essaya d'abord, pour rassurer sa m�re, de tourner l'affaire en plaisanterie. Il eut tort peut-�tre. Il l'e�t attendrie, sinon persuad�e, par des raisons s�rieuses. Mais il craignit les anxi�t�s qu'elle �tait sujette � se cr�er, et cette {CL 428} sorte de jalousie qui n'�tait que trop certaine, et qui trouvait pour la premi�re fois un aliment r�el.

Cette situation �tait, pour ainsi dire, insoluble. Ce fut l'ami Deschartres qui trancha la difficult� par une faute �norme et qui d�gagea le jeune homme des scrupules qui l'assi�geaient.

Dans son d�vouement � Madame Dupin, dans son m�pris pour l'amour, qu'il n'avait jamais connu, dans son respect pour les convenances, le pauvre p�dagogue eut la malheureuse id�e de frapper un grand coup, s'imaginant mettre fin par un �clat � une situation qui mena�ait de se prolonger. Un beau matin, il part de Nohant avant {Lub 357} que son �l�ve ait les yeux ouverts, et il se rend � La Ch�tre, � l'auberge de la T�te-Noire, o� la jeune voyageuse �tait encore livr�e aux douceurs du sommeil. Il se pr�sente comme un ami de Maurice Dupin. On le fait attendre quelques instants, on s'habille � la h�te, on le re�oit. À peine troubl� par la gr�ce et la beaut� de Victoire, il la salue avec cette brusque gaucherie qui le caract�rise, et d�bute par proc�der � un interrogatoire en r�gle. La jeune femme, que sa figure divertit et qui ne sait � qui elle a affaire, r�pond d'abord avec douceur, puis avec enjouement, et le prenant pour un fou, finit par �clater de rire. Alors Deschartres, qui jusque-l� avait gard� un ton magistral, entre en col�re et devient rude, grondeur, insolent. Des reproches il passe aux menaces. Son esprit n'est pas assez d�licat, son cœur n'est pas assez tendre pour avertir sa conscience de la l�chet� qu'il va commettre en insultant une femme dont le d�fenseur est absent. Il l'insulte, il s'emporte, il lui ordonne de reprendre la route de Paris le jour m�me, et la menace de faire intervenir les autorit�s constitu�es si elle ne fait ses paquets au plus vite.

Victoire n'�tait ni craintive ni patiente. À son tour, elle {CL 429} raille et froisse le p�dagogue. Plus prompte que prudente � la r�plique, dou�e d'une vivacit� d'�locution qui contraste avec le b�gaiement qui s'emparait de Deschartres lorsqu'il �tait en col�re, fine et mordante comme un v�ritable enfant de Paris, elle le pousse bravement � la porte, la lui ferme au nez, en lui jetant � travers la serrure la promesse de partir le jour m�me, mais avec Maurice; et Deschartres, furieux, atterr� de tant d'audace, se consulte un instant et prend un parti qui met le comble � la folie de sa d�marche. Il va chercher le maire et un des amis de la famille qui remplissait je ne sais quelle fonction d municipale. Je ne sais pas s'il ne fit pas avertir la gendarmerie. L'auberge de la T�te-Noire fut promptement envahie par ces respectables repr�sentants de l'autorit�. La ville crut un instant � une nouvelle r�volution, � l'arrestation d'un personnage important, tout au moins.

Ces messieurs, alarm�s par le rapport de Deschartres, marchaient bravement � l'assaut, s'imaginant avoir affaire � une arm�e de furies. Chemin faisant, ils se consultaient sur les moyens l�gaux � employer pour forcer l'ennemi {Lub 358} � �vacuer la ville. D'abord il fallait lui demander ses papiers, et, s'il n'en avait pas, il fallait exiger son d�part et le menacer de la prison. S'il en avait, il fallait t�cher de trouver qu'ils n'�taient pas en r�gle et �lever une chicane quelconque. Deschartres, tout boursoufl� de col�re, stimulait leur z�le. Il r�clamait l'intervention de la force arm�e. Cependant l'appareil du pouvoir militaire ne fut pas jug� indispensable; les magistrats p�n�tr�rent dans l'auberge, et, malgr� les repr�sentations de l'aubergiste, qui s'int�ressait vivement � sa belle h�tesse, ils mont�rent l'escalier avec autant de courage que de sang-froid.

J'ignore s'ils firent � la porte les trois sommations l�gales en cas d'�meute, mais il est certain qu'ils n'eurent � franchir aucune esp�ce de barricade, et qu'ils ne trouv�rent {CL 430} dans l'antre de la m�g�re d�peinte par Deschartres qu'une toute petite femme, jolie comme un ange, qui pleurait, assise sur le bord de son lit, les bras nus et les cheveux �pars.

À ce spectacle, les magistrats, moins f�roces que le p�dagogue, se rassur�rent d'abord, s'adoucirent ensuite et finirent par s'attendrir. Je crois que l'un d'eux tomba tr�s-amoureux de la terrible personne, et que l'autre comprit fort bien que le jeune Maurice pouvait l'�tre de tout son cœur. Ils proc�d�rent avec beaucoup de politesse et m�me de courtoisie � son interrogatoire. Elle refusa fi�rement de leur r�pondre, mais quand elle les vit prendre son parti contre les invectives de Deschartres, imposer silence � ce dernier, et se piquer envers elle d'une paternelle bienveillance, elle se calma, leur parla avec douceur, avec charme, avec courage et confiance. Elle ne cacha rien, elle raconta qu'elle avait connu Maurice en Italie, qu'elle l'avait aim�, qu'elle avait quitt� pour lui une riche protection et qu'elle ne connaissait aucune loi qui p�t lui faire un crime de sacrifier un g�n�ral � un lieutenant et sa fortune � son amour. Les magistrats la consol�rent, et remontrant � Deschartres qu'ils n'avaient aucun droit de pers�cuter cette jeune femme, ils l'engag�rent � se retirer, promettant d'employer le langage de la douceur et de la persuasion pour l'amener � quitter la ville de son plein gr�.

Deschartres se retira en effet, entendant peut-�tre le galop du cheval qui ramenait Maurice aupr�s de sa bien-aim�e. Tout s'arrangea ensuite � l'amiable et de concert {Lub 359} avec Maurice, qu'on eut d'abord quelque peine � calmer, car il �tait indign� contre son butor de pr�cepteur, et Dieu sait si, dans le premier mouvement de sa col�re, il n'e�t pas couru apr�s lui pour lui faire un mauvais parti. C'�tait pourtant l'ami fid�le qui avait sauv� sa m�re au p�ril de ses jours, c'�tait l'ami de toute sa vie, et cette faute qu'il {CL 431} venait de commettre, c'�tait encore par amour pour sa m�re et pour lui qu'il en avait eu la fatale inspiration. Mais il venait d'insulter et d'outrager la femme que Maurice aimait. La sueur lui en venait au front, un vertige passait devant ses yeux. « Amour, tu perdis Troie! » Heureusement Deschartres �tait d�j� loin. Rude et maladroit comme il l'�tait toujours, il allait ajouter aux chagrins de la m�re de Maurice, en lui faisant un horrible portrait de l'aventuri�re, et en se livrant sur l'avenir du jeune homme, domin� et aveugl� par cette femme dangereuse, � de sinistres pr�visions.

Pendant qu'il mettait la derni�re main � son œuvre de col�re et d'aberration, Maurice et Victoire se laissaient peu � peu calmer par les magistrats devenus leurs amis communs. Le jeune couple les int�ressait vivement, mais ils ne pouvaient oublier la bonne et respectable m�re dont ils avaient mission de faire respecter le repos et de m�nager la sensibilit�. Maurice n'avait pas besoin de leurs repr�sentations affectueuses pour comprendre ce qu'il devait faire. Il le fit comprendre � son amie, et elle promit de partir le soir m�me. Mais ce qui fut convenu entre eux, apr�s que les magistrats se furent retir�s, c'est qu'il irait la rejoindre � Paris au bout de peu de jours. Il en avait le droit, il en avait le devoir d�sormais.

Il l'eut bien davantage lorsque, revenu aupr�s de sa m�re, il la trouva irrit�e contre lui et refusant de donner tort � Deschartres. Le premier mouvement du jeune homme fut de partir pour �viter une sc�ne violente avec son ami, et Madame Dupin, effray�e de leur mutuelle irritation, ne chercha pas � s'y opposer. Seulement, pour ne pas faire acte de d�sob�issance et de bravade envers cette m�re si tendre et si aim�e, Maurice lui annon�a, en ayant m�me l'air de la consulter sur l'opportunit� de cette d�marche, un petit voyage au Blanc, chez son neveu Auguste {CL 432} de Villeneuve, puis � Courcelles, o� �tait son autre neveu Ren�, all�guant la n�cessit� de se distraire de p�nibles �motions, et d'�viter une rupture douloureuse {Lub 360} et {Presse 12/11/54 2} violente avec Deschartres. « Dans quelques jours, lui dit-il, je reviendrai calm�, Deschartres le sera aussi, ton chagrin sera dissip� et tu n'auras plus d'inqui�tudes, puisque Victoire est d�j� partie. » Il ajouta m�me, en la voyant pleurer am�rement, que Victoire serait probablement consol�e de son c�t�, et que, quant � lui, il travaillerait � l'oublier. Il mentait, le pauvre enfant, et ce n'�tait pas la premi�re fois que la tendresse un peu pusillanime de sa m�re le for�ait � mentir. Ce ne fut pas non plus la derni�re fois, et cette n�cessit� de la tromper fut une des grandes souffrances de sa vie; car jamais caract�re ne fut plus loyal, plus sinc�re et plus confiant que le sien. Pour dissimuler, il �tait forc� de faire une telle violence � son instinct, qu'il s'en tirait toujours mal et ne r�ussissait pas du tout � tromper la p�n�tration de sa m�re. Aussi, lorsqu'elle le vit monter � cheval, le lendemain matin, elle lui dit tristement qu'elle savait bien o� il allait... il donna sa parole d'honneur qu'il allait au Blanc et � Courcelles. Elle n'osa pas lui faire donner sa parole d'honneur qu'il n'irait point de l� � Paris. Elle sentit qu'il ne la donnerait pas, ou qu'il y manquerait. Elle dut entir aussi qu'en sauvant les apparences vis-�-vis d'elle, il lui donnait toutes les preuves de respect et de d�f�rence qu'il pouvait lui donner en une telle situation.

Ma pauvre grand'm�re n'�tait donc sortie d'une douleur et d'une inqui�tude mortelle que pour retomber dans de nouveaux chagrins et de nouvelles appr�hensions. Deschartres lui avait rapport�, de son orageux entretien avec ma m�re, que celle-ci lui avait dit: « Il ne tient qu'� moi d'�pouser Maurice, et si j'�tais ambitieuse comme vous le croyez, je donnerais ce d�menti � vos insultes. Je sais � {CL 433} quel point il m'aime, et vous, vous ne le savez pas! » D�s ce moment, la crainte de ce mariage s'empara de Madame Dupin, et � cette �poque c'�tait une crainte pu�rile et chim�rique. Ni Maurice ni Victoire n'en avaient eu la pens�e. Mais, comme il arrive toujours qu'on provoque les dangers dont on se pr�occupe avec exc�s, la menace de ma m�re devint une proph�tie, et ma grand'm�re, Deschartres surtout, en pr�cipit�rent l'accomplissement par le soin qu'ils prirent de l'emp�cher.

Ainsi qu'il l'avait annonc� et promis, Maurice alla au Blanc, et de l� il �crivit � sa m�re une lettre qui peint bien la situation de son �me.

LETTRE XIII e

Le Blanc, prairial an IX (mai 1801).

Ma m�re, tu souffres, et moi aussi. Et il y a quelqu'un de coupable entre nous qui, par bonne intention, je le reconnais, mais sans jugement et sans m�nagement aucun, nous a fait beaucoup de mal. Voici, depuis la Terreur, le premier chagrin s�rieux de ma vie. Il est profond, et peut-�tre plus amer que le premier; car si nous �tions malheureux alors, nous n'avions du moins pas de discussion ensemble; nous n'avions qu'une pens�e, qu'une volont�, et aujourd'hui nous voil� divis�s, non de sentiments, mais d'opinions sur certains points assez importants. C'est la plus grande douleur qui p�t nous arriver, et je prendrai difficilement mon parti sur l'influence f�cheuse que l'ami Deschartres exerce sur toi en cette occasion. Comment se fait-il, ma bonne m�re, que tu voies les choses au m�me point de vue qu'un homme, honn�te et d�vou� sans doute, mais brutal, et qui juge de certains actes et de certaines {CL 434} affections comme un aveugle des couleurs? Je n'y comprends rien moi-m�me, car j'ai beaucoup interrog� mon cœur f, je n'y vois pas m�me la pens�e d'un tort envers toi, je sens mon amour pour toi plus pur, plus grand que tout autre amour, et l'id�e de te causer une souffrance m'est aussi �trang�re et aussi odieuse que l'id�e de commettre un crime.

Mais raisonnons un peu, maman. Comment se fait-il que mon go�t pour telle ou telle femme soit une injure pour toi et un danger pour moi qui doive t'inqui�ter et te faire r�pandre des larmes? Dans toutes ces occasions-l�, tu m'as toujours consid�r� comme un homme � la veille de se d�shonorer, et d�j� du temps de mademoiselle ***, tu te cr�ais des soucis affreux, comme si cette personne devait m'entra�ner � des fautes impardonnables. Aimerais-tu mieux que je fusse un suborneur qui porte le trouble dans les familles? et quand je rencontre des personnes de bonne volont�, dois-je donc jouer le r�le d'un Caton? Cela est bon pour Deschartres, qui n'a plus mon �ge et qui d'ailleurs n'a peut-�tre pas rencontr� beaucoup d'occasions de p�cher, soit dit sans {Lub 362} malice. Mais venons au fait. Je ne suis plus un enfant, et je puis tr�s-bien juger les personnes g qui m'inspirent de l'affection. Certaines femmes sont, je le veux bien, pour me servir du vocabulaire de Deschartres, des filles et des cr�atures. Je ne les aime ni les recherche. Je ne suis ni assez libertin pour abuser de mes forces, ni assez riche pour entretenir ces femmes-l�. Mais jamais ces vilains mots ne seront applicables � une femme qui a du cœur. L'amour purifie tout. L'amour ennoblit les �tres les plus abjects, � plus forte raison ceux qui n'ont d'autres torts que le malheur d'avoir �t� jet�s dans le monde sans appui, sans ressources et sans guide. Pourquoi donc une femme ainsi abandonn�e serait-elle coupable de chercher son soutien et sa consolation dans le cœur d'un {CL 435} honn�te homme, tandis que les femmes du monde, auxquelles rien ne manque en jouissances et en consid�ration, prennent toutes des amants pour se d�sennuyer de leurs maris? Celle qui te chagrine et l'inqui�te tant a quitt� un homme qui l'aimait, j'en conviens, et qui l'entourait de bien-�tre et de plaisirs. Mais l'avait-il aim�e au point de lui donner son nom et de lui engager son avenir? Non. Aussi, quand j'ai su qu'elle �tait libre de le quitter, n'ai-je pas eu le moindre remords d'avoir recherch� et obtenu son amour. Bien loin d'�tre honteux d'inspirer et de partager cet amour-l�, j'en suis fier, n'en d�plaise � Deschartres et aux bonnes langues de La Ch�tre; car, parmi ces dames qui me bl�ment et se scandalisent, j'en sais qui n'ont pas vis-�-vis de moi le droit d'�tre si prudes. À cet �gard-l�, je rirais bien un peu, si je pouvais rire quand tu es si triste, ma bonne m�re, pour l'amour de moi!

Mais enfin que crains-tu et qu'imagines-tu? Que je vais �pouser une femme qui me ferait rougir un jour? D'abord sois s�re que je ne ferai rien dont je rougisse jamais, parce que si j'�pousais cette femme, apparemment je l'estimerais, et qu'on ne peut pas aimer s�rieusement ce qu'on n'estime pas beaucoup. Ensuite ta crainte, ou plut�t la crainte de Deschartres, n'a pas le moindre fondement. Jamais l'id�e du mariage ne s'est encore pr�sent�e � moi; je suis beaucoup trop jeune pour y songer, et la vie que je m�ne ne me permet gu�re d'avoir femme et enfants. Victoire n'y pense pas plus que moi. Elle a �t� d�j� mari�e fort jeune; son mari est mort, lui laissant une {Lub 363} petite fille dont elle prend grand soin, mais qui est une charge pour elle. Il faut maintenant qu'elle travaille pour vivre, et c'est ce qu'elle va faire, car elle a d�j� eu un magasin de modes et elle travaille fort bien. Elle n'aurait donc aucun int�r�t � vouloir �pouser un pauvre diable comme moi, qui ne poss�de que son sabre, son grade peu lucratif, et qui, {CL 436} jour rien au monde, ne voudrait porter atteinte � ton bien-�tre plus qu'il ne le l'ait, aujourd'hui, et c'est d�j� trop!

Tu vois donc bien que toutes ces pr�visions du sage Deschartres n'ont pas le sens commun, et que son amiti� n'est pas du tout d�licate ni �clair�e, quand il se pla�t � te mettre de telles craintes dans la t�te. Son r�le serait de le consoler et de te rassurer, au contraire. Il te fait du mal. Il ressemble � l'ours de la fable qui, voulant �craser une mouche sur le visage de son ami, lui �crase la t�te avec un pav�. Dis-lui cela de ma part, et qu'il change de th�se s'il veut que nous restions amis. Autrement ce sera bien difficile. Je peux lui pardonner d'�tre absurde avec moi, mais non de te faire soufirir et de vouloir te persuader que mon amour pour toi n'est pas � l'�preuve de tout.

D'ailleurs, ma bonne m�re, ne me connais-lu pas bien? Ne sais-tu pas que quand m�me j'aurais form� le projet de me marier, lors m�me que j'en aurais la plus grande envie (ce qui n'est pas vrai, par exemple), il suffirait de ton chagrin et de tes larmes pour m'y faire renoncer? Esl-ce que je peux, est-ce que je pourrai jamais prendre un parti qui serait contraire � ta volont� et � tes d�sirs? Songe que c'est impossible, et dors donc tranquille.

Auguste et sa femme veulent me garder encore deux ou trois jours. On n'est pas plus aimable qu'eux. Ce ne sont pas des phrases, c'est de la cordialit�, de l'amiti�. Ils sont bien heureux, eux. Ils s'aiment, ils n'ont point d'ambition, point de projets... mais aussi point de gloire! Et quand on a bu de ce vin-l� , on ne peut plus se remettre � l'eau pure.

Adieu, ma bonne m�re; il me tarde d'aller te rejoindre et te consoler. Pourtant laisse-moi encore �couter pendant deux ou trois jours les graves discours et les sages conseils de mon respectable neveu. Je suis un oncle d�bonnaire {CL 437} qui se laisse endoctriner. J'ai besoin de sermons plus tendres que ceux de Deschartres, et je sens {Lub 364} que l'air de Nohant ou de La Ch�tre ne serait pas encore bon pour moi dans ce moment-ci.

Je t'embrasse de toute mon �me, et je t'aime bien plus que tu ne crois.

MAURICE.

LETTRE XIV h

Argenton.

Je suis rest� au Blanc un jour de plus que je ne croyais, ma bonne m�re, et me voil� � Argenton, chez notre bon ami Sc�vole, qui veut aussi me garder deux jours et qui jette les hauts cris en me voyant h�siter � le lui promettre. Ah! ma m�re, que mon existence est chang�e depuis trois ans! C'est une chose singuli�re. J'ai fait de la musique, et m�me de la bonne musique tous ces jours-ci. Ici je vais en faire encore, car Sc�vole est toujours un dilettante passionn� et il fait autant de f�te � mon violon qu'� moi. Eh bien, autrefois je n'aurais pas song� � autre chose, j'aurais tout oubli� avec la musique, et aujourd'hui elle m'attriste au lieu de m'electriser. Je crains la paix , je d�sire le retour des combats avec une ardeur que je ne puis comprendre et que je ne saurais expliquer. Puis je songe qu'en voulant m'�loigner encore de toi, je te pr�pare de nouveaux chagrins. Cette id�e empoisonne celle du plaisir que je go�terais au milieu des batailles et des camps. Tu serais triste et tourment�e, et moi aussi. Il n'est donc pas de bonheur en ce monde? Je commence � m'en aviser; comme un fou que je suis, je l'avais oubli�, et cette belle d�couverte me frappe de stupeur. Cependant je me sens incapable de me distraire et de m'�tourdir loin des combats. Apr�s de telles {CL 438} �motions, tout me para�t insipide. Je n'avais que ta tendresse pour me les faire oublier, et il faut que ce bonheur-l� m�me soit empoisonn� pour quelques instants!

Je suis comme un enrag� quand je vois d�filer des troupes, quand j'entends le son belliqueux des instruments guerriers. Nous autres gens de guerre , nous sommes des esp�ces de tous dont les acc�s redoublent comme ceux des autres fous quand ils voient ou entendent ce qui leur rappelle les causes de leur �garement. C'est ce qui m'est arriv� ce soir en voyant passer une demi-brigade. Je tenais mon violon , je l'ai jet� l�. Adieu Haydn, adieu Mozart, quand le tambour bat et que la trompette sonne! J'ai g�mi de mon inaction. J'ai presque pleur� de rage. Mon Dieu, o� est le repos, o� est l'insouciance de ma premi�re jeunesse?

À bient�t, ma bonne m�re, j'irai me calmer et me consoler dans tes bras. Bonsoir � Deschartres. Dis-lui qu'il a par ici une r�putation admirable de savant agriculteur et de croque-note fieff�. Je t'embrasse de toute mon �me. Et ma pauvre bonne , elle ne m'a pas jet� la pierre, elle! Qu'elle te rassure et te console. Écoute-la. Elle a plus de bon sens que tous les autres. 1

{Presse 13/11/54 1} Une tendre lettre de ma grand'm�re ramena Maurice au bercail pour quelques jours. Deschartres le re�ut d'un air morne et assez rogue, et voyant qu'il ne s'approchait pas pour l'embrasser, il tourna le dos et alla faire une sc�ne au jardinier � propos d'une planche de laitues. Un quart d'heure apr�s il se trouva face � face dans une all�e avec son �l�ve. Maurice vit que le pauvre p�dagogue avait les yeux pleins de larmes. Il se jeta � son cou. Tous deux {CL 439} pleur�rent sans se rien dire, et revinrent bras dessus, bras dessous retrouver ma grand'm�re qui les attendait sur un banc, et qui fut heureuse de les voir r�concili�s.

Mais Victoire �crivait! C'est tout au plus si � cette �poque elle savait �crire assez pour se faire comprendre. Pour toute �ducation, elle avait re�u en 1788 les le�ons �l�mentaires d'un vieux capucin qui apprenait gratis � lire et � r�citer le cat�chisme � de pauvres enfants. Quelques ann�es apr�s son mariage, elle �crivait des lettres dont ma grand'm�re elle-m�me admirait la spontan�it�, la gr�ce et l'esprit. Mais � l'�poque que je raconte, il fallait les yeux d'un amant pour d�chiffrer ce petit grimoire et comprendre ces �lans d'un sentiment passionn� qui ne pouvait trouver de forme pour s'exprimer. Il comprit pourtant que Victoire �tait d�sesp�r�e, qu'elle se croyait m�connue, trahie, oubli�e. Il reparla alors du voyage de Courcelles. Ce furent de nouvelles craintes, de nouveaux pleurs. Il partit cependant, et le 28 prairial il �crivait de Courcelles:

{Lub 366} LETTRE XV i

Courcelles, le 28 prairial (juin 1801).

Je suis arriv� ici hier soir, ma bonne m�re, apr�s avoir voyag� assez durement par la patache, mais en revanche tr�s-rapidement. J'ai fait l� un voyage fort triste. Ta douleur, tes larmes me poursuivaient comme un remords, et pourtant mon cœur me disait que je n'�tais pas coupable, car tout ce que tu me demandes, c'est de t'aimer, et je sens bien que je t'aime. Tes larmes! est-il possible que je t'en fasse verser, moi qui voudrais tant te voir heureuse! Mais aussi pourquoi donc t'affliger ainsi? C'est inconcevable et je m'y perds. Cette jeune femme n'a jamais pens� {CL 440} que je l'�pouserais , puisque je n'y ai jamais pens� moi-m�me, et ce qu'elle a pu dire � Deschartres n'est que l'effet d'un mouvement de col�re, bien l�gitim� par les duret�s qu'il a �t� lui d�biter. Je ne saurais trop te r�p�ter que rien de tout cela ne f�t arriv� s'il s'�tait tenu tranquille. Je l'aurais fait partir sans �clat, puisque sa pr�sence � La Ch�tre (dont tu aurais d� ne pas t'occuper) te d�plaisait si cruellement. Mais puisqu'il en est ainsi, je te promets que je n'aurai plus jamais de ma�tresse sous tes yeux et que je ne te parlerai jamais de mes aventures. Cela me fera un peu souffrir. J'ai pris une telle habitude de te dire tout ce qui m'arrive et tout ce que j'�prouve, que je ne me comprends pas ayant des secrets pour toi! Quelle triste n�cessit� m'impose cette d�plorable affaire, et le coup de t�te inconcevable de Deschartres! Allons, n'en parlons plus. Je ne peux pas me brouiller avec lui, je ne voudrais pour rien au monde le brouiller avec toi. Il ne se corrigera gu�re de ses d�fauts, appr�cions ses qualit�s, et aimons-nous en d�pit de tout.

Je cours ici dans les bois et aux bords des eaux , c'est un paradis terrestre. J'ai �t� re�u avec la plus tendre amiti�. Ren� �tait dans une �le du parc avec sa femme. Il est venu me chercher en bateau, et notre embrassade sur l'eau a �t� si vive, qu'elle a failli faire chavirer l'embarcation.

Adieu, ma bonne m�re, � bient�t. Ne t'afflige plus, aime-moi toujours, et sois bien s�re que je ne puis pas �tre heureux si tu ne l'es pas, car tes chagrins sont les miens Je t'embrasse de toute mon �me.

{CL 441; Lub 367} LETTRE XVI j

Paris, 7 messidor (juin 1801).

Comme tu l'avais pr�vu, ne me voyant qu'� une journ�e de Paris, je n'ai pu me dispenser d'y venir passer quelques instants. J'ai vu Beaumont et mon g�n�ral. Ma belle jument Pam�la part demain pour Nohant; le g�n�ral part demain pour le Limousin. Dans une quinzaine il sera de retour, et m'a promis de passer par Nohant, o� je t'aiderai � le recevoir. J'ai vu ce matin Oudinot, qui, �tant un peu mieux que nous dans les bonnes gr�ces, va, j'esp�re, d'apr�s les instigations de Charles His, demander pour moi le grade de capitaine Je vais aussi toucher mes appointements, ce qui me procurera l'agr�ment d'un habit pour aller voir le cardinal Consalvi, qui est ici pour n�gocier la grande affaire du concordat. Il para�t qu'il a eu bien de la peine � se d�cider � ce voyage, et qu'il croyait marcher � la guillotine en quittant Rome. Charles His, celui qui m'a accompagn� dans mon ambassade � Rome, a d�j� vu Son Éminence ici, et en a re�u force embrassades. Allons, ma bonne m�re, cette petite excursion, que tu regardes d�j� comme une grande extravagance, n'am�nera rien de funeste dans ma destin�e, sera peut-�tre utile � mes affaires et ne te co�tera pas un sou. Je n'ai pas encore entendu parler des vingt-six louis que M. de Cobentzel doit me faire restituer; j'irai chez lui demain.

Adieu, bonne m�re, je serai bient�t pr�s de toi, et si le ciel me seconde, ce sera comme capitaine. Ne t'afflige pas, je t'en supplie, et ne doute jamais de la tendresse de ton fils.

{CL 442} Ce s�jour de Maurice � Paris se prolongea jusqu'� la fin de messidor. Diverses affaires servirent de pr�texte. La visite � monsignor Consalvi, les vingt-six louis de la commission d'�change, diverses d�marches en vue d'obtenir un avancement qu'il n'esp�rait pas et dont il ne s'occupa gu�re, la jument bless�e au garrot, la f�te du 14 juillet, tels furent les motifs plus ou moins s�rieux qui {Lub 368} couvrirent d'un voile assez transparent les jours consacr�s � l'amour. Il ne savait pas mentir, ce pauvre enfant, et de temps � autre un cri de l'�me lui �chappait: « Tu ne veux pas que je m'int�resse � une femme qui a tout quitt� et tout perdu pour moi! Mais c'est impossible! Toi qui parles, ma bonne m�re, tu ne t�moignerais pas cette indiffrence � un domestique qui aurait perdu sa place pour te suivre, et tu crois que je puisse �tre ingrat envers une femme dont le cœur est noble et sinc�re? Non, ce n'est pas toi qui me donnerait un pareil conseil! » k

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« Allons, plus de chagrin, ma bonne m�re, jamais je n'ai eu l'intention de faire le malheur de ta vie, et cette seule pens�e me fait horreur. »

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« Quelles id�es vas-tu te faire, que je ne t'aime plus! Comment cela te peut-il venir � l'esprit? L'amour filial n'est pas un sentiment passager, et ne peut s'�teindre que dans un cœur d�natur�. »

Mais les chagrins s'encha�nent les uns aux autres, et un nouveau coup devait �tre encore port� � ces trois personnes d�sormais li�es par une cha�ne de douleurs. La lettre suivante expliquera tout en peu de mots.

{CL 443} LETTRE XVII

Paris, 30 messidor (juillet 1801).

Le sieur *** est un fou ou un dr�le, je viens d'avoir avec, lui une vive explication en pr�sence de mon oncle, et la lettre que tu vas recevoir de lui effacera, j'esp�re, le douloureux effet de celle qu'il a eu l'audace de t'�crire. Il r�tracte de tous points l'accusation port�e contre moi, accusation inf�me et si absurde, que j'en rirais si ce n'�tait pas un raffinement de m�chancet� l�che et insolente que de s'adresser � toi pour me noircir de la sorte. Au reste, j'avais pr�vu ce qui est arriv�, et je m'attendais � ce nouveau coup pour combler la mesure de nos chagrins. Enfin j'ai agi avec le sieur *** conme je le devais, et tu vas voir par son langage d'aujourd'hui qu'il r�tracte d'un bout � l'autre ses calomnies pr�c�dentes, qu'il reconna�t que l'argent pr�t� par Victoire � moi a �t� rendu au bout {Lub 369} de quinze jours par moi � Victoire et par Victoire � lui, que tous les dons qu'elle lui avait emport�s pour en manger le profit avec moi se r�duisaient � un diamant de peu de valeur qu'elle avait conserv� par m�garde, et qui lui avait �t� renvoy� avant m�me qu'elle conn�t ses plaintes et ses calomnies. Ce monsieur avoue aujourd'hui qu'il a parl� ainsi par col�re et dans un moment de jalousie; qu'il a eu tort et qu'il n'a pas envie de recommencer. Je le crois sans peine!

Adieu, ma bonne m�re, je pars demain. N'aie plus de chagrins, je vais te prouver tout cela par des �crits, et j'esp�re que tu n'attends pas apr�s ces preuves pour �tre s�re que ton fils n'est pas d'humeur � se d�shonorer. Je ne sais pas si je suis un Desgrieux, mais il n'y a point ici de Manon Lescaut. Quant au sieur ***, il est tout ce que tu {CL 444} voudras, mais sois certaine qu'il ne recommencera pas � m'insulter. — Je n'ai plus rien � faire ici pour mes affaires. Le moment n'est pas favorable pour ceux dont les valeureux efforts ont conquis cette paix tant d�sir�e. La position de tous les g�n�raux qui y ont plus ou moins contribu� est la m�me. Moreau et Mass�na sont sous la remise aussi bien que Brune. On attend de grands changements et de grandes promotions du travail qui va se faire; mais il me semble qu'on pense beaucoup plus � flatter les ennemis du gouvernement qu'� lui conserver ses vrais amis. Ce qu'il y a de certain, c'est que ceux qui n'ont fait que trabir et conspirer ont de grandes pr�tentions et de grandes esp�rances. Qui vivra verra! N'importe, c'est la France que je sers et que je veux servir.

À revoir, ma bonne m�re, je t'aime de toute mon �me, et j'aimerais mieux �tre mort que d'avoir eu des torts r�els envers toi.

DE M. DE BEAUMONT
À MADAME DUPIN

Paris, 30 messidor.

Ne soyez pas inqui�te, ma bonne sœur, tout s'est bien pass�. Maurice est un homme de cœur, nous le savions bien, mais ce que je ne connaissais pas autant, c'est son {Lub 370} sang-froid, sa mesure parfaite, son sentiment des convenances, cet art de se poss�der qui est au-dessus de son �ge et qui en impose plus que tous les emportements. Je m'attendais � un duel, et comme je me connais � ces sortes d'affaires, Maurice m'a trouv� aussi bon pour assister � l'explication que tous ses joyeux et brillants camarades en {CL 445} moustaches. Je n'allais pas l� avec un sentiment tr�s-chr�tien, je vous le confesse, car ce g�n�ral *** n'est qu'un pleutre, et je n'avais pas du tout peur pour notre enfant. Tout s'est pass� en paroles, vives � la v�rit�, mais dont le sieur *** s'est content� � ce qu'il para�t. Les faits d'ailleurs �taient contre lui, et il l'avouait lui-m�me. Il est toujours �pris de la jeune femme, et pendant l'absence de Maurice je vais travailler � les remettre d'accord, car il sera plus heureux pour elle de retourner � lui que de s'aventurer avec Maurice. D'ailleurs, vous n'�tes pas tout � fait d�pourvue de prudence en redoutant cette amourette. Elle est charmante, elle a beaucoup d'esprit naturel et de la sensibilit� v�ritable, ce qui est encore plus dangereux. Soyez en paix, j'aurai l'œil sur eux. Votre fils vous aime avec tendresse, et en le surveillant vous le gouvernerez toujours. Il serait plus prudent peut-�tre de lui cacher vos inqui�tudes que de les lui montrer.

Tout marche bien ici, malgr� l'attente de la paix, qui d�sole notre jeune h�ros. Mais le grand h�ros qui gouverne � pr�sent toutes choses para�t bien d�cid� � nous la donner. S'il peut se pr�server des intrigants, tout ira bien; mais il y en a tant!

Adieu, ma bonne sœur. Je ne suis pas tr�s-content de mon fr�re le duc. Maurice a tr�s-bien parl� pour moi; mais l� aussi il y a des intrigants qui nous divisent.

Bonjour � l'ami Deschartres, et � vous pour la vie.

GODEFROY DE B.

L'oncle l Beaumont, autrefois abb� et coadjuteur � l'archev�ch� de Bordeaux, ce fils de Mademoiselle Verri�res et du duc de Bouillon, petit-fils de Turenne et parent de M. de La Tour d'Auvergne par cons�quent, �tait un homme plein {CL 446} d'esprit et de sens. Il avait eu, jeune abb�, une existence brillante et orageuse. Il �tait beau d'une beaut� id�ale, p�tillant de gaiet�, brave comme un {Lub 371} lieutenant de hussards, po�te comme... l'Almanach des Muses, imp�rieux et faible, c'est-�-dire tendre et irascible. C'�tait aussi une nature d'artiste, un type qui dans un autre milieu e�t pris les proportions d'un Gondi, dont il avait un peu imit� la jeunesse. Retir� du mouvement et du bruit, il v�cut paisible apr�s la r�volution et ne se m�la point aux ralli�s, qu'il m�prisait un peu, mais sans amertume et sans p�dantisme. Une femme gouverna sa vie depuis lors et le rendit heureux. Il fut toujours l'ami fid�le de ma grand'm�re, et pour mon p�re il fut quelque chose comme un p�re et un camarade.

Mais, on le voit par la lettre qu'on vient de lire, le bel abb� m avait la moralit� des gens aimables n de son temps, moralit� que les hommes d'aujourd'hui ne portent pas plus loin: seulement ils ne sont pas aimables, voil� la diff�rence. Mon grand-oncle �tait un compos� de s�cheresse et d'effusion, de duret� et de bont� sans �gale. Il trouvait tout naturel de repousser le noble �lan de Victoire et de le replacer sous le joug qu'elle venait de briser. « Qu'elle soit o riche et qu'elle s'amuse, se disait-il dans son doux cynisme d'�picurien, cela vaudra mieux pour elle que d'�tre pauvre avec l'homme qu'elle aime. Que Maurice l'oublie et n'encourage pas ce d�vouement romanesque, cela vaudra bien mieux pour lui que de s'embarrasser d'un m�nage et de contrarier sa m�re. p J'y aurai l'œil. Cette jeune femme m'int�resse; je veux lui donner de bons conseils. » Et il agissait l� de la meilleure foi du monde, tant l'int�r�t personnel est loin de tout id�al dans la soci�t�.

Jamais q il n'encouragea la passion de mon p�re, mais jamais il ne travailla efficacement � la faire avorter, et quand Maurice eut �pous� Victoire, il traita celle-ci comme {CL 447} sa fille et ne songea qu'� la rapprocher de ma grand'm�re.

Maurice revint � Nohant aux premiers jours de thermidor (derniers jours de juillet 1801), et y resta jusqu'� la fin de l'ann�e. Avait-il r�solu d'oublier Victoire pour faire cesser cette lutte avec sa m�re? Ce n'est pas probable, puisqu'elle l'attendit � Paris et l'y retrouva plus �pris que jamais. Mais je n'ai point de traces de leur correspondance pendant ces quatre mois. Sans doute c'�tait une correspondance un peu �pi�e � Nohant et qu'on faisait dispara�tre � mesure. r

{Lub 372} R�sumons, ainsi que nous l'avons fait pour les ann�es pr�c�dentes, cette ann�e 1801 que nous venons de parcourir avec mon p�re, et on verra comme la vie g�n�rale influe sur celle des individus.

L'an IX est en r�alit�, sinon nominalement, l'an dernier de la r�publique. D�s le commencement de cette p�riode, l'attentat de la machine infernale donne � Bonaparte l'id�e la plus vive de son importance, le sentiment de son pouvoir bien plus que celui de ses dangers, et une confiance singuli�re dans sa destin�e personnelle. On ne peut pas pr�ciser absolument o� finit la superstition d'une imagination br�lante, et o� commence le charlatanisme d'un esprit sceptique et d�sabus�, dans cette mani�re grandiose de se confier � la fortune, dans cette audace qui devient d�s lors la base de sa puissante ambition. La gloire est jusque-l� comme une religion pour lui et pour tous. Il e�t pu s'arr�ter au 18 brumaire dans ses conceptions gouvernementales et laisser faire pour lui ce qu'ensuite il a trop fait lui-m�me en vue de lui-m�me. À partir de la machine infernale, il n'a plus de foi sinc�re � cette pr�tendue destin�e qui n'�tait chez lui qu'une foi instinctive dans les forces vitales de la France. Il personnifie le genre humain {CL 448} dans son individualit�, il ne croit plus qu'en lui-m�me; son �toile, c'est sa volont�; son Dieu, c'est sa propre intelligence. Ses paroles � cet �gard sont un symbole dont lui seul p�n�tre le sens cach�, et dont la France est dupe.

Mais peu � peu la France va subir le m�me prestige et perdre sa foi en elle-m�me pour ne plus croire qu'en Bonaparte; ou plut�t chaque homme va croire en lui-m�me � l'exemple de Bonaparte; le mot de patrie changera de sens. Ce ne sera plus le palladium de l'int�r�t commun; ce sera la garantie des int�r�ts de chacun. L'int�r�t commun dans nos soci�t�s o� l'in�galit� r�gne encore, est d�j� d'un ordre sup�rieur aux biens mat�riels. C'est l'honneur et la libert�; ce n'est pas tout ce que l'humanit� a le droit de vouloir et d'attendre; mais c'est la base premi�re de son id�al, c'est son point de d�part dans la conqu�te du monde complet qu'elle r�ve. Tous peuvent prendre � cœur cette noble conqu�te, tous peuvent y travailler, c'est l'aurore de l'�galit� fraternelle. Ce n'est encore qu'une grande abstraction, mais les {Lub 373} abstractions sublimes gouvernent l'�me des hommes et grandissent les caract�res en �levant les pens�es.

Les int�r�ts particuliers produisent un effet tout contraire. Il n'est point de gouvernement constitu� sur ce principe exclusif qui puisse les satisfaire tous, puisqu'ils sont tous divers, et que les nuances infinies de l'in�galit� de fortune et de rang cr�ent autant d'int�r�ts ennemis qu'il y a d'hommes en lutte. Ce fut la grande erreur de Napol�on de croire qu'� force de largesses, de concessions, de s�ductions, et d'impartialit� apparente, il rendrait toutes les classes contentes de son administration et int�ress�es � la maintenir. Il s'�puisa en efforts d'une science incomparable, d'une activit� prodigieuse, d'une finesse exquise. Il rallia une grande quantit� de cr�atures qu'il sut int�resser � sa fortune en y attachant la leur; il se fit une majorit� d'influences qui l'aid�rent � gouverner. Il ne sut pas faire une {CL 449} soci�t� nouvelle qui p�t exister par elle-m�me et survivre � la perte de son chef. Il se servit de la gloire comme d'un prestige sur les masses. Elles le subirent avec trop d'engouement pour ne pas le secouer bient�t avec trop d'ingratitude. En 1815, cet homme qui, comme Louis XIV, croyait �tre la France, se trouva n'�tre qu'un homme que la France abandonnait.

Ce ne fut pas faute de g�nie ni de patriotisme, mais faute d'une religion sociale, que Napol�on �choua dans sa conception. On ne saurait dire � quoi il e�t abouti en essayant de faire une soci�t� nouvelle; mais il n'y songea point, et il est certain qu'en r�tablissant avec des efforts infinis la soci�t� ancienne, il fit un vain usage de sa magnifique intelligence, et construisit une œuvre �ph�m�re au sommet de laquelle il ne put pas m�me rester debout.

L'ann�e 1800 avait �t� glorieuse et grande. L�, ses facult�s atteignirent leur apog�e. En 1801 s, il commen�a � se corrompre dans les relations diplomatiques. Cette paix qu'il voulait donner au monde �tait pr�matur�e. Les int�r�ts individuels, l'avidit� industrielle la r�clamaient: il prit ce vœu d'une certaine classe pour le vœu de l'humanit�. Les guerres de principes ne se r�solvent pas par des �changes de possessions et par des concessions territoriales. Il y eut d�s lors de la part de Bonaparte une immense vanit� � vouloir traiter des int�r�ts des puissances avec {Lub 374} les puissances. Les principes disparurent, la cause de la France ne fut plus la cause de la r�volution, elle prit les mesquines proportions d'une affaire. Cette affaire parut immense; elle remplit l'univers de ses moindres d�tails; mais ce ne sont pas les peuples, ce sont les souverains qu'elle int�resse. Les peuples ne s'en pr�occupent que parce qu'ils sont tromp�s sur ces cons�quences et ne comprennent pas le m�canisme de leurs v�ritables int�r�ts. Aussi voit-on apr�s bien des n�gociations et des pourparlers, l'industrialisme {CL 450} anglais, l�s� dans sa cupidit�, effrayer le peuple britannique et lui faire regretter la guerre le lendemain du jour o� la paix fut sign�e.

D'ailleurs, elle ne dura pas deux ans, cette paix si savamment travaill�e, et la lettre des trait�s n'engageant que des int�r�ts, ces int�r�ts, immoraux de leur nature, en d�natur�rent promptement l'esprit. Il en fut ainsi de tous les trait�s conclus avec les puissances; les nations �puis�rent leur sang pour des contrats de mauvaise foi, o� pr�valut toujours une arri�re-pens�e des souverains et de leur client�le.

R�capitulons seulement l'an IX pour reconna�tre l'inutilit� de toutes ces grandes choses, magnifiques en elles-m�mes, avort�es dans leurs r�sultats. Apr�s un charmant syst�me de coquetteries du g�n�ral r�publicain envers l'autocrate russe, coquetteries qui rapetissent singuli�rement la fiert� r�volutionnaire personnifi�e dans Bonaparte, il se trouve que nous avons �crit sur le sable: Paul Ier est assassin� par l'aristocratie du Nord, jalouse de notre influence. C'est en vain que nous avons organis� habilement la ligue des neutres. L'Angleterre brise notre alliance � Copenhague par un coup brutal et imp�tueux. Nous commen�ons, aux premiers jours d'avril, � n�gocier la paix avec l'Angleterre; cette n�gociation va durer six mois, pendant lesquels nous perdrons cette aventureuse conqu�te de l'Eacute;gypte, fatale inspiration d'un g�nie mobile et personnel. En juillet, notre marine se couvre d'une gloire immortelle � Alg�siras, vaine gloire, sacrifices perdus. L'Espagne est un auxiliaire sans �nergie et qui ne combat pas pour nos principes, mais pour qu'un infant re�oive une couronne en Italie des mains du premier consul. Encore une affaire, rien qu'une affaire! Au 4 ao�t, nos marins engagent un combat h�ro�que devant Boulogne contre la flottille de Nelson. De part et {Lub 375} d'autre, le sang coule, la bravoure d�borde, les cadavres flottent {CL 451} sur les eaux. Nous n'y gagnerons que le maintien de nos conqu�tes et la protection garantie de nos alli�s. Nos principes n'y gagneront rien, puisqu'on pourra ais�ment revenir sur toutes ces conventions, refuser leur ex�cution, conserver comme des armes toujours tourn�es contre nous, l'Eacute;gypte arros�e de notre sang et Malte dont nous ne savons que faire, reformer des alliances et renouer des intrigues contre nous.

Nos id�es n'ont donc rien impos� aux souverains par l'interm�diaire des nations qu'ils gouvernent. Ces nations, nous les avions appel�es dans notre propagande; un instant �mues de nos prodiges, elles sont rentr�es dans leurs pr�occupations d'int�r�t personnel en nous voyant donner l'exemple d'un retour pr�cipit� vers le pass�. Ces nations avaient, comme nous, des germes r�volutionnaires, moins pr�s d'�clore, mais que nous aurions d� f�conder, et qui eussent �branl� le despotisme de leurs gouvernements. Elles voient la France renier sa foi et s'accroupir sous l'aile d'un homme plus puissant et plus fort que tous les despotes de l'Europe: elles ne croient plus � la fraternit� des r�publiques. Elles retournent � l'hostilit� des monarchies rivales. La paix est enfin sign�e, mais personne ne d�pose les armes, et la guerre s'organise partout sur des proportions qui vont �tonner le monde. Les Anglais viennent voir Paris. Nos salons leur sont ouverts, Fox s'entretient avec Bonaparte. Ils sentent qu'un ab�me les s�pare. Tous les Anglais comprennent qu'en fait de personnalit� cupide, nous sommes des enfants aupr�s d'eux, et qu'avec de la patience et de l'ent�tement, ils nous vaincront sur ce terrain de l'astuce et du savoir-faire. Pauvres fran�ais que nous sommes! Notre voie, notre id�al n'�taient pas l�. De faux syst�mes, de folles grandeurs, de funestes prestiges nous y pr�cipitent.

Nos individualit�s t subissent le contre-coup de cette f�cheuse impulsion que Bonaparte va donner � la France. Le {CL 452} cœur va se resserrer, l'ambition va �tre la passion dominante, les intrigants seront satisfaits ou affair�s, les �mes pures seront tristes et comme oisives dans l'attente de quelque grand �v�nement qui r�veillerait en elle la noble chim�re d'une guerre de principes. Voil� d�j� mon jeune p�re qui s'ennuie de l'inaction et qui voudrait {Lub 376} s'�tourdir dans de nouveaux combats. Condamn� au repos, il n'est plus heureux, parce qu'il sent que la vie g�n�rale se refroidit autour de lui. Bient�t nous le verrons assister, railleur et indign�, aux intrigues de la nouvelle cour et ne sachant plus que faire de sa jeunesse, de sa passion, de son id�al. Sa vie sera la proie d'un amour excessif u. Il lui fallait des aventures, des choses difficiles et m�ritoires � accomplir. Il va �pouser une fille du peuple, c'est-�-dire qu'il va continuer et appliquer les id�es �galitaires de la r�volution dans le secret de sa propre vie. Il va �tre en lutte dans le sein de sa propre famille contre les principes d'aristocratie, contre le monde du pass�. Il brisera son propre cœur, mais il aura accompli son r�ve.


Variantes

  1. Le deuxi�me partie est soud�e � la premi�re dans {Presse}. Les titres des parties ne figurent qu'� partir de l'�dition {CL}.
  2. CHAPITRE SEIZIÈME {Presse} ♦ CHAPITRE TROISIÈME {Lecou} ♦ III {LP} ♦ II [sic pour III] {CL}et sq. ♦ III {Lub}
  3. Le g�n�ral *** n'est pas dans {Presse}
  4. je ne sais quelle autre fonction {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ je ne sais quelle fonction {CL}
  5. LETTRE XIX {Presse} ♦ Lettre XIII {Lecou} et sq.
  6. j'ai beau interroger mon cœur {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ j'ai beaucoup interrog� mon cœur {CL}
  7. juger des personnes {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ juger les personnes {CL}
  8. LETTRE XX {Presse} ♦ Lettre XIV {Lecou} et sq.
  9. LETTRE XXI {Presse} ♦ Lettre XV {Lecou} et sq.
  10. LETTRE XXII {Presse} ♦ Lettre XVI {Lecou} et sq.
  11. Interruption de {Presse} apr�s quelques points de conduite
  12. Reprise de {Presse}
  13. Mais le bel abb� {Presse} ♦ mais, on le voit par la lettre qu'on vient de lire, le bel abb� {Lecou} et sq.
  14. des hommes aimables {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ des gens aimables {CL}
  15. �lan de Victoire. « Qu'elle soit {Presse} ♦ �lan de Victoire [...] venait de briser. « Qu'elle soit {Lecou} et sq.
  16. Interruption de {Presse}
  17. Reprise de {Presse}
  18. Interruption de {Presse}
  19. En 1801 {Lecou}, {LP} ♦ En 1802 {CL} ♦ En 1801 {Lub} (r�tablissant la 1�re le�on, les pr�liminaires de paix ayant bien �t� sign�s en 1801; nous le suivons)
  20. Les individualit�s {Lecou}, {LP} ♦ Nos individualit�s {CL}
  21. d'un amour exclusif {Lecou}, {LP} ♦ d'un amour excessif {CL} ♦ Les individualit�s {Lub} (r�tablissant la 1�re le�on, l'autre �tant en opposition avec ce que pense George Sand; nous le suivons)

Notes

  1. {Presse} (La suite � demain.)