Incidents romanesques. — Malheureux expédients de Deschartres. — L'auberge de la Tête-Noire. — Chagrins de famille. — Courses au Blanc, à Argenton, à Courcelles, à Paris. — Suite du roman. — Le général ***. c — L'oncle de Beaumont. — Résumé de l'an IX. |
Qu'on me permette, pour esquisser quelques événements romanesques, de désigner mes parents par leurs noms de baptême. C'est, en effet, un chapitre de roman. Seulement il est vrai de tous points.
Maurice arriva à Nohant dans les premiers jours de mai 1801. Après les premières effusions de la joie, sa mère l'examina avec quelque surprise. Cette campagne d'Italie l'avait plus changé que la campagne de Suisse. Il était plus grand, plus maigre, plus fort, plus pâle. Il avait grandi d'un pouce depuis son enrôlement, fait assez rare à l'âge de vingt et un ans, mais amené probablement par les marches extraordinaires auxquelles il avait été forcé par les autrichiens. Malgré les transports de plaisir et de gaieté qui remplirent les premiers jours de rapprochement avec sa mère, on ne tarda pas à s'apercevoir qu'il était parfois rêveur et poursuivi par une mélancolie secrète. Et puis, un jour qu'il était allé faire des visites à La Châtre, il y resta plus longtemps que de raison. Il y retourna le lendemain sous un prétexte, le surlendemain sous un autre, et le jour suivant il avoua à sa mère, inquiète et chagrine, que Victoire était venue le rejoindre. Elle avait tout quitté, tout sacrifié à un amour libre et désintéressé; elle lui donnait de cet amour la {CL 427} preuve la plus irrécusable. Il était ivre de reconnaissance et de tendresse; mais il trouva sa mère si hostile à cette réunion qu'il dut refouler toutes ses pensées en lui-même et dissimuler {Lub 356} la force de son affection. La voyant sérieusement alarmée du scandale qu'une pareille aventure allait faire et faisait déjà dans la petite ville, il promit de persuader à Victoire de retourner bien vite à Paris. Mais il ne pouvait le lui persuader, il ne pouvait se le persuader à lui-même, qu'en promettant de la suivre ou de la rejoindre bientôt, et là était la difficulté. Il fallait choisir entre sa mère et sa maîtresse, tromper ou désespérer l'une ou l'autre. La pauvre mère avait compté garder son cher fils jusqu'au moment où il serait rappelé par son service, et ce moment pouvait être assez éloigné, puisque toute l'Europe travaillait à la paix et que c'était l'unique pensée de Bonaparte à cette époque. Victoire avait tout sacrifié, elle avait brûlé ses vaisseaux; elle ne comprenait plus d'autre fortune, d'autre bonheur que celui de vivre sans prévision du lendemain, sans regret de la veille, sans obstacle dans le présent, avec l'objet de son amour. Mais était-ce au retour d'une campagne durant laquelle sa mère avait tant gémi, tant pleuré et tant souffert, que cet excellent fils pouvait la quitter au bout de quelques jours? était-ce au moment où Victoire lui montrait un dévouement si passionné qu'il pouvait lui parler du chagrin de sa mère, de l'indignation des collets-montés de la province, et la renvoyer comme une maîtresse vulgaire qui vient de faire un coup de tête impertinent? Il y avait là plus que la lutte de deux amours, il y avait la lutte de deux devoirs.
Il essaya d'abord, pour rassurer sa mère, de tourner l'affaire en plaisanterie. Il eut tort peut-être. Il l'eût attendrie, sinon persuadée, par des raisons sérieuses. Mais il craignit les anxiétés qu'elle était sujette à se créer, et cette {CL 428} sorte de jalousie qui n'était que trop certaine, et qui trouvait pour la première fois un aliment réel.
Cette situation était, pour ainsi dire, insoluble. Ce fut l'ami Deschartres qui trancha la difficulté par une faute énorme et qui dégagea le jeune homme des scrupules qui l'assiégeaient.
Dans son dévouement à Madame Dupin, dans son mépris pour l'amour, qu'il n'avait jamais connu, dans son respect pour les convenances, le pauvre pédagogue eut la malheureuse idée de frapper un grand coup, s'imaginant mettre fin par un éclat à une situation qui menaçait de se prolonger. Un beau matin, il part de Nohant avant {Lub 357} que son élève ait les yeux ouverts, et il se rend à La Châtre, à l'auberge de la Tête-Noire, où la jeune voyageuse était encore livrée aux douceurs du sommeil. Il se présente comme un ami de Maurice Dupin. On le fait attendre quelques instants, on s'habille à la hâte, on le reçoit. À peine troublé par la grâce et la beauté de Victoire, il la salue avec cette brusque gaucherie qui le caractérise, et débute par procéder à un interrogatoire en règle. La jeune femme, que sa figure divertit et qui ne sait à qui elle a affaire, répond d'abord avec douceur, puis avec enjouement, et le prenant pour un fou, finit par éclater de rire. Alors Deschartres, qui jusque-là avait gardé un ton magistral, entre en colère et devient rude, grondeur, insolent. Des reproches il passe aux menaces. Son esprit n'est pas assez délicat, son cœur n'est pas assez tendre pour avertir sa conscience de la lâcheté qu'il va commettre en insultant une femme dont le défenseur est absent. Il l'insulte, il s'emporte, il lui ordonne de reprendre la route de Paris le jour même, et la menace de faire intervenir les autorités constituées si elle ne fait ses paquets au plus vite.
Victoire n'était ni craintive ni patiente. À son tour, elle {CL 429} raille et froisse le pédagogue. Plus prompte que prudente à la réplique, douée d'une vivacité d'élocution qui contraste avec le bégaiement qui s'emparait de Deschartres lorsqu'il était en colère, fine et mordante comme un véritable enfant de Paris, elle le pousse bravement à la porte, la lui ferme au nez, en lui jetant à travers la serrure la promesse de partir le jour même, mais avec Maurice; et Deschartres, furieux, atterré de tant d'audace, se consulte un instant et prend un parti qui met le comble à la folie de sa démarche. Il va chercher le maire et un des amis de la famille qui remplissait je ne sais quelle fonction d municipale. Je ne sais pas s'il ne fit pas avertir la gendarmerie. L'auberge de la Tête-Noire fut promptement envahie par ces respectables représentants de l'autorité. La ville crut un instant à une nouvelle révolution, à l'arrestation d'un personnage important, tout au moins.
Ces messieurs, alarmés par le rapport de Deschartres, marchaient bravement à l'assaut, s'imaginant avoir affaire à une armée de furies. Chemin faisant, ils se consultaient sur les moyens légaux à employer pour forcer l'ennemi {Lub 358} à évacuer la ville. D'abord il fallait lui demander ses papiers, et, s'il n'en avait pas, il fallait exiger son départ et le menacer de la prison. S'il en avait, il fallait tâcher de trouver qu'ils n'étaient pas en règle et élever une chicane quelconque. Deschartres, tout boursouflé de colère, stimulait leur zèle. Il réclamait l'intervention de la force armée. Cependant l'appareil du pouvoir militaire ne fut pas jugé indispensable; les magistrats pénétrèrent dans l'auberge, et, malgré les représentations de l'aubergiste, qui s'intéressait vivement à sa belle hôtesse, ils montèrent l'escalier avec autant de courage que de sang-froid.
J'ignore s'ils firent à la porte les trois sommations légales en cas d'émeute, mais il est certain qu'ils n'eurent à franchir aucune espèce de barricade, et qu'ils ne trouvèrent {CL 430} dans l'antre de la mégère dépeinte par Deschartres qu'une toute petite femme, jolie comme un ange, qui pleurait, assise sur le bord de son lit, les bras nus et les cheveux épars.
À ce spectacle, les magistrats, moins féroces que le pédagogue, se rassurèrent d'abord, s'adoucirent ensuite et finirent par s'attendrir. Je crois que l'un d'eux tomba très-amoureux de la terrible personne, et que l'autre comprit fort bien que le jeune Maurice pouvait l'être de tout son cœur. Ils procédèrent avec beaucoup de politesse et même de courtoisie à son interrogatoire. Elle refusa fièrement de leur répondre, mais quand elle les vit prendre son parti contre les invectives de Deschartres, imposer silence à ce dernier, et se piquer envers elle d'une paternelle bienveillance, elle se calma, leur parla avec douceur, avec charme, avec courage et confiance. Elle ne cacha rien, elle raconta qu'elle avait connu Maurice en Italie, qu'elle l'avait aimé, qu'elle avait quitté pour lui une riche protection et qu'elle ne connaissait aucune loi qui pût lui faire un crime de sacrifier un général à un lieutenant et sa fortune à son amour. Les magistrats la consolèrent, et remontrant à Deschartres qu'ils n'avaient aucun droit de persécuter cette jeune femme, ils l'engagèrent à se retirer, promettant d'employer le langage de la douceur et de la persuasion pour l'amener à quitter la ville de son plein gré.
Deschartres se retira en effet, entendant peut-être le galop du cheval qui ramenait Maurice auprès de sa bien-aimée. Tout s'arrangea ensuite à l'amiable et de concert {Lub 359} avec Maurice, qu'on eut d'abord quelque peine à calmer, car il était indigné contre son butor de précepteur, et Dieu sait si, dans le premier mouvement de sa colère, il n'eût pas couru après lui pour lui faire un mauvais parti. C'était pourtant l'ami fidèle qui avait sauvé sa mère au péril de ses jours, c'était l'ami de toute sa vie, et cette faute qu'il {CL 431} venait de commettre, c'était encore par amour pour sa mère et pour lui qu'il en avait eu la fatale inspiration. Mais il venait d'insulter et d'outrager la femme que Maurice aimait. La sueur lui en venait au front, un vertige passait devant ses yeux. « Amour, tu perdis Troie! » Heureusement Deschartres était déjà loin. Rude et maladroit comme il l'était toujours, il allait ajouter aux chagrins de la mère de Maurice, en lui faisant un horrible portrait de l'aventurière, et en se livrant sur l'avenir du jeune homme, dominé et aveuglé par cette femme dangereuse, à de sinistres prévisions.
Pendant qu'il mettait la dernière main à son œuvre de colère et d'aberration, Maurice et Victoire se laissaient peu à peu calmer par les magistrats devenus leurs amis communs. Le jeune couple les intéressait vivement, mais ils ne pouvaient oublier la bonne et respectable mère dont ils avaient mission de faire respecter le repos et de ménager la sensibilité. Maurice n'avait pas besoin de leurs représentations affectueuses pour comprendre ce qu'il devait faire. Il le fit comprendre à son amie, et elle promit de partir le soir même. Mais ce qui fut convenu entre eux, après que les magistrats se furent retirés, c'est qu'il irait la rejoindre à Paris au bout de peu de jours. Il en avait le droit, il en avait le devoir désormais.
Il l'eut bien davantage lorsque, revenu auprès de sa mère, il la trouva irritée contre lui et refusant de donner tort à Deschartres. Le premier mouvement du jeune homme fut de partir pour éviter une scène violente avec son ami, et Madame Dupin, effrayée de leur mutuelle irritation, ne chercha pas à s'y opposer. Seulement, pour ne pas faire acte de désobéissance et de bravade envers cette mère si tendre et si aimée, Maurice lui annonça, en ayant même l'air de la consulter sur l'opportunité de cette démarche, un petit voyage au Blanc, chez son neveu Auguste {CL 432} de Villeneuve, puis à Courcelles, où était son autre neveu René, alléguant la nécessité de se distraire de pénibles émotions, et d'éviter une rupture douloureuse {Lub 360} et {Presse 12/11/54 2} violente avec Deschartres. « Dans quelques jours, lui dit-il, je reviendrai calmé, Deschartres le sera aussi, ton chagrin sera dissipé et tu n'auras plus d'inquiétudes, puisque Victoire est déjà partie. » Il ajouta même, en la voyant pleurer amèrement, que Victoire serait probablement consolée de son côté, et que, quant à lui, il travaillerait à l'oublier. Il mentait, le pauvre enfant, et ce n'était pas la première fois que la tendresse un peu pusillanime de sa mère le forçait à mentir. Ce ne fut pas non plus la dernière fois, et cette nécessité de la tromper fut une des grandes souffrances de sa vie; car jamais caractère ne fut plus loyal, plus sincère et plus confiant que le sien. Pour dissimuler, il était forcé de faire une telle violence à son instinct, qu'il s'en tirait toujours mal et ne réussissait pas du tout à tromper la pénétration de sa mère. Aussi, lorsqu'elle le vit monter à cheval, le lendemain matin, elle lui dit tristement qu'elle savait bien où il allait... il donna sa parole d'honneur qu'il allait au Blanc et à Courcelles. Elle n'osa pas lui faire donner sa parole d'honneur qu'il n'irait point de là à Paris. Elle sentit qu'il ne la donnerait pas, ou qu'il y manquerait. Elle dut entir aussi qu'en sauvant les apparences vis-à-vis d'elle, il lui donnait toutes les preuves de respect et de déférence qu'il pouvait lui donner en une telle situation.
Ma pauvre grand'mère n'était donc sortie d'une douleur et d'une inquiétude mortelle que pour retomber dans de nouveaux chagrins et de nouvelles appréhensions. Deschartres lui avait rapporté, de son orageux entretien avec ma mère, que celle-ci lui avait dit: « Il ne tient qu'à moi d'épouser Maurice, et si j'étais ambitieuse comme vous le croyez, je donnerais ce démenti à vos insultes. Je sais à {CL 433} quel point il m'aime, et vous, vous ne le savez pas! » Dès ce moment, la crainte de ce mariage s'empara de Madame Dupin, et à cette époque c'était une crainte puérile et chimérique. Ni Maurice ni Victoire n'en avaient eu la pensée. Mais, comme il arrive toujours qu'on provoque les dangers dont on se préoccupe avec excès, la menace de ma mère devint une prophétie, et ma grand'mère, Deschartres surtout, en précipitèrent l'accomplissement par le soin qu'ils prirent de l'empêcher.
Ainsi qu'il l'avait annoncé et promis, Maurice alla au Blanc, et de là il écrivit à sa mère une lettre qui peint bien la situation de son âme.
LETTRE XIII e
Le Blanc, prairial an IX (mai 1801).
Ma mère, tu souffres, et moi aussi. Et il y a quelqu'un de coupable entre nous qui, par bonne intention, je le reconnais, mais sans jugement et sans ménagement aucun, nous a fait beaucoup de mal. Voici, depuis la Terreur, le premier chagrin sérieux de ma vie. Il est profond, et peut-être plus amer que le premier; car si nous étions malheureux alors, nous n'avions du moins pas de discussion ensemble; nous n'avions qu'une pensée, qu'une volonté, et aujourd'hui nous voilà divisés, non de sentiments, mais d'opinions sur certains points assez importants. C'est la plus grande douleur qui pût nous arriver, et je prendrai difficilement mon parti sur l'influence fâcheuse que l'ami Deschartres exerce sur toi en cette occasion. Comment se fait-il, ma bonne mère, que tu voies les choses au même point de vue qu'un homme, honnête et dévoué sans doute, mais brutal, et qui juge de certains actes et de certaines {CL 434} affections comme un aveugle des couleurs? Je n'y comprends rien moi-même, car j'ai beaucoup interrogé mon cœur f, je n'y vois pas même la pensée d'un tort envers toi, je sens mon amour pour toi plus pur, plus grand que tout autre amour, et l'idée de te causer une souffrance m'est aussi étrangère et aussi odieuse que l'idée de commettre un crime.
Mais raisonnons un peu, maman. Comment se fait-il que mon goût pour telle ou telle femme soit une injure pour toi et un danger pour moi qui doive t'inquiéter et te faire répandre des larmes? Dans toutes ces occasions-là, tu m'as toujours considéré comme un homme à la veille de se déshonorer, et déjà du temps de mademoiselle ***, tu te créais des soucis affreux, comme si cette personne devait m'entraîner à des fautes impardonnables. Aimerais-tu mieux que je fusse un suborneur qui porte le trouble dans les familles? et quand je rencontre des personnes de bonne volonté, dois-je donc jouer le rôle d'un Caton? Cela est bon pour Deschartres, qui n'a plus mon âge et qui d'ailleurs n'a peut-être pas rencontré beaucoup d'occasions de pécher, soit dit sans {Lub 362} malice. Mais venons au fait. Je ne suis plus un enfant, et je puis très-bien juger les personnes g qui m'inspirent de l'affection. Certaines femmes sont, je le veux bien, pour me servir du vocabulaire de Deschartres, des filles et des créatures. Je ne les aime ni les recherche. Je ne suis ni assez libertin pour abuser de mes forces, ni assez riche pour entretenir ces femmes-là. Mais jamais ces vilains mots ne seront applicables à une femme qui a du cœur. L'amour purifie tout. L'amour ennoblit les êtres les plus abjects, à plus forte raison ceux qui n'ont d'autres torts que le malheur d'avoir été jetés dans le monde sans appui, sans ressources et sans guide. Pourquoi donc une femme ainsi abandonnée serait-elle coupable de chercher son soutien et sa consolation dans le cœur d'un {CL 435} honnête homme, tandis que les femmes du monde, auxquelles rien ne manque en jouissances et en considération, prennent toutes des amants pour se désennuyer de leurs maris? Celle qui te chagrine et l'inquiète tant a quitté un homme qui l'aimait, j'en conviens, et qui l'entourait de bien-être et de plaisirs. Mais l'avait-il aimée au point de lui donner son nom et de lui engager son avenir? Non. Aussi, quand j'ai su qu'elle était libre de le quitter, n'ai-je pas eu le moindre remords d'avoir recherché et obtenu son amour. Bien loin d'être honteux d'inspirer et de partager cet amour-là, j'en suis fier, n'en déplaise à Deschartres et aux bonnes langues de La Châtre; car, parmi ces dames qui me blâment et se scandalisent, j'en sais qui n'ont pas vis-à-vis de moi le droit d'être si prudes. À cet égard-là, je rirais bien un peu, si je pouvais rire quand tu es si triste, ma bonne mère, pour l'amour de moi!
Mais enfin que crains-tu et qu'imagines-tu? Que je vais épouser une femme qui me ferait rougir un jour? D'abord sois sûre que je ne ferai rien dont je rougisse jamais, parce que si j'épousais cette femme, apparemment je l'estimerais, et qu'on ne peut pas aimer sérieusement ce qu'on n'estime pas beaucoup. Ensuite ta crainte, ou plutôt la crainte de Deschartres, n'a pas le moindre fondement. Jamais l'idée du mariage ne s'est encore présentée à moi; je suis beaucoup trop jeune pour y songer, et la vie que je mène ne me permet guère d'avoir femme et enfants. Victoire n'y pense pas plus que moi. Elle a été déjà mariée fort jeune; son mari est mort, lui laissant une {Lub 363} petite fille dont elle prend grand soin, mais qui est une charge pour elle. Il faut maintenant qu'elle travaille pour vivre, et c'est ce qu'elle va faire, car elle a déjà eu un magasin de modes et elle travaille fort bien. Elle n'aurait donc aucun intérêt à vouloir épouser un pauvre diable comme moi, qui ne possède que son sabre, son grade peu lucratif, et qui, {CL 436} jour rien au monde, ne voudrait porter atteinte à ton bien-être plus qu'il ne le l'ait, aujourd'hui, et c'est déjà trop!
Tu vois donc bien que toutes ces prévisions du sage Deschartres n'ont pas le sens commun, et que son amitié n'est pas du tout délicate ni éclairée, quand il se plaît à te mettre de telles craintes dans la tête. Son rôle serait de le consoler et de te rassurer, au contraire. Il te fait du mal. Il ressemble à l'ours de la fable qui, voulant écraser une mouche sur le visage de son ami, lui écrase la tête avec un pavé. Dis-lui cela de ma part, et qu'il change de thèse s'il veut que nous restions amis. Autrement ce sera bien difficile. Je peux lui pardonner d'être absurde avec moi, mais non de te faire soufirir et de vouloir te persuader que mon amour pour toi n'est pas à l'épreuve de tout.
D'ailleurs, ma bonne mère, ne me connais-lu pas bien? Ne sais-tu pas que quand même j'aurais formé le projet de me marier, lors même que j'en aurais la plus grande envie (ce qui n'est pas vrai, par exemple), il suffirait de ton chagrin et de tes larmes pour m'y faire renoncer? Esl-ce que je peux, est-ce que je pourrai jamais prendre un parti qui serait contraire à ta volonté et à tes désirs? Songe que c'est impossible, et dors donc tranquille.
Auguste et sa femme veulent me garder encore deux ou trois jours. On n'est pas plus aimable qu'eux. Ce ne sont pas des phrases, c'est de la cordialité, de l'amitié. Ils sont bien heureux, eux. Ils s'aiment, ils n'ont point d'ambition, point de projets... mais aussi point de gloire! Et quand on a bu de ce vin-là , on ne peut plus se remettre à l'eau pure.
Adieu, ma bonne mère; il me tarde d'aller te rejoindre et te consoler. Pourtant laisse-moi encore écouter pendant deux ou trois jours les graves discours et les sages conseils de mon respectable neveu. Je suis un oncle débonnaire {CL 437} qui se laisse endoctriner. J'ai besoin de sermons plus tendres que ceux de Deschartres, et je sens {Lub 364} que l'air de Nohant ou de La Châtre ne serait pas encore bon pour moi dans ce moment-ci.
Je t'embrasse de toute mon âme, et je t'aime bien plus que tu ne crois.
MAURICE.
LETTRE XIV h
Argenton.
Je suis resté au Blanc un jour de plus que je ne croyais, ma bonne mère, et me voilà à Argenton, chez notre bon ami Scévole, qui veut aussi me garder deux jours et qui jette les hauts cris en me voyant hésiter à le lui promettre. Ah! ma mère, que mon existence est changée depuis trois ans! C'est une chose singulière. J'ai fait de la musique, et même de la bonne musique tous ces jours-ci. Ici je vais en faire encore, car Scévole est toujours un dilettante passionné et il fait autant de fête à mon violon qu'à moi. Eh bien, autrefois je n'aurais pas songé à autre chose, j'aurais tout oublié avec la musique, et aujourd'hui elle m'attriste au lieu de m'electriser. Je crains la paix , je désire le retour des combats avec une ardeur que je ne puis comprendre et que je ne saurais expliquer. Puis je songe qu'en voulant m'éloigner encore de toi, je te prépare de nouveaux chagrins. Cette idée empoisonne celle du plaisir que je goûterais au milieu des batailles et des camps. Tu serais triste et tourmentée, et moi aussi. Il n'est donc pas de bonheur en ce monde? Je commence à m'en aviser; comme un fou que je suis, je l'avais oublié, et cette belle découverte me frappe de stupeur. Cependant je me sens incapable de me distraire et de m'étourdir loin des combats. Après de telles {CL 438} émotions, tout me paraît insipide. Je n'avais que ta tendresse pour me les faire oublier, et il faut que ce bonheur-là même soit empoisonné pour quelques instants!
Je suis comme un enragé quand je vois défiler des troupes, quand j'entends le son belliqueux des instruments guerriers. Nous autres gens de guerre , nous sommes des espèces de tous dont les accès redoublent comme ceux des autres fous quand ils voient ou entendent ce qui leur rappelle les causes de leur égarement. C'est ce qui m'est arrivé ce soir en voyant passer une demi-brigade. Je tenais mon violon , je l'ai jeté là. Adieu Haydn, adieu Mozart, quand le tambour bat et que la trompette sonne! J'ai gémi de mon inaction. J'ai presque pleuré de rage. Mon Dieu, où est le repos, où est l'insouciance de ma première jeunesse?
À bientôt, ma bonne mère, j'irai me calmer et me consoler dans tes bras. Bonsoir à Deschartres. Dis-lui qu'il a par ici une réputation admirable de savant agriculteur et de croque-note fieffé. Je t'embrasse de toute mon âme. Et ma pauvre bonne , elle ne m'a pas jeté la pierre, elle! Qu'elle te rassure et te console. Écoute-la. Elle a plus de bon sens que tous les autres. 1
{Presse 13/11/54 1} Une tendre lettre de ma grand'mère ramena Maurice au bercail pour quelques jours. Deschartres le reçut d'un air morne et assez rogue, et voyant qu'il ne s'approchait pas pour l'embrasser, il tourna le dos et alla faire une scène au jardinier à propos d'une planche de laitues. Un quart d'heure après il se trouva face à face dans une allée avec son élève. Maurice vit que le pauvre pédagogue avait les yeux pleins de larmes. Il se jeta à son cou. Tous deux {CL 439} pleurèrent sans se rien dire, et revinrent bras dessus, bras dessous retrouver ma grand'mère qui les attendait sur un banc, et qui fut heureuse de les voir réconciliés.
Mais Victoire écrivait! C'est tout au plus si à cette époque elle savait écrire assez pour se faire comprendre. Pour toute éducation, elle avait reçu en 1788 les leçons élémentaires d'un vieux capucin qui apprenait gratis à lire et à réciter le catéchisme à de pauvres enfants. Quelques années après son mariage, elle écrivait des lettres dont ma grand'mère elle-même admirait la spontanéité, la grâce et l'esprit. Mais à l'époque que je raconte, il fallait les yeux d'un amant pour déchiffrer ce petit grimoire et comprendre ces élans d'un sentiment passionné qui ne pouvait trouver de forme pour s'exprimer. Il comprit pourtant que Victoire était désespérée, qu'elle se croyait méconnue, trahie, oubliée. Il reparla alors du voyage de Courcelles. Ce furent de nouvelles craintes, de nouveaux pleurs. Il partit cependant, et le 28 prairial il écrivait de Courcelles:
{Lub 366} LETTRE XV i
Courcelles, le 28 prairial (juin 1801).
Je suis arrivé ici hier soir, ma bonne mère, après avoir voyagé assez durement par la patache, mais en revanche très-rapidement. J'ai fait là un voyage fort triste. Ta douleur, tes larmes me poursuivaient comme un remords, et pourtant mon cœur me disait que je n'étais pas coupable, car tout ce que tu me demandes, c'est de t'aimer, et je sens bien que je t'aime. Tes larmes! est-il possible que je t'en fasse verser, moi qui voudrais tant te voir heureuse! Mais aussi pourquoi donc t'affliger ainsi? C'est inconcevable et je m'y perds. Cette jeune femme n'a jamais pensé {CL 440} que je l'épouserais , puisque je n'y ai jamais pensé moi-même, et ce qu'elle a pu dire à Deschartres n'est que l'effet d'un mouvement de colère, bien légitimé par les duretés qu'il a été lui débiter. Je ne saurais trop te répéter que rien de tout cela ne fût arrivé s'il s'était tenu tranquille. Je l'aurais fait partir sans éclat, puisque sa présence à La Châtre (dont tu aurais dû ne pas t'occuper) te déplaisait si cruellement. Mais puisqu'il en est ainsi, je te promets que je n'aurai plus jamais de maîtresse sous tes yeux et que je ne te parlerai jamais de mes aventures. Cela me fera un peu souffrir. J'ai pris une telle habitude de te dire tout ce qui m'arrive et tout ce que j'éprouve, que je ne me comprends pas ayant des secrets pour toi! Quelle triste nécessité m'impose cette déplorable affaire, et le coup de tête inconcevable de Deschartres! Allons, n'en parlons plus. Je ne peux pas me brouiller avec lui, je ne voudrais pour rien au monde le brouiller avec toi. Il ne se corrigera guère de ses défauts, apprécions ses qualités, et aimons-nous en dépit de tout.
Je cours ici dans les bois et aux bords des eaux , c'est un paradis terrestre. J'ai été reçu avec la plus tendre amitié. René était dans une île du parc avec sa femme. Il est venu me chercher en bateau, et notre embrassade sur l'eau a été si vive, qu'elle a failli faire chavirer l'embarcation.
Adieu, ma bonne mère, à bientôt. Ne t'afflige plus, aime-moi toujours, et sois bien sûre que je ne puis pas être heureux si tu ne l'es pas, car tes chagrins sont les miens Je t'embrasse de toute mon âme.
{CL 441; Lub 367} LETTRE XVI j
Paris, 7 messidor (juin 1801).
Comme tu l'avais prévu, ne me voyant qu'à une journée de Paris, je n'ai pu me dispenser d'y venir passer quelques instants. J'ai vu Beaumont et mon général. Ma belle jument Paméla part demain pour Nohant; le général part demain pour le Limousin. Dans une quinzaine il sera de retour, et m'a promis de passer par Nohant, où je t'aiderai à le recevoir. J'ai vu ce matin Oudinot, qui, étant un peu mieux que nous dans les bonnes grâces, va, j'espère, d'après les instigations de Charles His, demander pour moi le grade de capitaine Je vais aussi toucher mes appointements, ce qui me procurera l'agrément d'un habit pour aller voir le cardinal Consalvi, qui est ici pour négocier la grande affaire du concordat. Il paraît qu'il a eu bien de la peine à se décider à ce voyage, et qu'il croyait marcher à la guillotine en quittant Rome. Charles His, celui qui m'a accompagné dans mon ambassade à Rome, a déjà vu Son Éminence ici, et en a reçu force embrassades. Allons, ma bonne mère, cette petite excursion, que tu regardes déjà comme une grande extravagance, n'amènera rien de funeste dans ma destinée, sera peut-être utile à mes affaires et ne te coûtera pas un sou. Je n'ai pas encore entendu parler des vingt-six louis que M. de Cobentzel doit me faire restituer; j'irai chez lui demain.
Adieu, bonne mère, je serai bientôt près de toi, et si le ciel me seconde, ce sera comme capitaine. Ne t'afflige pas, je t'en supplie, et ne doute jamais de la tendresse de ton fils.
{CL 442} Ce séjour de Maurice à Paris se prolongea jusqu'à la fin de messidor. Diverses affaires servirent de prétexte. La visite à monsignor Consalvi, les vingt-six louis de la commission d'échange, diverses démarches en vue d'obtenir un avancement qu'il n'espérait pas et dont il ne s'occupa guère, la jument blessée au garrot, la fête du 14 juillet, tels furent les motifs plus ou moins sérieux qui {Lub 368} couvrirent d'un voile assez transparent les jours consacrés à l'amour. Il ne savait pas mentir, ce pauvre enfant, et de temps à autre un cri de l'âme lui échappait: « Tu ne veux pas que je m'intéresse à une femme qui a tout quitté et tout perdu pour moi! Mais c'est impossible! Toi qui parles, ma bonne mère, tu ne témoignerais pas cette indiffrence à un domestique qui aurait perdu sa place pour te suivre, et tu crois que je puisse être ingrat envers une femme dont le cœur est noble et sincère? Non, ce n'est pas toi qui me donnerait un pareil conseil! » k
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« Allons, plus de chagrin, ma bonne mère, jamais je n'ai eu l'intention de faire le malheur de ta vie, et cette seule pensée me fait horreur. »
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« Quelles idées vas-tu te faire, que je ne t'aime plus! Comment cela te peut-il venir à l'esprit? L'amour filial n'est pas un sentiment passager, et ne peut s'éteindre que dans un cœur dénaturé. »
Mais les chagrins s'enchaînent les uns aux autres, et un nouveau coup devait être encore porté à ces trois personnes désormais liées par une chaîne de douleurs. La lettre suivante expliquera tout en peu de mots.
{CL 443} LETTRE XVII
Paris, 30 messidor (juillet 1801).
Le sieur *** est un fou ou un drôle, je viens d'avoir avec, lui une vive explication en présence de mon oncle, et la lettre que tu vas recevoir de lui effacera, j'espère, le douloureux effet de celle qu'il a eu l'audace de t'écrire. Il rétracte de tous points l'accusation portée contre moi, accusation infâme et si absurde, que j'en rirais si ce n'était pas un raffinement de méchanceté lâche et insolente que de s'adresser à toi pour me noircir de la sorte. Au reste, j'avais prévu ce qui est arrivé, et je m'attendais à ce nouveau coup pour combler la mesure de nos chagrins. Enfin j'ai agi avec le sieur *** conme je le devais, et tu vas voir par son langage d'aujourd'hui qu'il rétracte d'un bout à l'autre ses calomnies précédentes, qu'il reconnaît que l'argent prêté par Victoire à moi a été rendu au bout {Lub 369} de quinze jours par moi à Victoire et par Victoire à lui, que tous les dons qu'elle lui avait emportés pour en manger le profit avec moi se réduisaient à un diamant de peu de valeur qu'elle avait conservé par mégarde, et qui lui avait été renvoyé avant même qu'elle connût ses plaintes et ses calomnies. Ce monsieur avoue aujourd'hui qu'il a parlé ainsi par colère et dans un moment de jalousie; qu'il a eu tort et qu'il n'a pas envie de recommencer. Je le crois sans peine!
Adieu, ma bonne mère, je pars demain. N'aie plus de chagrins, je vais te prouver tout cela par des écrits, et j'espère que tu n'attends pas après ces preuves pour être sûre que ton fils n'est pas d'humeur à se déshonorer. Je ne sais pas si je suis un Desgrieux, mais il n'y a point ici de Manon Lescaut. Quant au sieur ***, il est tout ce que tu {CL 444} voudras, mais sois certaine qu'il ne recommencera pas à m'insulter. — Je n'ai plus rien à faire ici pour mes affaires. Le moment n'est pas favorable pour ceux dont les valeureux efforts ont conquis cette paix tant désirée. La position de tous les généraux qui y ont plus ou moins contribué est la même. Moreau et Masséna sont sous la remise aussi bien que Brune. On attend de grands changements et de grandes promotions du travail qui va se faire; mais il me semble qu'on pense beaucoup plus à flatter les ennemis du gouvernement qu'à lui conserver ses vrais amis. Ce qu'il y a de certain, c'est que ceux qui n'ont fait que trabir et conspirer ont de grandes prétentions et de grandes espérances. Qui vivra verra! N'importe, c'est la France que je sers et que je veux servir.
À revoir, ma bonne mère, je t'aime de toute mon âme, et j'aimerais mieux être mort que d'avoir eu des torts réels envers toi.
DE M. DE BEAUMONT
À MADAME DUPIN
Paris, 30 messidor.
Ne soyez pas inquiète, ma bonne sœur, tout s'est bien passé. Maurice est un homme de cœur, nous le savions bien, mais ce que je ne connaissais pas autant, c'est son {Lub 370} sang-froid, sa mesure parfaite, son sentiment des convenances, cet art de se posséder qui est au-dessus de son âge et qui en impose plus que tous les emportements. Je m'attendais à un duel, et comme je me connais à ces sortes d'affaires, Maurice m'a trouvé aussi bon pour assister à l'explication que tous ses joyeux et brillants camarades en {CL 445} moustaches. Je n'allais pas là avec un sentiment très-chrétien, je vous le confesse, car ce général *** n'est qu'un pleutre, et je n'avais pas du tout peur pour notre enfant. Tout s'est passé en paroles, vives à la vérité, mais dont le sieur *** s'est contenté à ce qu'il paraît. Les faits d'ailleurs étaient contre lui, et il l'avouait lui-même. Il est toujours épris de la jeune femme, et pendant l'absence de Maurice je vais travailler à les remettre d'accord, car il sera plus heureux pour elle de retourner à lui que de s'aventurer avec Maurice. D'ailleurs, vous n'êtes pas tout à fait dépourvue de prudence en redoutant cette amourette. Elle est charmante, elle a beaucoup d'esprit naturel et de la sensibilité véritable, ce qui est encore plus dangereux. Soyez en paix, j'aurai l'œil sur eux. Votre fils vous aime avec tendresse, et en le surveillant vous le gouvernerez toujours. Il serait plus prudent peut-être de lui cacher vos inquiétudes que de les lui montrer.
Tout marche bien ici, malgré l'attente de la paix, qui désole notre jeune héros. Mais le grand héros qui gouverne à présent toutes choses paraît bien décidé à nous la donner. S'il peut se préserver des intrigants, tout ira bien; mais il y en a tant!
Adieu, ma bonne sœur. Je ne suis pas très-content de mon frère le duc. Maurice a très-bien parlé pour moi; mais là aussi il y a des intrigants qui nous divisent.
Bonjour à l'ami Deschartres, et à vous pour la vie.
GODEFROY DE B.
L'oncle l Beaumont, autrefois abbé et coadjuteur à l'archevêché de Bordeaux, ce fils de Mademoiselle Verrières et du duc de Bouillon, petit-fils de Turenne et parent de M. de La Tour d'Auvergne par conséquent, était un homme plein {CL 446} d'esprit et de sens. Il avait eu, jeune abbé, une existence brillante et orageuse. Il était beau d'une beauté idéale, pétillant de gaieté, brave comme un {Lub 371} lieutenant de hussards, poëte comme... l'Almanach des Muses, impérieux et faible, c'est-à-dire tendre et irascible. C'était aussi une nature d'artiste, un type qui dans un autre milieu eût pris les proportions d'un Gondi, dont il avait un peu imité la jeunesse. Retiré du mouvement et du bruit, il vécut paisible après la révolution et ne se mêla point aux ralliés, qu'il méprisait un peu, mais sans amertume et sans pédantisme. Une femme gouverna sa vie depuis lors et le rendit heureux. Il fut toujours l'ami fidèle de ma grand'mère, et pour mon père il fut quelque chose comme un père et un camarade.
Mais, on le voit par la lettre qu'on vient de lire, le bel abbé m avait la moralité des gens aimables n de son temps, moralité que les hommes d'aujourd'hui ne portent pas plus loin: seulement ils ne sont pas aimables, voilà la différence. Mon grand-oncle était un composé de sécheresse et d'effusion, de dureté et de bonté sans égale. Il trouvait tout naturel de repousser le noble élan de Victoire et de le replacer sous le joug qu'elle venait de briser. « Qu'elle soit o riche et qu'elle s'amuse, se disait-il dans son doux cynisme d'épicurien, cela vaudra mieux pour elle que d'être pauvre avec l'homme qu'elle aime. Que Maurice l'oublie et n'encourage pas ce dévouement romanesque, cela vaudra bien mieux pour lui que de s'embarrasser d'un ménage et de contrarier sa mère. p J'y aurai l'œil. Cette jeune femme m'intéresse; je veux lui donner de bons conseils. » Et il agissait là de la meilleure foi du monde, tant l'intérêt personnel est loin de tout idéal dans la société.
Jamais q il n'encouragea la passion de mon père, mais jamais il ne travailla efficacement à la faire avorter, et quand Maurice eut épousé Victoire, il traita celle-ci comme {CL 447} sa fille et ne songea qu'à la rapprocher de ma grand'mère.
Maurice revint à Nohant aux premiers jours de thermidor (derniers jours de juillet 1801), et y resta jusqu'à la fin de l'année. Avait-il résolu d'oublier Victoire pour faire cesser cette lutte avec sa mère? Ce n'est pas probable, puisqu'elle l'attendit à Paris et l'y retrouva plus épris que jamais. Mais je n'ai point de traces de leur correspondance pendant ces quatre mois. Sans doute c'était une correspondance un peu épiée à Nohant et qu'on faisait disparaître à mesure. r
{Lub 372} Résumons, ainsi que nous l'avons fait pour les années précédentes, cette année 1801 que nous venons de parcourir avec mon père, et on verra comme la vie générale influe sur celle des individus.
L'an IX est en réalité, sinon nominalement, l'an dernier de la république. Dès le commencement de cette période, l'attentat de la machine infernale donne à Bonaparte l'idée la plus vive de son importance, le sentiment de son pouvoir bien plus que celui de ses dangers, et une confiance singulière dans sa destinée personnelle. On ne peut pas préciser absolument où finit la superstition d'une imagination brûlante, et où commence le charlatanisme d'un esprit sceptique et désabusé, dans cette manière grandiose de se confier à la fortune, dans cette audace qui devient dès lors la base de sa puissante ambition. La gloire est jusque-là comme une religion pour lui et pour tous. Il eût pu s'arrêter au 18 brumaire dans ses conceptions gouvernementales et laisser faire pour lui ce qu'ensuite il a trop fait lui-même en vue de lui-même. À partir de la machine infernale, il n'a plus de foi sincère à cette prétendue destinée qui n'était chez lui qu'une foi instinctive dans les forces vitales de la France. Il personnifie le genre humain {CL 448} dans son individualité, il ne croit plus qu'en lui-même; son étoile, c'est sa volonté; son Dieu, c'est sa propre intelligence. Ses paroles à cet égard sont un symbole dont lui seul pénètre le sens caché, et dont la France est dupe.
Mais peu à peu la France va subir le même prestige et perdre sa foi en elle-même pour ne plus croire qu'en Bonaparte; ou plutôt chaque homme va croire en lui-même à l'exemple de Bonaparte; le mot de patrie changera de sens. Ce ne sera plus le palladium de l'intérêt commun; ce sera la garantie des intérêts de chacun. L'intérêt commun dans nos sociétés où l'inégalité règne encore, est déjà d'un ordre supérieur aux biens matériels. C'est l'honneur et la liberté; ce n'est pas tout ce que l'humanité a le droit de vouloir et d'attendre; mais c'est la base première de son idéal, c'est son point de départ dans la conquête du monde complet qu'elle rêve. Tous peuvent prendre à cœur cette noble conquête, tous peuvent y travailler, c'est l'aurore de l'égalité fraternelle. Ce n'est encore qu'une grande abstraction, mais les {Lub 373} abstractions sublimes gouvernent l'âme des hommes et grandissent les caractères en élevant les pensées.
Les intérêts particuliers produisent un effet tout contraire. Il n'est point de gouvernement constitué sur ce principe exclusif qui puisse les satisfaire tous, puisqu'ils sont tous divers, et que les nuances infinies de l'inégalité de fortune et de rang créent autant d'intérêts ennemis qu'il y a d'hommes en lutte. Ce fut la grande erreur de Napoléon de croire qu'à force de largesses, de concessions, de séductions, et d'impartialité apparente, il rendrait toutes les classes contentes de son administration et intéressées à la maintenir. Il s'épuisa en efforts d'une science incomparable, d'une activité prodigieuse, d'une finesse exquise. Il rallia une grande quantité de créatures qu'il sut intéresser à sa fortune en y attachant la leur; il se fit une majorité d'influences qui l'aidèrent à gouverner. Il ne sut pas faire une {CL 449} société nouvelle qui pût exister par elle-même et survivre à la perte de son chef. Il se servit de la gloire comme d'un prestige sur les masses. Elles le subirent avec trop d'engouement pour ne pas le secouer bientôt avec trop d'ingratitude. En 1815, cet homme qui, comme Louis XIV, croyait être la France, se trouva n'être qu'un homme que la France abandonnait.
Ce ne fut pas faute de génie ni de patriotisme, mais faute d'une religion sociale, que Napoléon échoua dans sa conception. On ne saurait dire à quoi il eût abouti en essayant de faire une société nouvelle; mais il n'y songea point, et il est certain qu'en rétablissant avec des efforts infinis la société ancienne, il fit un vain usage de sa magnifique intelligence, et construisit une œuvre éphémère au sommet de laquelle il ne put pas même rester debout.
L'année 1800 avait été glorieuse et grande. Là, ses facultés atteignirent leur apogée. En 1801 s, il commença à se corrompre dans les relations diplomatiques. Cette paix qu'il voulait donner au monde était prématurée. Les intérêts individuels, l'avidité industrielle la réclamaient: il prit ce vœu d'une certaine classe pour le vœu de l'humanité. Les guerres de principes ne se résolvent pas par des échanges de possessions et par des concessions territoriales. Il y eut dès lors de la part de Bonaparte une immense vanité à vouloir traiter des intérêts des puissances avec {Lub 374} les puissances. Les principes disparurent, la cause de la France ne fut plus la cause de la révolution, elle prit les mesquines proportions d'une affaire. Cette affaire parut immense; elle remplit l'univers de ses moindres détails; mais ce ne sont pas les peuples, ce sont les souverains qu'elle intéresse. Les peuples ne s'en préoccupent que parce qu'ils sont trompés sur ces conséquences et ne comprennent pas le mécanisme de leurs véritables intérêts. Aussi voit-on après bien des négociations et des pourparlers, l'industrialisme {CL 450} anglais, lésé dans sa cupidité, effrayer le peuple britannique et lui faire regretter la guerre le lendemain du jour où la paix fut signée.
D'ailleurs, elle ne dura pas deux ans, cette paix si savamment travaillée, et la lettre des traités n'engageant que des intérêts, ces intérêts, immoraux de leur nature, en dénaturèrent promptement l'esprit. Il en fut ainsi de tous les traités conclus avec les puissances; les nations épuisèrent leur sang pour des contrats de mauvaise foi, où prévalut toujours une arrière-pensée des souverains et de leur clientèle.
Récapitulons seulement l'an IX pour reconnaître l'inutilité de toutes ces grandes choses, magnifiques en elles-mêmes, avortées dans leurs résultats. Après un charmant système de coquetteries du général républicain envers l'autocrate russe, coquetteries qui rapetissent singulièrement la fierté révolutionnaire personnifiée dans Bonaparte, il se trouve que nous avons écrit sur le sable: Paul Ier est assassiné par l'aristocratie du Nord, jalouse de notre influence. C'est en vain que nous avons organisé habilement la ligue des neutres. L'Angleterre brise notre alliance à Copenhague par un coup brutal et impétueux. Nous commençons, aux premiers jours d'avril, à négocier la paix avec l'Angleterre; cette négociation va durer six mois, pendant lesquels nous perdrons cette aventureuse conquête de l'Eacute;gypte, fatale inspiration d'un génie mobile et personnel. En juillet, notre marine se couvre d'une gloire immortelle à Algésiras, vaine gloire, sacrifices perdus. L'Espagne est un auxiliaire sans énergie et qui ne combat pas pour nos principes, mais pour qu'un infant reçoive une couronne en Italie des mains du premier consul. Encore une affaire, rien qu'une affaire! Au 4 août, nos marins engagent un combat héroïque devant Boulogne contre la flottille de Nelson. De part et {Lub 375} d'autre, le sang coule, la bravoure déborde, les cadavres flottent {CL 451} sur les eaux. Nous n'y gagnerons que le maintien de nos conquêtes et la protection garantie de nos alliés. Nos principes n'y gagneront rien, puisqu'on pourra aisément revenir sur toutes ces conventions, refuser leur exécution, conserver comme des armes toujours tournées contre nous, l'Eacute;gypte arrosée de notre sang et Malte dont nous ne savons que faire, reformer des alliances et renouer des intrigues contre nous.
Nos idées n'ont donc rien imposé aux souverains par l'intermédiaire des nations qu'ils gouvernent. Ces nations, nous les avions appelées dans notre propagande; un instant émues de nos prodiges, elles sont rentrées dans leurs préoccupations d'intérêt personnel en nous voyant donner l'exemple d'un retour précipité vers le passé. Ces nations avaient, comme nous, des germes révolutionnaires, moins près d'éclore, mais que nous aurions dû féconder, et qui eussent ébranlé le despotisme de leurs gouvernements. Elles voient la France renier sa foi et s'accroupir sous l'aile d'un homme plus puissant et plus fort que tous les despotes de l'Europe: elles ne croient plus à la fraternité des républiques. Elles retournent à l'hostilité des monarchies rivales. La paix est enfin signée, mais personne ne dépose les armes, et la guerre s'organise partout sur des proportions qui vont étonner le monde. Les Anglais viennent voir Paris. Nos salons leur sont ouverts, Fox s'entretient avec Bonaparte. Ils sentent qu'un abîme les sépare. Tous les Anglais comprennent qu'en fait de personnalité cupide, nous sommes des enfants auprès d'eux, et qu'avec de la patience et de l'entêtement, ils nous vaincront sur ce terrain de l'astuce et du savoir-faire. Pauvres français que nous sommes! Notre voie, notre idéal n'étaient pas là. De faux systèmes, de folles grandeurs, de funestes prestiges nous y précipitent.
Nos individualités t subissent le contre-coup de cette fâcheuse impulsion que Bonaparte va donner à la France. Le {CL 452} cœur va se resserrer, l'ambition va être la passion dominante, les intrigants seront satisfaits ou affairés, les âmes pures seront tristes et comme oisives dans l'attente de quelque grand événement qui réveillerait en elle la noble chimère d'une guerre de principes. Voilà déjà mon jeune père qui s'ennuie de l'inaction et qui voudrait {Lub 376} s'étourdir dans de nouveaux combats. Condamné au repos, il n'est plus heureux, parce qu'il sent que la vie générale se refroidit autour de lui. Bientôt nous le verrons assister, railleur et indigné, aux intrigues de la nouvelle cour et ne sachant plus que faire de sa jeunesse, de sa passion, de son idéal. Sa vie sera la proie d'un amour excessif u. Il lui fallait des aventures, des choses difficiles et méritoires à accomplir. Il va épouser une fille du peuple, c'est-à-dire qu'il va continuer et appliquer les idées égalitaires de la révolution dans le secret de sa propre vie. Il va être en lutte dans le sein de sa propre famille contre les principes d'aristocratie, contre le monde du passé. Il brisera son propre cœur, mais il aura accompli son rêve.