Rome. — Entrevue avec le pape. — Tentative simulée d'assassinat. — Monsignor Consalvi. — Asola. — Première passion. — La veille de la bataille. — Passage du Mincio. — Maurice prisonnier. — Délivrance. — Lettre d'amour. — Rivalités et ressentiments entre Brune et Dupont. — Départ pour Nohant. |
LETTRE V c
Rome, le 2 frimaire an IX (novembre 1800).
Deux jours après ma dernière lettre (que je l'écrivis à notre second retour à Florence), le général Dupont m'envoya à Rome porter des dépêches au pape et au commandant en chef des troupes napolitaines. Je partis avec un de nos camarades nommé Charles His, Parisien, homme d'esprit et ami du général Dupont. Nous arrivâmes à Rome après trente-six heures de marche. Malgré toutes les peurs qu'on avait voulu nous faire de la fureur du peuple contre le nom français, nous ne trouvâmes qu'un extrême étonnement de voir deux Français arriver seuls et en uniforme au milieu d'une nation hostile. Notre entrée dans la ville éternelle fut très-comique. Tout le peuple nous suivait en foule, et si nous eussions voulu, durant notre séjour, nous montrer pour de l'argent, nous eussions fait fortune. La curiosité était telle, que tout le monde courait après nous dans les rues. Nous nous sommes convaincus que les Romains sont les meilleures gens du monde, et que les exactions commises par certains dilapidateurs nous avaient {CL 401} seules attiré leur inimitié. Nous n'avons qu'à nous louer de leurs procédés envers nous.
{Lub 335} Le saint père nous a reçus avec les marques les moins équivoques d'amitié et de considération, et nous repartons ce matin pour l'armée extrêmement satisfaits de notre voyage. Nous avons vu tout ce qu'il est possible d'admirer, tant en antiques qu'en modernes. Comme j'ai un grand goût pour les escalades, je me suis amusé à grimper en dehors de la boule de la coupole de Saint-Pierre. Quand j'ai été redescendu, on m'a dit que presque tous les Anglais qui venaient à Rome en faisaient autant, ce qui n'a pas laissé de me convaincre de la sagesse de mon entreprise.
Adieu, ma bonne mère, on m'appelle pour monter en voiture. Adieu, Rome! Je t'embrasse de toute mon âme.
LETTRE VIVA
Bologne, le 5 frimaire an IX (novembre 1800).
Tu as dû voir, ma bonne mère, au style prudent de ma dernière lettre, que je t'écrivais avec la certitude d'être lu une demi-heure après par le secrétaire d'État, monsignor Consalvi, qui, avec un petit air de confiance et d'amitié, ne laissait pas de nous espionner de tout son pouvoir. Nous n'étions pourtant allés à Rome que pour porter deux lettres: l'une au pape, pour lui demander la mise en liberté des personnes détenues pour opinions politiques, et l'autre au commandant en chef des forces napolitaines, pour qu'il notifiât à son gouvernement que nous redemandions le général Dumas* et M. Dolomieu, et que, dans le {CL 402} cas d'un refus, les baïonnettes françaises étaient toutes prêtes à faire leur office. Quoique nous ne fussions absolument que des porteurs de dépêches, on nous crut envoyés pour exciter une insurrection et armer les jacobins. Dans cette belle persuasion, on nous campa sur le dos deux officiers napolitains qui, sous prétexte de nous faire respecter, ne nous quittaient non plus que nos ombres. On nous entoura de pièges et d'espions, on fit renforcer la garnison; le bruit courut parmi le peuple que les Français allaient arriver. C'était une rumeur du diable. Le roi de Sardaigne, qui était à Naples, se sauva {Lub 336} sur-le-champ en Sicile. Le secrétaire d'État tremblait de nous voir dans Rome. Il nous répétait sans cesse, pour nous faire peur, qu'il craignait que nous ne fussions assassinés, et qu'il serait prudent à nous de quitter nos uniformes. Nous lui répondions qu'aucune espèce de crainte ne pouvait nous décider à changer de costume, et que, quant aux assassins, nous étions plus méchants qu'eux, que le premier qui nous approcherait était un homme mort. Pour nous effrayer davantage, on fit arrêter avec ostentation le soir, à notre porte, des gens armés {Presse 10/11/54 2} de grands poignards fort bêtes. Nous vîmes bien que tout cela était une comédie, et nous n'en restâmes pas moins à attendre paisiblement la réponse du roi de Naples, que M. de Damas, général en chef, nous disait devoir arriver incessamment. Nous restâmes douze jours à les attendre, et pendant ce temps nous vînmes à bout par notre conduite et nos manières de nous attirer la bienveillance générale. Nous reçûmes et rendîmes la visite de tous les ambassadeurs. Nous fîmes une visite d'après-midi au pape. C'est là que mon grand uniforme et celui de mon camarade, qui est aussi dans les hussards, firent tout leur effet. Le pape, dès que nous entrâmes, se leva de son siège, nous serra les mains, nous fit asseoir à sa droite et à sa gauche. Puis nous eûmes avec lui une {CL 403} conversation très-grave et très-intéressante sur la pluie et le beau temps. Au bout d'un quart d'heure, après qu'il se fut bien informé de nos âges respectables, de nos noms et de nos grades, nous lui présentâmes nos respects: il nous serra la main de nouveau, en nous demandant notre amitié que nous eûmes la bonté de lui accorder, et nous nous séparâmes fort contents les uns des autres. Il était temps, car je commençais à pouffer de rire de nous voir, mon camarade et moi, deux vauriens de hussards, assis majestueusement à la droite et à la gauche du pape. C'eût été un vrai Calvaire s'il y eût eu un bon larron.
* {CL 401; Lub 335} Le père d'Alexandre Dumas.
Le lendemain nous fûmes présentés chez la duchesse Lanti. Il y avait un monde énorme. J'y rencontrai le vieux chevalier de Bernis et le jeune Talleyrand, aide de camp du général Damas. Je renouvelai connaissance avec M. de Bernis, et je me mis à causer avec lui de Paris et du monde entier. Ma liaison avec ces deux personnages fit un grand effet dans l'esprit des Romains et des Romaines, et c'est à cela seulement qu'ils voulurent bien {Lub 337} reconnaître que nous n'étions pas des brigands venus pour mettre le feu aux quatre coins de la ville éternelle.
La manière dont nous nous gobergions leur donna aussi une grande idée de notre mérite. Le général Dupont nous avait donné beaucoup d'argent pour représenter dignement la nation française, et nous nous en acquittâmes le mieux du monde. Nous avions voitures, loges, chevaux, concerts chez nous et dîners fins. On ne nous traitait plus que d'excellences. C'était fort divertissant, et nous avons si bien fait que nous revenons sans un sou. Cette fois nous avons servi la patrie fort commodément, mais nous laissons aux Romains une grande admiration pour notre magnificence, et aux pauvres une grande reconnaissance pour noire libérahté. Ce dernier point est aussi un plaisir de prince, et c'est le plus doux, à coup sûr.
{CL 404} Le secrétaire d'État nous décocha la gracieuseté de nous envoyer le plus savant antiquaire de Rome pour nous montrer toutes les merveilles. J'en ai tant vu que j'en suis hébété. Tous les originaux de nos beaux ouvrages, et puis toutes les vieilles masures devant lesquelles il est de bon ton de se pâmer d'aise. J'avoue qu'elles m'ont fort ennuyé, et qu'en dépit de l'enthousiasme des vieux Romains, je préfère Saint-Pierre de Rome à tous ces amas de vieilles briques. J'ai pourtant vu avec intérêt la grotte de la nymphe Égérie et les débris du pont sur lequel se battit Horalius Coclès, brave officier de hussards dans son temps.
Enfin la nouvelle de la reprise des hostilités vint mettre un terme à nos grandeurs. Nous écrivîmes à M. de Damas que le désir de rejoindre nos drapeaux ne nous permettait pas d'attendre plus longtemps la réponse du roi de Naples, et nous partîmes accompagnés de nos deux surveillants, les deux officiers napolitains, qui ne nous quittèrent qu'à nos avant-postes. M. de Damas, en nous faisant les adieux les plus aimables, nous avait remerciés de la manière dont nous nous étions comportés.
Nous venons d'arriver à Bologne après trois jours et trois nuits de marche, et pendant qu'on attelle nos chevaux, je m'entretiens avec toi . Le général Dupont est de l'autre côté du Pô. Demain je serai près de lui. Maintenant j'espère que nous irons à Venise. Cela dépendra de nos succès. Quant à moi, j'ai la certitude que nous {Lub 338} battrons partout l'ennemi. Notre nom porte avec lui l'épouvante depuis la bataille de Marengo.
On parle cependant vaguement d'un nouvel armistice, et les armées n'ont encore fait aucun mouvement directement hostile.
Ma bonne mère, que je regrette donc que nous n'ayons pas vu Rome ensemble! Tu sais que dans mon enfance c'était notre rêve! A tout ce que je voyais de beau, je pensais {CL 405} à toi, et mon plaisir était diminué par la pensée que tu ne le partageais pas. Adieu, je t'aime et t'embrasse de toute mon âme. On m'appelle pour monter en voiture. Je voudrais toujours causer avec toi, et je vais ne penser qu'à toi de Bologne à Casal-Maggiore.
J'embrasse l'ami Deschartres. Dis-lui que j'ai vu les ruines des maisons d'Horace et de Virgile, et le buste de Cicéron, et que j'ai dit à ces mânes illustres: « Messieurs, je vous ai expliqués avec mon ami Deschartres, et vos œuvres sublimes m'ont valu plus d'un Travaillez donc, vous rêvez! »
Un immense jardin botanique m'a rappelé aussi mon cher précepteur, et si, comme un sot que je suis, je n'y ai rien trouvé d'intéressant en pétales, tiges et étamines, du moins j'y ai trouvé le souvenir de mon ancien et véritable ami. Plante-t-il toujours beaucoup de choux? Je décoiffe ma bonne et je l'embrasse de tout mon cœur.
LETTRE VII e
Asola, 29 frimaire an IX (décembre 1800).
Qu'il y a longtemps, ma bonne mère, que je n'ai eu le plaisir de m'entretenir avec toi! Tu vas me dire: À qui la faute? En vérité, ce n'est pas trop la mienne. Depuis que nous sommes à Asola, nous ne faisons que courir pour reconnaître les postes ennemis. À peine rentrés, nous trouvons une société bruyante et joyeuse dont les rires et les ébats se prolongent bien avant dans la nuit. On se couche excédé de fatigue, et le lendemain on recommence. Tu vas me gronder et me dire que je ferais sagement de me coucher de bonne heure. Mais si tu étais de la trempe d'un soldat, tu saurais que la fatigue engendre l'excitation et {CL 406} que notre métier n'amène le {Lub 339} sang-froid que quand le danger est présent. En toute autre circonstance, nous sommes fous, et nous avons besoin de l'être.
Et puis j'avais à te dire une bonne nouvelle dont je viens seulement d'avoir la certitude. Morin me l'avait annoncée comme très-prochaine, et le général vient de me la confirmer, en me faisant cadeau d'un brevet d'aide de camp, d'un plumet jaune et d'une belle écharpe rouge à franges d'or.
Ainsi me voilà aide de camp du lieutenant général Dupont, et c'est ainsi qu'il faut me qualifier sur l'adresse de tes lettres, pour qu'elles me parviennent plus vite. Le nouveau règlement lui accorde trois aides de camp. Me voilà enfin dans un poste charmant, considéré, estimé, aimé... Oui! aimé d'une bien aimable et bien charmante femme, et il ne me manque pour être parfaitement heureux ici que ta présence... Il est vrai que c'est beaucoup!
Tu sauras donc que, comme la lieutenance Dupont et la division Watrin sont réunies ici, nous formons tous les soirs des réunions dans lesquelles madame Watrin, éclatante de jeunesse et de beauté, brille comme une étoile. Pourtant ce n'est pas elle! Une étoile d'un feu plus doux luit pour moi.
Tu sais qu'à Milan j'ai été amoureux. Tu l'as deviné, parce que je ne te l'ai pas dit. Je croyais parfois être aimé, et puis je voyais ou je croyais voir que je ne l'étais pas. Je cherchais à m'étourdir, je partis, n'y voulant plus songer.
Cette femme charmante est ici, et nous nous parlions peu. Nous nous regardions à peine. J'avais comme du dépit, quoique ce ne soit guère dans ma nature. Elle me montrait de la fierté, quoiqu'elle ait le cœur tendre et passionné. Ce matin, pendant le déjeuner, on entendit tirer au loin le canon. Le général me dit de monter aussitôt à {CL 407} cheval et d'aller voir ce qui se passait. Je me lève, et en deux sauts je dégringole l'escalier et cours à l'écurie. Au moment de monter à cheval je me retourne et vois derrière moi cette chère femme, rouge, embarrassée, et jetant sur moi un long regard exprimant la crainte, l'intérêt, l'amour... J'allais répondre à tout cela en lui sautant au cou, mais au milieu de la cour c'était impossible. Je me bornai à lui serrer tendrement la main en sautant sur mon noble coursier, qui, plein d'ardeur et d'audace, fit trois {Lub 340} caracoles magnifiques en s'élançant sur la route. Je fus bientôt au poste d'où partait le bruit. J'y trouve les Autrichiens repoussés dans une escarmouche qu'ils étaient venus engager avec nous. J'en revins porter la nouvelle au général. Elle était encore là. Ah! comme je fus reçu! et comme le dîner fut riant, aimable! comme elle eut pour moi de délicates attentions!
Ce soir, par un hasard inespéré, je me suis trouvé seul avec elle. Tout le monde, fatigué des courses excessives de la journée, s'était couché. Je n'ai pas tardé à dire combien j'aimais, et elle, fondant en larmes, s'est jetée dans mes bras. Puis elle s'est échappée malgré moi et a couru s'enfermer dans sa chambre. J'ai voulu la suivre. Elle m'a prié, conjuré, ordonné de la laisser seule. Et moi, en amant soumis, j'ai obéi. Comme nous montons à cheval à la pointe du jour pour faire une reconnaissance, je suis resté à m'entretenir avec ma bonne mère des émotions de la journée. Comme ta bonne grande lettre de huit pages est aimable! Quel plaisir elle m'a fait! Qu'il est doux d'être aimé, d'avoir une bonne mère, de bons amis, une belle maîtresse, un peu de gloire, de beaux chevaux et des ennemis à combattre! j'ai de tout cela, et de tout cela, ce qui est le meilleur, c'est ma bonne mère! f
René m'a écrit de la manière la plus affectueuse pour m'engager à venir demeurer chez lui quand je retournerai {CL 408} à Paris. Il est enchanté de tes lettres, et qui ne le serait? Mon Dieu, comme tu es bonne!
Adieu, ma bonne mère, quatre heures viennent de sonner, c'est l'heure à laquelle le général m'a dit de l'éveiller. Je te quitte pour entrer dans sa chambre. Adieu, je t'embrasse mille fois.
J'embrasse le magistrat Deschartres de manière à suffoquer sa mairerie, ainsi que ma bonne.
MAURICE.
Il g y a dans certaines existences un moment où nos facultés de bonheur, de confiance et d'ivresse atteignent leur apogée. Puis, comme si notre âme n'y pouvait plus suffire, le doute et la tristesse étendent sur nous un nuage qui nous enveloppe à jamais; ou bien est-ce la destinée qui s'obscurcit en effet, et sommes-nous condamnés {Lub 341} à descendre lentement la pente que nous avions gravie avec l'audace de la joie?
Pour la première fois, le jeune homme venait de ressentir les atteintes d'une passion durable. Cette femme dont il vient de parler avec un mélange d'enthousiasme et de légèreté, cette gracieuse amourette qu'il croyait peut-être pouvoir oublier, comme il avait oublié la chanoinesse et plusieurs autres, allait s'emparer de toute sa vie et l'entraîner dans une lutte contre lui-même, qui fit le tourment, le bonheur, le désespoir et la grandeur de ses huit dernières années. Dès cet instant, ce cœur naïf et bon, ouvert jusque-là à toutes les impressions extérieures, à une immense bienveillance, à une foi aveugle dans l'avenir, à une ambition qui n'a rien de personnel et qui s'identifie avec la gloire de la patrie; ce cœur, qu'une seule affection presque passionnée, l'amour filial, avait rempli et conservé dans sa précieuse unité, fut partagé, c'est-à-dire déchiré par deux amours {CL 409} presque inconciliables. La mère heureuse et fière, qui ne vivait que de cet amour, fut tourmentée et brisée par une jalousie naturelle au cœur de la femme, et qui fut d'autant plus inquiète et poignante, que l'amour maternel avait été l'unique passion de sa vie. À cette angoisse intérieure qu'elle ne s'avoua jamais, mais qui fut trop certaine, et que toute autre femme eût fait naître en elle, se joignit l'amertume des préjugés froissés, préjugés respectables et sur lesquels je veux m'expliquer avant d'aller plus loin.
Mais d'abord il faut dire que cette femme charmante que le jeune homme avait rêvée à Milan et conquise à Asola, cette française qui avait été en prison au couvent des Anglaises dans le même temps que ma grand'mère, n'était autre que ma mère, Sophie-Victoire-Antoinette Delaborde; je lui donne ces trois noms de baptême, parce que, dans le cours agité de sa vie, elle les porta successivement; et ces trois noms sont eux-mêmes comme un symbole de l'esprit du temps. Dans son enfance, on préféra probablement pour elle le nom d'Antoinette, celui de la reine de France. Durant les conquêtes de l'Empire, le nom de Victoire prévalut naturellement. Depuis son mariage avec elle, mon père l'appela toujours Sophie. Tout est significatif et emblématique (et le plus naturellement du monde) dans les détails en apparence les plus fortuits de la vie humaine.
{Lub 342} Sans doute ma grand'mère eût préféré pour mon père une compagne de son rang; mais elle l'a dit et écrit elle-même, elle ne se fût pas sérieusement affligée pour ce qu'on appelait dans son temps et dans son monde une mésalliance. Elle ne faisait pas de la naissance plus de cas qu'il ne faut, et, quant à la fortune, elle savait s'en passer, et trouver dans son économie et dans ses privations personnelles de quoi remédier aux dépenses qu'entraînèrent les postes plus brillants que lucratifs qu'occupa son fils. Mais elle ne put qu'à grand'peine accepter une belle-fille dont la {CL 410} jeunesse avait été livrée par la force des choses à des hasards effrayants. C'était là le point délicat à trancher; et l'amour, qui est la suprême sagesse et la suprême grandeur d'âme quand il est sincère et profond, le trancha résolûment dans l'âme de mon père. Un jour vint aussi où ma grand'mère se rendit; mais nous n'y sommes point encore, et j'ai à raconter bien des douleurs avant d'en venir à cette époque de mon récit.
{Presse 11/11/54 1} Je ne connais que très-imparfaitement l'histoire de ma mère avant son mariage. Je dirai plus tard comment certaines personnes crurent agir prudemment et dans mon intérêt en me racontant des choses que j'aurais mieux fait d'ignorer, et dont rien ne m'a prouvé l'authenticité. Mais, fussent-elles toutes vraies, un fait subsiste devant Dieu, c'est qu'elle fut aimée de mon père, et qu'elle le mérita apparemment, puisque son deuil, à elle, ne finit qu'avec sa vie.
Mais le principe d'aristocratie a tellement pénétré au fond du cœur humain, que, malgré nos révolutions, il existe encore sous toutes les formes. Il faudra encore bien du temps pour que le principe chrétien de l'égalité morale et sociale domine les lois et l'esprit des sociétés. Le dogme de la rédemption est pourtant le principe du symbole de l'expiation et de la réhabilitation. Nos sociétés reconnaissent ce principe en théorie religieuse, et non en fait; il est trop grand, trop beau pour elles. Et pourtant ce quelque chose de divin qui est au fond de nos âmes nous porte, dans la pratique de la vie individuelle, à violer l'aride précepte de l'aristocratie morale; et notre cœur, plus fraternel, plus égalitaire, plus miséricordieux, partant plus juste et plus chrétien que notre esprit, nous fait aimer souvent des êtres que la société répute indignes et dégradés.
{Lub 343} C'est que nous sentons que cette condamnation est absurde, c'est qu'elle fait horreur à Dieu; d'autant plus que, {CL 411} pour ce qu'on appelle le monde, elle est hypocrite et ne porte en rien sur la question fondamentale du bien et du mal. Le grand révolutionnaire Jésus nous a dit un jour une parole sublime: c'est qu'il y avait plus de joie au ciel pour la recouvrance d'un pécheur que pour la persévérance de cent justes, et le retour de l'enfant prodigue n'est pas un frivole apologue, je pense. Pourtant il y a encore une prétendue aristocratie de vertu, qui, fière de ses priviléges, n'admet pas que les égarements de la jeunesse puissent être rachetés. Une femme née dans l'opulence, élevée avec soin au couvent, sous l'œil de respectables matrones, surveillée comme une plante sous cloche, établie dans le monde avec toutes les conditions de la prudence, du bien-être, du calme, du respect de soi et de la crainte du contrôle des autres, n'a pas grand'peine et peut-être pas grand mérite à mener une vie sage et réglée, à donner de bons exemples, à professer des principes austères. Et encore, je me trompe; car si la nature lui a donné une âme ardente, au milieu d'une société qui n'admet pas la manifestation de ses facultés et de ses passions, elle aura encore beaucoup de peine et de mérite à ne pas froisser cette société. Eh bien, à plus forte raison, l'enfant pauvre et abandonnée, qui vient au monde avec sa beauté pour tout patrimoine, est-elle, pour ainsi dire, innocente de tous les entraînements que subira sa jeunesse, de tous les piéges 2 où tombera son inexpérience. Il semble que la prudente matrone serait placée en ce monde pour lui ouvrir ses bras, la consoler, la purifier et la réconcilier avec elle-même. À quoi sert d'être meilleur et plus pur que les autres, si ce n'est pour rendre la bonté féconde et la vertu contagieuse? Il n'en est point ainsi pourtant! Le monde est là qui défend à la femme estimée de tendre la main à celle qui ne l'est point, et de la faire asseoir à ses côtés: le monde, ce faux arbitre, ce code menteur et impie d'une prétenduedécence et d'une {CL 412} prétendue moralité! Sous peine de perdre sa bonne renommée, il faut que la femme pure détourne ses regards de la pécheresse, et si elle lui tend les bras, le monde, l'aréopage des fausses vertus et des faux devoirs, lui fermera les siens.
Je dis les fausses vertus et les faux devoirs, parce que ce ne sont pas les femmes vraiment pures, ce ne sont pas { Lub 344} les matrones vraiment respectées qui ont exclusivement à statuer sur les mérites de leurs soeurs égarées. Ce n'est pas une réunion de gens de bien qui fait l'opinion. Tout cela est un rêve. L'immense majorité des femmes du monde est une majorité de femmes perdues. Tous le savent, tous l'avouent, et pourtant personne ne blâme et ne soufflette ces femmes impudentes quand elles blâment et soufflettent des femmes moins coupables qu'elles.
Lorsque ma grand'mère vit son fils épouser ma mère, elle fut désespérée; elle eût voulu dissoudre de ses larmes le contrat qui cimentait cette union; mais ce ne fut pas sa raison qui la condamna froidement, ce fut son cœur maternel qui s'effraya des suites. Elle craignit pour son fils les orages et les luttes d'une association si audacieuse, comme elle avait craint pour lui les fatigues et les dangers de la guerre. Elle craignit aussi le blâme qui allait s'attacher à lui de la part d'un certain monde. Elle souffrit dans cet orgueil de moralité qu'une vie exempte de blâme légitimait en elle; mais il ne lui fallut pas beaucoup de temps pour voir qu'une nature privilégiée secoue aisément ses ailes et peut élever son vol dès qu'on lui ouvre l'espace. Elle fut bonne et affectueuse pour la femme de son fils.
Pourtant la jalousie maternelle resta et le calme ne se fit guère. Si cette tendre jalousie fut un crime, à Dieu seul appartient de le condamner, car il échappe à la sévérité des hommes, à celle des femmes surtout.
{CL 413} Depuis Asola, c'est-à-dire depuis la fin de l'année 1800, jusqu'à l'époque de ma naissance en 1804, mon père aussi devait souffrir mortellement du partage de son âme entre une mère chérie et une femme ardemment aimée. C'est en 1804 seulement qu'il trouva plus de calme et de force dans la conscience d'un devoir accompli, lorsqu'il eut épousé cette femme que, bien des fois, il avait essayé de sacrifier à sa mère.
En attendant que je le suive, en le plaignant et en l'admirant, dans ces combats intérieurs, je vais le reprendre à Asola, d'où il écrivait à sa mère la dernière lettre que j'ai rapportée, à la date du 29 frimaire. Cette date marque un des grands événements militaires de l'époque, le passage du Mincio.
M. de Cobentzel était encore à Lunéville, négociant {Lub 345} avec Joseph Bonaparte. Ce fut alors que le premier consul, voulant briser par un coup hardi et décisif les irrésolutions de la cour de Vienne, fit passer l'Inn à l'armée du Rhin, commandée par Moreau, et le Mincio à l'armée d'Italie, commandée par Brune; à peu de jours de distance, ces deux lignes furent emportées. Moreau gagna la bataille de Hohenlinden, et l'armée d'Italie, qui ne manquait pas non plus de bons officiers et de bons soldats, fit reculer les autrichiens et termina ainsi la guerre, en forçant l'ennemi à évacuer la péninsule. Mais si la conduite de l'armée fut héroïque là comme partout, si l'ardeur et l'inspiration individuelles de plusieurs officiers réparèrent les fautes du général en chef, il n'en est pas moins certain que cette opération fut dirigée par Brune d'une manière déplorable. Je ne fais point ici de l'histoire officielle, je renverrai mon lecteur au récit de M. Thiers, historien éminent des événements militaires, et, sous ce rapport, toujours clair, précis, attachant et fidèle. Il servira de caution aux accusations portées par mon père {CL 414} contre le général qui, en cette circonstance, fit plus que des fautes: il commit un crime. Il laissa une partie de son armée abandonnée, sans secours, dans une lutte inégale contre l'ennemi, et son inertie fut l'entêtement cruel de l'amour-propre. Mécontent de l'ardeur qui avait emporté le général Dupont à franchir le fleuve avec dix mille hommes, il empêcha Suchet de lui donner un secours suffisant; et si ce dernier, voyant le corps de Dupont aux prises avec trente mille autrichiens et en grand danger d'être écrasé malgré une défense héroïque, n'eût enfreint les ordres de Brune et envoyé de son chef le reste de la division Gazan au secours de ces braves gens, notre aile droite était perdue. Cette barbarie ou cette ineptie du général en chef coûta la vie à plusieurs milliers d'intrépides soldats et la liberté à mon père. Entraîné par sa bravoure et trop confiant dans son étoile (c'était le prestige du moment, et, sans songer à imiter Bonaparte, chacun se croyait protégé comme lui par la destinée), il fut pris par les autrichiens, accident plus redouté à la guerre que les blessures graves, et presque plus attristant que la mort pour des jeunes gens ivres de gloire et d'activité.
C'était un douloureux réveil après une matinée d'émotions violentes qu'une nuit d'impatience et de transport avait précédée. C'est durant cette veillée que, {Lub 346} livré aux plus ardentes émotions, il avait écrit à sa mère: « qu'il est doux d'être aimé, d'avoir une bonne mère, de braves amis, une belle maîtresse, un peu de gloire, de beaux chevaux et des ennemis à combattre! » Il ne lui avait pourtant pas dit que c'était le jour même, à l'instant même, qu'il allait combattre ces ennemis dont la présence faisait partie de son bonheur. Il cachetait sa lettre, il venait d'y tracer un tendre adieu qui pouvait bien être le dernier, et il lui laissait croire qu'il allait seulement {CL 415} monter à cheval pour faire une reconnaissance. Tout entier à l'amour et à la guerre, bien que brisé par la fatigue de la journée et de toutes les journées précédentes, il n'avait pas seulement songé à dormir une heure. La vie était si pleine et si intense dans ce moment-là pour lui et pour tous! Dans cette même nuit, il avait écrit à son cher neveu René de Villeneuve, et il avait été plus explicite. Cette lettre montre une liberté d'esprit qui charme et qui surprendrait si elle était un fait particulier dans l'histoire de cette époque. Il lui parle assez longuement d'un camée qu'il avait acheté pour lui à Rome, et qu'un ouvrier maladroit a brisé en voulant le monter; mais il lui annonce l'envoi d'autres objets d'art du même genre, que le cardinal Consalvi h s'est chargé d'expédier. « Car il faut que tu saches, lui dit-il, que je suis très-bien avec son éminence et encore mieux avec le pape. » Puis il lui expose sa situation et celle de l'armée. « Il est deux heures du matin. Dans deux heures, nous montons à cheval. Nous avons passé toute la journée à disposer les troupes. Nous avons fait avancer toute notre artillerie sur la ligne, et à la pointe du jour nous allons nous taper. Tu entendras probablement parler de la journée du 29, car l'attaque est générale dans toute l'armée . . . . . . . . . . . . . . .
« On selle déjà les chevaux du général; je les entends dans la cour, et quand j'aurai écrit un dernier mot à ma mère, je vais faire seller les miens. Je te quitte donc, mon bon ami, pour aller me disputer avec MM. les Croates, Valaques, Dalmates, Hongrois et autres, qui nous attendent. Cela va faire un beau sabbat. Nous avons huit pièces de douze en batterie. Que je suis fâché que tu ne sois pas là pour entendre le vacarme que nous allons faire! Cela t'amuserait, j'en suis sûr. i Présente, je te prie, mon respect à madame René et à madame de Courcelles.
{CL 416} « Que je suis sensible, mon aimable ami, à tes offres et projets de réunion! Je les accepte avec bien de l'empressèment, puisque de cette manière je te verrai toute la journée quand je serai à Paris. Cet heureux temps viendra, où nous n'aurons d'autre souci que celui de rire et de vivre ensemble! Je t'aime et t'embrasse bien tendrement. »
Le j lendemain, il était dans les mains de l'ennemi, il quittait le théâtre de la guerre, et laissant derrière lui l'armée victorieuse, ses amis prêts à rentrer en France pour aller embrasser leurs mères {Presse 11/11/54 2} et leurs amis, il partait à pied pour un long et pénible exil. — Cet événement le séparait aussi de la femme aimée, et il plongea ma pauvre grand'mère dans un désespoir affreux. Il eut des suites sur toute la vie de ce jeune homme, qui, depuis 94, avait oublié ce que c'est que la souffrance, l'isolement, la contrainte et la réflexion. Peut-être une révolution décisive s'opéra-t-elle en lui. À partir de cette époque, il fut, sinon moins gai extérieurement, du moins plus défiant et plus sérieux au fond de son âme. Il eût oublié Victoire dans le tumulte et l'enivrement de la guerre. Il retrouva son image fatalement liée à toutes ses pensées, dans les durs loisirs intellectuels de l'exil et de la captivité. Rien ne prédispose à une grande passion comme une grande souffrance.
LETTRE VIII k
Padoue, 15 nivôse an IX (janvier).
Ne sois point inquiète, ma bonne mère, j'avais prié Morin de l'écrire. Ainsi tu sais sûrement déjà que je suis prisonnier. Je suis maintenant à Padoue et en route pour {CL 417} Gratz. J'espère être bientôt échangé, le général Dupont m'ayant fait redemander à M. de Bellegarde le matin même où j'ai été pris. Je ne puis t'en dire davantage maintenant; mais j'espère que bientôt je t'annoncerai mon retour. Adieu, je t'embrasse de toute mon âme. J'embrasse aussi père Deschartres et ma bonne.
Ce peu de mots était destiné à rassurer la pauvre mère. La captivité fut plus longue et plus dure que cette lettre {Lub 348} ne l'annonçait. Pendant les deux mois qui s'écoulèrent sans qu'elle reçût aucune nouvelle de lui, ma grand'mère fut en proie à une de ces douleurs mornes que les hommes ne connaissent point et auxquelles ils ne pourraient survivre. L'organisation de la femme sous ce rapport est un prodige. On ne comprend pas une telle intensité de souffrance avec tant de force pour y résister. La pauvre mère n'eut pas un instant de sommeil et ne vécut que d'eau froide. La vue des aliments qu'on lui présentait lui arrachait des sanglots et presque des cris de désespoir. « Mon fils meurt de faim! disait-elle, il expire peut-être en ce moment, et vous voulez que je puisse manger! » Elle ne voulait plus se coucher. « Mon fils couche par terre, disait-elle; on ne lui donne peut-être pas une poignée de paille pour se coucher. Il a peut-être été pris blessé*. Il n'a pas un morceau de linge pour couvrir ses plaies. » La vue de sa chambre, de son fauteuil, de son feu, de tout le bien-être de sa vie, tout réveillait en elle les plus amères comparaisons. Son imagination lui exagérait les privations et les souffrances que son cher enfant pouvait endurer. Elle le voyait lié dans un cachot, elle le voyait frappé par des mains sacriléges, tombant de lassitude et d'épuisement au {CL 418} bord des chemins, et forcé de se relever et de se traîner sous le bâton du caporal autrichien. Le pauvre Deschartres s'efforçait vainement de la distraire. Outre qu'il n'y entendait rien et que personne n'était plus alarmiste par tempérament, il était si triste lui-même que c'était pitié de les voir remuer des cartes le soir sur une table à jeu, sans savoir ce qu'ils faisaient et sans savoir lequel des deux avait gagné ou perdu la partie.
[{CL 418}] * Elle ne se trompait pas, mais elle ne le sut jamais.
Enfin, vers la fin de ventôse, Saint-Jean arriva au pas de course. Ce fut peut-être la seule fois de sa vie qu'il oublia d'entrer au cabaret en sortant de la poste. Ce fut peut-être aussi la seule fois qu'à l'aide de son éperon d'argent il mit au galop ce paisible cheval blanc qui a vécu presque aussi longtemps que lui. Au bruit inusité de sa démarche triomphante, ma grand'mère tressaillit, courut à sa rencontre et reçut la lettre suivante:
{Lub 349} LETTRE IX l
Conegliano, le 6 ventôse an IX (février 1801).
Enfin je suis hors de leurs mains! je respire. Ce jour est pour moi celui du bonheur et de la liberté! J'ai l'espoir certain de te revoir, de t'embrasser dans peu, et tout ce que j'ai souffert est oublié. Dès ce moment tous mes soins, toutes mes démarches vont tendre à te rejoindre. Le détail de toutes mes infortunes serait trop long. Je te dirai seulement qu'après être resté deux mois dans leurs mains, marchant toujours dans les déserts de la Carinthie et de la Carniole, nous avons été menés jusqu'aux confins de la Bosnie et de la Croatie; nous allions entrer dans la basse Hongrie, lorsque, par l'événement le plus heureux, on nous a fait retourner sur nos pas, et, pris un des {CL 419} derniers, j'ai été rendu un des premiers. Je suis maintenant au second poste français, où j'ai trouvé un lit, meuble dont je ne me suis point servi depuis environ irois mois, car j'étais resté un mois, avant d'être pris, sans me déshabiller pour dormir, et depuis ma prise jusqu'à ce jour, je n'ai eu d'autre lit que de la paille. En revenant à l'armée, j'espérais retrouver le général Dupont et mes camarades; mais j'apprends qu'il est rappelé pour avoir par son intrépide passage du Mincio, excité la jalousie d'un homme dont on ne tardera pas à reconnaître l'incapacité. m À son défaut, je comptais sur le général Watrin, un de ses généraux de division et son ami, qui m'a témoigné en toute circonstance la plus grande bonté; j'apprends aussi qu'il est parti pour Ancône, dont je me trouve à plus de cent lieues, car je suis maintenant derrière Trévise. Le n général Dupont ayant emmené, à ce que je présume, mes chevaux et mes bagages, il ne me resta plus qu'à m'adresser au général Meunier, qui est aussi un de ses généraux divisionnaires. Je ne doute pas qu'il ne me donne les moyens de retourner près de toi, et je vais me diriger vers Bologne, où il est maintenant. Je ne puis plus servir jusqu'à mon échange, je suis rendu sur ma parole.
J'éprouve une joie d'être libre, de pouvoir retourner près de toi sans qu'on puisse me faire de reproches! Je {Lub 350} suis dans le ravissement, et pourtant j'ai pris comme une habitude de tristesse qui m'empêche encore de comprendre tout mon bonheur. Je vais demain à Trévise, où les nouveaux renseignements que je prendrai décideront de ma route. Adieu, ma bonne mère, plus d'inquiétudes, plus de chagrin. Je t'embrasse, et n'aspire qu'au moment de te revoir. J'embrasse l'ami Deschartres et ma bonne. Ce pauvre Deschartres, qu'il y a longtemps que je ne l'ai vu!
{CL 420} LETTRE X o
Paris, 25 germinal an IX (avril 1801).
Après bien des ennuis et des affaires qui m'ont retenu à Ferrare et à Milan, où j'ai retrouvé le général Watrin, un de nos meilleurs amis de l'aile droite, et qui m'a fait toucher, non sans peine, mes appointements arriérés, je me suis mis en route avec Georges La Fayette. Nous avons versé quatre fois, et cependant, en dépit des mauvais chemins, des mauvais chevaux, des mauvaises voitures et des brigands*, nous sommes arrivés à Paris sains et saufs hier matin. J'ai vu déjà mes neveux, mon oncle, mon général, et j'ai été reçu de tous avec la plus vive effusion. Mais ma joie n'était pas pure, tu manquais à mon bonheur. En passant dans la rue Ville-l'Évêque, je regardai tristement notre maison, où tu n'étais plus, et mon cœur fut bien serré. Je crois rêver de me voir rendu à ma patrie, à ma mère, à mes amis; je suis triste quoique heureux! Pourquoi triste? Je n'en sais rien! Il y a des émotions qu'on ne peut pas définir. C'est sans doute l'impatience de te voir.
* C'était le temps où les routes de la France étaient infestées de coupe-jarrets de toute espèce, chautreurs, chouans, déserteurs, rebut de tous les partis, mais plus particulièrement du parti royaliste.
Je fus voir le général Dupont le matin même de mon arrivée. Il n'y était pas, j'y retournai à cinq heures, je le trouvai à table avec plusieurs autres généraux. En me voyant entrer, il se leva pour m'embrasser. Nous nous sommes serrés mutuellement avec la plus vive affection et des larmes de joie dans les yeux. Morin était {Lub 351} fou de plaisir. Pendant le dîner, le général s'est plu à citer plusieurs traits {CL 421} honorables pour moi et à faire mon éloge. En rentrant au salon, nous nous sommes encore embrassés. Après tant de périls et de travaux, cette réception amicale était pour moi bien douce, j'étais suffoqué d'attendrissement. Il existe une union réelle parmi des compagnons d'armes. On a mille fois bravé la mort ensemble, on a vu couler leur sang, on est aussi sûr de leur courage que de leur amitié. Ce sont véritablement des frères, et la gloire est notre mère. Il en est une plus tendre, plus sensible, et que j'aime encore mieux . C'est vers elle que se portent tous mes vœux, c'est à elle que je pense quand mon général et mes amis me disent qu'ils sont contents et fiers de moi.
Je voulais t'aller embrasser tout de suite, mais Beaumont me dit que tu vas venir, et Pernon t'a trouvé un autre logement rue Ville-l'Évêque. Pons dit que l'état de tes finances te permet d'arriver. Arrive donc vite, bonne mère, ou je cours te chercher. Le général Dupont veut pourtant me retenir pour me présenter à toutes nos grandeurs; je ne sais à qui entendre. Si tu pouvais venir de suite, affaires et bonheur iraient de compagnie: réponds-moi donc aussitôt, ou je pars. Qu'il est doux, le moment où l'on retrouve tout ce qui vous est cher, sa mère, sa patrie, ses amis! Tu ne saurais croire comme j'aime ma patrie. Comme on sent le prix de la liberté quand on l'a perdue, on sent de même l'amour de la patrie quand on en a été éloigné. Tous ces gens de Paris n'entendent rien à un tel langage. Ils ne connaissent que l'amour de la vie et de l'argent. Moi, je ne connais le prix de la vie qu'à cause de toi. J'ai vu déjà tant de gens tomber à mes côtés sans presque s'en apercevoir p, que je regarde ce changement de la vie à la mort comme très-peu de chose en soi-même. Enfin, je l'ai conservée malgré le peu de soin que j'en ai pris, cette vie que je veux te consacrer entièrement quand j'aurai encore donné quelques années au service de la France.
{CL 422} Je vais voir le logement que Pernon t'a trouvé, et le faire préparer pour ton arrivée. Je ne pense qu'à cela; je t'embrasse de toute mon âme.
{Lub 352} LETTRE XI q
(Sans date ni indication de lieu)
À MADAME *** r
Ah! que je suis heureux et malheureux en même temps! Je ne sais que faire et que dire. Ma chère Victoire, je sais que je t'aime passionnément, et voilà tout. Mais je vois que tu es dans une position brillante, et moi, je ne suis qu'un pauvre petit officier qu'un boulet peut emporter avant que j'aie fait fortune à la guerre. Ma mère, ruinée par la Révolution, a bien de la peine à m'enlretenir, et dans ce moment, sortant des mains de l'ennemi, dépouillé, ayant à peine de quoi me vêtir, j'ai la figure d'un homme qui meurt de faim plus que celle d'un fils de famille. Tu m'as aimé pourtant ainsi, ma chère et charmante amie, et tu as mis avec un rare dévouement ta bourse à ma disposition. Qu'as-tu fait? qu'ai-je fait moi-même en acceptant ce secours? s Malgré la certitude que j'ai de m'acquitter dans bien peu de temps, je souffre affreusement de cette situation où tu m'as mis en me trompant. Ce n'est pas un reproche, Victoire, non, ce n'en est pas un, et ce n'en sera jamais! Mais si j'avais su que tu n'étais pas mariée, que tout ce luxe ne t'appartenait pas... Je me trompe, je ne sais ce que je dis, il t'appartient , puisque l'amour te l'a donné: mais quand je songe aux idées qui pourraient lui venir à lui... Il ne les aurait pas longtemps, je le tuerais! Enfin, je suis fou, je t'aime et je suis au désespoir. Tu es libre, tu peux le quitter quand tu voudras, tu n'es pas {CL 423} heureuse avec lui, c'est t moi que tu aimes, et tu veux me suivre, tu veux perdre une positiou assurée et fortunée pour partager les hasards de ma mince fortune. Oui, je sais que tu es l'être le plus fier, le plus indépendant, le plus désintéressé. Je sais en outre que tu es une femme adorable et que je t'adore! Mais je ne puis me résoudre à rien. Je ne puis accepter un si grand sacrifice, je ne pourrais peut-être jamais t'en dédommager. Et puis, ma mère! ma mère m'appelle, et moi je brûle de la rejoindre, en même temps que l'idée de te perdre me fait tourner la tête! Allons, il faut cependant u prendre un parti, et voici ce que je te demande: c'est de ne rien {Lub 353} décider encore, c'est de ne pas brusquer les choses de manière à ne pouvoir plus s'en dédire. Je vais passer un certain temps auprès de ma mère, et t'envoyer immédiatement ce que tu m'as prêté. Ne te fâches pas, c'est la première dette que je veux payer. Si tu persistes dans ta résolution, nous nous retrouverons à Paris, Mais jusque-là réfléchis bien, et surtout ne me consulte pas. Adieu, je t'aime éperdument, et je suis si triste que je regrette presque le temps où je pensais à toi sans espoir dans les déserts de la Croatie.
LETTRE XII v
Paris, 3 floréal an IX (avril 1801).
À MADAME DUPIN, À NOHANT
Je pars lundi. Je vais donc enfin te revoir, ma bonne chère mère, te serrer dans mes bras! Je suis au comble de la joie. Toutes ces lettres, toutes ces réponses sont d'une lenteur insupportable. Je me repens de les avoir attendues et d'avoir reculé le plus doux moment de ma vie. Paris {CL 424} m'ennuie déjà. C'est singulier, depuis quelque temps je ne me trouve bien nulle part; je vais goûter à Nohant, près de toi, le calme dont j'ai besoin. Mes camarades Merlin, Morin et Decouchy sont en route. Nous allons laisser notre général seul. On ne dit encore rien de certain sur les expéditions; j'espère pourtant que lorsqu'on se sera décidé à quelque chose, on n'oubliera pas les lauriers du Mincio. C'est sur ces lauriers sanglants que nous avons déposé nos armes. Faudra-t-il donc que tant de braves officiers et de généreux soldats sacrifiés là pour conquérir la paix sortent de la tombe pour crier honte et vengeance contre de lâches calomniateurs? Tu n'as pas d'idée de ce qui se dit autour du général en chef* pour pallier l'horrible indifférence avec laquelle il a laissé assassiner nos braves. Quelqu'un chez lui, par sa permission ou par son ordre, a osé dire, entre autres choses, que je m'étais fait prendre pour donner à l'ennemi le plan et la marche de l'armée. Le général Dupont et mes camarades, {Lub 354} qui se trouvaient là , ont heureusement relevé ces pieds plats de la belle manière. x
* Le général Brune.
N'impute pas tous ces retards à un refroidissement de mon amour pour toi. ma bonne mère, ce serait bien injuste! mais songe que j'avais des affaires impossibles à remettre, des dettes à payer de tous les côtés. Dépouillé de vingt-six louis que j'avais, par messieurs les Autrichiens, rendu sans un sou, sans un vêtement, après avoir fait trois cents lieues à pied, tu penses bien qu'il m'a fallu emprunter à mes amis, à mes camarades pour me rhabiller et revenir en France. Dieu merci, tout est payé; mais j'ai eu du malheur dans ces derniers temps, moi à qui tout réussissait. Il y a eu dans celte campagne des aides de camp qui ont eu jusqu'à trois cents louis de gratification, et moi, qui suis revenu après les partages, je n'ai rien eu que des {CL 425} dettes à payer; j'ai subi tous les malheurs de la guerre. Et pourtant tu verras que je ne t'ai pas ruinée et que j'ai dépensé aussi peu que possible.
Adieu y, ma bonne mère, je vais plier bagage et arriver... toujours trop tard au gré de mon impatience. Je t'embrasse de toute mon âme. Que je vais être content de revoir père Deschartres et ma bonne!
MAURICE. 3