GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-L�vy 1876

{[Presse 6/11/54 2]; LP T.? ?; CL T.1 [389]; Lub T.1 [323]} DEUXIÈME PARTIE
Mes premi�res ann�es
1800-1810 a

{CL T.1 [400]; Lub 334} II b

Rome. — Entrevue avec le pape. — Tentative simul�e d'assassinat. — Monsignor Consalvi. — Asola. — Premi�re passion. — La veille de la bataille. — Passage du Mincio. — Maurice prisonnier. — D�livrance. — Lettre d'amour. — Rivalit�s et ressentiments entre Brune et Dupont. — D�part pour Nohant.



LETTRE V c

Rome, le 2 frimaire an IX (novembre 1800).

Deux jours apr�s ma derni�re lettre (que je l'�crivis � notre second retour � Florence), le g�n�ral Dupont m'envoya � Rome porter des d�p�ches au pape et au commandant en chef des troupes napolitaines. Je partis avec un de nos camarades nomm� Charles His, Parisien, homme d'esprit et ami du g�n�ral Dupont. Nous arriv�mes � Rome apr�s trente-six heures de marche. Malgr� toutes les peurs qu'on avait voulu nous faire de la fureur du peuple contre le nom fran�ais, nous ne trouv�mes qu'un extr�me �tonnement de voir deux Fran�ais arriver seuls et en uniforme au milieu d'une nation hostile. Notre entr�e dans la ville �ternelle fut tr�s-comique. Tout le peuple nous suivait en foule, et si nous eussions voulu, durant notre s�jour, nous montrer pour de l'argent, nous eussions fait fortune. La curiosit� �tait telle, que tout le monde courait apr�s nous dans les rues. Nous nous sommes convaincus que les Romains sont les meilleures gens du monde, et que les exactions commises par certains dilapidateurs nous avaient {CL 401} seules attir� leur inimiti�. Nous n'avons qu'� nous louer de leurs proc�d�s envers nous.

{Lub 335} Le saint p�re nous a re�us avec les marques les moins �quivoques d'amiti� et de consid�ration, et nous repartons ce matin pour l'arm�e extr�mement satisfaits de notre voyage. Nous avons vu tout ce qu'il est possible d'admirer, tant en antiques qu'en modernes. Comme j'ai un grand go�t pour les escalades, je me suis amus� � grimper en dehors de la boule de la coupole de Saint-Pierre. Quand j'ai �t� redescendu, on m'a dit que presque tous les Anglais qui venaient � Rome en faisaient autant, ce qui n'a pas laiss� de me convaincre de la sagesse de mon entreprise.

Adieu, ma bonne m�re, on m'appelle pour monter en voiture. Adieu, Rome! Je t'embrasse de toute mon �me.

LETTRE VIVA

Bologne, le 5 frimaire an IX (novembre 1800).

Tu as d� voir, ma bonne m�re, au style prudent de ma derni�re lettre, que je t'�crivais avec la certitude d'�tre lu une demi-heure apr�s par le secr�taire d'État, monsignor Consalvi, qui, avec un petit air de confiance et d'amiti�, ne laissait pas de nous espionner de tout son pouvoir. Nous n'�tions pourtant all�s � Rome que pour porter deux lettres: l'une au pape, pour lui demander la mise en libert� des personnes d�tenues pour opinions politiques, et l'autre au commandant en chef des forces napolitaines, pour qu'il notifi�t � son gouvernement que nous redemandions le g�n�ral Dumas* et M. Dolomieu, et que, dans le {CL 402} cas d'un refus, les ba�onnettes fran�aises �taient toutes pr�tes � faire leur office. Quoique nous ne fussions absolument que des porteurs de d�p�ches, on nous crut envoy�s pour exciter une insurrection et armer les jacobins. Dans cette belle persuasion, on nous campa sur le dos deux officiers napolitains qui, sous pr�texte de nous faire respecter, ne nous quittaient non plus que nos ombres. On nous entoura de pi�ges et d'espions, on fit renforcer la garnison; le bruit courut parmi le peuple que les Fran�ais allaient arriver. C'�tait une rumeur du diable. Le roi de Sardaigne, qui �tait � Naples, se sauva {Lub 336} sur-le-champ en Sicile. Le secr�taire d'État tremblait de nous voir dans Rome. Il nous r�p�tait sans cesse, pour nous faire peur, qu'il craignait que nous ne fussions assassin�s, et qu'il serait prudent � nous de quitter nos uniformes. Nous lui r�pondions qu'aucune esp�ce de crainte ne pouvait nous d�cider � changer de costume, et que, quant aux assassins, nous �tions plus m�chants qu'eux, que le premier qui nous approcherait �tait un homme mort. Pour nous effrayer davantage, on fit arr�ter avec ostentation le soir, � notre porte, des gens arm�s {Presse 10/11/54 2} de grands poignards fort b�tes. Nous v�mes bien que tout cela �tait une com�die, et nous n'en rest�mes pas moins � attendre paisiblement la r�ponse du roi de Naples, que M. de Damas, g�n�ral en chef, nous disait devoir arriver incessamment. Nous rest�mes douze jours � les attendre, et pendant ce temps nous v�nmes � bout par notre conduite et nos mani�res de nous attirer la bienveillance g�n�rale. Nous re��mes et rend�mes la visite de tous les ambassadeurs. Nous f�mes une visite d'apr�s-midi au pape. C'est l� que mon grand uniforme et celui de mon camarade, qui est aussi dans les hussards, firent tout leur effet. Le pape, d�s que nous entr�mes, se leva de son si�ge, nous serra les mains, nous fit asseoir � sa droite et � sa gauche. Puis nous e�mes avec lui une {CL 403} conversation tr�s-grave et tr�s-int�ressante sur la pluie et le beau temps. Au bout d'un quart d'heure, apr�s qu'il se fut bien inform� de nos �ges respectables, de nos noms et de nos grades, nous lui pr�sent�mes nos respects: il nous serra la main de nouveau, en nous demandant notre amiti� que nous e�mes la bont� de lui accorder, et nous nous s�par�mes fort contents les uns des autres. Il �tait temps, car je commen�ais � pouffer de rire de nous voir, mon camarade et moi, deux vauriens de hussards, assis majestueusement � la droite et � la gauche du pape. C'e�t �t� un vrai Calvaire s'il y e�t eu un bon larron.

* {CL 401; Lub 335} Le p�re d'Alexandre Dumas.

Le lendemain nous f�mes pr�sent�s chez la duchesse Lanti. Il y avait un monde �norme. J'y rencontrai le vieux chevalier de Bernis et le jeune Talleyrand, aide de camp du g�n�ral Damas. Je renouvelai connaissance avec M. de Bernis, et je me mis � causer avec lui de Paris et du monde entier. Ma liaison avec ces deux personnages fit un grand effet dans l'esprit des Romains et des Romaines, et c'est � cela seulement qu'ils voulurent bien {Lub 337} reconna�tre que nous n'�tions pas des brigands venus pour mettre le feu aux quatre coins de la ville �ternelle.

La mani�re dont nous nous gobergions leur donna aussi une grande id�e de notre m�rite. Le g�n�ral Dupont nous avait donn� beaucoup d'argent pour repr�senter dignement la nation fran�aise, et nous nous en acquitt�mes le mieux du monde. Nous avions voitures, loges, chevaux, concerts chez nous et d�ners fins. On ne nous traitait plus que d'excellences. C'�tait fort divertissant, et nous avons si bien fait que nous revenons sans un sou. Cette fois nous avons servi la patrie fort commod�ment, mais nous laissons aux Romains une grande admiration pour notre magnificence, et aux pauvres une grande reconnaissance pour noire lib�raht�. Ce dernier point est aussi un plaisir de prince, et c'est le plus doux, � coup s�r.

{CL 404} Le secr�taire d'État nous d�cocha la gracieuset� de nous envoyer le plus savant antiquaire de Rome pour nous montrer toutes les merveilles. J'en ai tant vu que j'en suis h�b�t�. Tous les originaux de nos beaux ouvrages, et puis toutes les vieilles masures devant lesquelles il est de bon ton de se p�mer d'aise. J'avoue qu'elles m'ont fort ennuy�, et qu'en d�pit de l'enthousiasme des vieux Romains, je pr�f�re Saint-Pierre de Rome � tous ces amas de vieilles briques. J'ai pourtant vu avec int�r�t la grotte de la nymphe Ég�rie et les d�bris du pont sur lequel se battit Horalius Cocl�s, brave officier de hussards dans son temps.

Enfin la nouvelle de la reprise des hostilit�s vint mettre un terme � nos grandeurs. Nous �criv�mes � M. de Damas que le d�sir de rejoindre nos drapeaux ne nous permettait pas d'attendre plus longtemps la r�ponse du roi de Naples, et nous part�mes accompagn�s de nos deux surveillants, les deux officiers napolitains, qui ne nous quitt�rent qu'� nos avant-postes. M. de Damas, en nous faisant les adieux les plus aimables, nous avait remerci�s de la mani�re dont nous nous �tions comport�s.

Nous venons d'arriver � Bologne apr�s trois jours et trois nuits de marche, et pendant qu'on attelle nos chevaux, je m'entretiens avec toi . Le g�n�ral Dupont est de l'autre c�t� du P�. Demain je serai pr�s de lui. Maintenant j'esp�re que nous irons � Venise. Cela d�pendra de nos succ�s. Quant � moi, j'ai la certitude que nous {Lub 338} battrons partout l'ennemi. Notre nom porte avec lui l'�pouvante depuis la bataille de Marengo.

On parle cependant vaguement d'un nouvel armistice, et les arm�es n'ont encore fait aucun mouvement directement hostile.

Ma bonne m�re, que je regrette donc que nous n'ayons pas vu Rome ensemble! Tu sais que dans mon enfance c'�tait notre r�ve! A tout ce que je voyais de beau, je pensais {CL 405} � toi, et mon plaisir �tait diminu� par la pens�e que tu ne le partageais pas. Adieu, je t'aime et t'embrasse de toute mon �me. On m'appelle pour monter en voiture. Je voudrais toujours causer avec toi, et je vais ne penser qu'� toi de Bologne � Casal-Maggiore.

J'embrasse l'ami Deschartres. Dis-lui que j'ai vu les ruines des maisons d'Horace et de Virgile, et le buste de Cic�ron, et que j'ai dit � ces m�nes illustres: « Messieurs, je vous ai expliqu�s avec mon ami Deschartres, et vos œuvres sublimes m'ont valu plus d'un Travaillez donc, vous r�vez! »

Un immense jardin botanique m'a rappel� aussi mon cher pr�cepteur, et si, comme un sot que je suis, je n'y ai rien trouv� d'int�ressant en p�tales, tiges et �tamines, du moins j'y ai trouv� le souvenir de mon ancien et v�ritable ami. Plante-t-il toujours beaucoup de choux? Je d�coiffe ma bonne et je l'embrasse de tout mon cœur.

LETTRE VII e

Asola, 29 frimaire an IX (d�cembre 1800).

Qu'il y a longtemps, ma bonne m�re, que je n'ai eu le plaisir de m'entretenir avec toi! Tu vas me dire: À qui la faute? En v�rit�, ce n'est pas trop la mienne. Depuis que nous sommes � Asola, nous ne faisons que courir pour reconna�tre les postes ennemis. À peine rentr�s, nous trouvons une soci�t� bruyante et joyeuse dont les rires et les �bats se prolongent bien avant dans la nuit. On se couche exc�d� de fatigue, et le lendemain on recommence. Tu vas me gronder et me dire que je ferais sagement de me coucher de bonne heure. Mais si tu �tais de la trempe d'un soldat, tu saurais que la fatigue engendre l'excitation et {CL 406} que notre m�tier n'am�ne le {Lub 339} sang-froid que quand le danger est pr�sent. En toute autre circonstance, nous sommes fous, et nous avons besoin de l'�tre.

Et puis j'avais � te dire une bonne nouvelle dont je viens seulement d'avoir la certitude. Morin me l'avait annonc�e comme tr�s-prochaine, et le g�n�ral vient de me la confirmer, en me faisant cadeau d'un brevet d'aide de camp, d'un plumet jaune et d'une belle �charpe rouge � franges d'or.

Ainsi me voil� aide de camp du lieutenant g�n�ral Dupont, et c'est ainsi qu'il faut me qualifier sur l'adresse de tes lettres, pour qu'elles me parviennent plus vite. Le nouveau r�glement lui accorde trois aides de camp. Me voil� enfin dans un poste charmant, consid�r�, estim�, aim�... Oui! aim� d'une bien aimable et bien charmante femme, et il ne me manque pour �tre parfaitement heureux ici que ta pr�sence... Il est vrai que c'est beaucoup!

Tu sauras donc que, comme la lieutenance Dupont et la division Watrin sont r�unies ici, nous formons tous les soirs des r�unions dans lesquelles madame Watrin, �clatante de jeunesse et de beaut�, brille comme une �toile. Pourtant ce n'est pas elle! Une �toile d'un feu plus doux luit pour moi.

Tu sais qu'� Milan j'ai �t� amoureux. Tu l'as devin�, parce que je ne te l'ai pas dit. Je croyais parfois �tre aim�, et puis je voyais ou je croyais voir que je ne l'�tais pas. Je cherchais � m'�tourdir, je partis, n'y voulant plus songer.

Cette femme charmante est ici, et nous nous parlions peu. Nous nous regardions � peine. J'avais comme du d�pit, quoique ce ne soit gu�re dans ma nature. Elle me montrait de la fiert�, quoiqu'elle ait le cœur tendre et passionn�. Ce matin, pendant le d�jeuner, on entendit tirer au loin le canon. Le g�n�ral me dit de monter aussit�t � {CL 407} cheval et d'aller voir ce qui se passait. Je me l�ve, et en deux sauts je d�gringole l'escalier et cours � l'�curie. Au moment de monter � cheval je me retourne et vois derri�re moi cette ch�re femme, rouge, embarrass�e, et jetant sur moi un long regard exprimant la crainte, l'int�r�t, l'amour... J'allais r�pondre � tout cela en lui sautant au cou, mais au milieu de la cour c'�tait impossible. Je me bornai � lui serrer tendrement la main en sautant sur mon noble coursier, qui, plein d'ardeur et d'audace, fit trois {Lub 340} caracoles magnifiques en s'�lan�ant sur la route. Je fus bient�t au poste d'o� partait le bruit. J'y trouve les Autrichiens repouss�s dans une escarmouche qu'ils �taient venus engager avec nous. J'en revins porter la nouvelle au g�n�ral. Elle �tait encore l�. Ah! comme je fus re�u! et comme le d�ner fut riant, aimable! comme elle eut pour moi de d�licates attentions!

Ce soir, par un hasard inesp�r�, je me suis trouv� seul avec elle. Tout le monde, fatigu� des courses excessives de la journ�e, s'�tait couch�. Je n'ai pas tard� � dire combien j'aimais, et elle, fondant en larmes, s'est jet�e dans mes bras. Puis elle s'est �chapp�e malgr� moi et a couru s'enfermer dans sa chambre. J'ai voulu la suivre. Elle m'a pri�, conjur�, ordonn� de la laisser seule. Et moi, en amant soumis, j'ai ob�i. Comme nous montons � cheval � la pointe du jour pour faire une reconnaissance, je suis rest� � m'entretenir avec ma bonne m�re des �motions de la journ�e. Comme ta bonne grande lettre de huit pages est aimable! Quel plaisir elle m'a fait! Qu'il est doux d'�tre aim�, d'avoir une bonne m�re, de bons amis, une belle ma�tresse, un peu de gloire, de beaux chevaux et des ennemis � combattre! j'ai de tout cela, et de tout cela, ce qui est le meilleur, c'est ma bonne m�re! f

Ren� m'a �crit de la mani�re la plus affectueuse pour m'engager � venir demeurer chez lui quand je retournerai {CL 408} � Paris. Il est enchant� de tes lettres, et qui ne le serait? Mon Dieu, comme tu es bonne!

Adieu, ma bonne m�re, quatre heures viennent de sonner, c'est l'heure � laquelle le g�n�ral m'a dit de l'�veiller. Je te quitte pour entrer dans sa chambre. Adieu, je t'embrasse mille fois.

J'embrasse le magistrat Deschartres de mani�re � suffoquer sa mairerie, ainsi que ma bonne.

MAURICE.

Il g y a dans certaines existences un moment o� nos facult�s de bonheur, de confiance et d'ivresse atteignent leur apog�e. Puis, comme si notre �me n'y pouvait plus suffire, le doute et la tristesse �tendent sur nous un nuage qui nous enveloppe � jamais; ou bien est-ce la destin�e qui s'obscurcit en effet, et sommes-nous condamn�s {Lub 341} � descendre lentement la pente que nous avions gravie avec l'audace de la joie?

Pour la premi�re fois, le jeune homme venait de ressentir les atteintes d'une passion durable. Cette femme dont il vient de parler avec un m�lange d'enthousiasme et de l�g�ret�, cette gracieuse amourette qu'il croyait peut-�tre pouvoir oublier, comme il avait oubli� la chanoinesse et plusieurs autres, allait s'emparer de toute sa vie et l'entra�ner dans une lutte contre lui-m�me, qui fit le tourment, le bonheur, le d�sespoir et la grandeur de ses huit derni�res ann�es. D�s cet instant, ce cœur na�f et bon, ouvert jusque-l� � toutes les impressions ext�rieures, � une immense bienveillance, � une foi aveugle dans l'avenir, � une ambition qui n'a rien de personnel et qui s'identifie avec la gloire de la patrie; ce cœur, qu'une seule affection presque passionn�e, l'amour filial, avait rempli et conserv� dans sa pr�cieuse unit�, fut partag�, c'est-�-dire d�chir� par deux amours {CL 409} presque inconciliables. La m�re heureuse et fi�re, qui ne vivait que de cet amour, fut tourment�e et bris�e par une jalousie naturelle au cœur de la femme, et qui fut d'autant plus inqui�te et poignante, que l'amour maternel avait �t� l'unique passion de sa vie. À cette angoisse int�rieure qu'elle ne s'avoua jamais, mais qui fut trop certaine, et que toute autre femme e�t fait na�tre en elle, se joignit l'amertume des pr�jug�s froiss�s, pr�jug�s respectables et sur lesquels je veux m'expliquer avant d'aller plus loin.

Mais d'abord il faut dire que cette femme charmante que le jeune homme avait r�v�e � Milan et conquise � Asola, cette fran�aise qui avait �t� en prison au couvent des Anglaises dans le m�me temps que ma grand'm�re, n'�tait autre que ma m�re, Sophie-Victoire-Antoinette Delaborde; je lui donne ces trois noms de bapt�me, parce que, dans le cours agit� de sa vie, elle les porta successivement; et ces trois noms sont eux-m�mes comme un symbole de l'esprit du temps. Dans son enfance, on pr�f�ra probablement pour elle le nom d'Antoinette, celui de la reine de France. Durant les conqu�tes de l'Empire, le nom de Victoire pr�valut naturellement. Depuis son mariage avec elle, mon p�re l'appela toujours Sophie. Tout est significatif et embl�matique (et le plus naturellement du monde) dans les d�tails en apparence les plus fortuits de la vie humaine.

{Lub 342} Sans doute ma grand'm�re e�t pr�f�r� pour mon p�re une compagne de son rang; mais elle l'a dit et �crit elle-m�me, elle ne se f�t pas s�rieusement afflig�e pour ce qu'on appelait dans son temps et dans son monde une m�salliance. Elle ne faisait pas de la naissance plus de cas qu'il ne faut, et, quant � la fortune, elle savait s'en passer, et trouver dans son �conomie et dans ses privations personnelles de quoi rem�dier aux d�penses qu'entra�n�rent les postes plus brillants que lucratifs qu'occupa son fils. Mais elle ne put qu'� grand'peine accepter une belle-fille dont la {CL 410} jeunesse avait �t� livr�e par la force des choses � des hasards effrayants. C'�tait l� le point d�licat � trancher; et l'amour, qui est la supr�me sagesse et la supr�me grandeur d'�me quand il est sinc�re et profond, le trancha r�sol�ment dans l'�me de mon p�re. Un jour vint aussi o� ma grand'm�re se rendit; mais nous n'y sommes point encore, et j'ai � raconter bien des douleurs avant d'en venir � cette �poque de mon r�cit.

{Presse 11/11/54 1} Je ne connais que tr�s-imparfaitement l'histoire de ma m�re avant son mariage. Je dirai plus tard comment certaines personnes crurent agir prudemment et dans mon int�r�t en me racontant des choses que j'aurais mieux fait d'ignorer, et dont rien ne m'a prouv� l'authenticit�. Mais, fussent-elles toutes vraies, un fait subsiste devant Dieu, c'est qu'elle fut aim�e de mon p�re, et qu'elle le m�rita apparemment, puisque son deuil, � elle, ne finit qu'avec sa vie.

Mais le principe d'aristocratie a tellement p�n�tr� au fond du cœur humain, que, malgr� nos r�volutions, il existe encore sous toutes les formes. Il faudra encore bien du temps pour que le principe chr�tien de l'�galit� morale et sociale domine les lois et l'esprit des soci�t�s. Le dogme de la r�demption est pourtant le principe du symbole de l'expiation et de la r�habilitation. Nos soci�t�s reconnaissent ce principe en th�orie religieuse, et non en fait; il est trop grand, trop beau pour elles. Et pourtant ce quelque chose de divin qui est au fond de nos �mes nous porte, dans la pratique de la vie individuelle, � violer l'aride pr�cepte de l'aristocratie morale; et notre cœur, plus fraternel, plus �galitaire, plus mis�ricordieux, partant plus juste et plus chr�tien que notre esprit, nous fait aimer souvent des �tres que la soci�t� r�pute indignes et d�grad�s.

{Lub 343} C'est que nous sentons que cette condamnation est absurde, c'est qu'elle fait horreur � Dieu; d'autant plus que, {CL 411} pour ce qu'on appelle le monde, elle est hypocrite et ne porte en rien sur la question fondamentale du bien et du mal. Le grand r�volutionnaire J�sus nous a dit un jour une parole sublime: c'est qu'il y avait plus de joie au ciel pour la recouvrance d'un p�cheur que pour la pers�v�rance de cent justes, et le retour de l'enfant prodigue n'est pas un frivole apologue, je pense. Pourtant il y a encore une pr�tendue aristocratie de vertu, qui, fi�re de ses privil�ges, n'admet pas que les �garements de la jeunesse puissent �tre rachet�s. Une femme n�e dans l'opulence, �lev�e avec soin au couvent, sous l'œil de respectables matrones, surveill�e comme une plante sous cloche, �tablie dans le monde avec toutes les conditions de la prudence, du bien-�tre, du calme, du respect de soi et de la crainte du contr�le des autres, n'a pas grand'peine et peut-�tre pas grand m�rite � mener une vie sage et r�gl�e, � donner de bons exemples, � professer des principes aust�res. Et encore, je me trompe; car si la nature lui a donn� une �me ardente, au milieu d'une soci�t� qui n'admet pas la manifestation de ses facult�s et de ses passions, elle aura encore beaucoup de peine et de m�rite � ne pas froisser cette soci�t�. Eh bien, � plus forte raison, l'enfant pauvre et abandonn�e, qui vient au monde avec sa beaut� pour tout patrimoine, est-elle, pour ainsi dire, innocente de tous les entra�nements que subira sa jeunesse, de tous les pi�ges 2 o� tombera son inexp�rience. Il semble que la prudente matrone serait plac�e en ce monde pour lui ouvrir ses bras, la consoler, la purifier et la r�concilier avec elle-m�me. À quoi sert d'�tre meilleur et plus pur que les autres, si ce n'est pour rendre la bont� f�conde et la vertu contagieuse? Il n'en est point ainsi pourtant! Le monde est l� qui d�fend � la femme estim�e de tendre la main � celle qui ne l'est point, et de la faire asseoir � ses c�t�s: le monde, ce faux arbitre, ce code menteur et impie d'une pr�tendued�cence et d'une {CL 412} pr�tendue moralit�! Sous peine de perdre sa bonne renomm�e, il faut que la femme pure d�tourne ses regards de la p�cheresse, et si elle lui tend les bras, le monde, l'ar�opage des fausses vertus et des faux devoirs, lui fermera les siens.

Je dis les fausses vertus et les faux devoirs, parce que ce ne sont pas les femmes vraiment pures, ce ne sont pas { Lub 344} les matrones vraiment respect�es qui ont exclusivement � statuer sur les m�rites de leurs soeurs �gar�es. Ce n'est pas une r�union de gens de bien qui fait l'opinion. Tout cela est un r�ve. L'immense majorit� des femmes du monde est une majorit� de femmes perdues. Tous le savent, tous l'avouent, et pourtant personne ne bl�me et ne soufflette ces femmes impudentes quand elles bl�ment et soufflettent des femmes moins coupables qu'elles.

Lorsque ma grand'm�re vit son fils �pouser ma m�re, elle fut d�sesp�r�e; elle e�t voulu dissoudre de ses larmes le contrat qui cimentait cette union; mais ce ne fut pas sa raison qui la condamna froidement, ce fut son cœur maternel qui s'effraya des suites. Elle craignit pour son fils les orages et les luttes d'une association si audacieuse, comme elle avait craint pour lui les fatigues et les dangers de la guerre. Elle craignit aussi le bl�me qui allait s'attacher � lui de la part d'un certain monde. Elle souffrit dans cet orgueil de moralit� qu'une vie exempte de bl�me l�gitimait en elle; mais il ne lui fallut pas beaucoup de temps pour voir qu'une nature privil�gi�e secoue ais�ment ses ailes et peut �lever son vol d�s qu'on lui ouvre l'espace. Elle fut bonne et affectueuse pour la femme de son fils.

Pourtant la jalousie maternelle resta et le calme ne se fit gu�re. Si cette tendre jalousie fut un crime, � Dieu seul appartient de le condamner, car il �chappe � la s�v�rit� des hommes, � celle des femmes surtout.

{CL 413} Depuis Asola, c'est-�-dire depuis la fin de l'ann�e 1800, jusqu'� l'�poque de ma naissance en 1804, mon p�re aussi devait souffrir mortellement du partage de son �me entre une m�re ch�rie et une femme ardemment aim�e. C'est en 1804 seulement qu'il trouva plus de calme et de force dans la conscience d'un devoir accompli, lorsqu'il eut �pous� cette femme que, bien des fois, il avait essay� de sacrifier � sa m�re.

En attendant que je le suive, en le plaignant et en l'admirant, dans ces combats int�rieurs, je vais le reprendre � Asola, d'o� il �crivait � sa m�re la derni�re lettre que j'ai rapport�e, � la date du 29 frimaire. Cette date marque un des grands �v�nements militaires de l'�poque, le passage du Mincio.

M. de Cobentzel �tait encore � Lun�ville, n�gociant {Lub 345} avec Joseph Bonaparte. Ce fut alors que le premier consul, voulant briser par un coup hardi et d�cisif les irr�solutions de la cour de Vienne, fit passer l'Inn � l'arm�e du Rhin, command�e par Moreau, et le Mincio � l'arm�e d'Italie, command�e par Brune; � peu de jours de distance, ces deux lignes furent emport�es. Moreau gagna la bataille de Hohenlinden, et l'arm�e d'Italie, qui ne manquait pas non plus de bons officiers et de bons soldats, fit reculer les autrichiens et termina ainsi la guerre, en for�ant l'ennemi � �vacuer la p�ninsule. Mais si la conduite de l'arm�e fut h�ro�que l� comme partout, si l'ardeur et l'inspiration individuelles de plusieurs officiers r�par�rent les fautes du g�n�ral en chef, il n'en est pas moins certain que cette op�ration fut dirig�e par Brune d'une mani�re d�plorable. Je ne fais point ici de l'histoire officielle, je renverrai mon lecteur au r�cit de M. Thiers, historien �minent des �v�nements militaires, et, sous ce rapport, toujours clair, pr�cis, attachant et fid�le. Il servira de caution aux accusations port�es par mon p�re {CL 414} contre le g�n�ral qui, en cette circonstance, fit plus que des fautes: il commit un crime. Il laissa une partie de son arm�e abandonn�e, sans secours, dans une lutte in�gale contre l'ennemi, et son inertie fut l'ent�tement cruel de l'amour-propre. M�content de l'ardeur qui avait emport� le g�n�ral Dupont � franchir le fleuve avec dix mille hommes, il emp�cha Suchet de lui donner un secours suffisant; et si ce dernier, voyant le corps de Dupont aux prises avec trente mille autrichiens et en grand danger d'�tre �cras� malgr� une d�fense h�ro�que, n'e�t enfreint les ordres de Brune et envoy� de son chef le reste de la division Gazan au secours de ces braves gens, notre aile droite �tait perdue. Cette barbarie ou cette ineptie du g�n�ral en chef co�ta la vie � plusieurs milliers d'intr�pides soldats et la libert� � mon p�re. Entra�n� par sa bravoure et trop confiant dans son �toile (c'�tait le prestige du moment, et, sans songer � imiter Bonaparte, chacun se croyait prot�g� comme lui par la destin�e), il fut pris par les autrichiens, accident plus redout� � la guerre que les blessures graves, et presque plus attristant que la mort pour des jeunes gens ivres de gloire et d'activit�.

C'�tait un douloureux r�veil apr�s une matin�e d'�motions violentes qu'une nuit d'impatience et de transport avait pr�c�d�e. C'est durant cette veill�e que, {Lub 346} livr� aux plus ardentes �motions, il avait �crit � sa m�re: « qu'il est doux d'�tre aim�, d'avoir une bonne m�re, de braves amis, une belle ma�tresse, un peu de gloire, de beaux chevaux et des ennemis � combattre! » Il ne lui avait pourtant pas dit que c'�tait le jour m�me, � l'instant m�me, qu'il allait combattre ces ennemis dont la pr�sence faisait partie de son bonheur. Il cachetait sa lettre, il venait d'y tracer un tendre adieu qui pouvait bien �tre le dernier, et il lui laissait croire qu'il allait seulement {CL 415} monter � cheval pour faire une reconnaissance. Tout entier � l'amour et � la guerre, bien que bris� par la fatigue de la journ�e et de toutes les journ�es pr�c�dentes, il n'avait pas seulement song� � dormir une heure. La vie �tait si pleine et si intense dans ce moment-l� pour lui et pour tous! Dans cette m�me nuit, il avait �crit � son cher neveu Ren� de Villeneuve, et il avait �t� plus explicite. Cette lettre montre une libert� d'esprit qui charme et qui surprendrait si elle �tait un fait particulier dans l'histoire de cette �poque. Il lui parle assez longuement d'un cam�e qu'il avait achet� pour lui � Rome, et qu'un ouvrier maladroit a bris� en voulant le monter; mais il lui annonce l'envoi d'autres objets d'art du m�me genre, que le cardinal Consalvi h s'est charg� d'exp�dier. « Car il faut que tu saches, lui dit-il, que je suis tr�s-bien avec son �minence et encore mieux avec le pape. » Puis il lui expose sa situation et celle de l'arm�e. « Il est deux heures du matin. Dans deux heures, nous montons � cheval. Nous avons pass� toute la journ�e � disposer les troupes. Nous avons fait avancer toute notre artillerie sur la ligne, et � la pointe du jour nous allons nous taper. Tu entendras probablement parler de la journ�e du 29, car l'attaque est g�n�rale dans toute l'arm�e . . . . . . . . . . . . . . .

« On selle d�j� les chevaux du g�n�ral; je les entends dans la cour, et quand j'aurai �crit un dernier mot � ma m�re, je vais faire seller les miens. Je te quitte donc, mon bon ami, pour aller me disputer avec MM. les Croates, Valaques, Dalmates, Hongrois et autres, qui nous attendent. Cela va faire un beau sabbat. Nous avons huit pi�ces de douze en batterie. Que je suis f�ch� que tu ne sois pas l� pour entendre le vacarme que nous allons faire! Cela t'amuserait, j'en suis s�r. i Pr�sente, je te prie, mon respect � madame Ren� et � madame de Courcelles.

{CL 416} « Que je suis sensible, mon aimable ami, � tes offres et projets de r�union! Je les accepte avec bien de l'empress�ment, puisque de cette mani�re je te verrai toute la journ�e quand je serai � Paris. Cet heureux temps viendra, o� nous n'aurons d'autre souci que celui de rire et de vivre ensemble! Je t'aime et t'embrasse bien tendrement. »

Le j lendemain, il �tait dans les mains de l'ennemi, il quittait le th��tre de la guerre, et laissant derri�re lui l'arm�e victorieuse, ses amis pr�ts � rentrer en France pour aller embrasser leurs m�res {Presse 11/11/54 2} et leurs amis, il partait � pied pour un long et p�nible exil. — Cet �v�nement le s�parait aussi de la femme aim�e, et il plongea ma pauvre grand'm�re dans un d�sespoir affreux. Il eut des suites sur toute la vie de ce jeune homme, qui, depuis 94, avait oubli� ce que c'est que la souffrance, l'isolement, la contrainte et la r�flexion. Peut-�tre une r�volution d�cisive s'op�ra-t-elle en lui. À partir de cette �poque, il fut, sinon moins gai ext�rieurement, du moins plus d�fiant et plus s�rieux au fond de son �me. Il e�t oubli� Victoire dans le tumulte et l'enivrement de la guerre. Il retrouva son image fatalement li�e � toutes ses pens�es, dans les durs loisirs intellectuels de l'exil et de la captivit�. Rien ne pr�dispose � une grande passion comme une grande souffrance.

LETTRE VIII k

Padoue, 15 niv�se an IX (janvier).

Ne sois point inqui�te, ma bonne m�re, j'avais pri� Morin de l'�crire. Ainsi tu sais s�rement d�j� que je suis prisonnier. Je suis maintenant � Padoue et en route pour {CL 417} Gratz. J'esp�re �tre bient�t �chang�, le g�n�ral Dupont m'ayant fait redemander � M. de Bellegarde le matin m�me o� j'ai �t� pris. Je ne puis t'en dire davantage maintenant; mais j'esp�re que bient�t je t'annoncerai mon retour. Adieu, je t'embrasse de toute mon �me. J'embrasse aussi p�re Deschartres et ma bonne.

Ce peu de mots �tait destin� � rassurer la pauvre m�re. La captivit� fut plus longue et plus dure que cette lettre {Lub 348} ne l'annon�ait. Pendant les deux mois qui s'�coul�rent sans qu'elle re��t aucune nouvelle de lui, ma grand'm�re fut en proie � une de ces douleurs mornes que les hommes ne connaissent point et auxquelles ils ne pourraient survivre. L'organisation de la femme sous ce rapport est un prodige. On ne comprend pas une telle intensit� de souffrance avec tant de force pour y r�sister. La pauvre m�re n'eut pas un instant de sommeil et ne v�cut que d'eau froide. La vue des aliments qu'on lui pr�sentait lui arrachait des sanglots et presque des cris de d�sespoir. « Mon fils meurt de faim! disait-elle, il expire peut-�tre en ce moment, et vous voulez que je puisse manger! » Elle ne voulait plus se coucher. « Mon fils couche par terre, disait-elle; on ne lui donne peut-�tre pas une poign�e de paille pour se coucher. Il a peut-�tre �t� pris bless�*. Il n'a pas un morceau de linge pour couvrir ses plaies. » La vue de sa chambre, de son fauteuil, de son feu, de tout le bien-�tre de sa vie, tout r�veillait en elle les plus am�res comparaisons. Son imagination lui exag�rait les privations et les souffrances que son cher enfant pouvait endurer. Elle le voyait li� dans un cachot, elle le voyait frapp� par des mains sacril�ges, tombant de lassitude et d'�puisement au {CL 418} bord des chemins, et forc� de se relever et de se tra�ner sous le b�ton du caporal autrichien. Le pauvre Deschartres s'effor�ait vainement de la distraire. Outre qu'il n'y entendait rien et que personne n'�tait plus alarmiste par temp�rament, il �tait si triste lui-m�me que c'�tait piti� de les voir remuer des cartes le soir sur une table � jeu, sans savoir ce qu'ils faisaient et sans savoir lequel des deux avait gagn� ou perdu la partie.

[{CL 418}] * Elle ne se trompait pas, mais elle ne le sut jamais.

Enfin, vers la fin de vent�se, Saint-Jean arriva au pas de course. Ce fut peut-�tre la seule fois de sa vie qu'il oublia d'entrer au cabaret en sortant de la poste. Ce fut peut-�tre aussi la seule fois qu'� l'aide de son �peron d'argent il mit au galop ce paisible cheval blanc qui a v�cu presque aussi longtemps que lui. Au bruit inusit� de sa d�marche triomphante, ma grand'm�re tressaillit, courut � sa rencontre et re�ut la lettre suivante:

{Lub 349} LETTRE IX l

Conegliano, le 6 vent�se an IX (f�vrier 1801).

Enfin je suis hors de leurs mains! je respire. Ce jour est pour moi celui du bonheur et de la libert�! J'ai l'espoir certain de te revoir, de t'embrasser dans peu, et tout ce que j'ai souffert est oubli�. D�s ce moment tous mes soins, toutes mes d�marches vont tendre � te rejoindre. Le d�tail de toutes mes infortunes serait trop long. Je te dirai seulement qu'apr�s �tre rest� deux mois dans leurs mains, marchant toujours dans les d�serts de la Carinthie et de la Carniole, nous avons �t� men�s jusqu'aux confins de la Bosnie et de la Croatie; nous allions entrer dans la basse Hongrie, lorsque, par l'�v�nement le plus heureux, on nous a fait retourner sur nos pas, et, pris un des {CL 419} derniers, j'ai �t� rendu un des premiers. Je suis maintenant au second poste fran�ais, o� j'ai trouv� un lit, meuble dont je ne me suis point servi depuis environ irois mois, car j'�tais rest� un mois, avant d'�tre pris, sans me d�shabiller pour dormir, et depuis ma prise jusqu'� ce jour, je n'ai eu d'autre lit que de la paille. En revenant � l'arm�e, j'esp�rais retrouver le g�n�ral Dupont et mes camarades; mais j'apprends qu'il est rappel� pour avoir par son intr�pide passage du Mincio, excit� la jalousie d'un homme dont on ne tardera pas � reconna�tre l'incapacit�. m À son d�faut, je comptais sur le g�n�ral Watrin, un de ses g�n�raux de division et son ami, qui m'a t�moign� en toute circonstance la plus grande bont�; j'apprends aussi qu'il est parti pour Anc�ne, dont je me trouve � plus de cent lieues, car je suis maintenant derri�re Tr�vise. Le n g�n�ral Dupont ayant emmen�, � ce que je pr�sume, mes chevaux et mes bagages, il ne me resta plus qu'� m'adresser au g�n�ral Meunier, qui est aussi un de ses g�n�raux divisionnaires. Je ne doute pas qu'il ne me donne les moyens de retourner pr�s de toi, et je vais me diriger vers Bologne, o� il est maintenant. Je ne puis plus servir jusqu'� mon �change, je suis rendu sur ma parole.

J'�prouve une joie d'�tre libre, de pouvoir retourner pr�s de toi sans qu'on puisse me faire de reproches! Je {Lub 350} suis dans le ravissement, et pourtant j'ai pris comme une habitude de tristesse qui m'emp�che encore de comprendre tout mon bonheur. Je vais demain � Tr�vise, o� les nouveaux renseignements que je prendrai d�cideront de ma route. Adieu, ma bonne m�re, plus d'inqui�tudes, plus de chagrin. Je t'embrasse, et n'aspire qu'au moment de te revoir. J'embrasse l'ami Deschartres et ma bonne. Ce pauvre Deschartres, qu'il y a longtemps que je ne l'ai vu!

{CL 420} LETTRE X o

Paris, 25 germinal an IX (avril 1801).

Apr�s bien des ennuis et des affaires qui m'ont retenu � Ferrare et � Milan, o� j'ai retrouv� le g�n�ral Watrin, un de nos meilleurs amis de l'aile droite, et qui m'a fait toucher, non sans peine, mes appointements arri�r�s, je me suis mis en route avec Georges La Fayette. Nous avons vers� quatre fois, et cependant, en d�pit des mauvais chemins, des mauvais chevaux, des mauvaises voitures et des brigands*, nous sommes arriv�s � Paris sains et saufs hier matin. J'ai vu d�j� mes neveux, mon oncle, mon g�n�ral, et j'ai �t� re�u de tous avec la plus vive effusion. Mais ma joie n'�tait pas pure, tu manquais � mon bonheur. En passant dans la rue Ville-l'Év�que, je regardai tristement notre maison, o� tu n'�tais plus, et mon cœur fut bien serr�. Je crois r�ver de me voir rendu � ma patrie, � ma m�re, � mes amis; je suis triste quoique heureux! Pourquoi triste? Je n'en sais rien! Il y a des �motions qu'on ne peut pas d�finir. C'est sans doute l'impatience de te voir.

* C'�tait le temps o� les routes de la France �taient infest�es de coupe-jarrets de toute esp�ce, chautreurs, chouans, d�serteurs, rebut de tous les partis, mais plus particuli�rement du parti royaliste.

Je fus voir le g�n�ral Dupont le matin m�me de mon arriv�e. Il n'y �tait pas, j'y retournai � cinq heures, je le trouvai � table avec plusieurs autres g�n�raux. En me voyant entrer, il se leva pour m'embrasser. Nous nous sommes serr�s mutuellement avec la plus vive affection et des larmes de joie dans les yeux. Morin �tait {Lub 351} fou de plaisir. Pendant le d�ner, le g�n�ral s'est plu � citer plusieurs traits {CL 421} honorables pour moi et � faire mon �loge. En rentrant au salon, nous nous sommes encore embrass�s. Apr�s tant de p�rils et de travaux, cette r�ception amicale �tait pour moi bien douce, j'�tais suffoqu� d'attendrissement. Il existe une union r�elle parmi des compagnons d'armes. On a mille fois brav� la mort ensemble, on a vu couler leur sang, on est aussi s�r de leur courage que de leur amiti�. Ce sont v�ritablement des fr�res, et la gloire est notre m�re. Il en est une plus tendre, plus sensible, et que j'aime encore mieux . C'est vers elle que se portent tous mes vœux, c'est � elle que je pense quand mon g�n�ral et mes amis me disent qu'ils sont contents et fiers de moi.

Je voulais t'aller embrasser tout de suite, mais Beaumont me dit que tu vas venir, et Pernon t'a trouv� un autre logement rue Ville-l'Év�que. Pons dit que l'�tat de tes finances te permet d'arriver. Arrive donc vite, bonne m�re, ou je cours te chercher. Le g�n�ral Dupont veut pourtant me retenir pour me pr�senter � toutes nos grandeurs; je ne sais � qui entendre. Si tu pouvais venir de suite, affaires et bonheur iraient de compagnie: r�ponds-moi donc aussit�t, ou je pars. Qu'il est doux, le moment o� l'on retrouve tout ce qui vous est cher, sa m�re, sa patrie, ses amis! Tu ne saurais croire comme j'aime ma patrie. Comme on sent le prix de la libert� quand on l'a perdue, on sent de m�me l'amour de la patrie quand on en a �t� �loign�. Tous ces gens de Paris n'entendent rien � un tel langage. Ils ne connaissent que l'amour de la vie et de l'argent. Moi, je ne connais le prix de la vie qu'� cause de toi. J'ai vu d�j� tant de gens tomber � mes c�t�s sans presque s'en apercevoir p, que je regarde ce changement de la vie � la mort comme tr�s-peu de chose en soi-m�me. Enfin, je l'ai conserv�e malgr� le peu de soin que j'en ai pris, cette vie que je veux te consacrer enti�rement quand j'aurai encore donn� quelques ann�es au service de la France.

{CL 422} Je vais voir le logement que Pernon t'a trouv�, et le faire pr�parer pour ton arriv�e. Je ne pense qu'� cela; je t'embrasse de toute mon �me.

{Lub 352} LETTRE XI q

(Sans date ni indication de lieu)

À MADAME *** r

Ah! que je suis heureux et malheureux en m�me temps! Je ne sais que faire et que dire. Ma ch�re Victoire, je sais que je t'aime passionn�ment, et voil� tout. Mais je vois que tu es dans une position brillante, et moi, je ne suis qu'un pauvre petit officier qu'un boulet peut emporter avant que j'aie fait fortune � la guerre. Ma m�re, ruin�e par la R�volution, a bien de la peine � m'enlretenir, et dans ce moment, sortant des mains de l'ennemi, d�pouill�, ayant � peine de quoi me v�tir, j'ai la figure d'un homme qui meurt de faim plus que celle d'un fils de famille. Tu m'as aim� pourtant ainsi, ma ch�re et charmante amie, et tu as mis avec un rare d�vouement ta bourse � ma disposition. Qu'as-tu fait? qu'ai-je fait moi-m�me en acceptant ce secours? s Malgr� la certitude que j'ai de m'acquitter dans bien peu de temps, je souffre affreusement de cette situation o� tu m'as mis en me trompant. Ce n'est pas un reproche, Victoire, non, ce n'en est pas un, et ce n'en sera jamais! Mais si j'avais su que tu n'�tais pas mari�e, que tout ce luxe ne t'appartenait pas... Je me trompe, je ne sais ce que je dis, il t'appartient , puisque l'amour te l'a donn�: mais quand je songe aux id�es qui pourraient lui venir � lui... Il ne les aurait pas longtemps, je le tuerais! Enfin, je suis fou, je t'aime et je suis au d�sespoir. Tu es libre, tu peux le quitter quand tu voudras, tu n'es pas {CL 423} heureuse avec lui, c'est t moi que tu aimes, et tu veux me suivre, tu veux perdre une positiou assur�e et fortun�e pour partager les hasards de ma mince fortune. Oui, je sais que tu es l'�tre le plus fier, le plus ind�pendant, le plus d�sint�ress�. Je sais en outre que tu es une femme adorable et que je t'adore! Mais je ne puis me r�soudre � rien. Je ne puis accepter un si grand sacrifice, je ne pourrais peut-�tre jamais t'en d�dommager. Et puis, ma m�re! ma m�re m'appelle, et moi je br�le de la rejoindre, en m�me temps que l'id�e de te perdre me fait tourner la t�te! Allons, il faut cependant u prendre un parti, et voici ce que je te demande: c'est de ne rien {Lub 353} d�cider encore, c'est de ne pas brusquer les choses de mani�re � ne pouvoir plus s'en d�dire. Je vais passer un certain temps aupr�s de ma m�re, et t'envoyer imm�diatement ce que tu m'as pr�t�. Ne te f�ches pas, c'est la premi�re dette que je veux payer. Si tu persistes dans ta r�solution, nous nous retrouverons � Paris, Mais jusque-l� r�fl�chis bien, et surtout ne me consulte pas. Adieu, je t'aime �perdument, et je suis si triste que je regrette presque le temps o� je pensais � toi sans espoir dans les d�serts de la Croatie.

LETTRE XII v

Paris, 3 flor�al an IX (avril 1801).

À MADAME DUPIN, À NOHANT

Je pars lundi. Je vais donc enfin te revoir, ma bonne ch�re m�re, te serrer dans mes bras! Je suis au comble de la joie. Toutes ces lettres, toutes ces r�ponses sont d'une lenteur insupportable. Je me repens de les avoir attendues et d'avoir recul� le plus doux moment de ma vie. Paris {CL 424} m'ennuie d�j�. C'est singulier, depuis quelque temps je ne me trouve bien nulle part; je vais go�ter � Nohant, pr�s de toi, le calme dont j'ai besoin. Mes camarades Merlin, Morin et Decouchy sont en route. Nous allons laisser notre g�n�ral seul. On ne dit encore rien de certain sur les exp�ditions; j'esp�re pourtant que lorsqu'on se sera d�cid� � quelque chose, on n'oubliera pas les lauriers du Mincio. C'est sur ces lauriers sanglants que nous avons d�pos� nos armes. Faudra-t-il donc que tant de braves officiers et de g�n�reux soldats sacrifi�s l� pour conqu�rir la paix sortent de la tombe pour crier honte et vengeance contre de l�ches calomniateurs? Tu n'as pas d'id�e de ce qui se dit autour du g�n�ral en chef* pour pallier l'horrible indiff�rence avec laquelle il a laiss� assassiner nos braves. Quelqu'un chez lui, par sa permission ou par son ordre, a os� dire, entre autres choses, que je m'�tais fait prendre pour donner � l'ennemi le plan et la marche de l'arm�e. Le g�n�ral Dupont et mes camarades, {Lub 354} qui se trouvaient l� , ont heureusement relev� ces pieds plats de la belle mani�re. x

* Le g�n�ral Brune.

N'impute pas tous ces retards � un refroidissement de mon amour pour toi. ma bonne m�re, ce serait bien injuste! mais songe que j'avais des affaires impossibles � remettre, des dettes � payer de tous les c�t�s. D�pouill� de vingt-six louis que j'avais, par messieurs les Autrichiens, rendu sans un sou, sans un v�tement, apr�s avoir fait trois cents lieues � pied, tu penses bien qu'il m'a fallu emprunter � mes amis, � mes camarades pour me rhabiller et revenir en France. Dieu merci, tout est pay�; mais j'ai eu du malheur dans ces derniers temps, moi � qui tout r�ussissait. Il y a eu dans celte campagne des aides de camp qui ont eu jusqu'� trois cents louis de gratification, et moi, qui suis revenu apr�s les partages, je n'ai rien eu que des {CL 425} dettes � payer; j'ai subi tous les malheurs de la guerre. Et pourtant tu verras que je ne t'ai pas ruin�e et que j'ai d�pens� aussi peu que possible.

Adieu y, ma bonne m�re, je vais plier bagage et arriver... toujours trop tard au gr� de mon impatience. Je t'embrasse de toute mon �me. Que je vais �tre content de revoir p�re Deschartres et ma bonne!

MAURICE. 3


Variantes

  1. Le deuxi�me partie est soud�e � la premi�re dans {Presse}. Les titres des parties ne figurent qu'� partir de l'�dition {CL}.
  2. CHAPITRE QUINZIÈME {Presse} ♦ CHAPITRE DEUXIÈME {LP} ♦ II {Lecou} et sq.
  3. LETTRE XI {Presse} ♦ LETTRE V {LP} et sq.
  4. LETTRE XII {Presse} ♦ LETTRE VI {LP} et sq.
  5. LETTRE XIII {Presse} ♦ LETTRE VII {LP} et sq.
  6. Interruption de {Presse}
  7. Reprise de {Presse}
  8. le cardinal Gonzalvi {Presse} ♦ le cardinal Consalvi {Lecou} et sq.
  9. Interruption de {Presse}
  10. Reprise de {Presse}
  11. 1801. — LETTRE XIV {Presse} ♦ Lettre VIII {Lecou} et sq.
  12. LETTRE XV {Presse} ♦ Lettre IX {Lecou} et sq.
  13. Interruption de {Presse}
  14. Reprise de {Presse}
  15. LETTRE XVI {Presse} ♦ Lettre X {Lecou} et sq.
  16. presque m'en apercevoir {Presse} ♦ presque s'en apercevoir {Lecou} et sq.
  17. LETTRE XVII {Presse} ♦ Lettre XI {Lecou} et sq.
  18. À Madame ***. / Sans date ni indication de lieu. {Presse}
  19. Interruption de {Presse}
  20. Reprise de {Presse}: C'est
  21. il faut pourtant {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ il faut cependant {CL}
  22. LETTRE XVIII {Presse} ♦ Lettre XII {Lecou} et sq.
  23. À Mme Dupin, � Nohant. / Paris, 3 flor�al an IX (avril 1801). {Presse}
  24. Interruption de {Presse}
  25. Reprise de {Presse}

Notes

  1. {Presse} (La suite � demain.)
  2. pi�ge: l'orthographe de pi�ge a vari� plusieurs fois dans les �ditions du dictionnaire de l'Acad�mie Fran�aise: piege en 1694; pi�ge en 1762, 1787-1788, 1932-1935, mais pi�ge en 1798 et 1835. Nous respectons donc cette orthographe.
  3. {Presse} (La suite � demain.)