GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-L�vy 1876

{[Presse 6/11/54 2]; LP T.? ?; CL T.1 [389]; Lub T.1 [323]} DEUXIÈME PARTIE
Mes premi�res ann�es
1800-1810 a

{Presse 22/12/54 1; CL T.2 [270]; Lub T.1 [627]} XVI b

Madame de Genlis. — Les rois et les reines des contes de f�es. — L'�cran vert. — La grotte et la cascade. — Le vieux ch�teau. — Premi�re s�paration d'avec ma m�re. — Catherine. — Effroi que me causaient l'�ge et l'air imposant de ma grand'm�re. c



Ma petite cervelle �tait toujours pleine de po�sie et mes lectures me tenaient en haleine sous ce rapport. Berquin, ce vieux ami des enfants qu'on a, je crois, trop vant�, ne me passionna jamais. Quelquefois ma m�re nous lisait tout haut des fragments de roman de Madame de Genlis, cette bonne dame qu'on a trop oubli�e, et qui avait un talent r�el. Qu'importe aujourd'hui ses pr�jug�s, sa demi-morale souvent fausse et son caract�re personnel qui ne semble pas avoir eu de parti pris entre l'ancien monde et le nouveau? Relativement au cadre qui a pes� sur elle, elle a peint aussi largement que possible. Son v�ritable naturel a d� �tre excellent, et il y a certain roman d'elle qui ouvre vers l'avenir des perspectives tr�s-larges. Son imagination est rest�e fra�che sous les glaces de l'�ge, et dans les d�tails elle est v�ritablement artiste et po�te.

Il existe d'elle un roman publi� sous la Restauration, un des derniers, je crois, qu'elle ait �crit, et dont je n'ai jamais entendu parler depuis cette �poque. J'avais seize ou dix-sept ans quand je le lus, et je ne saurais dire s'il eut du succ�s. Je ne me le rappelle pas bien, mais il m'a vivement impressionn�e et il a produit son effet sur toute ma vie. Ce roman est intitul� Les Battu�cas, et il est �minemment {CL 271} socialiste. Les Battu�cas sont une petite tribu qui a exist�, en r�alit� ou en imagination, dans une vall�e espagnole cern�e de montagnes inaccessibles. À la suite {Lub 628} de je ne sais quel �v�nement, cette tribu s'est renferm�e volontairement en un lieu o� la nature lui offre toutes les ressources imaginables, et o�, depuis plusieurs si�cles, elle se perp�tue sans avoir aucun contact avec la civilisation ext�rieure. C'est une petite r�publique champ�tre, gouvern�e par des lois d'un id�al na�f. On y est forc�ment vertueux. C'est l'�ge d'or avec tout son bonheur et toute sa po�sie. Un jeune homme, dont je ne sais plus le nom, et qui vivait l� dans toute la candeur des mœurs primitives, d�couvre un jour, par hasard, le sentier perdu qui m�ne au monde moderne. Il se hasarde, il quitte sa douce retraite, le voil� lanc� dans notre civilisation, avec la simplicit� et la droiture de la logique naturelle. Il voit des palais, des arm�es, des th��tres, des œuvres d'art, une cour, des femmes du monde, des savants, des hommes c�l�bres; et son �tonnement, son admiration tiennent du d�lire. Mais il voit aussi des mendiants, des orphelins abandonn�s, des plaies �tal�es � la porte des �glises, des hommes qui meurent de faim � la porte des riches. Il s'�tonne encore plus. Un jour, il prend un pain sur l'�talage d'un boulanger pour le donner � une pauvre femme qui pleure avec son enfant p�le et mourant dans les bras. On le traite de voleur, on le menace; ses amis le grondent et t�chent de lui expliquer ce que c'est que la propri�t�. Il ne comprend pas. Une belle dame le s�duit, mais elle a des fleurs artificielles dans les cheveux, des fleurs qu'il a cru vraies et qui l'�tonnent parce qu'elles sont sans parfum. Quand on lui explique que ce ne sont pas des fleurs, il s'effraye, il a peur de cette femme qui lui a sembl� si belle, il craint qu'elle ne soit artificielle aussi.

Je ne sais plus combien de d�ceptions lui viennent quand {CL 272} il voit le mensonge, le charlatanisme, la convention, l'injustice partout. C'est le Candide ou le Huron de Voltaire, mais c'est con�u plus na�vement. C'est une œuvre chaste, sinc�re, sans amertume, et dont les d�tails ont une po�sie infinie. Je crois que le jeune battu�cas retourne � sa vall�e et recouvre sa vertu sans retrouver son bonheur, car il a bu � la coupe empoisonn�e du si�cle. Je ne voudrais pas relire ce livre, je craindrais de ne plus le trouver aussi charmant qu'il m'a sembl�.

Autant qu'il m'en souvient, la conclusion de Madame de Genlis n'est pas hardie, elle ne veut pas donner tort � la soci�t�, et � plusieurs �gards elle a raison d'accepter {Lub 628} l'humanit� telle qu'elle est devenue par les lois m�mes du progr�s. Mais il me semble qu'en g�n�ral les arguments qu'elle place dans la bouche de l'esp�ce de mentor dont elle fait accompagner son h�ros � travers l'examen du monde moderne, sont assez faibles. Je les lisais sans plaisir et sans conviction, et l'on pense bien pourtant qu'� seize ans, sortant du clo�tre et encore soumise � la loi catholique, je n'avais pas de parti pris contre la soci�t� officielle. Les na�fs raisonnements du Battu�cas me charmaient au contraire, et, chose bizarre, c'est peut-�tre � Madame de Genlis, l'institutrice et l'amie de Louis-Philippe, que je dois mes premiers instincts socialistes et d�mocratiques.

Mais je me trompe, je les dois � la singularit� de ma position, � ma naissance � cheval pour ainsi dire sur deux classes, � mon amour pour ma m�re, contrari� et bris� par des pr�jug�s qui m'ont fait souffrir avant que je pusse les comprendre. Je les dois aussi � mon �ducation, qui fut tour � tour philosophique et religieuse, et � tous les contrastes que ma propre vie m'a pr�sent�s d�s l'�ge le plus tendre. J'ai donc �t� d�mocrate non-seulement par le sang que ma m�re a mis dans mes veines, mais par les luttes que ce sang du peuple a soulev�es dans mon cœur {CL 273} et dans mon existence, et si les livres ont fait de l'effet sur moi, c'est que leurs tendances ne faisaient que confirmer et consacrer les miennes.

Pourtant les princesses et les rois des contes de f�es firent longtemps mes d�lices. C'est que, dans mes r�ves d'enfant, ces personnages �taient le type de l'am�nit�, de la bienfaisance et de la beaut�. J'aimais leur luxe et leurs parures, mais tout cela leur venait des f�es, et ces rois-l� n'ont rien de commun avec les rois v�ritables. Ils sont trait�s d'abord d fort cavali�rement par les g�nies, quand ils se conduisent mal, et � cet �gard ils sont soumis � une justice plus s�v�re que celle des peuples.

Les f�es et les g�nies! O� �taient-ils, ces �tres qui pouvaient tout, et qui, d'un coup de baguette, vous faisaient entrer dans un monde de merveilles? Ma m�re ne voulut jamais me dire qu'ils n'existaient pas, et je lui en sais maintenant un gr� infini. Ma grand'm�re n'y e�t pas �t� par quatre chemins si j'avais os� lui faire les m�mes questions. Toute pleine de Jean-Jacques et de {Lub 630} Voltaire, elle e�t d�moli sans remords et sans piti� tout l'�difice enchant� de mon imagination. Ma m�re proc�dait autrement. Elle ne m'affirmait rien, elle ne niait rien non plus. La raison venait bien assez vite � son gr�, et d�j� je pensais bien par moi-m�me que mes chim�res ne se r�aliseraient pas; mais si la porte de l'esp�rance n'�tait plus toute grande ouverte comme dans les premiers jours, elle n'�tait pas encore ferm�e � clef, il m'�tait permis de fureter autour et de t�cher d'y trouver une petite fente pour regarder � travers. Enfin je pouvais encore r�ver tout �veill�e, et je ne m'en faisais pas faute.

Je me souviens que, dans les soirs d'hiver, ma m�re nous lisait tant�t du Berquin, tant�t les Veill�es du ch�teau, par Madame de Genlis, et tant�t d'autres fragments de livres � notre port�e, mais dont je ne me souviens plus. {CL 274} J'�coutais d'abord attentivement. J'�tais assise aux pieds de ma m�re, devant le feu, et il y avait entre le feu et moi un vieux �cran � pieds garni de taffetas vert. Je voyais un peu le feu � travers ce taffetas us�, et il y produisait de petites �toiles dont j'augmentais le rayonnement en clignant les yeux. Alors peu � peu je perdais le sens des phrases que lisait ma m�re; sa voix me jetait dans une sorte d'assoupissement moral, o� il m'�tait impossible de suivre une id�e. Des images se dessinaient devant moi et venaient se fixer sur l'�cran vert. C'�taient des bois, des prairies, des rivi�res, des villes d'une architecture bizarre et gigantesque, comme j'en vois encore souvent en songe; des palais enchant�s avec des jardins comme il n'y en a pas, avec des milliers d'oiseaux d'azur, d'or et de pourpre, qui voltigeaient sur les fleurs et qui se laissaient prendre comme les roses se laissent cueillir. Il y avait des roses vertes, noires, violettes, des roses bleues surtout. Il para�t que la rose bleue a �t� longtemps le r�ve de Balzac. Elle �tait aussi le mien dans mon enfance, car les enfants, comme les po�tes, sont amoureux de ce qui n'existe pas. Je voyais aussi des bosquets illumin�s, des jets d'eau, des profondeurs myst�rieuses, des ponts chinois, des arbres couverts de fruits d'or et de pierreries. Enfin, tout le monde fantastique de mes contes devenait sensible, �vident, et je m'y perdais avec d�lices. Je fermais les yeux, et je le voyais encore; mais quand je les rouvrais, ce n'�tait que sur l'�cran que je pouvais le retrouver. Je ne sais quel travail de mon cerveau avait {Lub 631} fix� l� cette vision plut�t qu'ailleurs; mais il est certain que j'ai contempl� sur cet �cran vert des merveilles inou�es. Un jour ces apparitions devinrent si compl�tes, que j'en fus comme effray�e et que je demandai � ma m�re si elle ne les voyait pas. Je pr�tendais qu'il y avait de grandes montagnes bleues sur l'�cran, et elle me secoua sur ses genoux en chantant pour me {CL 275} ramener � moi-m�me. Je ne sais si ce fut pour donner un aliment � mon imagination trop excit�e qu'elle imagina elle-m�me une cr�ation pu�rile, mais ravissante pour moi et qui a fait longtemps mes d�lices. Voici ce que c'�tait.

Il y a dans notre enclos un petit bois plant� de charmilles, d'�rables, de fr�nes, de tilleuls et de lilas. Ma m�re choisit un endroit o� une all�e tournante conduit � une sorte d'impasse. Elle pratiqua, avec l'aide d'Hippolyte, de ma bonne, d'Ursule et de moi, un petit sentier dans le fourr�, qui �tait alors fort �pais. Ce sentier fut bord� de violettes, de primev�res et de pervenches qui depuis ce temps-l� ont tellement prosp�r�, qu'elles ont envahi presque tout le bois. L'impasse devint donc un petit nid o� un banc fut �tabli sous les lilas et les aub�pines, {Presse 22/12/54 2} et l'on allait �tudier et r�p�ter l� ses le�ons pendant le beau temps. Ma m�re y portait son ouvrage, et nous y portions nos jeux, surtout nos pierres et nos briques pour construire des maisons, et nous donnions � ces �difices, Ursule et moi, des noms pompeux. C'�tait le ch�teau de la f�e, c'�tait le palais de la Belle au bois dormant, etc. Voyant que nous ne venions pas � bout de r�aliser nos r�ves dans ces constructions grossi�res, ma m�re quitta un jour son ouvrage et se mit de la partie. « Ôtez-moi, nous dit-elle, vos vilaines pierres � chaux et vos briques cass�es. Allez me chercher des pierres bien couvertes de mousse, des cailloux roses, verts, des coquillages, et que tout cela soit joli, ou bien je ne m'en m�le pas. »

Voil� notre imagination allum�e. Il s'agit de ne rien rapporter qui ne soit joli, et nous nous mettons � la recherche de ces tr�sors que jusque-l� nous avions foul�s aux pieds sans les conna�tre. Que de discussions avec Ursule pour savoir si cette mousse est assez velout�e, si ces pierres ont une forme heureuse, si ces cailloux sont assez brillants! D'abord tout nous avait paru bon, mais bient�t la comparaison {CL 276} s'�tablit, les diff�rences nous {Lub 632} frapp�rent, et peu � peu rien ne nous paraissait plus digne de notre construction nouvelle. Il fallut que la bonne nous conduis�t � la rivi�re pour y trouver les beaux cailloux d'�meraude, de lapis et de corail qui brillent sous les eaux basses et courantes. Mais, � mesure qu'ils s�chent hors de leur lit, ils perdent leurs vives couleurs, et c'�tait une d�ception nouvelle. Nous les replongions cent fois dans l'eau pour en ranimer l'�clat. Il y a dans nos terrains des quartz superbes, et une quantit� d'ammonites et de p�trifications ant�diluviennes d'une grande beaut� et d'une grande vari�t�. Nous n'avions jamais fait attention � tout cela, et le moindre objet nous devenait une surprise, une d�couverte et une conqu�te.

Il y avait � la maison un �ne, le meilleur �ne que j'aie jamais connu; je ne sais s'il avait �t� malicieux dans sa jeunesse comme tous ses pareils; mais il �tait vieux, tr�s-vieux; il n'avait plus ni rancunes ni caprices. Il marchait d'un pas grave et mesur�; respect� pour son grand �ge et ses bons services, il ne recevait jamais ni corrections ni reproches, et s'il �tait le plus irr�prochable des �nes, on peut dire aussi qu'il �tait le plus heureux et le plus estim�. On nous mettait, Ursule et moi, chacune dans une de ses bannes, et nous voyagions ainsi sur ses flancs sans qu'il e�t jamais la pens�e de se d�barrasser de nous. Au retour de la promenade, l'�ne rentrait dans sa libert� habituelle; car il ne connaissait ni corde ni r�telier. Toujours errant dans les cours, dans le village ou dans la prairie du jardin, il �tait absolument livr� � lui-m�me, ne commettant jamais de m�faits et usant discr�tement de toutes choses. Il lu prenait souvent fantaisie d'entrer dans la maison, dans la salle � manger et m�me dans l'appartement de ma grand'm�re, qui le trouva un jour install� dans son cabinet de toilette, le nez sur une bo�te de poudre d'iris {CL 277} qu'il respirait d'un air s�rieux et recueilli. Il avait m�me appris � ouvrir les portes qui ne fermaient qu'au loquet, d'apr�s l'ancien syst�me du pays, et comme il connaissait parfaitement tout le rez-de-chauss�e, il cherchait toujours ma grand'm�re, dont il savait bien qu'il recevrait quelque friandise. Il lui �tait indiff�rent de faire rire; sup�rieur aux sarcasmes, il avait des airs de philosophe qui n'appartenaient qu'� lui. Sa seule faiblesse �tait le d�sœuvrement et l'ennui de la solitude qui en est la cons�quence. Une nuit, ayant trouv� la {Lub 633} porte du lavoir ouverte, il monta un escalier de sept ou huit marches, traversa la cuisine, le vestibule, souleva le loquet de deux ou trois pi�ces et arriva � la porte de la chambre � coucher de ma grand'm�re; mais trouvant l� un verrou, il se mit � gratter du pied pour avertir de sa pr�sence. Ne comprenant rien � ce bruit, et croyant qu'un voleur essayait de crocheter sa porte, ma grand'm�re sonna sa femme de chambre, qui accourut sans lumi�re, vint � la porte, et tomba sur l'�ne en jetant les hauts cris.

Mais ceci est une digression, je reviens � nos promenades. L'�ne fut mis par nous en r�quisition, et il apportait dans ses paniers une provision de pierres pour notre �difice. Ma m�re choisissait les plus belles ou les plus bizarres, et quand les mat�riaux furent rassembl�s elle commen�a � b�tir devant nous avec ses petites mains fortes et diligentes, non pas une maison, non pas un ch�teau, mais une grotte en rocaille.

Une grotte! Nous n'avions aucune id�e de cela. La n�tre n'atteignit gu�re que quatre ou cinq pieds de haut et deux ou trois de profondeur; mais la dimension n'est rien pour les enfants, ils ont la facult� de voir en grand, et comme l'ouvrage dura quelques jours, pendant quelques jours nous cr�mes que notre rocaille allait s'�lever jusqu'aux nues. Quand elle fut termin�e, elle avait acquis dans notre cervelle {CL 278} les proportions que nous avions r�v�es, et j'ai besoin de me rappeler qu'en montant sur ses premi�res assises, e je pouvais en atteindre le sommet, j'ai besoin de voir le petit emplacement qu'elle occupait, et qui existe encore, pour ne pas me persuader encore aujourd'hui que c'�tait une caverne de montagne.

C'�tait du moins tr�s-joli, je ne pourrai jamais me persuader le contraire. Ce n'�taient que cailloux choisis mariant leurs vives couleurs, pierres couvertes de mousses fines et soyeuses, coquillages superbes, festons de lierre au-dessous et gazons tout autour. Mais cela ne suffisait pas, il y fallait une source et une cascade; car une grotte sans eau vive est un corps sans �me. Or il n'y avait pas le moindre filet d'eau dans le petit bois. Mais ma m�re ne s'arr�tait pas pour si peu. Une grande terrine � fond d'�mail vert qui servait aux savonnages fut enterr�e jusqu'aux bords dans l'int�rieur de la grotte, bord�e de plantes et de fleurs qui cachaient la poterie, et remplie {Lub 634} d'une eau limpide que nous avions grand soin de renouveler tous les jours. Mais la cascade? Nous la demandions avec ardeur. « Demain vous aurez la cascade, dit ma m�re, mais vous n'irez pas voir la grotte avant que je vous fasse appeler; car il faut que la f�e s'en m�le, et votre curiosit� peut la contrarier. »

nous observ�mes religieusement cette prescription, et � l'heure dite ma m�re vint nous chercher. Elle nous amena par le sentier de la grotte, nous d�fendit de regarder derri�re, et me mettant une petite baguette dans la main, elle frappa trois fois dans les siennes, me recommandant de frapper en m�me temps de ma baguette le centre de la grotte, qui pr�sentait alors un orifice garni d'un tuyau de sureau. Au troisi�me coup de baguette, l'eau se pr�cipitant dans le tuyau fit irruption si abondamment que nous f�mes inond�es, Ursule et moi, � notre grande satisfaction et en poussant des cris de joie d�lirante. Puis la cascade tombant {CL 279} de deux pieds de haut dans le bassin form� par la terrine offrit une nappe cristalline qui dura deux ou trois minutes et s'arr�ta... lorsque toute l'eau du vase que ma bonne, cach�e derri�re la grotte, versait dans le tuyau de sureau fut �puis�e, et que d�bordant de la terrine, l'onde pure eut copieusement arros� les fleurs plant�es sur ses bords. L'illusion fut donc de courte dur�e, mais elle avait �t� compl�te, d�licieuse, et je ne crois pas avoir �prouv� plus de surprise et d'admiration quand j'ai vu par la suite les grandes cataractes des Alpes et des Pyr�n�es.

Quand la grotte eut atteint son dernier degr� de perfection, comme ma grand'm�re ne l'avait pas encore vue, nous all�mes solennellement la prier de nous honorer de sa visite dans le petit bois, et nous dispos�mes tout pour lui donner la surprise de la cascade. Nous nous imaginions qu'elle serait ravie; mais, soit qu'elle trouv�t la chose trop pu�rile, soit qu'elle f�t mal dispos�e pour ma m�re ce jour-l�, au lieu d'admirer notre chef-d'œuvre, elle se moqua de nous, et la terrine servant de bassin (nous avions pourtant mis des petits poissons dedans pour lui faire f�te) nous attira plus de railleries que d'�loges. Pour mon compte, j'en fus constern�e; car rien au monde ne me paraissait plus beau que notre grotte enchant�e et je souffrais r�ellement quand on s'effor�ait de m'�ter une illusion.

{Lub 635} Les promenades � �ne nous mettaient toujours en grande joie; nous allions � la messe tous les dimanches sur ce patriarche des roussins, et nous portions notre d�jeuner, pour le manger apr�s la messe, dans le vieux ch�teau de Saint-Chartier qui touche � l'�glise. Ce ch�teau �tait gard� par une vieille femme qui nous recevait dans les vastes salles abandonn�es du vieux manoir, et ma m�re prenait plaisir � y passer une partie de la journ�e. Ce qui me frappait le plus, c'�tait l'apparence fantastique de la vieille femme, qui �tait pourtant une v�ritable paysanne, mais qui ne tenait {CL 280} aucun compte des dimanches, et filait sa quenouille ce jour-l� avec autant d'activit� que dans la semaine, bien que l'observation du ch�mage soit une des plus rigoureuses habitudes du paysan de la vall�e Noire. Cette vieille avait-elle servi quelque seigneur de village voltairien et philosophe? Je ne sais.

J'ai oubli� son nom, mais non l'aspect imposant du ch�teau tel qu'il a �t� encore plusieurs ann�es apr�s cette �poque. C'�tait un redoutable manoir, bien entier et tr�s-habitable, quoique d�garni de meubles. Il y avait des salles immenses, des chemin�es colossales et des oubliettes que je me rappelle parfaitement. Ce ch�teau est c�l�bre dans l'histoire du pays. Il �tait le plus fort de la province, et longtemps il servit de r�sidence aux princes du pays du bas Berry. Il a �t� assi�g� par Philippe-Auguste en personne, et plus tard il fut encore occup� par les Anglais et repris sur eux � l'�poque des guerres de Charles VII. C'est un grand carr� flanqu� de quatre tours �normes. Le propri�taire, lass� de l'entretenir, voulut l'abattre pour vendre les mat�riaux. On r�ussit � enlever la charpente et � effondrer toutes les cloisons et murailles int�rieures. Mais on ne put entamer les tours b�ties en ciment romain, et les chemin�es furent impossibles � d�raciner. Elles sont encore debout, �levant leurs longs tuyaux � quarante pieds dans les airs, sans que jamais, depuis trente ans, la temp�te ou la gel�e en ait d�tach� une seule brique. En somme, c'est une ruine magnifique et qui bravera le temps et les hommes pendant bien des si�cles encore. La base est de construction romaine, le corps de l'�difice est des premiers temps de la f�odalit�.

C'�tait un voyage alors que d'aller � Saint-Chartier. Les chemins �taient impraticables pendant neuf mois de l'ann�e. Il fallait aller par les sentiers des prairies, ou se {Lub 636} risquer avec le pauvre �ne, qui resta plus d'une fois plant� dans {CL 281} la glaise avec son fardeau. Aujourd'hui une route superbe bord�e de beaux arbres, nous y m�ne en un quart d'heure. Mais le ch�teau me faisait une bien plus vive impression alors qu'il fallait plus de peine pour y arriver.

{Presse 23/12/54 1} Enfin les arrangements de famille furent termin�s, et ma m�re signa l'engagement de me laisser � ma grand'm�re, qui voulait absolument se charger de mon �ducation. J'avais montr� une si vive r�pugnance pour cette convention, qu'on ne m'en parla plus du moment qu'elle fut adopt�e. On s'entendit pour me d�tacher peu � peu de ma m�re, sans que je pusse m'en apercevoir; et, pour commencer, elle partit seule pour Paris, impatiente qu'elle �tait de revoir Caroline.

Comme je devais aller � Paris quinze jours apr�s avec ma grand'm�re, et que je voyais m�me d�j� pr�parer la voiture et faire les paquets, je n'eus pas trop d'effroi ni de chagrin. On me disait qu'� Paris je demeurerais tout pr�s de ma petite maman et que je la verrais tous les jours. Pourtant j'�prouvai une sorte de terreur quand je me trouvai sans elle dans cette maison, qui commen�a � me para�tre grande comme dans les premiers jours que j'y avais pass�s. Il me fallut aussi me s�parer de ma bonne, que j'aimais tendrement et qui allait se marier. C'�tait une paysanne que ma m�re avait prise en remplacement de l'espagnole C�cilia apr�s la mort de mon p�re. Cette excellente femme vit toujours et vient me voir souvent pour m'apporter des fruits de son cormier, arbre assez rare dans notre pays et qui y atteint pourtant des proportions �normes. Le cormier de Catherine fait son orgueil et sa gloire, et elle en parle comme ferait le gardien cicerone d'un monument splendide. Elle a eu une nombreuse famille et des malheurs par cons�quent. J'ai eu souvent l'occasion de lui rendre service. C'est un bonheur que de pouvoir assister la vieillesse de l'�tre qui a soign� notre enfance. Il n'y avait rien de plus doux et de {CL 282} plus patient au monde que Catherine. Elle tol�rait, elle admirait m�me na�vement toutes mes sottises. Elle m'a horriblement g�t�e et je ne m'en plains pas, car je ne devais pas l'�tre longtemps par mes bonnes, et j'eus bient�t � expier la tol�rance et la tendresse dont je n'avais pas assez senti le prix.

{Lub 637} Elle me quitta en pleurant, bien que ce f�t pour un mari excellent, d'une belle figure, d'une grande probit�, intelligent et riche par-dessus le march�, soci�t� bien pr�f�rable � celle d'un enfant pleureur f et fantasque; mais le bon cœur de cette fille ne calculait pas et ses larmes me donn�rent la premi�re notion de l'absence. « Pourquoi pleures-tu? lui disais-je; nous nous reverrons bien! — Oui, me disait-elle, mais je m'en vas � une grande demi-lieue d'ici, et je ne vous reverrai pas tous les jours. »

Cela me fit faire des r�flexions et je commen�ai � me tourmenter de l'absence de ma m�re. Je ne fus pourtant alors que quinze jours s�par�e d'elle, mais ces quinze jours sont plus distincts dans ma m�moire que les trois ann�es qui venaient de s'�couler, et m�me peut-�tre que les trois ann�es qui suivirent et qu'elle passa encore avec moi. Tant il est vrai que la douleur seule marque dans l'enfance le sentiment de la vie.

Pourtant il ne se passa rien de remarquable durant ces quinze jours. Ma grand'm�re, s'apercevant de ma m�lancolie, s'effor�ait de me distraire par le travail. Elle me donnait mes le�ons et se montrait beaucoup plus indulgente que ma m�re pour mon �criture et pour la r�citation de mes fables. Plus de r�primandes, plus de punitions. Elle en avait toujours �t� fort sobre, et, voulant se faire aimer, elle me donnait plus d'�loges, d'encouragements et de bonbons que de coutume. Tout cela e�t d� me sembler fort doux, car ma m�re �tait rigide et sans mis�ricorde pour mes langueurs et mes distractions. Eh bien, le cœur de {CL 283} l'enfant est un petit monde d�j� aussi bizarre et aussi incons�quent que celui de l'homme. Je trouvais ma grand'm�re plus s�v�re et plus effrayante dans sa douceur que ma m�re dans ses emportements. Jusque-l�, je l'avais aim�e et m'�tais montr�e confiante et caressante avec elle. De ce moment, et cela dura bien longtemps apr�s, je me sentis froide et r�serv�e en sa pr�sence. Ses caresses me g�naient ou me donnaient envie de pleurer, parce qu'elles me rappelaient les �treintes plus passionn�es de ma petite m�re. Et puis ce n'�tait pas avec elle une vie de tous les instants, une familiarit�, une expansion continuelles. Il fallait du respect, et cela me semblait glacial. La terreur que ma m�re me causait parfois n'�tait qu'un instant douloureux � passer. {Lub 638} L'instant d'apr�s j'�tais sur ses genoux, sur son sein, je la tutoyais, tandis qu'avec la bonne maman c'�taient des caresses de c�r�monie, pour ainsi dire. Elle m'embrassait solennellement et comme par r�compense de ma bonne conduite; elle ne me traitait pas assez comme un enfant, tant elle souhaitait me donner de la tenue et me faire perdre l'invincible laisser-aller de ma nature, que ma m�re n'avait jamais r�prim� avec persistance. Il ne fallait plus se rouler par terre, rire bruyamment, parler berrichon. Il fallait se tenir droite, porter des gants, faire silence ou chuchoter bien bas dans un coin avec Ursulette. À chaque �lan de mon organisation on opposait une petite r�pression bien douce, mais assidue. On ne me grondait pas, mais on me disait vous, et c'�tait tout dire. Ma fille, vous vous tenez comme une bossue; ma fille, vous marchez comme une paysanne; ma fille, vous avez encore perdu vos gants! Ma fille, vous �tes trop grande pour faire de pareilles choses. trop grande! J'avais sept ans, et on ne m'avait jamais dit que j'�tais grande. Cela me faisait une peur affreuse, d'�tre devenue tout � coup si grande depuis le d�part de ma m�re. Et puis, il fallait {CL 284} apprendre toutes sortes d'usages qui me paraissaient ridicules. Il fallait faire la r�v�rence aux personnes qui venaient en visite. Il ne fallait plus mettre le pied � la cuisine et ne plus tutoyer les domestiques, afin qu'ils perdissent l'habitude de me tutoyer. Il ne fallait pas non plus tutoyer ma bonne maman. Il ne fallait pas m�me lui dire vous. Il fallait lui parler � la troisi�me personne: Ma bonne maman veut-elle me permettre d'aller au jardin?

Elle avait certainement raison, l'excellente femme, de vouloir me frapper d'un grand respect moral pour sa personne et pour le code des grandes habitudes de civilisation qu'elle voulait m'imposer. Elle prenait possession de moi; elle avait affaire � un enfant quinteux et difficile � manier. Elle avait vu ma m�re s'y prendre �nergiquement, et elle pensait qu'au lieu de calmer ces acc�s d'irritation maladive, ma m�re, excitant trop ma sensibilit�, me soumettait sans me corriger. C'est bien probable. L'enfant trop secou� dans son syst�me nerveux revient d'autant plus vite � son d�bordement d'imp�tuosit� qu'on l'a plus �branl� en le matant tout d'un coup. Ma grand'm�re savait bien qu'en me subjuguant par une continuit� d'observations calmes, elle me plierait {Lub 639} � une ob�issance instinctive, sans combats, sans larmes et qui m'�terait jusqu'� l'id�e de la r�sistance. Ce fut en effet l'affaire de quelques jours. Je n'avais jamais eu la pens�e d'entrer en r�volte contre elle, mais je ne m'�tais gu�re retenue de me r�volter contre les autres en sa pr�sence. D�s qu'elle se fut empar�e de moi, je sentis qu'en faisant des sottises sous ses yeux j'encourrais son bl�me, et ce bl�me exprim� si poliment, mais si froidement, me donnait froid jusque dans la mœlle des os. Je faisais une telle violence � mes instincts que j'�prouvais des frissons convulsifs dont elle s'inqui�tait sans les comprendre.

Elle avait atteint son but, qui �tait, avant tout, de me rendre disciplinable, et elle s'�tonnait d'y �tre parvenue {CL 285} aussi vite. « Voyez donc, disait-elle, comme elle est douce et gentille! » et elle s'applaudissait d'avoir eu si peu de peine � me transformer avec un syst�me tout oppos� � celui de ma pauvre m�re, tour � tour esclave et tyran.

Mais ma ch�re bonne maman eut bient�t � s'�tonner davantage. Elle voulait �tre respect�e religieusement, et en m�me temps �tre aim�e avec passion. Elle se rappelait l'enfance de son fils et se flattait de la recommencer avec moi. H�las! Cela ne d�pendait ni de moi ni d'elle-m�me. Elle ne tenait pas assez de compte du degr� de g�n�ration qui nous s�parait et de la distance �norme de nos �ges. La nature ne se trompe pas; et malgr� les bont�s infinies, les bienfaits sans bornes de ma grand'm�re dans mon �ducation, je n'h�site pas � le dire, une a�eule �g�e et infirme ne peut pas �tre une m�re, et la gouverne absolue d'un jeune enfant par une vieille femme est quelque chose qui contrarie la nature � chaque instant. Dieu sait ce qu'il fait en arr�tant � un certain �ge la puissance de la maternit�. Il faut au petit �tre qui commence la vie un �tre jeune et encore dans la pl�nitude de la vie. La solennit� des mani�res de ma grand'm�re me contristait l'�me. Sa chambre sombre et parfum�e me donnait la migraine et des b�illements spasmodiques. Elle craignait le chaud, le droid, un vent coulis, un rayon de soleil. Il me semblait qu'elle m'enfermait avec elle dans une grande bo�te quand elle me disait: Amusez-vous tranquillement. Elle me donnait des gravures � regarder, et je ne les voyais pas, j'avais le vertige. Un chien qui aboyait au dehors, un oiseau qui chantait dans le jardin, me faisaient {Lub 640} tressaillir. J'aurais voulu �tre le chien ou l'oiseau. Et quand j'�tais au jardin avec elle, bien qu'elle n'exer��t sur moi aucune contrainte, j'�tais encha�n�e � ses c�t�s par le sentiment des �gards qu'elle avait d�j� su m'inspirer. Elle marchait avec peine, je me tenais tout pr�s pour lui ramasser sa tabati�re ou son gant qu'elle {CL 286} laissait souvent tomber et qu'elle ne pouvait pas se baisser pour ramasser, car je n'ai jamais vu de corps plus languissant et plus d�bile; et comme elle �tait n�anmoins grasse, fra�che et point malade, cette incapacit� de mouvement m'impatientait int�rieurement au dernier point. J'avais vu cent fois ma m�re bris�e par des migraines violentes, �tendue sur son lit comme une morte, les joues p�les et les dents serr�es; cela me mettait au d�sespoir; mais la nonchalance paralytique de ma grand'm�re �tait quelque chose que je ne pouvais pas m'expliquer et qui parfois me semblait volontaire. Il y avait bien un peu de cela dans le principe, c'�tait la faute de sa premi�re �ducation. Elle avait trop v�cu dans une bo�te, elle aussi, et son sang avait perdu l'�nergie n�cessaire � la circulation; quand on voulait la saigner, on ne pouvait pas lui en tirer une goutte, tant il �tait inerte dans ses veines. J'avais une peur effroyable de devenir comme elle, et quand elle m'ordonnait de n'�tre � ses c�t�s ni agit�e ni bruyante, il me semblait qu'elle me command�t d'�tre morte.

Enfin tous mes instincts se r�voltaient contre cette diff�rence d'organisation, et je n'ai aim� v�ritablement ma grand'm�re que lorsque j'ai su raisonner. Jusque-l�, je m'en confesse, j'ai eu pour elle une sorte de v�n�ration morale jointe � un �loignement physique invincible. Elle s'aper�ut bien de ma froideur, la pauvre femme, et voulut la vaincre par des reproches qui ne servirent qu'� l'augmenter, en constatant � mes propres yeux un sentiment dont je ne me rendais pas compte. Elle a bien souffert et moi peut-�tre encore plus, sans pouvoir m'en d�fendre. Et puis une grande r�action s'est faite en moi quand mon esprit s'est d�velopp�, et elle a reconnu qu'elle s'�tait tromp�e en me jugeant ingrate et obstin�e.



FIN
DE LA DEUXIÈME PARTIE




Variantes

  1. Le deuxi�me partie est soud�e � la premi�re dans {Presse}. Les titres des parties ne figurent qu'� partir de l'�dition {CL}.
  2. CHAPITRE DEUXIÈME {Presse} ♦ CHAPITRE QUINZIÈME {Lecou} ♦ CHAPITRE SEIZIÈME {LP} ♦ XVI {CL}
  3. Dans {Presse}, ce chapitre est soud� au suivant: l' argument comprend donc en outre celui du chapitre premier de la troisi�me partie: — Voyage � Paris. — La grande berline. — La Sologne. — La for�t d'Orl�ans et les pendus. — L'appartement de ma grand'm�re � Paris. — Mes promenades avec ma m�re. — La coiffure � la chinoise. — Ma sœur. — Premier chagrin violent. — La poup�e noire. — Maladie et vision dans le d�lire.
  4. Ils sont trait�s d'ailleurs {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ Ils sont trait�s d'abord {CL} ♦ Ils sont trait�s d'ailleurs {Lub} (r�tablissant la 1�re le�on; nous le suivons)
  5. ses premi�res assises, {Presse} ♦ ces premi�res assises, {Lecou}, {LP} ♦ ses premi�res assises, {CL}
  6. d'une enfant pleureuse {Presse} ♦ d'un enfant pleureur {Lecou} et sq.

Notes