GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-Lévy 1876

{[Presse 6/11/54 2]; LP T.? ?; CL T.1 [389]; Lub T.1 [323]} DEUXIÈME PARTIE
Mes premières années
1800-1810 a

{Presse 22/12/54 1; CL T.2 [270]; Lub T.1 [627]} XVI b

Madame de Genlis. — Les rois et les reines des contes de fées. — L'écran vert. — La grotte et la cascade. — Le vieux château. — Première séparation d'avec ma mère. — Catherine. — Effroi que me causaient l'âge et l'air imposant de ma grand'mère. c



Ma petite cervelle était toujours pleine de poésie et mes lectures me tenaient en haleine sous ce rapport. Berquin, ce vieux ami des enfants qu'on a, je crois, trop vanté, ne me passionna jamais. Quelquefois ma mère nous lisait tout haut des fragments de roman de Madame de Genlis, cette bonne dame qu'on a trop oubliée, et qui avait un talent réel. Qu'importe aujourd'hui ses préjugés, sa demi-morale souvent fausse et son caractère personnel qui ne semble pas avoir eu de parti pris entre l'ancien monde et le nouveau? Relativement au cadre qui a pesé sur elle, elle a peint aussi largement que possible. Son véritable naturel a dû être excellent, et il y a certain roman d'elle qui ouvre vers l'avenir des perspectives très-larges. Son imagination est restée fraîche sous les glaces de l'âge, et dans les détails elle est véritablement artiste et poëte.

Il existe d'elle un roman publié sous la Restauration, un des derniers, je crois, qu'elle ait écrit, et dont je n'ai jamais entendu parler depuis cette époque. J'avais seize ou dix-sept ans quand je le lus, et je ne saurais dire s'il eut du succès. Je ne me le rappelle pas bien, mais il m'a vivement impressionnée et il a produit son effet sur toute ma vie. Ce roman est intitulé Les Battuécas, et il est éminemment {CL 271} socialiste. Les Battuécas sont une petite tribu qui a existé, en réalité ou en imagination, dans une vallée espagnole cernée de montagnes inaccessibles. À la suite {Lub 628} de je ne sais quel événement, cette tribu s'est renfermée volontairement en un lieu où la nature lui offre toutes les ressources imaginables, et où, depuis plusieurs siècles, elle se perpétue sans avoir aucun contact avec la civilisation extérieure. C'est une petite république champêtre, gouvernée par des lois d'un idéal naïf. On y est forcément vertueux. C'est l'âge d'or avec tout son bonheur et toute sa poésie. Un jeune homme, dont je ne sais plus le nom, et qui vivait là dans toute la candeur des mœurs primitives, découvre un jour, par hasard, le sentier perdu qui mène au monde moderne. Il se hasarde, il quitte sa douce retraite, le voilà lancé dans notre civilisation, avec la simplicité et la droiture de la logique naturelle. Il voit des palais, des armées, des théâtres, des œuvres d'art, une cour, des femmes du monde, des savants, des hommes célèbres; et son étonnement, son admiration tiennent du délire. Mais il voit aussi des mendiants, des orphelins abandonnés, des plaies étalées à la porte des églises, des hommes qui meurent de faim à la porte des riches. Il s'étonne encore plus. Un jour, il prend un pain sur l'étalage d'un boulanger pour le donner à une pauvre femme qui pleure avec son enfant pâle et mourant dans les bras. On le traite de voleur, on le menace; ses amis le grondent et tâchent de lui expliquer ce que c'est que la propriété. Il ne comprend pas. Une belle dame le séduit, mais elle a des fleurs artificielles dans les cheveux, des fleurs qu'il a cru vraies et qui l'étonnent parce qu'elles sont sans parfum. Quand on lui explique que ce ne sont pas des fleurs, il s'effraye, il a peur de cette femme qui lui a semblé si belle, il craint qu'elle ne soit artificielle aussi.

Je ne sais plus combien de déceptions lui viennent quand {CL 272} il voit le mensonge, le charlatanisme, la convention, l'injustice partout. C'est le Candide ou le Huron de Voltaire, mais c'est conçu plus naïvement. C'est une œuvre chaste, sincère, sans amertume, et dont les détails ont une poésie infinie. Je crois que le jeune battuécas retourne à sa vallée et recouvre sa vertu sans retrouver son bonheur, car il a bu à la coupe empoisonnée du siècle. Je ne voudrais pas relire ce livre, je craindrais de ne plus le trouver aussi charmant qu'il m'a semblé.

Autant qu'il m'en souvient, la conclusion de Madame de Genlis n'est pas hardie, elle ne veut pas donner tort à la société, et à plusieurs égards elle a raison d'accepter {Lub 628} l'humanité telle qu'elle est devenue par les lois mêmes du progrès. Mais il me semble qu'en général les arguments qu'elle place dans la bouche de l'espèce de mentor dont elle fait accompagner son héros à travers l'examen du monde moderne, sont assez faibles. Je les lisais sans plaisir et sans conviction, et l'on pense bien pourtant qu'à seize ans, sortant du cloître et encore soumise à la loi catholique, je n'avais pas de parti pris contre la société officielle. Les naïfs raisonnements du Battuécas me charmaient au contraire, et, chose bizarre, c'est peut-être à Madame de Genlis, l'institutrice et l'amie de Louis-Philippe, que je dois mes premiers instincts socialistes et démocratiques.

Mais je me trompe, je les dois à la singularité de ma position, à ma naissance à cheval pour ainsi dire sur deux classes, à mon amour pour ma mère, contrarié et brisé par des préjugés qui m'ont fait souffrir avant que je pusse les comprendre. Je les dois aussi à mon éducation, qui fut tour à tour philosophique et religieuse, et à tous les contrastes que ma propre vie m'a présentés dès l'âge le plus tendre. J'ai donc été démocrate non-seulement par le sang que ma mère a mis dans mes veines, mais par les luttes que ce sang du peuple a soulevées dans mon cœur {CL 273} et dans mon existence, et si les livres ont fait de l'effet sur moi, c'est que leurs tendances ne faisaient que confirmer et consacrer les miennes.

Pourtant les princesses et les rois des contes de fées firent longtemps mes délices. C'est que, dans mes rêves d'enfant, ces personnages étaient le type de l'aménité, de la bienfaisance et de la beauté. J'aimais leur luxe et leurs parures, mais tout cela leur venait des fées, et ces rois-là n'ont rien de commun avec les rois véritables. Ils sont traités d'abord d fort cavalièrement par les génies, quand ils se conduisent mal, et à cet égard ils sont soumis à une justice plus sévère que celle des peuples.

Les fées et les génies! Où étaient-ils, ces êtres qui pouvaient tout, et qui, d'un coup de baguette, vous faisaient entrer dans un monde de merveilles? Ma mère ne voulut jamais me dire qu'ils n'existaient pas, et je lui en sais maintenant un gré infini. Ma grand'mère n'y eût pas été par quatre chemins si j'avais osé lui faire les mêmes questions. Toute pleine de Jean-Jacques et de {Lub 630} Voltaire, elle eût démoli sans remords et sans pitié tout l'édifice enchanté de mon imagination. Ma mère procédait autrement. Elle ne m'affirmait rien, elle ne niait rien non plus. La raison venait bien assez vite à son gré, et déjà je pensais bien par moi-même que mes chimères ne se réaliseraient pas; mais si la porte de l'espérance n'était plus toute grande ouverte comme dans les premiers jours, elle n'était pas encore fermée à clef, il m'était permis de fureter autour et de tâcher d'y trouver une petite fente pour regarder à travers. Enfin je pouvais encore rêver tout éveillée, et je ne m'en faisais pas faute.

Je me souviens que, dans les soirs d'hiver, ma mère nous lisait tantôt du Berquin, tantôt les Veillées du château, par Madame de Genlis, et tantôt d'autres fragments de livres à notre portée, mais dont je ne me souviens plus. {CL 274} J'écoutais d'abord attentivement. J'étais assise aux pieds de ma mère, devant le feu, et il y avait entre le feu et moi un vieux écran à pieds garni de taffetas vert. Je voyais un peu le feu à travers ce taffetas usé, et il y produisait de petites étoiles dont j'augmentais le rayonnement en clignant les yeux. Alors peu à peu je perdais le sens des phrases que lisait ma mère; sa voix me jetait dans une sorte d'assoupissement moral, où il m'était impossible de suivre une idée. Des images se dessinaient devant moi et venaient se fixer sur l'écran vert. C'étaient des bois, des prairies, des rivières, des villes d'une architecture bizarre et gigantesque, comme j'en vois encore souvent en songe; des palais enchantés avec des jardins comme il n'y en a pas, avec des milliers d'oiseaux d'azur, d'or et de pourpre, qui voltigeaient sur les fleurs et qui se laissaient prendre comme les roses se laissent cueillir. Il y avait des roses vertes, noires, violettes, des roses bleues surtout. Il paraît que la rose bleue a été longtemps le rêve de Balzac. Elle était aussi le mien dans mon enfance, car les enfants, comme les poëtes, sont amoureux de ce qui n'existe pas. Je voyais aussi des bosquets illuminés, des jets d'eau, des profondeurs mystérieuses, des ponts chinois, des arbres couverts de fruits d'or et de pierreries. Enfin, tout le monde fantastique de mes contes devenait sensible, évident, et je m'y perdais avec délices. Je fermais les yeux, et je le voyais encore; mais quand je les rouvrais, ce n'était que sur l'écran que je pouvais le retrouver. Je ne sais quel travail de mon cerveau avait {Lub 631} fixé là cette vision plutôt qu'ailleurs; mais il est certain que j'ai contemplé sur cet écran vert des merveilles inouïes. Un jour ces apparitions devinrent si complètes, que j'en fus comme effrayée et que je demandai à ma mère si elle ne les voyait pas. Je prétendais qu'il y avait de grandes montagnes bleues sur l'écran, et elle me secoua sur ses genoux en chantant pour me {CL 275} ramener à moi-même. Je ne sais si ce fut pour donner un aliment à mon imagination trop excitée qu'elle imagina elle-même une création puérile, mais ravissante pour moi et qui a fait longtemps mes délices. Voici ce que c'était.

Il y a dans notre enclos un petit bois planté de charmilles, d'érables, de frênes, de tilleuls et de lilas. Ma mère choisit un endroit où une allée tournante conduit à une sorte d'impasse. Elle pratiqua, avec l'aide d'Hippolyte, de ma bonne, d'Ursule et de moi, un petit sentier dans le fourré, qui était alors fort épais. Ce sentier fut bordé de violettes, de primevères et de pervenches qui depuis ce temps-là ont tellement prospéré, qu'elles ont envahi presque tout le bois. L'impasse devint donc un petit nid où un banc fut établi sous les lilas et les aubépines, {Presse 22/12/54 2} et l'on allait étudier et répéter là ses leçons pendant le beau temps. Ma mère y portait son ouvrage, et nous y portions nos jeux, surtout nos pierres et nos briques pour construire des maisons, et nous donnions à ces édifices, Ursule et moi, des noms pompeux. C'était le château de la fée, c'était le palais de la Belle au bois dormant, etc. Voyant que nous ne venions pas à bout de réaliser nos rêves dans ces constructions grossières, ma mère quitta un jour son ouvrage et se mit de la partie. « Ôtez-moi, nous dit-elle, vos vilaines pierres à chaux et vos briques cassées. Allez me chercher des pierres bien couvertes de mousse, des cailloux roses, verts, des coquillages, et que tout cela soit joli, ou bien je ne m'en mêle pas. »

Voilà notre imagination allumée. Il s'agit de ne rien rapporter qui ne soit joli, et nous nous mettons à la recherche de ces trésors que jusque-là nous avions foulés aux pieds sans les connaître. Que de discussions avec Ursule pour savoir si cette mousse est assez veloutée, si ces pierres ont une forme heureuse, si ces cailloux sont assez brillants! D'abord tout nous avait paru bon, mais bientôt la comparaison {CL 276} s'établit, les différences nous {Lub 632} frappèrent, et peu à peu rien ne nous paraissait plus digne de notre construction nouvelle. Il fallut que la bonne nous conduisît à la rivière pour y trouver les beaux cailloux d'émeraude, de lapis et de corail qui brillent sous les eaux basses et courantes. Mais, à mesure qu'ils sèchent hors de leur lit, ils perdent leurs vives couleurs, et c'était une déception nouvelle. Nous les replongions cent fois dans l'eau pour en ranimer l'éclat. Il y a dans nos terrains des quartz superbes, et une quantité d'ammonites et de pétrifications antédiluviennes d'une grande beauté et d'une grande variété. Nous n'avions jamais fait attention à tout cela, et le moindre objet nous devenait une surprise, une découverte et une conquête.

Il y avait à la maison un âne, le meilleur âne que j'aie jamais connu; je ne sais s'il avait été malicieux dans sa jeunesse comme tous ses pareils; mais il était vieux, très-vieux; il n'avait plus ni rancunes ni caprices. Il marchait d'un pas grave et mesuré; respecté pour son grand âge et ses bons services, il ne recevait jamais ni corrections ni reproches, et s'il était le plus irréprochable des ânes, on peut dire aussi qu'il était le plus heureux et le plus estimé. On nous mettait, Ursule et moi, chacune dans une de ses bannes, et nous voyagions ainsi sur ses flancs sans qu'il eût jamais la pensée de se débarrasser de nous. Au retour de la promenade, l'âne rentrait dans sa liberté habituelle; car il ne connaissait ni corde ni râtelier. Toujours errant dans les cours, dans le village ou dans la prairie du jardin, il était absolument livré à lui-même, ne commettant jamais de méfaits et usant discrètement de toutes choses. Il lu prenait souvent fantaisie d'entrer dans la maison, dans la salle à manger et même dans l'appartement de ma grand'mère, qui le trouva un jour installé dans son cabinet de toilette, le nez sur une boîte de poudre d'iris {CL 277} qu'il respirait d'un air sérieux et recueilli. Il avait même appris à ouvrir les portes qui ne fermaient qu'au loquet, d'après l'ancien système du pays, et comme il connaissait parfaitement tout le rez-de-chaussée, il cherchait toujours ma grand'mère, dont il savait bien qu'il recevrait quelque friandise. Il lui était indifférent de faire rire; supérieur aux sarcasmes, il avait des airs de philosophe qui n'appartenaient qu'à lui. Sa seule faiblesse était le désœuvrement et l'ennui de la solitude qui en est la conséquence. Une nuit, ayant trouvé la {Lub 633} porte du lavoir ouverte, il monta un escalier de sept ou huit marches, traversa la cuisine, le vestibule, souleva le loquet de deux ou trois pièces et arriva à la porte de la chambre à coucher de ma grand'mère; mais trouvant là un verrou, il se mit à gratter du pied pour avertir de sa présence. Ne comprenant rien à ce bruit, et croyant qu'un voleur essayait de crocheter sa porte, ma grand'mère sonna sa femme de chambre, qui accourut sans lumière, vint à la porte, et tomba sur l'âne en jetant les hauts cris.

Mais ceci est une digression, je reviens à nos promenades. L'âne fut mis par nous en réquisition, et il apportait dans ses paniers une provision de pierres pour notre édifice. Ma mère choisissait les plus belles ou les plus bizarres, et quand les matériaux furent rassemblés elle commença à bâtir devant nous avec ses petites mains fortes et diligentes, non pas une maison, non pas un château, mais une grotte en rocaille.

Une grotte! Nous n'avions aucune idée de cela. La nôtre n'atteignit guère que quatre ou cinq pieds de haut et deux ou trois de profondeur; mais la dimension n'est rien pour les enfants, ils ont la faculté de voir en grand, et comme l'ouvrage dura quelques jours, pendant quelques jours nous crûmes que notre rocaille allait s'élever jusqu'aux nues. Quand elle fut terminée, elle avait acquis dans notre cervelle {CL 278} les proportions que nous avions rêvées, et j'ai besoin de me rappeler qu'en montant sur ses premières assises, e je pouvais en atteindre le sommet, j'ai besoin de voir le petit emplacement qu'elle occupait, et qui existe encore, pour ne pas me persuader encore aujourd'hui que c'était une caverne de montagne.

C'était du moins très-joli, je ne pourrai jamais me persuader le contraire. Ce n'étaient que cailloux choisis mariant leurs vives couleurs, pierres couvertes de mousses fines et soyeuses, coquillages superbes, festons de lierre au-dessous et gazons tout autour. Mais cela ne suffisait pas, il y fallait une source et une cascade; car une grotte sans eau vive est un corps sans âme. Or il n'y avait pas le moindre filet d'eau dans le petit bois. Mais ma mère ne s'arrêtait pas pour si peu. Une grande terrine à fond d'émail vert qui servait aux savonnages fut enterrée jusqu'aux bords dans l'intérieur de la grotte, bordée de plantes et de fleurs qui cachaient la poterie, et remplie {Lub 634} d'une eau limpide que nous avions grand soin de renouveler tous les jours. Mais la cascade? Nous la demandions avec ardeur. « Demain vous aurez la cascade, dit ma mère, mais vous n'irez pas voir la grotte avant que je vous fasse appeler; car il faut que la fée s'en mêle, et votre curiosité peut la contrarier. »

nous observâmes religieusement cette prescription, et à l'heure dite ma mère vint nous chercher. Elle nous amena par le sentier de la grotte, nous défendit de regarder derrière, et me mettant une petite baguette dans la main, elle frappa trois fois dans les siennes, me recommandant de frapper en même temps de ma baguette le centre de la grotte, qui présentait alors un orifice garni d'un tuyau de sureau. Au troisième coup de baguette, l'eau se précipitant dans le tuyau fit irruption si abondamment que nous fûmes inondées, Ursule et moi, à notre grande satisfaction et en poussant des cris de joie délirante. Puis la cascade tombant {CL 279} de deux pieds de haut dans le bassin formé par la terrine offrit une nappe cristalline qui dura deux ou trois minutes et s'arrêta... lorsque toute l'eau du vase que ma bonne, cachée derrière la grotte, versait dans le tuyau de sureau fut épuisée, et que débordant de la terrine, l'onde pure eut copieusement arrosé les fleurs plantées sur ses bords. L'illusion fut donc de courte durée, mais elle avait été complète, délicieuse, et je ne crois pas avoir éprouvé plus de surprise et d'admiration quand j'ai vu par la suite les grandes cataractes des Alpes et des Pyrénées.

Quand la grotte eut atteint son dernier degré de perfection, comme ma grand'mère ne l'avait pas encore vue, nous allâmes solennellement la prier de nous honorer de sa visite dans le petit bois, et nous disposâmes tout pour lui donner la surprise de la cascade. Nous nous imaginions qu'elle serait ravie; mais, soit qu'elle trouvât la chose trop puérile, soit qu'elle fût mal disposée pour ma mère ce jour-là, au lieu d'admirer notre chef-d'œuvre, elle se moqua de nous, et la terrine servant de bassin (nous avions pourtant mis des petits poissons dedans pour lui faire fête) nous attira plus de railleries que d'éloges. Pour mon compte, j'en fus consternée; car rien au monde ne me paraissait plus beau que notre grotte enchantée et je souffrais réellement quand on s'efforçait de m'ôter une illusion.

{Lub 635} Les promenades à âne nous mettaient toujours en grande joie; nous allions à la messe tous les dimanches sur ce patriarche des roussins, et nous portions notre déjeuner, pour le manger après la messe, dans le vieux château de Saint-Chartier qui touche à l'église. Ce château était gardé par une vieille femme qui nous recevait dans les vastes salles abandonnées du vieux manoir, et ma mère prenait plaisir à y passer une partie de la journée. Ce qui me frappait le plus, c'était l'apparence fantastique de la vieille femme, qui était pourtant une véritable paysanne, mais qui ne tenait {CL 280} aucun compte des dimanches, et filait sa quenouille ce jour-là avec autant d'activité que dans la semaine, bien que l'observation du chômage soit une des plus rigoureuses habitudes du paysan de la vallée Noire. Cette vieille avait-elle servi quelque seigneur de village voltairien et philosophe? Je ne sais.

J'ai oublié son nom, mais non l'aspect imposant du château tel qu'il a été encore plusieurs années après cette époque. C'était un redoutable manoir, bien entier et très-habitable, quoique dégarni de meubles. Il y avait des salles immenses, des cheminées colossales et des oubliettes que je me rappelle parfaitement. Ce château est célèbre dans l'histoire du pays. Il était le plus fort de la province, et longtemps il servit de résidence aux princes du pays du bas Berry. Il a été assiégé par Philippe-Auguste en personne, et plus tard il fut encore occupé par les Anglais et repris sur eux à l'époque des guerres de Charles VII. C'est un grand carré flanqué de quatre tours énormes. Le propriétaire, lassé de l'entretenir, voulut l'abattre pour vendre les matériaux. On réussit à enlever la charpente et à effondrer toutes les cloisons et murailles intérieures. Mais on ne put entamer les tours bâties en ciment romain, et les cheminées furent impossibles à déraciner. Elles sont encore debout, élevant leurs longs tuyaux à quarante pieds dans les airs, sans que jamais, depuis trente ans, la tempête ou la gelée en ait détaché une seule brique. En somme, c'est une ruine magnifique et qui bravera le temps et les hommes pendant bien des siècles encore. La base est de construction romaine, le corps de l'édifice est des premiers temps de la féodalité.

C'était un voyage alors que d'aller à Saint-Chartier. Les chemins étaient impraticables pendant neuf mois de l'année. Il fallait aller par les sentiers des prairies, ou se {Lub 636} risquer avec le pauvre âne, qui resta plus d'une fois planté dans {CL 281} la glaise avec son fardeau. Aujourd'hui une route superbe bordée de beaux arbres, nous y mène en un quart d'heure. Mais le château me faisait une bien plus vive impression alors qu'il fallait plus de peine pour y arriver.

{Presse 23/12/54 1} Enfin les arrangements de famille furent terminés, et ma mère signa l'engagement de me laisser à ma grand'mère, qui voulait absolument se charger de mon éducation. J'avais montré une si vive répugnance pour cette convention, qu'on ne m'en parla plus du moment qu'elle fut adoptée. On s'entendit pour me détacher peu à peu de ma mère, sans que je pusse m'en apercevoir; et, pour commencer, elle partit seule pour Paris, impatiente qu'elle était de revoir Caroline.

Comme je devais aller à Paris quinze jours après avec ma grand'mère, et que je voyais même déjà préparer la voiture et faire les paquets, je n'eus pas trop d'effroi ni de chagrin. On me disait qu'à Paris je demeurerais tout près de ma petite maman et que je la verrais tous les jours. Pourtant j'éprouvai une sorte de terreur quand je me trouvai sans elle dans cette maison, qui commença à me paraître grande comme dans les premiers jours que j'y avais passés. Il me fallut aussi me séparer de ma bonne, que j'aimais tendrement et qui allait se marier. C'était une paysanne que ma mère avait prise en remplacement de l'espagnole Cécilia après la mort de mon père. Cette excellente femme vit toujours et vient me voir souvent pour m'apporter des fruits de son cormier, arbre assez rare dans notre pays et qui y atteint pourtant des proportions énormes. Le cormier de Catherine fait son orgueil et sa gloire, et elle en parle comme ferait le gardien cicerone d'un monument splendide. Elle a eu une nombreuse famille et des malheurs par conséquent. J'ai eu souvent l'occasion de lui rendre service. C'est un bonheur que de pouvoir assister la vieillesse de l'être qui a soigné notre enfance. Il n'y avait rien de plus doux et de {CL 282} plus patient au monde que Catherine. Elle tolérait, elle admirait même naïvement toutes mes sottises. Elle m'a horriblement gâtée et je ne m'en plains pas, car je ne devais pas l'être longtemps par mes bonnes, et j'eus bientôt à expier la tolérance et la tendresse dont je n'avais pas assez senti le prix.

{Lub 637} Elle me quitta en pleurant, bien que ce fût pour un mari excellent, d'une belle figure, d'une grande probité, intelligent et riche par-dessus le marché, société bien préférable à celle d'un enfant pleureur f et fantasque; mais le bon cœur de cette fille ne calculait pas et ses larmes me donnèrent la première notion de l'absence. « Pourquoi pleures-tu? lui disais-je; nous nous reverrons bien! — Oui, me disait-elle, mais je m'en vas à une grande demi-lieue d'ici, et je ne vous reverrai pas tous les jours. »

Cela me fit faire des réflexions et je commençai à me tourmenter de l'absence de ma mère. Je ne fus pourtant alors que quinze jours séparée d'elle, mais ces quinze jours sont plus distincts dans ma mémoire que les trois années qui venaient de s'écouler, et même peut-être que les trois années qui suivirent et qu'elle passa encore avec moi. Tant il est vrai que la douleur seule marque dans l'enfance le sentiment de la vie.

Pourtant il ne se passa rien de remarquable durant ces quinze jours. Ma grand'mère, s'apercevant de ma mélancolie, s'efforçait de me distraire par le travail. Elle me donnait mes leçons et se montrait beaucoup plus indulgente que ma mère pour mon écriture et pour la récitation de mes fables. Plus de réprimandes, plus de punitions. Elle en avait toujours été fort sobre, et, voulant se faire aimer, elle me donnait plus d'éloges, d'encouragements et de bonbons que de coutume. Tout cela eût dû me sembler fort doux, car ma mère était rigide et sans miséricorde pour mes langueurs et mes distractions. Eh bien, le cœur de {CL 283} l'enfant est un petit monde déjà aussi bizarre et aussi inconséquent que celui de l'homme. Je trouvais ma grand'mère plus sévère et plus effrayante dans sa douceur que ma mère dans ses emportements. Jusque-là, je l'avais aimée et m'étais montrée confiante et caressante avec elle. De ce moment, et cela dura bien longtemps après, je me sentis froide et réservée en sa présence. Ses caresses me gênaient ou me donnaient envie de pleurer, parce qu'elles me rappelaient les étreintes plus passionnées de ma petite mère. Et puis ce n'était pas avec elle une vie de tous les instants, une familiarité, une expansion continuelles. Il fallait du respect, et cela me semblait glacial. La terreur que ma mère me causait parfois n'était qu'un instant douloureux à passer. {Lub 638} L'instant d'après j'étais sur ses genoux, sur son sein, je la tutoyais, tandis qu'avec la bonne maman c'étaient des caresses de cérémonie, pour ainsi dire. Elle m'embrassait solennellement et comme par récompense de ma bonne conduite; elle ne me traitait pas assez comme un enfant, tant elle souhaitait me donner de la tenue et me faire perdre l'invincible laisser-aller de ma nature, que ma mère n'avait jamais réprimé avec persistance. Il ne fallait plus se rouler par terre, rire bruyamment, parler berrichon. Il fallait se tenir droite, porter des gants, faire silence ou chuchoter bien bas dans un coin avec Ursulette. À chaque élan de mon organisation on opposait une petite répression bien douce, mais assidue. On ne me grondait pas, mais on me disait vous, et c'était tout dire. Ma fille, vous vous tenez comme une bossue; ma fille, vous marchez comme une paysanne; ma fille, vous avez encore perdu vos gants! Ma fille, vous êtes trop grande pour faire de pareilles choses. trop grande! J'avais sept ans, et on ne m'avait jamais dit que j'étais grande. Cela me faisait une peur affreuse, d'être devenue tout à coup si grande depuis le départ de ma mère. Et puis, il fallait {CL 284} apprendre toutes sortes d'usages qui me paraissaient ridicules. Il fallait faire la révérence aux personnes qui venaient en visite. Il ne fallait plus mettre le pied à la cuisine et ne plus tutoyer les domestiques, afin qu'ils perdissent l'habitude de me tutoyer. Il ne fallait pas non plus tutoyer ma bonne maman. Il ne fallait pas même lui dire vous. Il fallait lui parler à la troisième personne: Ma bonne maman veut-elle me permettre d'aller au jardin?

Elle avait certainement raison, l'excellente femme, de vouloir me frapper d'un grand respect moral pour sa personne et pour le code des grandes habitudes de civilisation qu'elle voulait m'imposer. Elle prenait possession de moi; elle avait affaire à un enfant quinteux et difficile à manier. Elle avait vu ma mère s'y prendre énergiquement, et elle pensait qu'au lieu de calmer ces accès d'irritation maladive, ma mère, excitant trop ma sensibilité, me soumettait sans me corriger. C'est bien probable. L'enfant trop secoué dans son système nerveux revient d'autant plus vite à son débordement d'impétuosité qu'on l'a plus ébranlé en le matant tout d'un coup. Ma grand'mère savait bien qu'en me subjuguant par une continuité d'observations calmes, elle me plierait {Lub 639} à une obéissance instinctive, sans combats, sans larmes et qui m'ôterait jusqu'à l'idée de la résistance. Ce fut en effet l'affaire de quelques jours. Je n'avais jamais eu la pensée d'entrer en révolte contre elle, mais je ne m'étais guère retenue de me révolter contre les autres en sa présence. Dès qu'elle se fut emparée de moi, je sentis qu'en faisant des sottises sous ses yeux j'encourrais son blâme, et ce blâme exprimé si poliment, mais si froidement, me donnait froid jusque dans la mœlle des os. Je faisais une telle violence à mes instincts que j'éprouvais des frissons convulsifs dont elle s'inquiétait sans les comprendre.

Elle avait atteint son but, qui était, avant tout, de me rendre disciplinable, et elle s'étonnait d'y être parvenue {CL 285} aussi vite. « Voyez donc, disait-elle, comme elle est douce et gentille! » et elle s'applaudissait d'avoir eu si peu de peine à me transformer avec un système tout opposé à celui de ma pauvre mère, tour à tour esclave et tyran.

Mais ma chère bonne maman eut bientôt à s'étonner davantage. Elle voulait être respectée religieusement, et en même temps être aimée avec passion. Elle se rappelait l'enfance de son fils et se flattait de la recommencer avec moi. Hélas! Cela ne dépendait ni de moi ni d'elle-même. Elle ne tenait pas assez de compte du degré de génération qui nous séparait et de la distance énorme de nos âges. La nature ne se trompe pas; et malgré les bontés infinies, les bienfaits sans bornes de ma grand'mère dans mon éducation, je n'hésite pas à le dire, une aïeule âgée et infirme ne peut pas être une mère, et la gouverne absolue d'un jeune enfant par une vieille femme est quelque chose qui contrarie la nature à chaque instant. Dieu sait ce qu'il fait en arrêtant à un certain âge la puissance de la maternité. Il faut au petit être qui commence la vie un être jeune et encore dans la plénitude de la vie. La solennité des manières de ma grand'mère me contristait l'âme. Sa chambre sombre et parfumée me donnait la migraine et des bâillements spasmodiques. Elle craignait le chaud, le droid, un vent coulis, un rayon de soleil. Il me semblait qu'elle m'enfermait avec elle dans une grande boîte quand elle me disait: Amusez-vous tranquillement. Elle me donnait des gravures à regarder, et je ne les voyais pas, j'avais le vertige. Un chien qui aboyait au dehors, un oiseau qui chantait dans le jardin, me faisaient {Lub 640} tressaillir. J'aurais voulu être le chien ou l'oiseau. Et quand j'étais au jardin avec elle, bien qu'elle n'exerçât sur moi aucune contrainte, j'étais enchaînée à ses côtés par le sentiment des égards qu'elle avait déjà su m'inspirer. Elle marchait avec peine, je me tenais tout près pour lui ramasser sa tabatière ou son gant qu'elle {CL 286} laissait souvent tomber et qu'elle ne pouvait pas se baisser pour ramasser, car je n'ai jamais vu de corps plus languissant et plus débile; et comme elle était néanmoins grasse, fraîche et point malade, cette incapacité de mouvement m'impatientait intérieurement au dernier point. J'avais vu cent fois ma mère brisée par des migraines violentes, étendue sur son lit comme une morte, les joues pâles et les dents serrées; cela me mettait au désespoir; mais la nonchalance paralytique de ma grand'mère était quelque chose que je ne pouvais pas m'expliquer et qui parfois me semblait volontaire. Il y avait bien un peu de cela dans le principe, c'était la faute de sa première éducation. Elle avait trop vécu dans une boîte, elle aussi, et son sang avait perdu l'énergie nécessaire à la circulation; quand on voulait la saigner, on ne pouvait pas lui en tirer une goutte, tant il était inerte dans ses veines. J'avais une peur effroyable de devenir comme elle, et quand elle m'ordonnait de n'être à ses côtés ni agitée ni bruyante, il me semblait qu'elle me commandât d'être morte.

Enfin tous mes instincts se révoltaient contre cette différence d'organisation, et je n'ai aimé véritablement ma grand'mère que lorsque j'ai su raisonner. Jusque-là, je m'en confesse, j'ai eu pour elle une sorte de vénération morale jointe à un éloignement physique invincible. Elle s'aperçut bien de ma froideur, la pauvre femme, et voulut la vaincre par des reproches qui ne servirent qu'à l'augmenter, en constatant à mes propres yeux un sentiment dont je ne me rendais pas compte. Elle a bien souffert et moi peut-être encore plus, sans pouvoir m'en défendre. Et puis une grande réaction s'est faite en moi quand mon esprit s'est développé, et elle a reconnu qu'elle s'était trompée en me jugeant ingrate et obstinée.



FIN
DE LA DEUXIÈME PARTIE




Variantes

  1. Le deuxième partie est soudée à la première dans {Presse}. Les titres des parties ne figurent qu'à partir de l'édition {CL}.
  2. CHAPITRE DEUXIÈME {Presse} ♦ CHAPITRE QUINZIÈME {Lecou} ♦ CHAPITRE SEIZIÈME {LP} ♦ XVI {CL}
  3. Dans {Presse}, ce chapitre est soudé au suivant: l' argument comprend donc en outre celui du chapitre premier de la troisième partie: — Voyage à Paris. — La grande berline. — La Sologne. — La forêt d'Orléans et les pendus. — L'appartement de ma grand'mère à Paris. — Mes promenades avec ma mère. — La coiffure à la chinoise. — Ma sœur. — Premier chagrin violent. — La poupée noire. — Maladie et vision dans le délire.
  4. Ils sont traités d'ailleurs {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ Ils sont traités d'abord {CL} ♦ Ils sont traités d'ailleurs {Lub} (rétablissant la 1ère leçon; nous le suivons)
  5. ses premières assises, {Presse} ♦ ces premières assises, {Lecou}, {LP} ♦ ses premières assises, {CL}
  6. d'une enfant pleureuse {Presse} ♦ d'un enfant pleureur {Lecou} et sq.

Notes