GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-L�vy 1876

{[Presse 6/11/54 2]; LP T.? ?; CL T.1 [389]; Lub T.1 [323]} DEUXIÈME PARTIE
Mes premi�res ann�es
1800-1810 a

{Presse 20/12/54 1; CL T.2 [249]; Lub T.1 [610]} XV b

Ma m�re. — Une rivi�re dans une chambre. — Ma grand'm�re. c — Deschartres. — La m�decine de Deschartres. — Écriture hi�roglyphique. — Premi�res lectures. — Contes de f��s, mythologie. — La Nymphe et la bacchante. — Mon grand-oncle. — Le chanoine de Consuelo. — Diff�rence de la v�rit� et de la r�alit� dans les arts. — La f�te de ma grand'm�re. — Premi�res �tudes et impressions musicales.



J'ai trac� avec v�rit�, je crois, le caract�re de ma m�re, je ne puis passer outre, dans le r�cit de ma vie, sans me rendre compte, autant qu'il est en moi, de l'importance que ce caract�re exer�a sur le mien.

On pense bien qu'il m'a fallu du temps pour appr�cier une nature si singuli�re et si remplie de contradictions, d'autant plus qu'au sortir de mon enfance nous avons peu v�cu ensemble. Dans la premi�re p�riode de ma vie, je ne connus d'elle que son amour pour moi, amour immense, et que plus tard elle avoua avoir combattu en elle pour se r�signer � notre s�paration; mais cet amour n'�tait pas de la m�me nature que le mien. Il �tait plus tendre chez moi, plus passionn� chez elle, et d�j� elle me corrigeait vertement pour de petits m�faits que sa pr�occupation avait laiss�s longtemps passer impun�ment, et dont par cons�quent je ne me sentais pas coupable. J'ai toujours �t� d'une d�f�rence extr�me avec elle, et elle disait toujours qu'il n'y avait pas au monde une personne plus douce et plus aimable que moi; cela n'�tait vrai que pour elle. Je ne suis point meilleure qu'une autre, mais j'�tais v�ritablement {CL 250} bonne avec elle, et je lui ob�issais sans pourtant la craindre, quelque rude qu'elle f�t. Enfant insupportable avec les autres, j'�tais soumise avec elle parce que j'avais du plaisir � l'�tre. {Lub 611} Elle �tait alors pour moi un oracle, c'�tait elle qui m'avait donn� les premi�res notions de la vie, et elle me les avait donn�es conformes aux besoins intellectuels que m'avait cr��s la nature. Mais, par distraction et par oubli, les enfants font souvent ce qu'on leur a d�fendu et ce qu'ils n'ont point r�solu de faire. Elle me grondait et me frappait alors comme si ma d�sob�issance e�t �t� volontaire, et je l'aimais tant que j'�tais v�ritablement au d�sespoir de lui avoir d�plu. Il ne me vint jamais � l'esprit, dans ce temps-l�, qu'elle p�t �tre injuste. Jamais je n'eus ni rancune ni aigreur contre elle. Quand elle s'apercevait qu'elle avait �t� trop loin, elle me prenait dans ses bras, elle pleurait, elle m'accablait de caresses. Elle me disait m�me qu'elle avait eu tort, elle craignait de m'avoir fait du mal, et moi, j'�tais si heureuse de retrouver sa tendresse, que je lui demandais pardon des coups qu'elle m'avait administr�s.

Comment sommes-nous faits? Si ma grand'm�re e�t d�ploy� avec moi la centi�me partie de cette rudesse irr�fl�chie, je serais entr�e en pleine r�volte. Je la craignais pourtant beaucoup plus, et un mot d'elle me faisait p�lir; mais je ne lui eusse pas pardonn� la moindre injustice, et toutes celles de ma m�re passaient inaper�ues et augmentaient mon amour.

Un jour entre autres, je jouais dans sa chambre avec Ursule et Hippolyte, tandis qu'elle dessinait. Elle �tait tellement absorb�e par son travail, qu'elle ne nous entendait pas faire notre vacarme accoutum�. Nous avions trouv� un jeu qui passionnait nos imaginations. Il s'agissait de passer la rivi�re. La rivi�re �tait dessin�e sur le carreau avec de la craie et faisait mille d�tours dans cette grande chambre. {CL 251} En de certains endroits elle �tait fort profonde, il fallait trouver l'endroit gu�able et ne pas se tromper. Hippolyte s'�tait d�j� noy� plusieurs fois, nous l'aidions � se retirer des grands trous d o� il tombait toujours, car il faisait le r�le du maladroit ou de l'homme ivre, et il nageait � sec sur le carreau en se d�battant et en se lamentant. Pour les enfants ces jeux-l� sont tout un drame, toute une fiction sc�nique, parfois tout un roman, tout un po�me, tout un voyage, qu'ils miment et r�vent durant des heures enti�res, et dont l'illusion les gagne et les saisit v�ritablement. Pour mon compte, il ne me fallait pas cinq minutes pour m'y plonger de si bonne foi, {Lub 612} que je perdais la notion de la r�alit�, et je croyais voir e les arbres, les eaux, les rochers, une vaste campagne, et le ciel tant�t clair, tant�t charg� de nuages qui allaient crever et augmenter le danger de passer la rivi�re. Dans quel vaste espace les enfants croient agir, quand ils vont ainsi de la table au lit et de la chemin�e � la porte!

Nous arriv�mes, Ursule et moi, au bord de notre rivi�re, dans un endroit o� l'herbe �tait fine et le sable doux. Elle le t�ta d'abord, et puis elle m'appela en me disant: « Vous pouvez vous y risquer, vous n'en aurez gu�re plus haut que les genoux. » Les enfants s'appellent vous dans ces sortes de mimodrames. Ils ne croiraient pas jouer une sc�ne s'ils se tutoyaient comme � l'ordinaire. Ils repr�sentent toujours certains personnages qui expriment des caract�res, et ils suivent tr�s-bien la premi�re donn�e. Ils ont m�me des dialogues tr�s-vrais et que des acteurs de profession seraient bien embarrass�s d'improviser sur la sc�ne avec tant d'�-propos et de f�condit�.

Sur l'invitation d'Ursule, je lui observai que, puisque l'eau �tait basse, nous pouvions bien passer sans nous mouiller; il ne s'agissait que de relever un peu nos jupes et d'�ter nos chaussures. « Mais, dit-elle, si nous rencontrons {CL 252} des �crevisses, elles nous mangeront les pieds. — C'est �gal, lui dis-je; il ne faut pas mouiller nos souliers, nous devons les m�nager, car nous avons encore bien du chemin � faire. »

À peine fus-je d�chauss�e, que le froid du carreau me fit l'effet de l'eau v�ritable, et nous voil�, Ursule et moi, pataugeant dans le ruisseau. Pour ajouter � l'illusion g�n�rale, Hippolyte imagina de prendre le pot � l'eau et de le verser par terre, imitant ainsi un torrent et une cascade. Cela nous sembla d�lirant d'invention. Nos rires et nos cris attir�rent enfin l'attention de ma m�re. Elle nous regarda, et nous vit tous les trois, pieds et jambes nus, barbotant dans un cloaque, car le carreau avait d�teint, et notre fleuve �tait fort peu limpide. Alors elle se f�cha tout de bon, surtout contre moi, qui �tais d�j� enrhum�e; elle me prit par le bras, m'appliqua une correction manuelle assez accentu�e, et m'ayant rechauss�e elle-m�me, en me grondant beaucoup, elle chassa Hippolyte dans sa chambre, et nous mit en p�nitence, Ursule et moi, chacune dans un coin. Tel fut le d�no�ment {Lub 613} impr�vu et dramatique de notre repr�sentation, et la toile tomba sur des larmes et des cris v�ritables.

Eh bien, je me rappellerai toujours ce d�no�ment comme une des plus p�nibles commotions que j'aie ressenties. Ma m�re me surprenait au plus fort de mon hallucination, et ces sortes de r�veils me causaient toujours un �branlement moral tr�s-douloureux. Les coups ne me faisaient pourtant pas grande impression; j'en recevais souvent, et je savais parfaitement que ma m�re, en me frappant, me faisait fort peu de mal. De quelque fa�on qu'elle me secou�t et f�t de moi un petit paquet qu'on pousse et qu'on jette sur un lit ou sur un fauteuil, ses mains adroites et souples ne me meurtrissaient pas, et j'avais cette confiance malicieuse qu'ont tous les enfants, que la col�re de leurs parents est {CL 253} prudente, et qu'on a plus peur de les blesser qu'ils n'ont peur pour eux-m�mes. f Cette fois, comme les autres, ma m�re me voyant d�sesp�r�e de son courroux, me fit mille caresses pour me consoler. Elle aurait eu tort peut-�tre avec certains enfants orgueilleux et vindicatifs; mais elle avait raison avec moi qui n'ai jamais connu la rancune et qui trouve encore qu'on se punit soi-m�me en ne pardonnant pas � ceux qu'on aime.

Pour en revenir aux rapports qui s'�tablirent entre ma m�re et ma grand'm�re apr�s la mort de mon p�re, je dois dire que l'esp�ce d'antipathie naturelle qu'elles �prouvaient l'une pour l'autre ne fut jamais qu'� demi vaincue, ou plut�t elle fut vaincue enti�rement par intervalles, suivis de r�actions assez vives. De loin, elles se ha�ssaient toujours et ne pouvaient s'emp�cher de dire du mal l'une de l'autre. De pr�s, elles ne pouvaient s'emp�cher de se plaire ensemble, car chacune avait en elle un charme puissant, tout oppos� � celui de l'autre. Cela venait du fond de justice et de droiture qu'elles avaient toutes deux, et de leur grande intelligence, qui ne leur permettait pas de m�conna�tre ce qu'elles avaient d'excellent. Les pr�jug�s de ma grand'm�re n'�taient pas en elle-m�me, ils �taient dans son entourage. Elle avait beaucoup de faiblesse pour certaines personnes et m�nageait en elles des opinions qu'au fond de son �me elle ne partageait pas. Ainsi, devant ses vieilles amies, elle abandonnait ma m�re absente � leurs anath�mes et semblait vouloir se justifier de l'avoir accueillie dans son intimit� et de la traiter {Lub 614} comme sa fille. Et puis, quand elle se retrouvait avec elle, elle oubliait le mal qu'elle venait d'en dire et lui montrait une confiance et une sympathie dont j'ai �t� mille fois t�moin, et qui n'�taient pas feintes, car ma grand'm�re �tait la personne la plus sinc�re et la plus loyale que j'aie jamais connue. Mais toute grave et froide qu'elle paraissait, elle �tait impressionnable; elle avait {CL 254} besoin d'�tre aim�e, et les moindres attentions la trouvaient sensible et reconnaissante.

Combien de fois je lui ai entendu dire en parlant de ma m�re: « Elle a de la grandeur dans le caract�re. Elle est charmante. Elle a un maintien parfait. Elle est g�n�reuse et donnerait sa chemise aux pauvres. Elle est lib�rale comme une grande dame et simple comme un enfant. » Mais dans d'autres moments, se rappelant toutes ses jalousies maternelles, et les sentant survivre � l'objet qui les avait caus�es, elle disait: « C'est un d�mon, c'est une folle. Elle n'a jamais �t� aim�e de mon fils, elle le dominait, elle le rendait malheureux. Elle ne le regrette pas. » Et mille autres plaintes qui n'�taient pas fond�es, mais qui la soulageaient d'une secr�te et incurable amertume.

Ma m�re agissait absolument de m�me. Quand le temps �tait au beau entre elles, elle disait: « C'est une femme sup�rieure. Elle est encore belle comme un ange; elle sait tout. Elle est si douce et si bien �lev�e qu'il n'y a jamais moyen de se f�cher avec elle, et si elle vous dit quelquefois une parole qui pique, au moment o� la col�re {Presse 20/12/54 2} vous prend, elle vous en dit une autre qui vous donne envie de l'embrasser. Si on pouvait la d�barrasser de ses vieilles comtesses, elle serait adorable. »

Mais quand l'orage grondait dans l'�me imp�tueuse de ma m�re, c'�tait tout autre chose. La vieille belle-m�re �tait une prude et une hypocrite. Elle �tait s�che et sans piti�. Elle �tait encro�t�e dans ses id�es de l'ancien r�gime, etc. Et alors malheur aux vieilles amies qui avaient caus� une altercation domestique par leurs propos et leurs r�flexions! Les vieilles comtesses c'�taient les b�tes de l'apocalypse pour ma m�re, et elle les habillait de la t�te aux pieds avec une verve et une causticit� qui faisaient rire ma grand'm�re elle-m�me, malgr� qu'elle en e�t.

{CL 255} Deschartres, il faut bien le dire, �tait le principal {Lub 615} obstacle � leur complet rapprochement. Il ne put jamais prendre son parti l�-dessus, et il ne laissait pas tomber la moindre occasion de raviver les anciennes douleurs. C'�tait sa destin�e. Il a toujours �t� rude et d�sobligeant pour les �tres qu'il ch�rissait, comment ne l'e�t-il pas �t� pour ceux qu'il ha�ssait? Il ne pardonnait pas � ma m�re de l'avoir emport� sur lui dans l'influence � laquelle il pr�tendait sur l'esprit et le cœur de son cher Maurice. Il la contredisait et essayait de la molester � tout propos; et puis il s'en repentait et s'effor�ait de r�parer ses grossi�ret�s par des pr�venances gauches et ridicules. Il semblait parfois qu'il f�t amoureux d'elle. Et qui sait s'il ne l'�tait pas? Le cœur humain est si bizarre et les hommes aust�res si inflammables! Mais il e�t d�vor� quiconque le lui e�t dit. Il avait la pr�tention d'�tre sup�rieur � toutes les faiblesses humaines. D'ailleurs ma m�re recevait si mal ses avances et lui faisait expier ses torts par de si cruelles railleries, que l'ancienne haine lui revenait toujours, augment�e de tout le d�pit des nouvelles luttes.

Quand on paraissait au mieux ensemble et que Deschartres faisait peut-�tre tous ses efforts pour se rendre moins maussade, il essayait d'�tre taquin et gentil, et dieu sait comme il s'y entendait, le pauvre homme! Alors ma m�re se moquait de lui avec tant de malice et d'esprit qu'il perdait la t�te, devenait brutal, blessant, et que ma grand'm�re �tait oblig�e de lui donner tort et de le faire taire.

Ils jouaient aux cartes le soir, tous les trois, et Deschartres, qui pr�tendait exceller dans tous les jeux et qui les jouait tous fort mal, perdait toujours. Je me souviens qu'un soir, exasp�r� d'�tre gagn� obstin�ment par ma m�re, qui ne calculait rien, mais qui, par instinct et par inspiration, �tait toujours heureuse, il entra dans une fureur {CL 256} �pouvantable et lui dit en jetant ses cartes sur la table: « On devrait vous les jeter au nez pour vous apprendre � gagner en jouant si mal! » Ma m�re se leva tout en col�re et allait r�pondre, lorsque ma bonne maman dit avec son grand air calme et sa voix douce: « Deschartres, si vous faisiez une pareille chose, je vous assure que je vous donnerais un grand soufflet. »

Cette menace d'un soufflet, faite d'un ton si paisible, et d'un grand soufflet, venant de cette belle main � demi {Lub 615} paralys�e, si faible qu'elle pouvait � peine soutenir ses cartes, �tait la chose la plus comique qui se puisse imaginer. Aussi ma m�re partit d'un rire inextinguible et se rassit, incapable de rien ajouter � la stup�faction et � la mortification du pauvre p�dagogue.

Mais cette anecdote eut lieu bien longtemps apr�s la mort de mon p�re. Il se passa de longues ann�es avant qu'on entend�t dans cette maison en deuil d'autres rires que ceux des enfants.

Pendant ces ann�es, une vie calme et r�gl�e, un bien-�tre physique que je n'avais jamais connu, un air pur que j'avais rarement respir� � pleins poumons, me firent peu � peu une sant� robuste, et l'excitation nerveuse cessant, mon humeur devint �gale et mon caract�re enjou�. On s'aper�ut que je n'�tais pas un enfant plus m�chant qu'un autre; et la plupart du temps, il est certain que les enfants ne sont acari�tres et fantasques que parce qu'ils souffrent sans pouvoir ou sans vouloir le dire.

Pour ma part, j'avais �t� si d�go�t�e par les rem�des, et, � cette �poque, on en faisait un tel abus, que j'avais pris l'habitude de ne jamais me plaindre de mes petites indispositions, et je me souviens d'avoir �t� souvent pr�s de m'�vanouir au milieu de mes jeux et d'avoir lutt� avec un sto�cisme que je n'aurais peut-�tre pas aujourd'hui. C'est que quand j'�tais remise � la science de Deschartres, {CL 257} je devenais r�ellement la victime de son syst�me, qui �tait de donner de l'�m�tique � tout propos. Il �tait habile chirurgien, mais il n'entendait rien � la m�decine et appliquait ce maudit �m�tique � tous les maux. C'�tait sa panac�e universelle. J'�tais et j'ai toujours �t� d'un temp�rament tr�s-bilieux, mais si j'avais eu toute g la bile dont Deschartres pr�tendait me d�barrasser, je n'aurais jamais pu vivre. Étais-je p�le, avais-je mal � la t�te, c'�tait la bile, et vite l'�m�tique, qui produisait chez moi d'affreuses convulsions sans vomissements et qui me brisait pour plusieurs jours. De son c�t�, ma m�re croyait aux vers, c'�tait encore une pr�occupation de la m�decine dans ce temps-l�. Tous les enfants avaient des vers et on les bourrait de vermifuges, affreuses m�decines noires qui leur causaient des naus�es et leur �taient l'app�tit. Alors, pour rendre l'app�tit, on administrait la rhubarbe. Et puis, avais-je une piq�re de cousin, ma m�re croyait voir repara�tre la gale, et le soufre �tait de nouveau m�l� {Lub 617} � tous mes aliments. Enfin c'�tait une droguerie perp�tuelle, et il faut que la g�n�ration � laquelle j'appartiens ait �t� bien fortement constitu�e pour r�sister � tous les soins qu'on a pris pour la conserver.

C'est vers l'�ge de cinq ans que j'appris � �crire. Ma m�re me faisait faire de grandes pages de b�tons et de jambages. Mais, comme elle �crivait elle-m�me comme un chat, j'aurais barbouill� bien du papier avant de savoir signer mon nom, si je n'eusse pris le parti de chercher moi-m�me un moyen d'exprimer ma pens�e par des signes quelconques. Je me sentais fort ennuy�e de copier tous les jours un alphabet et de tracer des pleins et des d�li�s en caract�res d'affiche. J'�tais impatiente d'�crire des phrases, et, dans mes r�cr�ations, qui �taient longues comme on peut croire, je m'exer�ais � �crire des lettres � Ursule, � Hippolyte et � ma m�re. Mais je ne les montrais pas, {CL 258} dans la crainte qu'on ne me d�fend�t de me g�ter la main � cet exercice. Je vins bient�t � bout de me faire une orthographe � mon usage. Elle �tait tr�s-simplifi�e et charg�e d'hi�roglyphes. Ma grand'm�re surprit une de ces lettres et la trouva tr�s-dr�le. Elle pr�tendit que c'�tait merveille de voir comme j'avais r�ussi � exprimer mes petites id�es avec ces moyens barbares, et elle conseilla � ma m�re de me laisser griffonner seule tant que je voudrais. Elle disait avec raison qu'on perd beaucoup de temps � vouloir donner une belle �criture aux enfants, et que pendant ce temps-l� ils ne songent point � quoi sert l'�criture. Je fus donc livr�e � mes propres recherches, et quand les pages de devoir h �taient finies, je revenais � mon syst�me naturel. Longtemps j'�crivis en lettres d'imprimerie, comme celles que je voyais dans les livres, et je ne me rappelle pas comment j'arrivai � employer l'�criture de tout le monde, mais ce que je me rappelle, c'est que je fis comme ma m�re, qui apprenait l'orthographe en faisant attention � la mani�re dont les mots imprim�s �taient compos�s. Je comptais les lettres, et je ne sais par quel instinct j'appris de moi-m�me les r�gles principales. Lorsque, plus tard, Deschartres m'enseigna la grammaire, ce fut l'affaire de deux ou trois mois; car chaque le�on n'�tait que la confirmation de ce que j'avais observ� et appliqu� d�j�.

À sept ou huit ans, je mettais donc l'orthographe, non pas tr�s-correctement, cela ne m'est jamais arriv�, {Lub 618} mais aussi bien que la majorit� des fran�ais qui l'ont apprise.

Ce fut en apprenant seule � �crire que je parvins � comprendre ce que je lisais. C'est ce travail qui me for�a � m'en rendre compte; car j'avais su lire avant de pouvoir comprendre la plupart des mots et de saisir le sens des phrases. Chaque jour cette r�v�lation agrandit son {CL 259} petit cadre, et j'en vins � pouvoir lire seule un conte de f�es.

Quel plaisir ce fut pour moi qui les avais tant aim�s et � qui ma pauvre m�re n'en faisait plus, depuis que le chagrin pesait sur elle! Je trouvai � Nohant les contes de Madame d'Aulnoy et de Perrault dans une vieille �dition qui a fait mes d�lices pendant cinq ou six ann�es. Ah! Quelles heures m'ont fait passer L'Oiseau bleu, Le Petit Poucet, Peau d'Âne, Belle-Belle ou le Chevalier Fortun�, Serpentin vert, Babiole, et La Souris bienfaisante! Je ne les ai jamais relus depuis, mais je pourrais tous les raconter d'un bout � l'autre, et je ne crois pas que rien puisse �tre compar�, dans la suite de notre vie intellectuelle, � ces premi�res jouissances de l'imagination.

Je commen�ais aussi � lire moi-m�me mon Abr�g� de mythologie grecque, et j'y prenais grand plaisir; car cela ressemble aux contes de f�es par certains c�t�s. Mais il y en avait d'autres qui me plaisaient moins; dans tous ces mythes, les symboles sont sanglants au milieu de leur po�sie, et j'aimais mieux les d�no�ments heureux de mes contes. Pourtant les nymphes, les z�phirs, l'�cho, toutes ces personnifications des riants myst�res de la nature tournaient mon cerveau vers la po�sie, et je n'�tais pas encore assez esprit fort pour ne pas esp�rer parfois de surprendre les nap�es et les dryades dans les bois et dans les prairies.

{Presse 21/12/54 1} Il y avait dans notre chambre un papier de tenture qui m'occupait beaucoup. Le fond �tait vert fonc� uni, tr�s-�pais, verni, et tendu sur toile. Cette mani�re d'isoler les papiers de la muraille assurait aux souris un libre parcours, et il se passait, le soir, derri�re ce papier, des sc�nes de l'autre monde, des courses �chevel�es, des grattements furtifs et de petits cris fort myst�rieux. Mais ce n'�tait pas l� ce qui m'occupait le plus. C'�tait la bordure {CL 260} et les ornements qui entouraient les panneaux. Cette bordure �tait large d'un pied et repr�sentait une {Lub 619} guirlande de feuilles de vigne s'ouvrant par intervalles pour encadrer une suite de m�daillons o� l'on voyait rire, boire et danser des sil�nes et des bacchantes. Au-dessus de chaque porte il y avait un m�daillon plus grand que les autres, repr�sentant une figurine, et ces figurines me paraissaient incomparables. Elles n'�taient pas pareilles. Celle que je voyais le matin en m'�veillant �tait une nymphe ou une flore dansante. Elle �tait v�tue de bleu p�le, couronn�e de roses, et agitait dans ses mains une guirlande de fleurs. Celle-l� me plaisait �norm�ment. Mon premier regard, le matin, �tait pour elle. Elle semblait me rire et m'inviter � me lever pour aller courir et fol�trer en sa compagnie.

Celle qui lui faisait vis-�-vis et que je voyais, le jour de ma table de travail, et le soir, en faisant mes pri�res avant d'aller me coucher, �tait d'une expression toute diff�rente, elle ne riait ni ne dansait. C'�tait une bacchante grave. Sa tunique �tait verte, sa couronne �tait de pampres, et son bras �tendu s'appuyait sur un thyrse. Ces deux figures repr�sentaient peut-�tre le printemps et l'automne. Quoi qu'il en soit, ces deux personnages, d'un pied de haut environ, me causaient une vive impression. Ils �taient peut-�tre aussi pacifiques et aussi insignifiants l'un que l'autre; mais, dans mon cerveau, ils offraient le contraste bien tranch� de la gaiet� et de la tristesse, de la bienveillance et de la s�v�rit�. Je regardais la bacchante avec �tonnement, j'avais lu l'histoire d'Orph�e d�chir� par ces cruelles, et le soir, quand la lumi�re vacillante �clairait le bras �tendu et le thyrse, je croyais voir la t�te du divin chantre au bout d'un javelot.

Mon petit lit �tait adoss� � la muraille de mani�re que je ne visse point cette figure qui me tourmentait. Comme {CL 261} personne ne se doutait pourtant de ma pr�vention contre elle, l'hiver �tant venu, ma m�re changea mon lit de place pour le rapprocher de la chemin�e, et de l� je tournais le dos � ma nymphe bien-aim�e pour ne voir que la m�nade redoutable. Je ne me vantai pas de ma faiblesse, je commen�ais � avoir honte de cela; mais comme il me semblait que cette diablesse me regardait obstin�ment et me mena�ait de son bras immobile; je mis ma t�te sous les couvertures pour ne pas la voir en m'endormant. Ce fut inutile, au milieu de la nuit {Lub 620} elle se d�tacha du m�daillon, se glissa le long i de la porte, devint aussi grande qu'une personne naturelle, comme disent les enfants, et, marchant � la porte d'en face, elle essaya d'arracher la jolie nymphe de son m�daillon. Celle-ci poussait des cris d�chirants; mais la bacchante ne s'en souciait pas. Elle tourmenta et d�chira le papier jusqu'� ce que la nymphe s'en d�tacha et s'enfuit j au milieu de la chambre. L'autre l'y poursuivit, et la pauvre nymphe �chevel�e s'�tant pr�cipit�e sur mon lit pour se cacher sous mes rideaux, la bacchante furieuse vint vers moi et nous per�a toutes deux de son thyrse, k qui �tait devenu une lance ac�r�e, et dont chaque coup �tait pour moi une blessure dont je sentais la douleur.

Je criai, je me d�battis, ma m�re vint � mon secours; mais tandis qu'elle se levait, bien que je fusse assez �veill�e pour le constater, j'�tais encore assez endormie pour voir la bacchante. Le r�el et le chim�rique �taient simultan�ment devant mes yeux, et je vis distinctement la bacchante s'att�nuer, s'�loigner, � mesure que ma m�re s'approchait d'elle, devenir petite comme elle l'�tait dans son m�daillon, grimper le long de la porte comme e�t fait une souris et se replacer dans son cadre de feuilles de vigne, o� elle reprit sa pose accoutum�e et son air grave.

Je me rendormis, et je vis cette folle qui faisait encore {CL 262} des siennes. Elle courait tout le long de la bordure, appelant tous les sil�nes l et toutes les autres bacchantes qui �taient attabl�s ou occup�s � se divertir dans les m�daillons, et elle les for�ait � danser avec elle et � casser tous les meubles de la chambre.

Peu � peu le r�ve devint tr�s-confus, et j'y pris une sorte de plaisir. Le matin, � mon r�veil, je vis la bacchante au lieu de la nymphe vis-�-vis de moi, et comme je ne me rendais plus compte de la nouvelle place que mon lit occupait dans la chambre, je crus un instant qu'en retournant � leurs m�daillons, les deux petites personnes s'�taient tromp�es et avaient chang� de porte; mais cette hallucination se dissipa aux premiers rayons du soleil, et je n'y pensai plus de la journ�e.

Le soir, mes pr�occupations revinrent, et il en fut ainsi pendant fort longtemps. Tant que durait le jour, il m'�tait impossible de prendre au s�rieux ces deux figurines colori�es dans le papier, mais les premi�res ombres {Lub 621} de la nuit troublaient mon cerveau et je n'osais plus rester seule dans la chambre. Je ne le disais pas, car ma grand'm�re raillait la poltronnerie et je craignais qu'on ne lui racont�t ma sottise; mais j'avais presque huit ans que je ne pouvais pas encore regarder tranquillement la bacchante avant de m'endormir. On ne s'imagine pas tout ce que les enfants portent de bizarreries contenues et d'�motions cach�es dans leur petite cervelle.

Le s�jour � Nohant de mon grand-oncle l'abb� de Beaumont fut pour mes deux m�res une grande consolation, une sorte de retour � la vie. C'�tait un caract�re enjou�, un peu insouciant, comme le sont les vieux gar�ons, un esprit remarquable, plein de ressources et de f�condit�, un caract�re � la fois �go�ste et g�n�reux; la nature l'avait fait sensible et ardent, le c�libat l'avait rendu personnel; mais sa personnalit� �tait si aimable, si gracieuse et si s�duisante, {CL 263} qu'on �tait forc� de lui savoir gr� de ne pas partager vos peines au point de n'avoir pas la force d'essayer de vous en distraire. C'�tait le plus beau vieillard que j'aie vu de ma vie. Il avait la peau blanche et fine, l'œil doux et les traits r�guliers et nobles de ma grand'm�re: mais il avait encore plus de puret� dans les lignes, et sa physionomie �tait plus anim�e. À cette �poque, il portait encore des ailes de pigeon bien poudr�es et la queue � la prussienne. Il �tait toujours en culottes de satin noir, en souliers � boucles, et, quand il mettait par-dessus son habit sa grande douillette de soie violette piqu�e et ouat�e, il avait l'air solennel d'un portrait de famille.

Il aimait ses aises, et son int�rieur �tait d'un vieux luxe confortable; sa table �tait raffin�e comme son app�tit. Il �tait despote et imp�rieux en paroles; doux, lib�ral et faible par le fait. J'ai souvent pens� � lui en esquissant le portrait d'un certain chanoine qui a �t� go�t� dans le roman de Consuelo. Comme lui, b�tard d'un grand personnage, il �tait friand, impatient, railleur, amoureux des beaux-arts, magnifique, candide et malin en m�me temps, irascible et d�bonnaire. J'ai beaucoup charg� la ressemblance pour les besoins du roman, et c'est ici le cas de dire que les portraits trac�s de cette sorte ne sont plus des portraits; c'est pourquoi lorsqu'ils paraissent blessants � ceux qui croient s'y reconna�tre, c'est une injustice commise envers l'auteur et envers {Lub 622} soi-m�me. Un portrait de roman, pour valoir quelque chose, est toujours une figure de fantaisie. L'homme est si peu logique, si rempli de contrastes et de disparates dans la r�alit�, que la peinture d'un homme r�el serait impossible et tout � fait insoutenable dans un ouvrage d'art. Le roman entier serait forc� de se plier aux exigences de ce caract�re, et ne serait plus m un roman. Cela n'aurait ni exposition, ni intrigue, ni nœud, ni d�no�ment; cela irait tout de travers comme la vie et n'int�resserait personne, {CL 264} parce que chacun veut trouver dans un roman une sorte d'id�al de la vie*.

* Cette opinion, prise dans un sens absolu, serait tr�s contestable. On s'efforce, en ce moment, de foner une �colde de r�alisme qui sera un progr�s si elle n'outrepasse pas son but et ne devient pas trop syst�matique. Mais, dans les ouvrages que j'ai lu, dans ceux de M. Champfleury, entre autres, le r�alisme est encore po�tis� suffisamment � la courte th�orie que j'expose. Je suis heureuse d'avoir cette occasion de dire que je trouve ravissante la mani�re de M. Champfleury, r�aliste ou non. (Note de 1854.)

C'est donc une b�tise que de croire qu'un auteur ait voulu faire aimer ou ha�r telle ou telle personne en donnant � ses personnages quelques traits saisis sur la nature; la moindre diff�rence en fait un �tre de convention, et je soutiens qu'en litt�rature, on ne peut faire d'une figure r�elle une peinture vraisemblable sans se jeter dans d'�normes diff�rences et sans d�passer extr�mement, en bien ou en mal, les d�fauts et les qualit�s de l'�tre humain qui a pu servir de premier type � l'imagination. C'est absolument comme le jeu des acteurs, qui ne para�t vrai sur la sc�ne qu'� la condition de d�passer {Presse 21/12/54 2} ou d'att�nuer beaucoup la r�alit�. Caricature ou id�alisation, ce n'est plus le mod�le primitif, et ce mod�le a peu de jugement s'il croit se reconna�tre, s'il prend du d�pit ou de la vanit� en voyant ce que l'art ou la fantaisie n ont su faire de lui.

Lavater disait (ce ne sont pas ses expressions, mais c'est sa pens�e): « On oppose � mon syst�me un argument que je nie. On dit qu'un sc�l�rat ressemble parfois � un honn�te homme, et r�ciproquement. Je r�ponds que si on se trompe � cette ressemblance, c'est qu'on ne sait pas observer, c'est qu'on ne sait pas voir. Il peut exister certainement entre l'honn�te homme et le sc�l�rat une ressemblance vulgaire, apparente; il n'y a peut-�tre {Lub 623} m�me qu'une petite {CL 265} ligne, un l�ger pli, un rien, qui constitue la dissemblance. Mais ce rien est tout! »

Ce que Lavater disait � propos des diff�rences dans la r�alit� physique est encore plus vrai quand on l'applique � la v�rit� relative dans les arts. La musique n'est pas de l'harmonie imitative, du moins l'harmonie imitative n'est pas de la musique. La couleur en peinture n'est qu'une interpr�tation, et la reproduction exacte des tons r�els n'est pas de la couleur. Les personnages de roman ne sont donc pas des figures ayant un mod�le existant. Il faut avoir connu mille personnes pour en peindre une seule. Si on n'en avait �tudi� qu'une seule et qu'on voul�t en faire un type exact, elle ne ressemblerait � rien et ne para�trait pas possible.

J'ai fait cette digression pour n'y pas revenir plus tard: elle n'est m�me pas n�cessaire au rapprochement qu'on pourrait faire entre mon oncle de Beaumont et mon chanoine de Consuelo, car j'ai peint un chanoine chaste, et mon grand-oncle se piquait de tout le contraire. Il avait eu de tr�s-belles aventures et il e�t �t� bien f�ch� de n'en point avoir. Il y avait mille autres diff�rences que je n'ai pas besoin d'indiquer, ne f�t-ce que celle de la gouvernante de mon roman, qui n'a pas le moindre trait de la gouvernante de mon grand-oncle. Celle-ci �tait d�vou�e, sinc�re, excellente. Elle lui a ferm� les yeux, et elle a h�rit� de lui, ce qui lui �tait bien d�, et pourtant mon oncle lui parlait quelquefois comme le chanoine parle � Dame Brigitte dans mon roman. Il n'y a donc rien de moins r�el que ce qui para�t le plus vrai dans un ouvrage d'art.

Mon grand-oncle n'avait � l'�gard des femmes aucune esp�ce de pr�jug�s. Pourvu qu'elles fussent belles et bonnes, il ne leur demandait compte ni de leur naissance, ni de leur pass�. Aussi avait-il enti�rement accept� ma m�re, et il lui t�moigna toute sa vie une affection paternelle. Il la {CL 266} jugeait bien et la traitait comme un enfant de bon cœur et de mauvaise t�te, la grondant, la consolant, la d�fendant avec �nergie quand on �tait injuste envers elle, la r�primandant o avec s�v�rit� quand elle �tait injuste envers les autres. Il fut toujours un m�diateur �quitable, un conciliateur persuasif entre elle et ma grand'm�re. Il la pr�servait des boutades de Deschartres en donnant tort ouvertement � celui-ci, sans {Lub 624} que jamais il p�t se f�cher ni se r�volter contre le protectorat ferme et enjou� du grand-oncle.

La l�g�ret� de cet aimable vieillard �tait donc un bienfait au milieu de nos amertumes domestiques, et j'ai souvent remarqu� que tout est bon dans les personnes qui sont bonnes, m�me leurs d�fauts apparents. On s'imagine d'avance qu'on en souffrira, et puis il arrive peu � peu qu'on en profite, et que ce qu'elles ont en plus ou en moins dans un certain sens corrige ce que nous avons en moins ou en plus dans le sens contraire. Elles rendent l'�quilibre � notre vie, et nous nous apercevons que les tendances que nous leur avons reproch�es �taient tr�s-n�cessaires pour combattre l'abus o� l'exc�s des n�tres.

La s�r�nit� et l'enjouement du grand-oncle parurent donc un peu choquants dans les premiers jours. Il regrettait pourtant tr�s-sinc�rement son cher Maurice; mais il voulait distraire ces deux femmes d�sol�es, et il y parvint.

Bient�t on ressuscita un peu avec lui. Il avait tant d'esprit, tant d'activit� dans les id�es, tant de gr�ce � raconter, � railler, � amuser les autres en s'amusant lui-m�me qu'il �tait impossible d'y r�sister. Il imagina de nous faire jouer la com�die pour la f�te de ma grand'm�re, et cette surprise lui fut m�nag�e de longue main. La grande pi�ce qui servait d'antichambre � la chambre de ma m�re, et dans laquelle ma grand'm�re, qui ne montait presque jamais l'escalier, ne risquait gu�re de surprendre nos appr�ts, fut convertie en salle de spectacle. {CL 267} On dressa des planches sur des tonneaux, les acteurs, qui �taient Hippolyte, Ursule et moi, n'ayant pas la taille assez �lev�e pour toucher au plafond malgr� cet exhaussement du sol. C'�tait une esp�ce de th��tre de marionnettes, mais il �tait charmant. Mon grand-oncle d�coupa, colla et peignit lui-m�me les d�cors. Il fit la pi�ce et nous enseigna nos r�les, nos couplets et nos gestes. Il se chargea de l'emploi de souffleur, Deschartres avec son flageolet fit office d'orchestre. On s'assura que je n'avais pas oubli� le bolero espagnol, quoique depuis pr�s de trois ans on ne me l'e�t pas fait danser. Je fus donc charg�e � moi seule de la partie du ballet, et le tout r�ussit � merveille. La pi�ce n'�tait ni longue ni compliqu�e. C'�tait un �-propos des plus {Lub 625} na�fs, et le d�no�ment �tait la pr�sentation d'un bouquet � Marie. Hippolyte, comme le plus �g� et le plus savant, avait les plus longues tirades. Mais quand l'auteur vit que la meilleure m�moire de nous trois �tait celle d'Ursule et qu'elle avait un singulier plaisir � d�goiser son r�le avec aplomb, il allongea ses r�pliques et montra notre babillarde dr�lette sous son v�ritable aspect. C'est ce qu'il y eut de meilleur dans la pi�ce. Elle y conservait son surnom de caquet bon bec, et y adressait � la bonne maman un compliment de longue haleine et des couplets qui ne finissaient pas.

Je ne dansai pas mon bolero avec moins d'assurance. La timidit� et la gaucherie ne m'�taient pas encore venues, et je me souviens que Deschartres m'impatientant, parce que, soit �motion, soit incapacit�, il ne jouait ni juste ni dans le rhythme, je terminai le ballet par une improvisation d'entrechats et de pirouettes qui fit rire ma grand'm�re aux �clats. C'�tait tout ce que l'on voulait, car il y avait environ trois ans que la pauvre femme n'avait souri. Mais tout � coup, comme effray�e d'elle-m�me, elle fondit en larmes, et l'on se h�ta de me prendre par les pattes au milieu de {CL 268} mon d�lire chor�graphique, de me faire passer par-dessus la rampe et de m'apporter sur ses genoux pour y recevoir mille baisers arros�s de pleurs.

Vers la m�me �poque, ma grand'm�re commen�a � m'enseigner la musique. Malgr� ses doigts � moiti� paralys�s et sa voix cass�e, elle chantait encore admirablement, et les deux ou trois accords qu'elle pouvait faire pour s'accompagner �taient d'une harmonie si heureuse et si large, que quand elle s'enfermait dans sa chambre pour relire quelque vieux op�ra � la d�rob�e, et qu'elle me permettait de rester aupr�s d'elle, j'�tais dans une v�ritable extase. Je m'asseyais par terre sous le vieux clavecin, o� Brillant, son chien favori, me permettait de partager un coin de tapis, et j'aurais pass� l� ma vie enti�re, tant cette voix chevrotante et le son criard de cette �pinette me charmaient. C'est qu'en d�pit des infirmit�s de cette voix et de cet instrument, c'�tait de la belle musique admirablement comprise et sentie. J'ai bien entendu chanter depuis, et avec des moyens magnifiques; mais si j'ai entendu quelque chose de plus, je puis dire que ce n'a jamais �t� quelque chose de plus, je puis dire que ce n'a jamais �t� quelque chose de mieux. {Lub 626} Elle avait su beaucoup de musique des ma�tres, et elle avait connu Gluck et Piccini, pour lesquels elle �tait rest�e impartiale, disant que chacun avait son m�rite et qu'il ne fallait pas comparer, mais appr�cier les individualit�s. Elle savait encore par cœur des fragments de Leo, de Hasse et de Durante que je n'ai jamais entendu chanter qu'� elle, et que je ne saurais m�me d�signer, mais que je reconna�trais si je les entendais de nouveau. C'�taient des id�es simples et grandes, des formes classiques et calmes. M�me dans les choses qui avaient �t� le plus de mode dans sa jeunesse, elle distinguait parfaitement le c�t� faible et n'aimait pas ce que nous appelons aujourd'hui le rococo. Son go�t �tait pur, p s�v�re et grave.

Elle m'enseigna les principes, et si clairement, que cela {CL 269} ne me parut pas la mer � boire. Plus tard, quand j'eus des ma�tres, je n'y compris plus rien et je me d�go�tai de cette �tude, � laquelle je ne me crus pas propre. Mais depuis j'ai bien senti que c'�tait la faute des ma�tres plus que la mienne, et que si ma grand'm�re s'en f�t toujours m�l�e exclusivement, j'aurais �t� musicienne, car j'�tais bien organis�e pour l'�tre, et je comprends le beau, qui, dans cet art, m'impressionne et me transporte plus que dans tous les autres.


Variantes

  1. Le deuxi�me partie est soud�e � la premi�re dans {Presse}. Les titres des parties ne figurent qu'� partir de l'�dition {CL}.
  2. TROISIÈME PARTIE. CHAPITRE PREMIER {Presse} ♦ CHAPITRE QUATORZIÈME {Lecou} ♦ CHAPITRE QUINZIÈME {LP} ♦ XV {CL}
  3. Ma grand'm�re et ma m�re. {Presse} Ma grand'm�re. {Lecou} et sq.
  4. des grandes eaux {Presse} ♦ des grands trous {Lecou} et sq.
  5. et croyais voir {Presse} ♦ et je croyais voir {Lecou} et sq.
  6. peur de l'�tre. {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ peur pour eux-m�mes. {CL}
  7. si j'avais eu toute {Presse}, {Lecou}, {LP} si j'avais toute {CL} ♦ si j'avais eu toute {Lub} (r�tablissant la 1�re le�on; nous suivons, sans conviction)
  8. les pages du devoir {Presse} ♦ les pages de devoir {Lecou} et sq.
  9. m�daillon, glissa le long {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ m�daillon, se glissa le long {CL}
  10. s'en d�tach�t et s'enfu�t {Presse} ♦ s'en d�tacha et s'enfuit {Lecou} et sq.
  11. toutes deux mille fois de son thyrse, {Presse} ♦ toutes deux de son thyrse, {Lecou} et sq.
  12. toutes les Syr�nes {Presse} ♦ tous les Sil�nes {Lecou}, {LP} ♦ tous les sil�nes {CL} ♦ tous les Sil�nes {Lub}
  13. et ce ne serait plus {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ et ne serait plus {CL}
  14. l'art et la fantaisie {Presse} ♦ l'art ou la fantaisie {Lecou} et sq.
  15. la r�primant {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ la r�primandant {CL}
  16. Son go�t �tait franc, {Presse} ♦ Son go�t �tait pur, {Lecou} et sq.

Notes