GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-Lévy 1876

{[Presse 6/11/54 2]; LP T.? ?; CL T.1 [389]; Lub T.1 [323]} DEUXIÈME PARTIE
Mes premières années
1800-1810 a

{Presse 20/12/54 1; CL T.2 [249]; Lub T.1 [610]} XV b

Ma mère. — Une rivière dans une chambre. — Ma grand'mère. c — Deschartres. — La médecine de Deschartres. — Écriture hiéroglyphique. — Premières lectures. — Contes de féés, mythologie. — La Nymphe et la bacchante. — Mon grand-oncle. — Le chanoine de Consuelo. — Différence de la vérité et de la réalité dans les arts. — La fête de ma grand'mère. — Premières études et impressions musicales.



J'ai tracé avec vérité, je crois, le caractère de ma mère, je ne puis passer outre, dans le récit de ma vie, sans me rendre compte, autant qu'il est en moi, de l'importance que ce caractère exerça sur le mien.

On pense bien qu'il m'a fallu du temps pour apprécier une nature si singulière et si remplie de contradictions, d'autant plus qu'au sortir de mon enfance nous avons peu vécu ensemble. Dans la première période de ma vie, je ne connus d'elle que son amour pour moi, amour immense, et que plus tard elle avoua avoir combattu en elle pour se résigner à notre séparation; mais cet amour n'était pas de la même nature que le mien. Il était plus tendre chez moi, plus passionné chez elle, et déjà elle me corrigeait vertement pour de petits méfaits que sa préoccupation avait laissés longtemps passer impunément, et dont par conséquent je ne me sentais pas coupable. J'ai toujours été d'une déférence extrême avec elle, et elle disait toujours qu'il n'y avait pas au monde une personne plus douce et plus aimable que moi; cela n'était vrai que pour elle. Je ne suis point meilleure qu'une autre, mais j'étais véritablement {CL 250} bonne avec elle, et je lui obéissais sans pourtant la craindre, quelque rude qu'elle fût. Enfant insupportable avec les autres, j'étais soumise avec elle parce que j'avais du plaisir à l'être. {Lub 611} Elle était alors pour moi un oracle, c'était elle qui m'avait donné les premières notions de la vie, et elle me les avait données conformes aux besoins intellectuels que m'avait créés la nature. Mais, par distraction et par oubli, les enfants font souvent ce qu'on leur a défendu et ce qu'ils n'ont point résolu de faire. Elle me grondait et me frappait alors comme si ma désobéissance eût été volontaire, et je l'aimais tant que j'étais véritablement au désespoir de lui avoir déplu. Il ne me vint jamais à l'esprit, dans ce temps-là, qu'elle pût être injuste. Jamais je n'eus ni rancune ni aigreur contre elle. Quand elle s'apercevait qu'elle avait été trop loin, elle me prenait dans ses bras, elle pleurait, elle m'accablait de caresses. Elle me disait même qu'elle avait eu tort, elle craignait de m'avoir fait du mal, et moi, j'étais si heureuse de retrouver sa tendresse, que je lui demandais pardon des coups qu'elle m'avait administrés.

Comment sommes-nous faits? Si ma grand'mère eût déployé avec moi la centième partie de cette rudesse irréfléchie, je serais entrée en pleine révolte. Je la craignais pourtant beaucoup plus, et un mot d'elle me faisait pâlir; mais je ne lui eusse pas pardonné la moindre injustice, et toutes celles de ma mère passaient inaperçues et augmentaient mon amour.

Un jour entre autres, je jouais dans sa chambre avec Ursule et Hippolyte, tandis qu'elle dessinait. Elle était tellement absorbée par son travail, qu'elle ne nous entendait pas faire notre vacarme accoutumé. Nous avions trouvé un jeu qui passionnait nos imaginations. Il s'agissait de passer la rivière. La rivière était dessinée sur le carreau avec de la craie et faisait mille détours dans cette grande chambre. {CL 251} En de certains endroits elle était fort profonde, il fallait trouver l'endroit guéable et ne pas se tromper. Hippolyte s'était déjà noyé plusieurs fois, nous l'aidions à se retirer des grands trous d où il tombait toujours, car il faisait le rôle du maladroit ou de l'homme ivre, et il nageait à sec sur le carreau en se débattant et en se lamentant. Pour les enfants ces jeux-là sont tout un drame, toute une fiction scénique, parfois tout un roman, tout un poëme, tout un voyage, qu'ils miment et rêvent durant des heures entières, et dont l'illusion les gagne et les saisit véritablement. Pour mon compte, il ne me fallait pas cinq minutes pour m'y plonger de si bonne foi, {Lub 612} que je perdais la notion de la réalité, et je croyais voir e les arbres, les eaux, les rochers, une vaste campagne, et le ciel tantôt clair, tantôt chargé de nuages qui allaient crever et augmenter le danger de passer la rivière. Dans quel vaste espace les enfants croient agir, quand ils vont ainsi de la table au lit et de la cheminée à la porte!

Nous arrivâmes, Ursule et moi, au bord de notre rivière, dans un endroit où l'herbe était fine et le sable doux. Elle le tâta d'abord, et puis elle m'appela en me disant: « Vous pouvez vous y risquer, vous n'en aurez guère plus haut que les genoux. » Les enfants s'appellent vous dans ces sortes de mimodrames. Ils ne croiraient pas jouer une scène s'ils se tutoyaient comme à l'ordinaire. Ils représentent toujours certains personnages qui expriment des caractères, et ils suivent très-bien la première donnée. Ils ont même des dialogues très-vrais et que des acteurs de profession seraient bien embarrassés d'improviser sur la scène avec tant d'à-propos et de fécondité.

Sur l'invitation d'Ursule, je lui observai que, puisque l'eau était basse, nous pouvions bien passer sans nous mouiller; il ne s'agissait que de relever un peu nos jupes et d'ôter nos chaussures. « Mais, dit-elle, si nous rencontrons {CL 252} des écrevisses, elles nous mangeront les pieds. — C'est égal, lui dis-je; il ne faut pas mouiller nos souliers, nous devons les ménager, car nous avons encore bien du chemin à faire. »

À peine fus-je déchaussée, que le froid du carreau me fit l'effet de l'eau véritable, et nous voilà, Ursule et moi, pataugeant dans le ruisseau. Pour ajouter à l'illusion générale, Hippolyte imagina de prendre le pot à l'eau et de le verser par terre, imitant ainsi un torrent et une cascade. Cela nous sembla délirant d'invention. Nos rires et nos cris attirèrent enfin l'attention de ma mère. Elle nous regarda, et nous vit tous les trois, pieds et jambes nus, barbotant dans un cloaque, car le carreau avait déteint, et notre fleuve était fort peu limpide. Alors elle se fâcha tout de bon, surtout contre moi, qui étais déjà enrhumée; elle me prit par le bras, m'appliqua une correction manuelle assez accentuée, et m'ayant rechaussée elle-même, en me grondant beaucoup, elle chassa Hippolyte dans sa chambre, et nous mit en pénitence, Ursule et moi, chacune dans un coin. Tel fut le dénoûment {Lub 613} imprévu et dramatique de notre représentation, et la toile tomba sur des larmes et des cris véritables.

Eh bien, je me rappellerai toujours ce dénoûment comme une des plus pénibles commotions que j'aie ressenties. Ma mère me surprenait au plus fort de mon hallucination, et ces sortes de réveils me causaient toujours un ébranlement moral très-douloureux. Les coups ne me faisaient pourtant pas grande impression; j'en recevais souvent, et je savais parfaitement que ma mère, en me frappant, me faisait fort peu de mal. De quelque façon qu'elle me secouât et fît de moi un petit paquet qu'on pousse et qu'on jette sur un lit ou sur un fauteuil, ses mains adroites et souples ne me meurtrissaient pas, et j'avais cette confiance malicieuse qu'ont tous les enfants, que la colère de leurs parents est {CL 253} prudente, et qu'on a plus peur de les blesser qu'ils n'ont peur pour eux-mêmes. f Cette fois, comme les autres, ma mère me voyant désespérée de son courroux, me fit mille caresses pour me consoler. Elle aurait eu tort peut-être avec certains enfants orgueilleux et vindicatifs; mais elle avait raison avec moi qui n'ai jamais connu la rancune et qui trouve encore qu'on se punit soi-même en ne pardonnant pas à ceux qu'on aime.

Pour en revenir aux rapports qui s'établirent entre ma mère et ma grand'mère après la mort de mon père, je dois dire que l'espèce d'antipathie naturelle qu'elles éprouvaient l'une pour l'autre ne fut jamais qu'à demi vaincue, ou plutôt elle fut vaincue entièrement par intervalles, suivis de réactions assez vives. De loin, elles se haïssaient toujours et ne pouvaient s'empêcher de dire du mal l'une de l'autre. De près, elles ne pouvaient s'empêcher de se plaire ensemble, car chacune avait en elle un charme puissant, tout opposé à celui de l'autre. Cela venait du fond de justice et de droiture qu'elles avaient toutes deux, et de leur grande intelligence, qui ne leur permettait pas de méconnaître ce qu'elles avaient d'excellent. Les préjugés de ma grand'mère n'étaient pas en elle-même, ils étaient dans son entourage. Elle avait beaucoup de faiblesse pour certaines personnes et ménageait en elles des opinions qu'au fond de son âme elle ne partageait pas. Ainsi, devant ses vieilles amies, elle abandonnait ma mère absente à leurs anathèmes et semblait vouloir se justifier de l'avoir accueillie dans son intimité et de la traiter {Lub 614} comme sa fille. Et puis, quand elle se retrouvait avec elle, elle oubliait le mal qu'elle venait d'en dire et lui montrait une confiance et une sympathie dont j'ai été mille fois témoin, et qui n'étaient pas feintes, car ma grand'mère était la personne la plus sincère et la plus loyale que j'aie jamais connue. Mais toute grave et froide qu'elle paraissait, elle était impressionnable; elle avait {CL 254} besoin d'être aimée, et les moindres attentions la trouvaient sensible et reconnaissante.

Combien de fois je lui ai entendu dire en parlant de ma mère: « Elle a de la grandeur dans le caractère. Elle est charmante. Elle a un maintien parfait. Elle est généreuse et donnerait sa chemise aux pauvres. Elle est libérale comme une grande dame et simple comme un enfant. » Mais dans d'autres moments, se rappelant toutes ses jalousies maternelles, et les sentant survivre à l'objet qui les avait causées, elle disait: « C'est un démon, c'est une folle. Elle n'a jamais été aimée de mon fils, elle le dominait, elle le rendait malheureux. Elle ne le regrette pas. » Et mille autres plaintes qui n'étaient pas fondées, mais qui la soulageaient d'une secrète et incurable amertume.

Ma mère agissait absolument de même. Quand le temps était au beau entre elles, elle disait: « C'est une femme supérieure. Elle est encore belle comme un ange; elle sait tout. Elle est si douce et si bien élevée qu'il n'y a jamais moyen de se fâcher avec elle, et si elle vous dit quelquefois une parole qui pique, au moment où la colère {Presse 20/12/54 2} vous prend, elle vous en dit une autre qui vous donne envie de l'embrasser. Si on pouvait la débarrasser de ses vieilles comtesses, elle serait adorable. »

Mais quand l'orage grondait dans l'âme impétueuse de ma mère, c'était tout autre chose. La vieille belle-mère était une prude et une hypocrite. Elle était sèche et sans pitié. Elle était encroûtée dans ses idées de l'ancien régime, etc. Et alors malheur aux vieilles amies qui avaient causé une altercation domestique par leurs propos et leurs réflexions! Les vieilles comtesses c'étaient les bêtes de l'apocalypse pour ma mère, et elle les habillait de la tête aux pieds avec une verve et une causticité qui faisaient rire ma grand'mère elle-même, malgré qu'elle en eût.

{CL 255} Deschartres, il faut bien le dire, était le principal {Lub 615} obstacle à leur complet rapprochement. Il ne put jamais prendre son parti là-dessus, et il ne laissait pas tomber la moindre occasion de raviver les anciennes douleurs. C'était sa destinée. Il a toujours été rude et désobligeant pour les êtres qu'il chérissait, comment ne l'eût-il pas été pour ceux qu'il haïssait? Il ne pardonnait pas à ma mère de l'avoir emporté sur lui dans l'influence à laquelle il prétendait sur l'esprit et le cœur de son cher Maurice. Il la contredisait et essayait de la molester à tout propos; et puis il s'en repentait et s'efforçait de réparer ses grossièretés par des prévenances gauches et ridicules. Il semblait parfois qu'il fût amoureux d'elle. Et qui sait s'il ne l'était pas? Le cœur humain est si bizarre et les hommes austères si inflammables! Mais il eût dévoré quiconque le lui eût dit. Il avait la prétention d'être supérieur à toutes les faiblesses humaines. D'ailleurs ma mère recevait si mal ses avances et lui faisait expier ses torts par de si cruelles railleries, que l'ancienne haine lui revenait toujours, augmentée de tout le dépit des nouvelles luttes.

Quand on paraissait au mieux ensemble et que Deschartres faisait peut-être tous ses efforts pour se rendre moins maussade, il essayait d'être taquin et gentil, et dieu sait comme il s'y entendait, le pauvre homme! Alors ma mère se moquait de lui avec tant de malice et d'esprit qu'il perdait la tête, devenait brutal, blessant, et que ma grand'mère était obligée de lui donner tort et de le faire taire.

Ils jouaient aux cartes le soir, tous les trois, et Deschartres, qui prétendait exceller dans tous les jeux et qui les jouait tous fort mal, perdait toujours. Je me souviens qu'un soir, exaspéré d'être gagné obstinément par ma mère, qui ne calculait rien, mais qui, par instinct et par inspiration, était toujours heureuse, il entra dans une fureur {CL 256} épouvantable et lui dit en jetant ses cartes sur la table: « On devrait vous les jeter au nez pour vous apprendre à gagner en jouant si mal! » Ma mère se leva tout en colère et allait répondre, lorsque ma bonne maman dit avec son grand air calme et sa voix douce: « Deschartres, si vous faisiez une pareille chose, je vous assure que je vous donnerais un grand soufflet. »

Cette menace d'un soufflet, faite d'un ton si paisible, et d'un grand soufflet, venant de cette belle main à demi {Lub 615} paralysée, si faible qu'elle pouvait à peine soutenir ses cartes, était la chose la plus comique qui se puisse imaginer. Aussi ma mère partit d'un rire inextinguible et se rassit, incapable de rien ajouter à la stupéfaction et à la mortification du pauvre pédagogue.

Mais cette anecdote eut lieu bien longtemps après la mort de mon père. Il se passa de longues années avant qu'on entendît dans cette maison en deuil d'autres rires que ceux des enfants.

Pendant ces années, une vie calme et réglée, un bien-être physique que je n'avais jamais connu, un air pur que j'avais rarement respiré à pleins poumons, me firent peu à peu une santé robuste, et l'excitation nerveuse cessant, mon humeur devint égale et mon caractère enjoué. On s'aperçut que je n'étais pas un enfant plus méchant qu'un autre; et la plupart du temps, il est certain que les enfants ne sont acariâtres et fantasques que parce qu'ils souffrent sans pouvoir ou sans vouloir le dire.

Pour ma part, j'avais été si dégoûtée par les remèdes, et, à cette époque, on en faisait un tel abus, que j'avais pris l'habitude de ne jamais me plaindre de mes petites indispositions, et je me souviens d'avoir été souvent près de m'évanouir au milieu de mes jeux et d'avoir lutté avec un stoïcisme que je n'aurais peut-être pas aujourd'hui. C'est que quand j'étais remise à la science de Deschartres, {CL 257} je devenais réellement la victime de son système, qui était de donner de l'émétique à tout propos. Il était habile chirurgien, mais il n'entendait rien à la médecine et appliquait ce maudit émétique à tous les maux. C'était sa panacée universelle. J'étais et j'ai toujours été d'un tempérament très-bilieux, mais si j'avais eu toute g la bile dont Deschartres prétendait me débarrasser, je n'aurais jamais pu vivre. Étais-je pâle, avais-je mal à la tête, c'était la bile, et vite l'émétique, qui produisait chez moi d'affreuses convulsions sans vomissements et qui me brisait pour plusieurs jours. De son côté, ma mère croyait aux vers, c'était encore une préoccupation de la médecine dans ce temps-là. Tous les enfants avaient des vers et on les bourrait de vermifuges, affreuses médecines noires qui leur causaient des nausées et leur ôtaient l'appétit. Alors, pour rendre l'appétit, on administrait la rhubarbe. Et puis, avais-je une piqûre de cousin, ma mère croyait voir reparaître la gale, et le soufre était de nouveau mêlé {Lub 617} à tous mes aliments. Enfin c'était une droguerie perpétuelle, et il faut que la génération à laquelle j'appartiens ait été bien fortement constituée pour résister à tous les soins qu'on a pris pour la conserver.

C'est vers l'âge de cinq ans que j'appris à écrire. Ma mère me faisait faire de grandes pages de bâtons et de jambages. Mais, comme elle écrivait elle-même comme un chat, j'aurais barbouillé bien du papier avant de savoir signer mon nom, si je n'eusse pris le parti de chercher moi-même un moyen d'exprimer ma pensée par des signes quelconques. Je me sentais fort ennuyée de copier tous les jours un alphabet et de tracer des pleins et des déliés en caractères d'affiche. J'étais impatiente d'écrire des phrases, et, dans mes récréations, qui étaient longues comme on peut croire, je m'exerçais à écrire des lettres à Ursule, à Hippolyte et à ma mère. Mais je ne les montrais pas, {CL 258} dans la crainte qu'on ne me défendît de me gâter la main à cet exercice. Je vins bientôt à bout de me faire une orthographe à mon usage. Elle était très-simplifiée et chargée d'hiéroglyphes. Ma grand'mère surprit une de ces lettres et la trouva très-drôle. Elle prétendit que c'était merveille de voir comme j'avais réussi à exprimer mes petites idées avec ces moyens barbares, et elle conseilla à ma mère de me laisser griffonner seule tant que je voudrais. Elle disait avec raison qu'on perd beaucoup de temps à vouloir donner une belle écriture aux enfants, et que pendant ce temps-là ils ne songent point à quoi sert l'écriture. Je fus donc livrée à mes propres recherches, et quand les pages de devoir h étaient finies, je revenais à mon système naturel. Longtemps j'écrivis en lettres d'imprimerie, comme celles que je voyais dans les livres, et je ne me rappelle pas comment j'arrivai à employer l'écriture de tout le monde, mais ce que je me rappelle, c'est que je fis comme ma mère, qui apprenait l'orthographe en faisant attention à la manière dont les mots imprimés étaient composés. Je comptais les lettres, et je ne sais par quel instinct j'appris de moi-même les règles principales. Lorsque, plus tard, Deschartres m'enseigna la grammaire, ce fut l'affaire de deux ou trois mois; car chaque leçon n'était que la confirmation de ce que j'avais observé et appliqué déjà.

À sept ou huit ans, je mettais donc l'orthographe, non pas très-correctement, cela ne m'est jamais arrivé, {Lub 618} mais aussi bien que la majorité des français qui l'ont apprise.

Ce fut en apprenant seule à écrire que je parvins à comprendre ce que je lisais. C'est ce travail qui me força à m'en rendre compte; car j'avais su lire avant de pouvoir comprendre la plupart des mots et de saisir le sens des phrases. Chaque jour cette révélation agrandit son {CL 259} petit cadre, et j'en vins à pouvoir lire seule un conte de fées.

Quel plaisir ce fut pour moi qui les avais tant aimés et à qui ma pauvre mère n'en faisait plus, depuis que le chagrin pesait sur elle! Je trouvai à Nohant les contes de Madame d'Aulnoy et de Perrault dans une vieille édition qui a fait mes délices pendant cinq ou six années. Ah! Quelles heures m'ont fait passer L'Oiseau bleu, Le Petit Poucet, Peau d'Âne, Belle-Belle ou le Chevalier Fortuné, Serpentin vert, Babiole, et La Souris bienfaisante! Je ne les ai jamais relus depuis, mais je pourrais tous les raconter d'un bout à l'autre, et je ne crois pas que rien puisse être comparé, dans la suite de notre vie intellectuelle, à ces premières jouissances de l'imagination.

Je commençais aussi à lire moi-même mon Abrégé de mythologie grecque, et j'y prenais grand plaisir; car cela ressemble aux contes de fées par certains côtés. Mais il y en avait d'autres qui me plaisaient moins; dans tous ces mythes, les symboles sont sanglants au milieu de leur poésie, et j'aimais mieux les dénoûments heureux de mes contes. Pourtant les nymphes, les zéphirs, l'écho, toutes ces personnifications des riants mystères de la nature tournaient mon cerveau vers la poésie, et je n'étais pas encore assez esprit fort pour ne pas espérer parfois de surprendre les napées et les dryades dans les bois et dans les prairies.

{Presse 21/12/54 1} Il y avait dans notre chambre un papier de tenture qui m'occupait beaucoup. Le fond était vert foncé uni, très-épais, verni, et tendu sur toile. Cette manière d'isoler les papiers de la muraille assurait aux souris un libre parcours, et il se passait, le soir, derrière ce papier, des scènes de l'autre monde, des courses échevelées, des grattements furtifs et de petits cris fort mystérieux. Mais ce n'était pas là ce qui m'occupait le plus. C'était la bordure {CL 260} et les ornements qui entouraient les panneaux. Cette bordure était large d'un pied et représentait une {Lub 619} guirlande de feuilles de vigne s'ouvrant par intervalles pour encadrer une suite de médaillons où l'on voyait rire, boire et danser des silènes et des bacchantes. Au-dessus de chaque porte il y avait un médaillon plus grand que les autres, représentant une figurine, et ces figurines me paraissaient incomparables. Elles n'étaient pas pareilles. Celle que je voyais le matin en m'éveillant était une nymphe ou une flore dansante. Elle était vêtue de bleu pâle, couronnée de roses, et agitait dans ses mains une guirlande de fleurs. Celle-là me plaisait énormément. Mon premier regard, le matin, était pour elle. Elle semblait me rire et m'inviter à me lever pour aller courir et folâtrer en sa compagnie.

Celle qui lui faisait vis-à-vis et que je voyais, le jour de ma table de travail, et le soir, en faisant mes prières avant d'aller me coucher, était d'une expression toute différente, elle ne riait ni ne dansait. C'était une bacchante grave. Sa tunique était verte, sa couronne était de pampres, et son bras étendu s'appuyait sur un thyrse. Ces deux figures représentaient peut-être le printemps et l'automne. Quoi qu'il en soit, ces deux personnages, d'un pied de haut environ, me causaient une vive impression. Ils étaient peut-être aussi pacifiques et aussi insignifiants l'un que l'autre; mais, dans mon cerveau, ils offraient le contraste bien tranché de la gaieté et de la tristesse, de la bienveillance et de la sévérité. Je regardais la bacchante avec étonnement, j'avais lu l'histoire d'Orphée déchiré par ces cruelles, et le soir, quand la lumière vacillante éclairait le bras étendu et le thyrse, je croyais voir la tête du divin chantre au bout d'un javelot.

Mon petit lit était adossé à la muraille de manière que je ne visse point cette figure qui me tourmentait. Comme {CL 261} personne ne se doutait pourtant de ma prévention contre elle, l'hiver étant venu, ma mère changea mon lit de place pour le rapprocher de la cheminée, et de là je tournais le dos à ma nymphe bien-aimée pour ne voir que la ménade redoutable. Je ne me vantai pas de ma faiblesse, je commençais à avoir honte de cela; mais comme il me semblait que cette diablesse me regardait obstinément et me menaçait de son bras immobile; je mis ma tête sous les couvertures pour ne pas la voir en m'endormant. Ce fut inutile, au milieu de la nuit {Lub 620} elle se détacha du médaillon, se glissa le long i de la porte, devint aussi grande qu'une personne naturelle, comme disent les enfants, et, marchant à la porte d'en face, elle essaya d'arracher la jolie nymphe de son médaillon. Celle-ci poussait des cris déchirants; mais la bacchante ne s'en souciait pas. Elle tourmenta et déchira le papier jusqu'à ce que la nymphe s'en détacha et s'enfuit j au milieu de la chambre. L'autre l'y poursuivit, et la pauvre nymphe échevelée s'étant précipitée sur mon lit pour se cacher sous mes rideaux, la bacchante furieuse vint vers moi et nous perça toutes deux de son thyrse, k qui était devenu une lance acérée, et dont chaque coup était pour moi une blessure dont je sentais la douleur.

Je criai, je me débattis, ma mère vint à mon secours; mais tandis qu'elle se levait, bien que je fusse assez éveillée pour le constater, j'étais encore assez endormie pour voir la bacchante. Le réel et le chimérique étaient simultanément devant mes yeux, et je vis distinctement la bacchante s'atténuer, s'éloigner, à mesure que ma mère s'approchait d'elle, devenir petite comme elle l'était dans son médaillon, grimper le long de la porte comme eût fait une souris et se replacer dans son cadre de feuilles de vigne, où elle reprit sa pose accoutumée et son air grave.

Je me rendormis, et je vis cette folle qui faisait encore {CL 262} des siennes. Elle courait tout le long de la bordure, appelant tous les silènes l et toutes les autres bacchantes qui étaient attablés ou occupés à se divertir dans les médaillons, et elle les forçait à danser avec elle et à casser tous les meubles de la chambre.

Peu à peu le rêve devint très-confus, et j'y pris une sorte de plaisir. Le matin, à mon réveil, je vis la bacchante au lieu de la nymphe vis-à-vis de moi, et comme je ne me rendais plus compte de la nouvelle place que mon lit occupait dans la chambre, je crus un instant qu'en retournant à leurs médaillons, les deux petites personnes s'étaient trompées et avaient changé de porte; mais cette hallucination se dissipa aux premiers rayons du soleil, et je n'y pensai plus de la journée.

Le soir, mes préoccupations revinrent, et il en fut ainsi pendant fort longtemps. Tant que durait le jour, il m'était impossible de prendre au sérieux ces deux figurines coloriées dans le papier, mais les premières ombres {Lub 621} de la nuit troublaient mon cerveau et je n'osais plus rester seule dans la chambre. Je ne le disais pas, car ma grand'mère raillait la poltronnerie et je craignais qu'on ne lui racontât ma sottise; mais j'avais presque huit ans que je ne pouvais pas encore regarder tranquillement la bacchante avant de m'endormir. On ne s'imagine pas tout ce que les enfants portent de bizarreries contenues et d'émotions cachées dans leur petite cervelle.

Le séjour à Nohant de mon grand-oncle l'abbé de Beaumont fut pour mes deux mères une grande consolation, une sorte de retour à la vie. C'était un caractère enjoué, un peu insouciant, comme le sont les vieux garçons, un esprit remarquable, plein de ressources et de fécondité, un caractère à la fois égoïste et généreux; la nature l'avait fait sensible et ardent, le célibat l'avait rendu personnel; mais sa personnalité était si aimable, si gracieuse et si séduisante, {CL 263} qu'on était forcé de lui savoir gré de ne pas partager vos peines au point de n'avoir pas la force d'essayer de vous en distraire. C'était le plus beau vieillard que j'aie vu de ma vie. Il avait la peau blanche et fine, l'œil doux et les traits réguliers et nobles de ma grand'mère: mais il avait encore plus de pureté dans les lignes, et sa physionomie était plus animée. À cette époque, il portait encore des ailes de pigeon bien poudrées et la queue à la prussienne. Il était toujours en culottes de satin noir, en souliers à boucles, et, quand il mettait par-dessus son habit sa grande douillette de soie violette piquée et ouatée, il avait l'air solennel d'un portrait de famille.

Il aimait ses aises, et son intérieur était d'un vieux luxe confortable; sa table était raffinée comme son appétit. Il était despote et impérieux en paroles; doux, libéral et faible par le fait. J'ai souvent pensé à lui en esquissant le portrait d'un certain chanoine qui a été goûté dans le roman de Consuelo. Comme lui, bâtard d'un grand personnage, il était friand, impatient, railleur, amoureux des beaux-arts, magnifique, candide et malin en même temps, irascible et débonnaire. J'ai beaucoup chargé la ressemblance pour les besoins du roman, et c'est ici le cas de dire que les portraits tracés de cette sorte ne sont plus des portraits; c'est pourquoi lorsqu'ils paraissent blessants à ceux qui croient s'y reconnaître, c'est une injustice commise envers l'auteur et envers {Lub 622} soi-même. Un portrait de roman, pour valoir quelque chose, est toujours une figure de fantaisie. L'homme est si peu logique, si rempli de contrastes et de disparates dans la réalité, que la peinture d'un homme réel serait impossible et tout à fait insoutenable dans un ouvrage d'art. Le roman entier serait forcé de se plier aux exigences de ce caractère, et ne serait plus m un roman. Cela n'aurait ni exposition, ni intrigue, ni nœud, ni dénoûment; cela irait tout de travers comme la vie et n'intéresserait personne, {CL 264} parce que chacun veut trouver dans un roman une sorte d'idéal de la vie*.

* Cette opinion, prise dans un sens absolu, serait très contestable. On s'efforce, en ce moment, de foner une écolde de réalisme qui sera un progrès si elle n'outrepasse pas son but et ne devient pas trop systématique. Mais, dans les ouvrages que j'ai lu, dans ceux de M. Champfleury, entre autres, le réalisme est encore poétisé suffisamment à la courte théorie que j'expose. Je suis heureuse d'avoir cette occasion de dire que je trouve ravissante la manière de M. Champfleury, réaliste ou non. (Note de 1854.)

C'est donc une bêtise que de croire qu'un auteur ait voulu faire aimer ou haïr telle ou telle personne en donnant à ses personnages quelques traits saisis sur la nature; la moindre différence en fait un être de convention, et je soutiens qu'en littérature, on ne peut faire d'une figure réelle une peinture vraisemblable sans se jeter dans d'énormes différences et sans dépasser extrêmement, en bien ou en mal, les défauts et les qualités de l'être humain qui a pu servir de premier type à l'imagination. C'est absolument comme le jeu des acteurs, qui ne paraît vrai sur la scène qu'à la condition de dépasser {Presse 21/12/54 2} ou d'atténuer beaucoup la réalité. Caricature ou idéalisation, ce n'est plus le modèle primitif, et ce modèle a peu de jugement s'il croit se reconnaître, s'il prend du dépit ou de la vanité en voyant ce que l'art ou la fantaisie n ont su faire de lui.

Lavater disait (ce ne sont pas ses expressions, mais c'est sa pensée): « On oppose à mon système un argument que je nie. On dit qu'un scélérat ressemble parfois à un honnête homme, et réciproquement. Je réponds que si on se trompe à cette ressemblance, c'est qu'on ne sait pas observer, c'est qu'on ne sait pas voir. Il peut exister certainement entre l'honnête homme et le scélérat une ressemblance vulgaire, apparente; il n'y a peut-être {Lub 623} même qu'une petite {CL 265} ligne, un léger pli, un rien, qui constitue la dissemblance. Mais ce rien est tout! »

Ce que Lavater disait à propos des différences dans la réalité physique est encore plus vrai quand on l'applique à la vérité relative dans les arts. La musique n'est pas de l'harmonie imitative, du moins l'harmonie imitative n'est pas de la musique. La couleur en peinture n'est qu'une interprétation, et la reproduction exacte des tons réels n'est pas de la couleur. Les personnages de roman ne sont donc pas des figures ayant un modèle existant. Il faut avoir connu mille personnes pour en peindre une seule. Si on n'en avait étudié qu'une seule et qu'on voulût en faire un type exact, elle ne ressemblerait à rien et ne paraîtrait pas possible.

J'ai fait cette digression pour n'y pas revenir plus tard: elle n'est même pas nécessaire au rapprochement qu'on pourrait faire entre mon oncle de Beaumont et mon chanoine de Consuelo, car j'ai peint un chanoine chaste, et mon grand-oncle se piquait de tout le contraire. Il avait eu de très-belles aventures et il eût été bien fâché de n'en point avoir. Il y avait mille autres différences que je n'ai pas besoin d'indiquer, ne fût-ce que celle de la gouvernante de mon roman, qui n'a pas le moindre trait de la gouvernante de mon grand-oncle. Celle-ci était dévouée, sincère, excellente. Elle lui a fermé les yeux, et elle a hérité de lui, ce qui lui était bien dû, et pourtant mon oncle lui parlait quelquefois comme le chanoine parle à Dame Brigitte dans mon roman. Il n'y a donc rien de moins réel que ce qui paraît le plus vrai dans un ouvrage d'art.

Mon grand-oncle n'avait à l'égard des femmes aucune espèce de préjugés. Pourvu qu'elles fussent belles et bonnes, il ne leur demandait compte ni de leur naissance, ni de leur passé. Aussi avait-il entièrement accepté ma mère, et il lui témoigna toute sa vie une affection paternelle. Il la {CL 266} jugeait bien et la traitait comme un enfant de bon cœur et de mauvaise tête, la grondant, la consolant, la défendant avec énergie quand on était injuste envers elle, la réprimandant o avec sévérité quand elle était injuste envers les autres. Il fut toujours un médiateur équitable, un conciliateur persuasif entre elle et ma grand'mère. Il la préservait des boutades de Deschartres en donnant tort ouvertement à celui-ci, sans {Lub 624} que jamais il pût se fâcher ni se révolter contre le protectorat ferme et enjoué du grand-oncle.

La légèreté de cet aimable vieillard était donc un bienfait au milieu de nos amertumes domestiques, et j'ai souvent remarqué que tout est bon dans les personnes qui sont bonnes, même leurs défauts apparents. On s'imagine d'avance qu'on en souffrira, et puis il arrive peu à peu qu'on en profite, et que ce qu'elles ont en plus ou en moins dans un certain sens corrige ce que nous avons en moins ou en plus dans le sens contraire. Elles rendent l'équilibre à notre vie, et nous nous apercevons que les tendances que nous leur avons reprochées étaient très-nécessaires pour combattre l'abus où l'excès des nôtres.

La sérénité et l'enjouement du grand-oncle parurent donc un peu choquants dans les premiers jours. Il regrettait pourtant très-sincèrement son cher Maurice; mais il voulait distraire ces deux femmes désolées, et il y parvint.

Bientôt on ressuscita un peu avec lui. Il avait tant d'esprit, tant d'activité dans les idées, tant de grâce à raconter, à railler, à amuser les autres en s'amusant lui-même qu'il était impossible d'y résister. Il imagina de nous faire jouer la comédie pour la fête de ma grand'mère, et cette surprise lui fut ménagée de longue main. La grande pièce qui servait d'antichambre à la chambre de ma mère, et dans laquelle ma grand'mère, qui ne montait presque jamais l'escalier, ne risquait guère de surprendre nos apprêts, fut convertie en salle de spectacle. {CL 267} On dressa des planches sur des tonneaux, les acteurs, qui étaient Hippolyte, Ursule et moi, n'ayant pas la taille assez élevée pour toucher au plafond malgré cet exhaussement du sol. C'était une espèce de théâtre de marionnettes, mais il était charmant. Mon grand-oncle découpa, colla et peignit lui-même les décors. Il fit la pièce et nous enseigna nos rôles, nos couplets et nos gestes. Il se chargea de l'emploi de souffleur, Deschartres avec son flageolet fit office d'orchestre. On s'assura que je n'avais pas oublié le bolero espagnol, quoique depuis près de trois ans on ne me l'eût pas fait danser. Je fus donc chargée à moi seule de la partie du ballet, et le tout réussit à merveille. La pièce n'était ni longue ni compliquée. C'était un à-propos des plus {Lub 625} naïfs, et le dénoûment était la présentation d'un bouquet à Marie. Hippolyte, comme le plus âgé et le plus savant, avait les plus longues tirades. Mais quand l'auteur vit que la meilleure mémoire de nous trois était celle d'Ursule et qu'elle avait un singulier plaisir à dégoiser son rôle avec aplomb, il allongea ses répliques et montra notre babillarde drôlette sous son véritable aspect. C'est ce qu'il y eut de meilleur dans la pièce. Elle y conservait son surnom de caquet bon bec, et y adressait à la bonne maman un compliment de longue haleine et des couplets qui ne finissaient pas.

Je ne dansai pas mon bolero avec moins d'assurance. La timidité et la gaucherie ne m'étaient pas encore venues, et je me souviens que Deschartres m'impatientant, parce que, soit émotion, soit incapacité, il ne jouait ni juste ni dans le rhythme, je terminai le ballet par une improvisation d'entrechats et de pirouettes qui fit rire ma grand'mère aux éclats. C'était tout ce que l'on voulait, car il y avait environ trois ans que la pauvre femme n'avait souri. Mais tout à coup, comme effrayée d'elle-même, elle fondit en larmes, et l'on se hâta de me prendre par les pattes au milieu de {CL 268} mon délire chorégraphique, de me faire passer par-dessus la rampe et de m'apporter sur ses genoux pour y recevoir mille baisers arrosés de pleurs.

Vers la même époque, ma grand'mère commença à m'enseigner la musique. Malgré ses doigts à moitié paralysés et sa voix cassée, elle chantait encore admirablement, et les deux ou trois accords qu'elle pouvait faire pour s'accompagner étaient d'une harmonie si heureuse et si large, que quand elle s'enfermait dans sa chambre pour relire quelque vieux opéra à la dérobée, et qu'elle me permettait de rester auprès d'elle, j'étais dans une véritable extase. Je m'asseyais par terre sous le vieux clavecin, où Brillant, son chien favori, me permettait de partager un coin de tapis, et j'aurais passé là ma vie entière, tant cette voix chevrotante et le son criard de cette épinette me charmaient. C'est qu'en dépit des infirmités de cette voix et de cet instrument, c'était de la belle musique admirablement comprise et sentie. J'ai bien entendu chanter depuis, et avec des moyens magnifiques; mais si j'ai entendu quelque chose de plus, je puis dire que ce n'a jamais été quelque chose de plus, je puis dire que ce n'a jamais été quelque chose de mieux. {Lub 626} Elle avait su beaucoup de musique des maîtres, et elle avait connu Gluck et Piccini, pour lesquels elle était restée impartiale, disant que chacun avait son mérite et qu'il ne fallait pas comparer, mais apprécier les individualités. Elle savait encore par cœur des fragments de Leo, de Hasse et de Durante que je n'ai jamais entendu chanter qu'à elle, et que je ne saurais même désigner, mais que je reconnaîtrais si je les entendais de nouveau. C'étaient des idées simples et grandes, des formes classiques et calmes. Même dans les choses qui avaient été le plus de mode dans sa jeunesse, elle distinguait parfaitement le côté faible et n'aimait pas ce que nous appelons aujourd'hui le rococo. Son goût était pur, p sévère et grave.

Elle m'enseigna les principes, et si clairement, que cela {CL 269} ne me parut pas la mer à boire. Plus tard, quand j'eus des maîtres, je n'y compris plus rien et je me dégoûtai de cette étude, à laquelle je ne me crus pas propre. Mais depuis j'ai bien senti que c'était la faute des maîtres plus que la mienne, et que si ma grand'mère s'en fût toujours mêlée exclusivement, j'aurais été musicienne, car j'étais bien organisée pour l'être, et je comprends le beau, qui, dans cet art, m'impressionne et me transporte plus que dans tous les autres.


Variantes

  1. Le deuxième partie est soudée à la première dans {Presse}. Les titres des parties ne figurent qu'à partir de l'édition {CL}.
  2. TROISIÈME PARTIE. CHAPITRE PREMIER {Presse} ♦ CHAPITRE QUATORZIÈME {Lecou} ♦ CHAPITRE QUINZIÈME {LP} ♦ XV {CL}
  3. Ma grand'mère et ma mère. {Presse} Ma grand'mère. {Lecou} et sq.
  4. des grandes eaux {Presse} ♦ des grands trous {Lecou} et sq.
  5. et croyais voir {Presse} ♦ et je croyais voir {Lecou} et sq.
  6. peur de l'être. {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ peur pour eux-mêmes. {CL}
  7. si j'avais eu toute {Presse}, {Lecou}, {LP} si j'avais toute {CL} ♦ si j'avais eu toute {Lub} (rétablissant la 1ère leçon; nous suivons, sans conviction)
  8. les pages du devoir {Presse} ♦ les pages de devoir {Lecou} et sq.
  9. médaillon, glissa le long {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ médaillon, se glissa le long {CL}
  10. s'en détachât et s'enfuît {Presse} ♦ s'en détacha et s'enfuit {Lecou} et sq.
  11. toutes deux mille fois de son thyrse, {Presse} ♦ toutes deux de son thyrse, {Lecou} et sq.
  12. toutes les Syrènes {Presse} ♦ tous les Silènes {Lecou}, {LP} ♦ tous les silènes {CL} ♦ tous les Silènes {Lub}
  13. et ce ne serait plus {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ et ne serait plus {CL}
  14. l'art et la fantaisie {Presse} ♦ l'art ou la fantaisie {Lecou} et sq.
  15. la réprimant {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ la réprimandant {CL}
  16. Son goût était franc, {Presse} ♦ Son goût était pur, {Lecou} et sq.

Notes