GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-L�vy 1876

{[Presse 6/11/54 2]; LP T.? ?; CL T.1 [389]; Lub T.1 [323]} DEUXIÈME PARTIE
Mes premi�res ann�es
1800-1810 a

{CL T.2 [208]; Lub T.1 [577]} XIV b

Derni�re lettre de mon p�re. — Souvenirs d'un bombardement et d'un champ de bataille. — Mis�re et maladie. — La soupe � la chandelle. — Embarquement et naufrage. — Leopardo. — Arriv�e � Nohant. — Ma grand'm�re. — Hippolyte. — Deschartres. — Mort de mon fr�re. — Le vieux poirier. — Mort de mon p�re. — Le revenant. — Ursule. — Une affaire d'honneur. — Premi�re notion de la richesse et de la pauvret�. — Portrait de ma m�re.



LETTRE

DE MON PÈRE À MA MÈRE

Madrid, 12 juin 1808.

Apr�s de longues souffrances, Sophie est accouch�e ce matin d'un gros gar�on qui siffle comme un perroquet. La m�re et l'enfant se portent � merveille. Avant la fin du mois le prince part pour la France, le m�decin de l'empereur, qui as oign� Sophie, dit qu'elle sera en �tat de voyager dans douze jours avec son enfant. Aurore se porte tr�s bien. J'emballerai le tout dans une cal�che que je viens d'acqu�rir � cet effet, et nous prendrons la route de Nohant, o� je compte bien arriver vers le 20 juillet, par la fra�cheur, et rester le plus longtemps possible. Cette id�e, ma bonne m�re, me comble de joie. Je me r�jouis de l'espoir assur� de notre r�union, du charme de notre int�rieur, sans affaire, sans inqui�tude, sans distractions p�nibles! Il y a si longtemps que je d�sire ce bonheur complet!

{CL 209} Le prince m'a dit hier qu'il allait passer quelque temps � Bar�ges avant que d'aller � sa destination. De mon {Lub 578} c�t� j'allongerai ma courroie jusque vers les eaux de Nohant, auxquelles nous ferons subir pr�alablement le miracle des noces de Cana. Je crois que Deschartres se chargera volontiers du prodige.

Je r�serve le bapt�me de nouveau-n� pour les f�tes de Nohant. Belle occasion pour faire sonner les cloches et faire danser le village! Le maire inscrira mon fils au nombre des fran�ais, car je ne veux point qu'il ait jamais rien � d�m�ler avec les notaires et les pr�tres castillans.

Je ne con�ois aps que mes deux derni�res lettres aient intercept�es. elles �taient d'une b�tise � leur faire trouver gr�ce devant la police la plus rigide. Je te faisais la description d'un sabre africain dont j'ai fait l'acquisition. Il y a vait deux pages d'explications et de citations. Tu verras cette merveille, ainsi que l'indomptable Leopardo d'Andalousie, que je prierai Deschartres d'�quiter un peu, apr�s avoir toutefois frapp� d'avance une r�quisition sur tous les matelas de sa commune pour garnir le man�ge qu'il aura choisi. Adieu, ma bonne m�re, je te manderai le jour de mon d�part et celui de mon arriv�e. J'esp�re que ce sera plus t�t encore que je ne te le dis. Sophie partage vivement mon impatience de t'embrasser. Aurore veut partir � l'instant m�me, et s'il �tait possible nous serions d�j� en route.


Cette lettre si gaie, si pleine de contentement et d'esp�rance, est la derni�re que ma grand'm�re ait re�ue de son fils. On verra bient�t � quelle �pouvantable catastrophe allaient aboutir tous ces projets de bonheur, et combien peu de jours �taient compt�s � mon pauvre p�re pour savourer cette r�union tant r�v�e et si ch�rement achet�e des objets {CL 210} de son affection. On comprendra, par la nature de cette catastrophe, ce qu'il y a de fatal et d'effrayant dans les plaisanteries de cette lettre � propos de l'indomptable Leopardo d'Andalousie.

C'�tait Ferdinand VII, le prince des Asturies, alors plein de pr�venances pour Murat et ses officiers, qui avait fait don de ce terrible cheval � mon p�re, � la suite d'une mission que celui-ci avait remplie, je crois, pr�s de lui � Aranjuez. Ce fut un pr�sent funeste et dont ma m�re, par une sorte de fatalisme ou de pressentiment, {Lub 579} se m�fiait et s'effrayait sans pouvoir d�cider mon p�re � s'en d�faire au plus vite, bien qu'il avou�t que c'�tait le seul cheval qu'il ne p�t monter sans une sorte d'�motion. C'�tait pour lui une raison de plus pour vouloir s'en rendre ma�tre et il trouvait du plaisir � le vaincre. Pourtant il lui arriva un jour de dire: « Je ne le crains pas, mais je le monte mal, parce que je m'en m�fie, et il le sent. » ma m�re pr�tendait que Ferdinand le lui avait donn� avec l'esp�rance qu'il le tuerait. Elle pr�tendait aussi que, par haine contre les fran�ais, le chirurgien de Madrid qui l'avait accouch�e avait crev� les yeux de son enfant. Elle s'imaginait avoir vu, dans l'accablement qui suivit le paroxysme de sa souffrance, ce chirurgien appuyer ses pouces c sur les deux yeux du nouveau-n�, et qu'il avait dit entre ses dents: Celui-l� ne verra pas le soleil de l'Espagne.

Il est possible que ce f�t une hallucination de ma pauvre m�re, et pourtant, au point o� en �taient les choses � cette �poque, il est �galement possible que le fait se soit accompli, comme elle avait cru le voir, dans un moment rapide o� le chirurgien se serait trouv� seul dans l'appartement avec elle, et comptant sans doute qu'elle �tait hors d'�tat de le voir et de l'entendre; mais on pense bien que je ne prends pas sur moi la responsabilit� de cette terrible accusation.

{CL 211} On a vu dans la lettre de mon p�re qu'il ne s'aper�ut pas d'abord de la c�cit� de cet enfant, et j'ai souvenance d'avoir entendu Deschartres la constater � Nohant hors de sa pr�sence et de celle de ma m�re. On redoutait encore alors de leur enlever un faible et dernier espoir de gu�rison.

Ce fut dans la premi�re quinzaine de juillet que nous part�mes. Murat allait prendre possession du tr�ne de Naples. Mon p�re avait un cong�. J'ignore s'il accompagna Murat jusqu'� la fronti�re et si nous voyage�mes avec lui. Je me souviens que nous �tions en cal�che et je crois que nous suivions les �quipages de Murat, mais je n'ai aucun souvenir de mon p�re jusqu'� Bayonne.

Ce que je me rappelle le mieux, c'est l'�tat de souffrance, de soif, de d�vorante chaleur et de fi�vre o� je fus tout le temps de ce voyage. Nous avancions tr�s-lentement {Lub 580} � travers les colonnes de l'arm�e. Il me revient maintenant que mon p�re devait �tre avec nous, parce que, comme nous suivions un chemin assez �troit dans des montagnes, nous v�mes un �norme serpent qui la traversait d presque en entier d'une ligne noire. Mon p�re fit arr�ter, courut en avant et le coupa en deux avec son sabre. Ma m�re avait voulu en vain le retenir, elle avait peur, selon son habitude.

Pourtant une autre circonstance me fait penser qu'il n'�tait avec nous que par intervalles, et qu'il rejoignait Murat de temps en temps. Cette circonstance est assez frappante pour s'�tre grav�e dans ma m�moire; mais comme la fi�vre me tenait dans un assoupissement presque continuel, ce souvenir est isol� de tout ce qui pourrait me faire pr�ciser l'�v�nement dont je fus t�moin. Étant un soir � une fen�tre avec ma m�re, nous v�mes le ciel, encore �clair� par le soleil couchant, travers� de feux crois�s, et ma m�re me dit: « Tiens, regarde, c'est une bataille, et ton p�re y est peut-�tre. »

{CL 212} Je ne me faisais point d'id�e de ce que c'�tait qu'une bataille v�ritable. Ce que je voyais me repr�sentait un immense feu d'artifice, quelque chose de riant et de triomphal, une f�te ou un tournoi. Le bruit du canon et ces grandes courbes de feu me r�jouissaient. J'assistais � cela comme � un spectacle, en mangeant une pomme verte. Je ne sais � qui ma m�re dit alors: « Que les enfants sont heureux de ne rien comprendre! » Comme je ne sais pas quelle route les op�rations de la guerre nous forc�rent de suivre, je ne saurais dire si cette bataille fut celle de Medina Del Rio-Seco, ou un �pisode moins important de la belle campagne de Bessi�res. Mon p�re, attach� � la personne de Murat, n'avait point affaire sur ce champ de bataille, et il n'est pas probable qu'il y f�t. Mais ma m�re s'imaginait sans doute qu'il pouvait avoir �t� envoy� en mission.

Que ce f�t l'affaire de Rio-Seco, ou la prise de Torquemada, il est certain que notre voiture avait �t� mise en r�quisition pour porter des bless�s ou des personnes plus pr�cieuses que nous, et que nous f�mes un bout de chemin en charrette avec des bagages, des vivandi�res et des soldats malades. Il est certain aussi que nous longe�mes le champ de bataille le lendemain ou le surlendemain, et que je vis une vaste plaine couverte de d�bris {Lub 581} informes assez semblables, en grand, au carnage de poup�es, de chevaux et de chariots que j'ex�cutais avec Clotilde � Chaillot et dans la maison de la rue grange-bateli�re. Ma m�re se cachait le visage et l'air �tait infect�. Nous ne passions pas assez pr�s de ces objets sinistres pour que je pusse me rendre compte de ce que c'�tait, et je demandais pourquoi on avait sem� l� tant de chiffons. Enfin la roue heurta quelque chose qui se brisa avec un craquement �trange. Ma m�re me retint au fond de la charrette pour m'emp�cher de regarder, c'�tait e un {Presse 2/12/54 2} cadavre. J'en vis ensuite plusieurs autres {CL 213} �pars sur le chemin, mais j'�tais si malade que je ne me souviens pas d'avoir �t� vivement impressionn�e par ces horribles spectacles.

Avec la fi�vre, j'�prouvai bient�t une autre souffrance qui ne se concilie pas souvent avec le d�sordre de la vie, et dont pourtant tous les soldats malades avec lesquels nous voyagions �prouvaient aussi les angoisses: c'�tait la faim, une faim excessive, maladive, presque animale. Ces pauvres gens, pleins de soins et de sollicitude pour nous, m'avaient communiqu� un mal qui explique ce ph�nom�ne, et qu'une petite-ma�tresse n'avouerait pas avoir subi m�me dans son enfance. Mais la vie a ses vicissitudes, et quand ma m�re se d�solait de voir mon petit fr�re et moi dans cet �tat, les soldats et les cantini�res lui disaient en riant: « Bah! Ma petite dame, ce n'est rien, c'est un brevet de sant� pour toute la vie de vos enfants; c'est le v�ritable bapt�me des enfants de la giberne. »

La gale, puisqu'il faut l'appeler par son nom, avait commenc� par moi, elle se communiqua � mon fr�re, puis � ma m�re plus tard, et � d'autres personnes auxquelles nous apport�mes ce triste fruit de la guerre et de la mis�re, heureusement affaibli en nous par des soins extr�mes et un sang pur.

En quelques jours, notre sort avait bien chang�. Ce n'�tait plus le palais de Madrid, les lits dor�s, les tapis d'orient et les courtines de soie; c'�taient des charrettes immondes, des villages incendi�s, des villes bombard�es, des routes couvertes de morts, des foss�s o� nous cherchions une goutte d'eau pour �tancher une soif br�lante, et o� l'on voyait tout � coup surnager des caillots de sang. C'�tait surtout l'horrible faim et une {Lub 582} disette de plus en plus mena�ante. Ma m�re supportait tout cela avec un grand courage, mais elle ne pouvait vaincre le d�go�t que lui inspiraient les oignons crus, les citrons verts et la {CL 214} graine de tournesol, dont je me contentais sans r�pugnance: quelle nourriture d'ailleurs pour une femme qui allaitait son nouveau-n�!

Nous travers�mes un camp fran�ais, je ne sais o�, et, � l'entr�e d'une tente, nous v�mes un groupe de soldats qui mangeaient la soupe avec un grand app�tit; ma m�re me poussa au milieu d'eux en les priant de me laisser manger � leur gamelle. Ces braves gens me mirent aussit�t � m�me et me firent manger � discr�tion en souriant d'un air attendri. Cette soupe me parut excellente, et quand elle fut � moiti� d�gust�e, un soldat dit � ma m�re avec quelque h�sitation: « Nous vous engagerions bien � en manger aussi, mais vous ne pourriez peut-�tre pas, parce que le go�t est un peu fort. » Ma m�re approcha et regarda la gamelle. Il y avait du pain et du bouillon tr�s-gras, mais certaines m�ches noircies surnageaient, c'�tait une soupe faite avec des bouts de chandelle.

Je me souviens de Burgos et d'une ville (celle-l� ou une autre) o� les aventures du Cid �tait peintes � fresque sur les murailles. Je me souviens aussi d'une superbe cath�drale o� les hommes du peuple avaient un genou en terre pour prier, le chapeau sur l'autre genou, et un petit paillasson rond sous celui qui touchait le sol. Enfin je me souviens de Victoria et d'une servante dont les longs cheveux noirs inond�s de vermine flottaient sur son dos. J'eus un ou deux jours de bien-�tre � la fronti�re d'Espagne, le temps �tait rafra�chi, la fi�vre et la mis�re avaient cess�. Mon p�re �tait d�cid�ment avec nous. Nous avions repris possession de notre cal�che pour faire le reste du voyage, les auberges �taient propres, il y avait des lits et toutes sortes d'aliments dont nous avions apparemment �t� priv�s assez longtemps, car ils me parurent tout nouveaux, entre autres des g�teaux et des fromages. Ma m�re me fit une toilette � Fontarabie, et j'�prouvai un soulagement extr�me {CL 215} � prendre un bain. Elle me soignait � sa mani�re, et, au sortir du bain, elle m'enduisait de soufre de la t�te aux pieds, puis elle me faisait avaler des boulettes de soufre pulv�ris� dans du beurre et du sucre. Ce go�t et cette odeur dont je fus impr�gn�e {Lub 583} pendant deux mois m'ont laiss� une grande r�pugnance pour tout ce qui me les rappelle.

Nous trouv�mes apparemment des personnes de connaissance � la fronti�re, car je me rappelle un grand d�ner et des politesses qui m'ennuy�rent beaucoup; j'avais retrouv� mes facult�s et mon appr�ciation des objets ext�rieurs. Je ne sais quelle id�e eut ma m�re de vouloir retourner par mer � Bordeaux. Peut-�tre �tait-elle bris�e par la fatigue des voitures, peut-�tre s'imaginait-elle, dans son instinct m�dical, qu'elle suivait toujours, que l'air de la mer d�livrerait ses enfants et elle-m�me du poison de la pauvre Espagne. Apparemment le temps �tait beau et l'Oc�an tranquille, car c'�tait une nouvelle imprudence que de se risquer en chaloupe sur les c�tes de Gascogne, dans ce golfe de Biscaye toujours si agit�. Quel que f�t le motif, une chaloupe pont�e fut lou�e, la cal�che y fut descendue, et nous part�mes comme pour une partie de plaisir. Je ne sais o� nous nous embarqu�mes ni quelles gens nous accompagn�rent jusqu'au rivage en nous prodiguant de grands soins. On m'y donna un gros bouquet de roses, que je gardai tout le temps de la travers�e pour me pr�server de l'odeur du soufre.

Je ne sais combien de temps nous c�toy�mes le rivage; je retombai dans mon sommeil l�thargique, et cette travers�e ne m'a laiss� d'autres souvenirs que ceux du d�part et de l'arriv�e. Au moment o� nous approchions de notre but, un coup de vent nous �loigna du rivage, et je vis le pilote et ses deux aides livr�s � une grande anxi�t�. Ma m�re recommen�a � avoir peur, mon p�re se mit � la {CL 216} manœuvre: mais, comme nous �tions enfin entr�s dans la Gironde, nous heurt�mes je ne sais quel r�cif, et l'eau commen�a � entrer dans la cale. On se dirigea pr�cipitamment vers la rive, mais la cale se remplissait toujours et la chaloupe sombrait visiblement. Ma m�re, prenant ses enfants avec elle, �tait entr�e dans la cal�che; mon p�re la rassurait en lui disant que nous avions le temps d'aborder avant d'�tre engloutis. Pourtant le pont commen�ait � se mouiller, et il �ta son habit et pr�para un ch�le pour attacher ses deux enfants sur son dos: « Sois tranquille, disait-il � ma m�re, je te prendrai sous mon bras, je nagerai de l'autre, et je vous sauverai tous trois, sois-en s�re. »

Nous touch�mes enfin la terre, ou plut�t un grand mur {Lub 584} en pierres s�ches surmont� d'un hangar. Il y avait derri�re ce hangar quelques habitations, et � l'instant m�me plusieurs hommes vinrent � notre secours. Il �tait temps, la cal�che sombrait aussi avec la chaloupe, et une �chelle nous fut jet�e fort � propos. Je ne sais ce qu'on fit pour sauver l'embarcation, mais il est certain qu'on en vint � bout. Cela dura plusieurs heures, pendant lesquelles ma m�re ne voulut pas quitter le rivage; car mon p�re, apr�s nous avoir mises en s�ret�, �tait redescendu sur la chaloupe pour sauver nos effets d'abord, et puis la voiture, et enfin la chaloupe. Je fus frapp�e alors de son courage, de sa promptitude et de sa force. Quelque exp�riment�s que fussent les matelots et les gens de l'endroit, ils admiraient l'adresse et la r�solution de ce jeune officier qui, apr�s avoir sauv� sa famille, ne voulait pas abandonner son patron avant d'avoir sauv� sa barque, et qui dirigeait tout ce petit sauvetage avec plus d'�-propos qu'eux-m�mes. Il est vrai qu'il avait fait son apprentissage au camp de Boulogne; mais en toutes choses il agissait de sang-froid et avec une rare pr�sence d'esprit. Il se servait de son sabre {CL 217} comme d'une hache ou d'un rasoir pour couper et tailler, et il avait pour ce sabre (probablement c'�tait le sabre africain dont il parle dans sa derni�re lettre) un amour extraordinaire; car, dans le premier moment d'incertitude o� nous nous �tions trouv�s, en abordant, pour savoir si la chaloupe et la cal�che sombreraient imm�diatement ou si nous aurions le temps de sauver quelque chose, ma m�re avait voulu l'emp�cher d'y redescendre en lui disant: « Eh! Laisse aller tout ce que nous avons au fond de l'eau, plut�t que de risquer de te noyer; » Et il lui avait r�pondu: « J'aimerais mieux risquer cela que d'abandonner mon sabre. » C'�tait en effet le premier objet qu'il e�t retir�. Ma m�re se tenait pour satisfaite d'avoir sa fille � ses c�t�s et son fils dans ses bras. Pour moi, j'avais sauv� mon bouquet de roses fl�tries avec le m�me amour que mon p�re avait mis � nous sauver tous. J'avais fait grande attention � ne pas le l�cher en sortant de la cal�che � demi submerg�e, et en grimpant � l'�chelle de sauvetage; c'�tait mon id�e comme celle de mon p�re �tait pour son sabre.

Je ne me souviens pas d'avoir �prouv� la moindre frayeur dans toutes ces rencontres. La peur est de deux {Lub 585} sortes. Il y en a une qui tient au temp�rament, une autre � l'imagination. Je ne connus jamais la premi�re, mon organisation m'ayant dou�e d'un sang-froid tout semblable � celui de mon p�re. Ce mot de sang-froid exprime positivement la tranquillit� que nous tenons d'une disposition physique et dont par cons�quent nous n'avons pas � tirer vanit�. Quant � la frayeur qui r�sulte d'une excitation maladive de l'imagination, et qui n'a pour aliments que des fant�mes, j'en fus obs�d�e pendant toute mon enfance. Mais quand l'�ge et la raison eurent dissip� ces chim�res, je retrouvai l'�quilibre de mes facult�s et ne connus jamais aucun genre de peur.

Nous arriv�mes � Nohant dans les derniers jours d'ao�t. {CL 218} J'�tais retomb�e dans ma fi�vre, je n'avais plus faim. La gale faisait des progr�s, une petite bonne espagnole que nous avions prise en route, et qui s'appelait C�cilia, commen�ait aussi � ressentir les effets de la contagion et ne me touchait qu'avec r�pugnance. Ma m�re �tait � peu pr�s gu�rie d�j�, mais mon pauvre petit fr�re, dont les boutons ne paraissaient plus, �tait encore plus malade et plus accabl� que moi. Nous �tions deux masses inertes, br�lantes, et je n'avais pas plus conscience que lui de ce qui s'�tait pass� autour de moi depuis le naufrage de la Gironde. f

Je repris mes sens en entrant dans la cour de Nohant. Ce n'�tait pas aussi beau, � coup s�r, que le palais de Madrid, mais cela me fit le m�me effet, tant une grande maison est imposante pour les enfants �lev�s dans de petites chambres.

Ce n'�tait pas la premi�re fois que je voyais ma grand'm�re, mais je ne me souviens pas d'elle avant ce jour-l�. Elle me parut tr�s-grande, g quoiqu'elle n'e�t que cinq pieds, et sa figure blanche et ros�e, son air imposant, son invariable costume compos� d'une robe de soie brune � taille longue et � manches plates, qu'elle n'avait pas voulu modifier selon les exigences de la mode de l'Empire, sa perruque blonde et cr�p�e en touffe sur le front, son petit bonnet rond avec une cocarde de dentelle au milieu, firent d'elle pour moi un �tre � part et qui ne ressemblait en rien � ce que j'avais vu. h

{Presse 3/12/54 1} C'�tait la premi�re fois que nous �tions re�ues � Nohant, ma m�re et moi. Apr�s que ma grand'm�re eut embrass� mon p�re, elle voulut embrasser ma m�re aussi; {Lub 586} mais celle-ci l'en emp�cha en lui disant: « Ah! Ma ch�re maman, ne touchez ni � moi ni � ces pauvres enfants. Vous ne savez pas quelles mis�res nous avons subies, nous sommes tous malades. »

Mon p�re, qui �tait toujours optimiste, se mit � rire, et {CL 219} me mettant dans les bras de ma grand'm�re: « Figure-toi, lui dit-il, que ces enfants ont une petite �ruption de boutons, et que Sophie, qui a l'imagination tr�s-frapp�e, s'imagine qu'ils ont la gale.

— Gale ou non, dit ma grand'm�re en me serrant contre son cœur, je me charge de celui-l�. Je vois bien que ces enfants sont malades, ils ont la fi�vre tr�s-fort tous les deux. Ma fille, allez vite vous reposer avec votre fils, car vous avez fait l� une campagne au-dessus des forces humaines; moi, je soignerai la petite. C'est trop de deux enfants sur les bras dans l'�tat o� vous �tes. »

Elle m'emporta dans sa chambre, et sans aucun d�go�t de l'�tat horrible o� j'�tais, cette excellente femme, si d�licate et si recherch�e cependant, me d�posa sur son lit. Ce lit et cette chambre, encore frais � cette �poque, me firent l'effet d'un paradis. Les murs �taient tendus de toile de Perse � grands ramages; tous les meubles �taient du temps de Louis XV. Le lit, en forme de corbillard avec de grands panaches aux quatre coins, avait de doubles rideaux et une quantit� de lambrequins d�coup�s, d'oreillers et de garnitures dont le luxe et la finesse m'�tonn�rent. Je n'osais m'installer dans un si bel endroit, car je me rendais compte du d�go�t que je devais inspirer, et j'en avais d�j� ressenti l'humiliation. Mais on me la fit vite oublier par les soins et les caresses dont je fus l'objet. La premi�re figure que je vis apr�s celle de ma grand'm�re, fut un gros gar�on de neuf ans qui entra avec un �norme bouquet de fleurs, et qui vint me le jeter � la figure d'un air amical et enjou�. Ma grand'm�re me dit: « C'est Hippolyte, embrassez-vous, mes enfants. » Nous nous embrass�mes sans en demander davantage et je passai bien des ann�es avec lui sans savoir qu'il �tait mon fr�re; c'�tait l'enfant de la petite maison .

Mon p�re le prit par le bras et le conduisit � ma m�re, {CL 220} qui l'embrassa, le trouva superbe, et lui dit: « Eh bien, il est � moi aussi, comme Caroline est � toi. » Et nous f�mes �lev�s ensemble, tant�t sous ses yeux, tant�t sous ceux de ma grand'm�re.

{Lub 587} Deschartres m'apparut aussi ce jour-l� pour la premi�re fois. Il avait des culottes courtes, des bas blancs, des gu�tres de nankin, un habit noisette tr�s-long et tr�s-carr� et une casquette � soufflet. Il vint gravement m'examiner, et comme il �tait tr�s-bon m�decin, il fallut bien le croire quand il d�clara que j'avais la gale. Mais la maladie avait perdu son intensit�, et ma fi�vre ne venait que d'un exc�s de fatigue. Il recommanda � mes parents de nier cette gale que nous apportions, afin de ne pas jeter l'effroi et la consternation dans la maison. Il d�clara devant les domestiques que c'�tait une petite �ruption fort innocente, et elle ne se communiqua qu'� deux autres enfants, qui, surveill�s et soign�s � temps, furent promptement gu�ris, sans savoir de quel mal.

Pour moi, au bout de deux heures de repos dans le lit de ma grand'm�re, dans cette chambre fra�che et a�r�e o� je n'entendais plus l'aga�ant bourdonnement des moustiques de l'Espagne, je me sentis si bien que j'allai courir dans le jardin avec Hippolyte. Je me souviens qu'il me tenait par la main avec une sollicitude extr�me, croyant qu'� chaque pas j'allais tomber; j'�tais un peu humili�e qu'il me cr�t si petite fille, et je lui montrai bient�t que j'�tais un gar�on tr�s-r�solu. Cela le mit � l'aise, et il m'initia � plusieurs jeux fort agr�ables, entre autres � celui de faire ce qu'il appelait des p�t�s � la crotte. Nous prenions du sable fin ou du terreau que nous trempions dans l'eau et que nous dressions, apr�s l'avoir bien p�tri sur de grandes ardoises en lui donnant la forme de g�teaux. Ensuite il portait tout cela furtivement dans le four, et comme il �tait fort taquin d�j�, il se r�jouissait de la col�re des servantes qui, en {CL 221} venant retirer le pain et les galettes, juraient et jetaient dehors nos �tranges rago�ts cuits � point.

Je n'avais jamais �t� malicieuse, car, de ma nature, je ne suis point fine. Fantasque et imp�rieuse, parce que j'�tais fort g�t�e par mon p�re, je n'avais de pr�m�ditation et de dissimulation en rien. Hippolyte vit bient�t mon faible, et pour me punir de mes caprices et de mes col�res, il se mit � me taquiner cruellement. Il me d�robait mes poup�es et les enterrait dans le jardin, puis il y mettait une petite croix et me les faisait d�terrer. Il les pendait aux branches la t�te en bas, et leur faisait endurer mille supplices que j'avais la simplicit� de prendre au s�rieux {Lub 588} et qui me faisaient r�pandre de v�ritables larmes. Aussi j'avoue que je le d�testais fort souvent: mais je n'ai jamais �t� capable de rancune, et quand il venait me chercher pour jouer, je ne savais pas lui r�sister.

Ce grand jardin et ce bon air de Nohant m'eurent bient�t rendu la sant�. Ma m�re me bourrait toujours de soufre, et je me soumettais � ce traitement parce qu'elle avait sur moi un ascendant de persuasion complet. Pourtant ce soufre m'�tait odieux, et je lui disais de me fermer les yeux et de me pincer le nez pour me le faire avaler. Pour me d�barrasser ensuite de ce go�t, je cherchais les aliments les plus acides, et ma m�re, qui avait toute une m�decine d'instinct ou de pr�jug� dans la t�te, croyait que les enfants ont la divination de ce qui leur convient. Voyant que je rongeais toujours des fruits verts, elle mit des citrons � ma disposition, et j'en �tais si avide que je les mangeais avec la peau et les p�pins, comme on mange des fraises. Ma grande faim �tait pass�e, et, pendant cinq ou six jours, je me nourris exclusivement de citrons. Ma grand'm�re s'effrayait de cet �trange r�gime, mais cette fois Deschartres, m'observant avec attention et voyant que j'allais de mieux en mieux, pensa que la nature m'avait {CL 222} fait deviner effectivement ce qui devait me sauver.

Il est certain que je fus promptement gu�rie et que je n'ai jamais fait d'autre maladie. Je ne sais si la gale est en effet, comme le disaient nos soldats, un brevet de sant�, mais il est certain que toute ma vie j'ai pu soigner des maladies r�put�es contagieuses, et de pauvres galeux dont personne n'osait approcher, sans que j'aie attrap� un bouton. Il me semble que je soignerais impun�ment des pestif�r�s, et je pense qu'� quelque chose malheur est bon, moralement du moins, car je n'ai jamais vu de mis�res physiques dont je n'aie pu vaincre en moi le d�go�t. Ce d�go�t est violent cependant, et j'ai �t� bien souvent pr�s de m'�vanouir en voyant des plaies et des op�rations repoussantes, mais j'ai toujours pens� alors � ma gale et au premier baiser de ma grand'm�re, et il est certain que la volont� et la foi peuvent dominer les sens, quelque affect�s qu'ils soient.

Mais tandis que je reprenais � vue d'œil, mon pauvre petit fr�re Louis d�p�rissait rapidement. La gale avait disparu, mais la fi�vre le rongeait. Il �tait livide, et ses pauvres yeux �teints avaient une expression de tristesse {Lub 589} indicible. Je commen�ai � l'aimer en le voyant souffrir. Jusque-l� je n'avais pas fait grande attention � lui, mais quand il �tait �tendu sur les genoux de ma m�re, si languissant et si faible qu'elle osait � peine le toucher, je devenais triste avec elle et je comprenais vaguement l'inqui�tude, la chose que les enfants sont le moins port�s � ressentir.

Ma m�re s'attribuait le d�p�rissement de son enfant. Elle craignait que son lait ne lui f�t un poison, et elle s'effor�ait de reprendre de la sant� pour lui en donner. Elle passait toutes ses journ�es au grand air, avec l'enfant couch� � l'ombre aupr�s d'elle dans des coussins et des ch�les bien arrang�s. Deschartres lui conseilla de faire beaucoup {CL 223} d'exercice, afin d'avoir de l'app�tit et de r�parer la qualit� de son lait par de bons aliments. Elle commen�a aussit�t un petit jardin dans un angle du grand jardin de Nohant, au pied d'un gros poirier qui existe encore. Cet arbre a toute une histoire si bizarre qu'elle ressemble � un roman, et que je n'ai sue que longtemps apr�s.

Le 8 septembre, un vendredi, le pauvre petit aveugle, apr�s avoir g�mi longtemps sur les genoux de ma m�re, devint froid, rien ne put le r�chauffer. Il ne remuait plus. Deschartres vint, l'�ta des bras de ma m�re, il �tait mort. Triste et courte existence, dont, gr�ce � Dieu, il ne s'est pas rendu compte.

Le lendemain on l'enterra, ma m�re me cacha ses larmes. Hippolyte fut charg� de m'emmener au jardin toute la journ�e. Je sus � peine et ne compris que faiblement et dubitativement ce qui se passait dans la maison. Il para�t que mon p�re fut vivement affect�, et que cet enfant, malgr� son infirmit�, lui �tait tout aussi cher que les autres. Le soir, apr�s minuit, ma m�re et mon p�re, retir�s dans leur chambre, pleuraient ensemble, et il se passa alors entre eux une sc�ne �trange que ma m�re m'a racont�e avec d�tails une vingtaine d'ann�es plus tard. J'y avais assist� en dormant.

Dans sa douleur et l'esprit frapp� des r�flexions de ma grand'm�re, mon p�re dit � ma m�re: « Ce voyage d'Espagne nous aura �t� bien funeste, ma pauvre Sophie. Lorsque tu m'�crivais que tu voulais venir m'y rejoindre et que je te suppliais de n'en rien faire, tu croyais voir l� une preuve d'infid�lit� ou de refroidissement de ma part; et moi, j'avais le pressentiment de quelque malheur. {Lub 590} Qu'y avait-il de plus t�m�raire et de plus insens� que de courir ainsi, grosse � pleine ceinture, � travers tant de dangers, de privations, de souffrances et de terreurs de tous les instants? C'est un miracle que tu y aies r�sist�; c'est un {CL 224} miracle qu'Aurore soit vivante. Notre pauvre gar�on n'e�t peut-�tre pas �t� aveugle s'il �tait n� � Paris. L'accoucheur de Madrid m'a expliqu� que, par la position de l'enfant dans le sein de sa m�re, les deux poings ferm�s et appuy�s contre les yeux, la longue pression qu'il a d� �prouver par ta propre position dans la voiture, avec ta fille souvent assise sur tes genoux, a n�cessairement emp�ch� les organes de la vue de se d�velopper.

— Tu me fais des reproches maintenant, dit ma m�re, il n'est plus temps. Je suis au d�sespoir. Quant au chirurgien, c'est un menteur et un sc�l�rat. Je suis persuad�e que je n'ai pas r�v�, quand je lui ai vu �craser les yeux de mon enfant. »

Ils parl�rent longtemps de leur malheur, et peu � peu ma m�re s'exalta beaucoup dans l'insomnie et dans les larmes. Elle ne voulait pas croire que son fils f�t mort de d�p�rissement et de fatigue; elle pr�tendait que la veille encore il �tait i en {Presse 3/12/54 2} pleine voie de gu�rison et qu'il avait �t� surpris par une convulsion nerveuse. « Et maintenant, dit-elle en sanglotant, il est dans la terre, ce pauvre enfant! Quelle terrible chose j que d'ensevelir ainsi ce qu'on aime, et de se s�parer pour toujours du corps d'un enfant qu'un instant auparavant on soignait et on caressait avec tant d'amour! On vous l'�te, on le cloue dans une bi�re, on le jette dans un trou, on le couvre de terre, comme si l'on craignait qu'il n'en sort�t! Ah! C'est horrible, et je n'aurais pas d� me laisser arracher ainsi mon enfant; j'aurais d� le garder, le faire embaumer!

— Et quand on songe, dit mon p�re, que l'on enterre souvent des gens qui ne sont pas morts! Ah! Il est bien vrai que cette mani�re chr�tienne d'ensevelir les cadavres est ce qu'il y a de plus sauvage au monde.

— Les sauvages, dit ma m�re, ils le sont moins que nous. Ne m'as-tu pas racont� qu'ils �tendent leurs morts {CL 225} sur des claies et qu'ils les suspendent dess�ch�s sur des branches d'arbre? J'aimerais mieux voir le berceau de mon petit enfant mort accroch� � un des arbres du jardin que de penser qu'il va pourrir dans la terre! Et puis, ajouta-t-elle frapp�e de la r�flexion qui �tait venue � mon {Lub 591} p�re, s'il n'�tait pas mort, en effet? Si on avait pris une convulsion pour l'agonie, si M. Deschartres s'�tait tromp�! Car enfin, il me l'a �t�, il m'a emp�ch� de le frotter encore et de le r�chauffer, disant que je h�tais sa mort. Il est si rude, ton Deschartres! Il me fait peur et je n'ose lui r�sister! Mais c'est peut-�tre un ignorant qui n'a pas su distinguer une l�thargie de la mort. Tiens, je suis si tourment�e que j'en deviens folle et que je donnerais tout au monde pour ravoir mon enfant mort ou vivant. »

Mon p�re combattit d'abord cette pens�e, mais peu � peu elle le gagna aussi, et regardant � sa montre: « Il n'y a pas de temps � perdre, dit-il; il faut que j'aille chercher cet enfant; ne fais pas de bruit, ne r�veillons personne, je te r�ponds que dans une heure tu l'auras. »

Il se l�ve, s'habille, ouvre doucement les portes, va prendre une b�che et court au cimeti�re, qui touche � notre maison et qu'un mur s�pare du jardin; il approche k de la terre fra�chement remu�e et commence � creuser. Il faisait sombre, et mon p�re n'avait pas pris de lanterne. Il ne put voir assez clair pour distinguer la bi�re qu'il d�couvrait, et ce ne fut que quand il l'eut d�barrass�e en entier, �tonn� de la longueur de son travail, qu'il la reconnut trop grande pour �tre celle de l'enfant. C'�tait celle d'un homme de notre village qui �tait mort peu de jours auparavant. Il fallut creuser � c�t�, et l�, en effet, il retrouva le petit cercueil. Mais, en travaillant � le retirer, il appuya fortement le pied sur la bi�re du pauvre paysan, et cette bi�re, entra�n�e par le vide plus profond qu'il avait fait � c�t�, se dressa devant lui, le frappa � l'�paule et le {CL 226} fit tomber dans la fosse. Il a dit ensuite � ma m�re qu'il avait �prouv� un instant de terreur et d'angoisse inexprimable en se trouvant pouss� par ce mort et renvers� dans la terre sur la d�pouille de son fils. Il �tait brave, on le sait de reste, et il n'avait aucun genre de superstition. Pourtant il eut un mouvement de terreur et une sueur froide lui vint au front. Huit jours apr�s, il devait prendre place � c�t� du paysan, dans cette m�me terre qu'il avait soulev�e pour en arracher le corps de son fils.

Il recouvra vite son sang-froid et r�para si bien le d�sordre que personne ne s'en aper�ut jamais. Il rapporta le petit cercueil � ma m�re et l'ouvrit avec empressement. {Lub 592} Le pauvre enfant �tait bien mort, mais ma m�re se plut � lui faire elle-m�me une derni�re toilette. On avait profit� de son premier abattement pour l'en emp�cher. Maintenant, exalt�e et comme ranim�e par ses larmes, elle frotta de parfums ce petit cadavre, elle l'enveloppa de son plus beau linge et le repla�a dans son berceau pour se donner la douloureuse illusion de le regarder dormir encore.

Elle le garda ainsi cach� et enferm� dans sa chambre toute la journ�e du lendemain, mais la nuit suivante, toute vaine esp�rance �tant dissip�e, mon p�re �crivit avec soin le nom de l'enfant et la date de sa naissance et de sa mort sur un papier qu'il pla�a entre deux vitres et qu'il ferma avec de la cire � cacheter tout autour.

�tranges pr�cautions qui furent prises avec une apparence de sang-froid, sous l'empire d'une douleur exalt�e. L'inscription ainsi plac�e dans le cercueil, ma m�re couvrit l'enfant de feuilles de roses, et le cerceuil fut reclou�, port� dans le jardin, � l'endroit que ma m�re cultivait elle-m�me, et enseveli au pied du vieux poirier.

D�s le lendemain ma m�re se remit avec ardeur au jardinage, et mon p�re l'y aida. On s'�tonna de leur voir prendre cet amusement pu�ril, en d�pit de leur tristesse. {CL 227} Eux seuls savaient le secret de leur amour pour ce coin de terre. Je me souviens de l'avoir vu cultiv� par eux pendant le peu de jours qui s�par�rent cet �trange incident de la mort de mon p�re. Ils y avaient plant� de superbes reines marguerites qui ont fleuri pendant plus d'un mois. Au pied du poirier ils avaient �lev� une butte de gazon avec un petit sentier en colima�on, pour que j'y pusse monter et m'y asseoir. Combien de fois j'y suis mont�e en effet, combien j'y ai jou� et travaill� sans me douter que c'�tait un tombeau! Il y avait autour de jolies all�es sinueuses bord�es de gazon, de plates-bandes de fleurs et des bancs; c'�tait un jardin d'enfant, mais complet, et qui s'�tait cr�� l� comme par magie, mon p�re, ma m�re, Hippolyte et moi y travaillant sans rel�che pendant cinq ou six journ�es, les derni�res de la vie de mon p�re, les plus paisibles peut-�tre qu'il ait go�t�es, et les plus tendres dans leur m�lancolie. Je me souviens qu'il apportait sans cesse de la terre et du gazon dans des brouettes, et qu'en allant chercher ces fardeaux, il nous {Lub 593} mettait, Hippolyte et moi, dans la brouette, prenant plaisir � nous regarder, et faisant semblant de nous verser, pour nous voir crier ou rire, selon notre humeur du moment.

Quinze ans plus tard mon mari fit changer la disposition g�n�rale de notre jardin. D�j� le petit jardin de ma m�re avait disparu depuis longtemps. Il avait �t� abandonn� pendant mon s�jour au couvent, et plant� de figuiers. Le poirier avait grossi et il fut question de l'�ter parce qu'il se trouvait rentrer un peu dans une all�e dont on ne pouvait changer l'alignement. J'obtins gr�ce pour lui. On creusa l'all�e, et une plate-bande de fleurs se trouva plac�e sur la s�pulture de l'enfant. Quand l'all�e fut finie, assez longtemps apr�s m�me, le jardinier dit un jour, d'un air myst�rieux � mon mari et � moi, que nous avions bien fait de respecter cet arbre. Il avait envie de parler et ne se fit pas {CL 228} beaucoup prier pour nous dire le secret qu'il avait d�couvert. Quelques ann�es auparavant, en plantant ses figuiers, sa b�che avait heurt� contre un petit cercueil. Il l'avait d�gag� de la terre, examin� et ouvert. Il y avait trouv� les ossements d'un petit enfant. Il avait cru d'abord que quelque infanticide avait �t� cach� en ce lieu, mais il avait trouv� le carton �crit intact entre les deux vitres, et il y avait lu les noms du pauvre petit Louis et les dates si rapproch�es de sa naissance et de sa mort. Il n'avait gu�re compris, lui d�vot et superstitieux, par quelle fantaisie on avait �t� de la terre consacr�e ce corps qu'il avait vu porter au cimeti�re, mais enfin il en avait respect� le secret; il s'�tait born� � le dire � ma grand'm�re, et il nous le disait maintenant pour que nous avisassions � ce qu'il y avait � faire. Nous juge�mes qu'il n'y avait rien � faire du tout. Faire reporter ces ossements dans le cimeti�re, c'e�t �t� �bruiter un fait que tout le monde n'e�t pas compris, et qui, sous la Restauration, e�t pu �tre exploit� contre ma famille par les pr�tres. Ma m�re vivait, et son secret devrait �tre gard� et respect�. Ma m�re m'a racont� le fait ensuite, et a �t� satisfaite que les ossements n'eussent pas �t� d�rang�s.

L'enfant resta donc sous le poirier, et le poirier existe encore. Il est m�me fort beau, et au printemps il �tend un parasol de fleurs ros�es sur cette s�pulture ignor�e. Je ne vois pas le moindre inconv�nient � en parler {Lub 594} aujourd'hui. Ces fleurs printani�res lui font un ombrage moins sinistre que le cypr�s des tombeaux. L'herbe et les fleurs sont le v�ritable mausol�e des enfants, et, quant � moi, je d�teste les monuments et les inscriptions: je tiens cela de ma grand'm�re, qui n'en voulut jamais pour son fils ch�ri, disant avec raison que les grandes douleurs n'ont point d'expression, et que les arbres et les fleurs sont les seuls ornements qui n'irritent point la pens�e.

Il me reste � raconter des choses bien tristes, et {CL 229} quoiqu'elles ne m'aient point affect�e au del� des facult�s tr�s-limit�es qu'un enfant peut avoir pour la douleur, je les ai toujours vues si pr�sentes aux souvenirs et aux pens�es de ma famille, que j'en ai ressenti le contre-coup toute ma vie.

Quand le petit jardin mortuaire fut � peu pr�s �tabli, l'avant-veille de sa mort, mon p�re engagea ma grand'm�re � faire abattre les murs qui entouraient le grand jardin, et d�s qu'elle y eut consenti, il se mit � l'ouvrage � la t�te des ouvriers. Je le vois encore au milieu de la poussi�re, un pic de fer � la main, faisant crouler ces vieux murs qui tombaient presque d'eux-m�mes avec un bruit dont j'�tais effray�e.

Mais les ouvriers finirent l'ouvrage sans lui. Le vendredi 17 septembre, il monta son terrible cheval pour aller faire visite � nos amis de La Ch�tre. Il y d�na et y passa la soir�e. On remarqua qu'il se for�a un peu pour �tre enjou� comme � l'ordinaire, et que, par moments, il �tait sombre et pr�occup�. La mort r�cente de son enfant lui revenait dans l'�me, et il faisait g�n�reusement son possible pour ne pas communiquer sa tristesse � ses amis. C'�taient ceux-l� m�mes avec lesquels il avait jou� sous le directoire Robert chef de brigands. Il d�nait avec M. et Madame Duvernet.

Ma m�re �tait toujours jalouse, et surtout, comme il arrive dans cette maladie, des personnes qu'elle ne connaissait pas. Elle eut du d�pit de voir qu'il ne rentrait pas de bonne heure, ainsi qu'il le lui avait promis, et elle montra na�vement son chagrin � ma grand'm�re. D�j� elle lui avait confess� cette faiblesse, et d�j� ma grand'm�re l'avait raisonn�e. Ma grand'm�re n'avait pas connu les passions, et les soup�ons de ma m�re lui paraissaient fort d�raisonnables. Elle e�t d� y compatir un peu pourtant, elle qui avait port� la jalousie dans l'amour {Lub 595} maternel; mais elle parlait � son {CL 230} imp�tueuse belle-fille un langage si grave, que celle-ci en �tait souvent effray�e. Elle la grondait m�me, toujours dans une forme douce et mesur�e, mais avec une certaine froideur qui l'humiliait et la r�duisait sans la gu�rir.

Ce soir-l� elle r�ussit � la mater compl�tement en lui disant que si elle tourmentait ainsi Maurice, Maurice se d�go�terait d'elle, et chercherait peut-�tre alors hors de son int�rieur le bonheur qu'elle en aurait chass�. Ma m�re pleura, et, apr�s quelques r�voltes, se soumit pourtant et promit de se coucher tranquillement, de ne pas aller attendre son mari sur la route, enfin de ne pas se rendre malade, elle qui avait �t� r�cemment �prouv�e par tant de fatigue et de chagrin. Elle avait encore beaucoup de lait, elle pouvait, au milieu de ses agitations morales, faire une maladie, �prouver des accidents qui lui �teraient tout d'un coup la beaut� et les apparences de la jeunesse. Cette derni�re consid�ration la frappa plus que toute la philosophie de ma grand'm�re. Elle c�da � cet argument. Elle voulait �tre belle pour plaire � son mari. Elle se coucha et s'endormit comme une personne raisonnable. Pauvre femme, quel r�veil l'attendait!

{Presse 4/12/54 1} Vers minuit, ma grand'm�re commen�ait pourtant � s'inqui�ter sans en rien dire � Deschartres, avec qui elle prolongeait sa partie de piquet, voulant embrasser son fils avant de s'endormir. Enfin minuit sonna, et elle �tait retir�e dans sa chambre, lorsqu'il lui sembla entendre dans la maison un mouvement inusit�. On agissait avec pr�caution pourtant, et Deschartres, appel� par Saint-Jean, �tait sorti avec le moins de bruit possible; mais quelques portes ouvertes, un certain embarras de la femme de chambre qui avait vu appeler Deschartres sans savoir de quoi il s'agissait, mais qui, � la physionomie de Saint-Jean, avait pressenti quelque chose de grave, et, plus que tout cela, l'inqui�tude d�j� �prouv�e, pr�cipit�rent l'�pouvante de ma grand'm�re. La nuit �tait {CL 231} sombre et pluvieuse, et j'ai d�j� dit que ma grand'm�re, quoique d'une belle et forte organisation, soit par faiblesse naturelle des jambes, soit par mollesse excessive dans sa premi�re �ducation, n'avait jamais pu marcher. Quand elle avait fait lentement le tour de son jardin, elle �tait accabl�e pour tout le jour. Elle n'avait march� {Lub 596} qu'une fois en sa vie, pour aller surprendre son fils � Passy en sortant de prison. Elle marcha pour la seconde fois le 17 septembre 1808. Ce fut pour aller relever son cadavre � une lieue de la maison, � l'entr�e de La Ch�tre. Elle partit seule, en petits souliers de prunelle, sans ch�le, comme elle se trouvait en ce moment-l�. Comme il s'�tait pass� un peu de temps avant qu'elle surpr�t dans la maison l'agitation qui l'avait avertie, Deschartres �tait arriv� avant elle. Il �tait d�j� aupr�s de mon pauvre p�re, il avait d�j� constat� la mort.

Voici comment ce funeste accident �tait arriv�:

Au sortir de la ville, cent pas apr�s le pont qui en marque l'entr�e, la route fait un angle. En cet endroit, au pied du treizi�me peuplier, on avait laiss� ce jour-l� un monceau de pierres et de gravats. Mon p�re avait pris le galop en quittant le pont. Il montait le fatal Leopardo. Weber, � cheval aussi, le suivait � dix pas en arri�re. Au d�tour de la route, le cheval de mon p�re heurta le tas de pierres dans l'obscurit�. Il ne s'abattit pas, mais effray� et stimul� sans doute par l'�peron, il se releva par un mouvement d'une telle violence, que le cavalier fut enlev� et alla tomber � dix pieds en arri�re. Weber n'entendit que ces mots: À moi, Weber! ... je suis mort! Il trouva son ma�tre �tendu sur le dos. Il n'avait aucune blessure apparente; mais il s'�tait rompu les vert�bres du cou, l il n'existait plus. Je crois qu'on le porta dans l'auberge voisine et que des secours lui vinrent promptement de la ville pendant que Weber, en proie � une inexprimable terreur, {CL 232} �tait venu au galop chercher Deschartres. Il n'�tait plus temps, mon p�re n'avait pas eu le temps de souffrir. Il n'avait eu que celui de se rendre compte de la mort subite et implacable qui venait le saisir au moment o� sa carri�re militaire s'ouvrait enfin devant lui brillante et sans obstacles; o�, apr�s une lutte de huit ann�es, sa m�re, sa femme et ses enfants enfin accept�s les uns par les autres et r�unis sous le m�me toit, le combat terrible et douloureux de ses affections allait cesser et lui permettre d'�tre heureux.

Au lieu fatal, terme de sa course d�sesp�r�e, ma pauvre grand'm�re tomba comme suffoqu�e sur le corps de son fils. Saint-Jean s'�tait h�t� de mettre les chevaux � la berline, et il arriva pour y placer Deschartres, le cadavre et ma grand'm�re, qui ne voulut pas s'en s�parer. C'est {Lub 597} Deschartres qui m'a racont� dans la suite cette nuit de d�sespoir, dont ma grand'm�re n'a jamais pu parler. Il m'a dit que tout ce que l'�me humaine peut souffrir sans se briser, il l'avait souffert durant ce trajet o� la pauvre m�re, p�m�e sur le corps de son fils, ne faisait entendre qu'un r�le semblable � celui de l'agonie.

Je ne sais point ce qui se passa jusqu'au moment o� ma m�re apprit cette effroyable nouvelle. Il �tait six heures du matin et j'�tais d�j� lev�e; ma m�re s'habillait, elle avait une jupe et une camisole blanche, et elle se peignait. Je la vois encore, au moment o� Deschartres entra chez elle sans frapper, la figure si p�le et si boulevers�e que ma m�re comprit tout de suite. « Maurice! S'�cria-t-elle, o� est Maurice? » Deschartes ne pleurait pas. Il avait les dents serr�es, il ne pouvait prononcer que des paroles entrecoup�es: « Il est tomb�... Non, n'y allez pas, restez ici, pensez � votre fille... Oui, c'est grave, tr�s-grave... » Et enfin, faisant un effort qui pouvait ressembler � une cruaut� brutale, mais qui �tait tout � fait ind�pendant de la r�flexion, il lui dit avec un accent que je n'oublierai de ma vie: Il est mort! {CL 233} puis il eut comme une esp�ce de rire convulsif, s'assit, et fondit en larmes.

Je vois encore dans quel endroit de la chambre nous �tions. C'est celle que j'habite encore et dans laquelle j'�cris le r�cit de cette lamentable histoire. Ma m�re tomba sur une chaise derri�re le lit. Je vois sa figure livide, ses grands cheveux noirs �pars sur sa poitrine, ses bras nus que je couvrais de baisers; j'entends ses cris d�chirants. Elle �tait sourde aux miens et ne sentait pas mes caresses. Deschartres lui dit: « Voyez donc cette enfant et vivez pour elle. »

Je ne sais plus ce qui se passa. Sans doute les cris et les larmes m'eurent bient�t bris�e. L'enfance n'a pas la force de souffrir. L'exc�s de la douleur et de l'�pouvante m'an�antit et m'�ta le sentiment de ce qui se passait autour de moi. Je ne retrouve le souvenir qu'� dater de plusieurs jours apr�s, lorsqu'on me mit des habits de deuil. Ce noir me fit une impression tr�s-vive. Je pleurai pour m'y soumettre, j'avais port� cependant la robe et le voile noirs des espagnoles. Mais sans doute je n'avais jamais eu de bas noirs, car ces bas me caus�rent une grande terreur. Je pr�tendis qu'on me mettait des jambes {Lub 598} de mort, et il fallut que ma m�re me montr�t qu'elle en avait aussi. Je vis le m�me jour ma grand'm�re, Deschartres, Hippolyte et toute la maison en deuil. Il fallut qu'on m'expliqu�t que c'�tait � cause de la mort de mon p�re, et je dis alors � ma m�re une parole qui lui fit beaucoup de mal. « Mon papa, lui dis-je, est donc encore mort aujourd'hui? »

J'avais pourtant compris la mort, mais apparemment je ne la croyais pas �ternelle. Je ne pouvais me faire l'id�e d'une s�paration absolue et je reprenais peu � peu mes jeux et ma gaiet� avec l'insouciance de mon �ge. De temps en temps, voyant ma m�re pleurer � la d�rob�e, je m'interrompais pour lui dire de ces na�vet�s qui la brisaient: « Mais quand mon papa aura fini d'�tre mort, il reviendra {CL 234} bien te voir? » La pauvre femme ne voulait pas me d�tromper compl�tement. Elle me disait seulement que nous resterions bien longtemps comme cela � l'attendre, et elle d�fendait aux domestiques de me rien expliquer. Elle avait au plus haut point le respect de l'enfance, que l'on met trop de c�t� dans des �ducations plus compl�tes et plus savantes.

Cependant la maison �tait plong�e dans une morne tristesse et le village aussi, car personne n'avait connu mon p�re sans l'aimer. Sa mort r�pandit une v�ritable consternation dans le pays, et les gens m�mes qui ne le connaissaient que de vue furent vivement affect�s de cette catastrophe.

Hippolyte fut tr�s-�branl� par un spectacle qu'on ne lui avait pas d�rob� avec autant de soin qu'on l'avait fait pour moi. Il avait d�j� neuf ans, et il ne savait pas encore que mon p�re �tait le sien. Il eut beaucoup de chagrin, mais � son chagrin l'image de la mort m�la une sorte de terreur, et il ne faisait que pleurer et crier la nuit. Les domestiques confondant leurs superstitions et leurs regrets, pr�tendaient avoir vu mon p�re se promener dans la maison apr�s sa mort. La vieille femme de Saint-Jean affirmait avec serment l'avoir vu � minuit traverser le corridor et descendre l'escalier. Il avait son grand uniforme, disait-elle, et il marchait lentement sans para�tre voir personne. Il avait pass� aupr�s d'elle sans la regarder et sans lui parler. Un autre l'avait vu m dans l'antichambre de l'appartement de ma m�re. C'�tait alors une grande salle nue, destin�e � un billard, et o� il n'y {Lub 599} avait qu'une table et quelques chaises. En traversant cette pi�ce le soir, une servante l'avait vu assis, les coudes appuy�s sur la table et la t�te dans ses mains. Il est certain que quelque voleur domestique profita ou essaya de profiter des terreurs de nos gens, car un fant�me blanc erra dans la cour pendant plusieurs nuits. Hippolyte le vit et en fut {CL 235} malade de peur. Deschartres le vit aussi, et le mena�a d'un coup de fusil: il ne revint plus.

Heureusement pour moi, je fus assez bien surveill�e pour ne pas entendre ces sottises, et la mort ne se pr�senta pas encore � moi sous l'aspect hideux que les imaginations superstitieuses lui ont donn�. Ma grand'm�re me s�para pendant quelques jours d'Hippolyte, qui perdait la t�te et qui d'ailleurs �tait pour moi un camarade un peu trop imp�tueux. Mais elle s'inqui�ta bient�t de me voir trop seule et de l'esp�ce de satisfaction passive avec laquelle je me tenais tranquille sous ses yeux et plong�e dans des r�veries qui �taient pourtant une n�cessit� de mon organisation, et qu'elle ne s'expliquait pas. Il para�t que je restais des heures enti�res assise sur un tabouret aux pieds de ma m�re ou aux siens, ne disant mot, les bras pendants, les yeux fixes, la bouche entr'ouverte, et que je paraissais idiote par moments. « Je l'ai toujours vue ainsi, disait ma m�re, c'est sa nature; ce n'est pas b�tise. Soyez s�re qu'elle rumine toujours quelque chose. Autrefois elle parlait tout haut en r�vassant, � pr�sent elle ne dit plus rien, mais, comme disait son pauvre p�re, elle n'en pense pas moins. — C'est probable, r�pondait ma grand'm�re, mais il n'est pas bon pour les enfants de tant r�ver. J'ai vu aussi son p�re enfant tomber dans des esp�ces d'extases, et apr�s cela il a eu une maladie de langueur. Il faut que cette petite soit distraite et secou�e malgr� elle. Nos chagrins la feront mourir si on n'y prend garde; elle les ressent, bien qu'elle ne les comprenne pas. Ma fille, il faut vous distraire aussi, ne f�t-ce que physiquement. Vous �tes naturellement robuste, l'exercice vous est n�cessaire. Il faut reprendre votre travail de jardinage, l'enfant y reprendra go�t avec vous. »

Ma m�re ob�it, mais sans doute elle ne put pas d'abord y mettre beaucoup de suite. À force de pleurer, elle avait {CL 236} d�s lors contract� d'effroyables douleurs de t�te qu'elle a conserv�es pendant plus de vingt ans, et qui, {Lub 600} presque toutes les semaines, la for�aient � se coucher pendant vingt-quatre heures. 1

{Presse 8/12/54 1} Il faut que je dise ici, pour ne pas l'oublier, une chose qui me revient et que je tiens � dire, parce qu'on en a fait contre ma m�re un sujet d'accusation qui est rest� jusqu'� ce jour dans l'esprit de plusieurs personnes. Il para�t que le jour de la mort de mon p�re, ma m�re s'est �cri�e: Et moi qui �tais jalouse! � pr�sent, je ne le serai donc plus. Cette parole �tait profonde dans sa douleur; elle exprimait un regret amer du temps o� elle se livrait � des peines chim�riques, et une comparaison avec le malheur r�el qui lui apportait une si horrible gu�rison. Soit Deschartres, qui jamais ne put se r�concilier franchement avec elle, soit quelque domestique mal intentionn�, cette parole fut r�p�t�e et d�natur�e. Ma m�re aurait dit avec un accent de satisfaction monstrueuse: Enfin je ne serai donc plus jalouse! Cela est si absurde, pris dans une pareille acception et dans un jour de d�sespoir si violent, que je ne comprends pas que des gens d'esprit aient pu s'y tromper. Il n'y a pourtant pas longtemps* n que M. de Vitrolles, ancien ami de mon p�re, et l'homme le plus homme de l'ancien parti l�gitimiste, le racontait dans ce sens � un de mes amis. J'en demande pardon � M. de Vitrolles, mais on l'a indignement tromp�, et la conscience humaine se r�volte contre de pareilles interpr�tations. J'ai vu le d�sespoir de ma m�re, et ces sc�nes-l� ne s'oublient point.

* 1848. o

Je reviens � moi apr�s cette digression. Ma grand'm�re, s'inqui�tant toujours de mon isolement, me chercha une compagne de mon �ge. Mademoiselle Julie, sa femme de {CL 237} chambre, lui proposa d'amener sa ni�ce, qui n'avait que six mois de plus que moi, et bient�t la petite Ursule fut habill�e de deuil et amen�e � Nohant. p Elle y a pass� plusieurs ann�es avec moi, ensuite elle a �t� mise en apprentissage. Elle est venue pendant quelque temps tenir ma maison apr�s mon mariage, et puis elle s'est mari�e elle-m�me, et a toujours habit� La Ch�tre. Nous ne nous sommes donc jamais perdues de vue, et notre amiti�, q toujours plus �prouv�e par l'�ge, a maintenant quarante ans de date: c'est quelque chose.

J'aurai � parler souvent de cette bonne Ursule, et je {Lub 601} commence par dire qu'elle fut pour moi d'un grand secours dans la disposition morale et physique o� je me trouvais par suite de notre malheur domestique. Le bon Dieu voulut bien me faire cette gr�ce que l'enfant pauvre qu'on associait � mes jeux ne f�t point une �me servile. L'enfant du riche (et relativement � Ursule j'�tais une petite princesse) abuse instinctivement des avantages de sa position et quand son pauvre compagnon se laisse faire, le petit despote lui ferait volontiers donner le fouet � sa place, ainsi que cela s'est vu entre seigneurs et vilains. J'�tais fort g�t�e. Ma sœur, plus �g�e que moi de cinq ans, m'avait toujours c�d� avec cette complaisance que la raison inspire aux petites filles pour leurs cadettes. Clotilde seule m'avait tenu t�te; mais depuis quelques mois je n'avais plus l'occasion de devenir sociable avec mes pareilles. J'�tais seule avec ma m�re, qui pourtant ne me g�tait pas, car elle avait la parole vive et la main leste, et mettait en pratique cette maxime que qui aime bien ch�tie bien. Mais, dans ces jours de deuil, soutenir contre les caprices d'un enfant une lutte de toutes les heures �tait n�cessairement au-dessus de ses forces. Ma grand'm�re et elle avaient besoin de m'aimer et de me g�ter pour se consoler de leurs peines; j'en abusais naturellement. Et puis le {CL 238} voyage d'Espagne, la maladie et les douleurs auxquelles j'avais assist� m'avaient laiss� une excitation nerveuse qui dura assez longtemps. J'�tais donc irritable au dernier point et hors de mon �tat normal. J'�prouvais mille fantaisies et je ne sortais de mes contemplations myst�rieuses que pour vouloir l'impossible. Je voulais qu'on me donn�t les oiseaux qui volaient dans le jardin, et de rage, je me roulais par terre quand on se moquait de moi; je voulais que Weber me m�t sur son cheval; ce n'�tait plus Leopardo, on l'avait vendu bien vite, mais on pense bien qu'on ne voulait me laisser approcher d'aucun cheval. Enfin mes d�sirs contrari�s faisaient mon supplice. Ma grand'm�re disait que cette intensit� de fantaisies �tait une preuve d'imagination et elle voulait distraire cette imagination malade; mais cela fut long et difficile.

Lorsque Ursule arriva, apr�s la premi�re joie, car elle me plut tout de suite et je sentis, sans m'en rendre compte, que c'�tait un enfant tr�s-intelligent et tr�s-courageux, l'esprit de domination revint, et je voulus l'astreindre {Lub 602} � toutes mes volont�s. Tout au beau milieu de nos jeux, il fallait changer celui qui lui plaisait pour celui qui me plaisait davantage, et tout aussit�t je m'en d�go�tais quand elle commen�ai � le pr�f�rer. Ou bien il fallait rester tranquille et ne rien dire, m�diter avec moi; et si j'avais pu faire qu'elle e�t mal � la t�te, ce qui m'arrivait souvent, j'aurais exig� qu'elle me t�nt compagnie sous ce rapport. Enfin j'�tais l'enfant le plus maussade, le plus chagrin et le plus irascible qu'il soit possible d'imaginer.

Gr�ce � Dieu, Ursule ne se laissa point asservir. Elle �tait d'humeur enjou�e, active, et si babillarde qu'on lui avait donn� le surnom de Caquet bon bec qu'elle a gard� longtemps. Elle a toujours eu de l'esprit, et ses longs discours faisaient souvent rire ma grand'm�re � travers ses larmes. On craignit d'abord qu'elle ne se laiss�t tyranniser; {CL 239} mais elle �tait trop t�tue naturellement pour avoir besoin qu'on lui f�t la le�on. Elle me r�sista on ne peut mieux, et quand je voulus jouer des mains et des griffes, elle r�pondait des pieds et des dents. Elle a gard� souvenir d'une formidable bataille � laquelle nous nous d�fi�mes un jour. Il para�t que nous avions une querelle s�rieuse � vider, et comme nous ne voulions c�der ni l'une ni l'autre, nous conv�nmes de nous battre du mieux qu'il nous serait possible. L'affaire fut assez chaude et il y eut des marques de part et d'autre; je ne sais qui fut la plus forte, mais le d�ner �tant servi sur ces entrefaites, il nous fallait compara�tre et nous craignions �galement d'�tre grond�es. Nous �tions seules dans la chambre de ma m�re; nous nous h�t�mes de nous laver la figure pour effacer quelques petites gouttes de sang; nous nous arrange�mes les cheveux l'une � l'autre, et nous e�mes m�me de l'obligeance mutuelle dans ce commun danger. Enfin, nous descend�mes l'escalier en nous demandant l'une � l'autre s'il n'y paraissait plus. La rancune s'�tait effac�e, et Ursule me proposa de nous r�concilier et de nous embrasser, ce que nous f�mes de bon cœur, comme deux vieux soldats apr�s une affaire d'honneur. Je ne sais pas si ce fut la derni�re entre nous, mais il est certain que, soit dans la paix, soit dans la guerre, nous v�c�mes d�s lors sur le pied de l'�galit�, et que nous nous aimions tant que nous ne pouvions vivre un instant s�par�es. Ursule mangeait � notre table, comme elle y a toujours mang� depuis. Elle couchait {Lub 603} dans notre chambre et souvent avec moi dans le grand lit. Ma m�re l'aimait beaucoup, et, quand elle avait la migraine, elle �tait soulag�e par les petites mains fra�ches qu'Ursule passait sur son front bien longtemps et bien doucement. J'�tais un peu jalouse de ces soins qu'elle lui rendait, mais soit animation au jeu, soit un reste de disposition f�brile, j'avais toujours les mains br�lantes et j'empirais la migraine.

{CL 240} Nous rest�mes deux ou trois ans � Nohant sans que ma grand'm�re songe�t � retourner � Paris, et sans que ma m�re p�t se d�cider � ce qu'on d�sirait d'elle. Ma grand'm�re voulait que mon �ducation lui f�t enti�rement confi�e et que je ne la quittasse plus. Ma m�re ne pouvait abandonner Caroline, qui �tait en pension, � la v�rit�, mais qui bient�t devait avoir besoin qu'elle s'en occup�t d'une mani�re suivie, et elle ne pouvait se r�soudre � se s�parer d�finitivement de l'une ou de l'autre de ses filles. Mon oncle de Beaumont vint passer un �t� � Nohant pour aider ma m�re � prendre cette r�solution, qu'il jugeait n�cessaire au bonheur de ma grand'm�re et au mien; car, tous comptes faits, et m�me ma grand'm�re augmentant le plus possible l'existence � laquelle ma m�re pouvait pr�tendre, il ne restait � celle-ci que deux mille cinq cents livres de rente, et ce n'�tait pas de quoi donner une brillante �ducation � ses deux enfants. Ma grand'm�re s'attachait � moi chaque jour davantage, non pas sans doute � cause de mon petit caract�re, qui �tait encore passablement quinteux � cette �poque, mais � cause de ma ressemblance frappante avec mon p�re. Ma voix, mes traits, mes mani�res, mes go�ts, tout en moi lui rappelait son fils enfant, � tel point qu'elle se faisait quelquefois, en me regardant jouer, une sorte d'illusion, et que souvent elle m'appelait Maurice et disait mon fils en parlant de moi.

Elle tenait beaucoup � d�velopper mon intelligence, dont elle se faisait une haute id�e. Je ne sais pourquoi je comprenais r tout ce qu'elle me disait et m'enseignait, mais elle le disait si clairement et si bien, que ce n'�tait pas merveille. J'annon�ais aussi des dispositions musicales qui n'ont jamais �t� suffisamment d�velopp�es, mais qui la charmaient, parce qu'elles lui rappelaient l'enfance de mon p�re, et elle recommen�ait la jeunesse de sa maternit� en me donnant des le�ons.

{CL 241; Lub 604} J'ai souvent entendu ma m�re soulever devant moi ce probl�me: « Mon enfant sera-t-elle plus heureuse ici qu'avec moi? Je ne sais rien, c'est vrai, et je n'aurai pas le moyen de lui en faire apprendre bien long. L'h�ritage de son p�re peut �tre amoindri si sa grand'm�re se d�saffectionne en ne la voyant pas sans cesse, mais l'argent et les talents font-ils le bonheur? »

Je comprenais d�j� ce raisonnement, et quand elle parlait de mon avenir avec mon oncle de Beaumont, qui la pressait vivement de c�der, j'�coutais de toutes mes oreilles sans en avoir l'air. Il en r�sulta pour moi un grand m�pris pour l'argent, avant que je susse ce que ce pouvait �tre, et une sorte de terreur vague de la richesse dont j'�tais menac�e.

Cette richesse n'�tait pas grand'chose; car, tout au net, ce devait �tre un jour environ douze mille francs de rente. Mais relativement, c'�tait beaucoup, et cela me faisait grand'peur, �tant li� � l'id�e de me s�parer de ma m�re. Aussi, d�s que j'�tais seule avec elle, je la couvrais de caresses en la suppliant de ne pas me donner pour de l'argent � ma grand'm�re; j'aimais pourtant cette bonne maman si douce, qui ne me parlait que pour me dire des choses tendres; mais cela ne pouvait se comparer � l'amour passionn� que je commen�ais � ressentir pour ma m�re, et qui a domin� ma vie jusqu'� une �poque o� des circonstances plus fortes que moi m'ont fait h�siter entre ces deux m�res, jalouses l'une de l'autre � propos de moi, comme elles l'avaient �t� � propos de mon p�re.

Oui, je dois l'avouer, un temps est venu o�, plac�e dans une situation anormale entre ces deux affections qui, de leur nature, ne se combattent point, j'ai �t� tour � tour victime de la sensibilit� de ces deux femmes et de la mienne propre, trop peu m�nag�e par elles. Je raconterai ces choses comme elles se sont accomplies, mais dans leur {CL 242} ordre, et je veux t�cher de commencer par le commencement. Jusqu'� l'�ge de quatre ans, c'est-�-dire jusqu'au voyage en Espagne, j'avais ch�ri ma m�re instinctivement et sans le savoir. Ainsi que je l'ai dit, je ne m'�tais rendu compte d'aucune affection; j'avais v�cu comme vivent les petits enfants, et comme vivent les peuples primitifs, par l'imagination. La vie du sentiment s'�tait �veill�e en moi � la naissance de mon petit fr�re aveugle, en voyant souffrir ma m�re. Son d�sespoir � la mort de {Lub 605} mon p�re m'avait d�velopp�e davantage dans ce sens et je commen�ai � me sentir subjugu�e par cette affection, quand l'id�e d'une {Presse 8/12/54 2} s�paration vint me surprendre au milieu de mon �ge d'or.

Je dis mon �ge d'or, parce que c'�tait � cette �poque-l� le mot favori d'Ursulette. Je ne sais o� elle l'avait entendu dire, mais elle me le r�p�tait quand elle raisonnait avec moi, car elle prenait d�j� part � mes peines; et, par son caract�re plus encore que par les cinq ou six mois qu'elle avait de plus que moi, elle comprenait mieux le monde r�el. En me voyant pleurer � l'id�e de rester sans ma m�re avec ma bonne maman, elle me disait: « C'est pourtant gentil d'avoir une grande maison et un grand jardin comme �a pour se promener, et des voitures, et des robes, et des bonnes choses � manger tous les jours. Qu'est-ce qui donne tout �a? C'est le richement. Il ne faut donc pas que tu pleures, car tu auras, avec ta bonne maman, toujours de l'�ge d'or et toujours du richement. Et quand je vais voir maman � La Ch�tre, elle dit que je suis devenue difficile � Nohant et que je fais la dame. Et moi, je lui dis: je suis dans mon �ge d'or et je prends du richement pendant que j'en ai. »

Les raisonnements d'Ursule ne me consolaient pas. Un jour, sa tante, Mademoiselle Julie, la femme de chambre de ma grand'm�re, qui me voulait du bien et qui raisonnait � son point de vue, me dit: Vous voulez donc retourner {CL 243} dans votre petit grenier manger des haricots? Cette parole me r�volta, et les haricots et le petit grenier me parurent l'id�al du bonheur et de la dignit�. Mais j'anticipe un peu; j'avais peut-�tre d�j� sept ou huit ans quand cette question de la richesse me fut ainsi pos�e. Avant de dire le r�sultat du combat que ma m�re soutenait et se livrait � elle-m�me � propos de moi, je dois esquisser les deux ou trois ann�es que nous pass�mes � Nohant apr�s la mort de mon p�re. Je ne pourrai pas le faire avec ordre, ce sera un tableau g�n�ral et un peu confus comme mes souvenirs.

D'abord je dois dire comment vivaient ensemble ma m�re et ma grand'm�re, ces deux femmes aussi diff�rentes par leur organisation qu'elles l'�taient par leur �ducation et leurs habitudes. C'�taient vraiment les deux types extr�mes de notre sexe: l'une blanche, blonde, grave, calme et digne dans ses mani�res, une v�ritable Saxonne {Lub 606} de noble race, aux grands airs pleins d'aisance et de bont� protectrice; l'autre brune, p�le, ardente, gauche et timide devant les gens du beau monde, mais toujours pr�te � �clater quand l'orage grondait trop fort au dedans, une nature d'Espagnole, jalouse, passionn�e, col�re et faible, m�chante et bonne en m�me temps. Ce n'�tait pas sans une mortelle r�pugnance que ces deux �tres si oppos�s par nature et par situation s'�taient accept�s l'un l'autre, s et, pendant t la vie de mon p�re, elles s'�taient trop disput� son cœur pour ne pas se ha�r un peu. Apr�s sa mort, la douleur les rapprocha, et l'effort qu'elles avaient fait pour s'aimer porta ses fruits. Ma grand'm�re ne pouvait comprendre les vives passions et les violents instincts, mais elle �tait sensible � la gr�ce, � l'intelligence et aux �lans sinc�res du cœur. Ma m�re avait tout cela, et ma grand'm�re l'observait souvent avec une sorte de curiosit�, se demandant pourquoi mon p�re l'avait tant aim�e. Elle d�couvrit {CL 244} bient�t � Nohant ce qu'il y avait de puissance et d'attrait dans cette nature inculte. Ma m�re �tait une grande artiste manqu�e faute de d�veloppement. Je ne sais � quoi elle e�t �t� propre sp�cialement, mais elle avait pour tous les arts et pour tous les m�tiers une aptitude merveilleuse. Elle n'avait rien appris, elle ne savait rien; ma grand'm�re lui reprocha son orthographe barbare et lui dit qu'il ne tiendrait qu'� elle de la corriger. Elle se mit, non � apprendre la grammaire, il n'�tait plus temps, mais � lire avec attention, et peu apr�s elle �crivait presque correctement et dans un style si na�f et si joli, que ma grand'm�re, qui s'y connaissait, admirait ses lettres. Elle ne connaissait seulement pas les notes, mais elle avait une voix ravissante, d'une l�g�ret� et d'une fra�cheur incomparables, et ma grand'm�re se plaisait � l'entendre chanter, toute grande musicienne qu'elle �tait. Elle remarquait le go�t et la m�thode naturelle de son chant. Puis, � Nohant, ne sachant comment remplir ses longues journ�es, ma m�re se mit � dessiner, elle qui n'avait jamais touch� un crayon. Elle le fit d'instinct, comme tout ce qu'elle faisait, et apr�s avoir copi� tr�s-adroitement plusieurs gravures, elle se mit � faire des portraits � la plume et � la gouache, qui �taient ressemblants et dont la na�vet� avait toujours du charme et de la gr�ce. Elle brodait un peu gros, mais avec une rapidit� si incroyable qu'elle fit � ma grand'm�re, en peu de jours, {Lub 607} une robe de percale brod�e tout enti�re du haut en bas, comme on en portait alors. Elle faisait toutes nos robes et tous nos chapeaux, ce qui n'�tait pas merveille, puisqu'elle avait �t� longtemps modiste; mais c'�tait invent� et ex�cut� avec une promptitude, un go�t et une fra�cheur incomparables. Ce qu'elle avait entrepris le matin, il fallait que ce f�t pr�t pour le lendemain, e�t-elle d� y passer la nuit, et elle portait dans les moindres choses une ardeur et une puissance d'attention qui paraissaient {CL 245} merveilleuses � ma grand'm�re, un peu nonchalante d'esprit et maladroite de ses mains, comme l'�taient alors les grandes dames. Ma m�re savonnait, elle repassait, elle raccommodait toutes nos nippes elle-m�me avec plus de prestesse et d'habilet� que la meilleure ouvri�re de profession. Jamais je ne lui ai vu faire d'ouvrages inutiles et dispendieux comme ceux que font les dames riches. Elle ne faisait ni petites bourses, ni petits �crans, ni aucun de ces brimborions qui co�tent plus cher quand on les fait soi-m�me, qu'on ne les payerait tout faits chez un marchand; mais pour une maison qui avait besoin d'�conomie, elle valait dix ouvri�res � elle seule. Et puis elle �tait toujours pr�te � entreprendre toutes choses. Ma grand'm�re avait-elle cass� sa bo�te � ouvrage, ma m�re s'enfermait une journ�e dans sa chambre, et � d�ner elle lui apportait une bo�te en cartonnage, coup�e, coll�e, doubl�e et confectionn�e par elle de tous points. Et il se trouvait que c'�tait un petit chef-d'œuvre de go�t. Il en �tait de tout ainsi. Si le clavecin �tait d�rang�, sans conna�tre ni le m�canisme, ni la tablature, elle remettait des cordes, elle recollait des touches, elle r�tablissait l'accord. Elle osait tout et r�ussissait � tout. Elle e�t fait des souliers, des meubles, des serrures, s'il l'avait fallu. Ma grand'm�re disait que c'�tait une f�e, et il y avait quelque chose de cela. Aucun travail, aucune entreprise ne lui semblait ni trop po�tique, ni trop vulgaire, ni trop p�nible, ni trop fastidieuse; seulement elle avait horreur des choses qui ne servent � rien et disait tout bas que c'�taient des amusements de vieille comtesse.

C'�tait donc une organisation magnifique. Elle avait tant d'esprit naturel que, quand elle n'�tait pas paralys�e par sa timidit�, qui �tait extr�me avec certaines gens, elle en �tait �tincelante. Jamais je n'ai entendu railler et critiquer comme elle savait le faire, et il ne faisait pas {Lub 608} bon de lui {CL 246} avoir d�plu. Quand elle �tait bien � son aise, c'�tait le langage incisif, comique et pittoresque de l'enfant de Paris, auquel rien ne peut �tre compar� chez aucun peuple du monde, et au milieu de tout cela, il y avait des �clairs de po�sie, des choses senties et dites comme on ne les dit plus quand on s'en rend compte et qu'on sait les dire. Elle n'avait aucune vanit� de son intelligence et ne s'en doutait m�me pas. Elle �tait s�re de sa beaut� sans en �tre fi�re, et disait na�vement qu'elle n'avait jamais �t� jalouse de celle des autres, se trouvant assez bien partag�e sous ce rapport-l�. Mais ce qui la tourmentait, par rapport � mon p�re, c'�tait la sup�riorit� d'intelligence et d'�ducation qu'elle supposait aux femmes du monde. Cela prouve combien elle �tait modeste naturellement; car les dix-neuf vingti�mes des femmes que j'ai connues dans toutes les positions sociales �taient de v�ritables idiotes aupr�s d'elle. J'en ai vu qui la regardaient par-dessus l'�paule et qui, en la voyant r�serv�e et craintive, s'imaginaient qu'elle avait honte de sa sottise et de sa nullit�; mais qu'elles eussent essay� de piquer l'�piderme, le volcan e�t fait irruption et les e�t lanc�es un peu loin.

Avec tout cela, il faut bien le dire, c'�tait la personne la plus difficile � manier qu'il y e�t au monde. J'en �tais venue � bout dans ses derni�res ann�es, mais ce n'�tait pas sans peine et sans souffrance. Elle �tait irascible au dernier point, et pour la calmer il fallait feindre d'�tre irrit�e. La douceur et la patience l'exasp�raient, le silence la rendait folle, et c'est pour l'avoir trop respect�e que je l'ai trouv�e longtemps injuste avec moi. Il ne me fut jamais possible de m'emporter avec elle, ses col�res m'affligeaient sans trop m'offenser; je voyais en elle un enfant terrible qui se d�vorait lui-m�me, et je souffrais trop du mal qu'elle se faisait, pour m'occuper de celui qu'elle croyait me faire. Mais je pris sur moi de lui parler avec {CL 247} une certaine s�v�rit�, et son �me, qui avait �t� si tendre pour moi dans mon enfance, se laissa enfin vaincre et persuader. J'ai bien souffert pour en arriver l�; mais ce n'est pas encore ici le moment de le dire.

Il faut pourtant la peindre tout enti�re, cette femme qui n'a pas �t� connue, et l'on ne comprendrait pas le m�lange de sympathie et de r�pulsion, de confiance et d'effroi qu'elle inspira toujours � ma grand'm�re (et � moi {Lub 609} longtemps), si je ne disais toutes les forces et toutes les faiblesses de son �me. Elle �tait pleine de contrastes, c'est pour cela qu'elle a �t� beaucoup aim�e et beaucoup ha�e; c'est pour cela qu'elle a beaucoup aim� et beaucoup ha� elle-m�me. À certains �gards, j'ai beaucoup d'elle, mais en moins bon et en moins rude: je suis une empreinte tr�s-affaiblie par la nature, ou tr�s-modifi�e par l'�ducation. Je ne suis capable ni de ses rancunes ni de ses �clats; mais quand du mauvais mouvement je reviens au bon, je n'ai pas le m�me m�rite, parce que mon d�pit n'a jamais �t� de la fureur et mon �loignement jamais de la haine. Pour passer ainsi d'une passion extr�me � une autre, pour adorer ce qu'on vient de maudire et caresser ce qu'on a bris�, il faut une rare puissance. J'ai vu cent fois ma m�re outrager jusqu'au sang, et puis tout � coup reconna�tre qu'elle allait trop loin, fondre en larmes et relever jusqu'� l'adoration ce qu'elle avait injustement foul� aux pieds.

Avare pour elle-m�me, elle �tait prodigue pour les autres. Elle l�sinait sur des riens, et puis, tout � coup, elle craignait d'avoir mal agi et donnait trop. Elle avait d'admirables na�vet�s. Lorsqu'elle �tait en train de m�dire de ses ennemis, si Pierret, pour user vite son d�pit, ou tout bonnement parce qu'il voyait par ses yeux, ench�rissait sur ses mal�dictions, elle changeait tout � coup. « Pas du tout, Pierret, disait-elle, vous d�raisonnez. Vous ne u vous apercevez pas que je suis en col�re, que je dis des {CL 248} choses qui ne sont pas justes et que dans un instant je serai d�sol�e d'avoir dites. »

Cela est arriv� bien souvent � propos de moi; si elle croyait avoir � s'en plaindre, elle �clatait v en reproches terribles, et j'ose le dire fort peu m�rit�s. Pierret ou quelque autre voulait-il qu'elle e�t raison: « Vous en avez menti, s'�criait-elle, ma fille est excellente, je ne connais rien de meilleur qu'elle, et vous aurez beau faire, je l'aimerai plus que vous. »

Elle �tait rus�e comme un renard et w tout � coup na�ve comme un enfant. Elle mentait sans le savoir de la meilleure foi du monde. Son imagination et l'ardeur de son sang l'emportant toujours, elle vous accusait des plus incroyables m�faits, et puis tout � coup s'arr�tait et disait: « Mais x ce n'est pas vrai, ce que je dis l�; non, il n'y a pas un mot de vrai, je l'ai r�v�! » 2


Variantes

  1. Le deuxi�me partie est soud�e � la premi�re dans {Presse}. Les titres des parties ne figurent qu'� partir de l'�dition {CL}.
  2. CHAPITRE TROISIÈME {Presse} ♦ CHAPITRE TREIZIÈME {Lecou} ♦ CHAPITRE QUATORZIÈME {LP} ♦ XIV {CL}
  3. appuyer ses deux pouces {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ appuyer ses pouces {CL}
  4. qui la traversait {Presse} et sq. ♦ qui le traversait {Lub} (corrigeant une faute de toutes les �ditions; nous le suivons)
  5. de regarder. C'�tait {Presse} ♦ de regarder, c'�tait {CL}
  6. naufrage dans la Gironde. {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ naufrage de la Gironde. {CL}
  7. parut aussi tr�s-grande, {Presse} ♦ parut tr�s-grande, {Lecou} et sq.
  8. � rien de ce que j'avais vu. ♦ en rien � ce que j'avais vu. {CL}
  9. pr�tendait que, la veille encore, il �tait {Presse} ♦ pr�tendait que la veille encore il �tait {CL}
  10. Quelle horrible chose {Presse} ♦ Quelle terrible chose {Lecou} et sq.
  11. il s'approche {Presse} ♦ il approche {Lecou} et sq.
  12. rompu la colonne vert�brale, {Presse} ♦ rompu les vert�bres du cou, {Lecou} et sq.
  13. Une autre l'avait vu {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ Un autre l'avait vu {CL}
  14. pas longtemps (1847) {Presse} ♦ pas longtemps* {Lecou} et sq.
  15. Cette note n'est pas dans {Presse}
  16. Interruption de {Presse}
  17. Reprise de {Presse}: Aujourd'hui notre amiti�, {Presse} ♦ et notre amiti�, {Lecou} et sq.
  18. haute id�e, je ne sais pourquoi. Je comprenais {Presse} ♦ haute id�e. Je ne sais pourquoi je comprenais {Lecou} et sq.
  19. accept�s l'un l'autre, {Presse}, {Lecou} ♦ accept�s l'un et l'autre, {LP}, {CL} ♦ accept�s l'un l'autre, {Lub} (r�tablissant la 1�re le�on; nous le suivons)
  20. et, pendant {CL} ♦ et pendant {Lub}
  21. d�raisonnez; vous ne {Presse} ♦ d�raisonnez. Vous ne {CL}
  22. de moi; elle �clatait {Presse} ♦ de moi; si elle croyait avoir � s'en plaindre, elle �clatait {Lecou} et sq.
  23. un renard, et {Presse} ♦ un renard et {CL}
  24. m�faits. Et puis tout � coup, elle s'arr�tait et disait: / « Mais {Presse} ♦ et disait: « Mais {CL}

Notes

  1. De mani�re inhabituelle, {Presse} ne poursuit pas en page 2 mais annonce simplement: (La suite prochainement.)
  2. {Presse} ajoute: "FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE.