GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-L�vy 1876

{[Presse 6/11/54 2]; LP T.? ?; CL T.1 [389]; Lub T.1 [323]} DEUXIÈME PARTIE
Mes premi�res ann�es
1800-1810 a

{CL T.2 [193]; Lub T.1 [564]} XIII b

La reine d'Étrurie. — Madrid. — Le palais de Godoy. — Le lapin blanc. — Les jouets des Infants. — Le prince Fanfarinet. — Je passe aide de camp de Murat. — Sa maladie. — Le faon de biche. — Weber. — Premi�re solitude. — Les mamelucks. — Les orblutes. — L'�cho. — Naissance de mon fr�re. — On s'aper�oit qu'il est aveugle. — Nous quittons Madrid. c



Mais je fus distraite par un nouvel �v�nement. Une grande voiture, suivie de deux ou trois autres, venait d'entrer dans la cour, et on changeait de chevaux avec une pr�cipitation extraordinaire. Les gens du village essayaient d'entrer dans la cour en criant: La reina, la reina! mais l'h�te et d'autres personnes les repoussaient en disant: « Non, non, ce n'est pas la reine. » on relaya si vite que ma m�re, qui �tait � la fen�tre, n'eut pas le temps de descendre pour s'assurer de ce que c'�tait. D'ailleurs on ne laissait pas approcher des voitures, et les ma�tres de l'h�tellerie paraissaient �tre dans la confidence, car ils assuraient aux gens du dehors que ce n'�tait pas la reine, et pourtant une femme de la maison me porta tout aupr�s de la principale voiture en me disant: Voyez la reine!

Ce fut pour moi une assez vive �motion, car il y avait toujours des rois et des reines dans mes romans, et je me repr�sentais des �tres d'une beaut�, d'un �clat et d'un luxe extraordinaires. Or la pauvre reine que je voyais l� �tait v�tue d'une petite robe blanche tr�s-�triqu�e, � la mode du temps, et tr�s-jaunie par la poussi�re. Sa fille, qui me parut avoir huit ou dix ans, �tait v�tue comme elle, et {CL 194} toutes deux me parurent tr�s-brunes et assez laides, du moins c'est l'impression qui m'en est rest�e. {Lub 565} Elles avaient l'air triste et inquiet. Dans mon souvenir, elles n'avaient ni suite ni escorte. Elles fuyaient plut�t qu'elles ne partaient, et j'entendis ensuite ma m�re, qui disait d'un ton d'insouciance: « C'est encore une reine qui se sauve. » Ces pauvres reines sauvaient en effet leurs personnes, en laissant l'Espagne livr�e � l'�tranger. Elles allaient � Bayonne chercher aupr�s de Napol�on une protection qui ne leur manqua point en tant que s�curit� mat�rielle, mais qui fut le sceau de leur d�ch�ance politique. On sait que cette reine d'�trurie �tait fille de Charles IV et infante d'Espagne. Elle avait �pous� son cousin, le fils du vieux duc de Parme. Napol�on, voulant s'emparer du duch�, avait donn� en retour aux jeunes �poux la Toscane avec le titre de royaume. Ils �taient venus � Paris en 1801 rendre hommage au premier consul, et ils y avaient �t� re�us avec de grandes f�tes. On sait aussi que la jeune reine, ayant abdiqu� au nom de son fils, �tait revenue � Madrid au commencement de 1804 pour prendre possession du nouveau royaume de Lusitanie, que la victoire devait lui assurer dans le nord du Portugal. Mais tout �tait d�sormais remis en question, gr�ce � l'impuissance politique de Charles IV et au peu de loyaut� de cette politique dirig�e par le prince de la paix. Nous allions nous engager dans cette formidable guerre contre la nation espagnole, qui nous arrivait comme par un d�cret de la fatalit� et qui devait imposer spontan�ment � Napol�on la n�cessit� de s'emparer de toutes ces royales personnes, au moment o� d'elles-m�mes elles venaient implorer son appui. La reine d'�trurie et ses enfants suivirent le vieux Charles IV, la reine Marie-Louise et le prince de la paix � Compi�gne.

Lorsque je vis cette reine, elle �tait d�j� sous la protection fran�aise. Étrange protection qui l'arrachait � l'amour {CL 195} traditionnel du peuple espagnol, constern� de voir partir ainsi tous les membres de la famille royale, au milieu d'une lutte d�cisive et terrible avec l'�tranger. À Aranjuez, le 17 mars, le peuple, malgr� sa haine pour Godoy, avait voulu retenir Charles IV; � Madrid, le 2 mai, il avait voulu retenir l'infant don Fran�ois de Paule et la reine d'�trurie. À Vittoria, le 16 avril, il avait voulu retenir Ferdinand. En toutes ces occasions, il avait essay� de d�teler les chevaux et de garder malgr� eux ces princes pusillanimes et insens�s qui le {Lub 566} m�connaissaient et le fuyaient par crainte les uns des autres; mais entra�n�s par la destin�e, ils avaient r�sist�, les uns aux menaces, les autres aux pri�res du peuple. O� couraient-ils ainsi? � la captivit� de Compi�gne et de Valen�ay.

On pense bien qu'� l'�poque o� je vis la sc�ne que j'ai rapport�e, je ne compris rien � l'incognito effray� de cette reine fugitive, mais je me suis toujours rappel� sa physionomie sombre, qui semblait trahir � la fois la crainte de rester et la crainte de partir. C'�tait bien la situation o� son p�re et sa m�re avaient d� se trouver � Aranjuez en pr�sence d'un peuple qui ne voulait ni les garder ni les laisser fuir. La nation espagnole �tait lasse de ses imb�ciles souverains; mais, tels qu'ils �taient, elle les pr�f�rait � l'homme de g�nie qui n'�tait pas espagnol. Elle semblait avoir pris pour devise, en tant que nation, le mot �nergique que Napol�on disait dans un sens plus restreint: Qu'il faut laver son linge sale en famille.

Nous arriv�mes � Madrid dans le courant de mai; nous avions tant souffert en route que je ne me rappelle rien des derniers jours de notre voyage. Pourtant nous atteign�mes notre but sans catastrophe, ce qui est presque miraculeux; car d�j� l'Espagne �tait soulev�e sur plusieurs points, et partout grondait l'orage pr�t � �clater. Nous suivions la ligne prot�g�e par les arm�es d fran�aises, il est vrai; mais {CL 196} nulle part les fran�ais e eux-m�mes n'�taient en s�ret� contre ces nouvelles v�pres siciliennes; et ma m�re, portant un enfant dans son sein, un autre dans ses bras, n'avait que trop de sujets de crainte.

Elle oublia ses terreurs et ses souffrances en voyant mon p�re; et quant � moi, la fatigue qui m'accablait se dissipa en un instant f � l'aspect des magnifiques appartements o� nous venions nous installer. C'�tait dans le palais du prince de la paix, et j'entrais l� v�ritablement en plein dans la r�alisation de mes contes de f�es. Murat occupait l'�tage inf�rieur de ce m�me palais, le plus riche et le plus confortable de Madrid, car il avait prot�g� les amours de la reine et de son favori et il y r�gnait plus de luxe que dans la maison du roi l�gitime. Notre appartement �tait situ�, je crois, au troisi�me �tage. Il �tait immense, tout tendu en damas de soie cramoisi. Les corniches, les lits, les fauteuils, les divans, tout �tait dor� et me parut en or massif, toujours comme dans {Lub 567} les contes de f�es. Il y avait d'�normes tableaux qui me faisaient peur. g Ces grosses t�tes qui semblaient sortir du cadre et me suivre des yeux me tourmentaient passablement. Mais j'y fus bient�t habitu�e. Une autre merveille pour moi, ce fut une glace h psych�, o� je me voyais marcher sur les tapis, et o� je ne me reconnus pas d'abord, car je ne m'�tais jamais vue ainsi de la t�te aux pieds et je ne me faisais pas une id�e de ma taille, qui �tait m�me, relativement � mon �ge, assez petite. Pourtant je me trouvai si grande que j'en fus effray�e.

Peut-�tre ce beau palais et ces riches appartements �taient-ils de fort mauvais go�t, malgr� l'admiration qu'ils me causaient. Ils �taient du moins fort malpropres et remplis d'animaux domestiques, entre autres de lapins, qui couraient et entraient partout sans que personne y f�t attention. Ces tranquilles h�tes, les seuls qu'on n'e�t point d�poss�d�s, avaient-ils l'habitude d'�tre admis dans les {CL 197} appartements, ou, profitant de la pr�occupation g�n�rale, avaient-ils pass� de la cuisine au salon? Il y en avait un, blanc comme la neige, avec des yeux de rubis, qui se mit tout de suite � agir tr�s-famili�rement avec moi. Il s'�tait install� dans l'angle de la chambre � coucher, derri�re la psych�, et notre intimit� s'�tablit bient�t l� sans conteste. Il �tait pourtant assez maussade, et plusieurs fois il �gratigna la figure des personnes qui voulaient le d�loger; mais il ne prit jamais d'humeur contre moi, et dormait sur mes genoux ou sur le bord de ma robe des heures enti�res pendant que je lui racontais mes plus belles histoires.

J'eus bient�t � ma disposition les plus beaux jouets du monde, des poup�es, des moutons, des m�nages, des lits, des chevaux, tout cela couvert d'or fin, de franges, de housses et de paillons; c'�taient les joujoux abandonn�s par les infants d'Espagne et d�j� � moiti� cass�s par eux. J'achevai assez lestement leur besogne, car ces jouets me parurent grotesques et d�plaisants. Ils devaient �tre cependant d'un prix v�ritable, car mon p�re sauva deux ou trois petits personnages en bois peint, qu'il apporta � ma grand'm�re comme des objets d'art. Elle les conserva quelque temps, et tout le monde les admirait. Mais, apr�s la mort de mon p�re, je ne sais comment ils retomb�rent entre mes mains, et je me rappelle un petit vieillard en haillons qui devait �tre d'une v�rit� et d'une {Lub 568} expression remarquables, car il me faisait peur. Cette habile repr�sentation d'un pauvre vieux mendiant tout d�charn� et tendant la main s'�tait-elle gliss�e par hasard parmi les brillants hochets des infants d'Espagne? C'est toujours un �trange jouet dans les mains d'un fils de roi que la personnification de la mis�re, et il y aurait de quoi le faire r�fl�chir.

D'ailleurs les jouets ne m'occup�rent pas � Madrid comme � Paris. J'avais chang� de milieu. Les objets ext�rieurs m'absorbaient, et m�me j'y oubliai les contes de f�es, tant {CL 198} ma propre existence prit pour moi-m�me une apparence merveilleuse.

{Presse 1/12/54 1} J'avais d�j� vu Murat � Paris; j'avais jou� avec ses enfants, mais je n'avais gard� de lui aucun souvenir. Probablement je l'avais vu en habit comme tout le monde; � Madrid, tout dor� et empanach�, comme il m'apparut, il me fit une grande impression. On l'appelait le prince, et, comme dans les drames f�eriques et les contes, les princes jouent toujours le premier r�le, je crus voir le fameux prince Fanfarinet. Je l'appelai m�me ainsi tout naturellement, sans me douter que je lui adressais une �pigramme. Ma m�re eut beaucoup de peine � m'emp�cher de lui faire entendre ce maudit nom, que je pronon�ais toujours en l'apercevant dans les galeries du palais. On m'habitua � l'appeler mon prince en lui parlant, et il me prit en grande amiti�.

Peut-�tre avait-il exprim� quelque d�plaisir de voir un de ses aides de camp lui amener femme et enfants au milieu des terribles circonstances o� il se trouvait, et peut-�tre voulait-on que tout cela pr�t � ses yeux un aspect militaire. Il est certain que toutes les fois qu'on me pr�senta devant lui, on me fit endosser l'uniforme. Cet uniforme �tait une merveille. Il est rest� longtemps chez nous apr�s que j'ai �t� trop grande pour le porter. Ainsi je peux m'en souvenir minutieusement. Il consistait en un dolman de casimir blanc tout galonn� et boutonn� d'or fin, une pelisse pareille garnie de fourrure noire et jet�e sur l'�paule, et un pantalon de casimir amarante avec des ornements et broderies d'or � la hongroise. J'avais aussi les bottes de maroquin rouge � �perons dor�s, le sabre, le ceinturon de ganses de soie cramoisi � canons et aiguillettes d'or �maill�s, la sabretache avec un aigle brod� en perles fines, rien n'y manquait. En {Lub 569} me voyant �quip�e absolument comme mon p�re, soit qu'il me pr�t pour un gar�on, soit qu'il voul�t {CL 199} bien faire semblant de s'y tromper, Murat, sensible � cette petite flatterie de ma m�re, me pr�senta en riant aux personnes qui venaient chez lui, comme son aide de camp, et nous admit dans son intimit�. Elle n'eut pas beaucoup de charmes pour moi, car ce bel uniforme me mettait au supplice. J'avais appris � le tr�s-bien porter, il est vrai, � faire tra�ner mon petit sabre sur les dalles du palais, � faire rotter ma pelisse sur mon �paule de la mani�re la plus convenable; mais j'avais chaud sous cette fourrure, j'�tais �cras�e sous ces galons, et je me trouvais bien heureuse lorsqu'en rentrant chez nous ma m�re me remettait le costume espagnol du temps, la robe de soie noire, bord�e d'un grand r�seau de soie, qui prenait au genou et tombait en franges sur la cheville, et la mantille plate en cr�pe noir bord�e d'une large bande de velours. Ma m�re sous ce costume �tait d'une beaut� surprenante. Jamais espagnole v�ritable n'avait eu une peau brune aussi fine, des yeux noirs aussi velout�s, un pied si petit et une taille si cambr�e.

Murat tomba malade; on a dit que c'�tait par suite de d�bauches, mais ce n'est point vrai. Il avait une inflammation d'entrailles, comme une grande partie de notre arm�e d'Espagne, et il souffrait de violentes douleurs, quoiqu'il ne f�t point alit�. Il se croyait empoisonn� et ne subissait pas son mal avec beaucoup de patience, car ses cris faisaient retentir ce triste palais o� l'on ne dormait d'ailleurs que d'un œil. Je me souviens d'avoir �t� r�veill�e par l'effroi de mon p�re et de ma m�re la premi�re fois qu'il rugit ainsi au milieu de la nuit. Ils pensaient qu'on l'assassinait. Mon p�re se jeta hors du lit, prit son sabre et courut, presque nu, � l'appartement du prince. J'entendis les cris de ce pauvre h�ros, si terrible � la guerre, si pusillanime hors du champ de bataille: j'eus grand'peur et je jetai les hauts cris � mon tour. Il para�t que j'avais fini {CL 200} par comprendre ce que c'est que la mort, car je m'�criais en sanglotant: on tue mon prince Fanfarinet! il sut ma douleur et m'en aima davantage. À quelques jours de l�, il monta dans notre appartement vers minuit et approcha de mon berceau. Mon p�re et ma m�re �taient avec lui. Ils revenaient {Lub 570} d'une partie de chasse et rapportaient un petit faon de biche, que Murat pla�a lui-m�me � c�t� de moi. Je m'�veillai � demi et vis cette jolie petite t�te de faon qui se penchait languissamment contre mon visage. Je jetai mes bras autour de son cou et me rendormis sans pouvoir remercier le prince. Mais le lendemain matin, en m'�veillant, je vis encore Murat aupr�s de mon lit. Mon p�re lui avait dit le spectacle qu'offraient l'enfant et la petite b�te endormis ensemble, et il avait voulu le voir. En effet, ce pauvre petit animal, qui n'avait peut-�tre que quelques jours d'existence et que les chiens avaient poursuivi la veille, �tait tellement vaincu par la fatigue, qu'il s'�tait arrang� dans mon lit pour dormir comme e�t pu le faire un petit chien. Il �tait couch� en rond contre ma poitrine, il avait la t�te sur l'oreiller, ses petites jambes �taient repli�es comme s'il e�t craint de me blesser, et mes deux bras �taient rest�s enlac�s � son cou comme je les y avais mis en me rendormant. Ma m�re m'a dit que Murat regrettait en cet instant de ne pouvoir montrer un groupe si na�f � un artiste. Sa voix m'�veilla, mais on n'est pas courtisan � quatre ans, et mes premi�res caresses furent pour le faon, qui semblait vouloir me les rendre, tant la chaleur de mon petit lit l'avait rassur� et apprivois�.

Je le gardai quelques jours et je l'aimais passionn�ment. Mais je crois bien que la privation de sa m�re le fit mourir, car un matin je ne le revis plus, et on me dit qu'il s'�tait sauv�. On me consola en m'assurant qu'il retrouverait sa m�re et qu'il serait heureux dans les bois.

Notre s�jour � Madrid dura tout au plus deux mois, et {CL 201} pourtant il me parut extr�mement long. Je n'avais aucun enfant de mon �ge pour me distraire et j'�tais souvent seule durant une grande partie de la journ�e. Ma m�re �tait forc�e de sortir avec mon p�re et de me confier � une servante madril�ne qu'on lui avait recommand�e comme tr�s-s�re, et qui pourtant prenait la clef des champs aussit�t que mes parents �taient dehors. Mon p�re avait un domestique nomm� Weber, qui �tait bien le meilleur homme du monde et qui venait souvent me garder � la place de T�r�sa; mais ce brave allemand, qui ne savait presque pas de mots fran�ais, me parlait un langage inintelligible, et il sentait si mauvais, que, {Lub 571} sans me rendre compte de la cause de mon malaise, je tombais en d�faillance quand il me portait dans ses bras. Il n'osait pas trahir le peu de soin que ma bonne prenait de moi, et quant � moi, je ne songeais nullement � m'en plaindre. Je croyais Weber charg� de veiller sur moi et je n'avais qu'un d�sir, c'est qu'il rest�t dans l'antichambre et me laiss�t seule dans l'appartement. Aussi ma premi�re parole �tait de lui dire: Weber, je t'aime bien, va-t'en. Et Weber, docile comme un allemand, s'en allait en effet. Quand il vit que je me tenais fort tranquille dans ma solitude, il lui arriva souvent de m'y enfermer et d'aller voir ses chevaux, qui probablement le recevaient mieux que moi. Je connus donc pour la premi�re fois le plaisir, �trange pour un enfant, mais vivement senti par moi, de me trouver seule, et, loin d'en �tre contrari�e ou effray�e, j'avais comme du regret en voyant revenir la voiture de ma m�re. Il faut que j'aie �t� bien impressionn�e par mes propres contemplations, car je me les rappelle avec une grande nettet�, tandis que j'ai oubli� mille circonstances ext�rieures probablement beaucoup plus int�ressantes. Dans celles que j'ai rapport�es, les souvenirs de ma m�re ont entretenu ma m�moire; mais, dans ce que je vais dire, je ne puis �tre aid�e de personne.

{CL 202} Aussit�t que je me voyais seule dans ce grand appartement que je pouvais parcourir librement, je me mettais devant la psych�, et j'y essayais des poses de th��tre. Puis je prenais mon lapin blanc, et je voulais le contraindre � en faire autant: ou bien je faisais le simulacre de l'offrir en sacrifice aux dieux, sur un tabouret qui me servait d'autel. Je ne sais pas o� j'avais vu, soit sur la sc�ne, soit dans une gravure, quelque chose de semblable. Je me drapais dans ma mantille pour faire la pr�tresse, et je suivais tous mes mouvements. On pense bien que je n'avais pas le moindre sentiment de coquetterie; mon plaisir venait de ce que, voyant ma personne et celle du lapin dans la glace, j'arrivais, avec l'�motion du jeu, � me persuader que je jouais une sc�ne � quatre, soit deux petites filles et deux lapins. Alors le lapin et moi nous adressions en pantomime des saluts, des menaces, des pri�res aux personnages de la psych�. Nous dansions le bolero avec eux, car, apr�s les danses du th��tre, les danses espagnoles m'avaient charm�e et j'en singeais {Lub 572} les poses et les gr�ces avec la facilit� qu'ont les enfants � imiter ce qu'ils voient faire. Alors j'oubliais compl�tement que cette figure dansant dans la glace f�t la mienne, et j'�tais �tonn�e qu'elle s'arr�t�t quand je m'arr�tais.

Quand j'avais assez dans� et mim� ces ballets de ma composition, j'allais r�ver sur la terrasse. Cette terrasse, qui s'�tendait sur toute la fa�ade du palais, �tait fort large et fort belle. La balustrade {Presse 1/12/54 2} �tait en marbre blanc, si je ne me trompe pas, et devenait si chaude au soleil que je ne pouvais y toucher. J'�tais trop petite pour voir par-dessus, mais dans l'intervalle des balustres je pouvais distinguer tout ce qui se passait sur la place. Dans mes souvenirs cette place est magnifique. Il y avait d'autres palais ou de grandes belles maisons tout autour, mais je n'y vis jamais la population, et je ne crois pas l'avoir aper�ue durant {CL 203} tout le temps que je passai � Madrid. Il est probable qu'apr�s l'insurrection du 2 mai on ne laissa plus circuler les habitants autour du palais du g�n�ral en chef. Je n'y vis donc jamais que des uniformes fran�ais et quelque chose de plus beau encore pour mon imagination, les mameluks de la garde, dont un poste occupait l'�difice situ� en face de nous. Ces hommes cuivr�s, avec leurs turbans et leur riche costume oriental, formaient des groupes que je ne pouvais me lasser de regarder. Ils amenaient boire leurs chevaux � un grand bassin situ� au milieu de la place, et c'�tait un coup d'œil dont, sans m'en rendre compte, je sentais vivement la po�sie.

À ma droite, tout un c�t� de la place �tait occup� par une �glise d'une architecture massive, du moins elle se retrace ainsi � ma m�moire, et surmont�e d'une croix plant�e dans un globe dor�. Cette croix et ce globe �tincelant au coucher du soleil, se d�tachant sur un ciel plus bleu que je ne l'avais jamais vu, sont un spectacle que je n'oublierai jamais, et que je contemplais jusqu'� ce que j'eusse dans les yeux ces boules rouges et bleues que par un excellent mot, d�riv� du latin, nous appelons, dans notre langage du Berry, les orblutes*. Ce mot devrait passer dans la langue moderne. Il doit avoir �t� fran�ais, quoique je ne l'aie trouv� dans aucun {Lub 573} auteur. Il n'a point d'�quivalent, et il exprime parfaitement un ph�nom�ne que tout le monde conna�t et qui ne s'exprime que par des p�riphrases inexactes.

* Pour que le mot f�t bon, il faudrait chager une lettre et dire orbluces. i

Ces orblutes m'amusaient beaucoup, et je ne pouvais pas m'en expliquer la cause toute naturelle. Je prenais plaisir � voir flotter devant mes yeux ces br�lantes couleurs qui s'attachaient � tous les objets, et qui persistaient lorsque {CL 204} je fermais les yeux. Quand l'orblute est bien compl�te, elle vous repr�sente exactement la forme de l'objet qui l'a caus�e; c'est une sorte de mirage. Je voyais donc le globe et la croix de feu se dessiner partout o� se portaient mes regards, et je m'�tonne d'avoir tant r�p�t� impun�ment ce jeu assez dangereux pour les yeux d'un enfant. Mais je d�couvris bient�t sur la terrasse un autre ph�nom�ne, dont jusque-l� je n'avais eu aucune id�e. La place �tait souvent d�serte, et, m�me en plein jour, un morne silence r�gnait dans le palais et aux environs. Un jour, ce silence m'effraya, et j'appelai Weber que je vis passer sur la place. Weber ne m'entendit pas, mais une voix toute semblable � la mienne r�p�ta le nom de Weber � l'extr�mit� du balcon.

Cette voix me rassura, je n'�tais plus seule; mais curieuse de savoir qui s'amusait � me contrefaire, je rentrai dans l'appartement, croyant y trouver quelqu'un. J'y �tais absolument seule comme � l'ordinaire. Je revins sur la terrasse, et j'appelai ma m�re; la voix r�p�ta le mot d'une voix tr�s-douce, mais tr�s-nette, et cela me donna beaucoup � penser. Je grossis ma voix, j'appelai mon propre nom, qui me fut rendu aussit�t, mais plus confus�ment. Je le r�p�tai sur un ton plus faible, et la voix revint faible, mais plus distincte, j et comme si l'on me parlait � l'oreille. Je n'y comprenais rien, j'�tais persuad�e que quelqu'un �tait avec moi sur la terrasse; mais ne voyant personne, et regardant vainement � toutes les fen�tres qui �taient ferm�es, j'�tudiai ce prodige avec un plaisir extr�me. L'impression la plus �trange pour moi �tait d'entendre mon propre nom r�p�t� avec ma propre voix. Alors il me vint � l'esprit une explication bizarre. C'est que j'�tais double, et qu'il y avait autour de moi un autre moi que je ne pouvais pas voir, mais qui me voyais toujours, puisqu'il me r�pondait toujours. Cela s'arrangea aussit�t dans ma {CL 205} cervelle comme une chose qui devait �tre, qui avait {Lub 574} toujours �t�, et dont je ne m'�tais pas encore aper�ue; je comparai ce ph�nom�ne � celui de mes orblutes, qui m'avait d'abord �tonn�e tout autant, et auquel je m'�tais habitu�e sans le comprendre. J'en conclus que toutes choses et toutes gens avaient leur reflet, leur double, leur autre moi, et je souhaitai vivement de voir le mien. Je l'appelai cent fois, je lui disais toujours de venir aupr�s de moi. Il r�pondait: Viens l�, viens donc, et il me semblait s'�loigner ou se rapprocher quand je changeais de place. Je le cherchai et l'appelai dans l'appartement, il ne me r�pondit plus; j'allai � l'autre bout de la terrasse, il fut muet; je revins vers le milieu, et, depuis ce milieu jusqu'� l'extr�mit� du c�t� de l'�glise, il me parla et r�pondit � mon Viens donc par un Viens donc tendre et inquiet. Mon autre moi se tenait donc dans un certain endroit de l'air ou de la muraille, mais comment l'atteindre et comment le voir? Je devenais folle sans m'en douter.

Je fus interrompue par l'arriv�e de ma m�re, et je ne saurais dire pourquoi, loin de la questionner, je lui cachai ce qui m'agitait si fort. Il faut croire que les enfants aiment le myst�re de leurs r�veries, et il est certain que je n'avais jamais voulu demander l'explication de mes orblutes. Je voulais d�couvrir le probl�me toute seule, ou peut-�tre avais-je k �t� d��ue de quelque autre illusion par des explications qui m'en avaient �t� le charme secret. Je gardai le silence sur ce nouveau prodige, et pendant plusieurs jours, oubliant les ballets, je laissai mon pauvre lapin dormir tranquille, et la psych� r�p�ter l'image immobile des grands personnages repr�sent�s dans les tableaux. J'avais la patience d'attendre que je fusse seule pour recommencer mon exp�rience; mais enfin ma m�re �tait rentr�e sans que j'y fisse attention, et m'entendant m'�gosiller, vint surprendre le secret de mon amour pour le grand soleil de {CL 206} la terrasse. Il n'y avait plus � reculer; je lui demandai o� �tait le quelqu'un qui r�p�tait toutes mes paroles, et elle me dit: C'est l'�cho.

Bien heureusement pour moi, elle ne m'expliqua pas ce que c'�tait que l'�cho. Elle n'avait peut-�tre jamais song� � s'en rendre compte; elle me dit que c'�tait une voix qui �tait dans l'air, et l'inconnu garda pour moi sa po�sie. Pendant plusieurs autres jours, je pus continuer {Lub 575} � jeter mes paroles au vent. Cette voix de l'air ne m'�tonnait plus, mais me charmait encore; j'�tais satisfaite de pouvoir lui donner un nom, et de lui crier: « Écho, es-tu l�? M'entends-tu? Bonjour, �cho! »

Tandis que la vie de l'imagination est si d�velopp�e chez les enfants, la vie du sentiment est-elle plus tardive? Je ne me souviens pas d'avoir song� � ma sœur, � ma bonne tante, � Pierret ou � ma ch�re Clotilde durant mon s�jour � Madrid. J'�tais pourtant d�j� capable d'aimer, puisque j'avais d�j� une si vive tendresse pour certaines poup�es et pour certains animaux. Je crois que l'indiff�rence avec laquelle les enfants quittent les personnes qui leur sont ch�res tient � l'impossibilit� o� ils sont d'appr�cier la dur�e du temps. Quand on leur parle d'un an d'absence, ils ne savent pas si un an est beaucoup plus long qu'un jour, et on leur �tablirait inutilement la diff�rence par des chiffres. Je crois que les chiffres ne disent rien du tout � leur esprit. Lorsque ma m�re me parlait de ma sœur, il me semblait que je l'avais quitt�e la veille, et pourtant le temps me semblait long. Il y a dans le d�faut d'�quilibre des facult�s de l'enfant mille contradictions qu'il nous est difficile d'expliquer apr�s que l'�quilibre est �tabli.

Je crois que la vie du sentiment ne se r�v�la en moi qu'au moment o� ma m�re accoucha � Madrid. On m'avait bien annonc� l'arriv�e prochaine d'un petit fr�re ou d'une petite sœur, et depuis plusieurs jours je voyais ma {CL 207} m�re �tendue sur une chaise longue. Un jour on m'envoya jouer sur la terrasse et on ferma les portes vitr�es de l'appartement; je n'entendis pas la moindre plainte; ma m�re supportait tr�s-courageusement le mal physique et mettait ses enfants au monde tr�s-promptement; pourtant cette fois elle souffrit plusieurs heures, mais on ne m'�loigna d'elle que peu d'instants, apr�s lesquels mon p�re m'appela et me montra un petit enfant. J'y fis � peine attention. Ma m�re �tait �tendue sur un canap�, elle avait la figure si p�le et les traits tellement contract�s, que j'h�sitai � la reconna�tre. Puis, je fus prise d'un grand effroi et je courus l'embrasser en pleurant. Je voulais qu'elle me parl�t, qu'elle r�pond�t � mes caresses, et comme on m'�loignait encore pour lui laisser du repos, je me d�solai longtemps, croyant qu'elle allait mourir et qu'on voulait me le cacher. Je {Lub 576} retournai pleurer sur la terrasse, et on ne put m'int�resser au nouveau-n�. Ce pauvre petit gar�on avait des yeux d'un bleu clair fort singulier. Au bout de quelques jours, ma m�re se tourmenta de la p�leur de ses prunelles, et j'entendis souvent mon p�re et d'autres personnes prononcer avec anxi�t� le mot cristallin. Enfin au bout d'une quinzaine, il n'y avait plus � en douter, l'enfant �tait aveugle. On ne voulut pas le dire � ma m�re positivement. On la laissa dans une sorte de doute. On �mettait timidement devant elle l'esp�rance que ce cristallin se reformerait dans l'œil de l'enfant. Elle se laissa consoler, et le pauvre infirme fut aim� et choy� avec autant de joie que si son existence n'e�t pas �t� un malheur pour lui et pour les siens. Ma m�re le nourrissait, et il n'avait gu�re que deux semaines lorsqu'il fallut se remettre en route pour la France � travers l'Espagne en feu.


Variantes

  1. Le deuxi�me partie est soud�e � la premi�re dans {Presse}. Les titres des parties ne figurent qu'� partir de l'�dition {CL}.
  2. pas de changement de chapitre dans {Presse} ♦ CHAPITRE DOUZIÈME (suite) {Lecou} ♦ CHAPITRE TREIZIÈME {LP} ♦ XIII {CL}
  3. le sous-titre �galement manque dans {Presse}
  4. par les armes {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ par les arm�es {CL}
  5. les soldats fran�ais {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ les Fran�ais {CL}
  6. dissipa en un instant {Presse} ♦ dissipa un instant {Lecou}, {LP} ♦ dissipa en un instant {CL}
  7. faisaient un peu peur. {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ faisaient peur. {CL}
  8. pour moi fut une glace {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ pour moi, ce fut une glace {CL}
  9. cette note ne figure dans {Presse}
  10. mais bien plus distincte {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ mais plus distincte {CL}
  11. ou peut-�tre bien avais-je {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ ou peut-�tre avais-je {CL}

Notes