La reine d'Étrurie. — Madrid. — Le palais de Godoy. — Le lapin blanc. — Les jouets des Infants. — Le prince Fanfarinet. — Je passe aide de camp de Murat. — Sa maladie. — Le faon de biche. — Weber. — Première solitude. — Les mamelucks. — Les orblutes. — L'écho. — Naissance de mon frère. — On s'aperçoit qu'il est aveugle. — Nous quittons Madrid. c |
Mais je fus distraite par un nouvel événement. Une grande voiture, suivie de deux ou trois autres, venait d'entrer dans la cour, et on changeait de chevaux avec une précipitation extraordinaire. Les gens du village essayaient d'entrer dans la cour en criant: La reina, la reina! mais l'hôte et d'autres personnes les repoussaient en disant: « Non, non, ce n'est pas la reine. » on relaya si vite que ma mère, qui était à la fenêtre, n'eut pas le temps de descendre pour s'assurer de ce que c'était. D'ailleurs on ne laissait pas approcher des voitures, et les maîtres de l'hôtellerie paraissaient être dans la confidence, car ils assuraient aux gens du dehors que ce n'était pas la reine, et pourtant une femme de la maison me porta tout auprès de la principale voiture en me disant: Voyez la reine!
Ce fut pour moi une assez vive émotion, car il y avait toujours des rois et des reines dans mes romans, et je me représentais des êtres d'une beauté, d'un éclat et d'un luxe extraordinaires. Or la pauvre reine que je voyais là était vêtue d'une petite robe blanche très-étriquée, à la mode du temps, et très-jaunie par la poussière. Sa fille, qui me parut avoir huit ou dix ans, était vêtue comme elle, et {CL 194} toutes deux me parurent très-brunes et assez laides, du moins c'est l'impression qui m'en est restée. {Lub 565} Elles avaient l'air triste et inquiet. Dans mon souvenir, elles n'avaient ni suite ni escorte. Elles fuyaient plutôt qu'elles ne partaient, et j'entendis ensuite ma mère, qui disait d'un ton d'insouciance: « C'est encore une reine qui se sauve. » Ces pauvres reines sauvaient en effet leurs personnes, en laissant l'Espagne livrée à l'étranger. Elles allaient à Bayonne chercher auprès de Napoléon une protection qui ne leur manqua point en tant que sécurité matérielle, mais qui fut le sceau de leur déchéance politique. On sait que cette reine d'étrurie était fille de Charles IV et infante d'Espagne. Elle avait épousé son cousin, le fils du vieux duc de Parme. Napoléon, voulant s'emparer du duché, avait donné en retour aux jeunes époux la Toscane avec le titre de royaume. Ils étaient venus à Paris en 1801 rendre hommage au premier consul, et ils y avaient été reçus avec de grandes fêtes. On sait aussi que la jeune reine, ayant abdiqué au nom de son fils, était revenue à Madrid au commencement de 1804 pour prendre possession du nouveau royaume de Lusitanie, que la victoire devait lui assurer dans le nord du Portugal. Mais tout était désormais remis en question, grâce à l'impuissance politique de Charles IV et au peu de loyauté de cette politique dirigée par le prince de la paix. Nous allions nous engager dans cette formidable guerre contre la nation espagnole, qui nous arrivait comme par un décret de la fatalité et qui devait imposer spontanément à Napoléon la nécessité de s'emparer de toutes ces royales personnes, au moment où d'elles-mêmes elles venaient implorer son appui. La reine d'étrurie et ses enfants suivirent le vieux Charles IV, la reine Marie-Louise et le prince de la paix à Compiègne.
Lorsque je vis cette reine, elle était déjà sous la protection française. Étrange protection qui l'arrachait à l'amour {CL 195} traditionnel du peuple espagnol, consterné de voir partir ainsi tous les membres de la famille royale, au milieu d'une lutte décisive et terrible avec l'étranger. À Aranjuez, le 17 mars, le peuple, malgré sa haine pour Godoy, avait voulu retenir Charles IV; à Madrid, le 2 mai, il avait voulu retenir l'infant don François de Paule et la reine d'étrurie. À Vittoria, le 16 avril, il avait voulu retenir Ferdinand. En toutes ces occasions, il avait essayé de dételer les chevaux et de garder malgré eux ces princes pusillanimes et insensés qui le {Lub 566} méconnaissaient et le fuyaient par crainte les uns des autres; mais entraînés par la destinée, ils avaient résisté, les uns aux menaces, les autres aux prières du peuple. Où couraient-ils ainsi? à la captivité de Compiègne et de Valençay.
On pense bien qu'à l'époque où je vis la scène que j'ai rapportée, je ne compris rien à l'incognito effrayé de cette reine fugitive, mais je me suis toujours rappelé sa physionomie sombre, qui semblait trahir à la fois la crainte de rester et la crainte de partir. C'était bien la situation où son père et sa mère avaient dû se trouver à Aranjuez en présence d'un peuple qui ne voulait ni les garder ni les laisser fuir. La nation espagnole était lasse de ses imbéciles souverains; mais, tels qu'ils étaient, elle les préférait à l'homme de génie qui n'était pas espagnol. Elle semblait avoir pris pour devise, en tant que nation, le mot énergique que Napoléon disait dans un sens plus restreint: Qu'il faut laver son linge sale en famille.
Nous arrivâmes à Madrid dans le courant de mai; nous avions tant souffert en route que je ne me rappelle rien des derniers jours de notre voyage. Pourtant nous atteignîmes notre but sans catastrophe, ce qui est presque miraculeux; car déjà l'Espagne était soulevée sur plusieurs points, et partout grondait l'orage prêt à éclater. Nous suivions la ligne protégée par les armées d françaises, il est vrai; mais {CL 196} nulle part les français e eux-mêmes n'étaient en sûreté contre ces nouvelles vêpres siciliennes; et ma mère, portant un enfant dans son sein, un autre dans ses bras, n'avait que trop de sujets de crainte.
Elle oublia ses terreurs et ses souffrances en voyant mon père; et quant à moi, la fatigue qui m'accablait se dissipa en un instant f à l'aspect des magnifiques appartements où nous venions nous installer. C'était dans le palais du prince de la paix, et j'entrais là véritablement en plein dans la réalisation de mes contes de fées. Murat occupait l'étage inférieur de ce même palais, le plus riche et le plus confortable de Madrid, car il avait protégé les amours de la reine et de son favori et il y régnait plus de luxe que dans la maison du roi légitime. Notre appartement était situé, je crois, au troisième étage. Il était immense, tout tendu en damas de soie cramoisi. Les corniches, les lits, les fauteuils, les divans, tout était doré et me parut en or massif, toujours comme dans {Lub 567} les contes de fées. Il y avait d'énormes tableaux qui me faisaient peur. g Ces grosses têtes qui semblaient sortir du cadre et me suivre des yeux me tourmentaient passablement. Mais j'y fus bientôt habituée. Une autre merveille pour moi, ce fut une glace h psyché, où je me voyais marcher sur les tapis, et où je ne me reconnus pas d'abord, car je ne m'étais jamais vue ainsi de la tête aux pieds et je ne me faisais pas une idée de ma taille, qui était même, relativement à mon âge, assez petite. Pourtant je me trouvai si grande que j'en fus effrayée.
Peut-être ce beau palais et ces riches appartements étaient-ils de fort mauvais goût, malgré l'admiration qu'ils me causaient. Ils étaient du moins fort malpropres et remplis d'animaux domestiques, entre autres de lapins, qui couraient et entraient partout sans que personne y fît attention. Ces tranquilles hôtes, les seuls qu'on n'eût point dépossédés, avaient-ils l'habitude d'être admis dans les {CL 197} appartements, ou, profitant de la préoccupation générale, avaient-ils passé de la cuisine au salon? Il y en avait un, blanc comme la neige, avec des yeux de rubis, qui se mit tout de suite à agir très-familièrement avec moi. Il s'était installé dans l'angle de la chambre à coucher, derrière la psyché, et notre intimité s'établit bientôt là sans conteste. Il était pourtant assez maussade, et plusieurs fois il égratigna la figure des personnes qui voulaient le déloger; mais il ne prit jamais d'humeur contre moi, et dormait sur mes genoux ou sur le bord de ma robe des heures entières pendant que je lui racontais mes plus belles histoires.
J'eus bientôt à ma disposition les plus beaux jouets du monde, des poupées, des moutons, des ménages, des lits, des chevaux, tout cela couvert d'or fin, de franges, de housses et de paillons; c'étaient les joujoux abandonnés par les infants d'Espagne et déjà à moitié cassés par eux. J'achevai assez lestement leur besogne, car ces jouets me parurent grotesques et déplaisants. Ils devaient être cependant d'un prix véritable, car mon père sauva deux ou trois petits personnages en bois peint, qu'il apporta à ma grand'mère comme des objets d'art. Elle les conserva quelque temps, et tout le monde les admirait. Mais, après la mort de mon père, je ne sais comment ils retombèrent entre mes mains, et je me rappelle un petit vieillard en haillons qui devait être d'une vérité et d'une {Lub 568} expression remarquables, car il me faisait peur. Cette habile représentation d'un pauvre vieux mendiant tout décharné et tendant la main s'était-elle glissée par hasard parmi les brillants hochets des infants d'Espagne? C'est toujours un étrange jouet dans les mains d'un fils de roi que la personnification de la misère, et il y aurait de quoi le faire réfléchir.
D'ailleurs les jouets ne m'occupèrent pas à Madrid comme à Paris. J'avais changé de milieu. Les objets extérieurs m'absorbaient, et même j'y oubliai les contes de fées, tant {CL 198} ma propre existence prit pour moi-même une apparence merveilleuse.
{Presse 1/12/54 1} J'avais déjà vu Murat à Paris; j'avais joué avec ses enfants, mais je n'avais gardé de lui aucun souvenir. Probablement je l'avais vu en habit comme tout le monde; à Madrid, tout doré et empanaché, comme il m'apparut, il me fit une grande impression. On l'appelait le prince, et, comme dans les drames féeriques et les contes, les princes jouent toujours le premier rôle, je crus voir le fameux prince Fanfarinet. Je l'appelai même ainsi tout naturellement, sans me douter que je lui adressais une épigramme. Ma mère eut beaucoup de peine à m'empêcher de lui faire entendre ce maudit nom, que je prononçais toujours en l'apercevant dans les galeries du palais. On m'habitua à l'appeler mon prince en lui parlant, et il me prit en grande amitié.
Peut-être avait-il exprimé quelque déplaisir de voir un de ses aides de camp lui amener femme et enfants au milieu des terribles circonstances où il se trouvait, et peut-être voulait-on que tout cela prît à ses yeux un aspect militaire. Il est certain que toutes les fois qu'on me présenta devant lui, on me fit endosser l'uniforme. Cet uniforme était une merveille. Il est resté longtemps chez nous après que j'ai été trop grande pour le porter. Ainsi je peux m'en souvenir minutieusement. Il consistait en un dolman de casimir blanc tout galonné et boutonné d'or fin, une pelisse pareille garnie de fourrure noire et jetée sur l'épaule, et un pantalon de casimir amarante avec des ornements et broderies d'or à la hongroise. J'avais aussi les bottes de maroquin rouge à éperons dorés, le sabre, le ceinturon de ganses de soie cramoisi à canons et aiguillettes d'or émaillés, la sabretache avec un aigle brodé en perles fines, rien n'y manquait. En {Lub 569} me voyant équipée absolument comme mon père, soit qu'il me prît pour un garçon, soit qu'il voulût {CL 199} bien faire semblant de s'y tromper, Murat, sensible à cette petite flatterie de ma mère, me présenta en riant aux personnes qui venaient chez lui, comme son aide de camp, et nous admit dans son intimité. Elle n'eut pas beaucoup de charmes pour moi, car ce bel uniforme me mettait au supplice. J'avais appris à le très-bien porter, il est vrai, à faire traîner mon petit sabre sur les dalles du palais, à faire rotter ma pelisse sur mon épaule de la manière la plus convenable; mais j'avais chaud sous cette fourrure, j'étais écrasée sous ces galons, et je me trouvais bien heureuse lorsqu'en rentrant chez nous ma mère me remettait le costume espagnol du temps, la robe de soie noire, bordée d'un grand réseau de soie, qui prenait au genou et tombait en franges sur la cheville, et la mantille plate en crêpe noir bordée d'une large bande de velours. Ma mère sous ce costume était d'une beauté surprenante. Jamais espagnole véritable n'avait eu une peau brune aussi fine, des yeux noirs aussi veloutés, un pied si petit et une taille si cambrée.
Murat tomba malade; on a dit que c'était par suite de débauches, mais ce n'est point vrai. Il avait une inflammation d'entrailles, comme une grande partie de notre armée d'Espagne, et il souffrait de violentes douleurs, quoiqu'il ne fût point alité. Il se croyait empoisonné et ne subissait pas son mal avec beaucoup de patience, car ses cris faisaient retentir ce triste palais où l'on ne dormait d'ailleurs que d'un œil. Je me souviens d'avoir été réveillée par l'effroi de mon père et de ma mère la première fois qu'il rugit ainsi au milieu de la nuit. Ils pensaient qu'on l'assassinait. Mon père se jeta hors du lit, prit son sabre et courut, presque nu, à l'appartement du prince. J'entendis les cris de ce pauvre héros, si terrible à la guerre, si pusillanime hors du champ de bataille: j'eus grand'peur et je jetai les hauts cris à mon tour. Il paraît que j'avais fini {CL 200} par comprendre ce que c'est que la mort, car je m'écriais en sanglotant: on tue mon prince Fanfarinet! il sut ma douleur et m'en aima davantage. À quelques jours de là, il monta dans notre appartement vers minuit et approcha de mon berceau. Mon père et ma mère étaient avec lui. Ils revenaient {Lub 570} d'une partie de chasse et rapportaient un petit faon de biche, que Murat plaça lui-même à côté de moi. Je m'éveillai à demi et vis cette jolie petite tête de faon qui se penchait languissamment contre mon visage. Je jetai mes bras autour de son cou et me rendormis sans pouvoir remercier le prince. Mais le lendemain matin, en m'éveillant, je vis encore Murat auprès de mon lit. Mon père lui avait dit le spectacle qu'offraient l'enfant et la petite bête endormis ensemble, et il avait voulu le voir. En effet, ce pauvre petit animal, qui n'avait peut-être que quelques jours d'existence et que les chiens avaient poursuivi la veille, était tellement vaincu par la fatigue, qu'il s'était arrangé dans mon lit pour dormir comme eût pu le faire un petit chien. Il était couché en rond contre ma poitrine, il avait la tête sur l'oreiller, ses petites jambes étaient repliées comme s'il eût craint de me blesser, et mes deux bras étaient restés enlacés à son cou comme je les y avais mis en me rendormant. Ma mère m'a dit que Murat regrettait en cet instant de ne pouvoir montrer un groupe si naïf à un artiste. Sa voix m'éveilla, mais on n'est pas courtisan à quatre ans, et mes premières caresses furent pour le faon, qui semblait vouloir me les rendre, tant la chaleur de mon petit lit l'avait rassuré et apprivoisé.
Je le gardai quelques jours et je l'aimais passionnément. Mais je crois bien que la privation de sa mère le fit mourir, car un matin je ne le revis plus, et on me dit qu'il s'était sauvé. On me consola en m'assurant qu'il retrouverait sa mère et qu'il serait heureux dans les bois.
Notre séjour à Madrid dura tout au plus deux mois, et {CL 201} pourtant il me parut extrêmement long. Je n'avais aucun enfant de mon âge pour me distraire et j'étais souvent seule durant une grande partie de la journée. Ma mère était forcée de sortir avec mon père et de me confier à une servante madrilène qu'on lui avait recommandée comme très-sûre, et qui pourtant prenait la clef des champs aussitôt que mes parents étaient dehors. Mon père avait un domestique nommé Weber, qui était bien le meilleur homme du monde et qui venait souvent me garder à la place de Térésa; mais ce brave allemand, qui ne savait presque pas de mots français, me parlait un langage inintelligible, et il sentait si mauvais, que, {Lub 571} sans me rendre compte de la cause de mon malaise, je tombais en défaillance quand il me portait dans ses bras. Il n'osait pas trahir le peu de soin que ma bonne prenait de moi, et quant à moi, je ne songeais nullement à m'en plaindre. Je croyais Weber chargé de veiller sur moi et je n'avais qu'un désir, c'est qu'il restât dans l'antichambre et me laissât seule dans l'appartement. Aussi ma première parole était de lui dire: Weber, je t'aime bien, va-t'en. Et Weber, docile comme un allemand, s'en allait en effet. Quand il vit que je me tenais fort tranquille dans ma solitude, il lui arriva souvent de m'y enfermer et d'aller voir ses chevaux, qui probablement le recevaient mieux que moi. Je connus donc pour la première fois le plaisir, étrange pour un enfant, mais vivement senti par moi, de me trouver seule, et, loin d'en être contrariée ou effrayée, j'avais comme du regret en voyant revenir la voiture de ma mère. Il faut que j'aie été bien impressionnée par mes propres contemplations, car je me les rappelle avec une grande netteté, tandis que j'ai oublié mille circonstances extérieures probablement beaucoup plus intéressantes. Dans celles que j'ai rapportées, les souvenirs de ma mère ont entretenu ma mémoire; mais, dans ce que je vais dire, je ne puis être aidée de personne.
{CL 202} Aussitôt que je me voyais seule dans ce grand appartement que je pouvais parcourir librement, je me mettais devant la psyché, et j'y essayais des poses de théâtre. Puis je prenais mon lapin blanc, et je voulais le contraindre à en faire autant: ou bien je faisais le simulacre de l'offrir en sacrifice aux dieux, sur un tabouret qui me servait d'autel. Je ne sais pas où j'avais vu, soit sur la scène, soit dans une gravure, quelque chose de semblable. Je me drapais dans ma mantille pour faire la prêtresse, et je suivais tous mes mouvements. On pense bien que je n'avais pas le moindre sentiment de coquetterie; mon plaisir venait de ce que, voyant ma personne et celle du lapin dans la glace, j'arrivais, avec l'émotion du jeu, à me persuader que je jouais une scène à quatre, soit deux petites filles et deux lapins. Alors le lapin et moi nous adressions en pantomime des saluts, des menaces, des prières aux personnages de la psyché. Nous dansions le bolero avec eux, car, après les danses du théâtre, les danses espagnoles m'avaient charmée et j'en singeais {Lub 572} les poses et les grâces avec la facilité qu'ont les enfants à imiter ce qu'ils voient faire. Alors j'oubliais complétement que cette figure dansant dans la glace fût la mienne, et j'étais étonnée qu'elle s'arrêtât quand je m'arrêtais.
Quand j'avais assez dansé et mimé ces ballets de ma composition, j'allais rêver sur la terrasse. Cette terrasse, qui s'étendait sur toute la façade du palais, était fort large et fort belle. La balustrade {Presse 1/12/54 2} était en marbre blanc, si je ne me trompe pas, et devenait si chaude au soleil que je ne pouvais y toucher. J'étais trop petite pour voir par-dessus, mais dans l'intervalle des balustres je pouvais distinguer tout ce qui se passait sur la place. Dans mes souvenirs cette place est magnifique. Il y avait d'autres palais ou de grandes belles maisons tout autour, mais je n'y vis jamais la population, et je ne crois pas l'avoir aperçue durant {CL 203} tout le temps que je passai à Madrid. Il est probable qu'après l'insurrection du 2 mai on ne laissa plus circuler les habitants autour du palais du général en chef. Je n'y vis donc jamais que des uniformes français et quelque chose de plus beau encore pour mon imagination, les mameluks de la garde, dont un poste occupait l'édifice situé en face de nous. Ces hommes cuivrés, avec leurs turbans et leur riche costume oriental, formaient des groupes que je ne pouvais me lasser de regarder. Ils amenaient boire leurs chevaux à un grand bassin situé au milieu de la place, et c'était un coup d'œil dont, sans m'en rendre compte, je sentais vivement la poésie.
À ma droite, tout un côté de la place était occupé par une église d'une architecture massive, du moins elle se retrace ainsi à ma mémoire, et surmontée d'une croix plantée dans un globe doré. Cette croix et ce globe étincelant au coucher du soleil, se détachant sur un ciel plus bleu que je ne l'avais jamais vu, sont un spectacle que je n'oublierai jamais, et que je contemplais jusqu'à ce que j'eusse dans les yeux ces boules rouges et bleues que par un excellent mot, dérivé du latin, nous appelons, dans notre langage du Berry, les orblutes*. Ce mot devrait passer dans la langue moderne. Il doit avoir été français, quoique je ne l'aie trouvé dans aucun {Lub 573} auteur. Il n'a point d'équivalent, et il exprime parfaitement un phénomène que tout le monde connaît et qui ne s'exprime que par des périphrases inexactes.
* Pour que le mot fût bon, il faudrait chager une lettre et dire orbluces. i
Ces orblutes m'amusaient beaucoup, et je ne pouvais pas m'en expliquer la cause toute naturelle. Je prenais plaisir à voir flotter devant mes yeux ces brûlantes couleurs qui s'attachaient à tous les objets, et qui persistaient lorsque {CL 204} je fermais les yeux. Quand l'orblute est bien complète, elle vous représente exactement la forme de l'objet qui l'a causée; c'est une sorte de mirage. Je voyais donc le globe et la croix de feu se dessiner partout où se portaient mes regards, et je m'étonne d'avoir tant répété impunément ce jeu assez dangereux pour les yeux d'un enfant. Mais je découvris bientôt sur la terrasse un autre phénomène, dont jusque-là je n'avais eu aucune idée. La place était souvent déserte, et, même en plein jour, un morne silence régnait dans le palais et aux environs. Un jour, ce silence m'effraya, et j'appelai Weber que je vis passer sur la place. Weber ne m'entendit pas, mais une voix toute semblable à la mienne répéta le nom de Weber à l'extrémité du balcon.
Cette voix me rassura, je n'étais plus seule; mais curieuse de savoir qui s'amusait à me contrefaire, je rentrai dans l'appartement, croyant y trouver quelqu'un. J'y étais absolument seule comme à l'ordinaire. Je revins sur la terrasse, et j'appelai ma mère; la voix répéta le mot d'une voix très-douce, mais très-nette, et cela me donna beaucoup à penser. Je grossis ma voix, j'appelai mon propre nom, qui me fut rendu aussitôt, mais plus confusément. Je le répétai sur un ton plus faible, et la voix revint faible, mais plus distincte, j et comme si l'on me parlait à l'oreille. Je n'y comprenais rien, j'étais persuadée que quelqu'un était avec moi sur la terrasse; mais ne voyant personne, et regardant vainement à toutes les fenêtres qui étaient fermées, j'étudiai ce prodige avec un plaisir extrême. L'impression la plus étrange pour moi était d'entendre mon propre nom répété avec ma propre voix. Alors il me vint à l'esprit une explication bizarre. C'est que j'étais double, et qu'il y avait autour de moi un autre moi que je ne pouvais pas voir, mais qui me voyais toujours, puisqu'il me répondait toujours. Cela s'arrangea aussitôt dans ma {CL 205} cervelle comme une chose qui devait être, qui avait {Lub 574} toujours été, et dont je ne m'étais pas encore aperçue; je comparai ce phénomène à celui de mes orblutes, qui m'avait d'abord étonnée tout autant, et auquel je m'étais habituée sans le comprendre. J'en conclus que toutes choses et toutes gens avaient leur reflet, leur double, leur autre moi, et je souhaitai vivement de voir le mien. Je l'appelai cent fois, je lui disais toujours de venir auprès de moi. Il répondait: Viens là, viens donc, et il me semblait s'éloigner ou se rapprocher quand je changeais de place. Je le cherchai et l'appelai dans l'appartement, il ne me répondit plus; j'allai à l'autre bout de la terrasse, il fut muet; je revins vers le milieu, et, depuis ce milieu jusqu'à l'extrémité du côté de l'église, il me parla et répondit à mon Viens donc par un Viens donc tendre et inquiet. Mon autre moi se tenait donc dans un certain endroit de l'air ou de la muraille, mais comment l'atteindre et comment le voir? Je devenais folle sans m'en douter.
Je fus interrompue par l'arrivée de ma mère, et je ne saurais dire pourquoi, loin de la questionner, je lui cachai ce qui m'agitait si fort. Il faut croire que les enfants aiment le mystère de leurs rêveries, et il est certain que je n'avais jamais voulu demander l'explication de mes orblutes. Je voulais découvrir le problème toute seule, ou peut-être avais-je k été déçue de quelque autre illusion par des explications qui m'en avaient ôté le charme secret. Je gardai le silence sur ce nouveau prodige, et pendant plusieurs jours, oubliant les ballets, je laissai mon pauvre lapin dormir tranquille, et la psyché répéter l'image immobile des grands personnages représentés dans les tableaux. J'avais la patience d'attendre que je fusse seule pour recommencer mon expérience; mais enfin ma mère était rentrée sans que j'y fisse attention, et m'entendant m'égosiller, vint surprendre le secret de mon amour pour le grand soleil de {CL 206} la terrasse. Il n'y avait plus à reculer; je lui demandai où était le quelqu'un qui répétait toutes mes paroles, et elle me dit: C'est l'écho.
Bien heureusement pour moi, elle ne m'expliqua pas ce que c'était que l'écho. Elle n'avait peut-être jamais songé à s'en rendre compte; elle me dit que c'était une voix qui était dans l'air, et l'inconnu garda pour moi sa poésie. Pendant plusieurs autres jours, je pus continuer {Lub 575} à jeter mes paroles au vent. Cette voix de l'air ne m'étonnait plus, mais me charmait encore; j'étais satisfaite de pouvoir lui donner un nom, et de lui crier: « Écho, es-tu là? M'entends-tu? Bonjour, écho! »
Tandis que la vie de l'imagination est si développée chez les enfants, la vie du sentiment est-elle plus tardive? Je ne me souviens pas d'avoir songé à ma sœur, à ma bonne tante, à Pierret ou à ma chère Clotilde durant mon séjour à Madrid. J'étais pourtant déjà capable d'aimer, puisque j'avais déjà une si vive tendresse pour certaines poupées et pour certains animaux. Je crois que l'indifférence avec laquelle les enfants quittent les personnes qui leur sont chères tient à l'impossibilité où ils sont d'apprécier la durée du temps. Quand on leur parle d'un an d'absence, ils ne savent pas si un an est beaucoup plus long qu'un jour, et on leur établirait inutilement la différence par des chiffres. Je crois que les chiffres ne disent rien du tout à leur esprit. Lorsque ma mère me parlait de ma sœur, il me semblait que je l'avais quittée la veille, et pourtant le temps me semblait long. Il y a dans le défaut d'équilibre des facultés de l'enfant mille contradictions qu'il nous est difficile d'expliquer après que l'équilibre est établi.
Je crois que la vie du sentiment ne se révéla en moi qu'au moment où ma mère accoucha à Madrid. On m'avait bien annoncé l'arrivée prochaine d'un petit frère ou d'une petite sœur, et depuis plusieurs jours je voyais ma {CL 207} mère étendue sur une chaise longue. Un jour on m'envoya jouer sur la terrasse et on ferma les portes vitrées de l'appartement; je n'entendis pas la moindre plainte; ma mère supportait très-courageusement le mal physique et mettait ses enfants au monde très-promptement; pourtant cette fois elle souffrit plusieurs heures, mais on ne m'éloigna d'elle que peu d'instants, après lesquels mon père m'appela et me montra un petit enfant. J'y fis à peine attention. Ma mère était étendue sur un canapé, elle avait la figure si pâle et les traits tellement contractés, que j'hésitai à la reconnaître. Puis, je fus prise d'un grand effroi et je courus l'embrasser en pleurant. Je voulais qu'elle me parlât, qu'elle répondît à mes caresses, et comme on m'éloignait encore pour lui laisser du repos, je me désolai longtemps, croyant qu'elle allait mourir et qu'on voulait me le cacher. Je {Lub 576} retournai pleurer sur la terrasse, et on ne put m'intéresser au nouveau-né. Ce pauvre petit garçon avait des yeux d'un bleu clair fort singulier. Au bout de quelques jours, ma mère se tourmenta de la pâleur de ses prunelles, et j'entendis souvent mon père et d'autres personnes prononcer avec anxiété le mot cristallin. Enfin au bout d'une quinzaine, il n'y avait plus à en douter, l'enfant était aveugle. On ne voulut pas le dire à ma mère positivement. On la laissa dans une sorte de doute. On émettait timidement devant elle l'espérance que ce cristallin se reformerait dans l'œil de l'enfant. Elle se laissa consoler, et le pauvre infirme fut aimé et choyé avec autant de joie que si son existence n'eût pas été un malheur pour lui et pour les siens. Ma mère le nourrissait, et il n'avait guère que deux semaines lorsqu'il fallut se remettre en route pour la France à travers l'Espagne en feu.