Intérieur de mes parents. — Mon ami Pierret. — Départ pour l'Espagne. — Les poupées. — Les Asturies. — Les liserons et les ours. — La tache de sang. — Les pigeons. — La pie parlante. |
Tous mes souvenirs d'enfance sont bien puérils, comme l'on voit, mais si chacun de mes lecteurs fait un retour sur lui-même en me lisant, s'il se retrace avec plaisir les premières émotions de sa vie, s'il se sent redevenir enfant pendant une heure, ni lui ni moi n'aurons perdu notre temps; car l'enfance est bonne, candide, et les meilleurs êtres sont ceux qui gardent le plus ou qui perdent le moins de cette candeur et de cette sensibilité primitives.
J'ai très-peu de souvenir de mon père avant la campagne d'Espagne. Il était si souvent absent que je dus le perdre de vue pendant de longs intervalles. Il a pourtant passé auprès de nous l'hiver de 1807 à 1808, car je me rappelle vaguement de tranquilles dîners à la lumière, et un plat de friandise, à coup sûr fort modeste, car il consistait en vermicelle cuit dans du lait sucré, que mon père faisait semblant de vouloir manger tout entier pour s'amuser de ma gourmandise désappointée. Je me rappelle aussi qu'il faisait, avec sa serviette, nouée et roulée de diverses manières, des figures de moine, de lapin et de pantin qui me faisaient beaucoup rire. Je crois qu'il m'eût horriblement gâtée, car ma mère était forcée de s'interposer entre nous pour qu'il n'encourageât pas tous mes {CL 175} caprices au lieu de les réprimer. On m'a dit que, pendant le peu de temps qu'il pouvait passer dans sa famille, il s'y trouvait si heureux qu'il ne voulait pas perdre sa femme et ses enfants de vue, qu'il jouait avec {Lub 549} moi des jours entiers, et qu'en grand uniforme il n'avait nullement honte de me porter dans ses bras, au milieu de la rue et sur les boulevards.
À coup sûr, j'étais très-heureuse, car j'étais très-aimée; nous étions pauvres et je ne m'en apercevais nullement. Mon père touchait pourtant alors des appointements qui eussent pu nous procurer de l'aisance, si les dépenses qu'entraînaient ses fonctions d'aide de camp de Murat, n'eussent dépassé ses recettes. Ma grand'mère se privait elle-même pour le mettre sur le pied de luxe insensé qu'on exigeait de lui, et encore laissa-t-il des dettes de chevaux, d'habits et d'équipements. Ma mère fut souvent accusée d'avoir ajouté par son désordre à ces embarras de famille. J'ai le souvenir si net de notre intérieur à cette époque, que je puis affirmer qu'elle ne méritait en rien ces reproches. Elle faisait elle-même son lit, balayait l'appartement, raccommodait ses nippes et faisait la cuisine. C'était une femme d'une activité et d'un courage extraordinaires. Toute sa vie elle s'est levée avec le jour et couchée à une heure du matin, et je ne me rappelle pas l'avoir vue oisive chez elle un seul instant. c Nous ne recevions personne en dehors de notre famille et de l'excellent ami Pierret, qui avait pour moi la tendresse d d'un père et les soins d'une mère.
C'est le moment de faire l'histoire et le portrait de cet homme inappréciable que je regretterai toute ma vie. Pierret était fils d'un propriétaire champenois, et dès l'âge de dix-huit ans il était employé au trésor, où il a toujours occupé un emploi modeste. C'était le plus laid des hommes, mais cette laideur était si bonne qu'elle appelait la {CL 176} confiance et l'amitié. Il avait un gros nez épaté, une bouche épaisse et de très-petits yeux; ses cheveux blonds frisaient obstinément, et sa peau était si blanche et si rose e qu'il parut toujours jeune. À quarante ans, il se mit fort en colère, parce qu'un commis de la mairie, où il servait de témoin au mariage de ma sœur, lui demanda de très-bonne foi s'il avait atteint l'âge de majorité. Il était pourtant assez grand et assez gros, et sa figure était toute ridée, à cause d'un tic nerveux qui lui faisait faire perpétuellement des grimaces effroyables. C'était peut-être ce tic même qui empêchait qu'on pût se faire une idée juste de l'espèce de visage qu'il pouvait avoir. Mais je crois que c'était surtout l'expression {Lub 550} candide et naïve de cette physionomie dans ses rares instants de repos qui prêtait à l'illusion. Il n'avait pas la moindre parcelle de ce qu'on appelle de l'esprit; mais, comme il jugeait tout avec son cœur et sa conscience, on pouvait bien lui demander conseil sur les affaires les plus délicates de la vie. Je ne crois pas qu'il ait jamais existé un homme plus pur, plus loyal, plus dévoué, plus généreux et plus juste, et son âme était d'autant plus belle, qu'il n'en connaissait pas la beauté et la rareté. Croyant à la bonté des autres, il ne s'est jamais douté qu'il fût une exception.
Il avait des goûts fort prosaïques. Il aimait le vin, la bière, la pipe, le billard et le domino. Tout le temps qu'il ne passait pas avec nous, il le passait dans un estaminet de la rue du faubourg-poissonnière, à l'enseigne du Cheval blanc. Il y était comme dans sa famille, car il le fréquenta pendant trente ans, et il y porta jusqu'à son dernier jour son inépuisable enjouement et son incomparable bonté. Sa vie s'est donc écoulée dans un cercle bien obscur et fort peu varié. Il s'y est trouvé heureux, et comment ne l'eût-il pas été? Quiconque l'a connu, l'a aimé, et jamais l'idée du mal n'a effleuré son âme honnête et simple.
{CL 177} Il était pourtant fort nerveux, et par conséquent colère et susceptible; mais il fallait que sa bonté fût bien irrésistible, car il n'a jamais réussi à blesser personne. On n'a pas idée des brusqueries et des algarades que j'ai eues à essuyer de lui. Il frappait du pied, roulait ses petits yeux, devenait rouge et se livrait aux plus fantastiques grimaces, tout en vous adressant dans un langage peu parlementaire les plus véhéments reproches. Ma mère avait coutume de n'y pas faire la moindre attention. Elle se contentait de dire: « Ah! Voilà Pierret en colère, nous allons voir de belles grimaces! » et aussitôt Pierret, oubliant le ton tragique, se mettait à rire. Elle le taquinait beaucoup, et il n'est pas étonnant qu'il perdît souvent patience. Dans ses dernières années, il était devenu plus irascible encore, et il ne passait guère de jour qu'il ne prît son chapeau et ne sortît de chez elle en lui déclarant qu'il n'y remettrait jamais les pieds; mais il revenait le soir sans se rappeler la solennité de ses adieux du matin.
Quant à moi, il s'arrogeait un droit de paternité qui eût été jusqu'à la tyrannie, s'il lui eût été possible de {Lub 551} réaliser ses menaces. Il m'avait vue naître et il m'avait sevrée. Cela est assez remarquable pour donner une idée de son caractère. Ma mère, étant épuisée de fatigue, mais ne pouvant se résoudre à braver mes cris et mes plaintes, et craignant aussi que je fusse mal soignée la nuit par une bonne, était arrivée à ne plus dormir, dans un moment où elle en avait grand besoin. Voyant cela, un soir, de sa propre autorité, Pierret vint me prendre dans mon berceau et m'emporta chez lui, où il me garda quinze ou vingt nuits, dormant à peine, tant il craignait pour moi, et me faisant boire du lait et de l'eau sucrée avec autant de sollicitude, de soin et de propreté qu'une berceuse eût pu le faire. Il me rapportait chaque matin à ma mère pour aller à son bureau, puis au Cheval blanc; et chaque soir il venait me reprendre, {CL 178} me portant ainsi à pied devant tout le quartier, lui grand garçon de vingt-deux ou vingt-trois ans et ne se souciant guère d'être remarqué. Quand ma mère faisait mine de résister et de s'inquiéter, il se fâchait tout rouge, lui reprochait son imbécile faiblesse, car il ne choisissait pas ses épithètes, il le disait lui-même avec grand contentement de sa manière d'agir: et quand il me rapportait, ma mère était forcée d'admirer combien j'étais proprette, fraîche et de bonne humeur. Il est si peu dans les goûts et dans les facultés d'un homme, et surtout d'un homme d'estaminet comme Pierret, de soigner un enfant de dix mois, que c'est merveille non qu'il l'ait fait, mais que l'idée lui en soit venue. Enfin je fus sevrée par lui, et il en vint à bout à son honneur, ainsi qu'il l'avait annoncé.
On pense bien qu'il me regarda toujours comme un petit enfant, et j'avais environ quarante ans qu'il me parlait toujours comme à un marmot. Il était très-exigeant sur le chapitre non de la reconnaissance, il n'avait jamais songé à se faire valoir en quoi que ce soit, mais sur celui de l'amitié. Et quand on l'éprouvait en lui demandant pourquoi il voulait être tant aimé, il ne savait répondre que ceci: « C'est que je vous aime. » Et il disait cette douce parole d'un ton de fureur et avec une contraction nerveuse qui lui faisaient grincer les dents. Si, en écrivant trois mots à ma mère, j'oubliais une seule fois d'adresser quelque amitié à Pierret, et que je vinsse à le rencontrer sur ces entrefaites, il me tournait le dos et refusait de me dire bonjour. Les explications et les excuses ne servaient {Lub 552} de rien. Il me traitait de mauvais cœur, de mauvais enfant, et il me jurait une rancune et une haine éternelles. Il disait cela d'une manière si comique qu'on eût cru qu'il jouait une sorte de parade, si on n'eût vu de grosses larmes rouler dans ses yeux. Ma mère, qui connaissait cet état nerveux, lui disait: « Taisez-vous donc, Pierret, vous êtes fou »; {CL 179} et même elle le pinçait fortement pour que ce fût plus vite fini. Alors il revenait à lui-même et daignait écouter ma justification. Il ne fallait qu'un mot du cœur et une caresse pour l'apaiser et le rendre heureux, aussitôt qu'on avait réussi à la lui faire entendre.
Il avait fait connaissance avec mes parents dès les premiers jours de mon existence, et d'une manière qui les avait liés tout d'un coup. Une parente à lui demeurait rue Meslay, sur le même carré que ma mère. Cette femme avait un enfant de mon âge qu'elle négligeait, et qui, privé de son lait, criait tout le jour. Ma mère entra dans la chambre où le petit malheureux mourait de besoin, le fit teter, et continua à le secourir ainsi sans rien dire. Mais Pierret, en venant voir sa parente, surprit ma mère dans cette occupation, en fut attendri, et se dévoua à elle et aux siens pour toujours.
{Presse 27/11/54 2} À peine eût-il vu mon père qu'il se prit également pour lui d'une affection immense. Il se chargea de toutes ses affaires, y mit de l'ordre, le débarrassa des créanciers de mauvaise foi, l'aida par sa prévoyance à satisfaire peu à peu les autres; enfin il le délivra de tous les soins matériels qu'il était peu capable de débrouiller sans le secours d'un esprit rompu aux affaires de détail et toujours occupé du bien-être d'autrui. C'est lui qui lui choisissait ses domestiques, qui réglait ses mémoires, qui touchait ses recettes et lui faisait parvenir de l'argent à coup sûr, en quelque lieu que l'imprévu de la guerre l'eût porté. Mon père ne partait jamais pour une campagne sans lui dire: « Pierret, je te recommande ma femme et mes enfants, et si je ne reviens pas, songe que c'est pour toute ta vie. » Pierret prit cette recommandation au sérieux, car toute sa vie nous fut consacrée après la mort de mon père. On voulut bien incriminer ces relations domestiques, car qu'y a-t-il de sacré en ce monde et quelle âme peut être jugée pure par celles qui {CL 180} ne le sont pas? Mais à quiconque a été digne de comprendre Pierret, une semblable supposition paraîtra {Lub 553} toujours un outrage à sa mémoire. Il n'était pas assez séduisant pour rendre ma mère infidèle, même par la pensée. Il était trop consciencieux et trop probe pour ne pas s'éloigner d'elle, s'il eût senti en lui-même le danger de trahir, même mentalement, la confiance dont il était si fier et si jaloux. Par la suite, il épousa la fille d'un général sans fortune, et ils firent très-bon ménage ensemble, cette personne étant estimable et bonne, à ce que j'ai toujours entendu dire à ma mère que j'ai vue en relations affectueuses avec elle.
Quand notre voyage en Espagne fut résolu, ce fut Pierret qui fit tous nos préparatifs. Ce n'était pas une entreprise fort prudente de la part de ma mère, car elle était grosse de sept à huit mois. Elle voulait m'emmener et j'étais encore un personnage assez incommode. Mais mon père annonçait un séjour de quelque temps à Madrid et ma mère avait, je crois, quelque soupçon jaloux. Quel que fût le motif, elle s'obstina à l'aller rejoindre et se laissa séduire, je crois, par l'occasion. La femme d'un fournisseur de l'armée, qu'elle connaissait, partait en poste et lui offrait une place dans sa calèche pour la conduire jusqu'à Madrid.
Cette dame avait pour tout protecteur dans cette occurence un petit jockey de douze ans. Nous voici donc en route ensemble, deux femmes dont une enceinte, et deux enfants dont je n'étais pas le plus déraisonnable et le plus insoumis.
Je ne crois pas avoir eu de chagrin en me séparant de ma sœur, qui restait en pension, et de ma cousine Clotilde; comme je ne les voyais pas tous les jours, je ne me faisais pas l'idée de la durée plus ou moins longue d'une séparation que je voyais recommencer toutes les semaines. Je ne regrettai pas non plus l'appartement, quoique ce fût à peu près mon univers et que je n'eusse encore guère {CL 181} existé ailleurs, même par la pensée. Ce qui me serra véritablement le cœur pendant les premiers moments du voyage, ce fut la nécessité de laisser ma poupée dans cet appartement désert, où elle devait s'ennuyer si fort.
Le sentiment que les petites filles éprouvent pour leur poupée est véritablement assez bizarre, et je l'ai ressenti si vivement et si lontemps que, sans l'expliquer, je puis aisément le définir. Il n'est aucun moment de leur {Lub 554} enfance où elles se trompent entièrement sur le genre d'existence de cet être inerte qu'on leur met entre les mains et qui doit développer en elles le sentiment de la maternité, pour ainsi dire avec la vie. Du moins, quant à moi, je ne me souviens pas d'avoir jamais cru que ma poupée fût un être animé; pourtant j'ai ressenti pour certaines de celles que j'ai possédées une véritable affection maternelle. Ce n'était pas précisément de l'idolâtrie, quoique l'usage de faire aimer ces sortes de fétiches aux enfants soit un peu sauvage; je ne me rendais pas bien compte de ce que c'était que cette affection, et je crois que si j'eusse pu l'analyser, j'y aurais trouvé quelque chose d'analogue, relativement, à ce que les catholiques fervents éprouvent en face de certaines images de dévotion. Ils savent que l'image n'est pas l'objet même de leur adoration, et pourtant ils se prosternent devant l'image, ils la parent, ils l'encensent, ils lui font des offrandes. Les anciens n'étaient pas plus idolâtres que nous, quoi qu'on en ait dit. En aucun temps les hommes éclairés n'ont adoré ni la statue de Jupiter, ni l'idole de Mammon; c'est Jupiter et Mammon qu'ils révéraient sous les symboles extérieurs. Mais en tout temps, aujourd'hui comme jadis, les esprits incultes ont été assez empêchés de faire une distinction bien nette entre le dieu et l'image.
Il en est ainsi des enfants en général. Ils sont entre le réel et l'impossible. Ils ont besoin de soigner ou de gronder, de caresser ou de briser ce fétiche d'enfant ou d'animal {CL 182} qu'on leur donne pour jouet, et dont on les accuse à tort de se dégoûter trop vite. Il est tout simple, au contraire, qu'ils s'en dégoûtent. En les brisant, ils protestent contre le mensonge. Un instant ils ont cru trouver la vie dans cet être muet qui bientôt leur montre ses muscles de fil de laiton, ses membres difformes, son cerveau vide, ses entrailles de son ou de filasse. Et le voilà qui souffre l'examen, qui se soumet à l'autopsie, qui tombe lourdement au moindre choc et se brise d'une façon ridicule. Comment l'enfant aurait-il pitié de cet être qui n'excite que son mépris? Plus il l'a admiré dans sa fraîcheur et dans sa nouveauté, plus il le dédaigne quand il a surpris le secret de son inertie et de sa fragilité.
J'ai aimé à casser les poupées, et les faux chats, et les faux chiens, et les faux petits hommes, tout comme les {Lub 555} autres enfants. Mais il y a eu par exception certaines poupées que j'ai soignées comme de vrais enfants. Quand j'avais déshabillé la petite personne, si je voyais ses bras vaciller sur les épingles qui les retenaient aux épaules et ses mains de bois se détacher de ses bras, je ne pouvais me faire aucune illusion sur son compte et je la sacrifiais vite aux jeux impétueux et belliqueux; mais si elle était solide et bien faite, si elle résistait aux premières épreuves, si elle ne se cassait pas le nez à sa première chute, si ses yeux d'émail avaient une espèce de regard dans mon imagination, elle devenait ma fille, je lui rendais des soins infinis et je la faisais respecter des autres enfants avec une jalousie incroyable.
J'avais aussi des jouets de prédilection, un entre autres que je n'ai jamais oublié et qui s'est perdu à mon grand regret, car je ne l'ai pas brisé, et il se peut qu'il fût effectivement aussi joli qu'il me le paraît dans mes souvenirs.
C'était une pièce de surtout de table assez ancienne, car elle avait servi de jouet à mon père dans son enfance, le surtout entier n'existant plus apparemment à cette époque. {CL 183} Il l'avait retrouvée chez ma grand'mère en fouillant dans une armoire, et, se rappelant combien ce jouet lui avait plu, il me l'avait apportée. C'était une petite vénus en biscuit de Sèvres portant deux colombes dans ses mains. Elle était montée sur un piédestal, lequel tenait à un petit plateau ovale doublé d'une glace et entouré de découpures de cuivre doré. Dans cette garniture se trouvaient des tulipes qui servaient de chandeliers, et quand on y allumait de petites bougies, la glace, qui figurait un bassin d'eau vive, réflétait les lumières, et la statue, et les jolis ornements dorés de la garniture. C'était pour moi tout un monde enchanté que ce joujou, et, quand ma mère m'avait raconté pour la dixième fois le charmant conte de Gracieuse et Percinet, je me mettais à composer en imagination des paysages ou des jardins magiques, dont je croyais saisir la répétition dans un lac. Où les enfants trouvent-ils la vision des choses qu'ils n'ont jamais vues?
Lorsque nos paquets pour le voyage en Espagne furent terminés, j'avais une poupée chérie qu'on m'eût sans doute laissée emporter. Mais ce ne fut pas mon idée. Il me sembla qu'elle se casserait ou qu'on me la {Lub 556} prendrait si je ne la laissais dans ma chambre, et après l'avoir déshabillée et lui avoir fait une toilette de nuit fort recherchée, je la couchai dans mon petit lit et j'arrangeai les couvertures avec beaucoup de soin. Au moment de partir, je courus lui donner un dernier regard, et comme Pierret me promettait de venir lui faire manger la soupe tous les matins, je commençai à tomber dans l'état de doute où sont les enfants sur la réalité de ces sortes d'êtres. État vraiment singulier où la raison naissante, d'une part, et le besoin d'illusion, de l'autre, se combattent dans leur cœur avide d'amour maternel. Je pris les deux mains de ma poupée et je les lui joignis sur la poitrine. Pierret m'observa que c'était l'attitude d'une morte. Alors je lui élevai les mains {CL 184} jointes au-dessus de la tête dans une attitude de désespoir ou d'invocation, à laquelle j'attribuais très-sérieusement une idée superstitieuse. Je pensais que c'était un appel à la bonne fée, et qu'elle serait protégée en restant dans cette posture tout le temps de mon absence. Aussi Pierret dut me promettre de ne pas la lui faire perdre. Il n'y a rien de plus vrai au monde que cette folle et poétique histoire d'Hoffmann intitulée le Casse-noisette. C'est la vie intellectuelle de l'enfant prise sur le fait. J'en aime même cette fin embrouillée qui se perd dans le monde des chimères. L'imagination des enfants est aussi riche et aussi confuse que ces brillants rêves du conteur allemand.
Sauf la pensée de ma poupée qui me poursuivit quelque temps, f je ne me rappelle rien du voyage jusqu'aux montagnes des Asturies. Mais je ressens encore l'étonnement et la terreur que me causèrent ces grandes montagnes. Les brusques détours de la route au milieu de cet amphithéâtre dont les cimes fermaient l'horizon m'apportaient à chaque instant une surprise pleine d'angoisses. Il me semblait que nous étions enfermés dans ces montagnes, qu'il n'y avait plus de route et que nous ne pourrions ni continuer ni retourner. J'y vis pour la première fois, sur les marges du chemin, du liseron en fleur. g Ces clochettes roses délicatement rayées de blanc me frappèrent beaucoup. Ma mère m'ouvrait instinctivement et tout naïvement le monde du beau en m'associant dès l'âge le plus tendre à toutes ses impressions. Ainsi, quand il y avait un beau nuage, un grand effet de soleil, une eau claire et courante, elle me faisait arrêter en me disant: « Voilà qui {Lub 557} est joli, regarde. » Et tout aussitôt ces objets que je n'eusse peut-être pas remarqués de moi-même, me révélaient leur beauté, comme si ma mère avait eu une clef magique pour ouvrir mon esprit au sentiment inculte mais profond qu'elle en avait elle-même. Je me souviens que notre compagne de voyage ne {CL 185} comprenait rien aux naïves admirations que ma mère me faisait partager, et qu'elle disait souvent: « Oh! Mon dieu, Madame Dupin, que vous êtes drôle avec votre petite fille! » Et pourtant je ne me rappelle pas que ma mère m'ait jamais fait une phrase . Je crois qu'elle en eût été bien empêchée, car c'est à peine si elle savait écrire à cette époque et elle ne se piquait point d'une vaine et inutile orthographe. Et pourtant elle parlait purement, comme les oiseaux chantent sans avoir appris à chanter. Elle avait la voix douce et la prononciation distinguée. Ses moindres paroles me charmaient ou me persuadaient. h 1
{Presse 28/11/54 1} Comme elle était i véritablement infirme sous le rapport de la mémoire et n'avait jamais pu enchaîner deux faits dans son esprit, elle s'efforçait de combattre en moi cette infirmité, qui, à bien des égards, a été héréditaire. Aussi me disait-elle à chaque instant: « Il faudra te souvenir de ce que tu vois là, » et chaque fois qu'elle a pris cette précaution, je me suis souvenue en effet. Ainsi, en voyant les liserons en fleur, elle me dit: « Respire-les, cela sent le bon miel; et ne les oublie pas! » C'est donc la première révélation de l'odorat que je me rappelle, et par un lien de souvenirs et de sensations que tout le monde connaît sans pouvoir l'expliquer, je ne respire jamais des fleurs de liseron-vrille sans voir l'endroit des montagnes espagnoles et le bord du chemin où j'en cueillis pour la première fois.
Mais quel était cet endroit! Dieu le sait? Je le reconnaîtrais en le voyant. Je crois que c'était du côté de Pancorbo.
Une autre circonstance que je n'oublierai jamais j et qui eût frappé tout autre enfant est celle-ci: nous étions dans un endroit assez aplani, et non loin des habitations. La nuit était claire, mais de gros arbres bordaient la route et y jetaient par moments beaucoup d'obscurité. J'étais sur le {CL 186} siége de la voiture avec le jockey. Le postillon ralentit ses chevaux, se retourna et cria au jockey: Dites à ces dames de ne pas avoir peur, k j'ai de bons chevaux. Ma {Lub 558} mère n'eut pas besoin que cette parole lui fût transmise; elle l'entendit, et s'étant penchée à la portière, elle vit aussi bien que je les voyais trois personnages, deux sur un côté de la route, l'autre en face, à dix pas de nous environ. Ils paraissaient petits et se tenaient immobiles. « Ce sont des voleurs, cria ma mère, postillon, n'avancez pas, retournez, retournez! Je vois leurs fusils. »
Le postillon, qui était français, se mit à rire, car cette vision de fusils lui prouvait bien que ma mère ne savait guère à quels ennemis nous avions affaire. Il jugea prudent de ne pas la détromper, fouetta ses chevaux et passa résolûment au grand trot devant ces trois flegmatiques personnages, qui ne se dérangèrent pas le moins du monde et que je vis distinctement, mais sans pouvoir dire ce que c'était. Ma mère, qui les vit à travers sa frayeur, crut distinguer des chapeaux pointus, et les prit pour une sorte de militaires. Mais quand les chevaux, excités et très-effrayés pour leur compte, eurent fourni une assez longue course, le postillon les mit au pas, et descendit pour venir parler à ses voyageuses. « Eh bien, mesdames, dit-il en riant toujours, avez-vous vu leurs fusils? Ils avaient bien quelque mauvaise idée, car ils se sont tenus debout tout le temps qu'ils nous ont vus. Mais je savais que mes chevaux ne feraient pas de sottise. S'ils nous avaient versés dans cet endroit-là, ce n'eût pas été une bonne affaire pour nous. — Mais enfin, dit ma mère, qu'est-ce que c'était donc? — C'étaient trois grands ours de montagne, sauf votre respect, ma petite dame. »
Ma mère eut plus peur que jamais, elle suppliait le postillon de remonter sur ses chevaux et de nous conduire bride abattue jusqu'au prochain gîte; mais cet homme {CL 187} était apparemment habitué à de telles rencontres, qui seraient sans doute bien rares aujourd'hui en plein printemps sur les voies de grande communication. Il nous dit que ces animaux n'étaient à craindre qu'en cas de chute, et il nous conduisit au relais sans encombre.
Quant à moi, je n'eus aucune peur, j'avais connu plusieurs ours dans mes boîtes de Nuremberg. Je leur avais fait dévorer certains personnages malfaisants de mes romans improvisés, mais ils n'avaient jamais osé attaquer ma bonne princesse aux aventures de laquelle je m'identifiais certainement sans m'en rendre compte.
On ne s'attend pas sans doute à ce que je mette de {Lub 559} l'ordre dans des souvenirs qui datent de si loin. Ils sont très-brisés dans ma mémoire, et ce n'est pas ma mère qui eût pu m'aider par la suite à les enchaîner, car elle se souvenait moins que moi. Je dirai seulement dans l'ordre où elles me viendront, les principales circonstances qui m'ont frappée.
Ma mère eut une autre frayeur moins bien fondée, dans une auberge qui avait pourtant fort bonne mine. Je me retrace ce gîte parce que j'y remarquai pour la première fois ces jolies nattes de paille nuancées de diverses couleurs, qui remplacent les tapis chez les peuples méridionaux. J'étais bien fatiguée, nous voyagions par une chaleur étouffante, et mon premier mouvement fut de me jeter tout de mon long sur la natte en entrant dans la chambre qui nous était ouverte. Probablement nous avions déjà eu sur cette terre d'Espagne bouleversée par l'insurrection, des gîtes moins confortables, car ma mère s'écria: « À la bonne heure! Voici des chambres très-propres, et j'espère que nous pourrons dormir. » Mais au bout de quelques instants, étant sortie dans le corridor, elle fit un grand cri et rentra précipitamment. Elle avait vu une large tache de sang sur le plancher, et c'en était assez pour lui faire croire qu'elle était dans un coupe-gorge.
{CL 188} Madame Fontanier (voici que le nom de notre compagne de voyage me revient) se moqua d'elle, mais rien ne put la décider à se coucher qu'elle n'eût examiné furtivement la maison. Ma mère était d'une poltronnerie d'un genre assez particulier. Sa vive imagination lui présentait à chaque instant l'idée de dangers extrêmes; mais en même temps sa nature active et sa présence d'esprit remarquable lui inspiraient le courage de réagir, d'examiner, de voir de près les objets qui l'avaient épouvantée, afin de se soustraire au péril, ce qu'elle eût fait fort adroitement, je n'en doute pas. Enfin elle était de ces femmes qui, en ayant toujours peur de quelque chose parce qu'elles craignent la mort, ne perdent jamais la tête, parce qu'elles ont pour ainsi dire le génie de la conservation.
La voilà donc qui s'arme d'un flambeau et qui veut emmener Madame Fontanier à la découverte; celle-ci qui n'était ni aussi craintive, ni aussi brave, ne s'en souciait guère. Je me sentis alors prise d'un grand {Lub 560} instinct de courage qui avait peu de mérite, puisque je n'avais pas compris pourquoi ma mère avait peur: mais enfin, la voyant se lancer toute seule dans une expédition qui faisait reculer sa compagne, je m'attachai résolûment à son jupon, et le jockey, qui était un drôle fort malin, n'ayant peur de quoi que ce soit et se moquant de toutes gens et de toutes choses, nous suivit avec un autre flambeau. Nous allâmes ainsi à la découverte sur la pointe du pied, pour ne pas éveiller la méfiance des hôtes, que nous entendions rire et causer dans la cuisine. Ma mère nous montra en effet la tache de sang auprès d'une porte où elle colla son oreille, et son imagination était tellement excitée, qu'elle crut entendre des gémissements. « Je suis sûre, dit-elle au jockey, qu'il y a là quelque malheureux soldat français égorgé par ces méchants espagnols. » Et, d'une main tremblante mais résolue, elle ouvrit la porte et se trouva en présence {CL 189} de trois énormes cadavres... de porcs fraîchement assassinés pour la provision de la maison et la consommation des voyageurs.
Ma mère se mit à rire et revint se moquer de sa frayeur avec Madame Fontanier. Quant à moi, j'eus plus peur de la vue de ces cochons sanglants et ouverts, si vilainement pendus à la muraille, avec leur nez grillé touchant la terre, que de tout ce que j'aurais pu m'imaginer.
Je ne me fis pourtant pas pour cela une idée nette de la mort, et il me fallut un autre spectacle pour comprendre ce que c'était. J'avais pourtant tué beaucoup de monde dans mes romans entre quatre chaises et dans mes jeux militaires avec Clotilde. Je connaissais le mot et non la chose, j'avais fait la morte moi-même sur le champ de bataille avec mes compagnes amazones, et je n'avais senti aucun déplaisir d'être couchée par terre et de fermer les yeux pendant quelques instants. J'appris tout de bon ce que c'est dans une autre auberge, où l'on m'avait donné un pigeon vivant, sur quatre ou cinq qu'on destinait à notre dîner; car, en Espagne, c'est, avec le porc, le fond de la nourriture des voyageurs, et, en ce temps de guerre et de misère, c'était du luxe que d'en trouver à discrétion. Ce pigeon me causa des transports de joie et de tendresse; je n'avais jamais eu un si beau joujou, et un joujou vivant, quel trésor! Mais il me prouva bientôt qu'un être vivant est un {Lub 561} joujou incommode, car il voulait toujours s'enfuir, et aussitôt que je lui laissais la liberté pour un instant, il s'échappait et il me fallait le poursuivre dans toute la chambre. Il était insensible à mes baisers et j'avais beau l'appeler des plus doux noms, il ne m'entendait pas. Cela me lassa et je demandai où l'on avait mis les autres pigeons. Le jockey me répondit qu'on était en train de les tuer. « Eh bien, dis-je, je veux qu'on tue aussi le mien. » Ma mère voulut me faire renoncer à cette idée cruelle, mais je {CL 190} m'y obstinai jusqu'à pleurer et à crier, ce qui lui causa une grande surprise. « Il faut, dit-elle à Madame Fontanier, que cette enfant ne se fasse aucune idée de ce qu'elle demande. Elle croit que mourir, c'est dormir. » Elle me prit alors par la main, et m'emmena avec mon pigeon dans la cuisine où l'on égorgeait ses frères. Je ne me rappelle pas comment on s'y prenait, mais je vis le mouvement de l'oiseau qui mourait violemment et la convulsion finale. Je poussai des cris déchirants, et croyant que mon oiseau déjà tant aimé avait subi le même sort, je versais des torrents de larmes. Ma mère, qui l'avait sous son bras, me le montra vivant, et ce fut pour moi une joie extrême. Mais quand on nous servit à dîner les cadavres des autres pigeons, et qu'on me dit que c'était les mêmes êtres que j'avais vus si beaux avec leurs plumes luisantes et leur doux regard, j'eus horreur de cette nourriture et n'y voulus pas toucher.
Plus nous avancions dans notre trajet, plus le spectacle de la guerre devenait terrible. Nous passâmes la nuit dans un village qui avait été brûlé la veille et où il ne restait dans l'auberge qu'une salle avec un banc et une table. Il n'y avait absolument à manger que des oignons crus, dont je me contentai, mais auxquels ma mère ni sa compagne ne purent se résoudre à toucher. Elles n'osaient pas voyager la nuit. Elles la passèrent sans fermer l'œil, et je dormis sur la table, où elles m'avaient fait un lit vraiment trop bon avec les coussins de la calèche.
Il m'est impossible de dire à quelle époque précise de la guerre d'Espagne nous nous trouvions. Je ne me suis jamais occupée de le savoir à l'époque où mes parents eussent pu mettre de l'ordre dans mes souvenirs, et je n'en ai plus aucun en ce monde qui puisse m'y aider. {Lub 562} Je pense que nous étions parties de Paris dans le courant d'avril 1808, et que l'événement terrible du 2 mai {Presse 28/11/54 2} éclata à Madrid pendant {CL 191} que nous traversions l'Espagne pour nous y rendre. Mon père était arrivé à Bayonne le 27 février. Il écrivait quelques lignes des environs de Madrid, le 18 mars, à ma mère, et c'est vers cette époque que j'ai dû voir l'empereur à Paris, à son retour de Venise et avant son départ pour Bayonne; car quand je le vis, le soleil baissait et me venait dans les yeux, et nous rentrions chez nous pour dîner. Quand nous quittâmes Paris, il ne faisait pas chaud; mais à peine fûmes-nous en Espagne que la chaleur nous accabla. Si j'avais été à Madrid pendant l'événement du 2 mai, une pareille catastrophe m'eût sans doute vivement frappée, puisque je me rappelle de bien moindres circonstances.
En voici une qui me fixe presque, c'est la rencontre que nous fîmes vers Burgos, ou vers Vittoria, d'une reine qui ne pouvait être que la reine d'étrurie. Or, l'on sait que le départ de cette princesse fut la première cause du mouvement du 2 mai à Madrid. Nous la rencontrâmes probablement peu de jours après, comme elle se dirigeait sur Bayonne, où le roi Charles IV l'appelait afin de réunir toute sa famille sous la serre de l'aigle impériale.
Comme cette rencontre me frappa beaucoup, je puis la raconter avec quelques détails. Je ne saurais dire en quel lieu c'était, sinon que c'était dans une sorte de village où nous nous étions arrêtées pour dîner. Il y avait dans l'auberge un relais de poste, et, au fond de la cour, un assez grand jardin où je vis des tournesols qui me rappelèrent ceux de Chaillot. Et pour la première fois l je vis recueillir la graine de cette plante, et l'on me dit qu'elle était bonne à manger. Il y avait dans un coin de cette même cour une pie en cage, et cette pie parlait, ce qui fut pour moi un autre sujet d'étonnement. Elle disait en espagnol quelque chose qui signifiait probablement mort aux Français, ou peut-être mort à Godoy. Je n'entendais distinctement que {CL 192} le premier mot, qu'elle répétait avec affectation et avec un accent vraiment diabolique. Muera, muera... m et le jockey de Madame Fontanier n m'expliquait qu'elle était en colère contre moi et qu'elle me souhaitait la mort. J'étais si étonnée d'entendre parler un oiseau, que o mes contes de fées me parurent plus sérieux {Lub 563} que je n'avais peut-être cru jusqu'alors. Je ne me rendis pas du tout compte de cette parole mécanique dont le pauvre oiseau ne comprenait pas le sens: puisqu'il parlait, il devait penser et raisonner, selon moi, et j'eus très-peur de cette espèce de génie malfaisant qui frappait du bec les barreaux de sa cage, en répétant toujours: Muera, muera!