GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-L�vy 1876

{[Presse 6/11/54 2]; LP T.? ?; CL T.1 [389]; Lub T.1 [323]} DEUXIÈME PARTIE
Mes premi�res ann�es
1800-1810 a

{Presse 25/11/54 1; CL T.2 [151]; Lub T.1 [529]} XI b

Premiers souvenirs. — Premi�res pri�res. — L'œuf d'argent des enfants. — Le p�re No�l. — Le syst�me de J.-J. Rousseau. — Le bois de lauriers. — Polichinelle et le r�verb�re. — Les romans entre qutre chaises. — Jeux militaires. — Chaillot. — Clotilde. — L'empereur. — Les papillons et les fils de la Vierge. — Le roi de Rome. — Le flageolet.



Il faut croire que la vie est une bien bonne chose en elle-m�me, puisque les commencements en sont si doux, et l'enfance un �ge si heureux. Il n'est pas un de nous qui ne se rappelle cet �ge d'or comme un r�ve �vanoui, auquel rien ne saurait �tre compar� dans la suite. Je dis un r�ve, en pensant � ces premi�res ann�es o� nos souvenirs flottent incertains et ne ressaisissent que quelques impressions isol�es dans un vague ensemble. On ne saurait dire pourquoi un charmepuissant s'attache pour chacun de nous � ces �clairs du souvenir insignifiants pour les autres.

La m�moire est une facult� qui varie selon les individus, et qui n'�tant compl�te chez aucun, offre mille incons�quences. Chez moi, comme chez beaucoup d'autres personnes, elle est extraordinairement d�velopp�e sur certains points, extraordinairement infirme sur certains autres. Je ne me rappelle qu'avec effort les petits �v�nements de la veille, et la plupart des d�tails m'�chappent m�me pour toujours. Mais quand je regarde un peu loin derri�re moi mes souvenirs remontent � un �ge o� la plupart des autres individus ne peuvent rien retrouver dans leur pass�. Cela {CL 152} tient-il essentiellement � la nature de cette facult� en moi, ou � une certaine pr�cocit� dans le sentiment de la vie?

{Lub 530} Peut-�tre sommes-nous dou�s tous � peu pr�s �galement sous ce rapport, et peut-�tre n'avons-nous la notion nette ou confuse des choses pass�es qu'en raison du plus ou moins d'�motion qu'elles nous ont caus�? Certaines pr�occupations int�rieures nous rendent presque indiff�rents � des faits qui �branlent le monde autour de nous. Il arrive aussi que nous nous rappelons mal ce que nous avons peu compris. L'oubli n'est peut-�tre que de l'inintelligence ou de l'inattention.

Quoi qu'il en soit, voici le premier souvenir de ma vie, et il date de loin. J'avais deux ans, une bonne me laissa tomber de ses bras sur l'angle d'une chemin�e, j'eus peur et je fus bless�e au front. Cette commotion, cet �branlement du syst�me nerveux ouvrirent mon esprit au sentiment de la vie, et je vis nettement, je vois encore, le marbre rouge�tre de la chemin�e, mon sang qui coulait, la figure �gar�e de ma bonne. Je me rappelle distinctement aussi la visite du m�decin, les sangsues qu'on me mit derri�re l'oreille, l'inqui�tude de ma m�re, et la bonne cong�di�e pour cause d'ivrognerie. Nous quitt�mes la maison, et je ne sais o� elle �tait situ�e; je n'y suis jamais retourn�e depuis; mais si elle existe encore, il me semble que je m'y reconna�trais.

Il n'est donc pas �tonnant que je me rappelle parfaitement l'appartement que nous occupions rue grange-bateli�re un an plus tard. De l� datent mes souvenirs pr�cis et presque sans interruption. Mais depuis l'accident de la chemin�e jusqu'� l'�ge de trois ans, je ne me retrace qu'une suite ind�termin�e d'heures pass�es dans mon petit lit sans dormir, et remplies de la contemplation de quelque pli de rideau ou de quelque fleur au papier des chambres; {CL 153} je me souviens aussi que le vol des mouches et leur bourdonnement m'occupaient beaucoup, et que je voyais souvent les objets doubles, circonstance qu'il m'est impossible d'expliquer, et que plusieurs personnes m'ont dit avoir �prouv�e aussi dans la premi�re enfance. C'est surtout la flamme des bougies qui prenait cet aspect devant mes yeux, et je me rendais compte de l'illusion sans pouvoir m'y soustraire. Il me semble m�me que cette illusion �tait un des p�lesamusements de ma captivit� dans le berceau et cette vie du berceau m'appara�t extraordinairement longue etplong�e dans un mol ennui.

{Lub 531} Ma m�re s'occupa de fort bonne heure de me d�velopper, et mon cerveau ne fit aucune r�sistance, mais il ne devan�a rien; il e�t pu �tre tr�s-tardif si on l'e�t laiss� tranquille. Je marchais � dix mois, je parlai assez tard, mais une fois que j'eus commenc� � dire quelques mots, j'appris tous les mots tr�s-vite, et � quatre ans je savais tr�s-bien lire, ainsi que ma cousine Clotilde, qui fut enseign�e comme moi par nos deux m�res alternativement. On nous apprenait aussi des pri�res, et je me souviens que je les r�citais sansbroncher d'un bout � l'autre et sans y rien comprendre, except� ces mots qu'on nous faisait dire quand nous avions la t�te sur le m�me oreiller: Mon dieu c, je vous donne mon cœur. Je ne sais pourquoi d je comprenais cela plus que le reste, car il y a beaucoup de m�taphysique dans ce peu de paroles, mais, enfin, je le comprenais, et c'�tait le seul endroit de ma pri�re o� j'eusse une id�e de Dieu et de moi-m�me.

Quant au Pater, au Credo et � l'Ave Maria, que je savais tr�s-bien en fran�ais, except� donnez-nous notre pain de chaque jour, j'aurais aussi bien pu les r�citer en latin comme un perroquet, ils n'eussent pas �t� plus inintelligibles pour moi. On nous exer�ait aussi � apprendre par cœur les fables {CL 154} de La Fontaine, et je les sus presque toutes, que c'�tait encore lettres closes pour moi. J'�tais si lasse de les r�citer que je fis, je crois, tout mon possible pour ne les comprendre que fort tard, et ce ne fut que vers l'�ge de quinze ou seize ans que je m'aper�us de leur beaut�.

On avait l'habitude autrefois de remplir la m�moire des enfants d'une foule de richesses au-dessus de leur port�e. Ce n'est pas le petit travail qu'on leur impose que je bl�me. Rousseau, en le retranchant tout � fait dans l'Émile, risque de laisser le cerveau de son �l�ve s'�paissir au point de n'�tre plus capable d'apprendre ce qu'il lui r�serve pour un �ge avanc�. e Il est bon d'habituer l'enfance d'aussi bonne heure que possible � un exercice mod�r� mais quotidien des diverses facult�s de l'esprit. Mais on se h�te trop de lui servir des choses exquises. Il n'existe point de litt�rature � l'usage des petits enfants. Tous les jolis vers qu'on a faits en leur honneur sont mani�r�s et farcis de mots qui ne sont point de leur vocabulaire. Il n'y a gu�re que les chansons des berceuses qui parlent r�ellement � leur imagination. Les premiers {Lub 532} vers que j'aie entendus sont ceux-ci, que tout le monde conna�t sans doute, et que ma m�re me chantait de la voix la plus fra�che et la plus douce qui se puisse entendre:


Allons dans la grange
Voir la poule blanche
Qui pond un bel œuf d'argent
Pour ce cher petit enfant.

La rime n'est pas riche, mais je n'y tenais gu�re, et j'�tais vivement impressionn�e par cette poule blanche et par cet œuf d'argent que l'on me promettait tous les soirs, et que je ne songeais jamais � demander le lendemain matin. La promesse revenait toujours, et l'esp�rance na�ve revenait avec elle. Ami lecteur, f t'en souviens-tu? Car � toi {CL 155} aussi, pendant des ann�es, on a promis cet œuf merveilleux qui n'�veillait pas ta cupidit�, mais qui te semblait, de la part de la bonne poule, le pr�sent le plus po�tique et le plus gracieux. Et qu'aurais-tu fait de l'œuf d'argent si on te l'e�t donn�? Tes mains d�biles n'eussent pu le porter, et ton humeur inqui�te et changeante se f�t bient�t lass�e de ce jouet insipide. Qu'est-ce qu'un œuf, qu'est-ce qu'un jouet qui ne se casse point? g Mais l'imagination fait de rien quelque chose, c'est sa nature, et l'histoire de cet œuf d'argent est peut-�tre celle de tous les biens mat�riels qui �veillent notre convoitise. Le d�sir est beaucoup, la possession peu de chose.

Ma m�re me chantait aussi une chanson de ce genre la veille de No�l; mais comme cela ne revenait qu'une fois l'an, je ne me la rappelle pas. Ce que je n'ai pas oubli�, c'est la croyance absolue que j'avais � la descente par le tuyau de la chemin�e du petit p�re no�l, bon vieillard � barbe blanche, qui, � l'heure de minuit, devait venir d�poser dans mon petit soulier un cadeau que j'y trouvais � mon r�veil. Minuit! Cette heure fantastique que les enfants ne connaissent pas et qu'on leur montre comme le terme impossible de leur veill�e! Quels efforts incroyables je faisais pour ne pas m'endormir avant l'apparition du petit vieux! J'avais � la fois grande envie et grand'peur de le voir: mais jamais je ne pouvais me tenir �veill�e jusque-l�, et le lendemain, mon premier regard �tait pour mon soulier, au bord de l'�tre. Quelle �motion mecausait l'enveloppe de papier blanc, car le p�re no�l �tait d'une propret� extr�me, et ne manquait {Lub 533} jamais d'empaqueter soigneusement son offrande. Je courais pieds nus m'emparer de mon tr�sor. Ce n'�tait jamais un don bien magnifique car nous n'�tions pas riches.C'�tait un petit g�teau, une orange, ou tout simplement une belle pomme rouge. Mais cela me semblait si pr�cieux que j'osais � peine le manger. {CL 156} L'imagination jouait encore l� son r�le, et c'est toute la vie de l'enfant.

Je n'approuve pas du tout Rousseau de vouloir supprimer le merveilleux, sous pr�texte de mensonge. La raison et l'incr�dulit� viennent bien assez vite d'elles-m�mes. h Je me rappelle fort bien la premi�re ann�e o� le doute m'est venu sur l'existence r�elle du p�re no�l. J'avais cinq ou six ans, et il me sembla que ce devait �tre ma m�re qui mettait le g�teau dans mon soulier. Aussi me parut-il moins beau et moins bon que les autres fois, et j'�prouvais une sorte de regret de ne pouvoir plus croire au petit homme � barbe blanche. J'ai vu mon fils y croire plus longtemps; les gar�ons sont plus simples que les petites filles. Comme moi, il faisait de grands efforts pour veiller jusqu'� minuit. Comme moi, il n'y r�ussissait pas, et comme moi, il trouvait, au jour, le g�teau merveilleusement p�tri i dans les cuisines du paradis; mais, pour lui aussi, la premi�re ann�e o� il douta fut la derni�re de la visite du bonhomme. Il faut servir aux enfants les mets qui conviennent � leur �ge et ne rien devancer. Tant qu'ils ont besoin du merveilleux, il faut leur en donner. Quand ils commencent � s'en d�go�ter, il faut bien se garder de prolonger l'erreur et d'entraver le progr�s naturel de leur raison.

Retrancher le merveilleux de la vie de l'enfant, c'est proc�der contre les lois m�mes de la nature. L'enfance n'est-elle pas chez l'homme un �tat myst�rieux et plein de prodiges inexpliqu�s? D'o� vient l'enfant? Avant de se former dans le sein de sa m�re, n'avait-il pas une existence quelconque dans le sein imp�n�trable de la divinit�? La parcelle de vie qui l'anime ne vient-elle pas du monde inconnu o� elle doit retourner? Ce d�veloppement si rapide de l'�me humaine dans nos premi�res ann�es, ce passage �trange d'un �tat qui ressemble {Presse 25/11/54 2} au chaos � un �tat de compr�hension et de sociabilit�, ces premi�res notions {CL 157} du langage, ce travail {Lub 534} incompr�hensible de l'esprit qui apprend � donner un nom, non pas seulement aux objets ext�rieurs, mais � l'action, � la pens�e, au sentiment, tout cela tient au miracle de la vie, et je ne sache pas que personne l'ait expliqu�. J'ai toujours �t� �merveill�e du premier verbe que j'ai entendu prononcer aux petits enfants. Je comprends que le substantif leur soit enseign�, mais les verbes, et surtout ceux qui expriment les affections! La premi�re fois qu'un enfant sait dire � sa m�re qu'il l'aime, par exemple, n'est-ce pas comme une r�v�lation sup�rieure qu'il re�oit et qu'il exprime? Le monde ext�rieur o� flotte cet esprit en travail ne peut lui avoir donn� encore aucune notion distincte des fonctions de l'�me. Jusque-l� il n'a v�cu que par les besoins, et l'�closion de son intelligence ne s'est faite que par les sens. Il voit, il veut toucher, go�ter, et tous ces objets ext�rieurs dont pour la plupart il ignore l'usage et ne peut comprendre ni la cause ni l'effet, doivent passer d'abord devant lui comme une vision �nigmatique. L� commence le travail int�rieur. L'imagination se remplit de ces objets; l'enfant r�ve dans le sommeil, et il r�ve aussi sans doute quand il ne dort pas. Du moins, il ne sait pas, pendant longtemps, la diff�rence de l'�tat de veille � l'�tat de sommeil. Qui peut dire pourquoi un objet nouveau l'�gaye ou l'effraye? Qui lui inspire la notion vague du beau et du laid? Une fleur, un petit oiseau ne lui font jamais peur, un masque difforme, un animal bruyant l'�pouvantent. Il faut donc qu'en frappant ses sens cet objet de sympathie ou de r�pulsion r�v�le � son entendement quelque id�e de confiance ou de terreur qu'on n'a pu lui enseigner; car cet attrait ou cette r�pugnance se manifestent d�j� chez l'enfant qui n'entend pas encore le langage humain. Il y a donc chez lui quelque chose d'ant�rieur � toutes les notions que l'�ducation peut lui {CL 158} donner, et c'est l� le myst�re qui tient � l'essence de la vie dans l'homme.

L'enfant vit tout naturellement dans un milieu pour ainsi dire surnaturel, o� tout est prodige en lui, et o� tout ce qui est en dehors de lui doit, � la premi�re vue, lui sembler prodigieux. On ne lui rend pas service en h�tant sans m�nagement et sans discernement l'appr�ciation de toutes les choses qui le frappent. Il est bon qu'il la cherche lui-m�me et qu'il l'�tablisse � sa mani�re durant la p�riode de sa vie o�, � la place de son innocente erreur, {Lub 535} nos explications, hors de port�e pour lui, le jetteraient dans des erreurs plus grandes encore, et peut-�tre � jamais funestes � la droiture de son jugement, et, par suite, � la moralit� de son �me.

Ainsi on aura beau chercher quelle premi�re notion de la divinit� on pourra donner aux enfants, on n'en trouvera pas une meilleure pour eux que l'existence de ce vieux bon Dieu qui est au ciel, et qui voit tout ce qui se fait sur la terre. Plus tard il sera temps de leur faire comprendre que Dieu est l'�tre infini, sans figure idol�trique, et que le ciel n'est pas plus la vo�te bleue qui nous enveloppe que la terre o� nous vivons et que le sanctuaire m�me de notre pens�e. Mais � quoi bon essayer de faire percer le symbole � l'enfant, pour qui tout symbole est une r�alit�? Cet �ther infini, cet ab�me de la cr�ation, ce ciel enfin o� gravitent les mondes, l'enfant le voit plus beau et plus grand que nos d�finitions ne l'�tendraient dans sa pens�e, et nous le rendrions plus fou que sage si nous voulions lui faire concevoir la m�canique de l'univers, alors que le sentiment de la beaut� de l'univers lui suffit.

La vie de l'individu n'est-elle pas le r�sum� de la vie collective? Quiconque observe le d�veloppement de l'enfant, le passage � l'adolescence, � la virilit�, et toutes nos {CL 159} transformations jusqu'� l'�ge m�r, assiste � l'histoire abr�g�e de la race humaine, laquelle a eu aussi son enfance, son adolescence, sa jeunesse et sa virilit�. Eh bien, qu'on se reporte aux temps primitifs de l'humanit�, on y voit toutes les notions humaines prendre la forme du merveilleux, et l'histoire, la science naissante, la philosophie et la religion �crites en symboles que la raison moderne traduit ou interpr�te. La po�sie, la fable m�me sont la v�rit�, la r�alit� relatives de ces temps primitifs. Il est donc dans la loi �ternelle que l'homme ait sa v�ritable enfance, comme l'humanit� a eu la sienne, comme l'ont encore les populations que notre civilisation n'a fait qu'effleurer. Le sauvage vit dans le merveilleux: ce n'est ni un idiot, ni un fou, ni une brute, c'est un po�te et un enfant. Il ne proc�de que par po�mes et par chants comme nos anciens, � qui le vers semblait �tre plus naturel que la prose, et l'ode que le discours.

L'enfance est donc l'�ge des chansons, et on ne saurait trop lui en donner. La fable, qui n'est qu'un symbole, est {Lub 536} la meilleure forme pour introduire en lui le sentiment du beau et du po�tique, qui est la premi�re manifestation du bon et du vrai.

Les fables de La Fontaine sont trop fortes et trop profondes pour le premier �ge. Elles sont pleines d'excellentes le�ons de morale, mais il ne faudrait pas de formules de morale au premier �ge; c'est l'engager dans un labyrinthe d'id�es o� il s'�gare, parce que toute morale implique une id�e de soci�t�, et que l'enfant ne peut se faire aucune id�e de la soci�t�. J'aime mieux pour lui les notions religieuses sous forme de po�sie et de sentiment. Quand ma m�re me disait qu'en lui d�sob�issant je faisais pleurer la sainte vierge et les anges dans le ciel, mon imagination �tait vivement frapp�e. Ces �tres merveilleux et toutes ces larmes provoquaient en moi une terreur et une tendresse {CL 160} infinies. L'id�e de leur existence m'effrayait, et tout aussit�t l'id�e de leur douleur me p�n�trait de regret et d'affection.

En somme, je veux qu'on donne du merveilleux � l'enfant tant qu'il l'aime et le cherche, et qu'on le lui laisse perdre de lui-m�me sans prolonger syst�matiquement son erreur d�s que le merveilleux n'�tant plus son aliment naturel, il s'en d�go�te, et vous avertit par ses questions et ses doutes qu'il veut entrer dans le monde de la r�alit�.

Ni Clotilde ni moi n'avons gard� aucun souvenir du plus ou moins de peine que nous e�mes pour apprendre � lire. Nos m�res nous ont dit depuis qu'elles en avaient eu fort peu � nous enseigner; seulement elles signalaient un fait d'ent�tement fort ing�nu de ma part. Un jour que je n'�tais pas dispos�e � recevoir ma le�on d'alphabet, j'avais r�pondu � ma m�re: « Je sais bien dire A, mais je ne sais pas dire B. » Il para�t que ma r�sistance dura fort longtemps; je nommais toutes les lettres except� la seconde, et quand on me demandait pourquoi je la passais sous silence, je r�pondais imperturbablement: « C'est que je ne connais pas le B. »

Le second souvenir que je me retrace de moi-m�me, et qu'� coup s�r, vu son peu d'importance, personne n'e�t song� � me rappeler, c'est la robe et le voile blanc que porta la fille a�n�e du vitrier le jour de sa premi�re communion. J'avais alors environ trois ans et demi; nous �tions dans la rue Grange-Bateli�re, au troisi�me, {Lub 537} et le vitrier, qui occupait une boutique en bas, avait plusieurs filles qui venaient jouer avec ma sœur et avec moi. Je ne sais plus leurs noms et ne me rappelle sp�cialement que l'a�n�e, dont l'habit blanc me parut la plus belle chose du monde. Je ne pouvais me lasser de l'admirer, et ma m�re ayant dit tout d'un coup que son blanc �tait tout jaune et {CL 161} qu'elle �tait fort mal arrang�e, j cela me fit une peine �trange. Il me sembla qu'on me causait un vif chagrin en me d�go�tant de l'objet de mon admiration.

Je me souviens qu'une autre fois, comme nous dansions une ronde, cette m�me enfant chanta:


Nous n'irons plus au bois,
Les lauriers sont coup�s.

Je n'avais jamais �t� dans les bois, que je sache, et peut-�tre n'avais-je jamais vu de lauriers. Mais apparemment je savais ce que c'�tait, car ces deux petits vers me firent beaucoup r�ver. Je me retirai de la danse pour y penser, et je tombai dans une grande m�lancolie. Je ne voulus faire part � personne de ma pr�occupation, mais j'aurais volontiers pleur�, tant je me sentais triste et priv�e de ce charmant bois de lauriers o� je n'�tais entr�e en r�ve que pour en �tre aussit�t d�poss�d�e. Explique qui pourra les singularit�s de l'enfance, mais celle-l� fut k si marqu�e chez moi, que je n'en ai jamais perdu l'impression myst�rieuse. Toutes les fois qu'on me chanta cette ronde, je sentis la m�me tristesse me gagner, et je ne l'ai jamais entendu chanter depuis par des enfants sans me retrouver dans la m�me disposition de regret et de m�lancolie. Je vois toujours ce bois avant qu'on y e�t port� la cogn�e, et, dans la r�alit�, je n'en ai jamais vu d'aussi beau; je le vois jonch� de ses lauriers fra�chement coup�s et il me semble que j'en veux toujours aux vandales qui m'en ont bannie pour jamais. Quelle �tait donc l'id�e du po�te na�f qui commen�ait ainsi la plus na�ve des danses?

Je me rappelle aussi la jolie ronde de Girofl�e, girofla, que tous les enfants connaissent, et o� il est question encore d'un bois myst�rieux o� l'on va seulette, et o� l'on rencontre le roi, la reine, le diable et l'amour, �tres �galement fantastiques pour les enfants. Je ne me souviens pas {CL 162} d'avoir eu peur du diable. Je pense que je n'y croyais pas {Lub 538} et qu'on m'emp�chait d'y croire, car j'avais l'imagination tr�s-impressionnable et je m'effrayais facilement.

On me fit pr�sent, une fois, d'un superbe polichinelle, tout brillant d'or et d'�carlate. J'en eus peur d'abord, surtout � cause de ma poup�e, que je ch�rissais tendrement et que je me figurais en grand danger aupr�s de ce petit monstre. Je la serrai pr�cieusement dans l'armoire, et je consentis � jouer avec polichinelle; ses yeux d'�mail qui tournaient dans leurs orbites au moyen d'un ressort, le pla�aient pour moi dans une sorte de milieu entre le carton et la vie. Au moment de me coucher, on voulut le serrer dans l'armoire aupr�s de la poup�e, mais je ne voulus jamais y consentir, et on c�da � ma fantaisie, qui �tait de le laisser dormir sur le po�le: car il y avait un petit po�le dans notre chambre, qui �tait plus que modeste, et dont je vois encore les panneaux peints � la colle et la forme en carr� long. Un d�tail que je me rappelle aussi, bien que depuis l'�ge de quatre ans je ne sois jamais rentr�e dans cet appartement, c'est que l'alc�ve �tait un cabinet ferm� par des portes � grillage de laiton sur un fond de toile verte. Sauf une antichambre qui servait de salle � manger et une petite cuisine, il n'y avait l pas d'autres pi�ces que cette chambre � coucher, qui servait de salon pendant le jour. Mon petit lit m �tait plac� le soir en dehors de l'alc�ve, et quand ma sœur, qui �tait alors en pension, couchait � la maison, on lui arrangeait un canap� � c�t� de moi. C'�tait un canap� vert en velours d'Utrecht. Tout cela m'est encore pr�sent, quoiqu'il ne me soit rien arriv� de remarquable dans cet appartement: mais il faut croire que mon esprit s'y ouvrait � un travail soutenu sur lui-m�me, car il me semble que tous ces objets sont remplis de mes r�veries, et que je les ai us�s � force de les voir. J'avais un amusement particulier avant de m'endormir, c'�tait de {CL 163} promener mes doigts sur le r�seau de laiton de la porte de l'alc�ve qui se trouvait � c�t� de mon lit. Le petit son que j'en tirais me paraissait une musique c�leste, et j'entendais ma m�re dire: « Voil� Aurore qui joue du grillage. »

{Presse 26/11/54 1} Je reviens � mon polichinelle qui reposait sur le po�le, �tendu sur le dos et regardant le plafond avec ses yeux vitreux et son m�chant rire. Je ne le voyais plus, mais, dans mon imagination, je le voyais encore, et je m'endormis tr�s-pr�occup�e du genre d'existence de ce vilain �tre {Lub 539} qui riait toujours et qui pouvait me suivre des yeux dans tous les coins de la chambre. La nuit, je fis un r�ve �pouvantable: polichinelle s'�tait lev�, sa bosse de devant, rev�tue d'un gilet de paillon rouge, avait pris feu sur le po�le, et il courait partout, poursuivant tant�t moi, tant�t ma poup�e qui fuyait �perdue, tandis qu'il nous atteignait par de longs jets de flamme. Je r�veillai ma m�re par mes cris. Ma sœur, qui dormait pr�s de moi, s'avisa de ce qui me tourmentait et porta le polichinelle dans la cuisine, en disant que c'�tait une vilaine poup�e pour un enfant de mon �ge. Je ne le revis plus. Mais l'impression imaginaire que j'avais re�ue de la br�lure me resta pendant quelque temps, et, au lieu de jouer avec le feu comme jusque-l� j'en avais eu la passion, la seule vue du feu me laissa une grande terreur.

Nous allions alors � Chaillot voir ma tante Lucie, qui y avait une petite maison et un jardin. J'�tais paresseuse � marcher et voulais toujours me faire porter par notre ami Pierret, pour qui, de Chaillot au boulevard, j'�tais un poids assez incommode. Pour me d�cider � marcher le soir au retour, ma m�re imagina de me dire qu'elle allait me laisser seule au milieu de la rue. C'�tait au coin de la rue de chaillot et des Champs-Élys�es, et il y avait une petite vieille femme qui en ce moment allumait le r�verb�re. Bien persuad�e qu'on ne m'abandonnerait pas, je m'arr�tai, d�cid�e � ne point marcher, et ma m�re fit {CL 164} quelques pas avec Pierret pour voir comment je prendrais l'id�e de rester seule. Mais comme la rue �tait � peu pr�s d�serte l'allumeuse de r�verb�re avait entendu notre contestation, et, se tournant vers moi, elle me dit d'une voix cass�e: « Prenez garde � moi, c'est moi qui ramasse les m�chantes petites filles, et je les enferme dans mon r�verb�re toute la nuit. »

Il semblait que le diable e�t souffl� � cette bonne femme l'id�e qui pouvait le plus m'effrayer. Je ne me souviens pas d'avoir �prouv� une terreur pareille � ce qu'elle m'inspira. Le r�verb�re avec son r�flecteur �tincelant, prit aussit�t � mes yeux des proportions fantastiques, et je me voyais d�j� enferm�e dans cette prison de cristal, consum�e par la flamme que faisait jaillir � volont� le polichinelle en jupons. Je courus apr�s ma m�re en poussant des cris aigus. J'entendais rire la vieille, et le grincement du r�verb�re qu'elle remontait me causa {Lub 540} un frisson nerveux, comme si je me sentais �lev�e au-dessus de terre et pendue avec la lanterne infernale.

Quelquefois nous prenions le bord de l'eau pour aller � Chaillot. La fum�e et le bruit de la pompe � feu me causaient une �pouvante dont je ressens encore l'impression.

La peur est, je crois, la plus grande souffrance morale des enfants: les forcer � voir de pr�s ou � toucher l'objet qui les effraye est un moyen de gu�rison que je n'approuve pas. Il faut plut�t les en �loigner et les en distraire; car le syst�me nerveux domine leur organisation, et quand ils ont reconnu leur erreur, ils ont �prouv� une si violente angoisse � s'y voir contraints, qu'il n'est plus temps pour eux de perdre le sentiment de la peur. Elle est devenue en eux un mal physique que leur raison est impuissante � combattre. Il en est de m�me des femmes nerveuses et pusillanimes. Les encourager dans leur faiblesse est un {CL 165} grand tort; mais les brusquer trop en est un pire, et la contrainte provoque souvent chez elles de v�ritables attaques de nerfs, bien que les nerfs ne fussent pas en jeu s�rieusement au commencement de l'�preuve.

Ma m�re n'avait point cette cruaut�: quand nous passions devant la pompe � feu, voyant que je p�lissais et ne pouvais plus me soutenir, elle me mettait dans les bras du bon Pierret. Il cachait ma t�te dans sa poitrine, et j'�tais rassur�e par la confiance qu'il m'inspirait. Il vaut mieux trouver au mal moral un rem�de moral, que de forcer la nature et d'essayer d'apporter au mal physique une �preuve physique plus p�nible encore.

C'est dans la rue Grange-Bateli�re que j'eus entre les mains un vieux abr�g� de mythologie que je poss�de encore et qui est accompagn� de grandes planches grav�es, les plus comiques qui se puissent imaginer. Quand je me rappelle l'int�r�t et l'admiration avec lesquels je contemplais ces images grotesques, il me semble encore les voir telles qu'elles m'apparaissaient alors. Sans lire le texte, j'appris bien vite, gr�ce aux images, les principales donn�es de la fabulation antique, et cela m'int�ressait prodigieusement. On me menait quelquefois aux ombres chinoises de l'�ternel S�raphin et aux pi�ces f�eriques du boulevard. Enfin ma m�re et ma sœur me racontaient les contes de Perrault, et quand ils �taient �puis�s, elles ne se g�naient pas pour en inventer de {Lub 541} nouveaux qui ne me paraissaient pas les moins jolis de tous. Avec cela, on me parlait du paradis et on me r�galait de ce qu'il y avait de plus frais et de plus joli dans l'all�gorie catholique; si bien que les anges et les amours, la bonne vierge et la bonne f�e, lespolichinelles et les magiciens, les diablotins du th��tre et les saints de l'�glise se confondant dans ma cervelle, y produisaient le plus �trange g�chis po�tique qu'on puisse imaginer.

{CL 166} Ma m�re avait des id�es religieuses que le doute n'effleura jamais, vu qu'elle ne les examina jamais. Elle ne se mettait donc nullement en peine de me pr�senter comme vraies ou comme embl�matiques les notions de merveilleux qu'elle me versait � pleines mains, artiste et po�te qu'elle �tait elle-m�me sans le savoir, croyant dans sa religion � tout ce qui �tait beau et bon, rejetant tout ce qui �tait sombre et mena�ant, et me parlant des trois gr�ces et des neuf muses avec autant de s�rieux que des vertus th�ologales ou des vierges sages.

Que ce soit �ducation, insufflation ou pr�disposition, il est certain que l'amour du roman s'empara de moi passionn�ment avant que j'eusse fini d'apprendre � lire. Voici comment:

Je ne comprenais pas encore la lecture des contes de f�es, les mots imprim�s, m�me dans le style le plus �l�mentaire, ne m'offraient pas grand sens, et c'est par le r�cit que j'arrivais � comprendre ce qu'on m'avait fait lire. De mon propre mouvement, je ne lisais pas, j'�tais paresseuse par nature et n'ai pu me vaincre qu'avec de grands efforts. Je ne cherchais dans les livres que les images; mais tout ce que j'apprenais par les yeux et par les oreilles entrait en �bullition dans ma petite t�te, et j'y r�vais au point de perdre souvent la notion de la r�alit� et du milieu o� je me trouvais. Comme j'avais eu longtemps la manie de jouer au po�le avec le feu, ma m�re, qui n'avait pas de servante et que je vois toujours occup�e � coudre, ou � soigner le pot-au-feu, ne pouvait se d�barrasser de moi qu'en me retenant souvent dans la prison qu'elle m'avait invent�e, � savoir, quatre chaises avec une chaufferette sans feu au milieu, pour m'asseoir quand je serais fatigu�e, car nous n'avions pas le luxe d'un coussin. C'�taient des chaises garnies en paille, et je m'�vertuais � les d�garnir avec mes ongles; il faut croire qu'on {CL 167} les avait sacrifi�es � mon usage. Je me {Lub 542} rappelle que j'�tais encore si petite, que pour me livrer � cet amusement j'�tais oblig�e de monter sur la chaufferette; alors je pouvais appuyer mes coudes sur les si�ges, et je jouais des griffes avec une patience miraculeuse; mais, tout en c�dant ainsi au besoin d'occuper mes mains, besoin qui m'est toujours rest�, je ne pensais nullement � la paille des chaises; je composais � haute voix d'interminables contes que ma m�re appelait mes romans. Je n'ai aucun souvenir de ces plaisantes compositions, ma m�re m'en a parl� mille fois et longtemps avant que j'eusse la pens�e d'�crire. Elle les d�clarait souverainement ennuyeuses, � cause de leur longueur et du d�veloppement que je donnais aux digressions. C'est un d�faut que j'ai bien conserv�, � ce qu'on dit; car, pour moi, j'avoue que je me rends peu compte n de ce que je fais, et que j'ai aujourd'hui, tout comme � quatre ans, un laisser aller invincible dans ce genre de cr�ation.

Il para�t que mes histoires �taient une sorte de pastiche de tout ce dont ma petite cervelle �tait obs�d�e. Il y avait toujours un canevas dans le go�t des contes de f�es, et pour personnages principaux, une bonne f�e, un bon prince et une belle princesse. Il y avait peu de m�chants �tres, et jamais de grands malheurs. Tout s'arrangeait sous l'influence d'une pens�e riante et optimiste comme l'enfance. Ce qu'il y avait de curieux, c'�tait la dur�e de ces histoires et une sorte de suite, car j'en reprenais le fil l� o� il avait �t� interrompu la veille. Peut-�tre ma m�re, �coutant machinalement et comme malgr� elle ces longues divagations, m'aidait-elle � son insu � m'y retrouver. Ma tante se souvient aussi de ces histoires et s'�gaye � ce souvenir. Elle se rappelle m'avoir dit souvent: « Eh bien, Aurore, est-ce que ton prince n'est pas encore sorti de la for�t? Ta princesse aura-t-elle bient�t fini de mettre sa {CL 168} robe � queue et sa couronne d'or? — Laisse-la tranquille, disait ma m�re, je ne peux travailler en repos que quand elle commence ses romans entre quatre chaises. »

Je me rappelle d'une mani�re plus nette l'ardeur que je prenais aux jeux qui simulaient une action v�ritable. J'�tais maussade pour commencer. Quand ma sœur ou la fille a�n�e du vitrier venaient me provoquer aux jeux classiques de pied de bœuf ou de main chaude, je n'en trouvais aucun � mon gr�, ou je m'en lassais vite. Mais avec ma cousine Clotilde ou les autres enfants de mon {Lub 543} �ge, j'arrivais d'embl�e aux jeux qui flattaient ma fantaisie. Nous simulions des batailles, des fuites � travers ces bois qui jouaient un si grand r�le dans mon imagination. Et puis l'une de nous �tait perdue, les autres la cherchaient et l'appelaient. Elle �tait endormie sous un arbre, c'est-�-dire sous le canap�. On venait � son aide; l'une de nous �tait la m�re des autres ou le g�n�ral, o car l'impression militaire du dehors p�n�trait forc�ment jusque dans notre nid, et plus d'une fois j'ai fait l'empereur et j'ai command� sur le champ de bataille. On mettait en lambeaux les poup�es, les bonshommes et les m�nages, et il para�t que mon p�re avait l'imagination aussi jeune que nous, car il ne pouvait souffrir cette repr�sentation microscopique des sc�nes d'horreur qu'il voyait � la guerre. Il disait � ma m�re: « Je t'en prie, donne un coup de balai au champ de bataille {Presse 26/11/54 2} de ces enfants; c'est une manie, mais cela me fait mal de voir par terre ces bras, ces jambes et toutes ces guenilles rouges. »

Nous ne nous rendions pas compte de notre f�rocit�, tant les poup�es et les bonshommes souffraient patiemment le carnage. Mais en galopant sur nos coursiers imaginaires et en frappant de nos sabres invisibles les meubles et les jouets, nous nous laissions emporter � un enthousiasme qui nous donnait la fi�vre. On nous reprochait nos {CL 169} jeux de gar�ons, et il est certain que ma cousine et moi nous avions l'esprit avide d'�motions viriles. Je me retrace particuli�rement un jour d'automne o� le d�ner �tant servi, la nuit s'�tait faite dans la chambre. Ce n'�tait pas chez nous, mais � Chaillot, chez ma tante, � ce que je puis croire, car il y avait des rideaux de lit, et chez nous il n'y en avait pas. Nous nous poursuivions l'une l'autre � travers les arbres, c'est-�-dire sous les plis du rideau, Clotilde et moi; l'appartement avait disparu � nos yeux, et nous �tions v�ritablement dans un sombre paysage � l'entr�e de la nuit. On nous appelait pour d�ner, et nous n'entendions rien. Ma m�re vint me prendre dans ses bras pour me porter � table, et je me rappellerai toujours l'�tonnement o� je fus en voyant les lumi�res, la table et les objets r�els qui m'environnaient. Je sortais positivement d'une hallucination compl�te et il me co�tait d'en sortir si brusquement. Quelquefois, �tant � Chaillot, je croyais �tre chez nous � Paris, et r�ciproquement. Il me {Lub 544} fallait faire souvent un effort pour m'assurer du lieu o� j'�tais, et j'ai vu ma fille enfant subir cette illusion d'une mani�re tr�s-prononc�e.

Je ne crois pas avoir revu cette maison de Chaillot p depuis 1808, car, apr�s le voyage d'Espagne, je n'ai plus quitt� Nohant jusqu'apr�s l'�poque o� mon oncle vendit � l'�tat sa petite propri�t�, qui se trouvait sur l'emplacement destin� au palais du roi de Rome. Que je me trompe ou non, je placerai ici ce que j'ai � dire de cette maison, qui �tait alors une v�ritable maison de campagne, chaillot n'�tant point b�ti comme il l'est aujourd'hui.

C'�tait l'habitation la plus modeste du monde, je le comprends aujourd'hui que les objets rest�s dans ma m�moire m'apparaissent avec leur valeur v�ritable. Mais � l'�ge que j'avais alors c'�tait un paradis. Je pourrais dessiner le plan du local et celui du jardin, tant ils me sont {CL 170} rest�s pr�sents. Le jardin �tait surtout pour moi un lieu de d�lices, car c'�tait le seul que je connusse. Ma m�re, qui, malgr� ce qu'on disait d'elle alors � ma grand'm�re, vivait dans une g�ne voisine de la pauvret�, et avec une �conomie et un labeur domestiques dignes d'une femme du peuple, ne me menait pas aux tuileries �taler des toilettes que nous n'avions pas et me mani�rer en jouant au cerceau ou � la corde sous les regards des badauds. Nous ne sortions de notre triste r�duit que pour aller quelquefois au th��tre, dont ma m�re avait le go�t prononc�, ainsi que je l'avais d�j�, et le plus souvent � chaillot, o� nous �tions toujours re�ues �grands cris de joie. Le voyage � pied et le passage par la pompe � feu me contrariaient bien d'abord, mais � peine avais-je mis le pied dans le jardin, que je me croyais dans l'�le enchant�e de mes contes. Clotilde, qui pouvait s'�battre l� au grand soleil toute la journ�e, �tait bien plus fra�che et plus enjou�e que moi. Elle me faisait les honneurs de son Éden avec ce bon cœur et cette franche gaiet� qui ne l'ont jamais abandonn�e. Elle �tait certes la meilleure de nous deux, la mieux portante et la moins capricieuse: aussi je l'adorais en d�pit de quelques algarades que je provoquais toujours et auxquelles elle r�pondait par des moqueries qui me mortifiaient beaucoup. Ainsi, quand elle �tait m�contente de moi, elle jouait sur mon nom d'Aurore et m'appelait horreur, injure qui m'exasp�rait. Mais pouvais-je bouder longtemps en face d'une {Lub 545} charmille verte et d'une terrasse toute bord�e de pots de fleurs? C'est l� que j'ai vu les premiers fils de la vierge, tout blancs et brillants au soleil d'automne; ma sœur y �tait ce jour-l�, car ce fut elle qui m'expliqua doctement comme quoi la sainte vierge filait elle-m�me ces jolis fils sur sa quenouille d'ivoire. Je n'osais pas les briser et je me faisais bien petite pour passer dessous.

{CL 171} Le jardin �tait un carr� long, fort petit en r�alit�, mais qui me semblait immense, quoique j'en fisse le tour deux cents fois par jour. Il �tait r�guli�rement dessin� � la mode d'autrefois; il y avait des fleurs et des l�gumes; pas la moindre vue, car il �tait tout entour� de murs; mais il y avait au fond une terrasse sabl�e � laquelle on montait par des marches en pierre, avec un grand vase de terre cuite classiquement b�te de chaque c�t�, et c'�tait sur cette terrasse, lieu id�al pour moi, que se passaient nos grands jeux de bataille, de fuite et de poursuite.

C'est l� aussi que j'ai vu des papillons pour la premi�re fois et de grandes fleurs de tournesol qui me paraissaient avoir cent pieds de haut. Un jour, nous f�mes interrompues dans nos jeux par une grande rumeur au dehors. On criait vive l'empereur q, on marchait � pas pr�cipit�s, on s'�loignait, et les cris continuaient toujours. L'empereur passait en effet � quelque distance, et nous entendions le trot des chevaux et l'�motion de la foule. Nous ne pouvions pas voir � travers le mur, mais ce fut bien beau dans mon imagination, je m'en souviens, et nous cri�mes de toutes nos forces: Vive l'empereur! transport�es d'un enthousiasme sympathique.

Savions-nous ce que c'�tait que l'empereur? Je ne m'en souviens pas, mais il est probable que nous en entendions parler sans cesse. Je m'en fis une id�e distincte peu de temps apr�s, je ne saurais dire pr�cis�ment l'�poque, mais ce devait �tre � la fin de 1807.

Il passait la revue sur le boulevard, et il �tait non loin de la madeleine, lorsque, ma m�re et Pierret ayant r�ussi � p�n�trer jusqu'aupr�s des soldats, Pierret m'�leva dans ses bras au-dessus des shakos pour que je pusse le voir. Cet objet qui dominait la ligne des t�tes frappa machinalement les yeux de l'empereur, et ma m�re s'�cria: « Il t'a regard�e, souviens-toi de �a, �a te portera bonheur! » {CL 172} Je crois que l'empereur entendit ces paroles na�ves, car il me regarda tout � fait, et je crois voir encore une sorte {Lub 546} de sourire flotter sur son visage p�le, dont la s�v�rit� froide m'avait effray�e d'abord. Je n'oublierai donc jamais sa figure et surtout cette expression de son regard qu'aucun portrait n'a pu rendre. Il �tait � cette �poque assez gras et bl�me. Il avait une redingote sur son uniforme, mais je ne saurais dire si elle �tait grise; il avait son chapeau � la main au moment o� je le vis, et je fus comme magn�tis�e un instant par ce regard clair, si dur au premier moment, et tout � coup si bienveillant et si doux. Je l'ai revu d'autres fois, mais confus�ment, parce que j'�tais moins pr�s et qu'il passait plus vite.

J'ai vu aussi le roi de Rome enfant dans les bras de sa nourrice. Il �tait � une fen�tre des tuileries et il riait aux passants; en me voyant il se mit � rire encore plus, par l'effet sympatique que les enfants produisent les uns sur les autres. Il tenait un gros bonbon dans sa petite main, et il le jeta de mon c�t�. Ma m�re voulut le ramasser pour me le donner, mais le factionnaire qui surveillait la fen�tre ne voulut pas permettre qu'elle f�t un pas au del� de la ligne qu'il gardait. La gouvernante lui fit en vain signe que le bonbon �tait pour moi et qu'il fallait me le donner. Cela n'entrait probablement pas dans la consigne de ce militaire et il fit la sourde oreille. Je fus tr�s-bless�e du proc�d�, et je m'en allai demandant � ma m�re pourquoi ce soldat �tait si malhonn�te. Elle m'expliqua que son devoir �tait de garder ce pr�cieux enfant et d'emp�cher qu'on ne l'approch�t de trop pr�s, parce que des gens mal intentionn�s pourraient lui faire du mal. Cette id�e que quelqu'un p�t vouloir faire du mal � un enfant me parut exorbitante; mais � cette �poque j'avais neuf ou dix ans, car le petit roi in partibus en avait deux tout au plus, et cette anecdote n'est qu'une digression par anticipation.

{CL 173} Un souvenir, qui date de mes quatre premi�res ann�es, est celui de ma premi�re �motion musicale. Ma m�re avait �t� voir quelqu'un dans un village pr�s de Paris, je ne sais lequel. L'appartement �tait tr�s-�lev�, et de la fen�tre, �tant trop petite pour voir le fond de la rue, je ne distinguais que le fa�te des maisons environnantes et beaucoup d'�tendue du ciel. Nous pass�mes l� une partie de la journ�e, mais je ne fis attention � rien, tant j'�tais pr�occup�e du son d'un flageolet qui joua tout le temps une foule d'airs qui me parurent admirables. Le son {Lub 547} partait d'une des mansardes les plus �lev�es, et m�me d'assez loin, car ma m�re, � qui je demandai ce que c'�tait, l'entendait � peine. Pour moi, dont l'ou�e �tait apparemment plus fine et plus sensible � cette �poque, je ne perdais pas une seule modulation de ce petit instrument, si aigu de pr�s, si doux � distance, et j'en �tais charm�e. Il me semblait l'entendre dans un r�ve. Le ciel �tait pur et d'un bleu �tincelant, et ces d�licates m�lodies semblaient planer sur les toits et se perdre dans le ciel m�me. Qui sait si ce n'�tait pas un artiste d'une inspiration sup�rieure, qui n'avait en ce moment d'autre auditeur attentif que moi? Ce pouvait bien �tre aussi un marmiton qui �tudiait l'air de la Monaco ou des Folies d'Espagne. Quoi qu'il en soit, j'�prouvais d'indicibles jouissances musicales, et j'�tais v�ritablement en extase devant cette fen�tre, o�, pour la premi�re fois, je comprenais vaguement l'harmonie des choses ext�rieures, mon �me �tant �galement ravie par la musique et par la beaut� du ciel.


Variantes

  1. Le deuxi�me partie est soud�e � la premi�re dans {Presse}. Les titres des parties ne figurent qu'� partir de l'�dition {CL}.
  2. Deuxi�me partie. Chapitre premier {Presse} ♦ CHAPITRE ONZIÈME {Lecou}, {LP} ♦ XI {CL}
  3. Mon Dieu {Presse}, {Lecou}, {LP}: Mon dieu {CL}
  4. Je ne sais pas pourquoi {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ Je ne sais pourquoi {CL}
  5. �ge plus avanc�. {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ �ge avanc�. {CL}
  6. Ami Leclair, {Presse} (qui est une erreur) ♦ Ami lecteur, {Lecou} et sq.
  7. ne se cassent point? {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ ne se casse point? {CL}
  8. assez vite, et d'elles-m�mes. {Presse} ♦ assez vite et d'elles-m�me. {Lecou}, {LP} ♦ assez vite d'elles-m�mes. {CL}
  9. le g�teau merveilleux p�tri {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ le g�teau merveilleusement p�tri {CL}
  10. �tait mal arrang�e, {Presse} ♦ �tait fort mal arrang�e, {Lecou} et sq.
  11. mais cette loi fut {Presse} ♦ mais celle-l� fut {Lecou} et sq.
  12. cuisine qui me servait de p�nitencier, il n'y avait {Presse} ♦ cuisine, il n'y avait {Lecou} et sq.
  13. jour. On voit que ce n'�tait point luxueux. Mon petit lit {Presse} ♦ jour. Mon petit lit {Lecou} et sq.
  14. peu de compte {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ peu compte {CL}
  15. ou leur g�n�ral, {Presse}, {Lecou}, {LP} ou le g�n�ral, {CL}
  16. avoir �t� � Chaillot {Presse} ♦ avoir revu cette maison de Chaillot {Lecou} et sq.
  17. On criait Vive l'empereur {Lub}

Notes