Premiers souvenirs. — Premières prières. — L'œuf d'argent des enfants. — Le père Noël. — Le système de J.-J. Rousseau. — Le bois de lauriers. — Polichinelle et le réverbère. — Les romans entre qutre chaises. — Jeux militaires. — Chaillot. — Clotilde. — L'empereur. — Les papillons et les fils de la Vierge. — Le roi de Rome. — Le flageolet. |
Il faut croire que la vie est une bien bonne chose en elle-même, puisque les commencements en sont si doux, et l'enfance un âge si heureux. Il n'est pas un de nous qui ne se rappelle cet âge d'or comme un rêve évanoui, auquel rien ne saurait être comparé dans la suite. Je dis un rêve, en pensant à ces premières années où nos souvenirs flottent incertains et ne ressaisissent que quelques impressions isolées dans un vague ensemble. On ne saurait dire pourquoi un charmepuissant s'attache pour chacun de nous à ces éclairs du souvenir insignifiants pour les autres.
La mémoire est une faculté qui varie selon les individus, et qui n'étant complète chez aucun, offre mille inconséquences. Chez moi, comme chez beaucoup d'autres personnes, elle est extraordinairement développée sur certains points, extraordinairement infirme sur certains autres. Je ne me rappelle qu'avec effort les petits événements de la veille, et la plupart des détails m'échappent même pour toujours. Mais quand je regarde un peu loin derrière moi mes souvenirs remontent à un âge où la plupart des autres individus ne peuvent rien retrouver dans leur passé. Cela {CL 152} tient-il essentiellement à la nature de cette faculté en moi, ou à une certaine précocité dans le sentiment de la vie?
{Lub 530} Peut-être sommes-nous doués tous à peu près également sous ce rapport, et peut-être n'avons-nous la notion nette ou confuse des choses passées qu'en raison du plus ou moins d'émotion qu'elles nous ont causé? Certaines préoccupations intérieures nous rendent presque indifférents à des faits qui ébranlent le monde autour de nous. Il arrive aussi que nous nous rappelons mal ce que nous avons peu compris. L'oubli n'est peut-être que de l'inintelligence ou de l'inattention.
Quoi qu'il en soit, voici le premier souvenir de ma vie, et il date de loin. J'avais deux ans, une bonne me laissa tomber de ses bras sur l'angle d'une cheminée, j'eus peur et je fus blessée au front. Cette commotion, cet ébranlement du système nerveux ouvrirent mon esprit au sentiment de la vie, et je vis nettement, je vois encore, le marbre rougeâtre de la cheminée, mon sang qui coulait, la figure égarée de ma bonne. Je me rappelle distinctement aussi la visite du médecin, les sangsues qu'on me mit derrière l'oreille, l'inquiétude de ma mère, et la bonne congédiée pour cause d'ivrognerie. Nous quittâmes la maison, et je ne sais où elle était située; je n'y suis jamais retournée depuis; mais si elle existe encore, il me semble que je m'y reconnaîtrais.
Il n'est donc pas étonnant que je me rappelle parfaitement l'appartement que nous occupions rue grange-batelière un an plus tard. De là datent mes souvenirs précis et presque sans interruption. Mais depuis l'accident de la cheminée jusqu'à l'âge de trois ans, je ne me retrace qu'une suite indéterminée d'heures passées dans mon petit lit sans dormir, et remplies de la contemplation de quelque pli de rideau ou de quelque fleur au papier des chambres; {CL 153} je me souviens aussi que le vol des mouches et leur bourdonnement m'occupaient beaucoup, et que je voyais souvent les objets doubles, circonstance qu'il m'est impossible d'expliquer, et que plusieurs personnes m'ont dit avoir éprouvée aussi dans la première enfance. C'est surtout la flamme des bougies qui prenait cet aspect devant mes yeux, et je me rendais compte de l'illusion sans pouvoir m'y soustraire. Il me semble même que cette illusion était un des pâlesamusements de ma captivité dans le berceau et cette vie du berceau m'apparaît extraordinairement longue etplongée dans un mol ennui.
{Lub 531} Ma mère s'occupa de fort bonne heure de me développer, et mon cerveau ne fit aucune résistance, mais il ne devança rien; il eût pu être très-tardif si on l'eût laissé tranquille. Je marchais à dix mois, je parlai assez tard, mais une fois que j'eus commencé à dire quelques mots, j'appris tous les mots très-vite, et à quatre ans je savais très-bien lire, ainsi que ma cousine Clotilde, qui fut enseignée comme moi par nos deux mères alternativement. On nous apprenait aussi des prières, et je me souviens que je les récitais sansbroncher d'un bout à l'autre et sans y rien comprendre, excepté ces mots qu'on nous faisait dire quand nous avions la tête sur le même oreiller: Mon dieu c, je vous donne mon cœur. Je ne sais pourquoi d je comprenais cela plus que le reste, car il y a beaucoup de métaphysique dans ce peu de paroles, mais, enfin, je le comprenais, et c'était le seul endroit de ma prière où j'eusse une idée de Dieu et de moi-même.
Quant au Pater, au Credo et à l'Ave Maria, que je savais très-bien en français, excepté donnez-nous notre pain de chaque jour, j'aurais aussi bien pu les réciter en latin comme un perroquet, ils n'eussent pas été plus inintelligibles pour moi. On nous exerçait aussi à apprendre par cœur les fables {CL 154} de La Fontaine, et je les sus presque toutes, que c'était encore lettres closes pour moi. J'étais si lasse de les réciter que je fis, je crois, tout mon possible pour ne les comprendre que fort tard, et ce ne fut que vers l'âge de quinze ou seize ans que je m'aperçus de leur beauté.
On avait l'habitude autrefois de remplir la mémoire des enfants d'une foule de richesses au-dessus de leur portée. Ce n'est pas le petit travail qu'on leur impose que je blâme. Rousseau, en le retranchant tout à fait dans l'Émile, risque de laisser le cerveau de son élève s'épaissir au point de n'être plus capable d'apprendre ce qu'il lui réserve pour un âge avancé. e Il est bon d'habituer l'enfance d'aussi bonne heure que possible à un exercice modéré mais quotidien des diverses facultés de l'esprit. Mais on se hâte trop de lui servir des choses exquises. Il n'existe point de littérature à l'usage des petits enfants. Tous les jolis vers qu'on a faits en leur honneur sont maniérés et farcis de mots qui ne sont point de leur vocabulaire. Il n'y a guère que les chansons des berceuses qui parlent réellement à leur imagination. Les premiers {Lub 532} vers que j'aie entendus sont ceux-ci, que tout le monde connaît sans doute, et que ma mère me chantait de la voix la plus fraîche et la plus douce qui se puisse entendre:
Allons dans la grange Voir la poule blanche Qui pond un bel œuf d'argent Pour ce cher petit enfant. |
La rime n'est pas riche, mais je n'y tenais guère, et j'étais vivement impressionnée par cette poule blanche et par cet œuf d'argent que l'on me promettait tous les soirs, et que je ne songeais jamais à demander le lendemain matin. La promesse revenait toujours, et l'espérance naïve revenait avec elle. Ami lecteur, f t'en souviens-tu? Car à toi {CL 155} aussi, pendant des années, on a promis cet œuf merveilleux qui n'éveillait pas ta cupidité, mais qui te semblait, de la part de la bonne poule, le présent le plus poétique et le plus gracieux. Et qu'aurais-tu fait de l'œuf d'argent si on te l'eût donné? Tes mains débiles n'eussent pu le porter, et ton humeur inquiète et changeante se fût bientôt lassée de ce jouet insipide. Qu'est-ce qu'un œuf, qu'est-ce qu'un jouet qui ne se casse point? g Mais l'imagination fait de rien quelque chose, c'est sa nature, et l'histoire de cet œuf d'argent est peut-être celle de tous les biens matériels qui éveillent notre convoitise. Le désir est beaucoup, la possession peu de chose.
Ma mère me chantait aussi une chanson de ce genre la veille de Noël; mais comme cela ne revenait qu'une fois l'an, je ne me la rappelle pas. Ce que je n'ai pas oublié, c'est la croyance absolue que j'avais à la descente par le tuyau de la cheminée du petit père noël, bon vieillard à barbe blanche, qui, à l'heure de minuit, devait venir déposer dans mon petit soulier un cadeau que j'y trouvais à mon réveil. Minuit! Cette heure fantastique que les enfants ne connaissent pas et qu'on leur montre comme le terme impossible de leur veillée! Quels efforts incroyables je faisais pour ne pas m'endormir avant l'apparition du petit vieux! J'avais à la fois grande envie et grand'peur de le voir: mais jamais je ne pouvais me tenir éveillée jusque-là, et le lendemain, mon premier regard était pour mon soulier, au bord de l'âtre. Quelle émotion mecausait l'enveloppe de papier blanc, car le père noël était d'une propreté extrême, et ne manquait {Lub 533} jamais d'empaqueter soigneusement son offrande. Je courais pieds nus m'emparer de mon trésor. Ce n'était jamais un don bien magnifique car nous n'étions pas riches.C'était un petit gâteau, une orange, ou tout simplement une belle pomme rouge. Mais cela me semblait si précieux que j'osais à peine le manger. {CL 156} L'imagination jouait encore là son rôle, et c'est toute la vie de l'enfant.
Je n'approuve pas du tout Rousseau de vouloir supprimer le merveilleux, sous prétexte de mensonge. La raison et l'incrédulité viennent bien assez vite d'elles-mêmes. h Je me rappelle fort bien la première année où le doute m'est venu sur l'existence réelle du père noël. J'avais cinq ou six ans, et il me sembla que ce devait être ma mère qui mettait le gâteau dans mon soulier. Aussi me parut-il moins beau et moins bon que les autres fois, et j'éprouvais une sorte de regret de ne pouvoir plus croire au petit homme à barbe blanche. J'ai vu mon fils y croire plus longtemps; les garçons sont plus simples que les petites filles. Comme moi, il faisait de grands efforts pour veiller jusqu'à minuit. Comme moi, il n'y réussissait pas, et comme moi, il trouvait, au jour, le gâteau merveilleusement pétri i dans les cuisines du paradis; mais, pour lui aussi, la première année où il douta fut la dernière de la visite du bonhomme. Il faut servir aux enfants les mets qui conviennent à leur âge et ne rien devancer. Tant qu'ils ont besoin du merveilleux, il faut leur en donner. Quand ils commencent à s'en dégoûter, il faut bien se garder de prolonger l'erreur et d'entraver le progrès naturel de leur raison.
Retrancher le merveilleux de la vie de l'enfant, c'est procéder contre les lois mêmes de la nature. L'enfance n'est-elle pas chez l'homme un état mystérieux et plein de prodiges inexpliqués? D'où vient l'enfant? Avant de se former dans le sein de sa mère, n'avait-il pas une existence quelconque dans le sein impénétrable de la divinité? La parcelle de vie qui l'anime ne vient-elle pas du monde inconnu où elle doit retourner? Ce développement si rapide de l'âme humaine dans nos premières années, ce passage étrange d'un état qui ressemble {Presse 25/11/54 2} au chaos à un état de compréhension et de sociabilité, ces premières notions {CL 157} du langage, ce travail {Lub 534} incompréhensible de l'esprit qui apprend à donner un nom, non pas seulement aux objets extérieurs, mais à l'action, à la pensée, au sentiment, tout cela tient au miracle de la vie, et je ne sache pas que personne l'ait expliqué. J'ai toujours été émerveillée du premier verbe que j'ai entendu prononcer aux petits enfants. Je comprends que le substantif leur soit enseigné, mais les verbes, et surtout ceux qui expriment les affections! La première fois qu'un enfant sait dire à sa mère qu'il l'aime, par exemple, n'est-ce pas comme une révélation supérieure qu'il reçoit et qu'il exprime? Le monde extérieur où flotte cet esprit en travail ne peut lui avoir donné encore aucune notion distincte des fonctions de l'âme. Jusque-là il n'a vécu que par les besoins, et l'éclosion de son intelligence ne s'est faite que par les sens. Il voit, il veut toucher, goûter, et tous ces objets extérieurs dont pour la plupart il ignore l'usage et ne peut comprendre ni la cause ni l'effet, doivent passer d'abord devant lui comme une vision énigmatique. Là commence le travail intérieur. L'imagination se remplit de ces objets; l'enfant rêve dans le sommeil, et il rêve aussi sans doute quand il ne dort pas. Du moins, il ne sait pas, pendant longtemps, la différence de l'état de veille à l'état de sommeil. Qui peut dire pourquoi un objet nouveau l'égaye ou l'effraye? Qui lui inspire la notion vague du beau et du laid? Une fleur, un petit oiseau ne lui font jamais peur, un masque difforme, un animal bruyant l'épouvantent. Il faut donc qu'en frappant ses sens cet objet de sympathie ou de répulsion révèle à son entendement quelque idée de confiance ou de terreur qu'on n'a pu lui enseigner; car cet attrait ou cette répugnance se manifestent déjà chez l'enfant qui n'entend pas encore le langage humain. Il y a donc chez lui quelque chose d'antérieur à toutes les notions que l'éducation peut lui {CL 158} donner, et c'est là le mystère qui tient à l'essence de la vie dans l'homme.
L'enfant vit tout naturellement dans un milieu pour ainsi dire surnaturel, où tout est prodige en lui, et où tout ce qui est en dehors de lui doit, à la première vue, lui sembler prodigieux. On ne lui rend pas service en hâtant sans ménagement et sans discernement l'appréciation de toutes les choses qui le frappent. Il est bon qu'il la cherche lui-même et qu'il l'établisse à sa manière durant la période de sa vie où, à la place de son innocente erreur, {Lub 535} nos explications, hors de portée pour lui, le jetteraient dans des erreurs plus grandes encore, et peut-être à jamais funestes à la droiture de son jugement, et, par suite, à la moralité de son âme.
Ainsi on aura beau chercher quelle première notion de la divinité on pourra donner aux enfants, on n'en trouvera pas une meilleure pour eux que l'existence de ce vieux bon Dieu qui est au ciel, et qui voit tout ce qui se fait sur la terre. Plus tard il sera temps de leur faire comprendre que Dieu est l'être infini, sans figure idolâtrique, et que le ciel n'est pas plus la voûte bleue qui nous enveloppe que la terre où nous vivons et que le sanctuaire même de notre pensée. Mais à quoi bon essayer de faire percer le symbole à l'enfant, pour qui tout symbole est une réalité? Cet éther infini, cet abîme de la création, ce ciel enfin où gravitent les mondes, l'enfant le voit plus beau et plus grand que nos définitions ne l'étendraient dans sa pensée, et nous le rendrions plus fou que sage si nous voulions lui faire concevoir la mécanique de l'univers, alors que le sentiment de la beauté de l'univers lui suffit.
La vie de l'individu n'est-elle pas le résumé de la vie collective? Quiconque observe le développement de l'enfant, le passage à l'adolescence, à la virilité, et toutes nos {CL 159} transformations jusqu'à l'âge mûr, assiste à l'histoire abrégée de la race humaine, laquelle a eu aussi son enfance, son adolescence, sa jeunesse et sa virilité. Eh bien, qu'on se reporte aux temps primitifs de l'humanité, on y voit toutes les notions humaines prendre la forme du merveilleux, et l'histoire, la science naissante, la philosophie et la religion écrites en symboles que la raison moderne traduit ou interprète. La poésie, la fable même sont la vérité, la réalité relatives de ces temps primitifs. Il est donc dans la loi éternelle que l'homme ait sa véritable enfance, comme l'humanité a eu la sienne, comme l'ont encore les populations que notre civilisation n'a fait qu'effleurer. Le sauvage vit dans le merveilleux: ce n'est ni un idiot, ni un fou, ni une brute, c'est un poëte et un enfant. Il ne procède que par poëmes et par chants comme nos anciens, à qui le vers semblait être plus naturel que la prose, et l'ode que le discours.
L'enfance est donc l'âge des chansons, et on ne saurait trop lui en donner. La fable, qui n'est qu'un symbole, est {Lub 536} la meilleure forme pour introduire en lui le sentiment du beau et du poétique, qui est la première manifestation du bon et du vrai.
Les fables de La Fontaine sont trop fortes et trop profondes pour le premier âge. Elles sont pleines d'excellentes leçons de morale, mais il ne faudrait pas de formules de morale au premier âge; c'est l'engager dans un labyrinthe d'idées où il s'égare, parce que toute morale implique une idée de société, et que l'enfant ne peut se faire aucune idée de la société. J'aime mieux pour lui les notions religieuses sous forme de poésie et de sentiment. Quand ma mère me disait qu'en lui désobéissant je faisais pleurer la sainte vierge et les anges dans le ciel, mon imagination était vivement frappée. Ces êtres merveilleux et toutes ces larmes provoquaient en moi une terreur et une tendresse {CL 160} infinies. L'idée de leur existence m'effrayait, et tout aussitôt l'idée de leur douleur me pénétrait de regret et d'affection.
En somme, je veux qu'on donne du merveilleux à l'enfant tant qu'il l'aime et le cherche, et qu'on le lui laisse perdre de lui-même sans prolonger systématiquement son erreur dès que le merveilleux n'étant plus son aliment naturel, il s'en dégoûte, et vous avertit par ses questions et ses doutes qu'il veut entrer dans le monde de la réalité.
Ni Clotilde ni moi n'avons gardé aucun souvenir du plus ou moins de peine que nous eûmes pour apprendre à lire. Nos mères nous ont dit depuis qu'elles en avaient eu fort peu à nous enseigner; seulement elles signalaient un fait d'entêtement fort ingénu de ma part. Un jour que je n'étais pas disposée à recevoir ma leçon d'alphabet, j'avais répondu à ma mère: « Je sais bien dire A, mais je ne sais pas dire B. » Il paraît que ma résistance dura fort longtemps; je nommais toutes les lettres excepté la seconde, et quand on me demandait pourquoi je la passais sous silence, je répondais imperturbablement: « C'est que je ne connais pas le B. »
Le second souvenir que je me retrace de moi-même, et qu'à coup sûr, vu son peu d'importance, personne n'eût songé à me rappeler, c'est la robe et le voile blanc que porta la fille aînée du vitrier le jour de sa première communion. J'avais alors environ trois ans et demi; nous étions dans la rue Grange-Batelière, au troisième, {Lub 537} et le vitrier, qui occupait une boutique en bas, avait plusieurs filles qui venaient jouer avec ma sœur et avec moi. Je ne sais plus leurs noms et ne me rappelle spécialement que l'aînée, dont l'habit blanc me parut la plus belle chose du monde. Je ne pouvais me lasser de l'admirer, et ma mère ayant dit tout d'un coup que son blanc était tout jaune et {CL 161} qu'elle était fort mal arrangée, j cela me fit une peine étrange. Il me sembla qu'on me causait un vif chagrin en me dégoûtant de l'objet de mon admiration.
Je me souviens qu'une autre fois, comme nous dansions une ronde, cette même enfant chanta:
Nous n'irons plus au bois, Les lauriers sont coupés. |
Je n'avais jamais été dans les bois, que je sache, et peut-être n'avais-je jamais vu de lauriers. Mais apparemment je savais ce que c'était, car ces deux petits vers me firent beaucoup rêver. Je me retirai de la danse pour y penser, et je tombai dans une grande mélancolie. Je ne voulus faire part à personne de ma préoccupation, mais j'aurais volontiers pleuré, tant je me sentais triste et privée de ce charmant bois de lauriers où je n'étais entrée en rêve que pour en être aussitôt dépossédée. Explique qui pourra les singularités de l'enfance, mais celle-là fut k si marquée chez moi, que je n'en ai jamais perdu l'impression mystérieuse. Toutes les fois qu'on me chanta cette ronde, je sentis la même tristesse me gagner, et je ne l'ai jamais entendu chanter depuis par des enfants sans me retrouver dans la même disposition de regret et de mélancolie. Je vois toujours ce bois avant qu'on y eût porté la cognée, et, dans la réalité, je n'en ai jamais vu d'aussi beau; je le vois jonché de ses lauriers fraîchement coupés et il me semble que j'en veux toujours aux vandales qui m'en ont bannie pour jamais. Quelle était donc l'idée du poëte naïf qui commençait ainsi la plus naïve des danses?
Je me rappelle aussi la jolie ronde de Giroflée, girofla, que tous les enfants connaissent, et où il est question encore d'un bois mystérieux où l'on va seulette, et où l'on rencontre le roi, la reine, le diable et l'amour, êtres également fantastiques pour les enfants. Je ne me souviens pas {CL 162} d'avoir eu peur du diable. Je pense que je n'y croyais pas {Lub 538} et qu'on m'empêchait d'y croire, car j'avais l'imagination très-impressionnable et je m'effrayais facilement.
On me fit présent, une fois, d'un superbe polichinelle, tout brillant d'or et d'écarlate. J'en eus peur d'abord, surtout à cause de ma poupée, que je chérissais tendrement et que je me figurais en grand danger auprès de ce petit monstre. Je la serrai précieusement dans l'armoire, et je consentis à jouer avec polichinelle; ses yeux d'émail qui tournaient dans leurs orbites au moyen d'un ressort, le plaçaient pour moi dans une sorte de milieu entre le carton et la vie. Au moment de me coucher, on voulut le serrer dans l'armoire auprès de la poupée, mais je ne voulus jamais y consentir, et on céda à ma fantaisie, qui était de le laisser dormir sur le poêle: car il y avait un petit poêle dans notre chambre, qui était plus que modeste, et dont je vois encore les panneaux peints à la colle et la forme en carré long. Un détail que je me rappelle aussi, bien que depuis l'âge de quatre ans je ne sois jamais rentrée dans cet appartement, c'est que l'alcôve était un cabinet fermé par des portes à grillage de laiton sur un fond de toile verte. Sauf une antichambre qui servait de salle à manger et une petite cuisine, il n'y avait l pas d'autres pièces que cette chambre à coucher, qui servait de salon pendant le jour. Mon petit lit m était placé le soir en dehors de l'alcôve, et quand ma sœur, qui était alors en pension, couchait à la maison, on lui arrangeait un canapé à côté de moi. C'était un canapé vert en velours d'Utrecht. Tout cela m'est encore présent, quoiqu'il ne me soit rien arrivé de remarquable dans cet appartement: mais il faut croire que mon esprit s'y ouvrait à un travail soutenu sur lui-même, car il me semble que tous ces objets sont remplis de mes rêveries, et que je les ai usés à force de les voir. J'avais un amusement particulier avant de m'endormir, c'était de {CL 163} promener mes doigts sur le réseau de laiton de la porte de l'alcôve qui se trouvait à côté de mon lit. Le petit son que j'en tirais me paraissait une musique céleste, et j'entendais ma mère dire: « Voilà Aurore qui joue du grillage. »
{Presse 26/11/54 1} Je reviens à mon polichinelle qui reposait sur le poêle, étendu sur le dos et regardant le plafond avec ses yeux vitreux et son méchant rire. Je ne le voyais plus, mais, dans mon imagination, je le voyais encore, et je m'endormis très-préoccupée du genre d'existence de ce vilain être {Lub 539} qui riait toujours et qui pouvait me suivre des yeux dans tous les coins de la chambre. La nuit, je fis un rêve épouvantable: polichinelle s'était levé, sa bosse de devant, revêtue d'un gilet de paillon rouge, avait pris feu sur le poêle, et il courait partout, poursuivant tantôt moi, tantôt ma poupée qui fuyait éperdue, tandis qu'il nous atteignait par de longs jets de flamme. Je réveillai ma mère par mes cris. Ma sœur, qui dormait près de moi, s'avisa de ce qui me tourmentait et porta le polichinelle dans la cuisine, en disant que c'était une vilaine poupée pour un enfant de mon âge. Je ne le revis plus. Mais l'impression imaginaire que j'avais reçue de la brûlure me resta pendant quelque temps, et, au lieu de jouer avec le feu comme jusque-là j'en avais eu la passion, la seule vue du feu me laissa une grande terreur.
Nous allions alors à Chaillot voir ma tante Lucie, qui y avait une petite maison et un jardin. J'étais paresseuse à marcher et voulais toujours me faire porter par notre ami Pierret, pour qui, de Chaillot au boulevard, j'étais un poids assez incommode. Pour me décider à marcher le soir au retour, ma mère imagina de me dire qu'elle allait me laisser seule au milieu de la rue. C'était au coin de la rue de chaillot et des Champs-Élysées, et il y avait une petite vieille femme qui en ce moment allumait le réverbère. Bien persuadée qu'on ne m'abandonnerait pas, je m'arrêtai, décidée à ne point marcher, et ma mère fit {CL 164} quelques pas avec Pierret pour voir comment je prendrais l'idée de rester seule. Mais comme la rue était à peu près déserte l'allumeuse de réverbère avait entendu notre contestation, et, se tournant vers moi, elle me dit d'une voix cassée: « Prenez garde à moi, c'est moi qui ramasse les méchantes petites filles, et je les enferme dans mon réverbère toute la nuit. »
Il semblait que le diable eût soufflé à cette bonne femme l'idée qui pouvait le plus m'effrayer. Je ne me souviens pas d'avoir éprouvé une terreur pareille à ce qu'elle m'inspira. Le réverbère avec son réflecteur étincelant, prit aussitôt à mes yeux des proportions fantastiques, et je me voyais déjà enfermée dans cette prison de cristal, consumée par la flamme que faisait jaillir à volonté le polichinelle en jupons. Je courus après ma mère en poussant des cris aigus. J'entendais rire la vieille, et le grincement du réverbère qu'elle remontait me causa {Lub 540} un frisson nerveux, comme si je me sentais élevée au-dessus de terre et pendue avec la lanterne infernale.
Quelquefois nous prenions le bord de l'eau pour aller à Chaillot. La fumée et le bruit de la pompe à feu me causaient une épouvante dont je ressens encore l'impression.
La peur est, je crois, la plus grande souffrance morale des enfants: les forcer à voir de près ou à toucher l'objet qui les effraye est un moyen de guérison que je n'approuve pas. Il faut plutôt les en éloigner et les en distraire; car le système nerveux domine leur organisation, et quand ils ont reconnu leur erreur, ils ont éprouvé une si violente angoisse à s'y voir contraints, qu'il n'est plus temps pour eux de perdre le sentiment de la peur. Elle est devenue en eux un mal physique que leur raison est impuissante à combattre. Il en est de même des femmes nerveuses et pusillanimes. Les encourager dans leur faiblesse est un {CL 165} grand tort; mais les brusquer trop en est un pire, et la contrainte provoque souvent chez elles de véritables attaques de nerfs, bien que les nerfs ne fussent pas en jeu sérieusement au commencement de l'épreuve.
Ma mère n'avait point cette cruauté: quand nous passions devant la pompe à feu, voyant que je pâlissais et ne pouvais plus me soutenir, elle me mettait dans les bras du bon Pierret. Il cachait ma tête dans sa poitrine, et j'étais rassurée par la confiance qu'il m'inspirait. Il vaut mieux trouver au mal moral un remède moral, que de forcer la nature et d'essayer d'apporter au mal physique une épreuve physique plus pénible encore.
C'est dans la rue Grange-Batelière que j'eus entre les mains un vieux abrégé de mythologie que je possède encore et qui est accompagné de grandes planches gravées, les plus comiques qui se puissent imaginer. Quand je me rappelle l'intérêt et l'admiration avec lesquels je contemplais ces images grotesques, il me semble encore les voir telles qu'elles m'apparaissaient alors. Sans lire le texte, j'appris bien vite, grâce aux images, les principales données de la fabulation antique, et cela m'intéressait prodigieusement. On me menait quelquefois aux ombres chinoises de l'éternel Séraphin et aux pièces féeriques du boulevard. Enfin ma mère et ma sœur me racontaient les contes de Perrault, et quand ils étaient épuisés, elles ne se gênaient pas pour en inventer de {Lub 541} nouveaux qui ne me paraissaient pas les moins jolis de tous. Avec cela, on me parlait du paradis et on me régalait de ce qu'il y avait de plus frais et de plus joli dans l'allégorie catholique; si bien que les anges et les amours, la bonne vierge et la bonne fée, lespolichinelles et les magiciens, les diablotins du théâtre et les saints de l'église se confondant dans ma cervelle, y produisaient le plus étrange gâchis poétique qu'on puisse imaginer.
{CL 166} Ma mère avait des idées religieuses que le doute n'effleura jamais, vu qu'elle ne les examina jamais. Elle ne se mettait donc nullement en peine de me présenter comme vraies ou comme emblématiques les notions de merveilleux qu'elle me versait à pleines mains, artiste et poëte qu'elle était elle-même sans le savoir, croyant dans sa religion à tout ce qui était beau et bon, rejetant tout ce qui était sombre et menaçant, et me parlant des trois grâces et des neuf muses avec autant de sérieux que des vertus théologales ou des vierges sages.
Que ce soit éducation, insufflation ou prédisposition, il est certain que l'amour du roman s'empara de moi passionnément avant que j'eusse fini d'apprendre à lire. Voici comment:
Je ne comprenais pas encore la lecture des contes de fées, les mots imprimés, même dans le style le plus élémentaire, ne m'offraient pas grand sens, et c'est par le récit que j'arrivais à comprendre ce qu'on m'avait fait lire. De mon propre mouvement, je ne lisais pas, j'étais paresseuse par nature et n'ai pu me vaincre qu'avec de grands efforts. Je ne cherchais dans les livres que les images; mais tout ce que j'apprenais par les yeux et par les oreilles entrait en ébullition dans ma petite tête, et j'y rêvais au point de perdre souvent la notion de la réalité et du milieu où je me trouvais. Comme j'avais eu longtemps la manie de jouer au poêle avec le feu, ma mère, qui n'avait pas de servante et que je vois toujours occupée à coudre, ou à soigner le pot-au-feu, ne pouvait se débarrasser de moi qu'en me retenant souvent dans la prison qu'elle m'avait inventée, à savoir, quatre chaises avec une chaufferette sans feu au milieu, pour m'asseoir quand je serais fatiguée, car nous n'avions pas le luxe d'un coussin. C'étaient des chaises garnies en paille, et je m'évertuais à les dégarnir avec mes ongles; il faut croire qu'on {CL 167} les avait sacrifiées à mon usage. Je me {Lub 542} rappelle que j'étais encore si petite, que pour me livrer à cet amusement j'étais obligée de monter sur la chaufferette; alors je pouvais appuyer mes coudes sur les siéges, et je jouais des griffes avec une patience miraculeuse; mais, tout en cédant ainsi au besoin d'occuper mes mains, besoin qui m'est toujours resté, je ne pensais nullement à la paille des chaises; je composais à haute voix d'interminables contes que ma mère appelait mes romans. Je n'ai aucun souvenir de ces plaisantes compositions, ma mère m'en a parlé mille fois et longtemps avant que j'eusse la pensée d'écrire. Elle les déclarait souverainement ennuyeuses, à cause de leur longueur et du développement que je donnais aux digressions. C'est un défaut que j'ai bien conservé, à ce qu'on dit; car, pour moi, j'avoue que je me rends peu compte n de ce que je fais, et que j'ai aujourd'hui, tout comme à quatre ans, un laisser aller invincible dans ce genre de création.
Il paraît que mes histoires étaient une sorte de pastiche de tout ce dont ma petite cervelle était obsédée. Il y avait toujours un canevas dans le goût des contes de fées, et pour personnages principaux, une bonne fée, un bon prince et une belle princesse. Il y avait peu de méchants êtres, et jamais de grands malheurs. Tout s'arrangeait sous l'influence d'une pensée riante et optimiste comme l'enfance. Ce qu'il y avait de curieux, c'était la durée de ces histoires et une sorte de suite, car j'en reprenais le fil là où il avait été interrompu la veille. Peut-être ma mère, écoutant machinalement et comme malgré elle ces longues divagations, m'aidait-elle à son insu à m'y retrouver. Ma tante se souvient aussi de ces histoires et s'égaye à ce souvenir. Elle se rappelle m'avoir dit souvent: « Eh bien, Aurore, est-ce que ton prince n'est pas encore sorti de la forêt? Ta princesse aura-t-elle bientôt fini de mettre sa {CL 168} robe à queue et sa couronne d'or? — Laisse-la tranquille, disait ma mère, je ne peux travailler en repos que quand elle commence ses romans entre quatre chaises. »
Je me rappelle d'une manière plus nette l'ardeur que je prenais aux jeux qui simulaient une action véritable. J'étais maussade pour commencer. Quand ma sœur ou la fille aînée du vitrier venaient me provoquer aux jeux classiques de pied de bœuf ou de main chaude, je n'en trouvais aucun à mon gré, ou je m'en lassais vite. Mais avec ma cousine Clotilde ou les autres enfants de mon {Lub 543} âge, j'arrivais d'emblée aux jeux qui flattaient ma fantaisie. Nous simulions des batailles, des fuites à travers ces bois qui jouaient un si grand rôle dans mon imagination. Et puis l'une de nous était perdue, les autres la cherchaient et l'appelaient. Elle était endormie sous un arbre, c'est-à-dire sous le canapé. On venait à son aide; l'une de nous était la mère des autres ou le général, o car l'impression militaire du dehors pénétrait forcément jusque dans notre nid, et plus d'une fois j'ai fait l'empereur et j'ai commandé sur le champ de bataille. On mettait en lambeaux les poupées, les bonshommes et les ménages, et il paraît que mon père avait l'imagination aussi jeune que nous, car il ne pouvait souffrir cette représentation microscopique des scènes d'horreur qu'il voyait à la guerre. Il disait à ma mère: « Je t'en prie, donne un coup de balai au champ de bataille {Presse 26/11/54 2} de ces enfants; c'est une manie, mais cela me fait mal de voir par terre ces bras, ces jambes et toutes ces guenilles rouges. »
Nous ne nous rendions pas compte de notre férocité, tant les poupées et les bonshommes souffraient patiemment le carnage. Mais en galopant sur nos coursiers imaginaires et en frappant de nos sabres invisibles les meubles et les jouets, nous nous laissions emporter à un enthousiasme qui nous donnait la fièvre. On nous reprochait nos {CL 169} jeux de garçons, et il est certain que ma cousine et moi nous avions l'esprit avide d'émotions viriles. Je me retrace particulièrement un jour d'automne où le dîner étant servi, la nuit s'était faite dans la chambre. Ce n'était pas chez nous, mais à Chaillot, chez ma tante, à ce que je puis croire, car il y avait des rideaux de lit, et chez nous il n'y en avait pas. Nous nous poursuivions l'une l'autre à travers les arbres, c'est-à-dire sous les plis du rideau, Clotilde et moi; l'appartement avait disparu à nos yeux, et nous étions véritablement dans un sombre paysage à l'entrée de la nuit. On nous appelait pour dîner, et nous n'entendions rien. Ma mère vint me prendre dans ses bras pour me porter à table, et je me rappellerai toujours l'étonnement où je fus en voyant les lumières, la table et les objets réels qui m'environnaient. Je sortais positivement d'une hallucination complète et il me coûtait d'en sortir si brusquement. Quelquefois, étant à Chaillot, je croyais être chez nous à Paris, et réciproquement. Il me {Lub 544} fallait faire souvent un effort pour m'assurer du lieu où j'étais, et j'ai vu ma fille enfant subir cette illusion d'une manière très-prononcée.
Je ne crois pas avoir revu cette maison de Chaillot p depuis 1808, car, après le voyage d'Espagne, je n'ai plus quitté Nohant jusqu'après l'époque où mon oncle vendit à l'état sa petite propriété, qui se trouvait sur l'emplacement destiné au palais du roi de Rome. Que je me trompe ou non, je placerai ici ce que j'ai à dire de cette maison, qui était alors une véritable maison de campagne, chaillot n'étant point bâti comme il l'est aujourd'hui.
C'était l'habitation la plus modeste du monde, je le comprends aujourd'hui que les objets restés dans ma mémoire m'apparaissent avec leur valeur véritable. Mais à l'âge que j'avais alors c'était un paradis. Je pourrais dessiner le plan du local et celui du jardin, tant ils me sont {CL 170} restés présents. Le jardin était surtout pour moi un lieu de délices, car c'était le seul que je connusse. Ma mère, qui, malgré ce qu'on disait d'elle alors à ma grand'mère, vivait dans une gêne voisine de la pauvreté, et avec une économie et un labeur domestiques dignes d'une femme du peuple, ne me menait pas aux tuileries étaler des toilettes que nous n'avions pas et me maniérer en jouant au cerceau ou à la corde sous les regards des badauds. Nous ne sortions de notre triste réduit que pour aller quelquefois au théâtre, dont ma mère avait le goût prononcé, ainsi que je l'avais déjà, et le plus souvent à chaillot, où nous étions toujours reçues àgrands cris de joie. Le voyage à pied et le passage par la pompe à feu me contrariaient bien d'abord, mais à peine avais-je mis le pied dans le jardin, que je me croyais dans l'île enchantée de mes contes. Clotilde, qui pouvait s'ébattre là au grand soleil toute la journée, était bien plus fraîche et plus enjouée que moi. Elle me faisait les honneurs de son Éden avec ce bon cœur et cette franche gaieté qui ne l'ont jamais abandonnée. Elle était certes la meilleure de nous deux, la mieux portante et la moins capricieuse: aussi je l'adorais en dépit de quelques algarades que je provoquais toujours et auxquelles elle répondait par des moqueries qui me mortifiaient beaucoup. Ainsi, quand elle était mécontente de moi, elle jouait sur mon nom d'Aurore et m'appelait horreur, injure qui m'exaspérait. Mais pouvais-je bouder longtemps en face d'une {Lub 545} charmille verte et d'une terrasse toute bordée de pots de fleurs? C'est là que j'ai vu les premiers fils de la vierge, tout blancs et brillants au soleil d'automne; ma sœur y était ce jour-là, car ce fut elle qui m'expliqua doctement comme quoi la sainte vierge filait elle-même ces jolis fils sur sa quenouille d'ivoire. Je n'osais pas les briser et je me faisais bien petite pour passer dessous.
{CL 171} Le jardin était un carré long, fort petit en réalité, mais qui me semblait immense, quoique j'en fisse le tour deux cents fois par jour. Il était régulièrement dessiné à la mode d'autrefois; il y avait des fleurs et des légumes; pas la moindre vue, car il était tout entouré de murs; mais il y avait au fond une terrasse sablée à laquelle on montait par des marches en pierre, avec un grand vase de terre cuite classiquement bête de chaque côté, et c'était sur cette terrasse, lieu idéal pour moi, que se passaient nos grands jeux de bataille, de fuite et de poursuite.
C'est là aussi que j'ai vu des papillons pour la première fois et de grandes fleurs de tournesol qui me paraissaient avoir cent pieds de haut. Un jour, nous fûmes interrompues dans nos jeux par une grande rumeur au dehors. On criait vive l'empereur q, on marchait à pas précipités, on s'éloignait, et les cris continuaient toujours. L'empereur passait en effet à quelque distance, et nous entendions le trot des chevaux et l'émotion de la foule. Nous ne pouvions pas voir à travers le mur, mais ce fut bien beau dans mon imagination, je m'en souviens, et nous criâmes de toutes nos forces: Vive l'empereur! transportées d'un enthousiasme sympathique.
Savions-nous ce que c'était que l'empereur? Je ne m'en souviens pas, mais il est probable que nous en entendions parler sans cesse. Je m'en fis une idée distincte peu de temps après, je ne saurais dire précisément l'époque, mais ce devait être à la fin de 1807.
Il passait la revue sur le boulevard, et il était non loin de la madeleine, lorsque, ma mère et Pierret ayant réussi à pénétrer jusqu'auprès des soldats, Pierret m'éleva dans ses bras au-dessus des shakos pour que je pusse le voir. Cet objet qui dominait la ligne des têtes frappa machinalement les yeux de l'empereur, et ma mère s'écria: « Il t'a regardée, souviens-toi de ça, ça te portera bonheur! » {CL 172} Je crois que l'empereur entendit ces paroles naïves, car il me regarda tout à fait, et je crois voir encore une sorte {Lub 546} de sourire flotter sur son visage pâle, dont la sévérité froide m'avait effrayée d'abord. Je n'oublierai donc jamais sa figure et surtout cette expression de son regard qu'aucun portrait n'a pu rendre. Il était à cette époque assez gras et blême. Il avait une redingote sur son uniforme, mais je ne saurais dire si elle était grise; il avait son chapeau à la main au moment où je le vis, et je fus comme magnétisée un instant par ce regard clair, si dur au premier moment, et tout à coup si bienveillant et si doux. Je l'ai revu d'autres fois, mais confusément, parce que j'étais moins près et qu'il passait plus vite.
J'ai vu aussi le roi de Rome enfant dans les bras de sa nourrice. Il était à une fenêtre des tuileries et il riait aux passants; en me voyant il se mit à rire encore plus, par l'effet sympatique que les enfants produisent les uns sur les autres. Il tenait un gros bonbon dans sa petite main, et il le jeta de mon côté. Ma mère voulut le ramasser pour me le donner, mais le factionnaire qui surveillait la fenêtre ne voulut pas permettre qu'elle fît un pas au delà de la ligne qu'il gardait. La gouvernante lui fit en vain signe que le bonbon était pour moi et qu'il fallait me le donner. Cela n'entrait probablement pas dans la consigne de ce militaire et il fit la sourde oreille. Je fus très-blessée du procédé, et je m'en allai demandant à ma mère pourquoi ce soldat était si malhonnête. Elle m'expliqua que son devoir était de garder ce précieux enfant et d'empêcher qu'on ne l'approchât de trop près, parce que des gens mal intentionnés pourraient lui faire du mal. Cette idée que quelqu'un pût vouloir faire du mal à un enfant me parut exorbitante; mais à cette époque j'avais neuf ou dix ans, car le petit roi in partibus en avait deux tout au plus, et cette anecdote n'est qu'une digression par anticipation.
{CL 173} Un souvenir, qui date de mes quatre premières années, est celui de ma première émotion musicale. Ma mère avait été voir quelqu'un dans un village près de Paris, je ne sais lequel. L'appartement était très-élevé, et de la fenêtre, étant trop petite pour voir le fond de la rue, je ne distinguais que le faîte des maisons environnantes et beaucoup d'étendue du ciel. Nous passâmes là une partie de la journée, mais je ne fis attention à rien, tant j'étais préoccupée du son d'un flageolet qui joua tout le temps une foule d'airs qui me parurent admirables. Le son {Lub 547} partait d'une des mansardes les plus élevées, et même d'assez loin, car ma mère, à qui je demandai ce que c'était, l'entendait à peine. Pour moi, dont l'ouïe était apparemment plus fine et plus sensible à cette époque, je ne perdais pas une seule modulation de ce petit instrument, si aigu de près, si doux à distance, et j'en étais charmée. Il me semblait l'entendre dans un rêve. Le ciel était pur et d'un bleu étincelant, et ces délicates mélodies semblaient planer sur les toits et se perdre dans le ciel même. Qui sait si ce n'était pas un artiste d'une inspiration supérieure, qui n'avait en ce moment d'autre auditeur attentif que moi? Ce pouvait bien être aussi un marmiton qui étudiait l'air de la Monaco ou des Folies d'Espagne. Quoi qu'il en soit, j'éprouvais d'indicibles jouissances musicales, et j'étais véritablement en extase devant cette fenêtre, où, pour la première fois, je comprenais vaguement l'harmonie des choses extérieures, mon âme étant également ravie par la musique et par la beauté du ciel.