GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-L�vy 1876

{[Presse 6/11/54 2]; LP T.? ?; CL T.1 [389]; Lub T.1 [323]} DEUXIÈME PARTIE
Mes premi�res ann�es
1800-1810 a

{Presse 20/11/54 2 col.1; CL T.2 [120]; Lub T.1 [504]} X b

Campagne de 1805. — Lettres de mon p�re � ma m�re. — Affaire d'Haslach. — Lettre de Nuremberg. — Belles actions de la division Gazan et de la division Dupont sur les rives du Danube. — Belle conduite de Mortier. c — Lettre de Vienne. — Le g�n�ral Dupont. — Mon p�re passe dans la ligne avec le grade de capitaine et la croix. — Campagne de 1806 et 1807. — Radeau de Tilsitt. — Retour en France. — Voyage en Italie. — Lettres de Venise et de Milan. — Fin de la correspondance avec ma m�re et commencement de ma propre histoire. d



L'amiral Villeneuve, qui, au lieu de sortir du Ferrol et de cingler sur Brest pour se r�unir � Gantheaume, avait perdu la t�te et mis le comble � ses fautes incroyables en se faisant bloquer dans Cadix, avait fait �chouer le projet d'une descente en Angleterre. La Russie et l'Autriche avaient conclu un trait� d'alliance et mettaient cinquante mille hommes sur pied. L'Angleterre fournissait � chaque puissance coalis�e un subside de quinze mille livres sterling par dix mille hommes. La r�union de G�nes � la France, survenue deux mois apr�s la signature du trait� qui constituait la troisi�me coalition contre la France, fut le pr�texte apparent de la rupture de la paix continentale. Napol�on changea tous ses projets. Il r�solut de rester sur la d�fensive en Italie et de prendre l'offensive en Allemagne.

En dix-sept jours, Bernadotte venant de Hanovre, Marmont de la Hollande, se rendirent � Wurtzbourg, sur le flanc droit de l'arm�e autrichienne, rassembl�e entre Ulm et Memmingen, sur la rive droite du Danube, et command�e par le g�n�ral Mack. En vingt-quatre jours les {CL 121} corps d'arm�e r�unis au camp de Boulogne {Lub 505} travers�rent secr�tement la France et vinrent prendre position sur le Rhin.

L'empereur se mit � la t�te de cette masse de cent quatre-vingt mille hommes, qui re�ut le nom de grande arm�e. La grande arm�e devait op�rer sur le Danube pendant que Mass�na, avec cinquante mille hommes, pousserait l'archiduc Charles sur l'Adige. Le plan de Napol�on �tait de tourner le corps du g�n�ral Mack en faisant filer ses divisions par le bas Danube, de mani�re � couper ses communications avec l'arm�e russe qui s'avan�ait par la Gallicie.

Le sixi�me corps, command� par le mar�chal Ney, et dont faisait partie la division Dupont, quitta ses cantonnements de Montreuil, traversa la Flandre, la Picardie, la Champagne, la Lorraine, et arriva sur le Rhin du 23 au 24 septembre 1805. Tous avaient march� avec une ardeur sans pareille. Il y avait cinq ans que ces soldats n'avaient combattu, et c'�tait la premi�re fois que Napol�on, depuis qu'il �tait empereur, paraissait � la t�te de ses arm�es.

« La division Dupont, dit M. Thiers (Histoire du Consulat), en traversant le d�partement de l'Aisne, avait laiss� en arri�re une cinquantaine d'hommes appartenant � ce d�partement. Ils �taient all�s visiter leurs familles, et le surlendemain ils avaient tous rejoint. Apr�s avoir fait cent cinquante lieues au milieu de l'automne, sans se reposer un seul jour, l'arm�e n'avait ni malades ni tra�nards, exemple unique d� � l'esprit des troupes et � un long campement. »

{CL 122} LETTRE PREMIÈRE e

DE MON PÈRE À MA MÈRE

Haguenau, 1er vend�miaire an XIV
(22 septembre 1805).

J'arrive avec Decouchy pour faire ici le logement de notre division, comme c'est notre coutume. Nous d�nons chez le mar�chal Ney. Il nous avertit que nous allons faire vingt lieues sans d�brider, passer le Rhin et ne faire halte qu'� Dourlach, o� nous devons rencontrer l'ennemi.

Apr�s une marche de cent cinquante lieues, une pareille {Lub 506} galopade est capable de nous crever tous. N'importe, c'est l'ordre. En passant le Rhin, nous prenons sous nos ordres le premier r�giment de hussards et quatre mille hommes des troupes de l'�lecteur de Baden. Ainsi nous allons �tre tr�s-forts avec cette division de douze mille hommes. Tu entendras parler de nous. Ah! mon amie, loin de toi, les bagarres et les batailles sont les seules distractions que je puisse go�ter, car sans toi les plaisirs me paraissent des motifs de tristesse, et tout ce qui peut rendre les autres inquiets et agit�s, en les mettant � mon niveau, me les fait para�tre plus supportables. Je jouis int�rieurement des figures renvers�es de beaucoup de gens tr�s-braves et tr�s-importants en temps de paix. Les routes sont couvertes des voitures de la cour, remplies de pages, de chambellans et de laquais voyageant en bas de soie blancs. Gare les �claboussures!

Vraiment si je pouvais me r�jouir de quelque chose quand je ne te vois pas, je crois que je serais content � l'approche du branle-bas qui se pr�pare. Ne crains pas d'infid�lit�s, car de longtemps je n'aurai rien � d�m�ler qu'avec le sexe masculin. Messieurs de l'Autriche vont {CL 123} nous donner du travail, et, du train dont on nous m�ne, je ne crois pas qu'on nous laisse le temps de penser � mal.

Je n'irai point � Strasbourg et ne verrai ni ***, ni ***, ni ***, qui ne sont point gens � fr�quenter les coups de fusil. Depuis que je t'ai quitt�e, je n'ai pas eu un seul moment de repos. Il y a six nuits que je n'ai dormi et huit jours que je n'ai pu me d�shabiller. Toujours en avant pour les logements, j'en ai une extinction de voix. Je te demande si c'est dans cet �quipage, et quand je te porte tout enti�re dans mon cœur, que je puis penser � aller faire l'agr�able aupr�s des belles des villages que nous traversons en poste. Ce serait bien plut�t � moi d'�tre inquiet si je ne croyais pas � ton amour, si je n'en connaissais pas toute la d�licatesse. Ah! si je me mettais � �tre jaloux, je le serais m�me d'un regard de tes yeux, et pour un rien je deviendrais le plus malheureux des hommes; mais loin de moi cette injure � notre amour! J'ai re�u, ma ch�re femme, ta lettre de Sarrebourg. Elle est aimable comme toi, elle m'a rendu la vie et le courage. Que notre Aurore est gentille! Que tu me donnes d'impatience de revenir pour vous serrer toutes deux dans mes bras! Je t'en conjure, ch�re {Lub 507} amie, donne-moi souvent de, tes nouvelles. Adresse-moi tes lettres: A Monsieur Dupin, aide de camp du g�n�ral Dupont commandant la premi�re division du sixi�me corps sous les ordres du mar�chal Ney. De cette mani�re, quelque mouvement que fasse l'arm�e, je les recevrai. Songe, ch�re femme, que c'est le seul plaisir que je puisse go�ter loin de toi, au milieu des fatigues de cette campagne.

Parle-moi de ton amour, de notre enfant. Songe que tu m'arracherais la vie si tu cessais de m'aimer. Songe que tu es ma femme, que je t'adore, que je n'aime l'existence que pour toi, et que je t'ai consacr� la mienne. Songe que {CL 124} rien au monde, except� l'honneur et le devoir, ne peut me retenir loin de toi, que je suis au milieu des fatigues et des privations de toute esp�ce, et qu'elles ne me paraissent rien en comparaison de celle que me cause ton absence. Songe que l'espoir seul de te retrouver me soutient et m'attache � la vie.

Adieu, ch�re femme, je tombe de fatigue. J'ai un lit pour cette nuit. D'ici � longtemps je n'en trouverai plus et je vais en profiter pour r�ver de toi. Adieu donc, ch�re Sophie, je t'�crirai de Dourlach, si je peux. Re�ois mille tendres baisers et donnes-en pour moi tout autant � Aurore. Sois sans inqui�tude, je sais faire mon m�tier, je suis heureux � la guerre; le brevet et la croix m'attendent.

P.S. O� as-tu pris qu'on payait double en temps de guerre? C'est plus que le contraire, car il n'est pas seulement question de l'arriv�e du payeur. Cependant, comme nous n'avons pas de mer � traverser et qu'il viendra t�t ou tard, ne crains rien pour moi et ne me garde rien de l'argent que ma m�re aura � te remettre. Écris-lui pour la pr�venir de ton arriv�e � Paris. f


Je vais essayer de faire suivre rapidement � mon lecteur la marche de la division Dupont, et par cons�quent celle de mon p�re pendant cette m�morable campagne qui allait aboutir � la bataille d'Austerlitz.

Le 25 septembre le 6e corps, dont elle faisait partie, passa le Rhin entre Lauterbourg et Carlsruhe et vint jusqu'� Stuttgard, apr�s avoir travers� les vall�es qui descendent de la cha�ne des Alpes de Souabe. Le {Lub 508} 6 octobre, nos six corps d'arm�e �taient arriv�s sans accidents au del� de cette cha�ne. Le 7, ils pass�rent le Danube. Mais le corps de Ney fut laiss� sur la rive gauche, couvrant la route de {CL 125} Wurtemberg. Le 10, l'arm�e se rapprocha d'Ulm afin de serrer de plus pr�s le g�n�ral Mack, qui persistait � s'y maintenir. La division resta seule sur la rive gauche du fleuve; forte de six mille hommes, elle engagea une lutte glorieuse et presque sans exemple contre un corps de vingt-cinq mille Autrichiens. Elle les arr�ta dans leur marche et enleva � l'arm�e du malheureux Mack le dernier espoir de salut, en lui fermant la route de la Boh�me. Le 14 octobre, le g�n�ral Dupont, qui avait d� se porter vers Albeck afin de cacher � l'ennemi le petit nombre de ses soldats et son isolement sur la rive gauche, revint sur les plateaux bois�s d'Haslach qu'il avait illustr�s trois jours avant par une h�ro�que r�sistance. Apr�s avoir maintenu le gros de l'arm�e autrichienne dans Ulm, il lui �tait r�serv� d'emp�cher, sur le m�me champ de bataille, la jonction du corps du g�n�ral Werneck, qui, sorti d'Ulm la veille pour pousser une reconnaissance, ne put y rentrer.

Cependant la discorde �tait dans l'�tat-major du g�n�ral autrichien. Mack, fid�le au plan de campagne dress� par le conseil aulique, persistait � attendre dans ses retranchements l'arriv�e de l'arm�e russe de Kutusof. Le prince de Schwartzenberg et l'archiduc Ferdinand voulaient gagner la Boh�me en passant sur les divisions Ney et Dupont. Mais, ne pouvant vaincrela r�sistance du g�n�ral en chef, l'archiduc r�solut, gr�ce � sa position ind�pendante, d'accomplir son dessein. Il partit dans la nuit avec six ou sept mille chevaux et un corps d'infanterie pour rejoindre Werneck.

Murat, � la t�te de la brave division Dupont, des grenadiers Oudinot et de sa r�serve de cavalerie, se mit � leur poursuite. Il les suivit pendant quatre jours sans prendre de repos, faisant plus de dix lieues par jour, et ne s'arr�ta qu'au del� de Nuremberg, apr�s avoir battu et d�truit ce corps d'arm�e. Les fran�ais avaient fait douze mille prisonniers, pris cent vingt pi�ces de canon, cinq cents voitures, {CL 126} onze drapeaux, deux cents officiers, sept g�n�raux et le tr�sor de l'arm�e autrichienne. Le prince Ferdinand faillit �tre pris et gagna la route de Boh�me avec deux ou trois mille chevaux.

{Lub 509} LETTRE II

DE MON PÈRE À MA MÈRE

Nuremberg, 29 vend�miaire an XIV.

Nous sommes ici, ma ch�re femme, depuis hier soir, apr�s avoir poursuivi l'ennemi sans rel�che pendant quatre jours; nous avons fait toute l'arm�e autrichienne prisonni�re, � peine en est-il rest� quelques-uns pour porter la nouvelle et l'�pouvante au fond de l'Allemagne. Le prince Murat, qui nous commande, est tr�s-content de nous, et doit, demain ou apr�s , demander pour moi la croix � l'empereur, ainsi que pour trois autres officiers de la division. h

Je ne te parlerai pas des fatigues et des dangers de ces dix journ�es. Ce sont les inconv�nients du m�tier. Que sont-ils en comparaison des inqui�tudes et des chagrins que me cause ton absence! Je ne re�ois point de tes nouvelles. On dit m�me que l'ennemi ayant inqui�t� continuellement notre gauche, aucune lettre de nous n'a pu passer en France. Juge de mon tourment, de mon angoisse! Sais-je si tu n'es pas horriblement inqui�te de moi? si tu as re�u l'argent que je t'ai fait passer? si mon Aurore se porte bien? Être s�par� de ce que j'ai de plus cher au monde sans pouvoir en obtenir un seul mot! Sois courageuse, mon amie! Songe que notre s�paration ne peut alt�rer mon amour. Quel bonheur de nous retrouver pour ne plus nous s�parer! D�s que la campagne sera termin�e, {CL 127} avec quelle ivresse je volerai dans tes bras pour ne plus m'en arracher, et te consacrer, ainsi qu'� Aurore, tous mes soins et tous mes instants! Cette id�e seule me soutient contre l'ennui et le chagrin qui loin de toi m'assi�gent. Au milieu des horreurs de la guerre, je me reporte pr�s de toi, et ta douce image me fait oublier le vent, le froid, la pluie et toutes les mis�res auxquelles nous sommes livr�s. De ton c�t�, ch�re amie, pense � moi. Songe que je t'ai vou� l'amour le plus tendre, et que la mort seule pourra l'�teindre dans mon cœur. Songe que le moindre refroidissement de ta part empoisonnerait le reste de ma vie, et que si j'ai pu te {Lub 510} quitter, c'est que le devoir et l'honneur m'en faisaient une loi sacr�e.

Nous quittons demain Nuremberg � cinq heures du matin pour nous rendre � Ratisbonne, o� nous arriverons dans trois jours. Le prince Murat commande toujours notre division.


Apr�s la reddition d'Ulm, Napol�on se dirigea rapidement sur Vienne en suivant la vall�e du Danube. Le gros de l'arm�e marchait par la rive droite du fleuve. Une flottille, portant de l'artillerie et dix mille hommes, descendait parall�lement, pr�te � venir au secours soit des troupes de la rive droite, soit des divisions Gazan et Dupont, qui occupaient la rive gauche sous le commandement sup�rieur du g�n�ral Mortier. À quelques lieues de Vienne, le corps de la rive gauche se trouva tout � coup en pr�sence de l'ennemi: c'�tait l'arm�e russe de Kutusof qui, rest�e en arri�re de Mack, � Braunau, et renon�ant � couvrir la capitale de l'Autriche, avait pass� le Danube � Mautern et allait en Moravie au-devant de la deuxi�me arm�e russe. La division Gazan, entra�n�e par l'�lan de Murat, qui, avec l'avant-garde de l'arm�e principale, s'avan�ait trop rapidement {CL 128} sur Vienne par la rive droite, avait laiss� une marche entre elle et la division Dupont. Mortier, surpris de rencontrer les Russes, qu'il croyait devant Vienne, les poussa n�anmoins vivement jusqu'� Stein. Cependant, reconnaissant bient�t qu'il avait affaire � toute une arm�e, il fut oblig� de r�trogader sur Diernstein. Mais il trouva ce point occup� par quinze mille Russes qui l'avaient tourn�. On recommen�a dans l'obscurit� le combat livr� le matin. Ces cinq mille h�ros �taient entour�s de toutes parts par des masses �normes. Il ne vint � personne l'id�e de capituler. Quelques officiers conseill�rent � Mortier de s'embarquer seul et de traverser le fleuve, afin de ne pas laisser � l'ennemi un aussi beau troph�e qu'un mar�chal de France. « Non, r�pondit l'illustre mar�chal, on ne se s�pare pas d'aussi braves gens. On se sauve ou on p�rit avec eux. » Il �tait l�, l'�p�e � la main, combattant � la t�te de ses grenadiers. Tout � coup on entend un feu violent sur les derri�res de Diernstein. C'est l'infatigable division Dupont qui, apprenant la f�cheuse position du mar�chal, avait doubl� son �tape pour marcher au feu. Les soldats qui avaient si glorieusement combattu � Haslach se pr�cipit�rent sur les Russes, et les colonnes se rejoignirent � Diernstein � la lueur du feu. Les cinq mille hommes de la division Gazan, qui avaient r�sist� tout un jour � trente mille Russes, �taient r�duits � deux mille cinq cents. Napol�on envoya les plus �clatantes r�compenses aux deux divisions Gazan et Dupont. Apr�s la campagne elles furent �tablies � Vienne m�me pour s'y refaire de leurs fatigues et de leurs blessures.

{CL 129} LETTRE III i

DE MON PÈRE À MA MÈRE

Vienne, le 30 brumaire an XIV.

Ma femme, ma ch�re femme, ce jour est le plus beau de ma vie. D�vor� d'inqui�tude, exc�d� de fatigue, j'arrive � Vienne avec la division. Je ne sais si tu m'aimes, si tu te portes bien, si mon Aurore est triste ou joyeuse, si ma femme est toujours ma Sophie. Je cours � la poste, mon cœur bat d'esp�rance et de crainte. Je trouve une lettre de toi; je l'ouvre avec transport, je tremble de bonheur en lisant les douces expressions de ta tendresse. Oh oui! ch�re femme, c'est pour la vie que je suis � toi, rien au monde ne peut alt�rer l'ardent amour que je te porte, et tant que tu le partageras, je d�lierai le sort, la fortune et les ridicules injustices. J'avais grand besoin de lire une lettre de ma femme pour me faire supporter l'ennui de mon existence.

Apr�s m'�tre battu en bon soldat, avoir expos� cent fois ma vie pour le succ�s de nos armes, avoir vu p�rir � mes c�t�s mes plus chers amis, j'ai eu le chagrin de voir nos plus brillants exploits ignor�s, d�figur�s, obscurcis par la valetaille militaire. Je m'entends et tu dois m'entendre et reconna�tre les courtisans. Sans cesse � la t�te des r�giments de notre division, j'ai vu que le courage et l'intr�pidit� �taient des qualit�s inutiles, et que la faveur seule distribuait ses lauriers. Enfin nous �tions six mille il y a deux mois, nous ne sommes plus que trois mille aujourd'hui. Pour notre part, nous avons pris cinq drapeaux � l'ennemi, dont deux aux Russes; nous {Lub 512} avons fait cinq mille prisonniers, tu� deux mille hommes, pris quatre pi�ces de {CL 130} canon, le tout dans l'espace de six semaines, et nous voyons citer tous les jours dans les rapports des gens qui n'ont rien fait du tout, tandis que nos noms restent dans l'oubli. L'estime et l'affection de nos camarades me consolent. Je reviendrai pauvre diable, mais avec des amis que j'ai faits sur le champ de bataille et qui sont plus sinc�res que messieurs de la cour. Je t'ennuie de mon humeur noire; mais � qui puis-je conter mes chagrins si ce n'est � ma Sophie, et qui peut mieux qu'elle les partager et les adoucir?

Enfin, comme nos soldats sont exc�d�s, que nous nous sommes battus sans rel�che pendant huit jours avec les Russes, on nous a renvoy�s de la Moravie ici pour prendre quelque repos. J'ai tout perdu � l'affaire d'Haslach*. Je m'en suis indemnis� depuis aux d�pens d'un officier des dragons de Latour auquel j'ai fait mettre pied � terre.

* Pendant cette glorieuse affaire les Autrichiens s'�taient jet�s, � Albeck, sur les bagages de la division Dupont, et s'en �taient empar�s, ramassant ainsi, dit M. Thiers, quelques vulgaires troph�es, triste consolation d'une d�faite essuy�e par vingt-cinq mille hommes contre six mille.

On nous promet toujours de fort belles choses, mais Dieu sait si cela viendra. Ma m�re m'�crit que tu ne manqueras de rien et que je puis �tre tranquille. A propos! de quelle nouvelle folie m'as-tu r�gal�? J'en ai fait rire Debaine aux larmes; mademoiselle Roumier est ma vieille bonne, � qui ma m�re fait une pension pour m'avoir �lev�. Elle avait quarante ans quand je vins au monde. Le beau sujet de jalousie! Je raconte cette folie � tous nos amis.

J'ai vu ce matin Billette. Sa vue, qui me rappelait la rue Meslay, m'a caus� une joie infinie. Je l'ai embrass� comme mon meilleur ami, parce que je pouvais lui parler de toi et qu'il pouvait me r�pondre. Quoiqu'il n'e�t pas de {CL 131} nouvelles directes � me donner de ta sant�, je l'ai questionn� jusqu'� l'ennuyer.

On parle de nous renvoyer bient�t en France, car la guerre fin�t ici faute de combattants. Les Autrichiens n'osent plus se mesurer avec nous, ils sont terrifi�s. Les Russes sont en pleine d�route. On nous regarde ici avec {Lub 513} stup�faction. Les habitants de Vienne peuvent � peine croire � notre pr�sence. D'ailleurs cette ville est assez insipide. Depuis vingt-quatre heures que j'y suis, je m'y ennuie comme dans une prison. Les gens riches se sont enfuis, les bourgeois tremblent et se cachent, le peuple est frapp� de stupeur. On dit que nous repartirons dans trois ou quatre jours pour marcher sur la Hongrie et faire mettre bas les armes aux d�bris de l'arm�e autrichienne, et h�ter par l� la conclusion de la paix.

Sois toujours maussade en mon absence. Oui, ch�re femme, c'est ainsi que je t'aime. Que personne ne te voie; ne songe qu'� soigner notre fille, et je serai heureux autant que je puis l'�tre loin de toi.

Adieu, ch�re amie, j'esp�re te serrer bient�t dans mes bras. Mille baisers pour toi et pour mon Aurore.


Cet on dit sur une nouvelle marche en Hongrie aboutit � la bataille d'Austerlitz, le 4 d�cembre 1805. J'ignore si mon p�re y assista. Bien que plusieurs personnes me l'aient affirm� et que son article n�crologique l'atteste, je ne le crois pas, car la division Dupont, ext�nu�e par les prodiges d'Haslach et de
Diernstein j, dut rester � Vienne pour se refaire, et le nom de Dupont ne se trouve dans aucune des relations que j'ai lues de la bataille d'Austerlitz. 1

{Presse 22/11/54 1} Disons en passant un mot sur Dupont, ce g�n�ral si coupable ou si malheureux en Espagne � Baylen, et si honteusement r�compens� par la Restauration d'avoir �t� un {CL 132} des premiers � trahir la gloire de l'arm�e fran�aise dans la personne de l'empereur. Il est certain que dans la campagne que nous venons d'esquisser il se montra grand homme de guerre. On a vu que mon p�re le jugeait l�g�rement en temps de paix, mais s�rieusement ailleurs. L'empereur avait-il une m�fiance, une pr�vention secr�te contre Dupont? Il devait en �tre ainsi, ou bien Dupont aimait � jouer le r�le de m�content. Il est bien certain que les plaintes de mon p�re dans la lettre qu'on vient de lire sont inspir�es par un sentiment collectif. Il n'�tait pas, quant � lui, un personnage assez important pour se croire l'objet d'une inimiti� particuli�re. Je ne sais pas quels sont ces courtisans, cette valetaille militaire contre laquelle mon p�re regimbe avec tant d'amertume. {Lub 514} Comme il avait le caract�re le plus bienveillant et le plus g�n�reux qui se puisse rencontrer, il faut croire qu'il y avait dans ses plaintes quelque chose de fond�.

On sait d'ailleurs combien d'inimiti�s, de rivalit�s et de col�res k l'empereur eut � contenir durant cette campagne, quelles fautes commit Murat par audace et par pr�somption, quelles indignations furent soulev�es dans l'�me de Ney � ce propos. Qu'on se reporte � l'histoire, on trouvera s�rement la clef de cette douleur que mon p�re nourrit sur les champs de bataille, et qui marque un changement bien notable dans les dispositions de ceux qui avaient suivi le premier consul avec tant d'ivresse � Marengo. Sans doute elles sont magnifiques, ces campagnes de l'Empire, et nos soldats y sont des h�ros de cent coud�es. Napol�on y est le plus grand g�n�ral de l'univers. Mais comme l'esprit de cour a d�j� d�flor� les jeunes enthousiastes de la r�publique! À Marengo, mon p�re �crivait en post-scriptum � sa m�re: « Ah! Mon dieu, j'allais oublier de te dire que je suis nomm� lieutenant sur le champ de bataille. » preuve qu'il n'avait gu�re pens� � {CL 133} sa fortune personnelle en combattant avec l'ivresse de la cause. À Vienne, il �crit � sa femme pour exprimer un doute d�daigneux sur la r�compense qui l'attend. Chacun sous l'Empire songe � soi; sous la R�publique, c'�tait � qui s'oublierait.

Quoi qu'il en soit, la disgr�ce apparente dont la carri�re de mon p�re semblait �tre frapp�e depuis le passage du Mincio cessa avec la campagne de 1805. Il obtint enfin de passer dans la ligne, et fut nomm� capitaine du 1er hussards le 30 frimaire an XIV (20 d�cembre 1805)*. Il revint � Paris, puis nous emmena, ma m�re, Caroline et moi, � son r�giment, qui �tait en garnison je ne sais o�. Lorsqu'il repartit pour la campagne de 1806, il �crivait � sa femme � Tongres, au d�p�t, chez le quartier-ma�tre du r�giment. Probablement il fit un voyage � Nohant dans l'intervalle, mais je ne retrouve son histoire que dans les quelques lettres qui vont suivre. l

* Il obtint aussi la croix de la l�gion d'honneur � cette �poque.


On devait pr�voir que l'�clatante victoire qui avait clos, � Austerlitz, la campagne de 1805 contre les Autrichiens {Lub 515} et les Russes, conserverait � l'Europe une paix si vaillamment disput�e, si ch�rement acquise, mais il n'en fut rien. La Prusse, qui depuis 1792 s'�tait tenue � l'�cart, allait recommencer les hostilit�s contre la France victorieuse. Tout le monde fut surpris en Europe de cette d�termination aussi t�m�raire qu'impr�vue du cabinet de Berlin; mais, comme le dit M. Thiers, les cabinets ont aussi leurs passions, et « ces irritations subites qui, dans la vie priv�e, s'emparent quelquefois de deux hommes et leur mettent le fer � la main, sont tout aussi souvent, plus {CL 134} souvent m�me qu'un int�r�t r�fl�chi, la cause qui pr�cipite deux nations l'une sur l'autre. »

Devant cette nouvelle agression, Napol�on eut bient�t pris son parti. Une arm�e prussienne ayant envahi la Saxe, il consid�ra la guerre comme d�clar�e, fit rapidement toutes ses dispositions, et partit de Mayence dans les derniers jours de septembre pour entrer en Prusse � la t�te de la grande arm�e. L'empereur se s�para � Mayence de sa cour et de l'imp�ratrice, et se rendit � Wurtzbourg accompagn� seulement de sa maison militaire.

La division Dupont, toujours employ�e s�par�ment depuis les combats de Haslach et d'Albeck, et qui avait occup� le grand-duch� de Berg, avait �t� ramen�e sur Mayence et Francfort aux premiers bruits de guerre. Mon p�re se trouvait donc � Mayence lorsque Napol�on y arriva.

DE MON PÈRE À MA MÈRE

Primlingen, 2 octobre 1806. m

Depuis Mayence nous avons �t� tellement errants, que je n'ai pu trouver un moment pour te donner de mes nouvelles. D'abord, je t'aime avec idol�trie; ceci n'est pas nouveau pour toi, mais c'est ce que je suis le plus press� de te dire. Ah! que je suis las d'�tre s�par� de toi! Je jure bien que cette campagne-ci finie, quoi qu'il arrive, je ne te quitterai plus. n

Notre pauvre colonel est bien malade. La fatigue de la marche a renouvel� ses douleurs n�phr�tiques et il a �t� oblig� de s'en retourner hier � Francfort. Son �tat et son d�part dans cette circonstance affligent infiniment le r�giment, et je le regrette encore plus que tout le monde. Depuis o trois jours, j'ai fait trente-six lieues avec ma compagnie {CL 135} pour escorter l'empereur. Il est arriv� hier soir � Wurtzbourg. Nous sommes cantonn�s aux environs. Toute la garde � pied est arriv�e. Chemin faisant l'empereur m'a fait plusieurs questions sur le r�giment, et � la derni�re, que le bruit de la voiture m'emp�chait d'entendre, et que pourtant il r�p�ta trois fois, je r�pondis � tout hasard: Oui, sire. Je le vis sourire, et je juge que j'aurai dit une fi�re b�tise. S'il pouvait me donner ma retraite comme idiot ou sourd, je m'en consolerais bien en retournant pr�s de toi! p

Voici le froid qui arrive, et je regrette beaucoup de n'avoir pas emport� ma pelisse; fais-moi le plaisir de la remettre � Chapotot, qui, d'une mani�re ou de l'autre me la fera passer. Ne mets pas cette recommandation en papillottes; car entre ta pincette et tes jolis cheveux elle pourrait avoir trop chaud, tandis que je g�lerais ici, loin de toi, dans mon caracot de singe.

Adieu q, ma jolie femme, ma ch�re amie, ce que j'aime, ce que je regrette, ce que je d�sire le plus au monde. Je l'embrasse de toute mon �me, j'aime mon Aurore, nos enfants, ta sœur, tout ce qui est nous. r

Nous avons une poste � notre division, ainsi j'ai l'espoir de recevoir souvent de tes nouvelles.


L'arriv�e subite de Napol�on � Wurtzbourg changea les dispositions des chefs de l'arm�e prussienne. Ceux-ci, frapp�s par la nouvelle tactique qui avait si puissamment contribu� aux succ�s rapides de la pr�c�dente campagne contre les autrichiens et les Russes, au lieu de garder la d�fensive en choisissant les terrains les plus favorables et en laissant l'arm�e fran�aise venir jusqu'� eux � travers toutes les difficult�s d'une marche en pays ennemi, avaient {CL 136} r�solu de prendre l'offensive sans attendre les renforts que la Russie leur promettait. Le mouvement de Napol�on inspira cependant aux prussiens une r�serve plus prudente, et ils se d�termin�rent � garder les fortes positions qu'ils occupaient derri�re la for�t de Thuringe.

L'arm�e fran�aise se mit en marche le 8 octobre, et le lendemain Murat et Bernadotte, formant l'avant-garde, battirent le corps du g�n�ral Tauenzien. Le 10, Lannes {Lub 517} battait le prince Louis � Saalfeld, et les fuyards apprenaient aux deux arm�es prussiennes de Hohenlohe et de Brunswick, �tablies derri�re I�na, la fin tragique de ce prince et la dispersion de son arm�e.

Le duc de Brunswick, qui commandait en chef, se d�cida aussit�t � se retirer sur l'Elbe par Naumbourg, en laissant le prince Hohenlohe � I�na avec cinquante mille hommes, et ayant en arri�re-garde Ruchel avec dix-huit mille hommes.

Mais, le 13 octobre, au moment o� l'arm�e ennemie commen�ait son mouvement, Napol�on arrivait � I�na, occup� d�j� par Lannes, et reconnaissait le terrain. Les deux arm�es �taient en pr�sence.

Je n'ai point � raconter ici cette m�morable bataille d'I�na, qui eut lieu le lendemain. La formidable arm�e prussienne fut compl�tement battue. De la part des fran�ais, cinquante mille hommes seulement furent engag�s.

Pendant que Hohenlohe �tait battu � I�na, Bernadotte marchait sur Halle pour y passer la Saale, gagner et couper la retraite de l'arm�e prussienne. Le duc de Brunswick en se retirant vers l'Elbe avait ordonn� au prince Eug�ne de Wurtemberg de garder Halle avec dix-huit mille hommes, derni�re ressource de la monarchie prussienne, et de recueillir les fuyards. Le 17 octobre au matin, la division Dupont, qui suivait le corps de Bernadotte, se pr�senta en vue de la ville. Dupont n'h�site pas un instant. Il forme {CL 137} son infanterie en colonne, enl�ve au pas de course le pont sur la Saale, force les portes de Halle, traverse la ville, et va se ranger en bataille en face de l'arm�e du duc de Wurtemberg. Le feu de douze mille hommes bien post�s accueille les trois r�giments dont se compose la petite arm�e de Dupont. Ses soldats escaladent les hauteurs sous le feu de l'ennemi et le mettent en d�route. Le duc de Wurtemberg se retira en d�sordre sur l'Elbe. Cinq mille hommes en avaient vaincu dix-huit mille. Napol�on, accouru sur le champ de bataille, combla de ses �loges les troupes du g�n�ral Dupont.

Dix jours apr�s, Napol�on entrait � Berlin au milieu de la garde imp�riale.

Cependant le roi Fr�d�ric-Guillaume ayant refus� l'armistice qu'on lui offrait, pour aller se joindre aux Russes, qui marchaient � son secours, l'empereur se {Lub 518} d�cida � entrer en Pologne. Accueillie avec enthousiasme par les polonais qui commen�aient � concevoir un premier espoir s�rieux d'affranchissement, l'arm�e fran�aise prit position autour de Varsovie, dans les premiers jours de d�cembre.

Napol�on avait l'intention de fixer ses quartiers d'hiver sur les bords de la Vistule, « mais cela ne peut avoir lieu, �crivait-il � Davoust, qu'apr�s avoir repouss� les Russes. » L'arm�e se porta en effet � la rencontre des Russes, qui furent battus � Pultusk et rejet�s au del� de la Narew avec de grandes pertes.

Vers le 25 janvier, les Russes reprirent l'initiative, et, le 30, Napol�on �tait � la t�te de la grande arm�e. À son approche, le g�n�ral russe Benningsen se replia sur Eylau, o� fut livr�e cette sanglante bataille, qui co�ta plus de quarante mille hommes, et qui honora �galement les vainqueurs et les vaincus. Si l'ennemi put battre en retraite sans �tre inqui�t� par l'arm�e victorieuse, presque aussi maltrait�e, Napol�on eut au moins l'avantage d'�tre d�livr� pour quelque {CL 138} temps des appr�hensions que le voisinage de l'arm�e russe pouvait causer dans les cantonnements.

La division Dupont, rattach�e au corps de Bernadotte, �tait rest�e � trente lieues en arri�re d'Eylau et n'avait pu prendre part au combat. Apr�s avoir renferm� les Russes dans Kœnigsberg, la grande arm�e put prendre ses cantonnements sur la Passarge. Mais Benningsen, enorgueilli de n'avoir pas perdu � Eylau jusqu'au dernier homme, et, suivant son usage, se disant vainqueur, voulut donner � ses vanteries une apparence de v�rit�; il sortit de derri�re les murailles o� il s'�tait r�fugi� et eut l'audace de venir se poser en face de Ney. Ce g�n�ral, m�content de n'avoir pu prendre part � la bataille d'Eylau, saisit avec empressement cette occasion de prendre une revanche, et re�ut vigoureusement les corps qui lui furent oppos�s. Pendant ce temps, la division Dupont s'emparait de Braunsberg sur la Passarge s et faisait prisonniers deux mille prussiens. Fatigu� par les obsessions continuelles des Russes, et voulant assurer la tranquillit� de ses cantonnements pour tout l'hiver, Napol�on fit faire un mouvement en avant aux corps de Bernadotte et de Soult, qu'il avait plac�s dans une esp�ce d'embuscade pour le moment de la reprise de la {Lub 519} campagne. Les Russes, s'apercevant que la retraite sur Kœnigsberg pouvait leur �tre coup�e, se retir�rent pour ne plus repara�tre de l'hiver.

DE MON PÈRE À MA MÈRE t

7 d�cembre 1806.

Depuis quinze jours, ma ch�re femme, je parcours les d�serts de la Pologne, � cheval d�s cinq heures du malin, et apr�s avoir march� jusqu'� la nuit ne trouvant que la baraque enfum�e d'un pauvre diable, o� je puis � peine {CL 139} obtenir une botte de paille pour me reposer. Aujourd'hui j'arrive dans la capitale de la Pologne, et je puis enfin mettre une lettre � la poste. Je t'aime cent fois plus que la vie; ton souvenir me suit partout pour me consoler et me d�sesp�rer en m�me temps. En m'endormant je te vois; en m'�veillant je pense � toi; mon �me tout enti�re est pr�s de toi. Tu es mon dieu, l'ange tut�laire que j'invoque, que j'appelle au milieu de mes fatigues et de mes dangers. Depuis que je t'ai quitt�e je n'ai pas joui d'un seul instant de repos, et je n'ai pas besoin de te dire que je n'ai pas go�t� un seul instant de bonheur. Aime-moi, aime-moi, c'est le seul moyen d'adoucir cette rude vie que je m�ne. Écris-moi. Je n'ai encore re�u que deux lettres de toi. Je les ai lues cent fois, je les relis encore. Sois toujours la m�me femme qui m'�crit d'une mani�re si tendre et si adorable. Que l'absence ne te refroidisse pas. Je crois qu'elle augmente mon amour s'il est possible. Ne perdons pas l'espoir de nous r�unir bient�t. On traite � Posen. Il est tr�s-probable que nos succ�s d�termineront les Russes � la paix. Je vais voir tout � l'heure Philippe S�gur et lui remettre le paquet que je te destine. Il aura les moyens de te le faire parvenir promptement. Demain nous passons la Vistule; les Russes sont � dix lieues d'ici, fort interloqu�s de notre marche et de nos manœuvres. Pour moi, j'en suis � d�sirer un bon coup de sabre qui m'estropie � tout jamais et me renvoie aupr�s de toi. Dans le si�cle o� nous sommes, un militaire ne peut esp�rer de repos et de bonheur domestique qu'en perdant bras ou jambes. Je ne rencontre pas un �tre dans l'arm�e qui ne fasse un vœu analogue. Mais le maudit {Lub 520} honneur est l� qui nous retient tous. Beaucoup se plaignent, moi je souffre tout bas, car que m'importent les d�go�ts, les privations, les fatigues? ce n'est pas l� ce qui me chagrine dans le m�tier; c'est ton absence, et je ne puis aller dire cela aux autres. Ceux qui ne te connaissent pas {CL 140} ne comprendraient pas l'xc�s de mon amour. Ceux qui te connaissent le comprendraient plus que je ne veux u.

Parle de moi � nos enfants. Je suis forc� de courir au fourrage. Pas un moment, m�me pour go�ter cette demi-consolation de t'�crire! Je t'aime comme un fou. Aime-moi si tu veux que je supporte la vie.


Apr�s l'affaire de la Passarge, mon p�re fut fait chef d'escadron, et, le 4 avril 1807, Murat se l'attacha en qualit� d'aide de camp. Deschartres m'a racont� que ce fut � la recommandation de l'empereur, qui, l'ayant remarqu�, dit au prince: « Voil� un beau et brave jeune homme, c'est comme cela qu'il vous faut des aides de camp. « Mon p�re s'attendait si peu � cette faveur, qu'il faillit la refuser en voyant qu'elle allait l'assujettir davantage et cr�er un nouvel obstacle au repos absolu qu'il r�vait au sein de sa famille. Ma m�re lui sut assez mauvais gr� de ce qu'elle appela son ambition, et il eut � s'en justifier, ainsi qu'on le verra dans la lettre suivante.

Rosemberg, 10 mai 1807, au quartier g�n�ral du grand-duc de Berg.

Apr�s avoir parcouru v pendant trois semaines comme un d�rat� et donn� au prince un assez joli �chantillon de mon savoir-faire dans la partie des missions, j'arrive ici et j'y trouve deux lettres de toi, du 23 mars et du 8 avril. La premi�re me tue; il me semble que tu ne m'aimes d�j� plus quand tu m'annonces que tu vas t'efforcer de m'aimer un peu moins. Heureusement je d�cachette la seconde, et je vois bien que c'est � force de m'aimer que tu me fais tout ce mal. ma ch�re femme, ma Sophie, tu as pu les �crire ces mots cruels, m'envoyer � trois cents lieues ce poison {CL 141} mortel, m'exposer � la douleur de lire cette lettre affreuse pendant quinze jours peut-�tre avant d'en avoir {Lub 521} re�u une autre qui me rassure et me console! Me voil� forc� de remercier Dieu d'avoir �t� longtemps priv� de tes nouvelles! Ô mon amie, abjure ces horribles pens�es, ces injustes soup�ons. Est-il possible que tu doutes de moi? w Le plus sensible reproche que tu puisses me faire, c'est de me dire que je ne me souviens pas {Presse 24/11/54 2} que Caroline existe, et que tu es effray�e en pendant � l'avenir de cette enfant. En quoi ai-je pu m�riter ces doutes injurieux? Ai-je un seul moment cess� de la regarder comme ma fille? Ai-je fait, dans mes soins et dans mes caresses, la moindre diff�rence entre elle et nos autres enfants? Depuis le jour o� je t'ai vue pour la premi�re fois, ai-je un moment cess� de t'adorer; d'aimer tout ce qui t'appartient, ta fille, ta sœur, tout ce que tu aimes? Tu m'accables de reproches comme si je t'abandonnais pour le seul plaisir de courir le monde. Je te jure sur l'honneur et sur l'amour que je n'ai point demand� d'avancement, que le grand-duc m'a appel� aupr�s de lui sans que je me doutasse qu'il en e�t la moindre id�e, qu'enfin j'ai vu s'�loigner avec un profond chagrin le jour qui devait nous r�unir. Te dirai-je tout? J'ai failli refuser, me sentant sans courage devant un nouveau retard � mon retour pr�s de toi. Mais, ch�re femme, aurais-je rempli mon devoir envers toi, envers ma m�re, qui a sacrifi� son aisance � ma carri�re militaire, envers nos enfants, nos trois enfants*, qui auront bient�t besoin des ressources et de la consid�ration de leur p�re, si j'avais rejet� la fortune qui venait d'elle-m�me me chercher? Mon ambition! dis-tu. Moi, de l'ambition! Si j'�ta�s moins triste, tu me ferais rire avec ce mot-l�. Ah! je n'en ai qu'une depuis que je te connais, c'est de r�parer {CL 142} envers toi les injustices de la soci�t� et de la destin�e, c'est de t'assurer une existence honorable et de te mettre � l'abri du malheur si un boulet me rencontre sur le champ de bataille. Ne te dois-je donc pas cela � toi qui as support� si longtemps ma mauvaise fortune et quitt� un palais pour une mansarde par amour pour moi! Juge un peu mieux de moi, ma Sophie, juges-en d'apr�s toi-m�me; non, il n'est pas un instant dans ma vie o� je ne pense � toi. Il n'est rien qui vaille pour moi la modeste chambre {Lub 522} de ma ch�re femme. C'est l� le sanctuaire de mon bonheur. Rien ne peut valoir � mes yeux ses jolis cheveux noirs, ses yeux si beaux, ses dents si blanches, sa taille si gracieuse, sa robe de percale, ses jolis pieds, ses petits souliers de prunelle. Je suis amoureux de tout cela comme le premier jour, et je ne d�sire rien de plus au monde. Mais pour poss�der ce bonheur en toute s�curit�, pour n'avoir point � lutter contre la mis�re avec des enfants, il faut faire au pr�sent quelques sacrifices. Tu dis que nous serons moins heureux dans un palais que dans notre petit grenier; qu'� la paix le prince sera fait roi, et que nous serons oblig�s d'aller habiter ses États, o� nous n'aurons plus notre obscurit�, notre t�te-�-t�te, notre ch�re libert� de Paris. Il est bien probable que le prince sera roi en effet, et qu'il nous emm�nera avec lui. Mais je nie que nous puissions n'�tre pas heureux l� o� nous serons ensemble, ni que rien puisse g�ner d�sormais un amour que le mariage a consacr�. Que tu es b�te, ma pauvre femme, de croire que je t'aimerai moins parce que je vivrai dans le luxe et la dorure! Et que tu es gentille en m�me temps de m�priser tout cela! Mais, moi aussi, je d�teste les grandeurs et les vanit�s, et l'ennui de ces plaisirs-l� me ronge quand j'y suis. Tu le sais bien. Tu sais bien avec quel empressement je m'y d�robe pour �tre tranquille avec toi dans un petit coin. C'est pour mon petit coin que je travaille, {CL 143} que je me bats, que j'accepte une r�compense et que j'aspire � avoir un r�giment, parce qu'alors tu ne me quitteras plus et que nous aurons un int�rieur � nous, aussi tranquille, aussi simple, aussi intime que nous le souhaitons. Et puis, quand je mettrais un peu d'amour-propre � te montrer quelquefois heureuse et brillante � mon bras, pour te venger des sots d�dains de certaines gens � qui notre petit m�nage faisait tant de piti�, o� serait le mal? Je serai fier, je l'avoue, d'avoir �t�, moi seul, l'artisan de notre fortune et de n'avoir d� qu'� mon courage, � mon amour pour la patrie, ce que d'autres n'ont d� qu'� la faveur, � l'intrigue eu � la chim�re de la naissance. J'en sais qui sont quelque chose gr�ce au nom ou � la galanterie de leurs femmes. Ma femme, � moi, aura d'autres titres: son amour x fid�le et le m�rite de son �poux.

[{CL 141; Lub 521}] * Les trois enfants c'�tait Caroline, moi et un fils n� en 1806, et qui n'a pas v�cu, Je n'en ai aucun souvenir.

Voil� la belle saison reveaue. Que fais-tu, ch�re amie? Ah! que l'aspect d'une belle prairie ou d'un bois pr�t {Lub 523} � verdir remplit mon �me de souvenirs tristes et d�licieux! Aux bords du Rhin, l'ann�e derni�re, quels doux moments je passais aupr�s de toi! Trop courts instants de bonheur, de combien de regrets vous �tes suivis! A Marienwerder je me suis trouv� aux bords de la Yistule, seul, en proie � mes chagrins, le cœur d�vor� de tristesse et d'inqui�tude, je voyais tout rena�tre dans la nature, et mon �me �tait ferm�e au sentiment du bonheur. J'�tais dans un endroit pareil � celui o� tu avais si peur, pr�s de Coblentz, o� nous nous ass�mes sur l'herbe et o� je te pressais sur mon cœur pour te rassurer: je me suis senti tout embras� de ton souvenir, j'errais comme un fou, je le cherchais, je t'appelais en vain. Je me suis enfin assis fatigu� et bris� de douleur, et au lieu de ma Sophie, je n'ai trouv� sur ces tristes rivages que la solitude, l'inqui�tude et la jalousie. Oui, la jalousie, je l'avoue; moi aussi, de loin, je suis obs�d� de fant�mes, mais je ne t'en parle pas, de peur de t'offenser; {CL 144} h�las! quand la fatigue des marches et le bruit des batailles cessent un instant pour moi, je suis la proie de mille tourments, toutes les furies de la passion viennent m'obs�der. J'�prouve toutes les angoisses, toutes les faiblesses de l'amour. Oh! oui, ch�re femme, je t'aime comme le premier jour. Ah! que nos enfants te parlent de moi sans cesse. Ne te prom�ne qu'avec eux. Qu'ils te retracent � toute heure nos serments et notre union. Parle-leur de moi aussi. Je ne vis que pour toi, pour eux et pour ma m�re.

Ici le printemps et le lieu que nous occupons me rappellent le Fayel. Mais, h�las! Boulogne est bien loin, et ce triste ch�teau me laisse tout entier � mes regrets. En y arrivant je l'ai trouva absolument d�sert, tout le monde �tait parti avec le prince pour Elbing, o� s'est pass�e la fameuse revue de l'empereur. Le prince commandait et m'a fait courir de la belle mani�re. Adieu, ch�re femme. On parle beaucoup de la paix, rien n'annonce la reprise des hostilit�s. Ah! quand serai-je pr�s de toi! Je te presse mille fois dans mes bras avec tous nos enfants; pense � ton mari, � ton amant.

MAURICE.

Que mon Aurore est gentille de penser � moi et de savoir d�j� t'en parler! y

{Lub 524} Apr�s avoir suivi la marche de la division Dupont, suivons celle de Murat, puisque c'est l'histoire de mon p�re, dans cette courte et brillante campagne. Au mois de mai 1807, Murat �tait � la t�te de dix-huit mille cavaliers, mont�s sur les plus beaux chevaux de l'Allemagne et parfaitement exerc�s. Napol�on, voulant voir ce corps de cavalerie tout entier, le passa en revue dans les plaines d'Elbing. « Ces dix-huit mille cavaliers, masse �norme mue par un seul chef, le prince Murat, avaient manœuvr� devant lui {CL 145} pendant une journ�e, et tellement �bloui sa vue, si habitu�e pourtant aux grandes arm�es, qu'�crivant, une heure apr�s, � ses ministres, il n'avait pu s'emp�cher de leur vanter le beau spectacle qui venait de frapper ses yeux dans les plaines d'Elbing. »

Le g�n�ral Benningsen, commandant l'arm�e russe, qui n'avait pas quitt� ses cantonnements de Kœnigsberg depuis la d�monstration faite par les corps de Soult et Bernadotte, se d�cida � prendre l'initiative du mouvement. Le 5 juin 1807, l'arm�e russe attaqua assez vivement le corps du mar�chal Ney, qui se trouvait au sommet de l'angle d�crit par l'Alle et la Passarge, sur les rives desquelles �tait camp�e l'arm�e fran�aise, et la for�a de battre en retraite devant des forces tr�s-sup�rieures. Mais l'empereur avait pr�vu cette �ventualit�, et Saalfeld, situ� un peu en arri�re du corps de Ney et au centre de l'angle form� par les cantonnements, avait �t� indiqu� comme premierpoint de concentration en cas d'attaque. Aux premiers coups de canon tous les corps s'�taient mis en marche pour prendre leur position autour de Saalfeld.

Benningsen s'aper�ut des dispositions formidables de l'arm�e fran�aise, et, s'arr�tant tout � coup devant le corps de Ney qui reculait en bon ordre, c�dant le terrain pas � pas, il passa de l'offensive � la d�fensive et se retrancha � Heilsberg. L'empereur l'y suivit, le prince Murat et le mar�chal Soult arriv�rent les premiers devant les redoutes ennemies et engag�rent l'action avant l'arriv�e de Napol�on et du reste de l'arm�e. Les divisions Carra-Saint-Cyr et Saint-Hilaire, du corps du mar�chal Soult, r�sist�rent bravement au feu terrible des redoutes, et permirent � la cavalerie de Murat, harass�e de fatigue et un moment �branl�e par le choc desvingt-cinq escadrons du g�n�ral Uwarow, de se reformer et de reprendre {Lub 525} l'avantage. Ces braves,second�s par la troisi�me division du mar�chal Soult et par {CL 146} l'infanterie de la jeune garde, que Napol�on avait fait avancer rapidement sous le commandement du g�n�ral Savary, soutinrent jusqu'au soir cette lutte in�gale, dans laquelle trente mille fran�ais combattaient � d�couvert contre quatre-vingt-dix mille Russes abrit�s par de forts retranchements. Le g�n�ral Benningsen ne jugea pas convenable, apr�s cette tentative, d'attendre une attaque g�n�rale de toute l'arm�e fran�aise; il ordonna la retraite.

Napol�on persista dans son dessein de suivre pas � pas l'arm�e ennemie, afin d'attendre une occasion favorable d'attaquer, et, pendant ce temps, de faire couper la retraite sur Kœnigsberg, dernier asile du roi de Prusse, et qui renfermait tous les magasins des arm�es ennemies.

Ce fut Murat qui fut charg� de ce soin avec une partie de sa cavalerie. Napol�on le fit appuyer par les corps des mar�chaux Soult et Davoust, formant l'aile gauche de l'arm�e. Soult arriva jusque sous les murs de Kœnigsberg; Murat et Davoust durent se rapprocher de Friedland, pour �craser les Russes par un dernier effort dans le cas o� la bataille e�t dur� plus d'un jour; mais leur concours fut inutile. L'arm�e russe, accul�e dans le coude form� par la rivi�re l'Alle, en avant de Friedland, fut envelopp�e, coup�e, refoul�e dans la rivi�re, et presque enti�rement d�truite. Ce fut le dernier acte de la campagne de 1807.


Au z mois de juin de la m�me ann�e, mon p�re accompagna Murat, qui lui-m�me aa accompagnait Napol�on � la fameuse conf�rence du radeau de Tilsitt. De retour en France au mois de juillet, mon p�re ne tarda pas � repartir pour l'Italie avec Murat et l'empereur, qui allait l� faire des rois et des princes nouveaux. ab « Ses malheureuses pr�occupations dynastiques allaient alt�rer la grandeur de ses combinaisons. Il ne changeait rien assur�ment � son {CL 147} syst�me politique. Mais en politique on doit aussi tenir compte des impressions du public, et le public ne voyait que le trafic des couronnes au profit d'une famille.

« L'empereur, parti le 16 novembre de Paris, �tait � Milan le 21. Des f�tes brillantes lui furent donn�es. La {Lub 526} cour de Bavi�re y assista. Eug�ne fut cr�� prince de Venise et appel� � la succession du royaume d'Italie, au d�faut de la descendance masculine imp�riale*.

* Histoire de Napol�on, par M. Elias Regnault.

« Apr�s quelques jours pass�s � Milan, l'empereur se rendit � Venise, et son s�jour y fut marqu� par des f�tes qui rappel�rent les belles ann�es de l'opulente R�publique. Les r�gates ou courses de gondoles se firent avec une royale magnificence. Le grand canal �tait couvert de barques d�cor�es avec la plus grande �l�gance, transform�es en fabriques, repr�sentant des temples, des kiosques, des chaumi�res de diff�rents pays, et conduites par des gondoliers v�tus de costumes analogues. Il n'y eut pas un noble V�nitien qui ne d�pens�t dans ces f�tes use ann�e de son revenu.

« Le roi Joseph, appel� � Venise, y passa six jours avec Napol�on. Dans leurs conf�rences, ils s'entretinrent des chances que pourraient amener les questions qui divisaient la maison r�gnante d'Espagne, mais rien � cet �gard ne fut d�finitivement arr�t�.

« Parti de Venise le 8 d�cembre, l'empereur �tait le 11 � Mantoue. Il y fut rejoint par Lucien. Depuis 1804, Lucien s'�tait s�par� de son fr�re, non pas, ainsi qu'on le pr�tendait, pour des dissentiments politiques, mais parce qu'il avait contract� un mariage qui ne s'accordait pas avec les calculs dynastiques de Napol�on. Retir� dans les États romains, il y vivait riche et consid�r�. Joseph, d�sirant vivement une r�conciliation, avait m�nag� {CL 148} l'entrevue de Mantoue. Elle fut des deux parts tr�s-affectueuse, mais elle devait n�cessairement ramener la question qui avait caus� la rupture. Napol�on fit les offres les plus brillantes pour obtenir un divorce. Le tr�ne de Naples ou de Portugal pour Lucien, le mariage de sa fille a�n�e avec le prince des Asturies, le duch� de Parme pour sa femme, rien ne put �branler Lucien: fid�le � ses affections, il pr�f�ra le bonheur domestique aux brillantes d�ceptions du tr�ne. Napol�on fut inflexible dans sa politique, Lucien opini�tre dans ses devoirs. Ils se s�par�rent, attendris tous deux, mais sans se faire de concessions.

« L'empereur revint le 15 � Milan, en partit le 24, et arrivant au coucher du soleil � Alexandrie, il vit toute la {Lub 527} plaine de Marengo �clair�e par des flambeaux allum�s sur son passage. Apr�s avoir visit� les immenses travaux de fortifications qui faisaient d'Alexandrie la place la plus forte de l'Europe, il se dirigea rapidement vers le mont Cenis, qu'il gagna le 29, et fut de retour aux Tuileries le 1er janvier 1808. Toutes ses pens�es se tourn�rent alors vers l'Espagne*. »

* Histoire de Napol�on, par M. Elias Regnault.

Voici les deux avant-derni�res lettres de mon p�re qui soient entre mes mains. Elles sont contemporaines de cet �pisode de la vie imp�riale.

Venise, 29 septembre 1807. ac 2

Apr�s avoir affront� tous les pr�cipices de la Savoie et du mont Cenis, j'ai �t� culbut� dans un foss� bourbeux du Pi�mont, par la nuit la plus noire et la plus d�testable, et de plus au milieu d'un bois, coupe-gorge fameux, o� la veille on avait assassine et vol� un marchand de Turin. Le sabre d'une main et le pistolet de l'autre, nous avons {CL 449} fait sentinelle jusqu'� ce qu'il nous soit arriv� main-forte pour nous remettre sur pied, c'est-�-dire pendant trois heures. Bient�t les chevaux nous ont manqu�: ensuite les chemins sont devenus affreux. Arriv�s au bord de la mer, le vent s'est �lev� contre nous, et nous avons pens� chavirer dans la lagune. Enfin nous voici dans Venise la belle, o� je n'ai encore vu que de l'eau fort laide dans les rues et bu que de fort mauvais vin � la table de Duroc. Depuis Paris voici la premi�re nuit que je vais passer dans mon lit ad. L'empereur ne passera que huit jours ici. Je n'ai pas le temps de t'en dire davantage. Je t'aime, tu es ma vie, mon �me, mon Dieu, mon tout.

Milan, 11 d�cembre 1807.

Cette date doit te dire, ch�re amie, que je pense � toi doublement s'il est possible, puisque je suis dans un lieu si plein des souvenirs de notre amour, de mes douleurs, de mes tourments et de mes joies. Ah! que d'�motions j'ai �prouv�es en parcourant les jardins voisins du cours. {Lub 528} Elles n'�taient pas toutes agr�ables, mais ce qui les domine toutes, c'est mon amour pour toi, c'est mon impatience de me retrouver dans tes bras. Nous serons bien certainement � Paris � la fin du mois. Il est impossible de s'ennuyer plus que je ne fais ici: j'ai des f�tes et des c�r�monies par-dessus la t�te. Tous mes camarades en disent presque autant, encore n'ont-ils pas d'aussi puissants motifs que moi pour d�sirer d'en finir avec toutes ces com�dies. L'air est appesanti pour moi de grandeurs, de dignit�s, de roideur et d'ennui. Le prince est malade, et par cette raison nous devancerons, j'esp�re, le retour de l'empereur, et je vais bient�t te retrouver, toujours mon ange, mon diable et ma divinit�. Si je ne trouve pas de lettre de toi � Turin, je te tirerai tes petites oreilles. {CL 150} Adieu, et mille tendres baisers � toi, � notre Aurore et � ma m�re. Je t'�crirai de Turin. ae


J'ai cru pouvoir mettre sous les yeux du lecteur une tr�s-rapide analyse des �v�nements de la guerre et de l'histoire, puisque l� seulement je pouvais suivre mon p�re, � d�faut de lettres plus suivies et plus d�taill�es. Je n'abuserai pas plus longtemps de ce moyen de combler les lacunes qui se rencontrent dans sa vie. Et d'ailleurs, cette vie af si pure et si g�n�reuse touche � sa fin; je n'aurai plus de lui qu'une affreuse catastrophe � raconter. D�sormais je vais �tre guid�e par mes propres souvenirs, et comme je n'ai pas la pr�tention d'�crire l'histoire de mon temps en dehors de la mienne propre, je ne dirai de la campagne d'Espagne que ce que j'en ai vu par mes yeux, � une �poque o� les objets ext�rieurs, �tranges et incompr�hensibles pour moi, commen�aient � me frapper comme des tableaux myst�rieux. On me permettra de r�trograder un peu, et de prendre ma vie au moment o� je commence � la sentir. ag 3


Variantes

  1. Le deuxi�me partie est soud�e � la premi�re dans {Presse}. Les titres des parties ne figurent qu'� partir de l'�dition {CL}.
  2. CHAPITRE VINGT-DEUXIÈME {Presse} ♦ CHAPITRE DIXIÈME {Lecou}, {LP} ♦ X {CL}
  3. "— Belle conduite de Mortier." n'est pas dans {Presse}
  4. Interruption de {Presse}
  5. Reprise de {Presse}
  6. Interruption de {Presse}
  7. Reprise de {Presse}
  8. Interruption de {Presse}
  9. Reprise de {Presse}
  10. Diestern {Presse}
  11. On sait combien de rivalites et de col�res {Presse} ♦ On sait d'ailleur combien d'inimiti�s, de rivalit�s et de col�res {Lecou} et sq.
  12. Interruption de {Presse}
  13. Reprise de {Presse}
  14. Interruption de {Presse}
  15. Reprise de {Presse}
  16. Interruption de {Presse}
  17. Reprise de {Presse}
  18. Interruption de {Presse}
  19. Sur la basse Passarge {Lecou}, {LP} ♦ sur la Passarge {CL}
  20. Reprise de {Presse}
  21. le comprendraient trop {Presse} ♦ le comprendraient plus que je ne veux {Lecou} et sq.
  22. Apr�s avoir couru {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ Apr�s avoir parcouru {CL}{Lub} r�tablit la 1�re le�on, nous le suivons.
  23. doutes de moi! {Presse}
  24. d'autres titres. Son amour {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ d'autres titres: son amour {CL}
  25. Interruption de {Presse}
  26. Reprise de {Presse}
  27. qui, de son c�t� {Presse} ♦ qui lui-m�me {Lecou} et sq.
  28. Interruption de {Presse}.
  29. 29 9bre 1807 {AutDupin}Reprise de {Presse} qui date du 28 septembre 1807. ♦ Venise, 29 septembre (pour novembre) 1807 {Lub} (Ce "(pour novembre)" aurait d� �tre plac� en variante)
  30. dans un lit {Presse} ♦ dans mon lit {Lecou} et sq.
  31. Interruption de {Presse}
  32. Reprise de {Presse}: La vie de mon p�re, cette vie {Presse} ♦ Et d'ailleurs, cette vie {Lecou} et sq.
  33. � la sentir. / FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE. {Presse}

Notes

  1. {Presse}: (La suite prochainement.)
  2. La lettre de Maurice est de novembre, mal transcrite par George Sand.
  3. {Presse} (La suite � demain.)