Suite des lettres. — Le premier de l'an à Cologne. — Courses en traîneau. — Les baronnes allemandes. — La chanoinesse. — La revue. — Les glaces du Rhin. — Le carnaval. — Un duel burlesque. — Le hussard rouge. — Portrait de mon père. — Appétit des dames allemandes. — Le billet de logement. — Graves occupations des jeunes gens de l'état-major. c |
LETTRE XXII
Cologne, 1er janvier 1799 (nivôse an VII).
Voilà la première fois de ma vie, ma bonne mère, que je passe ce jour sans t'embrasser! Je vois tous ces bons Allemands, pleins d'allégresse, se réunir, s'embrasser, se réjouir en famille, et moi je sens mon cœur se serrer! J'ai été aujourd'hui chez de riches négociants qui sont de la société du général. J'y suis resté une partie de la soirée. Le père était entouré de ses huit enfants. Le fils aîné a des talents. Il avait donné le matin une jolie gouache que le bon père me montra avec ravissement. La sœur joua assez bien une sonate de Pleyel. La joie et le bonheur régnaient parmi eux. Moi seul j'étais triste. Ils s'en aperçurent et comprirent qu'ils me rappelaient d'heureux moments. Ils m'ont regardé avec plus d'intérêt et m'ont témoigné plus d'amitié. Moi aussi, je ne sais comment je me suis trouvé plus à l'aise avec eux. C'était pourtant la seconde fois que je les voyais. Mais je leur ai su gré de m'avoir deviné et, en cherchant à m'associer à leur bonheur, d'avoir adouci le sentiment de ma solitude.
{CL 250} On a dans ce pays-ci une sorte de galanterie inconnue chez nous. Elle consiste, au premier de l'an, à tirer force {Lub 209} coups de fusil sous la fenêtre de la personne à qui l'on veut donner une preuve d'attachement. On lui montre, en l'empêchant de dormir, qu'on ne dort pas soi-même et qu'on s'occupe d'elle en se morfondant dans la rue. Tant pis pour les voisins! J'ai été toute la nuit sur le qui-vive, on ne m'avait prévenu de rien et j'ai cru les brigands arrivés. Mon hôtesse ayant une sœur assez jolie, ses adorateurs ont fait toute la nuit feu de file sous sa fenêtre. D'heure en heure c'était une pétarade qui me réveillait en sursaut. J'avais cependant grande envie de dormir, car j'avais été à pied à Mulheim, dans la matinée, pour voir mon régiment. J'ai été trouver le quartier-maître, qui m'a reçu on ne peut mieux et m'a mené chez le chef d'escadron. Ce dernier m'a comblé de politesses, et m'a reconduit jusque dans la rue. Ils vont venir à Dust d, qui n'est séparé de Cologne que par le Rhin, et m'ont engagé à y venir souvent dîner avec eux. Le reste du régiment va arriver ces jours-ci. Il est retenu encore par les glaces qui couvrent le fleuve du côté de Düsseldorf. N'admires-tu pas le hasard heureux qui me ramène, au moment où je m'y attendais le moins, dans la division de Cologne? On n'aura pas à me reprocher d'avoir toujours été absent de mon régiment.
Tu es tout émerveillée, ma bonne mère, de la considération que te donne auprès de certaines gens le titre de mère d'un défenseur de la patrie. Mais tu as pénétré le véritable motif. Ils voient que je puis revenir avec armes et bagages, et qu'il ne faut pas se brouiller avec les chasseurs, qui pour les manières sont les cousins germains des hussards. Rien de plus sage que ces messieurs do l'autorité!
Tu m'as fait bien plaisir en me disant que la limonade te réussissait. Voilà donc enfin quelque chose de bon pour {CL 251} toi! En ce cas, que le diable emporte toute la pariétaire, la doradille et l'uva ursi, et que le ciel nous envoie des citrons! Adieu! ma bonne mère, sois confiante et heureuse, ne souffre pas: voilà le vœu que je fais pour toi tous les jours de ma vie. Je t'embrasse de toute mon âme.
Je souhaite au virtuose Deschartres des amateurs sourds et muets qui ne puissent ni l'entendre ni le critiquer, et à la citoyenne Roumier, ma respectable bonne, des sentiments un peu plus républicains. Dis-leur à tous deux que je les aime.
{Lub 210} LETTRE XXIII e
Cologne, 18 nivôse an VII (janvier 1799).
. . . Le général m'a fait inviter à dîner par M. de Caulaincourt. Il m'a fait parler de Jean-Jacques Rousseau, de ses aventures avec mon père, et m'a écouté de façon à me tourner la tête si j'étais un sot. Mais je me tenais sur mes gardes pour ne pas devenir babillard et pour ne dire que ce à quoi j'étais provoqué. Après le dîner, le général et M. Durosnel montèrent dans un traîneau magnifique représentant un dragon or et vert, traîné par deux chevaux charmants. Je montai dans un autre avec Caulaincourt; mon camarade le hussard rouge, me voyant sortir de table et monter dans les traîneaux du général, ouvrait des yeux gros comme le poing. Il croyait rêver. Le général courait la ville en traîneau pour faire ses invitations à une grande partie qui devait avoir lieu le lendemain. Il voulut que je le suivisse dans toutes ses visites, et chez madame Herstadt, en la priant de laisser sa fille venir à cette partie, il se mit en plaisantant à ses genoux en lui disant: « Souffrirez-vous, {CL 252} madame, que je reste longtemps dans cette posture, en présence de mes aides de camp et de mon ordonnance le petit-fils du maréchal de Saxe? » Les dames ouvrirent de grands yeux, ne comprenant probablement pas que je ne fusse pas émigré. f
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Le lendemain il y eut une course superbe. On partit de la maison du général à six heures du soir. Tous les piqueurs étaient à cheval avec des flambeaux de six pieds. Il y avait quinze traîneaux. La musique du 23e régiment, habillée tout en rouge et galonnée en or, courait devant en jouant la charge. C'était vraiment beau. J'étais dans la cour à regarder les traîneaux et les chevaux: le général vint les inspecter et me dit: « Vous allez venir avec nous, et de là vous viendrez au bal qui suivra. » Il est vraiment très-aimable avec moi, et il le serait encore plus s'il n'était flanqué de son Caulaincourt. Mais celui-là est un intermédiaire qui refroidit tout. Monsieur a ses petites intrigues dans la ville, et monsieur est jaloux. L'autre jour je m'étais avisé de dire que mademoiselle P... 2 est {Lub 211} fort jolie. Et voilà qu'à l'instant même je vois sur sa figure qu'il est inquiet, et le soir même je vis qu'il lui avait donné la consigne de ne pas danser avec moi. Il n'est pas généralement aimé, il s'en faut de beaucoup. Je ne le crois pourtant ni sot ni méchant, mais il est impossible de voir un homme plus cassant, ni d'entendre une voix plus sèche et plus désagréable. Lorsqu'il travaille avec les secrétaires, il reste seul avec eux des journées entières sans rien leur dire. Arrive-t-il un chat, il affecte de leur donner ordre sur ordre et de les réprimander comme des galopins. Depuis deux jours il me fait pourtant beaucoup d'amitiés et il m'appelle Dupin tout court. Mais cela ne durera pas, il a l'humeur trop fantasque.
Adieu, bonne mère, que ta dernière lettre est charmante!
{CL 253} LETTRE XXIV
Cologne, 23 nivôse an VII (janvier 1799 g).
Comment! c'est donc sérieusement que nous avons manqué brûler? tu m'as fait frémir avec le récit de cet événement. Une nous manquerait plus que cela! — J'avais cependant une fiche de consolation, c'est que tu serais venue habiter ma chambre à Cologne; véritable taudis de poëte famélique, quoiqu'il y ait une glace, une commode et un poêle; mais la glace est cassée, la commode écloppée h, et quant au poêle, mes hôtes prétendent qu'on ne peut pas l'allumer. Il y a aussi une tapisserie d'une couleur qui n'a pas de nom, entre le noir, le brun, le jaune, etc. Eh bien, si je t'y voyais, dans cette maussade chambre, sur-le-champ elle serait éclairée, chauffée, ornée, brillante, magnifique, préférable à tous les palais.
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Nous i avons un très-beau bal par abonnement, où vont tous les officiers supérieurs et la bonne compagnie du cru. Tu ne croirais pas qu'une bécasse de baronne allemande qui y mène ses filles a trouvé mauvais que j'y fusse, et a défendu à ses filles de danser avec moi. C'est un capitaine de cavalerie qui loge chez elles et qui est venu me conter cela. Il en était furieux et voulait déloger à l'instant même. Sa colère était burlesque, et j'ai été obligé de le calmer; mais je n'ai pu l'empêcher hier soir {Lub 212} d'aller donner le mot à tous les Français militaires et autres qui sont ici, et comme j'arrivais au bal amenant mon quartier-maître et mon chef d'escadron, avec lesquels je venais de dîner, d'autres officiers s'approchent de nous et nous disent: « La consigne est donnée et le serment est {CL 254} prêté j, aucun Français ne dansera avec les filles de la baronne *** 3; j'espère, messieurs, que vous voudrez bien prendre le même engagement. » — Je demande pourquoi: on me répond que la baronne a défendu à ses filles de danser avec les soldats, et j'apprends ainsi que c'est moi qui suis la cause de cette conspiration. k
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Mon régiment part pour Siegbourg 4, qui est à six lieues d'ici, mon quartier-maître et mon chef d'escadron me font mille amitiés. Ils m'ont dit qu'ils me demanderaient au général; le chef de brigade veut absolument m'a voir dans le régiment. — Dis à tous les meuniers des bords de l'Indre que je bois à leur santé et que je les remercie de leur amitié.
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LETTRE XXV
Cologne, le 28 nivôse an VII (janvier 1799 l).
Nous partons demain pour Düren; nous allons passer en revue le 25e régiment de cavalerie, ci-devant les dragons de la République, le plus mauvais régiment de toute l'armée, à ce qu'on dit. Mon cheval n'est point encore arrivé, mais je monte celui du hussard rouge; c'est une jeune jument qui n'a ni rime ni raison, qui va à gauche quand on lui indique la droite et qui n'obéit que par les procédés les plus contraires aux lois du sens commun et de l'équitation. Mon camarade rouge m'a indiqué les procédés particuliers dont il est l'inventeur pour la faire obéir, sans quoi je n'en serais jamais venu à bout. Je lui ai fait mon compliment de cette heureuse éducation.
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{CL 255} Je m suis tenté de bénir la fameuse baronne qui veut que les ordonnances attendent dans la cour pendant que les officiers sont au bal. Cela m'a valu les paroles les plus {Lub 213} aimables, les regards les plus ravissants de mademoiselle et nous sommes dans un échange d'intérêt et de reconnaissance qui me fait beaucoup espérer. Cette jeune personne est chanoinesse et à peu près maîtresse de ses actions. Elle est charmante, et ma foi, si une chanoinesse du chapitre électoral n'a pas peur de mon dolman, je puis bien narguer la vieille baronne et ses pies-grièches de filles. n
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Düren, 28 nivôse.
J'en étais là, ma bonne mère, lorsque l'heure du souper me força de te quitter. Je mis ma lettre dans ma poche, et je partis le lendemain. Dès le matin je me botte, et je vais à l'état-major prendre l'heure o pour le départ. Le sieur Caulaincourt, qui était dans ses bonnes, me dit qu'il ne m'a fait donner l'ordre du départ qu'autant que cela me ferait plaisir; que si j'aimais mieux rester, il ne tenait qu'à moi. Il y avait bal le soir, j'y devais retrouver ma charmante chanoinesse, et ajoute à cela le froid piquant qui ne dispose pas à la promenade. J'étais bien tenté de profiter de la permission de remettre mon cheval à l'écurie, et d'aller me chaufter au poêle rouge du secrétaire en attendant l'heure fortunée. Cependant je pus lire dans les yeux malins de mon Caulaincourt p qu'il s'attendait à me voir accepter avec empressement, et je ne me souciai pas de n'avoir que le titre d'ordonnance sans en remplir les fonctions. Sa bienveillance ressemblait trop à un brevet d'inutilité. Je pris l'ordre, je sautai sur mon cheval, et je partis avec les carabiniers d'ordonnance. Alors Caulaincourt, prenant un air tout à fait charmant, me rappela, et me dit: q {CL 256} « Nous allons faire une triste campagne. Les logements sont d'une saleté affreuse pour la plupart. » Était-ce une épreuve tentée sur mon courage, ou avait-il remarqué que je m'amourachais de mademoiselle ***, ce qui lui ôtait sa frayeur de me voir plaire à mademoiselle P...? ou bien encore a-t-il le désir de me faire passer aux yeux du général pour une poule mouillée? Je n'en sais rien; mais, voyant qu'il tenait à me faire rester, je tins d'autant plus à partir, et je lui dis que je tâcherais d'avoir un logement propre ou de savoir m'en passer. Il ajouta alors d'un air paternel: {Lub 214} « Eh bien, si vous avez le malheur de tomber sur un logement trop désagréable, allez trouver le quartier-maître, et dites-lui de ma part de vous en donner un meilleur; et que s'il ne le fait pas, je lui tirerai les oreilles. » Comment trouves-tu la commission donnée à un simple chasseur, pour un officier qui pourrait bien rendre la commission au lieu de l'accepter? « Vous êtes bien bon! » dis-je à Caulaincourt; et me voilà parti sur la jument, ou plutôt sur l'âne rouge du hussard rouge, dont j'aurais été fort vexé, je t'avoue, de ne pas me rendre maître, tandis que le citoyen aide de camp me suivait des yeux. Je m'en tirai à mon honneur, et je fis ces huit lieues de Cologne à Düren d'un seul temps de trot avec les carabiniers.
En arrivant, je portai mon ordre au commandant, je fis loger les six chevaux du général, que les palefreniers avaient amenés derrière nous, puis je fus chercher mon logement. C'était un vrai taudis dont je ne serais pas sorti avec une goutte de sang. Les insectes de ce pays-ci ne craignent pas le froid. Sans m'inquiéter de rien, je m'en fus trouver le quartier-maître, et je lui rapportai les paroles dont j'étais chargé, d'un air très-grave, et avec l'aplomb d'un homme qui sait ce qu'il fait. Il se mit à rire aux éclats. Tous les officiers qui étaient là à travailler en firent autant. Il me salua jusqu'à terre, me prit sous {CL 257} le bras, me conduisit à la municipalité et me fit loger dans une bonne maison. Tu penseras ce que tu voudras de cette petite aventure: moi, j'aime mieux espérer que Caulaincourt l'a fait à bonne intention que de m'y fier absolument. Dans tous les cas, la chose a bien tourné, comme tu vois, et j'ai été logé chez des gens qui sont tout confits en Dieu. L'hôtesse est une veuve de quarante ans qui vous recommande au ciel quand vous éternuez, et son frère un monsieur à perruque qui dit son benedicite avant la soupe. Ces gens-là mangent fort bien, ils ont une maison bien close, des poêles bien chauffés, des lits moelleux, et ils vous reçoivent avec autant de grâce que s'ils vous avaient invité. J'ai pensé aux dévotes du Paysan parvenu de Marivaux, et j'étais là, moi chasseur harassé et affamé, comme le héros du livre. Quelle aubaine! me disais-je, et j'ai répondu amen avec componction quand on a récité les grâces. Vivent les dévots pour bien vivre! Le matin j'avais déjeuné à Cologne avec un autre quartier-maître, celui de mon régiment, qui est le meilleur garçon {Lub 215} que la terre ait porté. Il était arrivé la veille de Siegbourg, et, en s'éveillant, il avait envoyé le wagenmeister dans toute la ville pour me chercher avant que le jour m'eût fait sortir de mon lit. Il m'avait lesté pour ce voyage d'huîtres et de côtelettes; mais tout cela était loin quand j'arrivai chez mes dévots. Aussi je fis honneur à leur choucroute et à leur dindon farci de pruneaux et de poires tapées. Si à Nohant on m'eût parlé d'un pareil ragoût, j'aurais fait la grimace, mais à Düren il m'a semblé admirable et apprêté par la main des dieux. Il paraît que je n'ai guère d'accent, car ils s'obstinaient à me prendre pour un Allemand, et je n'ai pas beaucoup insisté sur ma qualité de Français, tant que la faim m'a fait désirer de ne pas perdre tout d'un coup leurs bonnes grâces et leurs bons morceaux. Ils n'en furent au reste pas moins {CL 258} aimables, et ce sont de braves gens. Le général va arriver ce matin. Je n'ai que le temps de t'embrasser après tout ce bavardage, auprès du poêle de mes hôtes bénis. Je me sers de leurs plumes et de leur cachet, où il y a ma foi des armoiries! Trois oiseaux, Dieu me pardonne! Ce sont des poulets; trois dindons farcis peut-être. La belle devise!
LETTRE XXVI
Cologne, le 7 pluviôse an VII.
J'ai reçu ta lettre à Dùren, ma bonne mère, où elle arriva à propos pour me faire passer une douce soirée. Elle était dans les dépêches du général qui furent apportées de Cologne par une ordonnance extraordinaire. Nous avions inspecté le matin (je crois que c'était le 30 nivôse) les dragons de la République, aujourd'hui le 25e de cavalerie. Le général, avec son grand uniforme couvert d'or, son écharpe de satin rouge à glands d'or, était monté sur une magnifique jument blanche. Les deux aides de camp le suivaient; Durosnel avait son grand uniforme de chasseur, Caulaincourt était suivi d'un cuirassier, moi, j'étais derrière Durosnel*; ce qui me {Lub 216} plaisait beaucoup mieux. Nous {CL 259} étions précédés d'un capitaine du 25e qui nous conduisait au lieu de la revue. Il faisait un beau soleil. Tous les galons, tous les plumets brillaient et flottaient. Nous avons traversé la ville de Düren en caracolant. Quand nous fûmes en face du régiment, toutes les trompettes sonnèrent aux champs. Nous traversâmes les rangs. Ensuite le général fit rompre par compagnies, et passa le régiment en revue, ce qui dura quatre heures. Il vint à pleuvoir et à faire grand froid, c'était beaucoup moins joli qu'au départ. Enfin, nous rentrâmes transis et mouillés. Lorsque j'étais muscadin, tout cela m'aurait enrhumé: mais maintenant le froid, le chaud, le sec, le mouillé, tout m'est indifférent.
Tu me demandes si ma coiffure de cheveux est à la mode. Personne dans le régiment n'en porte de pareille; mais on voit quelques officiers du génie s'arranger comme cela, et plusieurs personnes, entre autres mon quartier-maître, trouvent que cela va très-bien avec l'uniforme de chasseur. Pourtant, je promets à tout le monde de laisser grandir mes cheveux afin de faire une queue, et d'ici à ce qu'ils soient de longueur, j'ai le temps de me laver la tête. On t'a donc dit que si je devenais officier, l'uniforme serait ruineux, et déjà tu t'inquiètes des douze cents livres qu'il faudra pour m'équiper. Rassure-toi, ma bonne mère; d'abord je ne suis pas officier encore, et je serai bien heureux de commencer par être maréchal des logis, car plus nous allons, et moins il est possible d'arriver d'emblée à un autre grade. Mon général sent bien qu'il ne pourra tenir les promesses qu'il a faites, car il ne m'en {CL 260} parle plus. Quant aux douze cents livres, réduis cela dans tes prévisions à cent cinquante. Le petit {Lub 217} uniforme d'officier consiste en un frac vert avec l'épaulette, grand revers sur la poitrine. Le dolman de grande tenue, étant galonné et gansé en argent, serait un peu plus cher. Mais si le tout va à deux cents livres, c'est le bout du monde.
Mon colonel s'appelle Ordener; c'est un Allemand fort brave homme, à ce que dit tout le monde. Je le verrai bientôt quand nous irons inspecter les régiments de la division. Mon régiment est maintenant à Coblentz.
* {CL 258; Lub 215} Le comte Durosnel, né à Paris et fils d'un chef de bureau de la cavalerie au ministère de la guerre. Son goût pour les armes et une éducation soignée le tirent avancer rapidement dans la carrière {Lub 216} militaire. Il passa successivement par tous les grades jusqu'à celui de général de brigade, qu'il obtint le 24 décembre 1805 pour sa belle conduite à Austerlitz. Il ne se distingua pas moins à Iéna, et fit une charge hardie qui produisit le plus grand effet. Détaché sur l'Oder après cette journée pour intercepter les convois, il réussit dans son opération, se signala également dans les campagnes de 1807, 1808 et 1809, fut fait général de division pendant cette dernière campagne, dans {CL 259} laquelle on le crut tué, mais où il ne fut que blessé et fait prisonnier. Nommé gouverneur de Dresde, après la prise de cette ville en 1813, il y resta jusqu'à la capitulalion, et fut nommé en 1815 par Bonaparte au commandement en second de la garde nationale de Paris, etc. (Voir la Biographie moderne de 1815.)
7 pluviôse an VII.
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Tu r s sais sûrement déjà que Ehrenbreitstein est rendu. Le Rhin fait ici des ravages du diable. Le {Presse 29/10/54 2} port de Cologne est plein de bâtiments marchands hollandais: les glaces les ont d'abord fortement serrés; ensuite est arrivé un débordement qui les a portés à la hauteur des premiers étages des maisons du port. Il a gelé de nouveau par là-dessus; puis, tout à coup, le Rhin est rentré dans son lit, de manière que l'eau n'étant plus sous la glace, la glace s'est brisée et les bâtiments qui s'étaient rangés contre les maisons, de plain-pied avec les croisées du premier étage, sont retombés sur le port de trente pieds de haut et se sont fracassés en grande partie. Cet événement est unique et ne s'est peut-être jamais vu. Hier je suis resté toute l'après-midi sur le bastion du Rhin à observer ses mouvements, avec un officier d'artillerie, jeune homme rempli de talents que j'ai pris en amitié et qui me le rend. Nous avions une pièce de quatre, et à chaque effort de la glace nous avertissions les hommes du port par un coup de canon. Je me suis ressouvenu de mes jeux de la rue du Roi-de-Sicile, {CL 261} et en mettant le feu je sentais que cela m'amusait encore. Tu as beau dire, ma chère mère, il n'y a rien de joli comme le bruit. Je voudrais bien pouvoir t'importuner encore de mon vacarme!... mais on vient me chercher pour dîner. On crie, on rit, c'est un bruit à ne pas s'entendre, et quoique j'aime le tapage, je m'en passerais bien quand je cause avec toi. Allons, il faut que je te quitte brusquement, mais avant, je t'embrasse comme je t'aime. t
Avant de transcrire la lettre suivante, je dois peut-être demander pardon à quelques lecteurs de rapporter la critique enjouée que mon père fait de M. de Caulaincourt. Il me semble pourtant qu'il n'y a rien là de sérieux {Lub 218} ni d'affligeant pour les parents et les amis de ce personnage. Quand il s'agit d'un homme aussi marquant que l'a été le duc de Vicence, ses traits, ses manières, le détail de sa vie, appartiennent en quelque sorte à l'histoire, et la correspondance que je publie appartient déjà à l'histoire. C'est de la couleur, comme on dit aujourd'hui. Ce n'est que cela, et c'est encore quelque chose, j'en conviens; mais je sais le respect qu'on doit aux morts, surtout aux parents des morts. Aussi je rapporterai, sans en rien omettre, le bien que mon père aura plus tard à dire de celui qui lui inspirait dans sa jeunesse une si naïve antipathie. Cette antipathie, qui ne porte pas sur des faits graves, mais sur des choses d'instinct, est concevable de la part d'un homme aussi franc, aussi ouvert, aussi extérieur, pour ainsi dire, que l'était le jeune soldat de la République♦, placé dans la dépendance et sous les ordres d'un homme grave, froid et concentré. Il n'y a là rien autre chose que la rencontre de deux organisations différentes.
{CL 262} LETTRE XXVII
Cologne, 16 pluviôse an VII (février 1799 u).
Je ne te dirai pas, ma bonne mère, comme le savetier de la fable:
Rendez-moi, s'il vous plaît, mes chansons et mon somme, Et reprenez vos cent écus. |
Hier soir, au bal, il me proposa une partie de masque, et au premier moment je crus qu'il s'agissait de monter à cheval, tant l'intonation répondait peu au sujet du discours. Il me fallut entendre à plusieurs reprises le mot de masque pour comprendre qu'il s'agissait d'une partie de {CL 263} plaisir. Cette partie devait avoir lieu après une comédie allemande que les barons donnent ce soir, et pour laquelle j'ai reçu un billet d'une grande dame que je ne connais pas et à qui je n'en avais pas fait demander. Ce matin, à l'état-major, d'où je t'écris, Caulaincourt est venu me dire, toujours du même ton, que la partie n'aurait peut-être pas lieu, parce que la comédie durerait très-longlemps. Ce sera gai!
Durosnel est un très-bon garçon, fils d'un secrétaire du ministre de la guerre sous Louis XV. Il est fort bien tourné, c'est un joli officier.
C'est aujourd'hui le mardi gras, et il n'y a rien de moins triste que ce jour-là. Pourtant il m'attriste presque autant que le premier de l'an. Ces jours qui réunissent les familles me font sentir mon isolement. À de certaines époques, l'âme habituée à se dilater souffre doublement lorsqu'au lieu de s'épanouir elle est forcée de se replier sur elle-même. Mais pourtant je me console en songeant qu'on pense à moi à Nohant, que quelqu'un m'aime à Nohant, et que les vœux que je vois faire autour de moi et auxquels je n'ai nulle part, on les fait pour moi à Nohant.
Le 17.
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La comédie était détestable, pitoyable, insupportable. Cest égal, on y va par ton, parce qu'il faut être général ou baron pour avoir des billets. Entre les deux pièces, Caulaincourt est venu m'appeler. J'ai encore cru qu'il allait me donner un ordre. Non, c'était pour nous masquer. On m'a habillé en femme, j'avais dix pieds de {Lub 220} haut. Je tenais d'une main un parasol, de l'autre je portais sous mon bras un grand danois appartenant à Durosnel. Nous étions trois carrossées de masques. Caulaincourt faisait le rôle de mon { CL 264} mari, et je m'appelais madame de Pont-Volant. Avec mon grand éventail et ma longue taille, j'étais la caricature de l'ancien régime. Nous avons été ainsi dans toutes les grandes maisons de la ville, ce qui est assez impertinent. Nous avons été aussi chez le général, qui m'a pris tout de bon pour une femme et voulait m'embrasser. J'ai été forcé d'appeler M. de Pont-Volant à mon secours.
LETTRE XXVIII
Cologne (sans date).
Tu me fais frémir avec les tremblements de terre. Il ne nous manque plus qu'une éruption volcanique. Les gazettes allemandes ont fait là-dessus une capucinade fort comique. Elles nous menacent des châtiments célestes. Cependant la ville de Cologne, qui est fort dévote, et qui s'intitule la ville des trois rois et des onze mille vierges, a été houspillée par les glaces bien plus que nos bonnes villes de France par le tremblement de terre.
Tu ne croirais pas, ma bonne mère, que depuis quatre jours on parle beaucoup de moi ici. J'ai figuré comme témoin dans une affaire qui a failli bouleverser Allemands et Français dans la ville. J'ai fait connaissance avec un jeune homme de la conscription qui est dans le 23e chasseurs et qui restait à Cologne par le crédit de Caulaincourt. Nous étions dernièrement à un bal de nuit qui s'est donné à la comédie et pour lequel le général m'avait donné un billet. Un jeune Allemand, qui est en rivalité d'amour avec mon camarade le chasseur, vint assez mal à propos se mêler de la conversation que ce dernier avait avec la belle. Us se piquèrent de propos, et l'Allemand traita mon camarade de polisson et de Jean..... Grande rumeur autour {CL 265} d'eux. Moi, voyant le chasseur cerné, je vais à lui, et, sans faire de bruit, nous emmenons l'Allemand dans un coin et nous lui promettons une autre entrevue pour le lendemain. Notre homme reste la bouche ouverte et a l'air de ne pas vouloir nous {Lub 221} comprendre. Le lendemain matin, en sortant du bal, nous allons chez lui, et le chasseur lui demande s'il est encore un polisson. « Oui, monsieur, dit l'Allemand, vous l'êtes. — En ce cas, monsieur, prenez un témoin et venez vous battre. — Je ne me battrai pas, messieurs, je ne me bats jamais. » À cette belle réponse, mon camarade lui campe un soufflet. L'Allemand crie et appelle au secours. Tous les habitants de la maison remplissent l'escalier en un instant. Je me plante devant la porte et j'en interdis l'entrée. Les Allemands prennent leur temps pour toutes choses. Pendant qu'ils délibèrent, sur le parti à prendre, mon camarade achève de souffleter son homme en conscience. Il crie, et toute la maison se met à crier au secours et à la garde. Nous sortons de la chambre. Nous dégringolons l'escalier au milieu des Allemands consternés, et nous décampons.
Notre souffleté s'habille et court chez le général Jacobé♦, qui est chargé du détail de la place, et lui fait une grande plainte par écrit, dans laquelle il nous accuse d'avoir voulu l'assassiner. Le général mande le chasseur, qui raconte l'affaire naïvement. Dans la crainte d'un grand scandale dans la ville, le général, tout en lui donnant raison, avait envie de le faire partir sur-le-champ. L'aide de camp de Jacobé♦, qui est mon ami, plaide la cause de mon camarade et la gagne.
Cependant l'aventure a bientôt fait le tour de la ville. Nous ne nous gênons pas, nous autres Français, pour qualifier la conduite de l'Allemand souffleté; ses compatriotes en rougissent et vont le trouver pour le forcer à se battre. Un Français même s'offre généreusement à lui servir de {CL 266} témoin. Ne pouvant plus reculer, il écrit sur grand papier et en grand style germanique un cartel à mourir de rire à notre chasseur. On aurait dit de Roland défiant les douze pairs. Nous acceptons gravement, et nous voilà tous, un beau matin, sur les bords du Rhin. L'Allemand, qui comptait toujours que l'affaire s'arrangerait, n'avait point voulu apporter d'armes. Je lui prête mon sabre. Le chasseur le charge à la française. L'autre pare comme il peut, et recule jusque dans l'eau. Là, mon chasseur qui ne voulait que l'effrayer, fait voler d'un revers de sabre la moitié de la monture du mien, que l'Allemand faillit jeter dans le Rhin dans sa précipitation à mettre bas les armes. Il demande à capituler. {Lub 222} Nous nous faisons prier. Il offre d'aller retirer sa plainte. Moi qui n'étais point essouflé par le combat, je lui fais un beau sermon (à la Deschartres). J'exige qu'il ira non-seulement retirer sa plainte, mais dire au général que personne n'a jamais eu l'intention de l'assassiner.
Il consent et nous prie d'accepter un déjeuner. Il court chez Jacobé♦ exécuter nos conditions; il revient nous en rendre compte, nous donne à dîner et nous régale splendidement. De là, il nous mène à la comédie. Enfin nous avons vécu toute la journée sur le pays ennemi. J'ai conté toute l'affaire à Caulaincourt et au général Harville, qui ont ri aux larmes de mon récit.
Mais ce n'est pas tout. Mon Allemand, qui me regarde comme le sauveur de ses précieux, jours, m'accable de politesses; hier au bal il m'a cedé deux fois sa danseuse; il voulait me faire boire tout le punch du buffet; il adore le militaire français et m'appellerait volontiers monseigneur. J'ai conté toute l'histoire à ma chanoinesse, qui en a ri du bout des lèvres, en disant que c'était pien pête de se bâte comme ça pou' rien v, et d'avoir mangué duer ce baufre monsieur, que nous n'avions voulu lui faire du {CL 267} mal que parce qu'il était Allemand, et que nous n'aimions pas les Allemands. Je l'assurai qu'en revanche nous aimions beaucoup les Allemandes. Elle en est convenue, et nous avons fait la paix.
Tu la désires w beaucoup, la paix, ma bonne mère, et moi je tremble qu'on ne la fasse. La guerre est mon seul moyen d'avancement. Si elle recommence, je suis officier avec facilité et avec honneur. En se conduisant proprement dans quelque affaire, on peut être nommé sur le champ de bataille. Quel plaisir! quelle gloire! mon cœur bondit rien que d'y songer. C'est alors qu'on obtient des congés, qu'on revient passer d'heureux moments à Nohant, et qu'on est par là bien récompensé du peu qu'on a fait? x y
J'étudie maintenant la théorie de l'escadron et je me mets dans la tête tous les commandements, de manière qu'avec un peu de pratique je serai bien vite au courant.
Tu me dis que tes lettres sont trop longues, je voudrais qu'elles le fussent encore davantage. C'est mon bonheur quand je puis en avoir pour une heure à lire... On z ne s'appelle plus ici citoyen ni citoyenne, les militaires entre eux reprennent le monsieur chaque jour davantage, et les {Lub 223} dames sont toujours des dames. Dis au père Deschartres qu'il est un cochon de tant dormir aa.
Adieu, ma bonne mère, je t'embrasse de toute mon âme.
LETTRE XXIX
Cologne, le 20 pluviôse an VII.
Heureux celui qui conserve sa mère, et qui peut jouir de sa tendresse! celui-là est prédestiné, car il aura connu le bonheur d'être aimé pour lui seul!
{CL 268} Ta lettre, ma bonne mère, est venue compléter bien agréablement ma journée. Je l'ai reçue au retour d'une promenade que j'ai faite de l'autre côté du Rhin avec Lecomte (c'est le nom du chasseur à qui j'ai servi de témoin). Il m'a mené voir le bâtiment d'un négociant de ses amis. Ce vaisseau n'a point souffert des glaces; il est très-joli, les chambres sont d'une propreté parfaite, nous l'avons visité dans tous les sens. Il était rempli de marchandises. Le négociant avec tout son monde était occupé à le faire charger pour la Hollande. Maîtres et ouvriers grouillaient sur le pont. Il faisait le plus beau temps du monde; seuls nous ne faisions rien, le chasseur et moi, au milieu de tous ces visages affairés. Pour moi, appuyé sur mon sabre, la pipe à la gueule ab, l'œil stupidement fixé sur ce spectacle, je ma disais à part moi: « Je suis nt dans une condition plus riche et plus élevée que ces gros négociants, qui ont des maisons en ville, des vaisseaux en rade, de l'or plein leurs coffres; et moi, soldat de la République, je n'ai pour toute propriété que mon sabre et ma pipe. Mais les glaces, mais le feu, mais les volturs, mais les douaniers ne m'empêchent pas de dormir; que d'inquiétudes de moins! Que la ville s'effondre, que le port et tout ce qui est dedans s'engloutissent, je m'en moque... et même, je dirais à la hussarde je m'en... Travaillez pour vous-mêmes, canailles, amassez de l'argent; nous, nous travaillerons pour notre pays, et nous recueillerons de l'honneur; mon métier vaut bien le vôtre. »
Là-dessus, laissant mon chasseur à bord, occupé à vider quelques bouteilles avec son ami le négociant, je suis revenu trouver ma chanoinesse, qui m'avait promis {Lub 226} d'avoir un grand mal de tête pour se dispenser d'aller à la comédie, ce qui lui permettrait de rester seule chez elle toute la soirée. ac
Tu me demandes quelle est cette grande dame qui m'a {CL 269} procuré un billet pour la comédie des barons, sans que je lui en eusse fait la demande. C'est une chanoinesse amie de la mienne, qui s'appelle madame Augusta de Frenchen. Elle est grande, belle, une tournure d'impératrice. L'autre jour, au bal, le général lui donnait le bras. Il avait son grand uniforme, son écharpe rouge à glands d'or, cela faisait le couple le plus noble, le plus solennel et le plus cérémonial qu'on puisse imaginer. Mais toutes ces grandes tournures n'appellent pas l'amour et la confiance comme les yeux de ma chanoinesse. Ce sont de ces yeux qui vous fixent avec intérêt, avec esprit, qui d'un bout d'une salle à l'autre devinent si vous êtes triste et pourquoi vous l'êtes, qui se rencontrent sans cesse avec les vôtres, vous comprennent, tour à tour s'animent et s'adoucissent, et quand un sot en épaulettes se pavane devant eux, vous disent clairement: « C'est vous, soldat, que je préfère. »
Tu me demandes de te faire aussi le portrait du général Harville. Tu vas le connaître dans l'instant. Cinq pieds cinq pouces, un peu gros, très-bien sur ses jambes, cheveux blancs, front découvert, nez aquilin, menton un peu relevé, l'air et le port extrêmement nobles, aisance d'un homme de cour, par conséquent extrêmement poli avec les inférieurs, Un trois-quarts de révérence, le ton bref et haut, mais riant; faisant des questions et n'écoutant pas souvent la réponse; vous faisant sentir, quand cela lui arrive, qu'il a fait une grande exception en votre faveur et qu'il ne faudrait pas en abuser. Le vulgaire est enchanté de sa politesse, parce qu'il adresse volontiers la parole et que plusieurs prennent cette marque de supériorité pour de la familiarité et de la cordialité, tandis que rien n'annonce plus la puissance que cette manière d'interpeller ceux, qui n'oseraient vous parler les premiers.
Il me traite beaucoup mieux en particulier qu'en public, cela se conçoit. Il est généralement estimé et il aime à obliger. {CL 270} Enfin il est très-bon, et il serait encore meilleur sans son neveu Caulaincourt.
Ce cher neveu part dans trois jours. Que le ciel le conduise et ne nous le ramène pas de longtemps! L'autre {Lub 225} jour n'a-t-il pas été gronder le hussard rouge de m'avoir prêté son cheval! Cela prouve bien qu'il m'en veut, et que je ne lui ai pas fait plaisir en allant à la revue; car sans cette bête j'ttais à pied. Le hussard est blessé à la jambe, depuis un mois son cheval se serait abîmé à l'écurie si je ne l'avais promené. Mais Caulaincourt, qui m'avait vu passer sur le rempart, et qui ne m'avait rien dit, vint lui faire ad une semonce en criant de toutes ses forces que je ne promenais pas son cheval, mais que je me promenais sur son cheval, vu qu'on ne promène pas les chevaux avec une selle, mais avec une couverte. La belle sentence! Et pourquoi ne me dit-il rien à moi, tandis qu'il humilie mon pauvre diable de camarade? C'est donc parce que je suis un iils de famille? Eh bien, je ne lui en sais aucun gré. C'est Maulnoir, le jeune officier de dragons, et le secrétaire qui m'ont raconté cette algarade, et qui en haussaient les épaules. Il est étonnant qu'avec de l'esprit et des moyens on ait des petitesses pareilles.
À propos de cheval, j'attends toujours le mien. C'est un chasseur du dépôt qui devait me l'amener, et les remontes ont subi des changements. En somme, je n'ai rien à faire et je suis à pied. Il est vrai que je suis amoureux et aimé. C'est beaucoup, mais je ne me suis pas engagé pour faire l'amour.
Que tout ce qui se passe dans cette pauvre métairie est triste! Tout ces braves gens qui meurent les uns après les autres! je les regrette comme toi.
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— On est bien bête de m'estropier ainsi à La Châtre et de te donner de l'inquiétude. Je voudrais rosser ceux qui {CL 271} te font de ces peurs-là. Souviens-toi donc, ma bonne mère, que je suis invulnérable, et que je tomberais du haut de la cathédrale de Cologne, comme je suis tombé du haut du château de Châteauroux, sans me faire de mal.
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Mon père rappelle ici une aventure de son enfance. N'ayant que trois ans, il tomba d'une fenêtre sous le toit, dans les fossés du vieux château de Châteauroux, qu'occupait alors M. de Francueil son père, comme receveur général des finances. On le releva couvert de {Lub 226} sang; mais quand on l'eut lavé, on reconnut qu'il n'avait aucune blessure. Il était tombé sur un amas d'entrailles d'animaux de boucherie, que les cuisiniers avaient jetées dans les fossés quelques instants auparavant, et qui lui avaient servi de lit pour le recevoir et le préserver. Mais il était dans sa destinée de périr de mort violente, et sa pauvre mère en eut toujours le pressentiment et la terreur depuis cet effroyable et miraculeux accident.
Dans la lettre qu'on va lire, il est question d'un portrait et comme j'ai ce portrait sous les yeux, je veux dire ici quel était l'aspect de ce jeune homme dont la correspondance révèle un cœur si bon et si pur, un esprit si franc, si enjoué et si juste! Pour le dépeindre en peu de mots, je me servirai de la forme qu'on vient de le voir employer pour son général et M. de Caulaincourt.
Cinq pieds trois pouces, la taille mince, élégante et bien prise, le teint pâle, le nez un peu aquilin, admirablement dessiné, la bouche intelligente et bonne, les sourcils et la moustache noirs et nets comme des lignes marquées à l'encre, les yeux grands, noirs, doux et brillants à la fois, les plus beaux yeux qu'on puisse imaginer; les cheveux épais et poudrés tombant négligemment sur le front, qu'ils couvrent {CL 272} presque entièrement sans y être collés. Cette masse de cheveux poudrés, touchant presque à des sourcils d'un noir de jais, sied fort bien et fait ressortir l'éclat des yeux. En somme, l'être et la figure de mon père à cette époque sont d'une délicatesse extrême, et on conçoit bien que malgré sa taille, le général d'Harville ait pu le prendre pour une femme sous le masque. En outre, il avait le pied petit et la main d'une beauté parfaite.
Ce portrait est fort joliment peint. Le costume de chasseur est vert presque noir, le collet rouge foncé, et les galons blancs lui donnent une apparence sévère et simple qui va très bien à cette physionomie, où une habitude de mélancolie rêveuse combat l'enjouement naturel.
Plus tard mon père prit un peu d'embonpoint sans perdre l'élégance de sa tournure. Sa figure se remplit, ses traits s'accusèrent. Il devint un des plus beaux officiers de l'armée. Mais pour moi, sa beauté idéale, son charme le plus pénétrant, sont dans le petit portrait dont je parle et dont il va parler.
{Lub 227} LETTRE XXX
Cologne, 26 pluviôse an VII (février 1799 ae).
Eh bien, ma bonne mère, suis-je arrivé à bon port? Comment me trouves-tu? Suis-je ressemblant? Tout le monde ici l'a trouvé, comme on dit, frappant. Et moi, qui de ma vie n'ai trouvé qu'un portrait me ressemblât, dès l'instant que je me suis vu dans celui-ci, je me suis reconnu. Il y a bien longtemps qu'il était commencé, et j'aurais voulu te faire cette surprise pour tes étrennes; mais, au beau milieu de son ouvrage, le peintre est parti pour Coblentz, d'où il n'est revenu que ces jours-ci.
{CL 273} J'ai reçu l'argent, j'ai payé mes chemises et mes mouchoirs, me voilà dans mes meubles! Il était temps que le carnaval finît, car tous les soirs depuis huit jours je m'en campais pour six ou huit livres dans les..... Les Allemandes ont bon appétit, et quand vous les avez fait danser, vous êtes toujours forcé de leur offrir quelque chose. Aussitôt qu'elles ont bu, elles tombent sur les tourtes. Les mamans arrivent: « Ah! maman, vous prendrez bien quelques-unes de ces darioles! » af Vient le frère: « Parbleu, mon cher ami, nous boirons ensemble un verre de punch. » Si le chien venait, il faudrait aussi le faire bâfrer. Enfin c'est l'usage. Si vous arrivez dans une maison à cinq heures du soir, on vous offre, par manière de rafraîchissement, du vin et une tranche de jambon. Tu dois juger par là du mince effet que produisent des sucreries sur des estomacs constitués de la sorte.
J'ai quitté mes négociants et la triste chambre dont je t'ai fait la description. Je suis logé maintenant par merveille. J'ai une jolie chambre avec du feu, et tous les matins on m'apporte du thé avec du pain et du beurre ag. J'y suis pourtant en billet de logement, mais c'est la maison du bon Dieu. Mon hôte est un aimable docteur qui a une très-jolie fille, laquelle joue assez bien du piano. Le secrétaire du général Laborde logeait chez ce digne homme, et, en partant, il m'a cédé son logement, que j'ai eu le droit de prendre en allant rendre le mien à la municipalité. J'ai été m'installer avec mon sabre sous le bras et mon billet à la main, comme le comte Almaviva, et j'ai dit comme lui en entrant: « N'est-ce pas ici que demeure {Lub 228} la maison du docteur.... — Non pas Bartholo, a répondu gaiement mon aimable hôte, mais Daniel, enchanté de vous recevoir. » Tu vois que mon bonheur me suit partout. Je trouve partout des amis ou des gens tout prêts à le devenir.
Il y a bien du changement dans notre état-major. {CL 274} Durosnel s'en va, tant pis! et Canlaincourt aussi, tant mieux! Durosnel n'était que chef d'escadron à la suite; il va rejoindre le 10e de hussards comme chef d'escadron en pied. Caulaincourt est redemandé à son corps, bien du plaisir! Le général va se trouver sans aides de camp. Il nous est arrivé depuis quinze jours un petit officier de dragons que le général aime et protège beaucoup. C'est un garçon de dix-huit ans qu'il avait fait officier; mais le Directoire n'ayant pas voulu confirmer la nomination, ce jeune homme, malgré un an de grade passé au corps, a été forcé de quitter son poste et de perdre son grade. Tu vois qu'il n'est plus si facile d'avoir de l'avancement et que les protections n'y font rien. Il faut en prendre son parti puisque c'est juste, et tâcher de gagner ses éperons, comme les anciens chevaliers, par de véritables prouesses. Ce jeune homme attend ici la fortune des événements, comme nous tous. Il porte cependant toujours ses épaulettes, le général l'emploie comme officier de correspondance; mais c'est un peu par contrebande que tout cela se fait, et pourra bien ne pas durer. Ce serait pourtant dommage que ce garçon ne nous restât pas et fût retardé dans sa carrière pour avoir trop bien débuté, car il est fort aimable et nous sommes très-liés. Quand nous sommes dans le bureau, le soir, avec le secrétaire, et que le général et les aides de camp sont partis pour faire leurs visites, nous sommes tous les trois comme des enfants débarrassés de leur précepteur; nous faisons des tours de force, nous nous ballons à coups de coussins: c'est une poussière, c'est un vacarme admirable, et quand il vient quelqu'un, nous soufflons les chandelles et nous nous cachons dans une grande armoire. On croit qu'il n'y a personne, on s'en va, et nous recommençons.
Tu me donnes de bien mauvaises nouvelles de nos blés. Ils sont superbes ici, quoiqu'il y fasse bien plus froid que {CL 275} chez nous. Peut être ne sont-ils pas gelés, peut-être que c'est une terreur à la Deschartres, car c'est un pessimiste s'il en fut.
{Lub 229} Mon régiment est parti pour Haguenau. On l'écrase de marches et de contre-marches, Dieu sait pourquoi. Bonsoir, ma bonne mère, ne t'inquiète pas de moi, je me porte bien, et je ne sens pas le froid. Je n"ai eu qu'une seule migraine depuis que je suis ici. Je t'embrasse de toute mon âme. J'embrasse père Descharlres et ma bonne. Quand elle prétend que je l'oublie, réponds-lui de ma part qu'elle en a menti.
LETTRE DE MA GRAND-MÈRE
AU GÉNÉral D'HARVILLE.
Nohant, 7 ventôse an VII.
Vous avez bien voulu, citoyen général, prendre part à mes douleurs et les adoucir. Ce souvenir est tellement présent à mon cœur et à ma pensée, que ce qui peut troubler votre bonheur excite mes sollicitudes. Mon fils me mande que vous allez être séparé de vos aides de camp, dont l'un surtout, le citoyen de Caulaincourt, comme votre parent, emporte vos regrets. Je voudrais que mon fils fût en état de le remplacer, non pas dans le poste élevé qu'il occupait auprès de vous, et auquel je sens que Maurice est encore trop nouveau pour prétendre, mais dans quelque partie qui vous soulageât de vos travaux. Si vous aviez la bonté de jeter les yeux sur lui, il apprendrait son métier sous vos ordres. Il chercherait à vous plaire, et à mériter la marque d'estime que vous lui donneriez. Il est encore bien étranger au service, mais il n'a pas tenu à lui de se {CL 276} rendre plus utile, et il ferait avec zèle et intelligence tout ce que vous lui commanderiez. Vous m'avez donné une grande joie en me marquant qu'il se conduisait bien, et que vous vouliez le rendre économe. Cette intention de votre part me prouve qu'il vous occupe quelquefois: je vous en rends grâce, et vous êtes fait pour apprécier la reconnaissance d'une mère, puisque vous gardez un si tendre souvenir à celle qui vous a donné le jour.
J'invoque sa mémoire pour éveiller en vous un peu d'amilié pour mon Maurice. Ah! général, vingt-cinq ans plus tard, vous eussiez été aussi un pauvre conscrit. Que n'aurait point fait cette tendre mère pour adoucir {Lub 230} votre sort! Quelles obligations n'aurait-elle pas eues à celui qui, comme vous, aurait pris son fils sous sa protection! Elle aurait cru trouver un second père pour lui et un noble ami pour elle. Si j'avais le même espoir, général, me désapprouveriez-vous?
Toutes les choses flatteuses que vous voulez bien me dire me touchent profondément; vous me donnez l'assurance que mes lettres ne vous importunent pas, et c'est encore une consolation que je vous dois de pouvoir vous parler avec confiance du cher objet de ma tendresse. Je vous renouvelle, citoyen général, les sentiments de gratitude et d'attachement avec lesquels, etc.
RÉPONSE DU GÉNÉral D'HARVILLE
À LA CITOYENNE DUPIN NÉE DE SAXE.
Cologne, 20 ventôse an VII.
Je reçois à l'instant votre lettre du 7, citoyenne, et je ne calcule pas si c'est vous importuner en vous répondant si {CL 277} vite, puisque c'est pour vous donner des nouvelles de votre Maurice, que j'ai fait venir de suite chez moi pour lui parler de vous, et chercher en même temps à lui donner le goût de l'occupation . Il est vrai que dans ce moment il ne peut pas m'être très-utile. La partie bureaucratique de l'inspection a besoin d'hommes un peu rompus aux détails militaires, et dont l'écriture, en même temps soignée et rapide, puisse y être employée; or, il m'a dit que la sienne était assez négligée, et même il ne me paraît pas désirer ce genre de travail, qui en effet ne remplirait pas beaucoup le but d'activité et de distinction qu'il se propose. Il dîne avec moi aujourd'hui; nous serons comme en famille, et je pourrai causer davantage avec lui. Je m'occuperai de classer ses moments; malheureusement, dans l'état purement militaire il s'en trouve nécessairement beaucoup de perdus.
Les détails que je vous offre vous prouveront l'intérest que je prends à l'être qui vous est cher, et répondront, de manière à aller jusqu'à votre cœur, à cette phrase de votre lettre: « Elle aurait cru trouver un second père pour son fils, et pour elle un noble ami. Si j'avais cet espoir, me désapprouveriez-vous? » Oh! non sûrement, citoyenne, dites un tendre ami. Votre tendresse pour votre fils, la sensibilité de votre langage et la reconnaissance que vous me témoignez pour un procédé si simple, me donnent le plus grand désir de vous connaître et de mériter votre bienveillance. Pardonnes mon griffonnage, j'écris tant que je ne puis plus écrire. Aggréés l'hommage pur et sensible que vous mérités.
Salut et respect.
AUGUSTE HARVILLE.