GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-L�vy 1876

{Presse 5/10/54 1; LP T.1 1; CL [T.1 1]; Lub [T.1 3]} PREMIÈRE PARTIE
HISTOIRE D'UNE FAMILLE, DE FONTENOY
À MARENGO
a.

{Presse 27/10/54 1 col.5; LP 252; CL [185]; Lub [156]} VII b 1

Suite de l'histoire de mon p�re. — Persistance des id�es philosophiques. — Robert, chef de brigands. — Description de La Ch�tre. — Les Brigands de Schiller. c — Le th��tre bourgeois de La Ch�tre en 1798. — La conscription. — La Tour d'Auvergne, premier grenadier d de France.



AVERTISSEMENT

Certaines r�flexions viennent in�vitablement au courant de la plume quand on parle du pass�: on le compare avec le pr�sent, et ce pr�sent, le moment o� l'on �crit, c'est d�j� le pass� pour ceux qui vous lisent au bout de quelques ann�es. L'�crivain a quelquefois aussi envisag� l'avenir. Ses pr�dictions se trouvent d�j� r�alis�es ou d�menties quand son œuvre para�t. Je n'ai rien voulu changer aux r�flexions et aux pr�visions qui me vinrent durant ces derniers temps. Je crois qu'elles font partie de mon histoire et de celle de tous. Je me bornerai � mettre leur date en note.


Je continuerai l'histoire de mon p�re, puisqu'il est, sans jeu de mots, le v�ritable auteur de {LP 253} l'histoire de ma vie. Ce p�re que j'ai � peine connu, et qui est rest� dans ma m�moire comme une brillante apparition, ce jeune homme artiste et guerrier est rest� tout entier vivant dans les �lans de mon �me, dans les fatalit�s de mon organisation, dans les traits de mon visage. Mon �tre est un reflet, affaibli sans doute, mais assez complet, du sien. Le milieu dans lequel j'ai v�cu a amen� les modifications. Mes d�fauts ne sont donc pas son ouvrage absolument, et mes qualit�s sont
{CL 186} un bienfait des instincts e qu'il m'a {Lub 157} transmis. Ma vie int�rieure a autant diff�r� de la sienne que l'�poque o� elle s'est d�velopp�e; mais euss�-je �t� gar�on et euss�-je v�cu vingt-cinq ans plus t�t, je sais et je sens {Presse 27/10/54 2} que j'eusse agi et senti en toutes choses comme mon p�re.

Quels �taient, en 97 et en 98, les projets de ma grand'm�re pour l'avenir de son fils? Je crois qu'elle n'en avait pas d'arr�t�s et qu'il en �tait ainsi pour tous les jeunes gens d'une certaine classe. Toutes les carri�res ouvertes � la faveur sous Louis XVI l'�taient sous Barras � l'intrigue. Il n'y avait rien de chang� en cela que les personnes, et mon p�re n'avait r�ellement qu'� choisir sa place entre les camps et le coin du feu. Son choix, � lui, n'e�t pas �t� douteux; mais depuis 93 il s'�tait fait chez ma grand'm�re une r�action assez concevable contre les actes et les personnages de la r�volution. Chose tr�s-remarquable pourtant, sa foi aux id�es {LP 254} philosophiques qui avaient produit la R�volution n'avait pas �t� �branl�e, et en 97 elle �crivait � M. H�kel une lettre excellente que j'ai retrouv�e. La voici:

DE MADAME DUPIN � M. HÉKEL.

Vous d�testez Voltaire et les philosophes, vous croyez qu'ils sont cause des maux qui nous accablent. Mais toutes les r�volutions qui ont d�sol� le monde ont-elles donc �t� suscit�es par des id�es hardies? L'ambition, la vengeance, la fureur des conqu�tes, le dogme de l'intol�rance, ont boulevers� les empires bien plus souvent que l'amour de la libert� et le culte de la raison. Sous un roi tel que Louis XIV, toutes ces id�es ont pu vivre et n'ont rien pu bouleverser. Sous un roi tel qu'Henri IV, la fermentation de notre R�volution n'e�t pas amen� les exc�s et les d�lires que nous avons vus, et que j'impute surtout � la faiblesse, � l'incapacit�, au manque de droiture {CL 187} de Louis XVI. Ce roi d�vot a offert � Dieu ses souffrances, et son �troite r�signation n'a sauv� ni ses partisans, ni la France, ni lui-m�me. Fr�d�ric et Catherine ont maintenu leur pouvoir, et vous les admirez, monsieur; mais que dites-vous de leur religion? Ils ont �t� les protecteurs et les pr�neurs de la philosophie, et il n'y a point eu chez eux de r�volutton. N'attribuons donc pas {Lub 158} aux id�es {LP 255} nouvelles le malheur de nos temps et la chute de la monarchie en France, car on pourrait dire: « Le souverain qui les a rejet�es est tomb�, et ceux qui les ont soutenues sont rest�s debout. » Ne confondons point l'irr�ligion avec la philosophie. On a profit� de l'ath�isme pour exciter les fureurs du peuple, comme au temps de la Ligue on lui faisait commettre les m�mes horreurs pour d�fendre le dogme. Tout sert de pr�texte au d�cha�nement des mauvaises passions. La Saint-Barth�lemy ressemble assez aux massacres de septembre. Les philosophes sont �galement innocents de ces deux crimes contre l'humanit�.


Mon p�re avait toujours r�v� la carri�re des armes. On l'a vu durant son exil, �tudier la bataille de Malplaquet dans sa petite chambre de Passy, dans la solitude de ces journ�es si longues et si accablantes pour un enfant de seize ans; mais sa m�re aurait voulu, pour seconder ses inclinations, le retour d'une monarchie ou l'apaisement d'une r�publique mod�r�e. Quand il la trouvait contraire � ses secrets d�sirs, comme il ne concevait pas alors la pens�e d'agir sans son adh�sion compl�te, il parlait d'�tre artiste, de composer de la musique, de faire repr�senter des op�ras ou ex�cuter des symphonies. On retrouvera ce d�sir marchant de compagnie avec son ardeur militaire, de m�me que son violon fit souvent campagne avec son sabre.

{LP 256} En 1798, se pr�sente dans l'histoire de mon p�re une circonstance futile en apparence, importante en r�alit�, {CL 188} comme toutes ces vives impressions de jeunesse qui r�agissent sur notre vie enti�re, et qui m�me parfois disposent de nous � notre insu.

Il s'�tait li� avec la soci�t� de la ville voisine, et je dois dire que cette petite ville de La Ch�tre, malgr� les travers et les d�fauts propres � la province, a toujours �t� remarquable pour la quantit� de personnes tr�s-intelligentes et tr�s-instruites qui se sont produites dans sa population, tant bourgeoise que prol�taire. En masse, on y est pourtant fort b�te et fort m�chant, parce qu'on y est soumis � ces pr�jug�s, � ces int�r�ts et � ces vanit�s qui r�gnent partout, mais qui r�gnent plus na�vement et plus ouvertement dans les petites localit�s que dans les grandes. La bourgeoisie est ais�e sans �tre opulente, elle n'a point de {Lub 159} lutte � soutenir contre une noblesse arrogante, et rarement contre un prol�tariat n�cessiteux. Elle s'y d�veloppe donc dans un milieu tr�s-favorable pour l'intelligence, quoique trop calme pour le cœur et trop froid pour l'imagination f.

Cit� ancienne et affranchie anciennement, La Ch�tre est plac�e dans un vallon fertile et d�licieux, qui s'ouvre tout entier aux regards quand on a gagn� la lisi�re des plateaux environnants. Par la route de Ch�teauroux, � peine a-t-on laiss� derri�re soi une chaumi�re au nom romantique (la Maison du {257} diable), qu'on descend une longue chauss�e bord�e de peupliers, avec un ravin de vignes et de prairies � droite et � gauche, et de l� on embrasse d'un coup d'œil la petite ville, sombre dans la verdure, domin�e d'un c�t� par une vieille tour carr�e qui fut le ch�teau seigneurial des Lombaud, et qui sert aujourd'hui de prison; de l'autre par un lourd clocher bien reluisant, dont la base, servant de porche � l'�glise, est un fort beau morceau d'architecture antique et massive.

On entre dans la ville par un vieux pont sur l'Indre, o� {CL 189} un rustique assemblage de vieilles maisons et de vieux saules offre une composition pittoresque. Mais avant de d�crire cette ville, je me permettrai, sous forme d'apostrophe, une courte digression.

Ô mes chers compatriotes! Pourquoi �tes-vous si malpropres? Je vous le reproche tr�s-s�rieusement et avec quelque espoir de vous en corriger. Vous vivez dans le climat le plus sain, et au milieu de la population rustique de la vall�e Noire, qui est d'une propret� exquise, et pourtant vous semblez vous plaire � faire de votre ville un cloaque infect, o� l'on ne sait o� poser le pied, et o� vous respirez � toute heure des miasmes f�tides, tandis que derri�re l'enceinte de vos maisons fleurit la campagne embaum�e, et qu'au-dessus de vos toits abaiss�s passe une massed'air libre et pur, dont il semble que vous {LP 258} ayez horreur. Il est bien difficile d'assainir et d'entretenir propres des cit�s comme Lyon et Marseille; mais La Ch�tre! Un groupe de maisonnettes jet�es dans une oasis de prairies aromatiques et de vergers en fleurs! Vraiment la d�pravation de l'odorat, le cynisme de la vue, inh�rents � la population des petites villes de l'int�rieur, sont des vices que n'excuse nulle part la {Lub 160} mis�re, et qu'ici la pauvret� ne peut pas m�me expliquer, puisque cette population est ais�e, et que d'ailleurs les bourgeois les plus riches n'y ont pas plus que les ouvriers les plus restreints la pudeur de faire dispara�tre la souillure de leurs seuils inhospitaliers. Aucune observation des r�glements de la plus simple police ne pr�occupe apparemment les fonctionnaires municipaux. La chastet� l'exigerait aussi bien que la salubrit�. La malpropret� est ind�cente, elle r�v�le dans les mœurs une absence de respect de soi-m�me, et dans l'esprit une habitude d'engourdissement honteux. Fi de La Ch�tre sous ce rapport! Dans des recoins perdus et ignor�s de la vall�e Noire, vous d�couvrez parfois sous les buissons une mis�rable {CL 190} chaumi�re construite en boue s�ch�e au soleil, et soutenue de quelques vieux ais vermoulus. Si, par exception, la m�nag�re n'est qu'une coureuse fain�ante, l'int�rieur r�pondra � l'ext�rieur; mais ce sera une exception, ne l'oubliez pas. Dix fois sur douze vous trouverez la maisonnette bien balay�e, la vaisselle brillante sur le {LP 259} dressoir, le lit propre, l'�tre sans tache, pas un grain de poussi�re sur les solives enfum�es: une mis�re profonde, parfois d�chirante � voir, toujours respectable et jamais repoussante. Oui, la propret� est la dignit� du pauvre, c'est par elle qu'il se montre sup�rieur � sa destin�e et plus digne de vivre dans les palais que les fain�ants qui les poss�dent. Je crois que j'ai dit cela souvent, je le r�p�terai sans me lasser. L'indigence qui s'abandonne avec nonchalance et d�couragement m�rite de la piti�; celle qui lutte contre son d�n�ment, qui lave ses haillons, qui assainit et purifie sa pauvre demeure, m�rite du respect et de l'amiti�. Mais la salet� gratuite et volontaire n'inspire que le d�go�t. Elle n'est autre chose qu'une d�pravation et une ignominie.

Sans cette affreuse malpropret�, La Ch�tre serait un s�jour agr�able. La plus belle rue, la rue Royale, est, en r�alit�, la plus laide; elle est sans caract�re. Mais le vieux quartier est pittoresque et conserve quelques-unes de ces maisons de bois de la Renaissance, si �l�gantes et d'une si belle couleur. La ville, jet�e en pente, monte toujours vers la prison, et des rues �troites, qui serpentent entre des rang�es de pignons in�gaux envahis par la mousse et les pigeons, vont appuyer le flanc de l'antique cit� � un ravin coup� � pic, au fond duquel {Lub 161} l'Indre dessine ses frais m�andres dans un paysage �troit mais ravissant. Ce c�t�-l� est remarquable, et quand on {LP 260} sort de la ville par la promenade de l'abbaye, pour suivre le petit chemin sablonneux de la Renardi�re, on arrive aux Couperies, un des sites les plus d�licieux du pays, au del� duquel on peut se perdre dans {CL 191} un terrain min� par les eaux, d�chir� de ravines charmantes, et sem� d'accidents pittoresques.

J'ai d�crit La Ch�tre, je l'ai sermonn�e, parce qu'au fond je l'aime, et je l'aime parce que mon p�re y eut des amis dont les enfants sont mes amis.

En 1798 g, mon p�re, li� avec une trentaine de jeunes gens des deux sexes, et li� intimement avec plusieurs, joua la com�die avec eux. C'est une excellente �tude que ce passe-temps-l�, et je dirai ailleurs tout ce que j'y vois d'utile et de s�rieux pour le d�veloppement intellectuel de la jeunesse. Il est vrai que les soci�t�s d'amateurs sont, comme les troupes d'acteurs de profession, divis�es la plupart du temps par des pr�tentions ridicules et des rivalit�s mesquines. C'est la faute des individus et non celle de l'art. Et comme, selon moi, le th��tre est l'art qui r�sume tous les autres, il n'est point de plus int�ressante occupation que celle-l� pour les loisirs d'une soci�t� d'amis. Il faudrait deux choses pour en faire un plaisir id�al: une bienveillance v�ritable qui imposerait silence � toute vanit� jalouse, un v�ritable sentiment de l'art qui rendrait ces tentatives heureuses et instructives.

Il est � croire que ces deux conditions se {LP 261} trouv�rent r�unies � La Ch�tre � l'�poque que je raconte, car les essais r�ussirent fort bien, et les acteurs improvis�s rest�rent amis. La pi�ce qui eut le plus de succ�s, et qui fit briller chez mon p�re un talent de com�dien spontan� et irr�sistible, fut un drame d�testable, en grande vogue alors, mais dont la lecture m'a beaucoup frapp�e, comme un �chantillon de couleur historique: Robert, chef de brigands.

Ce drame, imit� de l'allemand, n'est qu'une mis�rable imitation des Brigands de Schiller, et pourtant cette imitation a de l'int�r�t et de l'importance, car elle implique toute une doctrine. Elle fut repr�sent�e pour la premi�re fois � Paris en 1792. C'est le syst�me jacobin dans son essence; {CL 192} Robert est un id�al du chef de la montagne, et j'engage mon lecteur � le relire comme un monument tr�s-curieux de l'esprit du temps.

{Lub 162} Les Brigands de Schiller sont et signifient tout autre chose. C'est un grand et noble ouvrage, rempli de d�fauts exub�rants comme la jeunesse (car c'est l'œuvre d'un enfant de vingt et un ans, comme chacun sait); mais si c'est un chaos et un d�lire, c'est aussi une fiction d'une haute port�e et d'un sens profond. h Permettez-moi de vous en rappeler l'analyse.

Un vieillard faible et bon a deux fils, natures �nergiques et terribles, dont on ne comprend gu�re la parent� avec cette �me d�bonnaire et cr�dule. On {LP 262} voudrait voir la lionne qui les a enfant�s, ou entendre rappeler d'elle quelque trait qui expliqu�t l'origine des violentes passions de ces deux types redoutables. Schiller n'y a point song�. Supposons ce que nous voudrons; c'est le d�faut des riches que cette absence de soin. Ils ont trop pour tout montrer, et une œuvre d'art qui laisse beaucoup supposer et beaucoup inventer au del� du cadre o� elle se renferme est d�j� une œuvre pleine de feu et de vie.

Charles, l'a�n� de ces deux fils du comte de Moor, est un lion g�n�reux et brave; Fran�ois, le cadet, est un loup poltron et perfide. Le premier a la puissance du bien, le second celle du mal. Tous deux ont du g�nie, tous deux se disputent la tendresse d'un p�re qui doit �tre la victime de cette lutte d�natur�e.

Charles, livr� aux �garements de la jeunesse, calomni� par son fr�re, aigri, d�sesp�r�, veut cependant abandonner ses amis les �tudiants qui l'entra�nent au d�sordre, pour retourner aupr�s d'un p�re qu'il aime et respecte au fond du cœur. Il lui �crit pour lui demander le pardon de ses erreurs et lui exprimer un repentir sinc�re. Il attend sa r�ponse avec impatience, il est plein du souvenir de ses {CL 193} jeunes ann�es et d'un pur amour qu'il regrette am�rement d'avoir n�glig�. C'est l� que s'ouvre le drame. Charles veut revenir � la vertu. Le pourra-t-il? {LP 263} Le vice n'a-t-il fait qu'effleurer cette �me sup�rieure? Un caract�re si imp�tueux aura-t-il pu se plonger impun�ment dans le d�lire des mauvaises passions? Oui sans doute, si la fatalit�, qui s'attache comme un ch�timent � une destin�e dont nous prenons trop peu de soin, ne vient s'opposer � sa conversion et changer en fureur ces �lans de tendresse et de pi�t�.

La r�ponse du vieux Moor arrive, transmise par {Lub 163} l'interm�diaire de Fran�ois; c'est un refus, c'est la mal�diction paternelle. Fran�ois a intercept� les lettres de Charles. Il en a suppos� d'autres qui le signalaient au courroux de son p�re comme un sc�l�rat incorrigible, mena�ant, plong� dans le d�shonneur et dangereux pour la vie m�me du vieux comte.

Charles exasp�r� se voue aux Furies. L'amour se change en haine, en d�sespoir, en blasph�mes dans son sein et sur ses l�vres. Il maudit Dieu et l'humanit�. Il veut venger dans le sang de tous les ma�tres, de tous les oppresseurs, la honte et l'abandon de tous les d�sh�rit�s. Il devient l'ennemi furieux et implacable de la soci�t� qui le repousse et le condamne. Ses compagnons, perdus de dettes et repouss�s comme lui du monde officiel, se groupent autour de lui et prononcent d'affreux serments.

Mais que vont-ils faire de toute cette col�re, de tous ces besoins de vengeance? L'un d'entre eux, {LP 264} cr�ature l�che, cynique et rus�e, a ouvert l'avis d'exercer le brigandage, et il a con�u ce projet sous l'empire de pr�occupations cupides et m�prisables. Les autres n'y ont vu qu'un moyen de se s�parer de la soci�t� et de se venger d'elle en la ran�onnant. Charles Moor saisit violemment cette id�e, parce qu'� l'instant m�me elle lui appara�t plus grande et {CL 194} plus logique. Il se cr�era une puissance terrible pour ch�tier les m�chants et venger leurs victimes. Il sera le bras arm� de la justice divine. Il ressuscitera les d�crets sanguinaires du tribunal secret de la vieille Germanie. Il accepte le commandement de l'entreprise. Il prononce l'anath�me sur tout son pass�, sur tout son avenir. Il entra�ne ses compagnons dans les for�ts et dans les montagnes.

Cette r�solution, toute romantique et brusque qu'elle paraisse, n'a rien d'invraisemblable dans l'œuvre de Schiller. Elle s'explique par la situation violente o� se trouvent les esprits surexcit�s de ces jeunes gens � la fois trop instruits et trop ignorants, types vari�s, mais tous vrais et profonds, d'un scepticisme amer et d'une effrayante d�sorganisation morale. Leurs entretiens anim�s sont pleins d'une exag�ration o� le mauvais go�t s'allie au sublime, et qui peint admirablement l'�poque de transformation o� l'humanit� se trouvait � la fin du dix-huiti�me si�cle. La foi du pass� �tait morte, il n'y {Lub 164} avait rien de pr�par� pour appuyer l'esp�rance d'une foi nouvelle. Le mal qui r�gnait dans les mœurs et dans les institutions apparaissait dans toute sa laideur. Les abus �taient monstrueux, et la jeunesse enthousiaste, �prise d'un r�ve de libert� et de r�forme, n'avait pas assez de vertu, pas assez de croyance, pas assez de force v�ritable � opposer � cette chute du vieux monde qui allait l'engloutir malgr� ses protestations et ses cris. 2

La jeunesse allemande, en 1781, �tait beaucoup plus malade sous ce rapport que la jeunesse fran�aise. Ralli�s autour de Voltaire et de Jean-Jacques Rousseau, nos p�res, enfants alors, cr�aient la r�volution dans leurs r�ves, sans avoir conscience de sa marche et de ses r�sultats, mais pouss�s par cette fatalit� de notre logique nationale. Or, Voltaire et Rousseau ne convenaient point encore � l'Allemagne, et c'est en vain qu'elle se persuade aujourd'hui qu'ils lui conviennent. Outre que revenir � eux est, dans {CL 195} l'ordre du progr�s, un anachronisme, cet esprit positif de Voltaire, cette �me ardente et troubl�e de Jean-Jacques n'ont pas ce qui peut satisfaire � la tendance � la fois plus enthousiaste et plus froide des allemands*. Le jeune Schiller r�v�la leur mal, la grandeur et la faiblesse de cette g�n�ration qu'il peignit et agita dans le drame des Brigands avec tant de puissance et de na�vet�. Cette r�v�lation fut chez lui si spontan�e qu'il ne s'en rendit pas compte et qu'il ne comprit point son œuvre. T�moin la pr�face qu'il �crivit en 1781, et qui n'est qu'un mensonge de bonne foi.

* La pens�e des Allemands va plus loin que la n�tre. Dans l'action, ils restent en arri�re. Je crois que leur esprit a plus de port�e, leur caract�re moins de grandeur.

Dans cette pr�face, il veut prouver que sa pi�ce est fort morale et que le monde officiel doit l'accepter comme une le�on �difiante. Sans doute sa pi�ce est morale comme tout ce qui est senti vivement, comme tout ce qui est un cri de l'�me, plainte ou action de gr�ce, reproche ou b�n�diction, blasph�me ou pri�re: quelle que soit l'�motion am�re ou tendre de l'�me ainsi agit�e, de l'esprit ainsi frapp�, le po�te rend des oracles o�, comme dans ceux des sibylles antiques, l'erreur est v�rit� relative, et la r�v�lation fiction relative �galement; mais pour la soci�t� officielle, la franchise audacieuse du {Lub 165} jeune Schiller �tait immorale et funeste. L'effet produit le prouva bien, puisque, apr�s le succ�s �clatant de son drame, on vit des �tudiants vouloir r�aliser la chim�re de Moor et se faire brigands r�formateurs de l'Allemagne.

Telle est la donn�e du drame de Schiller, et toutes les parties de l'action ne tendent qu'� la d�velopper. Charles Moor veut punir la soci�t� coupable; mais, en se pla�ant en dehors d'elle, il s'est jet� en dehors de l'humanit�, et il ne peut accomplir ses actes de justice qu'� l'aide du meurtre et de la violence. La fin justifie les moyens, c'est l� la morale i {CL 196} des j�suites, c'est aussi la morale de la terreur, que nous allons voir proclam�e plus na�vement dans le drame fran�ais de 1792, Robert, chef de brigands, imitation des Brigands de Schiller, mais imitation libre, et o� chaque modification est significative, comme nous le montrerons tout � l'heure.

En poursuivant son œuvre de farouche r�mun�ration, Charles Moor s'aper�oit � chaque pas de son erreur fatale. Il ne lui est point possible de moraliser ses brigands philosophes et de rendre l'instrument digne de la cause. Pour punir un coupable, ils sacrifient cent victimes innocentes; pour frapper de leur poignard un cœur impur, il leur faut marcher sur des cadavres de femmes et d'enfants. Ces hommes ont pour eux certaines vertus particuli�res, une audace h�ro�que, un d�vouement sans bornes les uns pour les autres, une loyaut� chevaleresque dans leurs rapports avec leur chef; mais leurs passions aveugles ne peuvent se satisfaire que dans le meurtre et le pillage. Leurs pens�es sont un cauchemar sanguinaire, leurs entretiens un blasph�me d�sesp�r�. L'un d'entre eux, celui � qui appartient l'initiative de cette �trange protestation, est un l�che sc�l�rat qui salit de son contact cette œuvre impie et d�sastreuse, et qui, trouvant Charles Moor trop scrupuleux, menace ses jours et fait pressentir les Carrier et les Fouquier-Tinville, monstres in�vitables dans les r�volutions d�lirantes.

De son c�t�, la soci�t� officielle, � force d'infamies et de forfaits, pousse � bout l'indignation de Charles. Son fr�re, Fran�ois Moor, personnifie le mal qui ronge et d�truit cette soci�t� corrompue et ath�e. Fran�ois ne croit � rien, et, dans son r�ve du n�ant, il est plus odieux cent fois que le pauvre Charles dans son r�ve de fatalit�. {Lub 166} Charles a cru au bien, et il y croirait encore s'il voyait r�gner ici-bas la justice de Dieu. Il proteste contre la puissance de Satan, il ose reprocher au principe divin d'�tre trop indiff�rent aux maux {CL 197} de la terre, et il se substitue � une action trop lente et trop d�tourn�e. Fran�ois ne croit ni � Satan ni � Dieu. Rien n'est bien, rien n'est mal selon lui; il �touffe le faible cri de sa conscience, il raille les croyances du genre humain. Il est presque plus fort dans sa perversit� que Charles dans son �garement. Il assassine son p�re, il �crase et torture ses vassaux, il vole l'h�ritage paternel, il ne recule devant aucune trahison, devant aucune cruaut�; � l'approche de la mort, il est assailli de visions superstitieuses et de l�ches frayeurs; mais il n'est pas converti pour cela. Il �chappe � ses ennemis par le suicide. C'est la soci�t� pervertie et maudite qui se pr�cipite elle-m�me et meurt de ses propres mains, avant que la vengeance ait eu le temps et l'audace de la frapper.

Charles Moor, en pr�sence de tant de forfaits, d�teste le mal avec une rage croissante, et ses amis lui font autant d'horreur que ses ennemis. Ildevient fou, il tue sa ma�tresse, il abandonne ses complices, il va se livrer � la main du bourreau, il a maudit et r�pudi� son œuvre, il finit par le d�sespoir, par une sorte d'ali�nation.

Tout cela est logique et renferme un grand enseignement: c'est que la soci�t� est perdue, et qu'il n'appartient pas au d�sespoir de la faire revivre; c'est que pour la purifier il faut autre chose que le glaive et la torche; c'est, en un mot, que la fin ne justifie pas les moyens et qu'une œuvre de vie ne peut pas sortir des mains du bourreau, que sa hache soit b�nie par l'inquisition ou par Calvin, par Richelieu ou par Marat, par le pouvoir sans croyance ou par la r�volte sans entrailles.

Environ dix ans apr�s que ce drame de Schiller eut remu� l'Allemagne et fait pressentir un terrible �branlement de la vieille soci�t�, la France pronon�ait la d�ch�ance de son gouvernement et envoyait ses rois � l'�chafaud. Louis XVI et son �pouse allemande attendaient leur sentence dans la {CL 198} prison du Temple. Les spectacles n'�taient point ferm�s. La vie du peuple, loin d'�tre suspendue par les �motions de ce drame trop r�el, cherchait encore dans les fictions sc�niques des aliments pour sa col�re, un redoublement d'intensit� � cette vie {Lub 167} f�brile qui l'agitait. Un M. Lamartelli�re (descendait-il du c�l�bre avocat, ennemi passionn� des j�suites?) imagina de donner aux passions de la foule un extrait des Brigands de Schiller. Mais en r�sumant ce drame et en l'accomodant aux us et coutumes de la sc�ne fran�aise, il lui arriva, tr�s-na�vement sans doute, d'en changer radicalement l'esprit et la conclusion: c'est-�-dire que d'une œuvre de scepticisme ou de douleur il fit, sans se g�ner, une œuvre de foi et de triomphe. Ce ne fut plus le cri d'agonie de l'Allemagne expirante, ce fut le chant de guerre de la France renouvel�e. Les �tudiants penseurs et exalt�s de la Germanie devinrent des philosophes des clubs parisiens, et tout en leur conservant leurs noms allemands, en les transportant m�me du dix-huiti�me au quinzi�me si�cle de l'Empire germanique, l'auteur en fit des jacobins id�alis�s, des septembriseurs philanthropes. Il r�sulta de cet amalgame (plus vraisemblable au fond qu'on ne croirait) un drame tout � fait bizarre, parfois sublime et parfois ridicule, jamais odieux; et ceci est le plaisant de l'affaire.

En effet, les brigands jacobins de Robert ne font point pressentir sur la sc�ne les �garements et les crimes qu'entra�na leur syst�me. Robert est un Charles Moor � l'eau de rose. Il est pur de tout crime, et s'il r�gne par la terreur, c'est qu'il lui pla�t de se faire craindre et d'avoir de grandes moustaches rousses. D'ailleurs c'est un agneau, et, bien qu'il menace ses compagnons de leur casser la t�te au moindre m�fait, il les a si bien �lev�s qu'il n'en est pas un qui n'ait m�rit� dix fois le prix Montyon j. Tandis que dans Schiller les brigands jettent dans les flammes un pauvre petit enfant qui avait froid, les brigands de Robert {CL 199} se grillent la barbe pour retirer cet enfant des ruines embras�es, et ils lui choisissent une nourrice saine et propre. Ils font des pensions aux vieillards, ils offriraient pour un peu la main aux dames pour les aider � descendre de voiture tandis qu'on fait justice de leurs maris ou de leurs p�res. En un mot, on ne frappe que les criminels, les sc�l�rats que le monde officiel a oubli� de juger et d'envoyer � la potence; on prot�ge la veuve et l'orphelin, on fait la guerre aux partisans du despotisme, mais on la fait avec une admirable loyaut�; jamais l'innocent ne paie pour le coupable, jamais il ne tombe, dans la bagarre, de spectateurs inoffensifs; chaque balle va � {Lub 168} son adresse, et quand on a vid� les poches des usuriers et des concussionnaires, c'est pour remplir les mains des pauvres. Tout cela est fort peu vraisemblable, comme on voit; mais il serait oiseux de critiquer une aussi mauvaise pi�ce. Ce qui est digne d'examen, c'est la doctrine qu'elle renferme.

Cette doctrine n'est rien moins que celle de la Montagne, telle que des cœurs purs et g�n�reux ont pu la concevoir, sans pr�vision aucune des exc�s auxquels leur syst�me d'�pouvante et d'hostilit� allait les entra�ner. Il y a une sc�ne o� Robert demande compte � ses vertueux complices de leur conduite; ils viennent d'assassiner un puissant personnage couvert de crimes, et ils en sont venus � bout presque sans coup f�rir. Eh quoi, dit le chef, personne ne l'a-t-il d�fendu? ses amis? — Les tyrans n'en ont pas, r�pondent les brigands. — Mais ses courtisans? Les courtisans sont des l�ches, etc. Tout est sur ce ton, et le public d'applaudir, comme vous pensez. Malheureusement il n'est pas n�cessaire que les tyrans soient environn�s d'hommes vertueux et d'amis fid�les pour que le sang coule dans de pareilles luttes, et le sang des hommes divis�s d'opinions n'est pas toujours n�cessairement impur de part ou d'autre; mais la {CL 200} R�volution ne pouvait tenir compte de ces catastrophes, du moment qu'elle avait organis� le terrorisme, et, en r�vant ce syst�me terrible, elle ne pouvait pas les pr�voir.

Ce n'est pas ici que je jugerai ce syst�me. Quoi qu'on fasse d'ailleurs, je doute qu'on puisse le bien juger, et jusqu'ici les historiens* n'ont pas r�solu les questions qu'il soul�ve. Le temps n'est peut-�tre pas encore venu o� les amis de l'humanit� peuvent faire le proc�s de la montagne, car il est entre les mains des ennemis de l'humanit�, lesquels condamnent des passions coupables au nom de passions plus coupables encore**.

* J'�cris au commencement de 1848.

** M. de Lamartine, avec de pures intentions et un talent admirable, n'a rien r�solu. Il a �t� l'avocat g�n�reux et sinc�re de tous les partis. Il n'a rien pu et peut-�tre riend� conclure sur cette doctrine.

Depuis trente ans on nous pose ainsi la question: eussiez-vous �t� royaliste, girondin ou jacobin? — À coup {Lub 169} s�r, r�pondrai-je, j'eusse �t� jacobin, car il n'est pas probable que mon intelligence se f�t �lev�e au-dessus des id�es que faisaient na�tre les faits. À l'heure qu'il est, quelque chose qui arriv�t, je ne serais pas jacobin, mais je ne serais ni girondin ni royaliste. Vous voyez bien que c'est une question insoluble quand on la pose ailleurs que dans le pass�. Quand nous serons � la fois plus intelligents et plus humains que la Montagne, nous condamnerons la Montagne. Nous sommes d�j� assez humains pour d�tester la guillotine et les proscriptions, sommes-nous assez habiles pour sauver une r�volution qui suivrait les m�mes phases et rencontrerait les m�mes obstacles? J'en doute. Ce qui rassure la conscience � l'endroit de l'avenir, c'est que les r�volutions ne se copient pas les unes sur les autres, et que l'humanit� ne repasse jamais par les m�mes chemins. Elle le voudrait en vain: la loi de la vie s'y oppose.

{CL 201} Laissons donc � d'autres le souci de conclure sur une hypoth�se qui ne se r�alisera jamais. Tout ce qui a �t� dit, observ�, racont�, analys� sur les �v�nements de notre histoire, sera utile � ceux qui auront un jour � prononcer sur ses erreurs et sur ses bienfaits.

Ce qui m'occupe en ce moment, le petit fait litt�raire que j'analyse, n'est pas indigne d'occuper un seul instant mon lecteur. Qu'il se rappelle ou qu'il apprenne, s'il ne le sait, la conclusion des Brigands travestis k de Schiller. Comme invention historique, ce d�no�ment plac� au quinzi�me si�cle est vraiment � mourir de rire; mais comme pressentiment r�volutionnaire, il est tr�s-int�ressant. Charles Moor, c'est-�-dire Robert, chef de brigands, se couvre de tant de gloire et fait tant de belles choses, que la soci�t� se r�concilie avec lui; le c�sar germanique lui tend les bras, sa ma�tresse pers�v�re dans son amour et l'�pouse; son p�re le b�nit, les populations vont le porter en triomphe, et d�sormais l'Allemagne r�g�n�r�e va adopter les principes des brigands de Robert et placer ses hommes d'�lite � la t�te de ses arm�es et de son gouvernement. En d'autres termes, la Montagne l'emporte, Robespierre va r�gner; le monde est revenu de ses erreurs. La Terreur a pass� sur la terre comme un nuage rempli d'une ros�e bienfaisante. Le glaive de la guillotine a �pur� l'humanit�. Ces hommes m�connus qu'on traitait hier de brigands {Lub 170} et d'assassins vont �tre demain les archanges de la R�volution. Ils ont terrass� le diable, ils ouvrent aux peuples r�concili�s le chemin du ciel. Hercule a b�ni leurs travaux*. La fin a justifi� les moyens. Voil� la doctrine terroriste; ce n'est pas la mienne; mais de quoi vous plaignez-vous, vous tous qui avez servi le despotisme? Est-ce que ce n'est pas la v�tre aussi?

* Pourquoi diable Hercule? Demandez-le � l'esprit du temps. C'est le seul dieu qu'invoquent les brigands de Robert.

{CL 202} Erreur de nos p�res, je te d�plore et ne te maudis pas!... Mais voici un fait plus curieux: nos p�res jouaient Robert, chef de brigands en 1798! La Terreur avait pass�, le nuage avait crev� sur leurs propres t�tes; il avait vomi des fl�aux �pouvantables, on savait alors, h�las! Que la fin ne justifie pas les moyens. Les brigands de Robert avaient tent� en vain d'�purer l'humanit�. Elle se r�veillait au milieu des ruines fumantes, elle essuyait � la h�te le sang qu'elle venait de verser; elle avait tu� Robert et ses complices, d�sormais ha�s et stigmatis�s comme des cannibales. Le Directoire �tait une anarchie souill�e de plus de vices que le Comit� de salut public n'avait de crimes � se reprocher. Le monde n'�tait pas renouvel�, car l'ennemi �tait � nos portes et nous appelions un dictateur pour nous sauver. Les hommes qui avaient d�pass� les rigueurs et les soup�ons de Robespierre avaient assassin� Robespierre, et ils essayaient en vain de s'en faire un m�rite aupr�s de la nation, qui les m�prisait et se d�fiait d'eux. La conscience de nos p�res leur criait la formule implicitement proclam�e par Schiller: Non, la fin ne justifiera jamais les moyens. Et pourtant Bonaparte approchait du pouvoir avec cette doctrine, et ils allaient encore une fois la subir; ils ne s'en inqui�taient point, ils riaient, nos jeunes parents, ils �taient gais, ils avaient h�te de vivre et d'oublier leurs souffrances; ils jouaient avec les d�bris de cette pens�e terrible, ils s'habillaient en brigands, ils se passionnaient pour le r�le de r�formateurs; ils disaient encore avec emphase: Les tyrans n'ont point d'amis, leur mort est un bienfait pour leurs sujets; les courtisans sont des l�ches, etc., etc., et la tyrannie du g�nie approchait. Les sujets de Napol�on allaient p�rir par milliers pour sa gloire, et le r�gne des courtisans allait refleurir plus brillant et plus insolent que sous l'ancienne monarchie! {Lub 171} Robespierre chef de brigands s'�tait donc tromp�? H�las! Oui. N'avait-il pas fini en r�alit� comme {CL 203} Charles Moor, en d�testant son œuvre et en se livrant aux coups de ses ennemis?

L'illusion qui l'avait port� si haut, le prestige de l'id�e qui l'avait fait si fort lui survivaient donc, puisque, lui maudit et sacrifi�, on recommen�ait sous une autre forme � croire au salut du monde! C'est que la foi est imp�rissable. La R�publique s'�tait par�e de ce titre et ne le porta pas longtemps, mais l'instinct du vrai et du juste n'�tait pas d�truit avec des formes passag�res. Ces formes �taient l� comme de vieux costumes de th��tre qu'on rajeunit pour les faire servir � d'autres r�les, � de nouvelles fictions. Mon p�re ceignit avec joie la ceinture garnie de pistolets du chef des brigands, ses jeunes amis (plusieurs avaient d�j� servi la R�publique comme volontaires) s'enr�l�rent dans sa troupe, et tous ensemble, oubliant qu'ils jouaient une pi�ce jacobine, r�v�rent de combats et de prodiges. Ces brigands n'�taient plus des sans-culottes futurs, c'�taient des mar�chaux de France en herbe. Robert allait s'appeler Bonaparte.

Ces l repr�sentations th��trales remplirent les loisirs de la soci�t� de La Ch�tre durant quelques mois, et chauff�rent l'imagination de mon p�re plus que sa m�re ne pouvait le pr�voir. Bient�t l'action sc�nique n'allait plus le satisfaire, et il allait �changer son sabre de bois dor� pour un sabre � la hussarde. m

Je viens de lire cette analyse de Robert � un mien ami d'enfance, fils d'un ami de mon p�re. La m�re de mon ami Charles Duvernet jouait le r�le de Sophie, l'h�ro�ne de la pi�ce, et elle le joua fort bien, quoique (ou, pour mieux dire, parce que) elle n'avait aucune m�thode et aucune tradition. Elle �tait encore presque enfant, mari�e de la veille, n'�tant jamais sortie de sa province, et non-seulement n'ayant jamais jou� la com�die, mais ne l'ayant jamais vu jouer. La premi�re repr�sentation th��trale � laquelle elle {CL 204} assista fut donc celle m�me o� elle joua r�sol�ment n 3 ce r�le larmoyant et difficile. Elle le joua d'inspiration, et cela avait bien son m�rite. Cette dame intelligente a conserv� les moindres souvenirs de l'incident que je raconte, et son fils me transmet de sa part une note tr�s-curieuse. M. Duvernet, p�re de mon ami, et M. Delatouche, p�re de mon autre ami et compatriote, {Lub 172} l'auteur de Fragoletta*, jouaient aussi des r�les importants dans la pi�ce.

* Je parlerai ailleurs de M. Delatouche, auduel je dois de si bons conseils et l'encouragement de mes premiers pas dans la carri�re litt�raire.

Voici la note qu'on veut bien me communiquer; on y trouvera des circonstances singuli�res et qui r�v�lent une �poque unique dans l'histoire:

« Pr�s de l'�glise des Carmes, � La Ch�tre (actuellement le th��tre de la Mairie), s'�levait, au milieu du jardin des Carmes, le logement de ces religieux, b�timent vaste et grandiose (d�truit enti�rement en 1816). À l'�poque de la R�volution, longtemps apr�s la fermeture de l'�glise, la Soci�t� populaire, correspondant avec la Soci�t� des jacobins choisit pour le lieu de ses s�ances le r�fectoire des carmes, pi�ce vaste, car�e, sous solives et perc�e de fen�tres donnant sur le jardin avec porte d'entr�e � grand cintre. Dans cette salle on construit des gradins pour asseoir les assistants, probablement aussi pour figurer la Montagne. Mais l'emplacement de ces gradins ne d�passe pas le tiers de la salle. On apporta la chaire de l'�glise des Carmes et elle fut plac�e au fond de la salle pour servir de tribune aux harangues. Le populaire envahissait le reste de l'espace, se tenant debout, et les jours de d�cade on y dansait.

» La r�action thermidorienne arriva, puis le Directoire. On respirait, on se mariait, on voulait rire et s'amuser. Une soci�t� dramatique se constitua. La salle du r�fectoire {CL 205} des moines, c'est-�-dire le club, avec ses gradins, fut choisie pour la construction du th��tre. On enleva la chaire, et le th��tre s'avan�a � la place; en face, derri�re le mur ausquel s'adossaient les gradins, un immense escalier conduisait au dortoir, qui �taient devenus les bureaux de diff�rentes administrations. Sur le premier palier de cet escalier, on per�a une porte qui entrait directement sur le haut des gradins. Ce fut l'entr�e des premi�res. Le parterre et l'orchestre occup�rent naturellement l'espace rest� libre entre les gradins et le th��tre.

» À c�t� du r�fectoire s'�tendait l'immense cuisine des Carmes. Ce fut le fouer et en m�me temps la loge des acteurs; des tapisseries suspendues s�par�rent les deux sexes.

{Lub 173} » Pendant le cours des repr�sentations, M. Deschartres demanda � venir s'adjoindre � l'orchestre avec son �l�ve, M. Maurice Dupin, alors �g� de dix-huit � dix-neuf ans. L'ann�e suivante, M. Dupin d�sira quitter l'orchestre et faire partie de la troupe. Il y eut grand d�bat, et, chose �tonnante, ce furent les dames qui se montr�rent r�cacitrantes. M. Duvernet �tait, comme ami, le partisan naturel du postulant, et la majorit� des hommes se rangea � son avis. La faction f�minine fit beaucoup de bruit, se r�criant contre le grand seigneur: mais quand on fut au scrutin, on s'aper�ut que cette r�pulsion n'avait pas influenc� les votes. On votait avec des haricots blancs ou rouges.

» M. Dupin, admis, apporta sa fougue de jeunesse, qui d�rout� plus d'une fois les traditions classiques du directeur, M. Delatouche p�re. Enfin une pi�ce devant laquelle on avait recul� � cause de la difficult� du principal r�le et de la mise en sc�ne fut adopt�e. C'�tait Robert, chef de brigands. M. Dupin se chargea du r�le de Robert et dirigea la mise en sc�ne. On fi de nouveaux d�cors, on {CL 206} enr�gimenta des comparses, et les soldats de Robert furent o des Hongrois-Croates qui �taient en France comme prisonniers de guerre et qui avaient �t� cantonn�s � La Ch�tre. On leur faisait simuler un combat. On leur fit comprendre qu'apr�s la bataille ils devaient para�tre bless�s; ils se concert�rent et ils y mirent tant de conscience , qu� la repr�sentation on les vit sortir de la m�l�e boitant tous du m�me pied. p

» Le costume de Robert en une pelisse de hussard attach�e au cou par une agrafe de diamants, un pantalon collant rouge, une ceinture en laine remplie d'une effroyable garniture de pistolets et de poignards, des bottes Louis XIII, un ample manteau en laine rouge bord� de martre, un bonnet de fourrure. Maurice de Molda (le Fran�ois de Moor de Schiller), repr�sent� par M. Delatouche p�re, �tait rev�tu d'un habillement non moins curieux: habit Louis XIV, manteau de satin blanc brod� d'argent, culotte courte, bas de soie, �charpe et chapeau � la Henri IV. Madame Duvernet (Sophie) avait une robe � queue soutenue par une brillante ceinture paillet�e, et un long voile blanc tombant jusqu'� terre. »

Ainsi q mon p�re, chef de brigands sur les planches d'un th��tre o� les moines avaient fait ch�re lie et o� la Montagne {Lub 174} avait tenu ses s�ances, commandait � des Hongrois et � des Croates prisonniers. Deux ans plus tard il �tait fait prisonnier lui-m�me par des Croates et des Hongrois, qui ne lui faisaient pas jouer la com�die et qui le traitaient encore plus rudement r. La vie est un roman que chacun de nous porte en soi, pass� et avenir.

Mais au milieu des irr�solutions de ma grand'm�re pour la carri�re de son fils, arriva cette fameuse loi du 2 vend�miaire an VII (23 septembre 1798), propos�e par Jourdan, et qui d�clarait tout fran�ais soldat par droit et par devoir pendant une �poque d�termin�e de sa vie.

{CL 207} La guerre, endormie un moment, mena�ait d'�clater de nouveau sur tous les points. La Prusse h�sitait dans sa neutralit�, la Russie et l'Autriche armaient avec ardeur. Naples enr�lait toute sa population. L'arm�e fran�aise �tait d�cim�e par les combats, les maladies et la d�sertion. La loi de la conscription imagin�e et adopt�e, le Directoire la mit � ex�cution sur-le-champ en ordonnant une lev�e de deux cent mille conscrits. Mon p�re avait vingt ans.

Depuis longtemps son cœur bondissait d'impatience; l'inaction lui pesait, le jeune homme s'agitait et faisait des vœux pour qu'un gouvernement stable, comme disait sa m�re, lui perm�t de servir. Il faisait bon march�, lui, de la stabilit� des choses. Quand les r�quisitions forc�es venaient lui enlever son unique cheval, il frappait du pied en disant: « Si j'�tais militaire, j'aurais le droit d'�tre cavalier; je prendrais � l'ennemi des chevaux pour la France, au lieu de me voir mettre � pied comme un �tre inutile et faible. » Soit s instinct aventureux et chevaleresque, soit s�duction des id�es nouvelles, soit insouciance de temp�rament, soit plut�t, comme ses lettres le prouvent en toute occasion, le bon sens d'un esprit clair et calme, jamais il ne regretta l'ancien r�gime et l'opulence de ses premi�res ann�es. La gloire �tait pour lui un mot vague, myst�rieux qui l'emp�chait de dormir, et quand sa m�re s'attachait � lui prouver qu'il n'y a pas de gloire v�ritable � servir une mauvaise cause, il n'osait pas discuter, mais il soupirait profond�ment et se disait que t toute cause est bonne pourvu qu'on ait son pays � d�fendre et le joug �tranger � repousser. Probablement u ma grand'm�re le sentait aussi, car elle admirait beaucoup {Lub 175} les grands faits d'armes de l'arm�e r�publicaine, et elle connaissait Jemmapes et Valmy sur le bout du doigt, tout aussi bien que Fontenoy et l'ancien Fleurus: mais elle ne pouvait concilier sa logique avec l'effroi de perdre son unique enfant. Elle l'aurait bien voulu {CL 208} voir pourvu d'un r�giment, � condition qu'il n'y aurait jamais de guerre. L'id�e qu'il p�t un jour manger � la gamelle et coucher en plein champ lui faisait dresser les cheveux sur la t�te. À la pens�e d'une bataille, elle se sentait mourir. Je n'ai jamais vu de femme si courageuse pour elle-m�me, si faible pour les autres; si calme dans les dangers personnels, si pusillanime pour les dangers de ceux qu'elle aimait. Quand j'�tais enfant, elle m'endoctrinait si bien au sto�cisme, que j'aurais eu honte de crier devant elle en me faisant du mal; mais si elle en �tait t�moin, c'�tait elle alors, la ch�re femme qui jetait les hauts cris. Toute v sa vie s'�coula dans cette contradiction touchante; et comme tout ce qui est bon produit quelque chose de bon, comme ce qui vient du cœur agit toujours sur le cœur, sa tendre faiblesse ne produisait pas sur ses enfants un effet contraire � celui o� tendaient ses enseignements. On puisait plus de courage dans la volont� de lui �pargner de la douleur et de l'effroi en lui cachant de petites souffrances, qu'on n'en aurait peut-�tre eu si elle n'en e�t pas manqu� en les voyant. Ma m�re �tait tout le contraire. Rude w � elle-m�me et aux autres, elle avait le pr�cieux sang-froid, l'admirable pr�sence d'esprit qui apportent le secours et inspirent la confiance. Ces deux fa�ons d'agir sont bonnes apparemment quoique diam�tralement oppos�es. D'o� l'on pourra conclure tout ce qu'on voudra. Quant � moi, je n'ai pas trouv� les th�ories applicables dans l'�ducation des enfants. Ce sont des cr�atures si mobiles, que si on ne se fait pas mobile comme elles (quand on le peut), elles vous �chappent � chaque heure de leur d�veloppement. 4

{Presse 28/10/54 1} Mon p�re avait �t� appel� � Paris dans les derniers jours de l'an VI pour r�gler quelques int�r�ts, et, dans les premiers jours de l'an VII, cette terrible loi de la conscription vint le frapper d'un choc �lectrique et d�cider de sa vie. {CL 209} J'ai assez indiqu� les agitations de la m�re et les secrets de l'enfant. Je le laisserai maintenant parler lui-m�me.

{Lub 176} LETTRE PREMIÈRE

Sans date. C'est dans les derniers jours de
l'an VI (septembre 1798). Paris.

À LA CITOYENNE DUPIN, À NOHANT.

J'ai enfin re�u une lettre de toi, ma bonne m�re. Elle a mis huit jours � faire la route, �a ne laisse pas que d'�tre exp�ditif. Que tu es bonne de me regretter! Ainsi tu crains que je r�ussisse et que je ne r�ussisse pas? l'alternative est singuli�re. Quant � moi, je suis assez tranquille sur les affaires de famille que nous avons sur les bras. De cela je m'occupe avec Beaumont, ne te tourmente pas. Nous nous en tirerons. Mais quant aux �v�nements, tes inqui�tudes me chagrinent; ma pauvre maman, sois courageuse, je t'en prie. Il est impossible, sous aucun pr�texte, de s'exempter de la derni�re loi, et elle me concerne absolument. Les g�n�raux ne peuvent prendre d'aides de camp que dans la classe des officiers. Les institutions publiques, telles que l'École polytechnique, le Conservatoire de musique, etc., ont re�u ordre de n'admettre aucun �l�ve compris dans la premi�re classe. Ainsi, tu le vois, il faut servir, et il n'y a aucun moyen de n'�tre pas soldat. Beaumont a frapp� � toutes les portes, et partout m�me r�ponse. On ne commence plus par �tre officier, on finit par l�, si on peut. Beaumont conna�t tout Paris, il est particuli�rement li� avec Barras et Rewbell. Il m'a pr�sent� au brave M. de La Tour d'Auvergne , qui par son {CL 210} intr�pidit�, ses talents, sa modestie , est digne d'�tre le Turenne de ce temps-ci. Apr�s m'avoir examin� quelque temps avec beaucoup d'attention, il m'a dit: Est-ce que le petit-fils du mar�chal de Saxe aurait peur de faire une campagne? Ce mot-l� ne m'a fait ni p�lir ni rougir, et je lui ai r�pondu: Non, certainement, en le regardant bien en face. Et puis j'ai ajout�: « Mais j'ai fait quelques �tudes, je puis acqu�rir quelques talents, et je croirais servir mieux mon pays dans un grade ou dans un �tat-major que dans les rangs aveugles du simple soldat. — bien, a-t-il dit, c'est vrai, et il faut parvenir � un poste honorable. Cependant il faut commencer par �tre soldat, et {Lub 177} voil� ce que j'imagine pour que vous le soyez le moins longtemps et le moins durement possible. J'ai un ami intime, colonel du 10e r�giment de chasseurs � cheval. Il faut entrer dans son r�giment, il sera enchant� de vous avoir. C'est un homme d'une naissance autrefois illustre. Il vous comblera d'amiti�. Vous resterez simple chasseur le temps n�cessaire pour vous perfectionner dans l'�quitation. Ce colonel est sur la liste des g�n�raux. S'il est nomm�, � ma recommandation, il vous approchera de sa personne; s'il ne l'est pas, je vous fais entrer dans le g�nie. Mais, quoi qu'il puisse arriver, vous ne devez aspirer � aucun grade que vous n'ayez rempli les conditions prescrites, c'est dans l'ordre. Nous saurons allier la gloire et le devoir, le plaisir de servir la patrie avec �clat et les lois de la justice et de la raison. » — Voil� � peu pr�s mot pour mot son discours.

Eh bien, maman, qu'en dis-tu? Il n'y a rien � r�pondre � cela! n'est-ce pas beau d'�tre un homme, un brave, comme La Tour d'Auvergne? Ne faut-il pas acheter cet honneur-l� par quelques sacrifices, et voudrais-tu qu'on dit que ton fils, le petit-fils de Maurice de Saxe, e�t peur de faire une campagne? La carri�re est ouverte. Faut-il {CL 211} pr�f�rer un �ternel et honteux repos au sentier p�nible du devoir? Et puis, il n'y a pas que cela. Songe, maman, que j'ai vingt ans, que nous sommes ruin�s, que j'ai une longue carri�re � parcourir, toi aussi, Dieu merci! et que je puis, en devenant quelque chose, te rendre un peu de l'aisance que lu as perdue. C'est mon devoir, c'est mon ambition. Beaumont est content de me voir dans ces id�es-l�. Il dii qu'il faut en prendre son parti. Il est bien �vident qu'un homme qui n'attend pas qu'on l'inscrive sur un registre comme une marchandise livr�e, mais qui, au contraire, se pr�sente volontairement pour courir � la d�fense de son pays, a plus de droits � la bienveillance et � l'avancement que celui qui s'y fait tra�ner de force. Cette conduite ne sera pas approuv�e par les personnes de notre classe? elles auront grand tort, et moi je d�sapprouverai leur d�sapprobation. Laissons-les dire, elles feraient mieux de m'imiter. J'en vois d'autres qui font plus que moi les patriotes et les beaux Titus, et qui ne se sentent pas du tout press�s d'aller rejoindre le drapeau.

On croit peu ici � la paix, et Beaumont ne me conseille {Lub 178} pas du tout d'y compter. M. de La Tour d'Auvergne m'a d�j� pris en amiti�. Il a dit � Beaumont qu'il aimait mon air calme, et qu'� la mani�re dont je lui avais r�pondu il avait senti en moi un homme. Tu diras � cela, bonne m�re, qu'il m'a vu dans mon beau moment! mais enfin on peut avoir souvent de ces moments-l�; il ne faut que l'occasion. Notre fortune est renvers�e: faut-il pour cela nous laisser abattre x? N'est-il pas plus beau de s'�lever sur ses propres revers que de tomber par sa faute du fa�te des hauteurs o� le hasard vous avait plac�? Les commencements de cette carri�re ne peuvent para�tre repoussants qu'� un esprit vulgaire; mais toi, tu n'auras pas honte d'�tre la m�re d'un brave soldat. Les arm�es sont tr�s-bien disciplin�es maintenant, les officiers sont tous gens de {CL 212} m�rite, n'aie donc pas peur. Il ne s'agit pas d'aller se battre tout de suite, mais de passer quelque temps aux �tudes du man�ge. Ce sera d'autant moins d�sagr�able que tu m'en as fait apprendre plus peut-�tre qu'on n'en a � me montrer. Je y n'ai pas besoin de me vanter de cela, mais je ne ferai point un apprentissage qui compromette mes os ni qui pr�te � rire z aux assistants. Tu peux, du moins, �tre bien tranquille l�-dessus.

Adieu aa, maman, donne-moi ton avis sur toutes mes r�flexions, et songe que du chagrin de notre s�paration peut r�sulter un grand bien pour nous deux. Adieu encore, ma bonne m�re, je t'embrasse de toute mon �me. ab... — Ah! voil� le jambon qui arrive dans un �tat admirable. Nous allons l'entamer � d�ner: il sera parfait. J'ai �t� hier aux Italiens, j'allais oublier de te le dire: on donnait Zora�me et Gulnare, sujet imit� de Gonzalie de Cordoue. La musique est d'un go�t tr�s-nouveau. C'est de l'arabe vu � travers M. de Florian. En somme, c'est tr�s-joli. Martin et Elleviou y chantent admirablement. Chenard fait un ge�lier mul�tre, il est �pouvantable, et, comme toujours, il fait pouffer de rire. C'est un excellent comique. Les d�corations r�alisent les r�ves de l'Alhambra et des belles campagnes de l'Andalousie. J'�tais au parterre, et dans l'entr'acte, ayant vu Rodier et sa famille arriver � la galerie, j'ai �t�, sans faire semblant de rien, me planter derri�re eux, et pendant qu'ils causaient je me suis m�l� de leur conversation. Ils furent bien �tonn�s, et se retournant, ils me virent. Ce furent des rires et des extravagances pour tout le reste de la soir�e. En sortant, {Lub 179} je sens dans le vestibule quelqu'un qui me saute sur les �paules. C'�tait d'Auberjon. « Eh! bonjour! eh! bonsoir! eh! mon ami! eh! mon camarade! » Nous nous sommes aper�us que nous donnions le spectacle aux spectateurs, et nous avons �t� prendre une bavaroise ensemble.

{CL 213} — pr�sente mes hommages � ces dames. Incessamment je mettrai la main � la plume pour t�moigner � madame de La Marli�re ac 5 combien... d'autant plus que ... enfin suffit! elle verra de mon style. Je fais des vœux pour que mademoiselle Fanny fasse au revers! de plus grands progr�s que moi. Je fais valser ma bonne, j'embrasse ad Deschartres, et je l'engage � mettre un peu plus de colophane � son archet pour �viter les couacs et les riquiquis. Allons, ris donc, ma bonne m�re!


La vie des grands hommes modestes est in�dite en grande partie. Combien de mouvements admirables n'ont eu pour t�moins que Dieu et la conscience! La lettre qu'on vient de lire en offre un qui me p�n�tre profond�ment. Voil� ce La Tour d'Auvergne, le premier grenadier de France ae ce h�ros de bravoure et de simplicit�, qui, peu de temps apr�s, partit lui-m�me comme simple soldat quoique ses cheveux blancs ne lui rendissent pas la nouvelle loi applicable. Il faut rappeler cette aventure, que plusieurs personnes ont peut-�tre oubli�e. Il avait un vieux ami octog�naire qui ne vivait que du travail de son petit-fils. La loi de la conscription frappe sur ce jeune homme: aucun moyen alors de se racheter. La Tour d'Auvergne obtient, comme une faveur sp�ciale du gouvernement, en r�compense d'une vie glorieuse, de partir comme simple soldat pour remplacer l'enfant de son ami. Il part, il se couvre d'une gloire nouvelle, il meurt sur le champ d'honneur, sans avoir jamais voulu accepter aucune r�compense, aucune dignit�!.... Eh bien! af Voil� cet homme, avec de tels sentiments, avec le projet arr�t� d�j� peut-�tre de se faire conscrit (� cinquante-cinq ans) � la place d'un pauvre jeune {CL 214} homme, qui se trouve en pr�sence d'un autre jeune homme, lequel h�site devant la n�cessit� de se faire soldat. Il examine attentivement cet enfant g�t� qu'une m�re craintive voudrait soustraire aux rigueurs de la discipline et aux dangers de {Lub 180} la guerre. Il interroge son regard, son attitude. On sent que s'il d�couvre en lui un l�che cœur il ne s'y int�ressera pas et le fera rougir d'�tre le petit-fils d'un illustre militaire. Mais un mot, un regard de cet enfant lui suffisent pour pressentir en lui un homme, et tout aussit�t il le prend en amiti�, il lui parle ag avec douceur, il condescend, par de g�n�reuses promesses, � la sollicitude de sa m�re. Il sait que toutes les m�res ne sont pas des h�ro�nes: il devine que celle-l� ne peut pas adorer la r�publique, que ce jeune homme a �t� �lev� avec des d�licatesses infinies, qu'on a de l'ambition pour lui, et qu'on ne saurait prendre pour mod�le l'antique d�vouement d'un La Tour d'Auvergne; mais ce La Tour d'Auvergne semble ignorer la sublimit� de son propre r�le. Il en tire si peu de vanit� qu'il ne le rappelle pas aux autres; il n'exige de personne le m�me degr� de vertu. Il peut aimer, estimer encore ceux qui aspirent au bien-�tre et aux honneurs qu'il m�prise. Il entre dans leurs projets, il caresse leurs esp�rances, il travaillera � les r�aliser, tout comme le ferait un homme ordinaire qui appr�cierait les douceurs de la vie et les sourires de la fortune; et comme s'il se parlait � lui-m�me pour amoindrir son m�rite � ses propres yeux et pour se pr�server de l'orgueil, il se r�sume en disant: On peut concilier la gloire et le devoir, le plaisir de servir sa patrie avec �clat et les lois de la justice et de la raison.

Pour moi, ce langage bienveillant et simple est trois fois grand, trois fois saint, dans la bouche d'un h�ros. Ce qu'on voit, ce qu'on sait d'une vie �clatante peut toujours �tre imput� � un secret raffinement de l'orgueil. C'est dans {CL 215} le d�tail, c'est dans les faits insignifiants en apparence qu'on saisit le secret de la conscience humaine.

Si j'avais ah jamais dout� de la na�vet� dans l'h�ro�sme, j'en verrais une preuve dans cette douceur du premier grenadier de France. ai Tout autre � sa place e�t fort bien pu dire � mon p�re: « mon enfant, vous �tes du sang de Maurice de Saxe, moi je suis du sang de Turenne; vous sortez du nid o� une tendre m�re vous a doucement couv�, moi j'ai blanchi sur les champs de bataille et je compte plus de trente ans de services effectifs; je crois donc que mon existence est aussi pr�cieuse que la v�tre; pourtant, vous craignez d'�tre forc� de devenir soldat, et moi je vais l'�tre de mon propre mouvement. Dites cela � votre m�re, et r�fl�chissez-y un peu pour votre compte. »

{Lub 181} Ce langage e�t �t� fort sage, fort l�gitime et sans r�plique. Eh bien! Il ne vint pas � l'esprit de La Tour d'Auvergne de se proposer en exemple et d'�tablir une comparaison qui p�t faire rougir le jeune homme. D�licat et gracieux aj, il devina ce qui se passait au fond du cœur de ce pauvre enfant; il vit la lutte que son ardeur juv�nile livrait � l'amour filial, � la crainte de d�soler une m�re ador�e. Le vieux soldat eut, lui-m�me, un instant le cœur d'une m�re pour consoler et encourager cet enfant auquel il semble qu'il e�t voulu pouvoir �ter les �pines du chemin.

Mon ak p�re n'analyse point cette conduite touchante, du moins il ne le fit pas en la rapportant � sa m�re. Mais il est certain que son entrevue avec cet homme qui avait command� la colonne infernale, et qui avait un cœur si tendre et un langage si doux, lui fit une impression profonde. D�s ce jour son parti fut pris, et il trouva en lui-m�me un certain art pour tromper sa m�re sur les dangers qui allaient environner sa nouvelle existence. On voit d�j� qu'en lui parlant d'�tudes de man�ge, il cherche � d�tourner {CL 216} sa pens�e de l'�ventualit� prochaine des batailles. Par la suite, on le verra plus ing�nieux encore � lui �pargner les tourments de l'inqui�tude, jusqu'au moment o�, blas� lui-m�me sur l'�motion du p�ril, il semble croire qu'elle se soit habitu�e aux chances de la guerre. Mais elle n'en prit jamais son parti, et longtemps apr�s elle �crivait � son fr�re l'abb� de Beaumont: « je d�teste al la gloire, je voudrais r�duire en cendres tous ces lauriers o� je m'attends toujours � voir le sang de mon fils. Il aime ce qui fait mon supplice, et je sais qu'au lieu de se pr�server il est toujours, et m�me inutilement, au poste le plus p�rilleux. Il a bu � cette coupe d'enivrement depuis le jour o�, pour la premi�re fois, il a vu M. de La Tour d'Auvergne; c'est ce maudit h�ros qui lui a tourn� la t�te! »

Je reprends la transcription de ces ch�res lettres, et je ne puis me persuader que mon lecteur les trouve trop longues ou trop nombreuses. Quant � moi, {Presse 28/10/54 2} lorsque je sens qu'en les publiant j'arrache parfois � l'oubli quelque d�tail qui honore l'humanit�, je me reconcilie avec ma t�che et je go�te un plaisir que ne m'ont jamais donn� les fictions du roman.


Variantes

  1. Les titres de parties n'apparaissent qu'avec {CL}.
  2. Reprise de {Presse}.CHAPITRE SEPTIÈME {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ VII {CL}
  3. la suite du sous-titre n'appara�t pas dans {Presse}
  4. {Lub} ne met pas d'emphase sur premier grenadier.
  5. un des instincts {Presse} ♦ un bienfait des instincts {Lecou} et sq.
  6. Interruption de {Presse}
  7. Reprise de {Presse}
  8. Interruption de {Presse}
  9. c'est la morale {Lecou}, {LP} ♦ c'est l� la morale {CL}
  10. le prix Monthyon {Lecou}, {LP} ♦ le prix Montyon {CL}
  11. Brigands francis�s {Lecou}Brigands facin�s {LP}Brigands travestis {CL}
  12. Reprise de {Presse}
  13. Interruption de {Presse}
  14. joua r�sol�ment {CL} ♦ joua r�solument {Lub} (Nous ne mentionnerons plus cette variante)
  15. Reprise de {Presse} avec un texte de raccord: » Pour jouer Robert on enr�gimenta des comparses, et les brigands furent ♦ » M. Dupin, [...] On fit de nouveaux d�cors, on enr�gimenta des comparses, et les soldats de Robert furent {Lecou} et sq.
  16. Interruption de {Presse}
  17. Reprise de {Presse}
  18. traitaient plus rudement {Presse} {LP} ♦ traitaient encore plus rudement {CL}
  19. et faible. / » Soit {Presse} ♦ et faible. » Soit {Lecou} et sq.
  20. et se disait tout bas que {Presse} {Lecou}♦ et se disait que {CL}
  21. � repousser. / Probablement {Presse} ♦ � repousser. Probablement {Lecou} et sq.
  22. hauts cris. / Toute {Presse} ♦ hauts cris. Toute {Lecou} et sq.
  23. tout le contraire. / Rude {Presse} ♦ tout le contraire. Rude {Lecou} et sq.
  24. nous laisser abattre {Presse}{LP} ♦ nous abattre {CL} Comme Georges Lubin, nous r�tablissons la le�on initiale.
  25. � me montrer. / Je {Presse} ♦ � me montrer. Je {Lecou} et sq.
  26. qui appr�te � rire {Presse} ♦ qui pr�te � rire {Lecou} et sq.
  27. l�-dessus. Adieu {Presse} ♦ l�-dessus. / Adieu {Lecou} et sq.
  28. Interruption de {Presse}
  29. la Marli�re {CL} ♦ La Marli�re {Lub} que nous suivons; la variante sera marqu�e dor�navant par le signe derri�re le nom.
  30. Reprise de {Presse}: J'embrasse
  31. ce premier grenadier de France {Presse}le premier grenadier de France {CL} ♦ le premier grenadier de France {Lub}
  32. Eh bien! {Presse} {CL} eh bien! {Lub}
  33. en amiti�, il lui parle {Presse}{LP} ♦ en amiti�, et lui parle {CL} Comme Georges Lubin, nous r�tablissons la le�on initiale.
  34. humaine. Si j'avais {Presse} ♦ humaine. / Si j'avais {Lecou} et sq.
  35. Interruption de {Presse}
  36. D�licat et g�n�reux {Lecou}, {LP} ♦ D�licat et gracieux {CL} Comme Georges Lubin, bous r�tablissons la le�on initiale.
  37. Reprise de {Presse}
  38. l'abb� de Beaumont: / « je d�teste {Presse} ♦ l'abb� de Beaumont: « je d�teste {Lecou} et sq.

Notes

  1. On ne dispose pas de manuscrit pour ce chapitre.
  2. {LP}: FIN DU TOME PREMIER
  3. r�sol�ment: les �ditions de 1798 et de 1835 du Dictionnaire de l'Acad�mie Fran�aise donnent cette forme, tandis que les �ditions ant�rieures et post�rieures donnent r�solument. La Grammaire des grammaires de Girault-Duvivier revue par Lemaire opte pour la forme actuelle (10e �dition, 1842, p.826).
    Nous rencontreront l'adverbe assid�ment. L'Acad�mie Fran�aise admet cette forme depuis l'�dition de 1798 de son Dictionnaire, tandis que la Grammaire des grammaires n'accepte aucun adverbe en ~�ment (loc.cit.).
  4. {Presse} (La suite � demain.). La publication reprend en effet son rythme normal.
  5. madame de La Marli�re: Marie-Fran�oise-Élisabeth Foucar d'Olympies, Mme de La Marli�re.