GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-Lévy 1876

{Presse 5/10/54 1; LP T.1 1; CL [T.1 1]; Lub [T.1 3]} PREMIÈRE PARTIE
HISTOIRE D'UNE FAMILLE, DE FONTENOY
À MARENGO
a.

{Presse 27/10/54 1 col.5; LP 252; CL [185]; Lub [156]} VII b 1

Suite de l'histoire de mon père. — Persistance des idées philosophiques. — Robert, chef de brigands. — Description de La Châtre. — Les Brigands de Schiller. c — Le théâtre bourgeois de La Châtre en 1798. — La conscription. — La Tour d'Auvergne, premier grenadier d de France.



AVERTISSEMENT

Certaines réflexions viennent inévitablement au courant de la plume quand on parle du passé: on le compare avec le présent, et ce présent, le moment où l'on écrit, c'est déjà le passé pour ceux qui vous lisent au bout de quelques années. L'écrivain a quelquefois aussi envisagé l'avenir. Ses prédictions se trouvent déjà réalisées ou démenties quand son œuvre paraît. Je n'ai rien voulu changer aux réflexions et aux prévisions qui me vinrent durant ces derniers temps. Je crois qu'elles font partie de mon histoire et de celle de tous. Je me bornerai à mettre leur date en note.


Je continuerai l'histoire de mon père, puisqu'il est, sans jeu de mots, le véritable auteur de {LP 253} l'histoire de ma vie. Ce père que j'ai à peine connu, et qui est resté dans ma mémoire comme une brillante apparition, ce jeune homme artiste et guerrier est resté tout entier vivant dans les élans de mon âme, dans les fatalités de mon organisation, dans les traits de mon visage. Mon être est un reflet, affaibli sans doute, mais assez complet, du sien. Le milieu dans lequel j'ai vécu a amené les modifications. Mes défauts ne sont donc pas son ouvrage absolument, et mes qualités sont
{CL 186} un bienfait des instincts e qu'il m'a {Lub 157} transmis. Ma vie intérieure a autant différé de la sienne que l'époque où elle s'est développée; mais eussé-je été garçon et eussé-je vécu vingt-cinq ans plus tôt, je sais et je sens {Presse 27/10/54 2} que j'eusse agi et senti en toutes choses comme mon père.

Quels étaient, en 97 et en 98, les projets de ma grand'mère pour l'avenir de son fils? Je crois qu'elle n'en avait pas d'arrêtés et qu'il en était ainsi pour tous les jeunes gens d'une certaine classe. Toutes les carrières ouvertes à la faveur sous Louis XVI l'étaient sous Barras à l'intrigue. Il n'y avait rien de changé en cela que les personnes, et mon père n'avait réellement qu'à choisir sa place entre les camps et le coin du feu. Son choix, à lui, n'eût pas été douteux; mais depuis 93 il s'était fait chez ma grand'mère une réaction assez concevable contre les actes et les personnages de la révolution. Chose très-remarquable pourtant, sa foi aux idées {LP 254} philosophiques qui avaient produit la Révolution n'avait pas été ébranlée, et en 97 elle écrivait à M. Hékel une lettre excellente que j'ai retrouvée. La voici:

DE MADAME DUPIN À M. HÉKEL.

Vous détestez Voltaire et les philosophes, vous croyez qu'ils sont cause des maux qui nous accablent. Mais toutes les révolutions qui ont désolé le monde ont-elles donc été suscitées par des idées hardies? L'ambition, la vengeance, la fureur des conquêtes, le dogme de l'intolérance, ont bouleversé les empires bien plus souvent que l'amour de la liberté et le culte de la raison. Sous un roi tel que Louis XIV, toutes ces idées ont pu vivre et n'ont rien pu bouleverser. Sous un roi tel qu'Henri IV, la fermentation de notre Révolution n'eût pas amené les excès et les délires que nous avons vus, et que j'impute surtout à la faiblesse, à l'incapacité, au manque de droiture {CL 187} de Louis XVI. Ce roi dévot a offert à Dieu ses souffrances, et son étroite résignation n'a sauvé ni ses partisans, ni la France, ni lui-même. Frédéric et Catherine ont maintenu leur pouvoir, et vous les admirez, monsieur; mais que dites-vous de leur religion? Ils ont été les protecteurs et les prôneurs de la philosophie, et il n'y a point eu chez eux de révolutton. N'attribuons donc pas {Lub 158} aux idées {LP 255} nouvelles le malheur de nos temps et la chute de la monarchie en France, car on pourrait dire: « Le souverain qui les a rejetées est tombé, et ceux qui les ont soutenues sont restés debout. » Ne confondons point l'irréligion avec la philosophie. On a profité de l'athéisme pour exciter les fureurs du peuple, comme au temps de la Ligue on lui faisait commettre les mêmes horreurs pour défendre le dogme. Tout sert de prétexte au déchaînement des mauvaises passions. La Saint-Barthélemy ressemble assez aux massacres de septembre. Les philosophes sont également innocents de ces deux crimes contre l'humanité.


Mon père avait toujours rêvé la carrière des armes. On l'a vu durant son exil, étudier la bataille de Malplaquet dans sa petite chambre de Passy, dans la solitude de ces journées si longues et si accablantes pour un enfant de seize ans; mais sa mère aurait voulu, pour seconder ses inclinations, le retour d'une monarchie ou l'apaisement d'une république modérée. Quand il la trouvait contraire à ses secrets désirs, comme il ne concevait pas alors la pensée d'agir sans son adhésion complète, il parlait d'être artiste, de composer de la musique, de faire représenter des opéras ou exécuter des symphonies. On retrouvera ce désir marchant de compagnie avec son ardeur militaire, de même que son violon fit souvent campagne avec son sabre.

{LP 256} En 1798, se présente dans l'histoire de mon père une circonstance futile en apparence, importante en réalité, {CL 188} comme toutes ces vives impressions de jeunesse qui réagissent sur notre vie entière, et qui même parfois disposent de nous à notre insu.

Il s'était lié avec la société de la ville voisine, et je dois dire que cette petite ville de La Châtre, malgré les travers et les défauts propres à la province, a toujours été remarquable pour la quantité de personnes très-intelligentes et très-instruites qui se sont produites dans sa population, tant bourgeoise que prolétaire. En masse, on y est pourtant fort bête et fort méchant, parce qu'on y est soumis à ces préjugés, à ces intérêts et à ces vanités qui règnent partout, mais qui règnent plus naïvement et plus ouvertement dans les petites localités que dans les grandes. La bourgeoisie est aisée sans être opulente, elle n'a point de {Lub 159} lutte à soutenir contre une noblesse arrogante, et rarement contre un prolétariat nécessiteux. Elle s'y développe donc dans un milieu très-favorable pour l'intelligence, quoique trop calme pour le cœur et trop froid pour l'imagination f.

Cité ancienne et affranchie anciennement, La Châtre est placée dans un vallon fertile et délicieux, qui s'ouvre tout entier aux regards quand on a gagné la lisière des plateaux environnants. Par la route de Châteauroux, à peine a-t-on laissé derrière soi une chaumière au nom romantique (la Maison du {257} diable), qu'on descend une longue chaussée bordée de peupliers, avec un ravin de vignes et de prairies à droite et à gauche, et de là on embrasse d'un coup d'œil la petite ville, sombre dans la verdure, dominée d'un côté par une vieille tour carrée qui fut le château seigneurial des Lombaud, et qui sert aujourd'hui de prison; de l'autre par un lourd clocher bien reluisant, dont la base, servant de porche à l'église, est un fort beau morceau d'architecture antique et massive.

On entre dans la ville par un vieux pont sur l'Indre, où {CL 189} un rustique assemblage de vieilles maisons et de vieux saules offre une composition pittoresque. Mais avant de décrire cette ville, je me permettrai, sous forme d'apostrophe, une courte digression.

Ô mes chers compatriotes! Pourquoi êtes-vous si malpropres? Je vous le reproche très-sérieusement et avec quelque espoir de vous en corriger. Vous vivez dans le climat le plus sain, et au milieu de la population rustique de la vallée Noire, qui est d'une propreté exquise, et pourtant vous semblez vous plaire à faire de votre ville un cloaque infect, où l'on ne sait où poser le pied, et où vous respirez à toute heure des miasmes fétides, tandis que derrière l'enceinte de vos maisons fleurit la campagne embaumée, et qu'au-dessus de vos toits abaissés passe une massed'air libre et pur, dont il semble que vous {LP 258} ayez horreur. Il est bien difficile d'assainir et d'entretenir propres des cités comme Lyon et Marseille; mais La Châtre! Un groupe de maisonnettes jetées dans une oasis de prairies aromatiques et de vergers en fleurs! Vraiment la dépravation de l'odorat, le cynisme de la vue, inhérents à la population des petites villes de l'intérieur, sont des vices que n'excuse nulle part la {Lub 160} misère, et qu'ici la pauvreté ne peut pas même expliquer, puisque cette population est aisée, et que d'ailleurs les bourgeois les plus riches n'y ont pas plus que les ouvriers les plus restreints la pudeur de faire disparaître la souillure de leurs seuils inhospitaliers. Aucune observation des règlements de la plus simple police ne préoccupe apparemment les fonctionnaires municipaux. La chasteté l'exigerait aussi bien que la salubrité. La malpropreté est indécente, elle révèle dans les mœurs une absence de respect de soi-même, et dans l'esprit une habitude d'engourdissement honteux. Fi de La Châtre sous ce rapport! Dans des recoins perdus et ignorés de la vallée Noire, vous découvrez parfois sous les buissons une misérable {CL 190} chaumière construite en boue séchée au soleil, et soutenue de quelques vieux ais vermoulus. Si, par exception, la ménagère n'est qu'une coureuse fainéante, l'intérieur répondra à l'extérieur; mais ce sera une exception, ne l'oubliez pas. Dix fois sur douze vous trouverez la maisonnette bien balayée, la vaisselle brillante sur le {LP 259} dressoir, le lit propre, l'âtre sans tache, pas un grain de poussière sur les solives enfumées: une misère profonde, parfois déchirante à voir, toujours respectable et jamais repoussante. Oui, la propreté est la dignité du pauvre, c'est par elle qu'il se montre supérieur à sa destinée et plus digne de vivre dans les palais que les fainéants qui les possèdent. Je crois que j'ai dit cela souvent, je le répéterai sans me lasser. L'indigence qui s'abandonne avec nonchalance et découragement mérite de la pitié; celle qui lutte contre son dénûment, qui lave ses haillons, qui assainit et purifie sa pauvre demeure, mérite du respect et de l'amitié. Mais la saleté gratuite et volontaire n'inspire que le dégoût. Elle n'est autre chose qu'une dépravation et une ignominie.

Sans cette affreuse malpropreté, La Châtre serait un séjour agréable. La plus belle rue, la rue Royale, est, en réalité, la plus laide; elle est sans caractère. Mais le vieux quartier est pittoresque et conserve quelques-unes de ces maisons de bois de la Renaissance, si élégantes et d'une si belle couleur. La ville, jetée en pente, monte toujours vers la prison, et des rues étroites, qui serpentent entre des rangées de pignons inégaux envahis par la mousse et les pigeons, vont appuyer le flanc de l'antique cité à un ravin coupé à pic, au fond duquel {Lub 161} l'Indre dessine ses frais méandres dans un paysage étroit mais ravissant. Ce côté-là est remarquable, et quand on {LP 260} sort de la ville par la promenade de l'abbaye, pour suivre le petit chemin sablonneux de la Renardière, on arrive aux Couperies, un des sites les plus délicieux du pays, au delà duquel on peut se perdre dans {CL 191} un terrain miné par les eaux, déchiré de ravines charmantes, et semé d'accidents pittoresques.

J'ai décrit La Châtre, je l'ai sermonnée, parce qu'au fond je l'aime, et je l'aime parce que mon père y eut des amis dont les enfants sont mes amis.

En 1798 g, mon père, lié avec une trentaine de jeunes gens des deux sexes, et lié intimement avec plusieurs, joua la comédie avec eux. C'est une excellente étude que ce passe-temps-là, et je dirai ailleurs tout ce que j'y vois d'utile et de sérieux pour le développement intellectuel de la jeunesse. Il est vrai que les sociétés d'amateurs sont, comme les troupes d'acteurs de profession, divisées la plupart du temps par des prétentions ridicules et des rivalités mesquines. C'est la faute des individus et non celle de l'art. Et comme, selon moi, le théâtre est l'art qui résume tous les autres, il n'est point de plus intéressante occupation que celle-là pour les loisirs d'une société d'amis. Il faudrait deux choses pour en faire un plaisir idéal: une bienveillance véritable qui imposerait silence à toute vanité jalouse, un véritable sentiment de l'art qui rendrait ces tentatives heureuses et instructives.

Il est à croire que ces deux conditions se {LP 261} trouvèrent réunies à La Châtre à l'époque que je raconte, car les essais réussirent fort bien, et les acteurs improvisés restèrent amis. La pièce qui eut le plus de succès, et qui fit briller chez mon père un talent de comédien spontané et irrésistible, fut un drame détestable, en grande vogue alors, mais dont la lecture m'a beaucoup frappée, comme un échantillon de couleur historique: Robert, chef de brigands.

Ce drame, imité de l'allemand, n'est qu'une misérable imitation des Brigands de Schiller, et pourtant cette imitation a de l'intérêt et de l'importance, car elle implique toute une doctrine. Elle fut représentée pour la première fois à Paris en 1792. C'est le système jacobin dans son essence; {CL 192} Robert est un idéal du chef de la montagne, et j'engage mon lecteur à le relire comme un monument très-curieux de l'esprit du temps.

{Lub 162} Les Brigands de Schiller sont et signifient tout autre chose. C'est un grand et noble ouvrage, rempli de défauts exubérants comme la jeunesse (car c'est l'œuvre d'un enfant de vingt et un ans, comme chacun sait); mais si c'est un chaos et un délire, c'est aussi une fiction d'une haute portée et d'un sens profond. h Permettez-moi de vous en rappeler l'analyse.

Un vieillard faible et bon a deux fils, natures énergiques et terribles, dont on ne comprend guère la parenté avec cette âme débonnaire et crédule. On {LP 262} voudrait voir la lionne qui les a enfantés, ou entendre rappeler d'elle quelque trait qui expliquât l'origine des violentes passions de ces deux types redoutables. Schiller n'y a point songé. Supposons ce que nous voudrons; c'est le défaut des riches que cette absence de soin. Ils ont trop pour tout montrer, et une œuvre d'art qui laisse beaucoup supposer et beaucoup inventer au delà du cadre où elle se renferme est déjà une œuvre pleine de feu et de vie.

Charles, l'aîné de ces deux fils du comte de Moor, est un lion généreux et brave; François, le cadet, est un loup poltron et perfide. Le premier a la puissance du bien, le second celle du mal. Tous deux ont du génie, tous deux se disputent la tendresse d'un père qui doit être la victime de cette lutte dénaturée.

Charles, livré aux égarements de la jeunesse, calomnié par son frère, aigri, désespéré, veut cependant abandonner ses amis les étudiants qui l'entraînent au désordre, pour retourner auprès d'un père qu'il aime et respecte au fond du cœur. Il lui écrit pour lui demander le pardon de ses erreurs et lui exprimer un repentir sincère. Il attend sa réponse avec impatience, il est plein du souvenir de ses {CL 193} jeunes années et d'un pur amour qu'il regrette amèrement d'avoir négligé. C'est là que s'ouvre le drame. Charles veut revenir à la vertu. Le pourra-t-il? {LP 263} Le vice n'a-t-il fait qu'effleurer cette âme supérieure? Un caractère si impétueux aura-t-il pu se plonger impunément dans le délire des mauvaises passions? Oui sans doute, si la fatalité, qui s'attache comme un châtiment à une destinée dont nous prenons trop peu de soin, ne vient s'opposer à sa conversion et changer en fureur ces élans de tendresse et de piété.

La réponse du vieux Moor arrive, transmise par {Lub 163} l'intermédiaire de François; c'est un refus, c'est la malédiction paternelle. François a intercepté les lettres de Charles. Il en a supposé d'autres qui le signalaient au courroux de son père comme un scélérat incorrigible, menaçant, plongé dans le déshonneur et dangereux pour la vie même du vieux comte.

Charles exaspéré se voue aux Furies. L'amour se change en haine, en désespoir, en blasphèmes dans son sein et sur ses lèvres. Il maudit Dieu et l'humanité. Il veut venger dans le sang de tous les maîtres, de tous les oppresseurs, la honte et l'abandon de tous les déshérités. Il devient l'ennemi furieux et implacable de la société qui le repousse et le condamne. Ses compagnons, perdus de dettes et repoussés comme lui du monde officiel, se groupent autour de lui et prononcent d'affreux serments.

Mais que vont-ils faire de toute cette colère, de tous ces besoins de vengeance? L'un d'entre eux, {LP 264} créature lâche, cynique et rusée, a ouvert l'avis d'exercer le brigandage, et il a conçu ce projet sous l'empire de préoccupations cupides et méprisables. Les autres n'y ont vu qu'un moyen de se séparer de la société et de se venger d'elle en la rançonnant. Charles Moor saisit violemment cette idée, parce qu'à l'instant même elle lui apparaît plus grande et {CL 194} plus logique. Il se créera une puissance terrible pour châtier les méchants et venger leurs victimes. Il sera le bras armé de la justice divine. Il ressuscitera les décrets sanguinaires du tribunal secret de la vieille Germanie. Il accepte le commandement de l'entreprise. Il prononce l'anathème sur tout son passé, sur tout son avenir. Il entraîne ses compagnons dans les forêts et dans les montagnes.

Cette résolution, toute romantique et brusque qu'elle paraisse, n'a rien d'invraisemblable dans l'œuvre de Schiller. Elle s'explique par la situation violente où se trouvent les esprits surexcités de ces jeunes gens à la fois trop instruits et trop ignorants, types variés, mais tous vrais et profonds, d'un scepticisme amer et d'une effrayante désorganisation morale. Leurs entretiens animés sont pleins d'une exagération où le mauvais goût s'allie au sublime, et qui peint admirablement l'époque de transformation où l'humanité se trouvait à la fin du dix-huitième siècle. La foi du passé était morte, il n'y {Lub 164} avait rien de préparé pour appuyer l'espérance d'une foi nouvelle. Le mal qui régnait dans les mœurs et dans les institutions apparaissait dans toute sa laideur. Les abus étaient monstrueux, et la jeunesse enthousiaste, éprise d'un rêve de liberté et de réforme, n'avait pas assez de vertu, pas assez de croyance, pas assez de force véritable à opposer à cette chute du vieux monde qui allait l'engloutir malgré ses protestations et ses cris. 2

La jeunesse allemande, en 1781, était beaucoup plus malade sous ce rapport que la jeunesse française. Ralliés autour de Voltaire et de Jean-Jacques Rousseau, nos pères, enfants alors, créaient la révolution dans leurs rêves, sans avoir conscience de sa marche et de ses résultats, mais poussés par cette fatalité de notre logique nationale. Or, Voltaire et Rousseau ne convenaient point encore à l'Allemagne, et c'est en vain qu'elle se persuade aujourd'hui qu'ils lui conviennent. Outre que revenir à eux est, dans {CL 195} l'ordre du progrès, un anachronisme, cet esprit positif de Voltaire, cette âme ardente et troublée de Jean-Jacques n'ont pas ce qui peut satisfaire à la tendance à la fois plus enthousiaste et plus froide des allemands*. Le jeune Schiller révéla leur mal, la grandeur et la faiblesse de cette génération qu'il peignit et agita dans le drame des Brigands avec tant de puissance et de naïveté. Cette révélation fut chez lui si spontanée qu'il ne s'en rendit pas compte et qu'il ne comprit point son œuvre. Témoin la préface qu'il écrivit en 1781, et qui n'est qu'un mensonge de bonne foi.

* La pensée des Allemands va plus loin que la nôtre. Dans l'action, ils restent en arrière. Je crois que leur esprit a plus de portée, leur caractère moins de grandeur.

Dans cette préface, il veut prouver que sa pièce est fort morale et que le monde officiel doit l'accepter comme une leçon édifiante. Sans doute sa pièce est morale comme tout ce qui est senti vivement, comme tout ce qui est un cri de l'âme, plainte ou action de grâce, reproche ou bénédiction, blasphème ou prière: quelle que soit l'émotion amère ou tendre de l'âme ainsi agitée, de l'esprit ainsi frappé, le poëte rend des oracles où, comme dans ceux des sibylles antiques, l'erreur est vérité relative, et la révélation fiction relative également; mais pour la société officielle, la franchise audacieuse du {Lub 165} jeune Schiller était immorale et funeste. L'effet produit le prouva bien, puisque, après le succès éclatant de son drame, on vit des étudiants vouloir réaliser la chimère de Moor et se faire brigands réformateurs de l'Allemagne.

Telle est la donnée du drame de Schiller, et toutes les parties de l'action ne tendent qu'à la développer. Charles Moor veut punir la société coupable; mais, en se plaçant en dehors d'elle, il s'est jeté en dehors de l'humanité, et il ne peut accomplir ses actes de justice qu'à l'aide du meurtre et de la violence. La fin justifie les moyens, c'est là la morale i {CL 196} des jésuites, c'est aussi la morale de la terreur, que nous allons voir proclamée plus naïvement dans le drame français de 1792, Robert, chef de brigands, imitation des Brigands de Schiller, mais imitation libre, et où chaque modification est significative, comme nous le montrerons tout à l'heure.

En poursuivant son œuvre de farouche rémunération, Charles Moor s'aperçoit à chaque pas de son erreur fatale. Il ne lui est point possible de moraliser ses brigands philosophes et de rendre l'instrument digne de la cause. Pour punir un coupable, ils sacrifient cent victimes innocentes; pour frapper de leur poignard un cœur impur, il leur faut marcher sur des cadavres de femmes et d'enfants. Ces hommes ont pour eux certaines vertus particulières, une audace héroïque, un dévouement sans bornes les uns pour les autres, une loyauté chevaleresque dans leurs rapports avec leur chef; mais leurs passions aveugles ne peuvent se satisfaire que dans le meurtre et le pillage. Leurs pensées sont un cauchemar sanguinaire, leurs entretiens un blasphème désespéré. L'un d'entre eux, celui à qui appartient l'initiative de cette étrange protestation, est un lâche scélérat qui salit de son contact cette œuvre impie et désastreuse, et qui, trouvant Charles Moor trop scrupuleux, menace ses jours et fait pressentir les Carrier et les Fouquier-Tinville, monstres inévitables dans les révolutions délirantes.

De son côté, la société officielle, à force d'infamies et de forfaits, pousse à bout l'indignation de Charles. Son frère, François Moor, personnifie le mal qui ronge et détruit cette société corrompue et athée. François ne croit à rien, et, dans son rêve du néant, il est plus odieux cent fois que le pauvre Charles dans son rêve de fatalité. {Lub 166} Charles a cru au bien, et il y croirait encore s'il voyait régner ici-bas la justice de Dieu. Il proteste contre la puissance de Satan, il ose reprocher au principe divin d'être trop indifférent aux maux {CL 197} de la terre, et il se substitue à une action trop lente et trop détournée. François ne croit ni à Satan ni à Dieu. Rien n'est bien, rien n'est mal selon lui; il étouffe le faible cri de sa conscience, il raille les croyances du genre humain. Il est presque plus fort dans sa perversité que Charles dans son égarement. Il assassine son père, il écrase et torture ses vassaux, il vole l'héritage paternel, il ne recule devant aucune trahison, devant aucune cruauté; à l'approche de la mort, il est assailli de visions superstitieuses et de lâches frayeurs; mais il n'est pas converti pour cela. Il échappe à ses ennemis par le suicide. C'est la société pervertie et maudite qui se précipite elle-même et meurt de ses propres mains, avant que la vengeance ait eu le temps et l'audace de la frapper.

Charles Moor, en présence de tant de forfaits, déteste le mal avec une rage croissante, et ses amis lui font autant d'horreur que ses ennemis. Ildevient fou, il tue sa maîtresse, il abandonne ses complices, il va se livrer à la main du bourreau, il a maudit et répudié son œuvre, il finit par le désespoir, par une sorte d'aliénation.

Tout cela est logique et renferme un grand enseignement: c'est que la société est perdue, et qu'il n'appartient pas au désespoir de la faire revivre; c'est que pour la purifier il faut autre chose que le glaive et la torche; c'est, en un mot, que la fin ne justifie pas les moyens et qu'une œuvre de vie ne peut pas sortir des mains du bourreau, que sa hache soit bénie par l'inquisition ou par Calvin, par Richelieu ou par Marat, par le pouvoir sans croyance ou par la révolte sans entrailles.

Environ dix ans après que ce drame de Schiller eut remué l'Allemagne et fait pressentir un terrible ébranlement de la vieille société, la France prononçait la déchéance de son gouvernement et envoyait ses rois à l'échafaud. Louis XVI et son épouse allemande attendaient leur sentence dans la {CL 198} prison du Temple. Les spectacles n'étaient point fermés. La vie du peuple, loin d'être suspendue par les émotions de ce drame trop réel, cherchait encore dans les fictions scéniques des aliments pour sa colère, un redoublement d'intensité à cette vie {Lub 167} fébrile qui l'agitait. Un M. Lamartellière (descendait-il du célèbre avocat, ennemi passionné des jésuites?) imagina de donner aux passions de la foule un extrait des Brigands de Schiller. Mais en résumant ce drame et en l'accomodant aux us et coutumes de la scène française, il lui arriva, très-naïvement sans doute, d'en changer radicalement l'esprit et la conclusion: c'est-à-dire que d'une œuvre de scepticisme ou de douleur il fit, sans se gêner, une œuvre de foi et de triomphe. Ce ne fut plus le cri d'agonie de l'Allemagne expirante, ce fut le chant de guerre de la France renouvelée. Les étudiants penseurs et exaltés de la Germanie devinrent des philosophes des clubs parisiens, et tout en leur conservant leurs noms allemands, en les transportant même du dix-huitième au quinzième siècle de l'Empire germanique, l'auteur en fit des jacobins idéalisés, des septembriseurs philanthropes. Il résulta de cet amalgame (plus vraisemblable au fond qu'on ne croirait) un drame tout à fait bizarre, parfois sublime et parfois ridicule, jamais odieux; et ceci est le plaisant de l'affaire.

En effet, les brigands jacobins de Robert ne font point pressentir sur la scène les égarements et les crimes qu'entraîna leur système. Robert est un Charles Moor à l'eau de rose. Il est pur de tout crime, et s'il règne par la terreur, c'est qu'il lui plaît de se faire craindre et d'avoir de grandes moustaches rousses. D'ailleurs c'est un agneau, et, bien qu'il menace ses compagnons de leur casser la tête au moindre méfait, il les a si bien élevés qu'il n'en est pas un qui n'ait mérité dix fois le prix Montyon j. Tandis que dans Schiller les brigands jettent dans les flammes un pauvre petit enfant qui avait froid, les brigands de Robert {CL 199} se grillent la barbe pour retirer cet enfant des ruines embrasées, et ils lui choisissent une nourrice saine et propre. Ils font des pensions aux vieillards, ils offriraient pour un peu la main aux dames pour les aider à descendre de voiture tandis qu'on fait justice de leurs maris ou de leurs pères. En un mot, on ne frappe que les criminels, les scélérats que le monde officiel a oublié de juger et d'envoyer à la potence; on protége la veuve et l'orphelin, on fait la guerre aux partisans du despotisme, mais on la fait avec une admirable loyauté; jamais l'innocent ne paie pour le coupable, jamais il ne tombe, dans la bagarre, de spectateurs inoffensifs; chaque balle va à {Lub 168} son adresse, et quand on a vidé les poches des usuriers et des concussionnaires, c'est pour remplir les mains des pauvres. Tout cela est fort peu vraisemblable, comme on voit; mais il serait oiseux de critiquer une aussi mauvaise pièce. Ce qui est digne d'examen, c'est la doctrine qu'elle renferme.

Cette doctrine n'est rien moins que celle de la Montagne, telle que des cœurs purs et généreux ont pu la concevoir, sans prévision aucune des excès auxquels leur système d'épouvante et d'hostilité allait les entraîner. Il y a une scène où Robert demande compte à ses vertueux complices de leur conduite; ils viennent d'assassiner un puissant personnage couvert de crimes, et ils en sont venus à bout presque sans coup férir. Eh quoi, dit le chef, personne ne l'a-t-il défendu? ses amis? — Les tyrans n'en ont pas, répondent les brigands. — Mais ses courtisans? Les courtisans sont des lâches, etc. Tout est sur ce ton, et le public d'applaudir, comme vous pensez. Malheureusement il n'est pas nécessaire que les tyrans soient environnés d'hommes vertueux et d'amis fidèles pour que le sang coule dans de pareilles luttes, et le sang des hommes divisés d'opinions n'est pas toujours nécessairement impur de part ou d'autre; mais la {CL 200} Révolution ne pouvait tenir compte de ces catastrophes, du moment qu'elle avait organisé le terrorisme, et, en rêvant ce système terrible, elle ne pouvait pas les prévoir.

Ce n'est pas ici que je jugerai ce système. Quoi qu'on fasse d'ailleurs, je doute qu'on puisse le bien juger, et jusqu'ici les historiens* n'ont pas résolu les questions qu'il soulève. Le temps n'est peut-être pas encore venu où les amis de l'humanité peuvent faire le procès de la montagne, car il est entre les mains des ennemis de l'humanité, lesquels condamnent des passions coupables au nom de passions plus coupables encore**.

* J'écris au commencement de 1848.

** M. de Lamartine, avec de pures intentions et un talent admirable, n'a rien résolu. Il a été l'avocat généreux et sincère de tous les partis. Il n'a rien pu et peut-être rien conclure sur cette doctrine.

Depuis trente ans on nous pose ainsi la question: eussiez-vous été royaliste, girondin ou jacobin? — À coup {Lub 169} sûr, répondrai-je, j'eusse été jacobin, car il n'est pas probable que mon intelligence se fût élevée au-dessus des idées que faisaient naître les faits. À l'heure qu'il est, quelque chose qui arrivât, je ne serais pas jacobin, mais je ne serais ni girondin ni royaliste. Vous voyez bien que c'est une question insoluble quand on la pose ailleurs que dans le passé. Quand nous serons à la fois plus intelligents et plus humains que la Montagne, nous condamnerons la Montagne. Nous sommes déjà assez humains pour détester la guillotine et les proscriptions, sommes-nous assez habiles pour sauver une révolution qui suivrait les mêmes phases et rencontrerait les mêmes obstacles? J'en doute. Ce qui rassure la conscience à l'endroit de l'avenir, c'est que les révolutions ne se copient pas les unes sur les autres, et que l'humanité ne repasse jamais par les mêmes chemins. Elle le voudrait en vain: la loi de la vie s'y oppose.

{CL 201} Laissons donc à d'autres le souci de conclure sur une hypothèse qui ne se réalisera jamais. Tout ce qui a été dit, observé, raconté, analysé sur les événements de notre histoire, sera utile à ceux qui auront un jour à prononcer sur ses erreurs et sur ses bienfaits.

Ce qui m'occupe en ce moment, le petit fait littéraire que j'analyse, n'est pas indigne d'occuper un seul instant mon lecteur. Qu'il se rappelle ou qu'il apprenne, s'il ne le sait, la conclusion des Brigands travestis k de Schiller. Comme invention historique, ce dénoûment placé au quinzième siècle est vraiment à mourir de rire; mais comme pressentiment révolutionnaire, il est très-intéressant. Charles Moor, c'est-à-dire Robert, chef de brigands, se couvre de tant de gloire et fait tant de belles choses, que la société se réconcilie avec lui; le césar germanique lui tend les bras, sa maîtresse persévère dans son amour et l'épouse; son père le bénit, les populations vont le porter en triomphe, et désormais l'Allemagne régénérée va adopter les principes des brigands de Robert et placer ses hommes d'élite à la tête de ses armées et de son gouvernement. En d'autres termes, la Montagne l'emporte, Robespierre va régner; le monde est revenu de ses erreurs. La Terreur a passé sur la terre comme un nuage rempli d'une rosée bienfaisante. Le glaive de la guillotine a épuré l'humanité. Ces hommes méconnus qu'on traitait hier de brigands {Lub 170} et d'assassins vont être demain les archanges de la Révolution. Ils ont terrassé le diable, ils ouvrent aux peuples réconciliés le chemin du ciel. Hercule a béni leurs travaux*. La fin a justifié les moyens. Voilà la doctrine terroriste; ce n'est pas la mienne; mais de quoi vous plaignez-vous, vous tous qui avez servi le despotisme? Est-ce que ce n'est pas la vôtre aussi?

* Pourquoi diable Hercule? Demandez-le à l'esprit du temps. C'est le seul dieu qu'invoquent les brigands de Robert.

{CL 202} Erreur de nos pères, je te déplore et ne te maudis pas!... Mais voici un fait plus curieux: nos pères jouaient Robert, chef de brigands en 1798! La Terreur avait passé, le nuage avait crevé sur leurs propres têtes; il avait vomi des fléaux épouvantables, on savait alors, hélas! Que la fin ne justifie pas les moyens. Les brigands de Robert avaient tenté en vain d'épurer l'humanité. Elle se réveillait au milieu des ruines fumantes, elle essuyait à la hâte le sang qu'elle venait de verser; elle avait tué Robert et ses complices, désormais haïs et stigmatisés comme des cannibales. Le Directoire était une anarchie souillée de plus de vices que le Comité de salut public n'avait de crimes à se reprocher. Le monde n'était pas renouvelé, car l'ennemi était à nos portes et nous appelions un dictateur pour nous sauver. Les hommes qui avaient dépassé les rigueurs et les soupçons de Robespierre avaient assassiné Robespierre, et ils essayaient en vain de s'en faire un mérite auprès de la nation, qui les méprisait et se défiait d'eux. La conscience de nos pères leur criait la formule implicitement proclamée par Schiller: Non, la fin ne justifiera jamais les moyens. Et pourtant Bonaparte approchait du pouvoir avec cette doctrine, et ils allaient encore une fois la subir; ils ne s'en inquiétaient point, ils riaient, nos jeunes parents, ils étaient gais, ils avaient hâte de vivre et d'oublier leurs souffrances; ils jouaient avec les débris de cette pensée terrible, ils s'habillaient en brigands, ils se passionnaient pour le rôle de réformateurs; ils disaient encore avec emphase: Les tyrans n'ont point d'amis, leur mort est un bienfait pour leurs sujets; les courtisans sont des lâches, etc., etc., et la tyrannie du génie approchait. Les sujets de Napoléon allaient périr par milliers pour sa gloire, et le règne des courtisans allait refleurir plus brillant et plus insolent que sous l'ancienne monarchie! {Lub 171} Robespierre chef de brigands s'était donc trompé? Hélas! Oui. N'avait-il pas fini en réalité comme {CL 203} Charles Moor, en détestant son œuvre et en se livrant aux coups de ses ennemis?

L'illusion qui l'avait porté si haut, le prestige de l'idée qui l'avait fait si fort lui survivaient donc, puisque, lui maudit et sacrifié, on recommençait sous une autre forme à croire au salut du monde! C'est que la foi est impérissable. La République s'était parée de ce titre et ne le porta pas longtemps, mais l'instinct du vrai et du juste n'était pas détruit avec des formes passagères. Ces formes étaient là comme de vieux costumes de théâtre qu'on rajeunit pour les faire servir à d'autres rôles, à de nouvelles fictions. Mon père ceignit avec joie la ceinture garnie de pistolets du chef des brigands, ses jeunes amis (plusieurs avaient déjà servi la République comme volontaires) s'enrôlèrent dans sa troupe, et tous ensemble, oubliant qu'ils jouaient une pièce jacobine, rêvèrent de combats et de prodiges. Ces brigands n'étaient plus des sans-culottes futurs, c'étaient des maréchaux de France en herbe. Robert allait s'appeler Bonaparte.

Ces l représentations théâtrales remplirent les loisirs de la société de La Châtre durant quelques mois, et chauffèrent l'imagination de mon père plus que sa mère ne pouvait le prévoir. Bientôt l'action scénique n'allait plus le satisfaire, et il allait échanger son sabre de bois doré pour un sabre à la hussarde. m

Je viens de lire cette analyse de Robert à un mien ami d'enfance, fils d'un ami de mon père. La mère de mon ami Charles Duvernet jouait le rôle de Sophie, l'héroïne de la pièce, et elle le joua fort bien, quoique (ou, pour mieux dire, parce que) elle n'avait aucune méthode et aucune tradition. Elle était encore presque enfant, mariée de la veille, n'étant jamais sortie de sa province, et non-seulement n'ayant jamais joué la comédie, mais ne l'ayant jamais vu jouer. La première représentation théâtrale à laquelle elle {CL 204} assista fut donc celle même où elle joua résolûment n 3 ce rôle larmoyant et difficile. Elle le joua d'inspiration, et cela avait bien son mérite. Cette dame intelligente a conservé les moindres souvenirs de l'incident que je raconte, et son fils me transmet de sa part une note très-curieuse. M. Duvernet, père de mon ami, et M. Delatouche, père de mon autre ami et compatriote, {Lub 172} l'auteur de Fragoletta*, jouaient aussi des rôles importants dans la pièce.

* Je parlerai ailleurs de M. Delatouche, auduel je dois de si bons conseils et l'encouragement de mes premiers pas dans la carrière littéraire.

Voici la note qu'on veut bien me communiquer; on y trouvera des circonstances singulières et qui révèlent une époque unique dans l'histoire:

« Près de l'église des Carmes, à La Châtre (actuellement le théâtre de la Mairie), s'élevait, au milieu du jardin des Carmes, le logement de ces religieux, bâtiment vaste et grandiose (détruit entièrement en 1816). À l'époque de la Révolution, longtemps après la fermeture de l'église, la Société populaire, correspondant avec la Société des jacobins choisit pour le lieu de ses séances le réfectoire des carmes, pièce vaste, carée, sous solives et percée de fenêtres donnant sur le jardin avec porte d'entrée à grand cintre. Dans cette salle on construit des gradins pour asseoir les assistants, probablement aussi pour figurer la Montagne. Mais l'emplacement de ces gradins ne dépasse pas le tiers de la salle. On apporta la chaire de l'église des Carmes et elle fut placée au fond de la salle pour servir de tribune aux harangues. Le populaire envahissait le reste de l'espace, se tenant debout, et les jours de décade on y dansait.

» La réaction thermidorienne arriva, puis le Directoire. On respirait, on se mariait, on voulait rire et s'amuser. Une société dramatique se constitua. La salle du réfectoire {CL 205} des moines, c'est-à-dire le club, avec ses gradins, fut choisie pour la construction du théâtre. On enleva la chaire, et le théâtre s'avança à la place; en face, derrière le mur ausquel s'adossaient les gradins, un immense escalier conduisait au dortoir, qui étaient devenus les bureaux de différentes administrations. Sur le premier palier de cet escalier, on perça une porte qui entrait directement sur le haut des gradins. Ce fut l'entrée des premières. Le parterre et l'orchestre occupèrent naturellement l'espace resté libre entre les gradins et le théâtre.

» À côté du réfectoire s'étendait l'immense cuisine des Carmes. Ce fut le fouer et en même temps la loge des acteurs; des tapisseries suspendues séparèrent les deux sexes.

{Lub 173} » Pendant le cours des représentations, M. Deschartres demanda à venir s'adjoindre à l'orchestre avec son élève, M. Maurice Dupin, alors âgé de dix-huit à dix-neuf ans. L'année suivante, M. Dupin désira quitter l'orchestre et faire partie de la troupe. Il y eut grand débat, et, chose étonnante, ce furent les dames qui se montrèrent récacitrantes. M. Duvernet était, comme ami, le partisan naturel du postulant, et la majorité des hommes se rangea à son avis. La faction féminine fit beaucoup de bruit, se récriant contre le grand seigneur: mais quand on fut au scrutin, on s'aperçut que cette répulsion n'avait pas influencé les votes. On votait avec des haricots blancs ou rouges.

» M. Dupin, admis, apporta sa fougue de jeunesse, qui dérouté plus d'une fois les traditions classiques du directeur, M. Delatouche père. Enfin une pièce devant laquelle on avait reculé à cause de la difficulté du principal rôle et de la mise en scène fut adoptée. C'était Robert, chef de brigands. M. Dupin se chargea du rôle de Robert et dirigea la mise en scène. On fi de nouveaux décors, on {CL 206} enrégimenta des comparses, et les soldats de Robert furent o des Hongrois-Croates qui étaient en France comme prisonniers de guerre et qui avaient été cantonnés à La Châtre. On leur faisait simuler un combat. On leur fit comprendre qu'après la bataille ils devaient paraître blessés; ils se concertèrent et ils y mirent tant de conscience , quà la représentation on les vit sortir de la mêlée boitant tous du même pied. p

» Le costume de Robert en une pelisse de hussard attachée au cou par une agrafe de diamants, un pantalon collant rouge, une ceinture en laine remplie d'une effroyable garniture de pistolets et de poignards, des bottes Louis XIII, un ample manteau en laine rouge bordé de martre, un bonnet de fourrure. Maurice de Molda (le François de Moor de Schiller), représenté par M. Delatouche père, était revêtu d'un habillement non moins curieux: habit Louis XIV, manteau de satin blanc brodé d'argent, culotte courte, bas de soie, écharpe et chapeau à la Henri IV. Madame Duvernet (Sophie) avait une robe à queue soutenue par une brillante ceinture pailletée, et un long voile blanc tombant jusqu'à terre. »

Ainsi q mon père, chef de brigands sur les planches d'un théâtre où les moines avaient fait chère lie et où la Montagne {Lub 174} avait tenu ses séances, commandait à des Hongrois et à des Croates prisonniers. Deux ans plus tard il était fait prisonnier lui-même par des Croates et des Hongrois, qui ne lui faisaient pas jouer la comédie et qui le traitaient encore plus rudement r. La vie est un roman que chacun de nous porte en soi, passé et avenir.

Mais au milieu des irrésolutions de ma grand'mère pour la carrière de son fils, arriva cette fameuse loi du 2 vendémiaire an VII (23 septembre 1798), proposée par Jourdan, et qui déclarait tout français soldat par droit et par devoir pendant une époque déterminée de sa vie.

{CL 207} La guerre, endormie un moment, menaçait d'éclater de nouveau sur tous les points. La Prusse hésitait dans sa neutralité, la Russie et l'Autriche armaient avec ardeur. Naples enrôlait toute sa population. L'armée française était décimée par les combats, les maladies et la désertion. La loi de la conscription imaginée et adoptée, le Directoire la mit à exécution sur-le-champ en ordonnant une levée de deux cent mille conscrits. Mon père avait vingt ans.

Depuis longtemps son cœur bondissait d'impatience; l'inaction lui pesait, le jeune homme s'agitait et faisait des vœux pour qu'un gouvernement stable, comme disait sa mère, lui permît de servir. Il faisait bon marché, lui, de la stabilité des choses. Quand les réquisitions forcées venaient lui enlever son unique cheval, il frappait du pied en disant: « Si j'étais militaire, j'aurais le droit d'être cavalier; je prendrais à l'ennemi des chevaux pour la France, au lieu de me voir mettre à pied comme un être inutile et faible. » Soit s instinct aventureux et chevaleresque, soit séduction des idées nouvelles, soit insouciance de tempérament, soit plutôt, comme ses lettres le prouvent en toute occasion, le bon sens d'un esprit clair et calme, jamais il ne regretta l'ancien régime et l'opulence de ses premières années. La gloire était pour lui un mot vague, mystérieux qui l'empêchait de dormir, et quand sa mère s'attachait à lui prouver qu'il n'y a pas de gloire véritable à servir une mauvaise cause, il n'osait pas discuter, mais il soupirait profondément et se disait que t toute cause est bonne pourvu qu'on ait son pays à défendre et le joug étranger à repousser. Probablement u ma grand'mère le sentait aussi, car elle admirait beaucoup {Lub 175} les grands faits d'armes de l'armée républicaine, et elle connaissait Jemmapes et Valmy sur le bout du doigt, tout aussi bien que Fontenoy et l'ancien Fleurus: mais elle ne pouvait concilier sa logique avec l'effroi de perdre son unique enfant. Elle l'aurait bien voulu {CL 208} voir pourvu d'un régiment, à condition qu'il n'y aurait jamais de guerre. L'idée qu'il pût un jour manger à la gamelle et coucher en plein champ lui faisait dresser les cheveux sur la tête. À la pensée d'une bataille, elle se sentait mourir. Je n'ai jamais vu de femme si courageuse pour elle-même, si faible pour les autres; si calme dans les dangers personnels, si pusillanime pour les dangers de ceux qu'elle aimait. Quand j'étais enfant, elle m'endoctrinait si bien au stoïcisme, que j'aurais eu honte de crier devant elle en me faisant du mal; mais si elle en était témoin, c'était elle alors, la chère femme qui jetait les hauts cris. Toute v sa vie s'écoula dans cette contradiction touchante; et comme tout ce qui est bon produit quelque chose de bon, comme ce qui vient du cœur agit toujours sur le cœur, sa tendre faiblesse ne produisait pas sur ses enfants un effet contraire à celui où tendaient ses enseignements. On puisait plus de courage dans la volonté de lui épargner de la douleur et de l'effroi en lui cachant de petites souffrances, qu'on n'en aurait peut-être eu si elle n'en eût pas manqué en les voyant. Ma mère était tout le contraire. Rude w à elle-même et aux autres, elle avait le précieux sang-froid, l'admirable présence d'esprit qui apportent le secours et inspirent la confiance. Ces deux façons d'agir sont bonnes apparemment quoique diamétralement opposées. D'où l'on pourra conclure tout ce qu'on voudra. Quant à moi, je n'ai pas trouvé les théories applicables dans l'éducation des enfants. Ce sont des créatures si mobiles, que si on ne se fait pas mobile comme elles (quand on le peut), elles vous échappent à chaque heure de leur développement. 4

{Presse 28/10/54 1} Mon père avait été appelé à Paris dans les derniers jours de l'an VI pour régler quelques intérêts, et, dans les premiers jours de l'an VII, cette terrible loi de la conscription vint le frapper d'un choc électrique et décider de sa vie. {CL 209} J'ai assez indiqué les agitations de la mère et les secrets de l'enfant. Je le laisserai maintenant parler lui-même.

{Lub 176} LETTRE PREMIÈRE

Sans date. C'est dans les derniers jours de
l'an VI (septembre 1798). Paris.

À LA CITOYENNE DUPIN, À NOHANT.

J'ai enfin reçu une lettre de toi, ma bonne mère. Elle a mis huit jours à faire la route, ça ne laisse pas que d'être expéditif. Que tu es bonne de me regretter! Ainsi tu crains que je réussisse et que je ne réussisse pas? l'alternative est singulière. Quant à moi, je suis assez tranquille sur les affaires de famille que nous avons sur les bras. De cela je m'occupe avec Beaumont, ne te tourmente pas. Nous nous en tirerons. Mais quant aux événements, tes inquiétudes me chagrinent; ma pauvre maman, sois courageuse, je t'en prie. Il est impossible, sous aucun prétexte, de s'exempter de la dernière loi, et elle me concerne absolument. Les généraux ne peuvent prendre d'aides de camp que dans la classe des officiers. Les institutions publiques, telles que l'École polytechnique, le Conservatoire de musique, etc., ont reçu ordre de n'admettre aucun élève compris dans la première classe. Ainsi, tu le vois, il faut servir, et il n'y a aucun moyen de n'être pas soldat. Beaumont a frappé à toutes les portes, et partout même réponse. On ne commence plus par être officier, on finit par là, si on peut. Beaumont connaît tout Paris, il est particulièrement lié avec Barras et Rewbell. Il m'a présenté au brave M. de La Tour d'Auvergne , qui par son {CL 210} intrépidité, ses talents, sa modestie , est digne d'être le Turenne de ce temps-ci. Après m'avoir examiné quelque temps avec beaucoup d'attention, il m'a dit: Est-ce que le petit-fils du maréchal de Saxe aurait peur de faire une campagne? Ce mot-là ne m'a fait ni pâlir ni rougir, et je lui ai répondu: Non, certainement, en le regardant bien en face. Et puis j'ai ajouté: « Mais j'ai fait quelques études, je puis acquérir quelques talents, et je croirais servir mieux mon pays dans un grade ou dans un état-major que dans les rangs aveugles du simple soldat. — bien, a-t-il dit, c'est vrai, et il faut parvenir à un poste honorable. Cependant il faut commencer par être soldat, et {Lub 177} voilà ce que j'imagine pour que vous le soyez le moins longtemps et le moins durement possible. J'ai un ami intime, colonel du 10e régiment de chasseurs à cheval. Il faut entrer dans son régiment, il sera enchanté de vous avoir. C'est un homme d'une naissance autrefois illustre. Il vous comblera d'amitié. Vous resterez simple chasseur le temps nécessaire pour vous perfectionner dans l'équitation. Ce colonel est sur la liste des généraux. S'il est nommé, à ma recommandation, il vous approchera de sa personne; s'il ne l'est pas, je vous fais entrer dans le génie. Mais, quoi qu'il puisse arriver, vous ne devez aspirer à aucun grade que vous n'ayez rempli les conditions prescrites, c'est dans l'ordre. Nous saurons allier la gloire et le devoir, le plaisir de servir la patrie avec éclat et les lois de la justice et de la raison. » — Voilà à peu près mot pour mot son discours.

Eh bien, maman, qu'en dis-tu? Il n'y a rien à répondre à cela! n'est-ce pas beau d'être un homme, un brave, comme La Tour d'Auvergne? Ne faut-il pas acheter cet honneur-là par quelques sacrifices, et voudrais-tu qu'on dit que ton fils, le petit-fils de Maurice de Saxe, eût peur de faire une campagne? La carrière est ouverte. Faut-il {CL 211} préférer un éternel et honteux repos au sentier pénible du devoir? Et puis, il n'y a pas que cela. Songe, maman, que j'ai vingt ans, que nous sommes ruinés, que j'ai une longue carrière à parcourir, toi aussi, Dieu merci! et que je puis, en devenant quelque chose, te rendre un peu de l'aisance que lu as perdue. C'est mon devoir, c'est mon ambition. Beaumont est content de me voir dans ces idées-là. Il dii qu'il faut en prendre son parti. Il est bien évident qu'un homme qui n'attend pas qu'on l'inscrive sur un registre comme une marchandise livrée, mais qui, au contraire, se présente volontairement pour courir à la défense de son pays, a plus de droits à la bienveillance et à l'avancement que celui qui s'y fait traîner de force. Cette conduite ne sera pas approuvée par les personnes de notre classe? elles auront grand tort, et moi je désapprouverai leur désapprobation. Laissons-les dire, elles feraient mieux de m'imiter. J'en vois d'autres qui font plus que moi les patriotes et les beaux Titus, et qui ne se sentent pas du tout pressés d'aller rejoindre le drapeau.

On croit peu ici à la paix, et Beaumont ne me conseille {Lub 178} pas du tout d'y compter. M. de La Tour d'Auvergne m'a déjà pris en amitié. Il a dit à Beaumont qu'il aimait mon air calme, et qu'à la manière dont je lui avais répondu il avait senti en moi un homme. Tu diras à cela, bonne mère, qu'il m'a vu dans mon beau moment! mais enfin on peut avoir souvent de ces moments-là; il ne faut que l'occasion. Notre fortune est renversée: faut-il pour cela nous laisser abattre x? N'est-il pas plus beau de s'élever sur ses propres revers que de tomber par sa faute du faîte des hauteurs où le hasard vous avait placé? Les commencements de cette carrière ne peuvent paraître repoussants qu'à un esprit vulgaire; mais toi, tu n'auras pas honte d'être la mère d'un brave soldat. Les armées sont très-bien disciplinées maintenant, les officiers sont tous gens de {CL 212} mérite, n'aie donc pas peur. Il ne s'agit pas d'aller se battre tout de suite, mais de passer quelque temps aux études du manège. Ce sera d'autant moins désagréable que tu m'en as fait apprendre plus peut-être qu'on n'en a à me montrer. Je y n'ai pas besoin de me vanter de cela, mais je ne ferai point un apprentissage qui compromette mes os ni qui prête à rire z aux assistants. Tu peux, du moins, être bien tranquille là-dessus.

Adieu aa, maman, donne-moi ton avis sur toutes mes réflexions, et songe que du chagrin de notre séparation peut résulter un grand bien pour nous deux. Adieu encore, ma bonne mère, je t'embrasse de toute mon âme. ab... — Ah! voilà le jambon qui arrive dans un état admirable. Nous allons l'entamer à dîner: il sera parfait. J'ai été hier aux Italiens, j'allais oublier de te le dire: on donnait Zoraïme et Gulnare, sujet imité de Gonzalie de Cordoue. La musique est d'un goût très-nouveau. C'est de l'arabe vu à travers M. de Florian. En somme, c'est très-joli. Martin et Elleviou y chantent admirablement. Chenard fait un geôlier mulâtre, il est épouvantable, et, comme toujours, il fait pouffer de rire. C'est un excellent comique. Les décorations réalisent les rêves de l'Alhambra et des belles campagnes de l'Andalousie. J'étais au parterre, et dans l'entr'acte, ayant vu Rodier et sa famille arriver à la galerie, j'ai été, sans faire semblant de rien, me planter derrière eux, et pendant qu'ils causaient je me suis mêlé de leur conversation. Ils furent bien étonnés, et se retournant, ils me virent. Ce furent des rires et des extravagances pour tout le reste de la soirée. En sortant, {Lub 179} je sens dans le vestibule quelqu'un qui me saute sur les épaules. C'était d'Auberjon. « Eh! bonjour! eh! bonsoir! eh! mon ami! eh! mon camarade! » Nous nous sommes aperçus que nous donnions le spectacle aux spectateurs, et nous avons été prendre une bavaroise ensemble.

{CL 213} — présente mes hommages à ces dames. Incessamment je mettrai la main à la plume pour témoigner à madame de La Marlière ac 5 combien... d'autant plus que ... enfin suffit! elle verra de mon style. Je fais des vœux pour que mademoiselle Fanny fasse au revers! de plus grands progrès que moi. Je fais valser ma bonne, j'embrasse ad Deschartres, et je l'engage à mettre un peu plus de colophane à son archet pour éviter les couacs et les riquiquis. Allons, ris donc, ma bonne mère!


La vie des grands hommes modestes est inédite en grande partie. Combien de mouvements admirables n'ont eu pour témoins que Dieu et la conscience! La lettre qu'on vient de lire en offre un qui me pénètre profondément. Voilà ce La Tour d'Auvergne, le premier grenadier de France ae ce héros de bravoure et de simplicité, qui, peu de temps après, partit lui-même comme simple soldat quoique ses cheveux blancs ne lui rendissent pas la nouvelle loi applicable. Il faut rappeler cette aventure, que plusieurs personnes ont peut-être oubliée. Il avait un vieux ami octogénaire qui ne vivait que du travail de son petit-fils. La loi de la conscription frappe sur ce jeune homme: aucun moyen alors de se racheter. La Tour d'Auvergne obtient, comme une faveur spéciale du gouvernement, en récompense d'une vie glorieuse, de partir comme simple soldat pour remplacer l'enfant de son ami. Il part, il se couvre d'une gloire nouvelle, il meurt sur le champ d'honneur, sans avoir jamais voulu accepter aucune récompense, aucune dignité!.... Eh bien! af Voilà cet homme, avec de tels sentiments, avec le projet arrêté déjà peut-être de se faire conscrit (à cinquante-cinq ans) à la place d'un pauvre jeune {CL 214} homme, qui se trouve en présence d'un autre jeune homme, lequel hésite devant la nécessité de se faire soldat. Il examine attentivement cet enfant gâté qu'une mère craintive voudrait soustraire aux rigueurs de la discipline et aux dangers de {Lub 180} la guerre. Il interroge son regard, son attitude. On sent que s'il découvre en lui un lâche cœur il ne s'y intéressera pas et le fera rougir d'être le petit-fils d'un illustre militaire. Mais un mot, un regard de cet enfant lui suffisent pour pressentir en lui un homme, et tout aussitôt il le prend en amitié, il lui parle ag avec douceur, il condescend, par de généreuses promesses, à la sollicitude de sa mère. Il sait que toutes les mères ne sont pas des héroïnes: il devine que celle-là ne peut pas adorer la république, que ce jeune homme a été élevé avec des délicatesses infinies, qu'on a de l'ambition pour lui, et qu'on ne saurait prendre pour modèle l'antique dévouement d'un La Tour d'Auvergne; mais ce La Tour d'Auvergne semble ignorer la sublimité de son propre rôle. Il en tire si peu de vanité qu'il ne le rappelle pas aux autres; il n'exige de personne le même degré de vertu. Il peut aimer, estimer encore ceux qui aspirent au bien-être et aux honneurs qu'il méprise. Il entre dans leurs projets, il caresse leurs espérances, il travaillera à les réaliser, tout comme le ferait un homme ordinaire qui apprécierait les douceurs de la vie et les sourires de la fortune; et comme s'il se parlait à lui-même pour amoindrir son mérite à ses propres yeux et pour se préserver de l'orgueil, il se résume en disant: On peut concilier la gloire et le devoir, le plaisir de servir sa patrie avec éclat et les lois de la justice et de la raison.

Pour moi, ce langage bienveillant et simple est trois fois grand, trois fois saint, dans la bouche d'un héros. Ce qu'on voit, ce qu'on sait d'une vie éclatante peut toujours être imputé à un secret raffinement de l'orgueil. C'est dans {CL 215} le détail, c'est dans les faits insignifiants en apparence qu'on saisit le secret de la conscience humaine.

Si j'avais ah jamais douté de la naïveté dans l'héroïsme, j'en verrais une preuve dans cette douceur du premier grenadier de France. ai Tout autre à sa place eût fort bien pu dire à mon père: « mon enfant, vous êtes du sang de Maurice de Saxe, moi je suis du sang de Turenne; vous sortez du nid où une tendre mère vous a doucement couvé, moi j'ai blanchi sur les champs de bataille et je compte plus de trente ans de services effectifs; je crois donc que mon existence est aussi précieuse que la vôtre; pourtant, vous craignez d'être forcé de devenir soldat, et moi je vais l'être de mon propre mouvement. Dites cela à votre mère, et réfléchissez-y un peu pour votre compte. »

{Lub 181} Ce langage eût été fort sage, fort légitime et sans réplique. Eh bien! Il ne vint pas à l'esprit de La Tour d'Auvergne de se proposer en exemple et d'établir une comparaison qui pût faire rougir le jeune homme. Délicat et gracieux aj, il devina ce qui se passait au fond du cœur de ce pauvre enfant; il vit la lutte que son ardeur juvénile livrait à l'amour filial, à la crainte de désoler une mère adorée. Le vieux soldat eut, lui-même, un instant le cœur d'une mère pour consoler et encourager cet enfant auquel il semble qu'il eût voulu pouvoir ôter les épines du chemin.

Mon ak père n'analyse point cette conduite touchante, du moins il ne le fit pas en la rapportant à sa mère. Mais il est certain que son entrevue avec cet homme qui avait commandé la colonne infernale, et qui avait un cœur si tendre et un langage si doux, lui fit une impression profonde. Dès ce jour son parti fut pris, et il trouva en lui-même un certain art pour tromper sa mère sur les dangers qui allaient environner sa nouvelle existence. On voit déjà qu'en lui parlant d'études de manége, il cherche à détourner {CL 216} sa pensée de l'éventualité prochaine des batailles. Par la suite, on le verra plus ingénieux encore à lui épargner les tourments de l'inquiétude, jusqu'au moment où, blasé lui-même sur l'émotion du péril, il semble croire qu'elle se soit habituée aux chances de la guerre. Mais elle n'en prit jamais son parti, et longtemps après elle écrivait à son frère l'abbé de Beaumont: « je déteste al la gloire, je voudrais réduire en cendres tous ces lauriers où je m'attends toujours à voir le sang de mon fils. Il aime ce qui fait mon supplice, et je sais qu'au lieu de se préserver il est toujours, et même inutilement, au poste le plus périlleux. Il a bu à cette coupe d'enivrement depuis le jour où, pour la première fois, il a vu M. de La Tour d'Auvergne; c'est ce maudit héros qui lui a tourné la tête! »

Je reprends la transcription de ces chères lettres, et je ne puis me persuader que mon lecteur les trouve trop longues ou trop nombreuses. Quant à moi, {Presse 28/10/54 2} lorsque je sens qu'en les publiant j'arrache parfois à l'oubli quelque détail qui honore l'humanité, je me reconcilie avec ma tâche et je goûte un plaisir que ne m'ont jamais donné les fictions du roman.


Variantes

  1. Les titres de parties n'apparaissent qu'avec {CL}.
  2. Reprise de {Presse}.CHAPITRE SEPTIÈME {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ VII {CL}
  3. la suite du sous-titre n'apparaît pas dans {Presse}
  4. {Lub} ne met pas d'emphase sur premier grenadier.
  5. un des instincts {Presse} ♦ un bienfait des instincts {Lecou} et sq.
  6. Interruption de {Presse}
  7. Reprise de {Presse}
  8. Interruption de {Presse}
  9. c'est la morale {Lecou}, {LP} ♦ c'est là la morale {CL}
  10. le prix Monthyon {Lecou}, {LP} ♦ le prix Montyon {CL}
  11. Brigands francisés {Lecou}Brigands facinés {LP}Brigands travestis {CL}
  12. Reprise de {Presse}
  13. Interruption de {Presse}
  14. joua résolûment {CL} ♦ joua résolument {Lub} (Nous ne mentionnerons plus cette variante)
  15. Reprise de {Presse} avec un texte de raccord: » Pour jouer Robert on enrégimenta des comparses, et les brigands furent ♦ » M. Dupin, [...] On fit de nouveaux décors, on enrégimenta des comparses, et les soldats de Robert furent {Lecou} et sq.
  16. Interruption de {Presse}
  17. Reprise de {Presse}
  18. traitaient plus rudement {Presse} à {LP} ♦ traitaient encore plus rudement {CL}
  19. et faible. / » Soit {Presse} ♦ et faible. » Soit {Lecou} et sq.
  20. et se disait tout bas que {Presse} à {Lecou}♦ et se disait que {CL}
  21. à repousser. / Probablement {Presse} ♦ à repousser. Probablement {Lecou} et sq.
  22. hauts cris. / Toute {Presse} ♦ hauts cris. Toute {Lecou} et sq.
  23. tout le contraire. / Rude {Presse} ♦ tout le contraire. Rude {Lecou} et sq.
  24. nous laisser abattre {Presse} à {LP} ♦ nous abattre {CL} Comme Georges Lubin, nous rétablissons la leçon initiale.
  25. à me montrer. / Je {Presse} ♦ à me montrer. Je {Lecou} et sq.
  26. qui apprête à rire {Presse} ♦ qui prête à rire {Lecou} et sq.
  27. là-dessus. Adieu {Presse} ♦ là-dessus. / Adieu {Lecou} et sq.
  28. Interruption de {Presse}
  29. la Marlière {CL} ♦ La Marlière {Lub} que nous suivons; la variante sera marquée dorénavant par le signe derrière le nom.
  30. Reprise de {Presse}: J'embrasse
  31. ce premier grenadier de France {Presse}le premier grenadier de France {CL} ♦ le premier grenadier de France {Lub}
  32. Eh bien! {Presse} à {CL} eh bien! {Lub}
  33. en amitié, il lui parle {Presse} à {LP} ♦ en amitié, et lui parle {CL} Comme Georges Lubin, nous rétablissons la leçon initiale.
  34. humaine. Si j'avais {Presse} ♦ humaine. / Si j'avais {Lecou} et sq.
  35. Interruption de {Presse}
  36. Délicat et généreux {Lecou}, {LP} ♦ Délicat et gracieux {CL} Comme Georges Lubin, bous rétablissons la leçon initiale.
  37. Reprise de {Presse}
  38. l'abbé de Beaumont: / « je déteste {Presse} ♦ l'abbé de Beaumont: « je déteste {Lecou} et sq.

Notes

  1. On ne dispose pas de manuscrit pour ce chapitre.
  2. {LP}: FIN DU TOME PREMIER
  3. résolûment: les éditions de 1798 et de 1835 du Dictionnaire de l'Académie Française donnent cette forme, tandis que les éditions antérieures et postérieures donnent résolument. La Grammaire des grammaires de Girault-Duvivier revue par Lemaire opte pour la forme actuelle (10e édition, 1842, p.826).
    Nous rencontreront l'adverbe assidûment. L'Académie Française admet cette forme depuis l'édition de 1798 de son Dictionnaire, tandis que la Grammaire des grammaires n'accepte aucun adverbe en ~ûment (loc.cit.).
  4. {Presse} (La suite à demain.). La publication reprend en effet son rythme normal.
  5. madame de La Marlière: Marie-Françoise-Élisabeth Foucar d'Olympies, Mme de La Marlière.