GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-Lévy 1876

{Presse 5/10/54 1; LP T.1 1; CL [T.1 1]; Lub [T.1 3]} PREMIÈRE PARTIE
HISTOIRE D'UNE FAMILLE, DE FONTENOY
À MARENGO
a.

{LP 227; CL [166]; Lub [141]} VI b

Le Maréchal de Saxe.



Mes amis, à mesure qu'ils lisent ces pages imprimées, me font des questions et des observations plus ou moins fondées. En voici une à laquelle je crois devoir m'arrêter un instant avant de passer outre.

Pourquoi, me dit-on, avez-vous si peu parlé du maréchal de Saxe? N'était-ce pas la plus remarquable figure et la plus frappante destinée de ce passé que vous évoquez comme une base de votre récit? Ne savez-vous pas sur le compte de ce héros quelque fait particulier qui ait échappé à l'histoire? Votre grand'mère n'avait-elle pas quelque tradition domestique qui jetterait du jour sur ce caractère étrange et assez mystérieux encore pour la postérité?

Non, en vérité, ma grand'mère ne savait rien de particulier qu'elle voulût ou pût dire sur le compte de son père. Elle n'avait que deux ans c lorsqu'elle le perdit, et, dans ses vagues souvenirs, ou dans les récits de sa mère, elle avait reculé devant son {LP 228} embrassade au milieu d'un dîner, parce qu'il exhalait une odeur de beurre rance qui répugnait d à la précoce délicatesse de son odorat. Sa mère lui expliqua que le héros aimait de passion le beurre fort, et que pour le satisfaire on n'en trouvait jamais d'assez nauséeux. En fait de cuisine, tous ses goûts étaient à l'avenant. Il aimait le pain dur et les légumes presque crus. C'était une grâce d'état pour un homme qui passa les trois quarts de sa vie à la guerre.

Ma grand'mère croyait se rappeler aussi qu'il lui avait {CL 167} apporté un énorme mouton de parfilage d'or; et plus tard on lui avait montré ce mouton, en lui disant que c'était un cadeau du célèbre comte de Lowendahl, et {Lub 142} que le maréchal l'avait apporté de sa part. Cela coûtait deux ou trois mille francs et valait parfilé* cinq ou six cent francs. Étrange fantaisie de prodigalité, qui consistait à donner aux femmes ou aux enfants une somme quelconque, payée trois ou quatre fois sa valeur pour montrer qu'on avait de l'argent à perdre pour leur plaire.

* C'est-à-dire effiloché. Ce travail des femmes consistait à séparer l'or de la soie pour le vendre.

Voilà tout ce que ma grand'mère avait vu de son père, et ce n'est pas d'un intérêt bien grand.

Maurice de Saxe appartient désormais à l'histoire. Elle l'a tant exalté et tant flatté de son vivant, {LP 229} qu'elle a le droit aujourd'hui d'être sévère; mais cette sévérité serait-elle de bien bon goût de ma part? Ai-je le droit, même à cette distance que le temps a mise entre nous (cent ans déjà depuis sa mort), de le juger en toute liberté d'allure? J'ai été élevée dans un respect aveugle de cette gloire. Depuis que j'ai lu et étudié cette grande existence, j'avoue que le respect a été entamé par une sorte d'effroi, et que ma conscience se refuserait absolument à pallier les entraînements d'une pareille époque.

Je vois de très-grandes qualités personnelles chez le maréchal de Saxe; mais si je m'attache à les faire ressortir sans montrer les ombres à côté des rayons, ne ferai-je pas ce que je blâme dans les préjugés de race? Ces préjugés consistent, je l'ai dit, dans l'orgueil du rang ou du succès, dans le culte aveugle des choses éclatantes, tandis que le vrai respect, celui qui devrait remplacer tous les autres, s'attacheraient surtout aux humbles vertus et aux mérites que le monde n'a pas connus, ou qu'il n'a pas compris.

{CL 168} On m'observe que mes scrupules ne sont pas fondés sur une descendance légitime: elle n'en est pas moins directe et réelle. Je conviens qu'il y manque la consécration de la fidélité exclusive qui fait les adoptions sérieuses et familiales, avec ou sans notaire.

{LP 230} Mais n'ayant pas de notion particulière sur le maréchal de Saxe, je n'aurais à en raconter que ce que tout le monde sait de reste: qu'il s'appelait Arminius-Maurice, né à Goslar, dans le Harr e en 1696*; qu'il fut élevé avec {Lub 143} son frère, le prince électoral, depuis Auguste III, roi de Pologne; qu'à douze ans il s'enfuit de chez sa mère, traversa l'Allemagne à pied et alla rejoindre l'armée des alliés qui sous les ordres d'Eugène de Savoie et de Malborough, assiégeait Lille. Peut-être l'enfant terrible chantait-il en marchant: Malbrough s'en va-t-en guerre. On sait qu'il monta plusieurs fois la tranchée avec audace et reçut des français, qu'il combattait alors, son premier baptême de feu. À treize ans, au siége de Tournay, il eut un cheval tué sous lui et son chapeau fut traversé par les balles. Au siége de Mons, l'année suivante, il sauta des premiers dans la rivière, portant un fantassin en croupe, tua d'un coup de pistolet un des ennemis qui croyait le faire aisément prisonnier; et, s'exposant à tous les dangers avec une sorte de rage, il {CL 169} fut admonesté par le prince Eugène en personne sur l'excès de sa témérité.

* Extrait de la liste des naissances et baptèmes de la paroisse protestante du marché (à l'église Saints-Côme-et-Damien), à Goslar.

Le 28 octobre de l'an 1696, une femme de condition qui n'est pas {Lub 143} désignée plus particulièrement est accouchée dans la maison (de la veuve) R. Henry Christoph d'un fils qui est baptisé le 30 du même mois, le soir, dans la maison, par l'archidiacre Mag. J. S. Alburg, et qui est incorporé à notre Seigneur Jésus sous le nom de:

Mauritius.

Ses parrains ont été MM. le docteur Trumph R. N. Dusings et R. Henry Winckel. f

On sait qu'en 1711 il marcha contre Charles XII; qu'en 1712, âgé de seize ans, il commanda un régiment de cavalerie, qu'il eut encore un cheval tué sous lui, et qu'il ramena trois fois à la charge son régiment presque entièrement détruit.

{LP 231} Marié à dix-sept ans avec la comtesse Loeben g, père à vingt ans d'un fils qui ne vécut pas longtemps, guerroyant toujours avec passion, tantôt contre Charles XII, qu'il admirait avec tant d'ingénuité qu'il s'exposa dix fois à être tué ou pris pour arriver à le voir de près, tantôt contre les turcs, en qualité de volontaire et pour l'amour de l'art, il ne revenait auprès de sa femme que pour essuyer de justes reproches sur ses infidélités. Il avait déclaré une grande aversion pour le mariage, et sa mère, en l'enchaînant au sortir de l'enfance, n'en avait tenu compte. Il était si réellement enfant à cette époque, qu'après avoir résisté opiniâtrement au désir de sa mère, il s'était décidé tout d'un coup sur cette considération que la jeune Loben s'appelait Victoire.

{Lub 144} Il la quitta en 1720 pour venir en France, où le régent le fit maréchal de camp. Maurice fit rompre son mariage un an après. Sa femme pleura beaucoup et se remaria presque aussitôt. Tout ce qui entourait ce jeune homme, les mœurs de la régence, la facilité de briser des liens contractés sans croyance et sans amour, sa propre naissance, les terribles exemples de débauche de son père et de toutes les cours où son éducation s'était faite: voilà bien des causes de désordre et de précoce démoralisation. Élu par les courlandais duc de Courlande et Sémigalle, aimé et encouragé par la duchesse Anne {LP 232} Iwanowna, qui fut czarine de Russie par la suite, il lutta avec énergie pour conserver cette principauté contre les prétentions voisines. Il s'y fût {CL 170} maintenu par son ambition et sa volonté autant que par la protection de la duchesse Anne, mais cette dernière chance lui manqua bientôt par sa faute. Incapable de fidélité, une nuit qu'il traversait la cour du palais de la duchesse, portant une femme sur ses épaules pour que l'on ne vît point la trace des pas de celle-ci sur la neige, il rencontra une vieille armée d'une lanterne, qui eut peur et cria. Il donna un coup de pied dans la lanterne, glissa et roula dans la neige avec la vieille et la jeune femme. Une sentinelle accourut, l'affaire fut ébruitée. La future czarine ne pardonna pas et se vengea plus tard en disant de lui: « Il eût pu être empereur de Russie. Cette personne lui a coûté cher! »

Mais je m'aperçois que je fais une sottise, et je ne voudrais pas grossir mon livre de pièces inutiles. Les campagnes de Maurice de Saxe pour la France sont trop connues pour que j'aie à en parler. Si l'on veut absolument qu'une appréciation de son caractère et de sa mission trouve place dans cet ouvrage, je ne puis qu'extraire et rapprocher le jugement consigné en divers endroits de l'Histoire de France d'Henri Martin, le plus beau des livres d'histoire publiés jusqu'à ce jour, parce qu'il est le plus complet.

« (1741.) On ne pouvait songer à assiéger {LP 233} méthodiquement Prague. L'électeur de Bavière reçut le conseil hardi d'attaquer cette grande ville par escalade. L'auteur de cet avis était un officier général qui jouissait déjà d'un grand renom militaire, quoiqu'il n'eût pas encore commandé en chef: c'était le comte Maurice de Saxe, fils naturel du feu roi Auguste II, aventurier rempli de fougueuses passions, d'ambitions violentes et de hautes {Lub 145} inspirations guerrières. Après s'être fait élire duc de Courlande par les états de cette souveraineté en 1726, et avoir disputé son duché avec une héroïque témérité à la Russie et à la Pologne, il était venu se mettre au service de la France, avait fait avec distinction la guerre de 1733, et commandait une des divisions de l'armée du Danube. L'électeur eut au moins le bon sens d'écouter Maurice. L'auteur du projet en fut l'exécuteur, Maurice prit pour second dans l'entreprise un homme qui n'avait de commun avec lui que le courage, le lieutenant-colonel Chevert, officier né dans les rangs du peuple, et qui était la vertu même dans un temps corrompu, comme Maurice était la passion sans frein. La ville n'avait qu'une enceinte bastionnée et des fossés secs. Dans la nuit du 25 décembre, Chevert monta en silence sur un bastion à la tête de quelques grenadicrs, repoussa les ennemis accourus aux cris des sentinelles, s'empara d'une porte voisine et l'ouvrit à la cavalerie française de Maurice... Les généraux {LP 234} préservèrent la ville du sac et du pillage: c'était un notable progrès dans les mœurs militaires. »....

« (1744.) ..... La principale armée française, forte de quatre-vingt mille hommes, entra en Flandre à la mi-mai, Le roi en personne la commandait, acccompagné du maréchal de Noailles et du comte Maurice de Saxe, qui venait de recevoir le bâton de maréchal, malgré sa qualité de huguenot. Cette victoire sur l'intolérance, contradiction étrange avec le redoublement des persécutions contre les réformés français, était due en grande partie à Noailles et avait coûté beaucoup au roi, plein de petits préjugés et de petites superstitions. Noailles avait fait comprendre à Louis la supériorité miliitaire de cet étranger et la nécessité de l'attacher définitivement à la France, si dépourvue de généraux. »

« (1745.) — Le maréchal de Saxe, qui s'était montré vraiment grand général en 1744, et qui, avec des forces très-inférieures, avait empêché l'ennnemi d'assiéger Lille ou de tenter aucune autre enntreprise, reçut le commandement en chef pour 1745, dans un moment où il semblait menacé {CL 172} d'une autre fin que la mort des héros. En proie à une hydropisie qui l'obligeait à subir des ponctions douloureuses, il succombait sous les excès qui avaient ruiné la prodigieuse vigueur de sa constitution. On doutait qu'il fût en état de se rendre à l'armée. {LP 235} Voltaire {Lub 146} ne put, un jour, s'empêcher de lui demannder comment il pourrait faire dans cet état de faiblesse. “ Il ne s'agit pas de vivre, mais de partir! ” répliqua le maréchal. C'est là un grand mot; chez certaines natures, la hauteur du courage ressemble à la vertu à s' y méprendre. L'effet est le même, et la différence n'est que dans le mobile. » . . . . . . . .

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« (FONTENOY.) Le sort de la journée semblait fort compromis. Le maréchal de Saxe, qui voyait tout et se traînait partout, à cheval ou dans une petite carriole d'osier, commence de disposer la retraite pour le cas où un dernier effort ne réussirait pas. La présence du roi et du Dauphin, le devoir d'assurer leur salut, devenaient un embarras énorme et pousssaient aux résolutions timides, bien que tous deux fissent d'ailleurs bonne contenance.

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» Cette victoire de Fontenoy flatta vivement l'esprit national et elle est restée populaire..... La vraie gloire fut au général qui avait vaincu presque mourant. » . . . . . . . .

« (1746.) Le maréchal de Saxe, à peu près rétabli de sa maladie, avait brusquement investi Bruxelles au milieu de l'hiver, et cette belle capitale des Pays-Bas autrichiens avait dû capltulër au bout de trois semaines. » . . . . . . . .

« — Au commencement de mai..... la présence {LP 236} du roi ne fut pas seulement inutile, mais nuisible. Les embarras d'une armée de cour empêchèrent Maurice de pousser l'ennemi aussi vivement qu'il l'eût fait. » . . . . . . . .

Interrompons l'historien, et faisons parler le maréchal lui-même. Les personnes qui ne s'occupent pas de l'art {CL 173} militaire ne connaissent de son style que la fameuse lettre au maréchal de Noailles sur la proposition qu'on lui avait faite (en 1746, précisément) d'être membre de l'Académie française; lettre où il allègue et prouve si bien qu'il ne sait pas seulement l'orthographe. « Je repondu que se la malet comme une bage à un cat. » Mais cette fantastique orthographe n'empêche pas le maréchal d'avoir un caractère comme écrivain et d'appartenir, par quelques écrits et quelques pensées, au mouvement littéraire du dix-huitième siècle. Ses lettres, concises, nettes, rapides, ont, par leurs restrictions mêmes, une véritable portée historique, et, par leur humeur ou leur enjouement, un cachet de grandeur ou de franchise. Elles ont subi pour l'impression une traduction certaine, mais elles n'ont été ni altérées, ni arrangées dans leur forme, on le sent de reste. Voici ce qu'il écrit au chevalier de Folard:

Au camp de Bouchout le 5 mai 1746.

J'ai reçu, mon cher chevalier, la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le..... et j'y vois {LP 237} avec plaisir que nous pensons de même sur ce qu'il y avait à faire après l'abandon que les ennemis ont fait de leur position derrière la Nèthe, et je n'y aurais pas manqué si j'avais été seul; d'autres circonstances m'ont empêché de les suivre et de les jeter dans la mer, ce qui ne pouvait manquer d'arriver, vu leur désordre, notre supériorité et notre position; je ne sais si vous savez ce que c'est qu'une armée de cour et tous les inconvénients qu'elle entraîne.

J'ai détaché de cette armée quarante bataillons et cinquante escadrons pour faire l'investiture de Mons. Le siége se fera sous les ordres de M. le prince de Conti, dont Dieu bénisse les opérations!...

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{CL 174} » Quant à la politique, je ne vous en parlerai pas; gens plus habiles que moi s'en mêlent!... » h

Quelques jours après, il écrivait à Frédéric II:

« Votre majesté sait très-bien que la partie militaire est toujours soumise à la politique. Ainsi, je me flatte que Votre Majesté ne m'attribuera pas les fautes i qui pourront se faire pendant le cours de cette campagne. Le moment où je me trouve vous persuadera cette vérité, car je sens très-bien qu'une marche par notre droite mettrait l'armée des alliés dans une situation fort critique. »

Le 6 juillet de la même année, il écrivait au comte d'Argenson:

{LP 238} « Vous me faites l'honneur de me dire que le roi compte que je ne ferai point de mouvement rétrograde qu'à la dernière extrémité. L'on ne peut, sans un risque éminent, faire de mouvement en arrière lorsque l'on attend la dernière extrémité; mais il faut se placer toujours de manière à n'être pas obligé de faire de mouvement en arrière.....

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{Lub 148} » Je ne suis pas naturellement porté, monsieur, aux mouvements rétrogrades; je crois vous avoir donné des preuves de ma constance, et peut-être de quelque chose de plus, lorsque les règles militaires m'y invitaient. Il n'y a que des raisons de politique qui puissent autoriser une conduite différente. Je n'entrerai pas ici dans la discussion de savoir auquel on doit la préférence j; mais je pense que la première est infructueuse; je veux dire la politique, par une bonne conduite à la guerre. »

Presque toutes les lettres de Maurice témoignent des embarras qu'on lui crée, des fautes où on l'expose, et de la terrible responsabilité qu'on fait peser sur lui, tout en limitant l'autorité absolue qui lui serait nécessaire dans les circonstances graves. Tandis que le roi vient payer sa dette {CL 175} à l'opinion française, qui aime les rois chevaliers, en venant faire parade devant l'ennemi d'un sang-froid que le général en chef doit lui garantir facile et bien fondé, même au prix de l'honneur et de l'armée; tandis que le roi lui écrit: « Mon {LP 239} cousin, je vous fais cette lettre pour vous dire que mon intention est que vous assistiez au Te deum avec les officiers de mon armée, etc. », le maréchal huguenot ne songe qu'à prévoir ou à réparer les fautes qu'il sait bien qu'on est toujours prêt à commettre, et dans la manière dont il s'exprime, il n'y a pas seulement le coup d'œil de l'homme de guerre, il y a la franchise, rare en ce temps de courtisanerie et de faiblesse, d'un homme qui veut faire son devoir à tout prix. En se plaignant d'ordres déplorables donnés par le prince de Conti, il écrit à d'Argenson: « Vous verrez plus, monsieur, c'est qu'au lieu de songer à me renforcer, il me prévient qu'il enverra M. le comte d'Estrées, je ne sais pas où, battre les buissons dans des endroits où les ennemis ne sont pas. . . . . . . .

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» Je suis trop bon serviteur du roi pour rendre à M. le prince de Conti ce qu'il me fait. Je veux cependant lui en faire la peur, en le menaçant de m'en retourner au camp de Louvain. »

En 1747, il rédigeait un mémoire lumineux sur la situation de l'armée, et il y joignait des réflexions qui révèlent cette franchise du génie et cette souffrance intérieure de l'artiste contrarié.

« Tout homme sage doit être alarmé de voir son {Lub 149} opinion désapprouvée généralement. Si l'incertitude et la variation sont un mal k dans les choses {LP 240 } de la vie privée, l'on peut dire que c'est un malheur à la guerre, et quiconque change sa dispostion* par légèreté ou sur ses {CL 176} opinions**, jette toutes les parties d'une armée dans le désordre et la confusion, parce que l'on peut regarder les changements dans l'opération comme un accident arrivé au plan que l'on s'est formé***, qui ne s'établit que sur une méditation faite à loisir et qui embrasse tout l'objet, avec les parties qui y sont relatives. Les personnes d'esprit, et surtout les personnes éloquentes, sont très-dangereuses dans une armée, parce que leurs opinions font des prosélytes, et si le général n'est pas un personnage opiniâtre et entêté de son opinion, ce qui est un défaut****, il***** lui donne des incertitudes capables de lui faire commettre de grandes fautes; c'estle cas où je me trouve.

{CL 175} * Celle du général.

{CL 176} ** D'après ses propres idées.

*** Que le général s'est formé.

**** C'est-à-dire ce qui déplait aux gens de cour.

***** Cela lui donne.

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» Ma conduite a paru trop unie, et l'on a jugé à propos d'opérer et de provoquer les événements..... Berg-op-Zoom est devenu une affaire au-dessus des forces humaines, pour ainsi dire, ou du moins hors de tout exemple. La politique, nos {LP 241} pertes et notre amour-propre peut-être nous ont échauffés sur cette entreprise, au point que nous sommes prêts à y sacrifier l'armée, la gloire de nos armes et celle du roi. Les esprits s'échauffent, on blâme le général de sa lenteur; il ne saurait partir trop tôt pour se précipiter dans un labyrinthe qu'il prévoit. L'on parle, l'on écrit des mémoires, l'on se communique des idées, comme si celui qui est chargé de la conduite de cette campagne n'en était pas occupé. Enfin on veut le faire marcher, on brigue, on cabale à cet effet.

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{CL 177} » Au demeurant, l'on me permettra de prendre le parti que prennent les médecins, qui cèdent toujours aux avis de la consultation pour se mettre à couvert de tout blâme.

{Lub 150} » À la guerre, il faut souvent agir par inspiration; si l'on était toujours obligé de rendre compte pourquoi l'on prend plutôt un parti qu'un autre, l'on serait souvent contredit. Les circonstances se sentent mieux qu'elles ne s'expliquent, et si la guerre tient de l'inspiration, il ne faut pas troubler le devin. »

On voit, par toutes ces lettres, combien Maurice était impatient du joug de la cour et quel mépris il avait pour la politique de cette cour inepte et frivole, où l'on ne regardait la guerre que comme un amusement, comme une occasion de briller, sans aucun {LP 242} souci du sang des soldats et de l'honneur du pays. Chaque jeune officier ne songe qu'à sa gloire particulière, si l'on peut appeler gloire la coupable vanité de faire écharper son régiment et soi-même, non-seulement sans utilité, mais encore au grand préjudice ou au grand péril de la campagne. Maurice avait fait de ces folies à quinze ans. Il avait entendu Eugène lui dire: Apprenez à ne pas confondre la témérité avec la valeur, et encore enfant, il avait réfléchi sur cette semonce; il avait mûri de bonne heure, et personne, dès lors, ne fut plus avare du sang des hommes qu'il commandait. Outre qu'il était réellement très-humain, il mettait sa gloire et sa science à prévenir les maux de la guerre et à empêcher ces choses éclatantes où la noblesse, avide de retourner à ses plaisirs, voulait se précipiter pour gagner ses éperons et disparaître. Le grand Frédéric écrivait à Maurice en 1746: « Votre lettre peut servir d'instruction pour tout homme qui est chargé de la conduite d'une armée. Vous donnez des préceptes; vous les soutenez par des exemples.

{CL 178} » ... Dans le premier bouillon de la jeunesse, lorsque l'on ne met que la vivacité d'une imagination qui n'est pas réglée par l'expérience, on sacrifie tout aux actions brillantes et aux choses singulières qui ont de l'éclat.

» À vingt ans, Boileau estimait Voiture. À trente ans, il lui préférait Homère. Dans les premières {LP 243} années que je pris le commandement de mes troupes, j'étais pour les pointes; mais tant d'événements que j'ai vus arriver, auxquels même j'ai pris part l, m'en ont détaché. Ce sont ces pointes qui m'ont fait manquer la campagne de 1744.

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« Le grand art de la guerre est de prévenir tous les {Lub 151} événements... Le chapitre des événements est vaste, mais la prévoyance et l'habileté peuvent conjurer m la fortune. »

{CL 178} Puisque je suis en train de citer, ayant résolu de ne pas faire autre chose, je transcrirai encore un fragment de lettre du maréchal de Saxe à Frédéric. Il est intéressant parce qu'il est une appréciation de la bravoure et de l'intelligence des troupes françaises:

« Les français sont ce qu'ils étaient du temps de César, et tels qu'il les a dépeints: braves à l'excès, mais inconstants, fermes à se faire tous tuer dans un poste, lorsque la première étourderie est passée, car ils s'échauffent dans les affaires de poste, si l'on peut les faire tenir quelques minutes seulement; mauvais manœuvriers en plaine.

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» Il faut donc avoir recours aux dispositions, que l'on ne saurait faire avec trop de soin.

» Le simple soldat n s'y connaît, et lorsqu'ils sont {LP 244} bien {CL 179} postés, l'on s'en aperçoit d'abord à leur gaieté et à leurs propos. »

J'ai dit que le maréchal de Saxe n'avait rien d'un courtisan. Fils de roi, aspirant sans cesse à être roi lui-même, il avait un grand orgueil. Et pourtant ce n'était qu'un aventurier hardi, qui dut se contenter du titre de grand général, et l'indépendance de son caractère eût pu lui être fort nuisible. Voici en quels termes il demandait, en 1734, un avenir au roi de France, dans une lettre adressée au comte de Noailles, et datée du camp de Graben:

« Quoique les belles actions parlent d'elles-mêmes, je me trouve dans le cas d'être obligé de me louer moi-même. Je n'ai ni parents ni amis à la cour, et une fausse modestie dégénère en stupidité. . . .

» Il y a quatorze ans que j'ai l'honneur d'être au service du roi, en qualité de maréchal de camp; j'en ai près de quarante, et je ne suis pas d'espèce à être assujetti aux règles et à vieillir pour parvenir aux grades. D'ailleurs, j'ai moins consulté les devoirs du sang et ceux de mes intérêts que ceux de l'honneur qui m'attachait au service du roi. Si vous y ajoutez le titre d'étranger, vous trouverez des raisons suffisantes pour m'avancer et pour porter le roi à m'accorder cette grâce, en y ajoutant l'agrément qui met le prix aux choses. »

{Lub 152} Rapprochons de cette appréciation de sa propre situation, celle de M. Henri Martin:

{LP 245} « Il y avait quelque chose de peu flatteur pour l'orgueil national à devoir ses succès à un étranger. Encore cet étranger, ce bâtard de Saxe, avait-il pour principal lieutenant un autre étranger, un bâtard de Danemark, le comte de Lowendahl , homme supérieur, qui s'était formé en commandant les armées russes sous le maréchal {180} Münich. Il ne se formait plus chez nous de généraux. La cause générale était l'extinction des fortes études et des fortes pensées parmi la haute noblesse. »

Après avoir raconté les campagnes du maréchal de Saxe, détails admirablement résumés, mais qui se lient à trop d'événements généraux pour trouver place ici, l'historien supérieur que je cite aborde la personnalité de Maurice de Saxe dans le livre Des mœurs et des idées en France depuis la mort de Louis XIV jusqu'au milieu du dix-huitième siècle:

« ... Richardson fait voir... dans son fameux roman, animé d'une réalité si puissante et si poignante... le vice élevé à des proportions tragiques, la séduction systématique poursuivant avec une froide et violente perfidie ce qui subsiste encore de vertu et de sentiment vrai dans le cœur de la femme, le séducteur transformé en une sorte de héros illustré d'une gloire infernale: Lovelace est l'Antechrist de l'amour. Les modèles ne manquent pas à cette étrange figure. Lovelace n'est {LP 246} qu'un Richelieu agrandi et plus sérieux dans le mal. Maurice de Saxe exprime une nuance exceptionnelle. Il n'a pas cette froideur de serpent impétueux dans le vice comme dans les combats, c'est l'Ajax homérique dénué de sens moral et jeté au milieu d'une civilisation raffinée, capable d'actes odieux ou d'actes généreux, suivant que sa fougue l'entraîne. Mais que Lovelace, dans le monde réel, s'appelle Richelieu ou Maurice de Saxe, le résultat est le même, si le caractère et les moyens diffèrent. »

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« Voltaire n'admet nullement que la race humaine ait diminué en nombre, comme le prétendaient Montesquieu et tant d'autres. Il croit que la population n'augmente ni ne diminue sur le globe... Il y a sur cette question un curieux mémoire du maréchal de Saxe, imprimé à la suite de ses Rêveries. Il propose, pour remédier à la {CL 181; Lub 153} prétendue dépopulation, qu'on ne se marie plus que pour cinq ans et qu'on ne puisse se remarier à la même femme, si l'on n'a pas eu d'enfants d'elle au bout de cinq ans o. — C'est un étrange philosophe que Maurice de Saxe. — Montesquieu, dans L'Esprit des lois voudrait aussi des lois, moins bizarres sans doute, afin de favoriser la propagation. Il eût été bien étonné si on lui eût annoncé que la population de l'Europe, avant un siècle, aurait {LP 247} doublé presque partout et triplé dans certains pays, malgré des guerres et des révolutions immenses. »

Au livre quatrième de La France sous Louis XV, M. Henri Martin achève d'esquisser le maréchal de Saxe:

« le maréchal de Saxe venait de mourir (30 novembre 1750), la tête pleine de projets de réforme et emportant avec lui tout ce qui nous restait de science de la grande guerre. On reconnaît, par une lettre de Maurice au ministre de la guerre, qu'il prévoyait les conséquences de l'état d'indiscipline et d'ignorance où était tombée l'armée.

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« Il eût probablement trouvé le remède, c'est-à-dire dérobé le secret de Frédéric II, si une fin prématurée, suite de ses excès, ne l'eût enlevé à la France.

« ... Dans sa lettre au comte d'Argenson, Maurice déclare que l'armée française doit éviter les affaires de plaine et de manœuvres, et tâcher de se réduire à des coups de main et à des affaires de poste. Il ne fut que trop bon prophète. — Ses œuvres militaires, Rêveries, notes, etc., publiées en 1757, sont très-intéressantes à étudier, Il eût voulu rendre l'équipement du soldat plus sain et plus commode, faire reprendre à la grosse cavalerie l'armure défensive et la lance, donner aux fantassins le pas cadencé comme chez les {LP 248} Prussiens, faire décider les affaires par la baïonnette et non par le feu, établir {CL 182} une école d'état-major, obtenir qu'on donnât les grades supérieurs non plus à l'ancienneté, mais au mérite; avoir pour la défense des ports des machines toujours prêtes, avec lesquelles on formerait à la minute des retranchements sous l'eau à l'entrée des ports, pour arrêter les vaisseaux et les brûlots, créer une infanterie légère fort analogue à nos chasseurs de Vincennes. — Très-préoccupé de protéger la vie et la santé du soldat, il regrette les armes défensives d'autrefois. Il mêlait à ses {Lub 154} vices des sentiments d'humanité. Il tâchait de faire disparaître le cruel usage de brûler les faubourgs des villes menacées. Il mettait les espions à la chaîne au lieu de les pendre. Il philosophe quelquefois plus sérieusement que dans ce bizarre Mémoire sur la population dont nous avons parlé ailleurs. Quel spectacle nous présentent aujourd'hui les nations? On voit quelques hommes riches, oisifs et voluptueux, qui font leur bonheur aux dépens d'une multitude... qui ne peut subsister qu'en leur préparant sans cesse de nouvelles voluptés. Cet assemblage d'hommes, oppresseurs et opprimés, forme p ce qu'on appelle la société, et cette société rassemble ce qu'elle a de plus vil et de plus méprisable, et en fait ses soldats. Ce n'est pas avec de pareilles mœurs ni avec de pareils bras que les Romains ont vaincu {LP 249} l'univers. Ce n'est pas Montesquieu, ce n'est pas Rousseau qui parle ainsi: c'est Maurice de Saxe dans ses Rêveries. — Maurice voudrait que tout Français fût soldat cinq ans sans exception...

« Les généraux éminents disparurent avec Maurice de Saxe et Lowendahl, qui survécut peu à son compagnon d'armes. L'abaissement du gouvernement devenait toujours plus profond sous la main de la Pompadour, etc. »

On voit que l'illustre historien, tout en rendant justice au maréchal de Saxe, le traite avec beaucoup de sévérité. Cette sévérité est respectable chez un tel juge, et je ne saurais, {CL 183} ma grand'mère fût-elle là pour me le commander, lutter contre la condamnation portée par un talent si beau, si honnête, un talent qui est le type du patriotisme, en même temps qu'il est celui de la conscience et de la vertu.

Tout ce qui m'est permis, c'est de rappeler que les égarements du héros furent ceux de son époque et ceux de son éducation. Au demeurant, l'âme était belle et grande, l'habitude du caractère bonne et généreuse. Dans un autre milieu, et soutenu par d'autres conseils, d'autres principes et d'autres exemples, cet Ajax homérique eût conquis sa gloire militaire, pure des taches de la vie privée. « S'il fut vicieux,dit un autre historien de sa vie, les femmes y mirent une grande bonne volonté et l'y aidèrent de leur mieux. » — C'est probable; mais madame {LP 250} Favart est un gros péché dans sa vie, un péché que Dieu seul a pu lui pardonner, quoi qu'en ait dit Grimm dans sa Correspondance. Les efforts de cet écrivain pour flétrir la victime et réhabiliter le coupable sont une {Lub 155} action presque aussi mauvaise que l'action elle-même. Voilà le temps et les mœurs.

Maurice aimait réellement ses soldats et fort peu les gens de l'armée de cour, témoin sa réponse à un lieutenant général qui, en lui proposant l'attaque d'un poste, ajoutait: « Vous risquez d'y perdre au plus une douzaine de soldats. — Passe, répondit le maréchal, si c'était une douzaine de lieutenants généraux, » et il lui tourna le dos.

Il accueillit la mort sans effroi, disant à son médecin: « La vie est un songe. Le mien a été court, mais il a été beau. »

Ce mot résume l'homme et le siècle.

C'était en somme un esprit très-exalté et dont l'excuse est dans cette exaltation même. La destinée ne fut pas suffisante à son activité. Il avait besoin d'être souverain, et comme il n'avait en ce temps-là aucun droit de l'être, ses amis eurent souvent à le défendre contre le reproche de folie que ses contemporains lui adressèrent. Qu'il fût venu {CL 184} cinquante ans plus tard, il eût cherché et réalisé quelque part peut-être son rêve de royauté, à moins que la France n'eût étouffé son ambition sur l'échafaud. La destinée de Napoléon est comme une réalisation {LP 251} agrandie des songes ardents de Maurice. On sait que le fougueux saxon rêva la royauté de Tabago, puis celle de la Corse, puis enfin celle des juifs. C'était un réformateur sans lumière suffisante; mais qu'il eût été aux prises avec une tâche plus vaste que celle de donner un moment de gloire sans lendemain à la France corrompue, son remarquable sens pratique, qui reparaissait toujours dans l'action, en dépit de la fièvre physique et morale, l'eût peut-être préservé des erreurs qu'il couvait dans sa solitude q. Il eût pris conseil, il se fût éclairé, et, comme Adrienne Lecouvreur l'avait initié, sauvage et farouche, aux arts délicieux, quelque esprit juste et sérieux eût pu l'initier aux idées vraies. On ne doit jamais croire qu'une grande intelligence comprimée n'eût pas pris le bon chemin, si elle l'eût trouvé accessible. La vie d'enivrement n'est pas le but des hautes facultés que Dieu donne à certains hommes. C'en est l'écueil quand leur émission échoue par la faute des circonstances. C'est la maladie d'un ennui et d'un désespoir qui ne s'avouent pas toujours à eux-mêmes; mais ce mal serait peut-être vaillamment secoué, si, au lieu de l'infection des cours libertines, l'air pur et libre venait vivifier et retremper ces poitrines puissantes.


Variantes

  1. Les titres de parties n'apparaissent qu'avec {CL}.
  2. Le chapitre VI tout entier manque dans {Presse} ♦ CHAPITRE SIXIÈME {Lecou}, {LP} ♦ VI {CL}
  3. que [six ans rayé] deux ans {Ms}
  4. qui [lui était, à elle, naturellement odieuse rayé] répugnait {Ms}
  5. à Dresde {Ms} à {LP} ♦ edans le Harr {CL}
  6. Cette note apparaît dans {CL}.
  7. comtesse de Loben {Ms}, {Lecou} ♦ comtesse Loeben {LP}
  8. cet alinea n'est pas entre guillemets dans {Lub}
  9. pas toutes les fautes {Ms}, {Lecou} ♦ pas les fautes {LP}
  10. L'autographe donne: on doit donner la préférence(note de Georges Lubin)
  11. variation est un mal {Ms} ♦ variation sont un mal {Lecou} et sq. ♦ variation est un mal {Lub} que nous suivons
  12. Le maréchal avait écrit: j'ai eu part (note de Georges Lubin)
  13. Le maréchal avait écrit: corriger (note de Georges Lubin)
  14. trop de soin. Le simple soldat pas d'alinéa dans {Lub}
  15. au bout des cinq ans {Ms} ♦ au bout de cinq ans {Lecou}
  16. d'hommes oppresseurs et opprimés forme {LP}
  17. dans la solitude {Ms} à {LP} ♦ dans sa solitude {CL}

Notes