Sophie-Victoire-Antoinette Delaborde c. — La mère Cloquart et ses filles à l'hôtel de ville. — Le couvent des Anglaises. — Sur l'adolescence. — En dehors d de l'histoire officielle, il y a une histoire intime des nations. — Recueil de lettres sous la Terreur. |
Je suspendrai un instant ici l'histoire de ma lignée paternelle pour introduire un nouveau personnage qu'un étrange rapprochement place dans la même prison à la même époque e.
J'ai parlé d'Antoine Delaborde f, le maître paulmier et le maître oiselier c'est-à-dire qu'après avoir tenu un billard, mon grand-père maternel vendit des oiseaux. Si je n'en dis pas davantage sur son compte, c'est que je n'en sais pas davantage. Ma mère ne parlait presque pas de ses parents, parce qu'elle les avait peu connus et perdus lorsqu'elle était encore enfant. Qui était son grand-père paternel? Elle n'en savait rien, ni moi non plus. Et sa grand'mère? Pas davantage. Voilà où les généalogies plébéiennes ne peuvent lutter contre celles des riches et des puissants de ce monde. Eussent-elles produit les êtres les meilleurs ou les plus pervers, {LP 110} il y a impunité pour les uns, ingratitude envers les autres. Aucun titre, aucun emblème, aucune peinture ne conserve le souvenir g de ces générations obscures qui passent sur la terre et n'y laissent point de traces. Le pauvre meurt tout entier, le mépris du riche scelle sa tombe et marche dessus sans savoir si c'est même de la poussière humaine que foule son pied dédaigneux.
Ma mère et ma tante m'ont parlé d'une grand'mère {CL 81} maternelle qui les avait élevées et qui était bonne et pieuse. Je ne pense pas que la Révolution♦ les ruina. Elles {Lub 72} n'avaient rien à perdre, mais elles y souffrirent, comme tout le peuple, de la rareté et de la cherté du pain. Cette grand'mère était royaliste, Dieu sait pourquoi, et entretenait ses deux petites-filles dans l'horreur de la Révolution♦. Le fait est qu'elles n'y comprenaient goutte, et qu'un beau matin on vint prendre l'aînée, qui avait alors quinze ou seize ans et qui s'appelait Sophie-Victoire (et même Antoinette, comme la reine de France), pour l'habiller tout de blanc, la poudrer, la couronner de roses et la mener à l'hôtel de ville. Elle ne savait pas elle-même ce que cela signifiait: mais les notables plébéiens du quartier, tout fraîchement revenus de la Bastille et de Versailles, lui dirent: « petite citoyenne, tu es la plus jolie fille du district h, on va te faire brave; voilà le citoyen Collot-d'Herbois i, acteur du théâtre-français, qui {LP 111} va t'apprendre un compliment en vers avec les gestes; voici une couronne de fleurs; nous te conduirons à l'hôtel de ville, tu présenteras ces fleurs et diras ce compliment aux citoyens Bailly et La Fayette, et tu auras bien mérité de la patrie. »
Victoire s'en fut gaiement remplir son rôle au milieu d'un chœur d'autres jolies filles, moins gracieuses j qu'elle apparemment, car elles n'avaient rien à dire ni à présenter aux héros du jour; elles n'étaient là que pour le coup d'œil. La mère Cloquart (la bonne maman de Victoire) suivit sa petite fille avec Lucie, la sœur cadette, et toutes deux bien joyeuses et bien fières, se faufilant dans une foule immense, réussirent à entrer à l'hôtel de ville et à voir avec quelle grâce la perle k du district débitait son compliment et présentait sa couronne. M. de La Fayette en fut tout ému, et prenant la couronne, il la plaça galamment et paternellement sur la tête de Victoire en lui disant: {CL 82} « aimable enfant, ces fleurs conviennent à votre visage plus qu'au mien. » On applaudit, on prit place à un banquet offert à La Fayette et à Bailly. Des danses se formèrent autour des tables, les belles jeunes filles des districts y furent entraînées: la foule devint si compacte et si bruyante, que la bonne mère Cloquart et la petite Lucie, perdant de vue la triomphante Victoire, n'espérant plus la rejoindre et craignant d'être étouffées, sortirent sur {LP 113} la place pour l'attendre; mais la foule les en chassa. Les cris d'enthousiasme leur firent peur. Maman Cloquart n'était pas brave: elle crut que Paris allait s'écrouler sur {Lubin73} elle, et elle se sauva avec Lucie, pleurant, et criant que Victoire serait étouffée ou massacrée dans cette gigantesque farandole.
Ce ne fut que vers le soir que Victoire revint les trouver dans leur pauvre petite demeure, escortée d'une bande de patriotes des deux sexes l, qui l'avaient si bien protégée et respectée, que sa robe blanche n'était pas seulement chiffonnée.
À quel événement politique se rattache cette fête donnée à l'hôtel de ville? Je n'en sais rien. Ni ma mère ni ma tante n'ont jamais pu me le dire; probablement qu'en y jouant un rôle, elles n'en savaient rien non plus. Autant que je puis le présumer, ce fut lorsque La Fayette vint annoncer à la commune m que le roi était décidé à revenir dans sa bonne ville de Paris.
Probablement à cette époque les petites citoyennes Delaborde trouvèrent la révolution n charmante. Mais plus tard elles virent passer une belle tête ornée de longs cheveux blonds au bout d'une pique, c'était celle de la malheureuse princesse de Lamballe. Ce spectacle leur fit une impression épouvantable, et elles ne jugèrent plus la révolution qu'à travers cette horrible apparition.
Elles étaient alors si pauvres, que Lucie travaillait {LP 114} à l'aiguille, et que Victoire était comparse dans un petit {CL 83} théâtre o. Ma tante a nié depuis p ce dernier fait, et, comme elle était la q franchise même, elle l'a nié r certainement de bonne foi. Il est possible qu'elle l'ait ignoré; car, dans cet orage où elles étaient emportées comme deux pauvres petites feuilles qui tournoient sans savoir où elles sont, dans cette confusion de malheurs, d'épouvantes et d'émotions incomprises, si violentes parfois, qu'elles avaient, à de certaines époques, tout à fait détruit le sens de la mémoire chez ma mère, il est possible que les deux sœurs se soient perdues de vue pendant un certain temps. Il est possible qu'ensuite Victoire, craignant les reproches de la grand'mère, qui était dévote, et l'effroi de Lucie, qui était prudente et laborieuse, n'ait pas osé avouer à quelles extrémités la misère ou l'imprévoyance de son âge l'avaient réduite. Mais le fait est certain, parce que Victoire ma mère me l'a dit, et dans des circonstances que je n'oublierai jamais: je raconterai cela en son lieu, mais je dois prier le lecteur de ne rien préjuger avant ma conclusion s.
{Lub 74} Je ne sais en quel endroit il arriva à ma mère, sous la Terreur, de chanter une chanson séditieuse contre la République♦. Le lendemain, on vint faire une perquisition chez elle. On y trouva cette chanson manuscrite, qui lui avait été donnée par un certain abbé Borel. La chanson était séditieuse en {LP 115} effet; mais elle n'en avait chanté qu'un seul couplet qui l'était fort peu. Elle fut arrêtée sur-le-champ avec sa sœur Lucie (Dieu sait pourquoi!) et incarcérée d'abord à la prison de la Bourbe, et puis dans une autre, et puis transférée enfin aux Anglaises, où elle était probablement à la même époque que ma grand'mère.
Ainsi deux pauvres petites filles du peuple étaient là, ni plus ni moins que les dames les plus qualifiées t de la cour et de la ville. Mademoiselle Contat y était aussi, et la supérieure des religieuses anglaises, madame Canning, s'était intimement u liée avec elle. Cette célèbre actrice avait {CL 84} des accès de piété tendre et exaltée. Elle ne rencontrait jamais madame Canning dans les cloîtres sans se mettre à genoux devant elle et lui demander sa bénédiction. La bonne religieuse, qui était pleine d'esprit et de savoir-vivre, la consolait et la fortifiait contre les terreurs de la mort, l'emmenait dans sa cellule et la prêchait sans l'épouvanter, trouvant en elle une belle et bonne âme où rien ne la scandalisait. C'est elle-même qui a raconté cela à ma grand'mère devant moi, lorsque j'étais au couvent, et qu'au parloir elles repassaient ensemble les souvenirs de cette étrange époque.
Au milieu d'un si grand nombre de détenues, souvent renouvelées par le départ* des unes et {LP 116} l'arrestation des autres, si Marie-Aurore de Saxe {Presse 14/10/54 2} et Victoire Delaborde ne se connurent pas ou ne se remarquèrent pas, il n'y a rien d'étonnant. Le fait est que leurs souvenirs mutuels ne datèrent point de cette époque. Mais qu'on me laisse faire ici un aperçu de roman. Je suppose que Maurice se promenât dans le cloître, tout transi et battant la semelle contre le mur en attendant l'heure d'embrasser sa mère; je suppose aussi que Victoire errât dans le cloître et remarquât ce bel enfant; elle qui avait déjà dix-neuf ans, elle eût dit, si on lui eût appris que c'était là le petit-fils du maréchal de Saxe: — v« il est joli garçon; quant au maréchal de Saxe, je ne le connais pas. » Et je suppose {Lub 75} encore qu'on eût dit à Maurice: « vois cette pauvre jolie fille, qui n'a jamais entendu parler de ton aïeul, et dont le père vendait des oisillons en cage, c'est ta future femme... » Je ne sais ce qu'il eût répondu alors, mais voilà le roman engagé.
* Départ signifiait alors la guillotine w.
Qu'on n'y croie pas, pourtant. Il est possible qu'ils ne se soient jamais rencontrés dans ce cloître, et il n'est pourtant {CL 85} pas impossible qu'ils s'y soient regardés et salués en passant, ne fût-ce qu'une fois. La jeune fille n'aura pas fait grande attention à un écolier; le jeune homme, tout préoccupé de ses chagrins personnels, l'aura peut-être vue, mais il l'aura oubliée l'instant d'après. Le fait est qu'ils ne se sont souvenus de cette rencontre ni l'un ni l'autre {LP 117} lorsqu'ils ont fait connaissance en Italie, dans une autre tempête, plusieurs années après.
Ici l'existence de ma mère disparaît entièrement pour moi, comme elle avait disparu pour elle-même dans ses souvenirs. Elle savait seulement qu'elle était sortie de prison comme elle y était entrée, sans comprendre comment et pourquoi. La grand'mère Cloquart n'ayant pas entendu parler de ses petites-filles depuis plus d'un an, les avait crues mortes. Elle était bien affaiblie quand elle les vit reparaître devant elle; car, au lieu de se jeter d'abord dans leurs bras, elle eut peur et les prit pour deux spectres.
Je reprendrai leur histoire où il me sera possible de la retrouver. Je retourne à celle de mon père, que, grâce à ses lettres, je perds rarement de vue.
Les rapides entrevues qui servaient de consolation à la mère et au fils furent brusquement interrompues. Le gouvernement révolutionnaire prit une mesure de rigueur contre les proches parents des détenus, en les exilant hors de l'enceinte de Paris et en leur interdisant d'y mettre les pieds jusqu'à nouvel ordre. Mon père alla s'établir à Passy avec Deschartres, et il y passa plusieurs mois.
Cette seconde séparation fut plus déchirante encore que la première. Elle était plus absolue, elle détruisait le peu d'espérances qu'on avait pu conserver. Ma grand'mère en fut navrée, mais elle réussit à cacher à son fils l'angoisse qu'elle éprouva {LP 118} en l'embrassant avec la pensée que c'était pour la dernière fois.
Quant à lui, il n'eut point des pressentiments aussi {CL 86; Lub 76} sombres, mais il fut accablé. Ce pauvre enfant n'avait jamais quitté sa mère, il n'avait jamais connu, jamais prévu la douleur. Il était beau comme une fleur, chaste et doux comme une jeune fille x. Il avait seize ans, sa santé était encore délicate, son âme exquise. À cet âge, un garçon élevé par une tendre mère est un être à part dans la création. Il n'appartient pour ainsi dire à aucun sexe; ses pensées sont pures comme celles d'un ange; il n'a point cette puérile coquetterie, cette curiosité inquiète, cette personnalité ombrageuse qui tourmentent souvent le premier développement de la femme. Il aime sa mère comme la fille ne l'aime point et ne pourra jamais l'aimer. Noyé dans le bonheur d'être chéri sans partage et choyé avec adoration, cette mère est pour lui l'objet d'une sorte de culte. C'est de l'amour, moins les orages et les fautes où plus tard l'entraînera l'amour d'une autre femme. Oui, c'est l'amour idéal, et il n'a qu'un moment dans la vie de l'homme. La veille il ne s'en rendait pas encore compte et vivait dans l'engourdissement d'un doux instinct; le lendemain déjà ce sera un amour troublé ou distrait par d'autres passions, ou en lutte peut-être avec l'attrait dominateur de l'amante.
Un monde d'émotions nouvelles se révélera alors {LP 119} à ses yeux y éblouis; mais s'il est capable d'aimer ardemment et noblement cette nouvelle idole, c'est qu'il aura fait avec sa mère le saint apprentissage de l'amour vrai.
Je trouve que les poëtes et les romanciers n'ont pas assez connu ce sujet d'observation, cette source de poésie qu'offre ce moment rapide et unique dans la vie de l'homme z. Il est vrai que, dans notre triste monde actuel, l'adolescent n'existe pas, ou c'est un être élevé d'une manière exceptionnelle. Celui que nous voyons tous les jours est un collégien mal peigné, assez mal appris, infecté de quelque vice grossier qui a déjà détruit dans son être la sainteté du premier idéal. Ou si, par miracle, le pauvre enfant a échappé {CL 87} à cette peste des écoles, il est impossible qu'il ait conservé aa la chasteté de l'imagination et la sainte ignorance de son âge. En outre, il nourrit une haine sournoise contre les camarades qui ont voulu l'égarer, ou contre les geôliers ab qui l'oppriment. Il est laid, même lorsque la nature l'a fait beau; il porte un vilain habit, il a l'air honteux et ne vous regarde point en face. Il dévore en secret de mauvais livres, et pourtant la vue d'une femme {Lub 77} lui fait peur. Les caresses de sa mère le font rougir. On dirait qu'il s'en reconnaît indigne. Les plus belles langues du monde, les plus grands poëmes de l'humanité, ne sont pour lui qu'un sujet de lassitude, de révolte et de dégoût; nourri, brutalement {LP 120} et sans intelligence, des plus purs aliments, il a le goût dépravé et n'aspire qu'au mauvais. Il lui faudra des années pour perdre les fruits de cette détestable éducation, pour apprendre sa langue en oubliant le latin ac qu'il sait mal et le grec qu'il ne sait pas du tout, pour former son goût, pour avoir une idée juste de l'histoire, pour perdre ce cachet de laideur qu'une enfance chagrine et l'abrutissement de l'esclavage ont imprimé sur son front, pour regarder franchement et porter haut la tête. C'est alors seulement qu'il aimera sa mère; mais déjà les passions s'emparent de lui, et il n'aura jamais connu cet amour angélique dont je parlais tout à l'heure et qui est comme une pause pour l'âme de l'homme, au sein d'une oasis enchanteresse, entre l'enfance et la puberté.
Ceci n'est point une conclusion que je prends contre l'éducation universitaire ad. En principe, je reconnais les avantages de l'éducation en commun. En fait, telle qu'on la pratique aujourd'hui, je n'hésite pas à dire que tout vaut mieux, en fait d'éducation, même celle des enfants gâtés à domicile.
Au reste, il ne s'agit pas ici de conclure sur un fait particulier. Une éducation comme celle que reçut mon père ne saurait servir de type. Elle fut à la fois trop belle et {CL 88} trop défectueuse. Brisée deux fois, la première par une maladie de langueur, la seconde par les émotions de la terreur révolutionnaire, et {LP 121} par l'existence précaire et décousue qui en fut la suite, elle ne fut jamais complétée. Mais telle qu'elle fut, elle produisit un homme d'une candeur, d'une vaillance et d'une bonté incomparables. La vie de cet homme fut un roman de guerre et d'amour, terminé à trente ans par une catastrophe imprévue. Cette mort prématurée le laisse à l'état de jeune homme dans la pensée de ceux qui l'ont connu, et un jeune homme doué d'un sentiment héroïque dont toute la vie se renferme dans une période héroïque de l'histoire, ne peut être une physionomie sans intérêt et sans charme. Quel beau sujet de roman pour moi que cette existence, si les principaux personnages n'eussent été mon père, ma mère {Lub 78} et ma grand'mère! Mais, quoi qu'on fasse, quoique dans ma pensée rien ne soit plus sérieux que certains romans qu'on écrit avec amour et religion, il ne faut mettre dans un roman ni les êtres qu'on aime, ni ceux qu'on hait. J'aurai beaucoup à dire là-dessus, et j'espère répondre franchement à quelques personnes qui m'ont accusée d'avoir voulu les peindre dans mes livres. Mais ce n'est point ici le lieu, et je me borne à dire que je n'eusse pas osé faire de la vie de mon père le sujet d'une fiction; plus tard on comprendra pourquoi.
Je ne pense pas d'ailleurs que cette existence eût été plus intéressante avec les ornements de la forme littéraire. Racontée telle qu'elle est, elle signifie {LP 122} davantage et résume, par quelques faits très-simples, l'histoire morale de la société qui en fut le milieu. ae 1
Tout ce préambule n'est à autre fin que d'expliquer pourquoi je vais rapporter une série de lettres qui, sans avoir grande apparence de couleur historique, en ont cependant une réelle. Tout concourt à l'histoire, tout est l'histoire, {CL 89} même les romans qui semblent ne se rattacher en rien aux situations politiques qui les voient éclore. Il est donc certain que les détails réels de toute existence humaine sont des traits de pinceau dans le tableau général de la vie collective. Lequel de nous, trouvant un fragment d'écriture du temps passé, fût-ce un acte de sèche procédure, fût-ce une lettre insignifiante, ne l'a examiné, retourné, commenté, pour en tirer quelque lumière sur les mœurs et coutumes de nos aïeux! Chaque siècle, chaque moment a sa manière, son expression, son sentiment, son goût, sa préoccupation. L'histoire de la législation se fait avec de vieux titres, l'histoire des mœurs avec de vieilles lettres.
Mon fils s'est amusé à écrire, pour ne pas le publier, bien entendu, un roman burlesque avec commentaires scientifiques plus burlesques encore. Au milieu d'une lettre de haute intrigue, un de ses personnages écrit à un autre: « Ô ciel! Envoie-moi vingt-sept aunes de velours vert. » Ce velours vert nous a fait rire au coin du feu, et l'auteur assure {LP 123} qu'il y a un mystère bien profond dans cette apostrophe. Nous ne demandons pas mieux; mais j'en tire un exemple: que cette lettre fût une véritable lettre datée du règne de Louis XIV seulement, et qu'elle nous tombât sous la main: tout de suite nous voilà {Lub 79} sérieusement intrigués par ce velours. Et que faisait-on dans ce temps-là de vingt-sept aunes de velours vert? Un habillement, un meuble, une portière? était-ce un objet de grand luxe ou d'un usage commun? Quel en était le prix? Où le fabriquait-on? Quelles classes de la société le consommaient plus particulièrement? On regretterait de n'avoir pas ce détail; car si on l'avait, on se reporterait par la pensée à tout un état de choses, à la situation du commerce, au sort des ouvriers, au luxe des mœurs, aux différences du bien-être: voilà donc qu'on établit une échelle qui touche à toute base et à tout sommet du problème économique, que l'on compare {CL 90} le passé au présent, et que l'on arrive à des conclusions qui intéressent le problème social.
L'histoire se sert donc de tout, d'une note de marchand, d'un livre de cuisine, d'un mémoire de blanchisseuse. Et voilà comment vingt-sept aunes de velours vert peuvent intéresser l'histoire de l'humanité. Ceci peut servir de note à l'estimable ouvrage dont j'ai tiré cet exemple*.
* L'Inconnu, roman inconnu de Maurice Sand af.
{LP 124} Je vais donc citer textuellement une série de lettres écrites par mon père âgé de seize ans, à sa mère détenue aux Anglaises sous la Terreur, et j'avertis le lecteur qu'il n'y a rien de varié et rien de dramatique dans la situation personnelle que ces lettres constatent. Elles ne constatent, au contraire, que la morne situation de deux âmes déchirées de douleur. Mais elles sont datées de 94 ag, et c'est là leur valeur historique. Et, quant à leur valeur morale, on en jugera après les avoir lues. C'est un monument d'innocence, d'amour filial, et de cet état angélique de l'âme qui caractérise le véritable adolescent ah.
{LP 125; CL [91]; Lub 80} Lettres de 1794
LETTRE PREMIÈRE
(Sans date.)
Exilé! exilé à quinze ans, et pour quel crime? Ah! si j'avais pu prévoir qu'on prendrait cette mesure contre les parents des détenus, je me serais fait mettre en prison avec toi. Être séparé de toi, ne plus te voir! oh! oui, c'est bien l'exil! Ma bonne mère, prends courage si tu peux; pour moi, je n'en peux plus; j'ai tant pleuré que je ne vois plus clair. J'étais comme abasourdi en sortant de Paris, je ne savais pas où j'allais, et, sans le citoyen Deschartres, qui me traînait par le bras, je me serais couché par terre en sortant de la porte Maillot. Je n'ose pas t'en écrire davantage, j'ai peur que ma lettre ne passe pas. Qu'avons-nous fait pour être si malheureux? Il faudrait que j'eusse commis un grand crime pour mériter de ne plus te voir, et je n'ai rien fait, {LP 126} mon Dieu! Ma mère, ma mère, rendez-moi bientôt ma mère!
Ici il y a une lacune. Ces premières lettres étaient sans doute les plus déchirantes, les plus passionnées. Peut-être contenaient-elles quelques plaintes contre le gouvernement révolutionnaire, et, dans la crainte des conséquences, ma grand'mère les aura brûlées aussitôt après les avoir lues.
{CL 92} LETTRE II
Passy, le 8 floréal an II de la République ai (avril 1794).
Nous nous serons certainement rencontrés en regardant le Panthéon, car je suis resté très longtemps sur la hauteur. Mon Dieu, ma bonne mère, quelle triste ressource! Si j'étais deux cents toises plus haut avec un télescope, je découvrirais les Anglaises.
Ce soir, après notre entrevue (à une lieue de distance!), j'ai été me promener au bois de Boulogne, et j'y ai eu le {Lub 81} divertissement d'un orage. Je n'ai pas perdu une goutte d'eau ni un grain de grêle. Il ne faut pas que cela t'inquiète, je ne m'en porte que mieux. Je suis arrivé, au milieu des vents fougueux et des noirs torrents, à la municipalité, dont {LP 127} les membres sont très-polis. Et comme quelqu'un disait qu'il croyait qu'on nous renverrait plus loin, il y eut un des municipaux qui nous assura le contraire, en nous faisant des politesses et en nous disant qu'ils en seraient très-fâchés. J'aimerais mieux être renvoyé à Paris couvert de sottises que complimenté de la sorte.
Bonsoir, ma bonne et tendre mère, je t'embrasse de tout mon cœur. Il y a déjà six jours que je n'ai eu ce bonheur-là; que c'est long et déchirant!
LETTRE III
(Après une seconde lacune.)
Passy, 19 floréal an II (mai 1794).
Si mon exil est un chagrin bien grand pour moi, ma {CL 93} bonne mère, puisqu'il me prive de te voir, peut-être aussi pourra-t-il m'être d'une grande utilité en me laissant un vide énorme que je suis forcé de remplir par le travai. À Paris, j'étais distrait toute la journée. Il fallait courir, faire des visites, et tout mon temps se trouvait gaspillé. Maintenant, isolé, ne connaissant personne autour de moi, je n'ai d'autre ressource que l'étude pour ne pas périr {LP 128} d'ennui dans mes longues et solitaires journées. Je travaille depuis mon réveil jusqu'à trois heures, et comme je suis seul et sans bruit, je m'y donne tout entier et plus sérieusement que je n'ai jamais fait. Le citoyen Deschartres arrive, me donne une lettre de toi, que je lis en même temps que tu lis la mienne. L'après-midi nous sortons, nous nous promenons au bois de Boulogne, nous lisons, et, de cette manière, la journée se trouve remplie. J'ai été ce soir à la municipalité pour avoir un certificat de vie, et l'on m'a fait des difficultés pour me l'accorder, parce que mon extrait de baptême n'était pas légalisé. Cependant je l'aurai demain, et je serai vivant plus que jamais.
Bonsoir, ma bonne mère, le citoyen Deschartres est fatigué, nous sommes rentrés tard de la municipalité, et {Lub 82} il veut se coucher. Pardonne à la brièveté de ma lettre à cause de sa lassitude. Je t'embrasse bien tendrement.
LETTRE IV
Passy, 20 floréal.
Je t'écris, ma bonne mère, du coin de mon feu. Je ne sais ce que j'ai fait aux sieurs Éole, Borée et {LP 129} compagnie, mais ils ne cessent de me pourchasser ici. Je crois que ce {CL 94} matin, à notre rendez-vous sur la terrasse*, si j'eusse été un peu plus diaphane, ils m'auraient emporté jusqu'à Paris, et je leur en aurais su bon gré aj, je t'assure. Si jamais il m'était permis d'aller te voir, les trente-deux vents ne seraient que trente-deux tortues auprès de moi. Oh! qu'il y a déjà longtemps, ma bonne mère, que je ne t'ai embrassée! Le travail peut bien faire oublier l'ennui et la solitude; mais rien au monde n'est capable de me consoler de la privation de te voir. C'est un ver rongeur qui empoisonne toute espèce de satisfaction, même la vue de ces bois charmants, de ces longues allées d'un vert tendre, éclairées par le soleil, ou de ces bois plus sombres, dont les troncs sont garnis de mousse et les pieds d'une fraîche pelouse. Je m'y promène, j'y sens un premier mouvement de plaisir, mais aussitôt je rencontre une allée dans laquelle je me suis promené avec toi, et me voilà redevenu aussi triste qu'auparavant. Comme je n'ai pas besoin de souvenirs pour penser à toi, même lorsque je jouis de quelque beau spectacle de la nature, j'en jouis tristement.
* Ils étaient convenus, comme on l'a vu dans une lettre précédente, de regarder le dôme du Panthéon à la même heure. Ils appelaient cela leur rendez-vous ak.
Mon mal de tête n'a pas eu de suite. L'air de la campagne est on ne peut pas plus sain, et je n'ai {LP 130} plus entendu parler de mes migraines depuis que je suis ici; je suis très-las. Je vais peut-être encore rêver, comme la nuit dernière, que je suis avec toi. Cela était bien doux; mais le réveil vient et le bonheur cesse.
Adieu, ma chère et tendre mère, je t'embrasse de toute mon âme.
MAURICE.
{CL 95; Lub 83} LETTRE V
Passy, 23 floréal an II.
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Le tendre intérêt que tu prends à tout ce que je fais te fait-il deviner l'emploi de ma matinée? J'ai relu les fables de La Fontaine après avoir parlé de lui avec mon ami de la montagne*, qui m'en a raconté mille distractions comiques et charmantes. Si on l'avait jugé par ses actions, on l'aurait pris pour un insensé. Ses fables, sur lesquelles je passais rapidement autrefois, sont vraiment remplies de beautés {LP 131} dont je ne m'étais pas douté. Quelle simplicité belle et rare!
* C'était M. Hékel al 2, auteur d'un ouvrage philosophique sur la diplomatie et le droit des gens. Il fréquentait la maison de ma grand'mère, et avait pris le jeune Maurice en grande amitié.
Martin arrive dans l'instant et m'apporte du chocolat de ta part. Que tu es donc bonne de penser à cela! Je suis bien fâché que tu t'en prives pour moi; je m'en serais si bien passé! Je voudrais l'avoir eu pour te le donner. Je souffre bien d'être loin de toi. Encore si je te savais heureuse!
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J'ai bien besoin de recevoir de tes nouvelles. Il me semble que je suis éloigné de toi de quarante lieues de plus, depuis que je n'ai plus une lettre de toi tous les jours. J'ai su que tu te portais bien; mais c'est bien différent de le tenir de toi. Je connais bien les causes qui t'empêchent de m'écrire, et cela n'empêche pas que je sois inquiet sans savoir pourquoi. Enfin, il me faut une lettre {CL 96} pour me tranquilliser. Je l'attends comme le voyageur altéré attend une source après une longue route dans les sables brûlants. Sans doute l'écriture, c'est-à-dire l'art de donner du corps et de la couleur aux pensées, fut inventée par des êtres séparés, comme nous, par des obstacles insurmontables. Qu'une lettre est consolante dans une longue et pénible absence! Qu'il est doux de pouvoir se parler, se répondre, converser ensemble! Il faut avoir goûté comme moi cette consolation et l'avoir {Lub 84} perdue pour en sentir le prix. J'espère que lorsque tu recevras cette lettre, ma {LP 132} bonne mère, nous pourrons communiquer ensemble par écrit. Voilà quatre grands jours que cela dure, et tout ce temps j'ai été tout désorienté. Avant, lorsque le citoyen Deschartres était porteur d'une lettre, il n'arrivait jamais assez tôt au gré de mon impatience; je comptais les minutes. Maintenant je ne regarde plus l'heure, il arrive quand il veut, cela m'est presque indifférent. Mais j'espère que bientôt je reprendrai mon impatience et que je me remettrai à compter les minutes. Mande-moi bien, je t'en prie, ce qui s'est passé chez toi, je suis d'une impatience incroyable de l'apprendre. On dit qu'aussitôt que les administrateurs de police auront fini, les commissions populaires entreront en activité. J'ai grand besoin que cela se décide, car le temps que je passe est bien long et bien triste. L'été dernier était encore si heureux pour nous, que je ne me rappelle pas sans la plus vive émotion le souvenir du temps où nous vivions tous ensemble; nous avions des habitudes si douces! Si ces souvenirs sont mêlés de quelque plaisir, je t'assure qu'ils le sont bien d'amertume! Enfin, ma bonne mère, si nous retrouvons ce temps heureux, nous pourrons chanter notre duo:
Et tous les jours nous bénissons L'instant heureux qui nous rassemble. |
{CL 97} Adieu, ma bonne mère, je t'embrasse de toute {LP 133} mon âme, de tout mon cœur, de toutes mes forces, de tout mon amour pour toi.
MAURICE.
LETTRE VI
24 floréal.
J'avais bien besoin, ma bonne mère, de recevoir une lettre de toi. Ce bonheur m'a paru encore bien plus grand par la privation que j'en avais éprouvée. j'espère que ce sera la seule atteinte que notre correspondance essuiera, ou plutôt j'espère qu'elle finira bientôt, et que je pourrai te dire de vive voix tout ce que je sens pour toi. Voilà comment on n'est jamais content! Lorsque j'étais privé {Lub 85} de t'écrire, je n'aspirais qu'après le moment où cette liberté me serait rendue; maintenant j'en jouis, et cela ne fait qu'augmenter le désir que j'ai d'être réuni à toi.
On dit qu'on n'a pris toutes ces mesures que pour ensuite mettre les commissions en activité. J'ignore comment tout cela s'arrangera; mais la justice ne peut manquer de régner dans les arrêts rendus par des magistrats intègres.
J'ai vu ce matin le citoyen Beaumont*, ainsi que mon ami de la montagne 3. Nous nous sommes {LP 134} longtemps promenés, et je n'ai pas besoin de te dire de qui nous parlions. Si les oreilles ne t'ont pas tinté tout ce temps-là, c'est que le proverbe est menteur.
* L'abbé de Beaumont, son oncle, fils du duc de Bouillon et de mademoiselle Verrières am.
Je reconduis ceux qui viennent me voir jusqu'à la barrière, et je t'assure que je trouve bien étrange {CL 98} de ne pouvoir plus y rentrer comme autrefois, surtout à celle de la Révolution; c'était par là que j'allais au bois de Boulogne avec toi ou à cheval. J'ai bien de la peine, quand je passe par les mêmes endroits et quand j'arrive à cette barrière, à ne pas me mettre à courir vers le lieu où tu demeures pour t'embrasser... Mais je suis retenu par quelques petites considérations: j'aperçois de là la guillotine, et, avec une lunette, je lirais le journal sur une des tables du café an de la Terrasse des Feuillants... Oh! si le ciel exauce ma prière, je t'assure que nous serons bientôt réunis pour ne plus jamais nous quitter. Oh! ce sera pour moi le comble du bonheur!
Adieu, ma bonne mère, je te serre contre mon cœur.
MAURICE.
LETTRE VII
(Sans date.)
Tu dates toujours tes lettres de six heures du matin. Cette heure me choque, ma bonne mère; tu te {LP 135} couches tard, donc, tu ne dors pas assez. Je crains que cela ne prenne sur ta santé. . . . . . . .
Ce soir, comme nous lisions en marchant, sur la route {Lub 86} de Versailles, nous avons entendu une voix nous appeler; c'était Feuilloys ao, du comité révolutionnaire. Il nous a fait beaucoup d'amitiés et nous a demandé de tes nouvelles. Comme il était en voiture, nous n'avons pu lui parler longtemps.
On dit que si les commissions ne sont pas mises en {CL 99} activité dans un mois, ce sera le comité de sûreté générale qui décidera du sort des détenus, d'après les tableaux des sections. Chacun dit sa nouvelle, vraie ou fausse. . . . . . . .
Je fais bien aussi en me couchant des réflexions sur notre sort, ma bonne mère; mais je ne raisonne pas de même que toi. Tu dis que plus tu avances, plus ton espoir s'éloigne. Il est constant que toute souffrance a un terme; donc, plus nous avançons, plus nous approchons de ce terme désiré. Si nous regrettons les jours heureux, nous devons nous réjouir des jours malheureux qui sont passés ap et les regarder comme des médecines avalées. . . . . . . Ah! que le médecin qui t'enverrait à Passy ferait deux belles cures! qu'il guérirait bien les blessures profondes qui nous sont faites depuis six mois!... J'ai été ce soir me promener le long de la rivière en avançant vers Meudon, c'est délicieux. Des coteaux couverts d'arbres et de charmantes maisons de campagne {LP 136} bornent l'horizon. De quelque côté que vous regardiez, votre œil est charmé; d'un côté Paris, qui vous présente ses édifices les plus majestueux, de l'autre, les campagnes les plus riantes. Que je te regrette dans mes promenades! Ces jouissances sont bien imparfaites goûtées loin de toi.
Je suis revenu par Auteuil. J'ai demandé où était la maison de Boileau. Tout le monde la connaît. Elle passe pour la plus ancienne. Cette maison est habitée aujourd'hui par un extravagant qui ne l'a pas respectée. Il l'a fait reblanchir, lui a donné une forme toute neuve et n'a pas manqué de détruire ces buis, ces ifs tondus, palissés par Antoine. Il a fait un jardin anglais de ces allées sous lesquelles Boileau composait, sous lesquelles se rassemblaient les génies de la France, d'Aguesseau, Lamoignon, Racine, Molière, La Fontaine! J'ai pourtant retrouvé une seule allée de ce temps-là, qu'on a épargnée par hasard. C'est là qu'il méditait peut-être de préférence, c'est là {CL 100} qu'il faisait le procès aux vices et aux ridicules du genre humain.
Si cette maison m'eût appartenu, je l'aurais laissée avec {Lub 87} tous ses vieux ornements, je ne l'aurais rétablie qu'en la faisant étayer. Les jardins eussent été entretenus sur les anciens dessins; mon jardinier se fût appelé Antoine. Cette demeure eût été entièrement consacrée à la mémoire du grand poëte.
En revenant, comme nous pensons toujours que {LP 137} ta détention ne peut plus être de longue durée, nous avons visité des appartements qui pourraient te convenir. Il y en a un d'où l'on découvre tout Paris; mais il y a un arbre qui est comme celui de Rousseau; il te cacherait aq toute la montagne Sainte-Genevière, cette plage maudite ar qui te rappellerait de tristes souvenirs. Ah! que je voudrais que tu vinsses choisir toi-même! que je serais heureux! J'espère que les temps deviendront meilleurs. . . . . . . as
Je t'embrasse de toute mon âme, de toute ma tendresse.
LETTRE VIII at
Passy, 27 floréal, huit heures du soir.
Je rentre dans l'instant. Antoine est venu de ta part savoir de mes nouvelles. Il m'a un peu rassuré, je craignais que la possibilité de t'écrire ne me fût encore ôtée. Toutes ces nouvelles sont bien tristes. Tantôt on ne peut te voir, tantôt on ne peut t'écrire. Quand ces tourments finiront-ils? Adieu, ma bonne mère, Antoine veut partir; il est tard, et je n'ai pas encore été signer à la municipalité.
{LP 138; CL 101} LETTRE IX au
28 floréal.
J'ai suivi ton conseil, ma bonne mère, j'ai encore été revoir cette après-midi av la maison de Boileau; mais comme les portes en étaient fermées, cette fois je n'ai vu que le dehors. Je me suis bien douté que tu ne serais pas d'avis du rétablissement des ifs et des vieux buis. Tu préfères des arbres à longs rameaux balancés dans les airs, à ces charmilles, à ces arbres tondus qui ont pris la roideur du fer qui les tailles. Mais mon intention n'était pas de faire du romanesque en les rétablissant. C'était de me {Lub 88} transporter par la pensée au temps où vivait Boileau: de même que sur la scène on nous montre les Grecs et les Romains avec leurs habits, leurs édifices et leurs meubles. Ainsi, pour ne rien omettre, on m'eût vu me promener dans mon jardin en grande perruque et en nœuds de manche... Mais je quitte mon jardin d'Auteuil et reviens au présent. Les commissions, à ce qu'on dit, ne sont point nommées, quoique la Convention ait décrété qu'elles seraient en activité le 15 floréal... Nous sommes au 28, et il est certain qu'elles ne sont dans aucune prison. Lorsque j'ai {LP 139} appris qu'il y aurait un tribunal nommé pour juger les détenus, j'ai regardé ce moment comme celui de ta délivrance, connaissant l'équité des représentants du peuple et la justice de ta cause. Nous voilà encore frustrés dans nos espérances de ce côté. Cependant il y a des gens qui disent que ce sera le comité de sûreté générale qui en décidera.
Bonsoir, ma bonne mère, je t'embrasse comme je t'embrassais à la même heure lorsque nous étions ensemble. {CL 102} Que je regrette ce temps! qu'il était heureux! Nous voilà dispersés comme des feuilles par le vent, et sans savoir pourquoi!
LETTRE X aw
29 floréal.
Il y a aujourd'hui trois semaines que je ne t'ai vue et que je suis dans ce lieu de plaisance, loin de toi, loin de mes foyers, de mes amis; je suis aussi fatigué de corps que d'esprit. Une longue promenade est la cause de ma fatigue physique; mais quant à la fatigue morale, ce n'est pas une bonne nuit qui me reposera. Il me faudrait être avec toi, et tout le reste ne serait rien. Tu me compares à une rose, ma bonne mère, je t'assure que depuis {LP 140} six mois je suis bien rembruni, et d'idées et de teint. Avec une légère nuance de plus, je pourrais le disputer à Othello. Il faut se prendre de cela au blond Phœbus. Quant aux idées, dans ma situation on ne voit plus les objets lilas et aurore... Je ne crois pas que la grêle, la neige, le tonnerre qui tomberont à Nohant doivent nous inquiéter beauoup, car pour les revenus de cette terre, ils ne nous {Lub 89} appartiennent pas pour le moment. Qu'on est heureux d'être à l'hôpital! on n'y a point l'inquiétude de la conservation de ses biens! Et que cette inquiétude est peu de chose en comparaison de la privation que j'éprouve maintenant! Je dis:
De tous les biens que vous m'avez ravis, Grands dieux! je ne réclame qu'elle. |
C'est là mon refrain. Qu'on me rende ma mère, je ne demande plus rien.
Adieu, toujours adieu! Quand donc nous dirons-nous aussi souvent bonjour?
MAURICE.
{CL 103} LETTRE XI ax
Passy, 1er prairial an II.
Enfin, nous pouvons fonder notre espoir sur quelque chose! Si tu lis les journaux, tu sais comment {LP 141} les commissions jugeront. Il y aura trois classes, l'une sera renvoyée au tribunal révolutionnaire. Ceux que les commissions jugeront ne pas être détenus pour des causes assez graves seront renvoyés au comité de sûreté générale. On condamnera à l'exil ou à la détention jusqu'à la paix, mais on ne pourra mettre en liberté sur-le-champ. N'importe, une fois envoyée au comité de sûreté générale, toi, tu es libre! Cette bonne nouvelle m'a fait passer une journée toute différente des autres. J'ai dîné chez M. de Vézelay ay et j'ai été ensuite chez M. de Serennes az. Il y avait un jeune homme, élève de Krumholz ba 4, qui a joué parfaitement de la harpe. Cela m'a fait grand bien, car il y a longtemps que je n'ai entendu de musique. Tu as raison, cela remonte l'esprit, et surtout pouvant m'abandonner au doux espoir de te revoir, de t'embrasser, de vivre avec toi. Je saute de joie quand j'y pense. Cela serait si doux après cette longue et cruelle absence! Une fois que je te tiendrai, je ne m'inquiéterai plus de rien, je ne désirerai plus rien, tous mes souhaits seront accomplis.
Bonsoir, ma bonne mère, je vais m'endormir sur ces riantes idées; toutes les nuits je rêve que tu es en liberté, que nous sommes ensemble; hier, en dormant je croyais {Lub 90} que nous étions tous réunis. C'était dans ton ancienne maison; Victor, tous nos amis y étaient; nous avions tous été rendus à nos {LP 142} foyers. La joie régnait, tout cela allait {CL 104} bien, lorsqu'un démon fâcheux m'a réveillé. Bonsoir encore, ma bonne mère bb, je te serre bien tendrement dans mes bras.
LETTRE XII bc
2 prairial bd.
Je t'écris, ma bonne mère, du coin de mon feu; je suis rentré gelé, transi, morfondu. Mon ami de la montagne est venu me voir. Nous avons voulu lui faire les honneurs de nos prairies émaillées, mais la bise a glacé notre admiration. On se croirait au mois de janvier. Tu ne te figures pas comme je m'ennuie de ne pas te voir: lorsque je compare ma vie monotone et triste à celle encore plus triste que tu mènes, je me reproche l'air que je respire; tout est empoisonné pour moi. Ce qui me faisait plaisir autrefois n'est plus qu'un sujet de regret. J'entendis l'autre jour l'ouverture d'Œdipe à Colone, je ne puis t'exprimer la peine que cela me fit, je l'avais entendue si souvent avec toi: encore l'été dernier! nous jouissions alors ensemble des douceurs de la liberté. Je pouvais t'embrasser soir et matin, je vivais près de toi. Ah! j'étais trop {LP 143} heureux, j'oubliais mon bonheur! Tous ces souvenirs me font sécher. J'envie le sort des enfants que je vois jouer au bord des chemins. Libres d'inquiétude, ils ne connaissent point l'exil, l'arrestation, la douleur de l'absence; ils ne tremblent pas pour ce qu'ils aiment, les noirs soucis ne hâtent pas leur réveil...
C'est chez le citoyen Vézelay père be que j'ai été dîner. Il me comble d'amitiés, ainsi que sa femme. C'est le plus galant homme possible. Quant au fils, je le crois très-vide. Il ne {CL 105} demeure pas à Passy avec son père, mais à Neuilly. Ce n'est pas comme cela que nous nous arrangerons, nous!
Bonsoir, ma bonne mère. Je t'embrasse mille fois aussi tendrement que je t'aime!
MAURICE.
{Lub 91} LETTRE XIII bf
3prairial bg.
Je te vois toujours dans mes rêves, ma bonne mère, encore la nuit dernière! Tu ne sors jamais de ma pensée, pas même quand je dors. Si le sommeil est l'image de la mort, et si étant mort je pouvais te voir sans cesse en rêve, je m'endormirais bien vite du long sommeil pour jouir de ce bonheur...
{LP 144} Je vis, au reste, le plus que je peux avec les morts, car je lis sans cesse, j'ai passé ma journée avec eux; le mauvais temps m'a renfermé. Tu me dis de cultiver mon violon. Je ne l'ai que de ce matin. Je te promets bien que, puisque tu le désires, je m'y attacherai et que lorsque tu pourras m'entendre, tu me trouveras avancé. Nous sommes toujours au futur, je le prends en haine! le présent de même; je suis l'imparfait: j'étais et j'ai été me ramènent à des souvenirs cruels. J'étais avec toi! Il faudra absolument changer tout cela.
La lettre et les fragments suivants ne sont pas datés, mais sont tous de prairial.
{CL 106} LETTRES XIV, XV ET XVI bh
(Fragments sans date bi.)
Que je suis reconnaissant, ma bonne mère, de la chaîne et des cheveux que tu m'as envoyés! qu'ils me sont précieux! Ils ne me quitteront jamais! En sentant ces cheveux, j'ai cru être un moment près de toi! Je me suis ressouvenu de la toilette de Paris, du temps où j'étais heureux! — Et j'aurai ton {LP 145} portrait aujourd'hui! Dès aujourd'hui il sera attaché à mon cou pour ne plus me quitter. Je lui parlerai, je l'aurai sans cesse sous les yeux. Mais il ne me consolera pas de ne plus voir l'original!...
Je vais donc essayer de me rapprocher de toi, à l'aide du télescope. Tout le monde en fait autant ici. Chaque {Lub 92} exilé est nanti d'une lunette, et c'est à qui regardera vers Paris... Peut-être ce sera-t-il défendu!
Mon Dieu! quand nos maux seront-ils donc finis? Adieu, ma bonne mère. Je n'ai pas d'expression assez forte pour te dire mon amour.
.......................................................................
Tu es pendue à mon cou, ma bonne mère. Tu reposes dedans et dessus mon cœur... Il m'est arrivé ce soir une drôle d'aventure. Nous étions près de la fenêtre, le citoyen Deschartres et moi, à jouer l'ouverture d'Œdipe; lorsque nous eûmes fini, nous entendîmes battre des mains derrière nous*. En nous retournant, nous vîmes un homme habillé dans l'ancien genre, qui nous pria de ne pas le prendre pour un espion, et de lui permettre de rester pour nous écouter. Comme il avait l'air très-honnête, après {CL 107} plusieurs propos nous lui offrîmes d'entrer. Il accepta avec empressement. Nous jouâmes devant lui {LP 146} quelques morceaux. Enfin il prit un violon, et nous voilà à traverser les opéras, faisant une musique admirable, car il est excellent musicien, très-bon violon, et cela m'a remis les oreilles. J'avais besoin d'entendre de bonne musique; car malgré son bon cœur et sa bonne volonté, le citoyen Deschartres ne peut pas arriver à jouer juste. Pour nous assurer de nouveau qu'il n'était pas espion, notre nouvel ami nous dit qu'il s'appelait Gaviniès bj 5, auteur de la musique de plusieurs opéras-comiques aux Italiens. Il fut longtemps premier violon de l'Opéra. Il se trouva qu'il avait connu particulièrement mon papa — qu'il appelle toujours Francueil; qu'il avait fait beaucoup de musique avec lui dans le temps du Devin**, etc. Et le voilà tout à fait me connaissant, sans m'avoir jamais vu. Enfin, après avoir bien joué, il nous quitta en me disant que s'il ne demeurait pas à Paris, il se ferait souvent un plaisir de me donner des conseils. Pour mon violon, il le reconnut, et se ressouvint même du numéro, qu'il me dit avant de l'avoir regardé. Ce fut la plus plaisante chose du monde!
{CL 106} * Le logement était un rez-de-chaussée. L'homme était dans la rue bk.
{CL 107} ** Le EM;Devin du village de J.-J. Rousseau. C'est mon grand-père qui avait fait les récitatifs.
Cela m'encouragea à travailler encore plus. J'aime la {Lub 93} musique par passion, et quoique n'ayant pas de maître, je pourrai devenir musicien, car je me suis {LP 147} trouvé ce soir dans des seconds violons que je n'avais jamais vus, et j'allais dedans sans m'arrêter, avec l'exécution et le mouvement. Cela me ferait tant de plaisir de devenir fort! Comme je travaillerais si tu étais là pour jouir de mes progrès! Ah! je le vois bien, je ne connaissais pas mon bonheur, je ne l'appréciais pas assez bl.
J'ai ici Nérina* avec son petit, que j'aime beaucoup. Quand {CL 108} il est las à la promenade, nous le mettons dans un mouchoir. Sa tête passe par un des coins; il est comme dans une litière, ou bien il s'y met en rond et il dort. C'est ainsi qu'il est venu de Paris. Il est magnifique et caressant. Il a toutes les manières de sa mère, saute comme elle pardessus les mains, c'est un superbe animal. Il n'a point de nom et je désirerais que tu lui en donnes un, il m'en serait plus cher. Cherche-lui-en un, je t'en prie. Tiens haut et bas conseil, la chambre des enquêtes, écoute les différents avis. « C'est du choc des opinions contraires que naît l'étincelle de la vérité. »
{CL 107 } * La chienne favorite de sa mère.
On ne s'attendait guère à voir... Young en cette affaire. Enfin, j'attends ta décision suprême.
Adieu, ma bonne mère. Je suis un archibavard... je me laisse aller... Mon Dieu, il me semblait que j'étais avec toi. Ah! ma bonne mère, je t'embrasse mille fois de toute mon âme!
MAURICE.
{LP 148} LETTRE XVII bm
. . . floréal.
Nous sommes en marché pour monter au quatrième; pour quatre francs de plus par mois nous aurons une vue magnifique. Notre rez-de-chaussée est d'une humidité insupportable. La chambre du citoyen Deschartres est si malsaine qu'il couche dans la mienne; il se fait un lit en mettant son matelas sur des chaises: tous les soirs il me donne la scène de M. d'Asnières... Et puis comme nous serons extrêmement élevés, à l'aide d'une lunette que {Lub 94} j'emprunterai à M. Vézelay bn, je ferai mes observations sur la montagne Sainte-Geneviève. Si je pouvais découvrir les Anglaises! Du moins j'en approcherai. — Je voulais te surprendre, ma bonne mère, {CL 109} avant que tu m'en eusses parlé je travaillais à une vue de Meudon et des environs. Je vais me hâter d'achever. Tu auras au moins une idée des vues que je te vante tant... Quant à ma taille, elle va bien. Je suis à présent aussi grand que le citoyen Deschartres. — Ah! que j'ai besoin de te revoir! Il me semble qu'il y a déjà un an que je ne t'ai vue!
Adieu, ma bonne mère. Je t'embrasse aussi tendrement que je t'aime.
{LP 149} LETTRE XVIII bo
... floréal.
Tu crains que la chaîne ne soit pas assez longue pour faire deux tours. Tu as raison, mais je la passe deux fois autour de mon cou, de manière qu'elle se croise et ne me gêne pas. Cela me fait tant de plaisir d'avoir ton portrait! Je suis si reconnaissant de ce beau présent que je ne trouve pas de mots pour t'en remercier. Je vais tous les soirs travailler à ton dessin d'après nature. Ah! toute une vue d'après nature, c'est très-difficile! Mais j'espère réussir, je m'y donne tout entier. Ne t'en fais pourtant pas une trop haute idée d'avance; mais j'y fais de mon mieux, et tu auras du moins une idée assez correcte de la vue dont nous jouissons tous les soirs lorsque nous nous promenons le long de la rivière. En regardant ce dessin aux heures où je me promène, tu pourras dire que nous voyons les mêmes objets tous les deux à la fois. Il faut avouer que nous mettons à sec tous les moyens de nous rapprocher en imagination. Nous faisons là un triste apprentissage! Que tu as raison! Le destin n'a pas séparé des mères et des fils indifférents l'un à l'autre, et {CL 110} qui se seraient même quittés de plein gré, comme madame de W... et... 6 {LP 150} Et il prend à tâche d'éloigner ceux qui ne pouvaient vivre l'un sans l'autre! Nos malheurs se sont succédé depuis un an sans interruption. Il y a un proverbe bien vrai qui dit que la pluie tombe sur le mouillé... Nous entendons la foudre gronder sur nos têtes, jamais un ciel {Lub 95} serein. Un horizon toujours obscurci de nuages bien noirs... Ah! mon Dieu! quel temps! Et des mers où personne n'a jamais passé! La Providence nous conduit à la diable. Ah! que le calme sera doux après un tel orage! Je ne peux le trouver qu'auprès de toi. Espérons qu'il viendra...
Le nom que tu veux donner au petit de Nérina! oui, oui, Tristan! il m'a fait penser à ce prince qui naquit dans le malheur, ce fils de saint Louis, qui vint au monde en Palestine pendant que son père était prisonnier, et qui fut nommé Tristan.
Ce pauvre petit animal est charmant. Ce soir, pendant que je dessinais, il se plaçait sous mon portefeuille. Il me gênait et le citoyen Deschartres l'appelait, mais il ne l'écoutait pas et revenait toujours à moi en me caressant. Quand je vais d'un côté, et M. Deschartres de l'autre, c'est moi qu'il suit. Il ne me quitte pas. Il est tout tacheté de brun et de blanc. Il a une tête carrée avec de longues oreilles, ce qui lui donne l'air très respectable. Je t'assure que je l'aime beaucoup et qu'il me désennuie dans mes promenades.
M. de La Madelaine bp 7 est venu me voir ce matin {LP 1561} par hasard. Il ne savait pas que je fusse ici. M. Deschartres le rencontra près de notre porte, cela m'a fait le plus grand plaisir. Quand on n'a aucune société, on est ravi de rencontrer des gens que l'on connaît. Il est si fort dans le besoin qu'il nous a dit qu'il faisait des pièces pour le Vaudeville, afin d'avoir de quoi subsister. Où en serait-il, s'il était un sot? Comme il vient souvent au bois de Boulogne, il nous a promis de venir nous voir. L'exil fait connaître {CL 111} des jouissances qu'on n'appréciait pas! Les sages nous disent pourtant qu'il faut savoir se suffire à soi-même! Cela me paraîtrait bien facile si j'étais avec toi, mais sans toi il me faut une bien grande force d'esprit!
LETTRE XIX bq
Passy, 1er prairial (mai I794).
Le citoyen Deschartres n'a pas été hier à Paris; tu as peut-être été inquiète de ne pas recevoir de mes nouvelles. Et moi, par la même raison, j'ai été privé des tiennes. {Lub 96} Aussi ma journée a été ennuyeuse, malencontreuse, tout ce qu'il y a de pis. Je crains que tu n'aies été inquiète! Enfin j'en recevrai peut-être deux aujourd'hui; car tu auras fait comme moi, qui n'ai pas voulu me priver du plaisir de causer {LP 152} avec toi. J'ai toujours de magnifiques projets d'observations. Si je monte au quatrième étage, M. Vézelay♦ m'a promis de me prêter son télescope avec lequel on voit l'heure aux horloges à sept lieues de distance. Tu conçois comme je découvrirai la montagne! Il n'y aura pas une maison qui m'échappera, et je verrai les Anglaises; conçois-tu ma joie?
LETTRE XX br
3 prairial.
Tu auras été inquiète; tu m'auras cru malade. Ce même matin où tu n'as pas reçu de mes nouvelles, nous avons déjeuné avec Philidor et Lefèvre. Ils allaient arrêter à {CL 112} Versailles, et ils n'ont pas voulu passer ici sans nous donner le baiser fraternel. Nous leur avons parlé de notre projet de dire aux commissions que tu étais cultivatrice. Ils l'ont fort approuvé et nous ont dit qu'il fallait en parler au comité révolutionnaire assemblé. Philidor s'est chargé de la pétition, dans la crainte qu'elle ne s'égarât si on l'adressait à tout le comité. Ils ont toujours pour toi les meilleurs sentiments; si cela dépendait d'eux, tu serais bien vite mise en liberté. Ils font ton apologie à tout le monde. Ce qui les a si bien disposés {LP 153} en ta faveur, c'est le bien que tous les gens de la section ont dit de toi. Il n'y a pas un mois qu'ils furent encore aux informations, et c'était à qui te bénirait. Nous leur avons bien expliqué comment tu n'étais pas noble. Ils ont beaucoup ri du ricochet qui me confinait ici; de manière que, si jamais il y avait un jugement, tu serais mise indubitablement en liberté. Tu dois bien te tranquilliser de ce côté-là.
Adieu, ma bonne mère. Espérons que nos maux auront un terme; je sens les tiens bien plus que les miens. Je t'embrasse comme je t'aime.
{Lub 97} LETTRE XXI bs
Le 7 prairial.
Ta description du réfectoire m'a donné une haute idée de la chère qu'on y fait. Les heures surtout ne laissent pas que d'être agréables! Mon plus grand regret est de ne pouvoir partager tes maux. Je t'assure que si j'avais su être exilé, et que tous les moyens d'agir pour toi me seraient ôtés, j'aurais sollicité ton comité révolutionnaire pour que tu fusses transférée à Saint-Lazare ou ailleurs, où j'aurais pu me faire mettre en prison avec toi. J'aurais été le {CL 113} plus heureux homme du monde bt, et cela aurait adouci ta {LP 154} longue détention; mais en liberté je croyais pouvoir t'être utile, je ne prévoyais pas qu'on m'en empêcherait! L'endroit que j'habite me paraît toujours plus triste. Il est vrai que sans toi le paradis serait aussi ennuyeux qu'une maison dite d'arrêt. Comme je suis très mal logé, et surtout très bruyamment, car je suis investi de maçons qui mettent les gens qui sortent en danger d'être assommés, je vais changer d'appartement, c'est de ce nom que je décore ma chambre... Autrefois, à mon réveil, mes habits étaient battus, mon déjeuner prêt. Mon lit était fait bien vite et ma chambre balayée. Cela me paraissait tout naturel d'être servi, je ne m'en apercevais seulement pas... Tout cela est bien changé, et pourtant ce n'est guère là ce qui m'occupe. Il est même fort bon d'apprendre à se servir soi-même; mais, en comparant, je me souviens, et en me souvenant, je me vois près de toi, pouvant t'embrasser dès le matin, tous les matins! Ah! je vois bien maintenant que j'étais beaucoup trop heureux!
Adieu, ma bonne mère. Ne te laisse pas abattre par le chagrin, je t'en supplie. Je t'embrasse et me serre longtemps contre ton cœur.
MAURICE.
{LP 155; Lub 98} LETTRE XXII
8 prairial.
Il est donc impossible de jouir d'un moment de tranquillité! Nos lettres pouvaient un peu nous consoler, et il faut que les moyens de nous écrire soient menacés sans cesse! Depuis plus de six mois que nous sommes séparés, je mène ce genre de vie; toujours espérant et toujours {CL 114} frustré, un peu plus tranquille pendant vingt-quatre heures, et, comme pour expier ce moment de tranquillité, agité pendant un mois! On dit qu'il faut s'armer de force. C'est un lieu commun en précepte, mais pas tant en exécution. Ces maux de reins m'affligent! Tu n'as donc pas assez des maux de l'âme, sans que ceux du corps s'acharnent après toi! J'espère que le beau temps va revenir, et que tu pourras prendre un peu d'exercice. Quant à moi, la pluie, le beau temps me sont indifférents. Je m'ennuie tout autant quand le baromètre est au beau fixe que quand il est à la tempête. Hier je suis resté toute la journée enfermé avec mes livres, qui me sont d'une grande ressource. Mande-moi si tu peux prendre des bains, et si notre correspondance pourra se continuer. Cela m'inquiète {LP 156} bien! mais ne te laisse pas abattre, prends bien soin de toi, conserve-toi pour moi.
Je t'embrasse comme je t'embrasserai quand nous nous reverrons. Puisse ce moment arriver bientôt!
LETTRE XXIII bv
9 prairial.
Je maudis ce mauvais temps! Il t'empêche de prendre l'exercice qui te serait si nécessaire. Pour aujourd'hui il ne m'a laissé que le temps d'aller à la municipalité, et comme chacun avait choisi cet intervalle, il s'est trouvé au moins cent personnes ensemble pour signer. Les moins pressés restaient à la porte; et moi, malgré mon naturel patient, je me suis insinué et j'ai pénétré. Il y avait force gens autour de la table, qui tous étaient occupés à adapter {Lub 99} des lunettes sur leur nez et à les ôter. Ce n'était pas petite affaire bw.
bxEnfin mon tour est venu. — Mon voisin de la rue de Bondy est en réquisition. J'en ai reçu la nouvelle. Il doit venir me voir, et cela me fera grand plaisir, car je ne l'ai pas vu depuis le jour où j'ai quitté Paris. Ah! je me ressouviendrai de cette triste journée aussi longtemps que je vivrai. Je te dis adieu, ensuite successivement à {LP 157} tout ce qui m'est cher auprès de toi by. J'étais anéanti en m'en allant. Les jambes me tremblaient. Chaque personne de ma connaissance que je rencontrais m'était un nouveau sujet d'affliction. J'ai été vingt fois sur le point, étant à la barrière, de retourner pour te voir encore. Je disais: J'en ai encore la possibilité, et dans quelque temps je regret terai le moment même où je suis. Si j'eusse été seul, je t'assure que je serais retourné... Mais à quoi bon rappeler de si tristes moments? Espérons plutôt des jours heureux, et que cela nous donne le courage de supporter nos maux!
Adieu, ma bonne mère; je t'embrasse mille fois.
MAURICE.
LETTRE XXIV bz
(Sans date.)
Enfin l'aube d'un jour plus heureux commence à luire. Les commissions sont en activité. Le citoyen Deschartres t'a mandé ce qu'il avait appris. Il m'a fait sauter au plancher en me disant qu'on avait fait sortir en un jour quatre-vingts personnes de la Force. Je ne sais pas encore les noms des personnes qu'on a mises en liberté. Il s'en informera et t'en donnera des nouvelles; c'est important à savoir.
{LP 158} Saint-Lambert dit: Espérer c'est jouir. Je ne suis {CL 116} pourtant pas de son avis, et je pourrais plutôt dire comme dans le sonnet ridicule du Misanthrope:
On désespère |
Mais non! la pensée de pouvoir être bientôt réuni à toi est un sentiment bien doux. Seulement il ne se compare point à celui que j'éprouverai quand tu me seras rendue. {Lub 100} Je t'en prie, ne te décourage pas, ne vois pas en noir. Crois qu'il est une Providence qui punit quelquefois les méchants et qui récompense les bons. La justice de ta cause me fait tout espérer, et l'espérance est maintenant, dit-on, à l'ordre du jour. Pour moi, ma bonne mère, je me mets sérieusement à travailler. Je veux sortir de Passy tout autre que je n'y suis entré. Nous voilà dans des circonstances où il faut se mettre au-dessus des biens de la fortune. On est heureux de pouvoir dire comme Bias: Omnia mecum ca. . . . . . C'est ce que nous autres gens savants nous traduisons par: Je porte tout avec moi. Il faut à présent sortir des vieux sentiers tout battus d'avance, et se frayer à soi-même un chemin nouveau. Je veux devenir quelque chose, faire du grand, être digne de mon grand-père. Je me sens venir cette ambition dans la solitude. Dans le monde je n'y avais jamais pensé. Boileau avait raison de dire aux gens froids:
Sentiez-vous, dites-moi, ces violents transports Qui d'un esprit divin font mouvoir les ressorts? |
Bonsoir, ma bonne mère; je t'embrasse de tout mon cœur, et j'espère que bientôt ce ne sera plus par écrit, car je suis bien las de cette manière-là. Le vent l'emporte et je n'ai rien.
{CL 117} LETTRE XXV cb
10 prairial cc.
Tu vois, ma bonne mère, que tout va assez bien jusqu'à présent. Ta cause maintenant est celle du comité révolutionnaire. Ils ont bien senti que s'ils ne démentaient pas ton écrou, ils se trouveraient en contradiction avec eux-mêmes, puisque ton écrou te chargeait injustement, et que dans toutes leurs réclamations ils disaient que tu n'avais fait que céder aux prières du citoyen Amonnin♦. Ils ont eu une conférence avec la commission, et ils lui parleront encore. Il paraît que l'on jugera les détenus, et qu'on les mettra en liberté sans qu'ils s'en doutent. Ce {Lub 101} sera {LP 160} un travail particulier. Ils ne seront point présents. Ainsi nous voilà débarrassés des solennités d'autrefois. On verra particulièrement les tableaux des sections, et on décidera d'après eux. C'est un peu comme le tribunal secret qui juge ou absout l'accusé sans l'entendre. Mais enfin rien n'est plus favorable pour toi que cette marche-là. Le tableau de ta section équivaut à un certificat de civisme, de la manière dont il est conçu. Ainsi, ma bonne mère, il nous est permis de voir lilas et couleur de rose. Quelle joie de nous retrouver, de reprendre nos anciennes occupations! Pour bien jouir du bonheur il faut en avoir été privé. Mande-moi, je te prie, si ma lettre décachetée t'est parvenue. Je vais écrire à notre bon et ancien ami de Marolles pour lui témoigner ma joie de ce qu'il a obtenu ses certificats.
Adieu, ma mère chérie; je t'en prie, partage mes espérances! Ah! qu'il me sera doux de substituer, à ceux que je te donne tous les jours sur le papier, de bons et véritables baisers!
MAURICE.
{CL 118} LETTRE XXVI cd
Passy, 14 prairial an II (juin 1794).
Je suis extrêmement fatigué; ce soir, ma bonne mère, j'ai parcouru de longs espaces. Le temps {LP 161} devient enfin tenable, et j'espère que tu en profites pour arpenter le jardin des Anglaises. Je le préférerais bien, je t'assure, à toutes mes belles promenades dans la campagne. Je me regarderais comme au comble du bonheur d'être enfermé avec toi. Je fais quelquefois des châteaux en Espagne. Je rêve une maison d'arrêt où nous serions avec tous nos amis. Ce serait charmant et je m'inquiéterais peu de ma liberté. J'ai un si grand besoin de te voir! Il y a si longtemps que nous sommes séparés! Peut-être cela ne sera-t-il pas long maintenant. Mon ami t'a mandé que l'on prenait des informations sur ton compte, et la manière satisfaisante dont tous ceux qui te connaissent s'empressaient d'y répondre. De qui ne te ferais-tu pas aimer! Tu es comme Zaïre:
Dès que l'on te connaît on te doit adorer. |
Adieu, ma bonne mère; ne m'écris plus après ton dîner, je sais que cela te fatigue, et je crois te voir rouge, ayant mal à la tête. Tu vois, je me mêle de te gronder!
{LP 162; CL 119} LETTRE XXVII ce
15 prairial.
Nous comptons assister à la fête de l'Être suprême, à distance pourtant, et voici comme: le citoyen Vézelay♦ aura une fenêtre vis-à-vis le champ de Mars. Il y fera transporter son télescope et ses jolies petites lunettes de neuf pieds. Nous devons être de la partie... Je n'oublierai pas, je t'assure, de lorgner le Panthéon et les environs. Je verrai indubitablement l'heure à Saint-Étienne, qui est à dix pas des Anglaises. Ah ciel! si tu pouvais être sur un point élevé, je te verrais! Et si tu avais une lunette, nous nous verrions comme à nous parler!..... mais je ne serais pas encore content. Je voudrais aussi te parler tout de bon, et puis après je voudrais t'embrasser, et puis ne plus te quitter. Voilà le nec plus ultra de mes rêves. Vivre avec toi, ne plus te quitter! c'est mon refrain éternel. Notre ami de Marolles m'a écrit une lettre charmante. Sa terre promise est aussi le Berry.
{LP 163} LETTRE XXVIII cf
23 prairial cg.
L'exil va me faire cultiver le dessin. J'en ai fait un pour mon ami de la montagne, qui en a été content. Je vais continuer. J'ai la nature sous les yeux, et c'est le meilleur modèle. Te lis aussi, presque à livre ouvert, les quatuors de Pleyel; ce qui m'a fait hier un très-grand plaisir, car j'allais dans des choses que je n'avais jamais vues. Tu {Lub 103} vois, {CL 120} ma bonne mère, que je ne laisse pas aux autres le soin de mon apologie, mais entre nous, ce n'est pas cela.
Je suis encore à déménager; c'est la troisième fois en deux mois. Pour toi, hélas! on t'épargne ce soin-là.
Couthon a demandé de nos nouvelles à la municipalité. On lui en a rendu un compte satisfaisant. Il est d'avis que non seulement nous ne sortions pas de la commune, mais que nous n'allions pas même au bois de Boulogne. Ainsi le décret pourra bien sortir que tout exilé ne pourra s'éloigner du village où il est arrêté. Cela me seralt bien égal, je t'assure! Quand on est en train d'être malheureux, un peu moins, un peu plus, ne compte pas.
{LP 164} Il y a ici encore une lacune. Les espérances de liberté ne s'étaient pas réalisées, et de nouvelles rigueurs, probablement des règlements pour la police intérieure des prisons, portaient sur la correspondance des détenus.
LETTRE XXIX ch
Passy, 9 messidor ci (juin 1794).
Enfin, ma bonne mère, je puis t'écrire plus de trois lignes. Je ne m'accommodais guère de cette brièveté. Trois lignes sont bientôt remplies, et comme je n'ai pas d'autre plaisir que celui de te parler, mon plaisir se trouvait singulièrement abrégé.
Voilà le chaud qui recommence. Comment t'en arranges-tu, toi qui le crains, dans cette petite chambre du jardin? Ah! que tu dois en être lasse! Il est bien dur d'être puni quand on est innocent et que tout le monde le sait! Socrate disait à ses amis qui s'affligeaient de le voir mourir innocent: « Aimeriez-vous mieux que je mourusse {CL 121} coupable! » Et nous, nous pouvons bien dire comme au lendemain de la bataille de Pavie: « Nous avons tout perdu fors l'honneur. »
Si cette chaleur continue, j'irai me rejeter à la {LP 165} rivière. C'est là que je finis mes journées. Quelles longues journées! Le bois de Boulogne m'excède, j'ai par-dessus les yeux de toutes les promenades, et toi, tu ne peux pas te promener!
{Lub 104} LETTRE XXX cj
10 messidor ck (juillet 1794.)
Voilà un bien beau temps, et pourtant je suis triste à l'excès. Tout m'ennuie sans toi. Ah! que ces insipides promenades deviendraient charmantes si nous étions ensemble! Quand pourrai-je donc être réuni à toi? Je ne te quitterai plus d'un jour, plus d'une heure! Ah! je suis obsédé d'ennuis! Mon seul remède est le travail. Je reste chez moi jusqu'à sept heures du soir. Ton dessin avance. Ce sera mon morceau de réception. Je trouve cela d'une difficulté incroyable; mais tout ce qu'on fait pour toi se change en plaisir.
Adieu, ma bonne mère. Porte-toi donc bien, je t'en prie. Je t'embrasse de toute mon âme.
MAURICE.
{LP 166} LETTRE XXXI cl
Passy, 11 messidor an II (juillet 1794).
Mon ami n'a point été aujourd'hui à Paris, ma bonne mère, ce qui fait que je n'ai point reçu de tes nouvelles et que je m'ennuie d'un degré de plus qu'à l'ordinaire. Je {,CL 122} travaille pourtant beaucoup. Je suis dans les morts jusqu'au cou. Je vis avec ce que les siècles ont produit de plus grand. Je m'échauffe particulièrement à la lecture des grandes actions de ton père. Je vais avoir les cartes de ses batailles, je veux les étudier, me les approprier. Peut-être un jour verras-tu les cartes des miennes. Je regrette que les circonstances ne me permettent pas d'aller les étudier sur les lieux mêmes où elles se sont donnnées. Cela vaudrait bien les foins de Nohant! Je suis ambitieux de grandes choses, et je te parle un peu, ma bonne mère, comme M. de l'Empyrée. C'est que j'aime le grand, le beau; on se distingue sur le sol de la liberté par ses talents et ses vertus. Notre révolution
Venge l'humble vertu de la richesse altière, Et l'honnète homme à pied du faquin en litière. |
{Lub 105} Autrefois les talents étaient étouffés par les brigues {LP 167} et les cabales. Maintenant la carrière la plus brillante est ouverte au seul mérite. Il n'y a plus de ces titres pompeux enfantés par l'orgueil. Il en est un plus grand, celui de citoyen. Il faut tâcher de le mériter dans toute son étendue, c'est à quoi je vise et veux m'appliquer.
Adieu, ma bonne mère; je suis bien impatient de recevoir de tes nouvelles. Je t'embrasse mille fois de toute mon âme*.
* On pourrait croire que ces sentiments dans la bouche d'un enfant victime de la Révolution♦ sont une feinte destinée à l'assurer sur les opinions de sa mère les agents chargés de surveiller la correspondance, ou à servir quelque jour de pièces justificatives dans un procès en règle. Mais il n'en est rien. Ces sentiments sont naïfs et sincères. Toute la vie de mon père en fait foi, et toutes ses lettres ultérieures en fournissent le témoignage. Au reste, il n'est pas étonnant qu'un enfant élevé dans les idées philosophiques du dix-huitième siècle conservât ces principes pendant et après la révolution. Ma grand'mère les conserva bien aussi, comme on le verra.
{CL 123} LETTRE XXXII cm
Le 12 messidor cn.
L'on m'a affirmé hier une nouvelle qui serait bien bonne, c'est que les comités révolutionnaires auront {LP 168} le droit d'accorder aux exilés des cartes pour venir passer un jour à Paris et faire leurs affaires, mais pas y coucher. Je me rapprocherais de toi, et cette idée me consolerait un peu. Mais c'est peut-être enncore une histoire!
J'ai beaucoup nagé hier, et je suis un peu fatigué. Au moment où nous allions nous jeter il l'eau, il s'est élevé un grand vent et par conséquent des lames qu'il fallait couper, car sans cela on les a dans le nez, ce qui n'est point agréable, et l'on se trouve beaucoup plus sous l'eau que dessus. J'ai déployé dans cette circonstance périlleuse tout mon savoir-faire, et je m'en suis bien tiré. Ne vas pas croire pourtant que j'aie couru un grand danger; je me vante, et voilà tout. Je m'ennuie toujours bien complétement co. Avec toi, tout me paraîtrait ravissant; mais, dans la position où nous nous trouvons tous {Lub 105} deux, quel moyen de combattre la tristesse? Je t'embrasse de toute mon âme, ô ma bonne mère!
MAURICE.
LETTRE XXXIII cp
Le 14 messidor (juillet 1794).
Je vais t'expliquer, ma bonne mère, pourquoi j'ai les bras rompus après avoir nagé. Ce n'est point {LP 169} que mes bras soient moins forts, ni que je nage trop longtemps: {CL 124} mais tu dois te ressouvenir que j'ai fort peu nagé l'année dernière et j'ai un peu perdu l'habitude. Je m'y remettrai bientôt. Je compte y aller cette après-midi cq, et je t'en donnerai demain des nouvelles. Mon ami le citoyen Deschartres s'y jette toujours aussi, et j'entreprends de lui apprenndre à nager sur le dos: mais il a la tête bien dure, il ne fait pas ce que je lui dis.
Mon petit chien veut aussi nager, et il est si rond qu'il ne fait que rouler. Je serais très-fâché de le contrarier, car je l'aime beaucoup. Pour l'habituer à l'eau et lui donner confiance, je ne l'ai point fait culbuter au commencement, je le portais sur l'eau avec moi et je le remettais à terre sans le mouiller. Mais quoiqu'il n'eût point touché l'eau, il se croyait très-mouillé et courait, en se secouant, se sécher dans mes habits. À présent il vient me rejoindre à la nage et même malgré moi, car je ne le trouve pas encore assez fort pour s'exposer ainsi, et je le soutiens quand il enfonce. Mais je termine, ma bonne mère, avec mes histoires de chien.
Adieu, je t'embrasse aussi tendrement que je t'aime.
{LP 170} LETTRE XXXIV cr
13 messidor cs.
Il y avait plusieurs jours, ma bonne mère, que je lisais l'histoire de mon grand-père, écrite par l'anncien gouverneur des Invalides, d'Espagnac; mais, n'ayant point de carte, je ne pouvais avoir qu'une idée bien confuse de ses campagnes. Il se trouve que les cartes qui viennent {Lub 107} de paraître sont du même d'Espagnac et ont été faites en même temps que les deux volumes que j'ai, mais qu'elles n'avaient point été publiées. Ainsi j'ai un ouvrage bien {CL 125} complet. On connaît les batailles comme si on y était. Le moindre corps, la moindre batterie de canons ct s'y trouve. On est dispensé de cette pluie de balles, de boulets, de ces tourbillons de fumée qui doivent un peu incommoder l'observateur. C'est pourtant au milieu de ce tintamarre que ton père, n'étant encore que colonel, se plaçait pour examiner. Il cherchait les postes les plus périlleux pour s'instruire tranquillement. Tu conçois que, dans ma chambre, je ne puis malheureusement faire un cours aussi complet, mais j'en prends ce que je peux.
Voilà un temps bien chaud, bien beau, mais il te fatigue, et je le maudis presque. Ah! si nous étions {LP 171} ensemble! voilà mon éternel refrain, je serais au comble du bonheur.
Adieu, ma mère bien-aimée, je te serre dans mes bras aussi tendrement que je t'aime.
DUPIN*.
* Jusque-là il a signé Maurice. Il prend un nom de famille, il croit se sentir homme fait, parce qu'il étudie des batailles, et qu'il en rêve déjà.
LETTRE XXXV cu
15 messidor cv.
Nérina n'est ni morte ni perdue, rassure-toi, elle est plus vivante, plus folle que jamais. Hier elle est restée à Paris, où mon ami l'emmène tous les jours, mais elle est revenue ce matin, et tous les soirs elle court avec son chien. Tu ne te fais pas d'idée de sa brutalité. Le pauvre Tristan est heurté, bousculé, et il a l'air de trouver cela fort amusant. Mais cette Nérina a si peu de jugement que cela m'inquiète pour lui. L'autre jour, nous étions sur les bords de la Seine, le long d'une pente rapide, elle ne vit {CL 126} pas qu'en le faisant rouler elle l'enverrait dans la rivière, et si je n'avais fait un saut plus prompt que sa roulade, et placé mon corps entre la rivière et {LP 172} lui, le pauvre petit {Lub 108} animal aurait bu l'onde bourbeuse, car elle est fort sale de ce côté-là.
Voilà une chaleur qui me permettra de bien nager aujourd'hui. J'espère qu'au moment où j'entrerai dans l'eau il ne s'élèvera pas une tempête comme celle de l'autre jour, et que je pourrai sillonner tout à mon aise le flot tranquille. — Nous avons le camp dans notre canton. Nous irons le voir un de ces jours; on le dit superbe.
Adieu, ma bonne mère, porte-toi bien. Je t'embrasse aussi tendrement que je t'aime.
MAURICE DUPIN.
LETTRE XXXVI cw
16 messidor cx.
Mes journées solitaires se succèdent et m'accablent. Mon ami allant tous les jours à Paris, ce qui prend presque toute la journée, je suis complétement livré à moi-même, et si je ne travaillais avec ardeur, je deviendrais fou. Je ne puis pas te dire cy que je m'ennuie, puisque je m'occupe, et je dis pourtant: Je m'ennuie, ce qui signifie que je suis loin de toi, que je ne te vois pas, et que je ne peux m'y habituer.
{LP 173} Ce n'est pourtant pas le désœuvrement qui m'atttriste, car j'ai travaillé hier depuis huit heures du matin jusqu'à sept heures du soir sans interruption cz que le déjeuner et le dîner. Je revois à fond les batailles de ton père, et je suis revenu à celle de Malplaquet, qui est la première, pour la travailler à la savoir par cœur. Je sais le nombre des {CL 127} batteries, de combien de canons elles étaient composées, ce qui décida le gain de la bataille, où étaient la cavalerie, l'infanterie, le camp, le village, la ferme, le bois, la rivière, la trouée, l'abatis, etc. Je me trouve ainsi beaucoup mieux chez moi que dehors, où la réflexion me tue. Mon Dieu, si nous étions ensemble, comme je serais encouragé au travail par ta présence! Quand ce moment viendra-t-il donc?
Adieu, je t'embrasse comme je t'aime.
DUPIN.
{Lub 109} LETTRE XXXVII da
17 Messidor db.
J'ai trouvé ta lettre d'hier bien courte, ma bonne mère, peut-être aura-t-on trouvé la mienne trop longue. Est-ce encore une jouissance dont il faudra nous priver? Plus nous avançons, plus le terme de nos maux semble s'éloigner, plus le malheur {LP 174} augmente. Ah! qu'il est dur, quand on est innocent, d'être traité comme des coupables!
Si on pouvait exterminer tous les Autrichiens, les Anglais, les Espagnols, et toutes les autres races qui nous font la guerre, nous aurions la paix et par conséquent la liberté. On commence déjà à les mener de la bonne manière. Et qu'est-ce que je fais ici? à quoi sert que je sois exilé? La guerre que j'étudie dans cette petite chambre n'avance pas nos affaires. Espérons pourtant!
Je t'embrasse de toutes mes forces.
DUPIN.
LETTRE XXXVIII dc
18 messidor dd.
Nérina suivra aujourd'hui de mon ami et tu l'auras demain. Mais je te conseille de bien prendre garde à elle, car elle {CL 128} ne tient pas en place. Il y avait deux jours que mon ami l'avait laissée à Paris pour l'habituer; mais elle s'est ennuyée de ne pas nous voir, et nous l'avons encore vue arriver toute seule hier matin à huit heures. La première chose qu'elle a faite, c'est d'aller chercher son chien. Après qu'elle l'eut bien caressé, elle vint nous dire bonjour.
Je vis toujours dans mon puits, et je ne me presse {LP 175} pas d'en sortir, à cause de l'extrême chaleur. Mais quand le temps sera plus tiède, je prendrai mon essor vers le quatrième; je m'y plairai peut-être davantage, puisque j'aurai devant les yeux la montagne que tu habites. Ah! mon Dieu, ma bonne mère, quelle séparation! qu'elle est triste et longue! Quand je pense qu'il y a trois mois {Lub 110} que je ne t'ai vue! Jamais pareille chose ne m'était arrivée, jamais je n'aurais cru qu'elle pût m'arriver! — Je suis le moins à moi qu'il m'est possible. J'ai travaillé encore hier depuis huit heures du matin jusqu'à sept heures du soir; je ne vais que tard à la promenade, et quand je me suis cassé la tête toute la journée sur mes livres, j'éprouve au moins quelque jouissance à prendre l'air. J'assiége en ce moment Belgrade. Dans la dernière sortie, nous fîmes grande déconfiture de spahis et de janissaires df, car les Turcs avaient voulu nous bloquer dans nos lignes de circonvallation et conntrevallation. Je crois que la place va se rendre.
Adieu, ma bonne mère. Je fais de l'héroïsme en imagination. Je t'embrasse mille fois de tout mon cœur.
MAURICE DUPIN.
{LP 176} LETTRE XXXIX dg
Le 20.
J'ai trouvé ta lettre d'hier bien courte, ma bonne mère, j'espère que celle d'aujourd'hui le sera moins. Tes lettres {CL 129} influent sur toute ma journée; celle d'hier a été d'une tristesse amère. Il me manque une moitié de mon courage quand, à l'heure accoutumée, je ne vois pas arriver la quantité d'écriture sur laquelle je comptais. Si cela me manquait encore aujourd'hui, ma journée serait toute noire. Nous sommes dans un gouffre de douleurs. Ordinairement les chagrins sont envoyés en punition de quelque faute. Mais quelle est donc la nôtre? Cependant je regarde un coupable en liberté comme bien plus à plaindre qu'un innocent dans les chaînes. Une bonne conscience est un bien inestimable, je le possède, et je t'assure qu'il ne me quittera pas. Il me donnera de la force dans le malheur dh... mais jamais pour notre séparation. La morale, les préceptes n'y font rien; je ne puis me faire de raison là-dessus. . . . . . . Ta lettre m'arrive, trois lignes seulement! Que se passe-t-il donc? Je suis accablé de chagrin, et je n'y vois que des augmentations tous les jours! Ah! j'oublierais tout si j'étais près de toi, si je pouvais du moins te voir! mais rien!
{LP 177; Lub 111} LETTRE XL di
22 messidor dj.
Je crains en t'écrivant que mes lettres ne t'arrivent plus. Il fait bien chaud! mais j'y suis insensible. J'ai tant de chagrin que je suis comme hébété.
Adieu, ma bonne mère, je t'embrasse aussi tendrement que je t'aime.
La lettre suivante est de ma grand'mère, c'est malheureusement la seule de cette correspondance qui soit restée. Elle doit être du 22 messidor.
{CL 130} POUR MON FILS. dk
On me dit à l'instant qu'on a arrêté tout Villiers hier, que cette nuit on ira à Neuilly. Hélas! Passy est bien près de là. Ne te laisse pas arrêter; veille et ne te laisse pas prendre. On dit qu'il ne reste plus personne à Villiers! qu'on a emmené jusqu'aux enfants de neuf ans. Mon fils, sauve ta liberté si tu veux conserver ma vie. C'est un prétexte pour arrêter tous les nobles, voilà la battue que l'on projetait. {LP 178} Quitte Passy, que ton ami te conserve! Je suis dans une inquiétude affreuse. Mon Dieu, si tu allais être arrêté cette nuit! Je frissonne, je tremble! que mon existence est pénible!
Adieu, adieu, ta pauvre mère te presse contre son cœur.
La réponse est de Deschartres, qui apparemment crut ne pas devoir quitter mon père ce jour-là pour aller aux Anglaises.
Ce 23 messidor.
Je sais, mon amie, que vous vous abandonnez à votre désespoir. Quelles que soient les causes de votre inquiétude, nous les partageons de la manière la plus sensible. {Lub 112} Nous gémissons comme vous sur le malheur qui nous accable. Mais faut-il bannir tout espoir de votre âme? Ce malheur serait pour nous le plus affreux. Tâchez, mon amie, de relever votre courage. La cause de cet abattement vient, je ne puis en douter, de la crainte que vous éprouvez pour notre jeune ami. Je dois vous rassurer entièrement. On a fait dans notre commune les informations que les circonstances semblent devoir exiger sur le compte des exilés. On n'a eu aucun reproche à leur faire. Nous sommes donc parfaitement tranquilles, soyez-en {LP 179} en sûre. Je le tiens de notre ami {CL 131} de la montagne*, qui a pris des renseignements certains. D'ailleurs, je ne vous cacherai point que je désirerais obtenir une réquisition pour notre jeune ami. Si je ne réussis point, nos démarches ne seront point inutiles, puisqu'elles nous auront procuré les attestations de notre comité. Si je réussis et que mon ami soit employé sur-le-champ, je me chargerai de sa besogne, et il continuera son travail ordinaire. Nous ne nous quittterons point. Je crois inutile de vous réitérer mes engagements, rien n'est pour moi plus sacré. Je serais dédommagé amplement si je pouvais croire qu'ils sont pour vous un faible objet dl de consolation.
* J'ai déjà dit que cet ami de la montagne dm était M. Hékel♦, homme de lettres, distingué surtout par les qualités de son cœur et la sincérité de ses opinions. Mais ce nom de guerre, ami de la montagne, dont se servait mon père pour le désigner, apparemment parce que M. Hékel♦ était compromis alors, ne signifie pas du tout qu'il fût de l'opinion des montagnards. Loin de là, M. Hékel♦ était un partisan fidèle du parti royaliste. J'ai plusieurs lettres de lui qui sont d'un pédant homme de bien, beau diseur et court d'idées. Il avait cependant beaucoup d'esprit et de feu dans la conversation. et mon père aima toujours non-seulement son caractère, mais sa société, bien que rien ne fut plus opposé que leur manière de voir et leur manière d'être.
Recueillez quelques larmes qui s'échappent de mes yeux malgré moi. C'est un tribut que le malheur arrache à l'amitié; mais ne désespérons point, {LP 180} mon amie, de les voir sécher un jour, quelque éloigné qu'il nous paraisse.
Il y a encore une lacune qui se termine au 9 thermidor, ce jour d'éternelle mémoire. Le billet qui suit est d'une {Lub 113} écriture fine et serrée, sur un petit carré de papier. Sans doute Deschartres fit un effort désespéré pour le faire passer aux Anglaises.
LETTRE XLI dn
Passy, 9 thermldor.
J'ai nagé hier, Il faisait le plus beau temps du monde. Aujourd'hui il pleut, le ciel est tout noir ici, comme mon âme. Loin de toi, je ne puis vivre en paix. Il n'est plus de bonheur pour moi!
MAURICE.
LETTRE XLII do
10 thermidor an II (juillet 1794).
Tu as sûrement lu le décret d'hier qui ordonne de mettre en liberté tous ceux qui ne sont pas compris {LP 181 } dans la loi sur les gens suspects. Nous nous sommes procuré cette loi. Tu n'y es nullement comprise; surtout ton comité révolutionnaire protestant à juste titre de ton patriotisme. Ainsi, si jamais nous devons espérer, c'est dans ce moment-ci. Oui, ma bonne mère, nous serons réunis, je n'en peux plus douter. Une grande quantité de personnes sont déjà sorties. Robert le peintre est mis en liberté. On dit que c'est David qui l'avait fait incarcérer par jalousie. Ce serait affreux! C'est à la Convention que nous devons notre salut. Sans elle, dit-on, tous les patriotes eussent été victimes de la tyrannie de Robespierre*.
*Voici l'effet des calomnies de la réaction. De tous les terroristes, Robespierre fut le plus humain, le plus ennemi par nature et par conviction des apparentes nécessités de la terreur et du fatal système de la peine de mort. Cela est assez prouvé aujourd'hui, et on ne peut pas récuser à cet égard le témoignage de {CL 133} M. de Lamartine. La réaction thermidorienne est une des plus lâches dp que l'histoire ait produites dq. Cela est encore suffisamment prouvé. À quelques exceptions près, les thermidoriens n'obéirent dr à aucune conviction, {Lub 114} à aucun cri de la conscience, en immolant Robespierre. La plupart d'entre eux le trouvaient trop faible et trop miséricordieux la veille de sa mort, et le lendemain ils lui attribuèrent leurs propres forfaits pour se rendre populaires, Soyons justes enfin, et ne craignons plus de le dire: Robespierre est le plus grand homme de la Révolution♦ et un des plus grands hommes de l'histoire. Ce n'est pas à dire qu'il n'ait eu des fautes, des erreurs, et par conséquent des {LP 182} crimes à se reprocher; entraîné sur une pente rapide, il fut au niveau des malheureuses théories du moment, bien que supérieur à tous les hommes qui les appliquaient. Mais dans quelle carrière politique orageuse l'histoire nous montrera-t-elle un seul homme pur de quelque péché mortel contre l'humanité? Sera-ce Richelieu, César, Mahomet, Henri IV, le maréchal de Saxe, Pierre le Grand, Charlemagne, Frédéric le Grand, etc., etc.? ds Quel grand ministre, quel grand prince, quel grand capitaine, quel grand législateur n'a commis des actes qui font frémir la nature et qui révoltent la conscience? Pourquoi donc Robespierre serait-il le bouc émissaire de tous les forfaits qu'engendre ou subit notre malheureuse race dans ses heures de lutte suprème? dt
{LP 183; CL 133; Lub 114} Il sera aujourd'hui question à notre section des patriotes détenus. Ah! il n'y a que cela qui m'intéresse! Mon ami y sera, et tu ne dois pas douter qu'aussitôt qu'on prononcera ton nom, c'est à qui se lèvera pour te réclamer. Nous n'avons plus rien à craindre. Mon Dieu! que tu m'as donc fait plaisir en m'envoyant une natte de tes cheveux! J'espère que bientôt je te verrai tout entière.
Adieu, ma bonne mère, il n'y a plus que courage à avoir. Je t'embrasse aussi tendrement que je t'aime.
D.
P. S. du — Je reçois ta lettre. Sois bien tranquille. Nous sommes comme des diables dans un bénitier, et nous allons faire tout ce qu'il faudra.
{CL 134} LETTRE XLIII dv
(Sans date).
Prends un peu patience. Le décret d'hier n'a rien qui doive t'inquiéter. On rendra justice à l'innocence opprimée. Les pièces de ton affaire sont au comité de sûreté générale. Mon ami y retourne ce matin avec la commission. Tallien a dit que si l'on voulait rétablir un gouvernement {Lub 115} tel que celui de Robesspierre, il périrait plutôt. Attends un moment, et tu seras mise en liberté.
Adieu, ma bonne mère, je ne puis t'en dire davantage, Antoine part. Je t'embrasse.
LETTRE XLIV dw
16 thermidor dx.
Tranquillise-toi, ma bonne mère, ta liberté est assurée. Le comité révolutionnaire a réclamé auuprès du comité de sûreté générale quatre ou cinq patriotes, et tu es du nombre. Les pièces de ton affaire sont entre les mains de la commission, et {LP 184 } c'est cette commission qui examine les affaires et met en liberté. Si bien que d'un moment à l'autre tu peux être délivrée sans que nous le sachions. Cela peut arriver demain, aujourd'hui, ce soir! Ah! j'étouffe de joie à cette idée: Tous les maux passés ne sont rien!
Je supprime plusieurs billets remplis du détail des pas et démarches de Deschartres et des amis de la section. C'est une alternative d'espoir, de crainte, d'impatience et d'abattement.
{CL 135} LETTRE XLV dy
Passy, 22 thermidor dz (août 1794).
Tu as bien raison, ma bonne mère, tous les innnocents sont mis en liberté et ton tour va venir. C'est le nec plus ultra si tu passes la décade sur cette maudite montagne où tu languis depuis huit mois. Nous allons être réunis, il n'en faut plus douter. Je suis déjà à t'attendre à la barrière. Quel moment que celui où je te reverral! Je suis comme un fou, je ne peux pas rester un instant en place. Mon Dieu, que nous allons être heureux!
{LP 185; Lub 116} LETTRE XLVI ea
Le 24.
On s'occupe de ton affaire. Encore un peu de patience, j'en ai bien besoin. Mon ami est toujours à Paris. Mon Dieu, si pour le jour de ta fête tu pouvais être libre! Je crois rêver en pensant à mon bonheur!
LETTRE XLVII eb
28 thermidor ec.
Ce jour qui était autrefois si heureux pour moi, quand je pouvais te serrer dans mes bras en te souhaitant ta fête, est aujourd'hui bien triste loin de toi! Mais je ne veux plus regarder en arrière. Je t'envoie mon dessin, ma bonne {CL 136} mère. Je n'y ai pas donné un coup de crayon sans penser à toi. Ah! quand vas-tu venir comparer la copie avec la nature? Que j'aurai de plaisir à te conduire à mes promenades accoutumées sur les bords de la Seine! Que tout cela va redevenir beau pour moi! Allons, {LP 186} ta fête s'annonce sous d'heureux auspices, nous n'aurons bientôt plus de larmes à répandre. Je t'embrasse de toute mon âme.
MAURICE.