GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-Lévy 1876

{Presse 5/10/54 1; LP T.1 1; CL [T.1 1]; Lub [T.1 3]} PREMIÈRE PARTIE
HISTOIRE D'UNE FAMILLE, DE FONTENOY
À MARENGO
a.

{Presse 7/10/54 1; LP 31; CL [23]; Lub [23]} II b

De la naissance et du libre arbitre. — Frédéric-Auguste. — Aurore de Kœnigsmak. — Maurice de Saxe. — Aurore de Saxe. — Le comte de Horn. — Mesdemoiselles Verrières et les beaux esprits du dix-huitième siècle. — M. Dupin de Francueil. — Madame Dupin de Chenonceaux. — L'abbé de Saint-Pierre.



Donc, le sang des rois se trouva mêlé dans mes veines au sang des pauvres et des petits; et comme ce qu'on appelle la fatalité, c'est le caractère de l'individu; comme le caractère de l'individu, c'est son organisation; comme l'organisation de chacun de nous est le résultat d'un mélange ou d'une parité de races et la continuation, toujours modifiée, d'une suite de types s'enchaînant les uns aux autres, j'en ai toujours conclu que l'hérédité naturelle, celle du corps et de l'âme, établissait une solidarité assez importante entre chacun de nous et chacun de ses ancêtres.

Car nous avons tous des ancêtres, grands et petits, plébéiens et patriciens; ancêtres signifie patres, c'est-à-dire une suite de pères, car le mot n'a point de singulier. Il est plaisant que la noblesse ait accaparé ce mot à son profit, comme si l'artisan c et le {LP 32} paysan n'avaient pas une lignée de pères derrière eux, comme si on ne pouvait porter le titre sacré d de père à moins d'avoir un blason, comme si enfin les pères légitimes e se trouvaient moins rares dans une classe que dans l'autre.

Ce que je pense de la noblesse de race, je l'ai écrit dans le Piccinino f, et je n'ai peut-être fait g ce roman que pour {CL 24} faire les trois chapitres où j'ai développé mon sentiment sur la noblesse. Telle qu'on l'a entendue jusqu'ici, elle est un préjugé monstrueux, en tant qu'elle accapare au {Lub 24} profit d'une classe de riches et de puissants la religion de la famille, principe qui devrait être cher et sacré à tous les hommes. Par lui-même, ce principe est inaliénable, et je ne trouve pas complète cette sentence espagnole: Cada uno es hijo de sus obras. C'est une idée généreuse et grande que d'être le fils de ses œuvres et de valoir autant par ses vertus que le patricien par ses titres. C'est une idée qui a fait notre grande révolution; mais c'est une idée de réaction, et les réactions n'envisagent jamais qu'un côté des questions, le côté que l'on avait trop méconnu et sacrifié h .Ainsi, il est très-vrai que chacun est le fils de ses œuvres mais il est également vrai que chacun est le fils de ses pères, de ses ancêtres, patres et matres. Nous apportons en naissant des instincts qui ne sont qu'un résultat du sang qui nous a été transmis, et qui nous gouverneraient comme {LP 33} une fatalité terrible, si nous n'avions pas une certaine somme de volonté qui est un don tout personnel accordé à chacun de nous par la justice divine.

À ce propos (ce sera i encore une digression), je dirai que, selon moi, nous ne sommes pas absolument libres, et que ceux qui ont admis le dogme affreux de la prédestination auraient dû, pour être logiques et ne pas outrager la bonté de Dieu, supprimer l'atroce fiction de l'enfer, comme je la supprime, moi, dans mon âme et dans ma conscience. Mais nous ne sommes pas non plus absolument esclaves de la fatalité de nos instincts. Dieu nous a donné à tous un certain instinct assez puissant pour les combattre, en nous donnant le raisonnement, la comparaison, la faculté de mettre à profit l'expérience, de nous sauver enfin, que ce soit par l'amour bien entendu de soi-même, ou par l'amour de la vérité absolue.

{CL 25} On objecterait en vain les idiots, les fous, et une certaine variété d'homicides qui sont sous l'empire d'une monomanie furieuse et qui rentrent, par conséquent, dans la catégorie des fous et des idiots. Toute règle a son exception qui la confirme; toute combinaison, si parfaite qu'elle soit, a ses accidents. Je suis convaincue qu'avec le progrès des sociétés et l'éducation meilleure du genre humain, ces funestes accidents disparaîtront, de même que la somme de fatalité que nous apportons avec nous {LP 34} en naissant, devenant le résultat d'une meilleure combinaison d'instincts transmis, sera j notre force {Lub 25} et l'appui naturel de notre logique acquise, au lieu de créer des luttes incessantes entre nos penchants et nos principes.

C'est peut-être trancher un peu hardiment des questions qui ont occupé pendant des siècles la philosophie et la théologie que d'admettre, comme j'ose le faire, une somme d'esclavage et une somme de liberté. Les religions ont cru k qu'elles pouvaient s'établir sans admettre ou sans rejeter le libre arbitre d'une manière absolue. L'Église de l'avenir comprendra, je crois, qu'il faut tenir compte de la fatalité, c'est-à-dire de la violence des instincts, de l'entraînement des passions. Celle du passé l'avait déjà pressenti, puisqu'elle avait admis un purgatoire, un moyen terme entre l'éternelle damnation et l'éternelle béatitude. La théologie du genre humain perfectionnée admettra les deux principes, fatalité et liberté. Mais, comme nous en avons fini, je l'espère, avec le manichéisme, elle admettra un troisième principe qui sera la solution de l'antithèse, la grâce.

Ce principe, elle ne l'inventera pas, elle ne fera que le conserver; car c'est, dans son antique héritage, ce qu'elle aura de meilleur et de plus beau à exhumer. La grâce, c'est l'action divine, toujours fécondante et toujours prête à venir au secours de {LP 35} l'homme qui l'implore. Je crois à cela, et ne saurais croire à Dieu sans cela.

{CL 26} L'ancienne théologie l avait esquissé ce dogme à l'usage d'hommes plus naïfs et plus ignorants que nous, et par suite aussi de l'insuffisance m des lumières du temps. Elle avait dit, tentations de Satan n ,libre arbitre, et secours de la grâce pour vaincre Satan. Ainsi, trois termes qui ne s'équilibrent pas, deux contre un, liberté absolue du choix et secours de la toute-puissance de Dieu pour résister à la fatalité, à la tentation du diable, qui doit céder o, être terrassé facilement. Si cela eût été vrai, comment donc expliquer l'imbécillité humaine qui continuait à satisfaire ses passions et à se donner au diable, malgré la certitude des flammes éternelles, lorsqu'il lui était si facile de prendre, avec toute la liberté de son esprit et l'appui de Dieu, le chemin de l'éternelle félicité?

Apparemment ce dogme n'a jamais bien persuadé les hommes; ce dogme parti d'un sentiment austère, enthousiaste, courageux; ce dogme téméraire jusqu'à l'orgueil et empreint de la passion du progrès, mais sans {Lub 26} tenir compte de l'essence même de l'homme; ce dogme farouche dans son résultat et tyrannique dans ses arrêts, puisqu'il condamne logiquement à l'éternelle haine de Dieu l'insensé qui a librement choisi le culte du mal; ce dogme-là n'a jamais sauvé personne; les saints n'ont gagné le {LP 36} ciel que par l'amour. La peur n'a pas empêché les faibles de rouler dans l'enfer catholique.

En séparant absolument l'âme du corps, l'esprit de la matière, l'Église catholique devait méconnaître la puissance de la tentation et décréter qu'elle avait son siége dans l'enfer. Mais si la tentation est en nous-mêmes, si Dieu a permis qu'elle y fût, en traçant la loi qui relie le fils à la mère, ou la fille au père, tous les enfants à l'un ou à l'autre, parfois à l'un autant qu'à l'autre: parfois aussi à l'aïeul, ou à l'oncle, ou au bisaïeul (car tous ces phénomènes de ressemblance, tantôt physique, tantôt {CL 27} morale, tantôt physique et morale à la fois, peuvent se constater chaque jour dans les familles); il est certain que la tentation n'est pas un élément maudit d'avance, et qu'elle n'est pas l'influence d'un principe abstrait placé en dehors de nous pour nous éprouver et nous tourmenter.

Jean-Jacques Rousseau croyait p que nous étions tous nés bons, éducables, et il supprimait ainsi la fatalité q; mais alors comment expliquait-il la perversité générale qui s'emparait de chaque homme au berceau pour le corrompre et inoculer en lui l'amour du mal? Lui aussi croyait au libre arbitre pourtant ! Il me semble que quand on admet cette liberté absolue de l'homme, il faut, en voyant le mauvais usage qu'il en fait, arriver absolument à douter de Dieu, ou à proclamer son inaction, son indifférence, {LP 37} et nous replonger, pour dernière conséquence désespérée, dans le dogme de la prédestination; c'est un peu l'histoire de la théologie durant r les derniers siècles.

En admettant que l'éducabilité ou la sauvagerie de nos instincts soient ce que je l'ai dit, un héritage qu'il ne nous appartient pas de refuser et qu'il nous est fort inutile de renier, le mal éternel, le mal en tant que principe fatal, est détruit; car le progrès n'est point enchaîné par le genre de fatalité que j'admets. C'est une fatalité toujours modifiable, toujours modifiée, excellente et sublime parfois, car l'héritage est parfois un don magnifique auquel la bonté de Dieu ne s'oppose jamais. La race humaine n'est plus une cohue d'êtres isolés allant {Lub 27} au hasard, mais un assemblage de lignes qui se rattachent les unes aux autres et qui ne se brisent jamais d'une manière absolue quand même les noms périssent (médiocre accident dont les nobles seuls s'embarrassent); l'influence des conquêtes intellectuelles du temps s'exerce toujours sur la partie libre de l'âme, et, quant à l'action divine, qui est l'âme même de ce progrès, elle va toujours vivifiant {CL 28} l'esprit humain, qui se dégage ainsi peu à peu des liens du passé et du péché originel de sa race.

Ainsi le mal physique quitte peu à peu notre sang, comme l'esprit du mal quitte notre âme. Tant que nos générations imparfaites luttent encore contre {LP 38} elles-mêmes, la philosophie peut être indulgente et la religion miséricordieuse. Elles n'ont pas le droit de tuer l'homme pour un acte de démence, de le damner pour un faux point de vue. Lorsqu'elles auront à tracer un dogme nouveau pour des êtres plus forts et plus purs, elles n'auront que faire d'y introduire l'inquisiteur des ténèbres, le bourreau de l'éternité, Satan le chauffeur. La peur n'aura plus d'action sur les hommes (elle n'en a déjà plus). La grâce suffira, car ce qu'on a appelé la grâce, c'est l'action de Dieu manifestée aux hommes par la foi.

Devant cet s affreux dogme de l'enfer, auquel l'esprit humain se refuse, devant la tyrannie d'une croyance qui n'admettait ni pardon ni espoir au delà de la vie, la conscience humaine s'est révoltée. Elle a brisé ses entraves. Elle a brisé la société avec l'Église, la tombe de ses pères avec les autels du passé. Elle a pris son vol, elle s'est égarée pour un instant, mais elle retrouvera sa route, ne vous en inquiétez pas.

Me voici encore une fois bien loin de mon sujet, et mon histoire court le risque de ressembler à celle des sept châteaux du roi de Bohême. Eh bien! Que vous importe, mes bons lecteurs? Mon histoire par elle-même est fort peu intéressante. Les faits y jouent le moindre rôle, les réflexions t {Presse 7/10/54 2} la remplissent. Personne n'a plus rêvé et moins agi que moi dans sa vie; vous attendiez-vous à autre chose de la part d'un romancier?

{LP 39} Écoutez; ma vie, c'est la vôtre; car, vous qui me lisez, vous n'êtes point lancés dans le fracas des intérêts de ce monde, autrement vous me repousseriez avec ennui. Vous {CL 29} êtes des rêveurs comme moi. Dès lors tout ce qui m'arrête en mon chemin vous a arrêtés aussi. Vous avez {Lub 28} cherché, comme moi, à vous rendre raison de votre existence, et vous avez posé quelques conclusions. Comparez les miennes aux vôtres. Pesez u et prononcez. La vérité ne sort que de l'examen v.

Nous nous arrêterons donc à chaque pas, et nous examinerons chaque point de vue. Ici, une vérité m'est apparue, c'est que le culte idolâtrique de la famille est faux et dangereux, mais que le respect et la solidarité w dans la famille sont nécessaires. Dans l'antiquité, la famille jouait un grand rôle. Puis le rôle s'exagéra son importance, la noblesse se transmit comme un privilége, et les barons du moyen âge prirent de leur race une telle idée, qu'ils eussent méprisé les augustes familles des patriarches si la religion n'en eût consacré et sanctifié la mémoire. Les philosophes du dix-huitième siècle ébranlèrent le culte de la noblesse, la Révolution le renversa; mais l'idéal religieux de la famille fut entraîné dans cette destruction, et le peuple, qui avait souffert de l'oppression héréditaire, le peuple qui riait des blasons, s'habitua à se croire uniquement fils de ses œuvres le peuple se trompa, il a ses {LP 40} ancêtres tout comme les rois. Chaque famille a sa noblesse, sa gloire, ses titres: le travail, le courage, la vertu ou l'intelligence. Chaque homme doué de quelque distinction naturelle la doit à quelque homme qui l'a précédé, ou à quelque femme qui l'a engendré. Chaque descendant d'une ligne quelconque aurait donc des exemples à suivre s'il pouvait regarder derrière lui, dans son histoire de famille. Il y trouverait de même des exemples à éviter. Les illustres lignages en sont remplis; et ce ne serait pas une mauvaise leçon pour l'enfant que de savoir de la bouche de sa nourrice les vieilles x traditions de race qui faisaient l'enseignement du jeune noble au fond de son château.

{CL 30} Artisans, qui commencez à tout comprendre, paysans, qui commencez à savoir écrire, n'oubliez donc plus vos morts. Transmettez la vie de vos pères à vos fils, faites-vous des titres et des armoiries, si vous voulez, mais faites-vous-en tous! La truelle, la pioche ou la serpe sont d'aussi beaux attributs y que le cor, la tour ou la cloche. Vous pouvez vous donner cet amusement si bon vous semble. Les industriels et les financiers se le donnent bien!

Mais vous êtes plus sérieux que ces gens-là. Eh bien, {Lub 29} que chacun de vous cherche à tirer et à sauver de l'oubli les bonnes actions et les utiles travaux de ses aïeux, et qu'il agisse de manière que ses descendants lui rendent le même honneur z. L'oubli {LP 41} est un monstre stupide qui a dévoré trop de générations. Combien de héros à jamais ignorés, parce qu'ils n'ont pas laissé de quoi se faire élever une tombe! Combien de lumières éteintes dans l'histoire, parce que la noblesse a voulu être le seul flambeau et la seule histoire des siècles écoulés! échappez à l'oubli, vous tous qui avez autre chose en l'esprit que la notion bornée du présent isolé. Écrivez votre histoire, vous tous qui avez compris votre vie et sondé votre cœur. Ce n'est pas à autres fins que j'écris la mienne, et que je vais raconter celle de mes parents.

aaFrédéric-Auguste, électeur de Saxe et roi de Pologne, fut le plus étonnant débauché de son temps. Ce n'est pas un honneur bien rare que d'avoir un peu de son sang dans les veines, car il eut, dit-on, plusieurs centaines de bâtards. Il eut de la belle Aurore de Kœnigsmark, cette grande et habile coquette ab, devant laquelle Charles XII recula et qui put se croire plus redoutable qu'une armée*, {CL 32} un fils qui le {LP 42} surpassa de beaucoup en noblesse, {Lub 29} bien qu'il ne fût jamais que maréchal de France. Ce fut Maurice de Saxe, le vainqueur de Fontenoy, bon et brave comme son père, mais non moins débauché ac; plus savant dans l'art de la guerre, plus heureux aussi et mieux secondé.

[{CL 31}] * L'anecdote est assez curieuse; la voici racontée par Voltaire, Histoire de Charles XII: « ... Auguste aima mieux recevoir des lois dures de son vainqueur que de ses sujets. Il se détermina à demander la paix au roi de Suède, et voulut entamer [{CL 31}] avec lui un traité secret. Il fallait cacher cette démarche au sénat ad, qu'il regardait comme un ennemi encore plus intraitable. L'affaire était délicate ae; il s'en reposa sur la comtesse de Kœnigsmark, Suédoise d'une grande naissance, à laquelle il était alors attaché. C'est elle dont le frère est connu par sa mort maheureuse, et dont le fils a commandé les armées en France avec tant de succès et de gloire. Cette femme, célèbre dans le monde par son esprit et par sa beauté, était plus capable qu'aucun ministre de faire réussir une négociation. De plus, comme elle avait du bien dans les États de Charles XII, et qu'elle avait été longtemps à sa cour, elle avait un prétexte plausible d'aller trouver ce prince. Elle vint donc au camp des Suédois en Lithuanie, et s'adressa d'abord au comte Piper, qui lui promit trop légèrement une audience de son maître. La comtesse, parmi les perfections qui la rendaient une des plus aimables personnes de l'europe, avait le talent singulier de parler les langues de plusieurs pays qu'elle n'avait jamais vus, avec autant de délicatesse que si elle y était née. Elle s'amusait même quelquefois à faire des vers français, qu'on eût pris pour être d'une personne née à Versailles. Elle en composa {Lub 32} pour Charles XII, que l'histoire ne doit point omettre. Elle introduisait les dieux de la fable, qui tous louaient les différentes vertus de Charles. La pièce finissait ainsi:


« Enfin chacun des dieux discourant à sa gloire
» Le plaçait par avance au temple de Mémoire;
» Mais Vénus et Bacchus n'en dirent pa un mot. »

Tant d'esprit et d'agréments était perdu auprès d'un homme tel que le roi de Suède. Il refusa constamment de la voir. Elle prit le parti de se trouver sur con chemin dans les fréquentes promenades qu'il faisait à cheval. Effectivement elle le rencontra un jour dans un sentier fort étroit; elle descendit de carosse dès qu'elle l'aperçut; le roi la sualua sans lui dire un seul mot, tourna la bride de son cheval, et s'en retourna dans l'instant: de sorte que la comtesse de Kœnigsmark ne remorta de son voyage que la satisfaction de pouvoir croire que le roi de Suède ne redoutait qu'elle. »

{CL 32} Aurore de Kœnigsmark fut faite, sur ses vieux jours, bénéficiaire d'une abbaye protestante; la même abbaye de Quedlimbourg dont la princesse Amélie de Prusse, sœur de Frédéric le Grand et amante du célèbre et malheureux baron de Trenk, fut abbesse aussi par la suite. La Kœnigsmark mourut dans cette abbaye et y fut enterrée. Il y a {LP 43} quelques années, des journaux allemands ont publié qu'on avait fait des fouilles dans les caveaux de l'abbaye de Quedlimbourg, et qu'on y avait trouvé les restes parfaitement embaumés et intacts de l'abbesse Aurore, vêtue avec un grand luxe, d'une robe de brocart couverte de pierreries et d'un manteau de velours rouge doublé de martre. Or j'ai dans ma chambre, à la campagne, le portrait de la dame encore jeune et d'une beauté éclatante de ton af. On voit même qu'elle s'était fardée ag pour poser devant le peintre. Elle est extrêmement brune, ce qui ne réalise point l'idée que nous nous faisons d'une beauté du Nord. Ses cheveux noirs comme {LP 44} l'encre sont relevés en arrière par des agrafes ah de rubis, et son front lisse et découvert n'a rien de modeste; de grosses et rudes tresses tombent sur son sein; elle a la robe de brocart d'or couverte de pierreries et le manteau de {Lub 31} velours rouge garni de zibeline dont on l'a retrouvée habillée ai dans son cercueil. J'avoue que cette beauté hardie et souriante ne me plaît pas, et même que, depuis l'histoire de l'exhumation, le portrait me fait un peu peur, le soir, quand il me regarde avec ses yeux brillants. Il me semble qu'elle me dit alors: « de quelles billevesées embarrasses-tu ta pauvre cervelle, rejeton dégénéré de ma race orgueilleuse? De quelle chimère d'égalité remplis-tu tes rêves? L'amour n'est pas ce que tu crois; les hommes ne seront jamais ce que tu espères. Ils ne sont faits que pour être trompés par les rois, par les femmes et par eux-mêmes. »

À côté d'elle est le portrait de son fils, Maurice de Saxe, {CL 33} beau pastel de Latour aj. Il a une cuirasse éblouissante et la tête poudrée, une belle et bonne figure qui semble toujours dire: « en avant, tambour battant, mèche allumée! » et ne pas se soucier d'apprendre le français pour justifier son admission à l'académie. Il ressemble à sa mère, mais il est blond, d'un ton de peau assez fin; ses yeux bleus ont plus de douceur et son sourire plus de franchise.

Pourtant le chapitre de ses passions fit souvent {LP 45} tache ak à sa gloire, entre autres son aventure avec madame Favart, rapportée avec tant d'âme et de noblesse dans la correspondance al de Favart. Une de ses dernières affections fut pour Mademoiselle Verrières*, dame de l'Opéra, qui habitait avec sa sœur une petite maison des champs, aujourd'hui existante encore, et située au nouveau centre de Paris, en pleine chaussée-d'Antin. Mademoiselle Verrières eut de leur liaison une fille, qui ne fut reconnue que quinze ans plus tard pour fille du maréchal de Saxe, et autorisée à porter son nom par un arrêt du parlement. Cette histoire est assez curieuse comme peinture des mœurs du temps. Voici ce que je trouve am à ce sujet dans un vieil ouvrage de jurisprudence:

* Son vrai nom était Marie Rinteau, et sa sœur s'appelait Geneviève. Le nom qu'elles prirent de demoiselles Verrières an est un nom de guerre.

« la demoiselle Marie-Aurore, fille naturelle de Maurice, comte de Saxe, maréchal général des camps et armées de France, avait été baptisée sous le nom de fille de Jean-Baptiste de La Rivière ao, bourgeois de Paris, et de Marie {Lub 32} Rinteau, sa femme. La demoiselle Aurore étant sur le point de se marier, le sieur de Montglas avait été nommé son tuteur par sentence du Châtelet, du 3 mai 1766. Il y eut de la difficulté pour la publication des bans, la demoiselle Aurore ne voulant point consentir à être {LP 46} qualifiée de fille du sieur La Rivière, encore moins de fille de {CL 34} père et mère inconnus. La demoiselle Aurore présente requête à la cour à l'effet d'être reçue appelante de la sentence du Châtelet. La cour, plaidant Me Thétion pour la demoiselle Aurore, qui fournit la preuve complète, tant par la déposition du sieur Gervais, qui avait accouché sa mère, que par les personnes qui l'avaient tenue sur les fonts baptismaux, etc., qu'elle était fille naturelle du comte de Saxe et qu'il l'avait toujours reconnue pour sa fille; Me Massonnet pour le premier tuteur qui s'en rapportait à justice, sur les conclusions conformes de M. Joly de Fleury, avocat général, rendit, le 4 juin 1766, un arrêt qui infirma la sentence du 3 mai précédent; émendant, nomma Me Giraud, procureur en la cour, pour tuteur de la demoiselle Aurore, la déclara “ en possession de l'état de fille naturelle de Maurice, comte de Saxe, la maintint et garda dans ledit état et possession d'icelui; ce faisant ordonna que l'acte baptistaire inscrit sur les registres de la paroisse de Saint-Gervais et Saint-Protais ap de Paris, à la date du 19 octobre 1748, ledit extrait contenant: Marie-aurore, fille présentée ledit jour à ce baptême par Antoine-Alexandre Colbert, marquis de Sourdis, et par Geneviève Rinteau, parrain et marraine, sera réformé, et qu'au lieu des prénoms de Jean-Baptiste de La Rivière, bourgeois de Paris, {LP 47} et de Marie Rinteau, sa femme, il sera après le nom de Marie-Aurore, fille, ajouté ces mots: NATURELLE DE MAURICE, COMTE DE SAXE, maréchal général des camps et armées de France, et de Marie Rinteau; et ce par l'huissier de notre dite cour, porteur du présent arrêt ”, etc.* aq. »

* Extrait de la Collection de décisions nouvelles et de notions relatives à la jurisprudence actuelle, par Me J.-B. Denisart ar, procureur au Châtelet de Paris, tome III, page 704. — Paris, 1771 as.

Une autre preuve irrécusable que ma grand'mère eût pu revendiquer devant l'opinion publique, c'est la ressemblance {CL 35} avérée qu'elle avait avec le maréchal de Saxe, et l'espèce d'adoption que fit d'elle la dauphine, fille du {Lub 33} roi Auguste, nièce du maréchal at, mère de Charles X et de Louis XVIII. Cette princesse la plaça à Saint-Cyr et se chargea de son éducation et de son mariage, lui intimant défense de voir et fréquenter sa mère. 1

{Presse 8/10/54 1} À quinze ans, Aurore de Saxe sortit de Saint-Cyr pour être mariée au comte de Horn*, bâtard de Louis XV, et lieutenant du roi au à Schelestadt. Elle le vit pour la première fois la veille de son mariage et en eut grand'peur, croyant voir marcher le portrait du feu roi, auquel il ressemblait d'une manière effrayante. Il était seulement plus grand, plus beau, {LP 48} mais il avait l'air dur et insolent. Le soir du mariage, auquel assista l'abbé de Beaumont, mon grand-oncle (fils du duc de Bouillon et de mademoiselle Verrières), un valet de chambre dévoué vint dire au jeune abbé, qui était alors presque un enfant, d'empêcher par tous les moyens possibles la jeune comtesse de Horn de passer la nuit avec son mari. Le médecin av du comte de Horn fut consulté, et le comte lui-même entendit raison.

* Messire Antoine de Horn 2, chevalier de Saint-Louis, lieutenant pour le roi de la province de Schelestadt.

Il en résulta que Marie-Aurore de Saxe ne fut jamais que de nom l'épouse de son premier mari; car ils ne se virent plus qu'au milieu des fêtes princières qu'ils reçurent en Alsace: garnison sous les armes, coups de canon, clefs de la ville présentées sur un plat d'or, harangues des magistrats, illuminations, grands bals à l'hôtel de ville, que sais-je? aw tout le fracas de vanité par lequel le monde semblait vouloir consoler cette pauvre fille d'appartenir à un homme qu'elle n'aimait pas, qu'elle ne connaissait pas, et qu'elle devait fuir comme la mort.

Ma grand'mère m'a souvent raconté l'impression que lui fit au sortir du cloître, toute la pompe de cette réception. {CL 36} Elle était dans un grand carrosse doré, tiré par quatre ax chevaux blancs, monsieur son mari était à cheval avec un habit chamarré très-magnifique ay .Le bruit du canon faisait autant de peur à Aurore que la voix de son mari. Une seule {LP 49} chose l'enivra, c'est qu'on lui apporta à signer, avec autorisation royale, la grâce des prisonniers. Et tout aussitôt une vingtaine de {Lub 34} prisonniers sortirent des prisons d'État et vinrent la remercier. Elle se mit alors à pleurer, et peut-être la joie naïve qu'elle ressentit lui fut-elle comptée par la Providence, lorsqu'elle sortit de prison après le 9 thermidor az.

Mais, peu de semaines après son arrivée en Alsace, au beau milieu d'une nuit de bal, M. le gouverneur disparut; madame la gouvernante dansait, à trois heures du matin, lorsqu'on vint lui dire tout bas que son mari la priait de vouloir passer ba un instant chez lui. Elle s'y rendit; mais, à l'entrée de la chambre du comte, elle s'arrêta interdite, se rappelant combien son jeune frère l'abbé lui avait recommandé de n'y jamais pénétrer seule. Elle s'enhardit dès qu'on ouvrit la chambre et qu'elle y vit de la lumière et du monde; le même valet qui avait parlé le jour du mariage soutenait en ce moment le comte de Horn dans ses bras. On l'avait étendu sur son lit, un médecin se tenait à côté. « monsieur le comte n'a plus rien à dire à madame la comtesse, s'écria le valet de chambre en voyant paraître ma grand'mère; emmenez, emmenez madame! » elle ne vit qu'une grande main blanche qui pendait sur le bord du lit et qu'on releva vite pour donner au cadavre l'attitude convenable. Le {LP 50} comte de Horn venait d'être tué en duel d'un grand coup d'épée.

Ma grand'mère n'en sut jamais davantage. Elle ne pouvait guère rendre d'autre devoir à son mari que de porter son deuil; mort ou vivant, c'était toujours de l'effroi qu'il lui avait inspiré.

{CL 37} Je crois, si je ne me trompe, que la Dauphine vivait encore à cette époque et qu'elle replaça Marie-Aurore dans un couvent. Que ce fût tout de suite ou peu après, il est certain que la jeune veuve recouvra bientôt la liberté de voir sa mère, qu'elle avait toujours aimée, et qu'elle en profita avec empressement*.

* La Dauphine mourut en 1767; ma bb grand'mère avait donc dix-neuf ans lorsqu'elle put aller vivre chez sa mère.

Les demoiselles Verrières vivaient toujours ensemble dans l'aisance bc, et menant même assez grand train, encore belles et assez âgées bd pourtant pour être entourées d'hommages désintéressés. Celle qui fut mon arrière-grand'mère était la plus intelligente et la plus aimable. {Lub 35} L'autre avait été superbe; je ne sais plus de quel personnage elle tenait ses ressources. J'ai ouï dire qu'on l'appelait la Belle et la Bête.

Elles vivaient agréablement, avec l'insouciance que le peu de sévérité des mœurs de l'époque leur permettait de conserver, et cultivant les muses, comme on disait alors. On jouait la comédie chez {L51} elles, M. de La Harpe be y jouait lui-même ses pièces encore inédites bf. Aurore y fit le rôle de Mélanie avec un succès mérité. On s'occupait là exclusivement de littérature et de musique. Aurore était d'une beauté angélique, elle avait une intelligence supérieure, une instruction solide, à la hauteur des esprits les plus éclairés de son temps; et cette intelligence fut cultivée et développée encore bg par le commerce, la conversation et l'entourage de sa mère. Elle avait, en outre, une voix magnifique, et je n'ai jamais connu de meilleure musicienne. On donnait aussi l'opéra-comique chez sa mère. Elle fit Colette dans le Devin bh du village, Azémia dans les Sauvages, et tous les principaux rôles dans les opéras de Grétry et les pièces de Sedaine. Je l'ai entendue cent fois dans sa vieillesse chanter des airs de vieux maîtres bi italiens, dont elle avait fait depuis sa nourriture la plus substantielle: Leo, Porpora, Hasse, Pergolèse, etc. {CL 38} Elle avait les mains paralysées et s'accompagnait avec deux ou trois doigts seulement sur un vieux clavecin criard. Sa voix était chevrotante, mais toujours juste et étendue; la méthode et l'accent ne se perdent pas. Elle lisait toutes les partitions à livre ouvert, et jamais depuis je n'ai entendu mieux chanter ni mieux accompagner. Elle avait cette manière large bj, cette simplicité carrée, ce goût pur et cette distinction de prononciation qu'on n'a plus, qu'on ne connaît plus aujourd'hui. Dans mon {LP 52} enfance, elle me faisait dire avec elle un petit duetto italien, de je ne sais plus quel maître:


Non mi dir, bel idol mio,
Non mi dir ch'io son ingrato. 3

Elle prenait la partie du ténor, et quelquefois encore, quoiqu'elle eût quelque chose comme soixante-cinq ans, sa voix s'élevait à une telle puissance d'expression et de charme qu'il m'arriva de rester court et de fondre en larmes en l'écoutant. Mais j'aurai à revenir sur ces {Lub 36} premières impressions musicales, les plus chères de ma vie. Je vais retourner maintenant sur mes pas et reprendre l'histoire de la jeunesse de ma chère bonne maman.

Parmi les hommes célèbres qui fréquentaient la maison de sa mère, elle connut particulièrement Buffon et trouva dans son entretien un charme qui resta toujours frais dans sa mémoire. Sa vie fut riante et douce autant que brillante, à cette époque. Elle inspirait à tous l'amour ou l'amitié. J'ai nombre de poulets en vers fades que lui adressèrent les beaux esprits de l'époque, un entre autres de La Harpe, ainsi tourné:


Des Césars à vos pieds je mets toute la cour*.
Recevez ce cadeau que l'Amitié présente,
  Mais n'en dites rien à l'Amour...
  Je crains trop qu'il ne me démente!

* Il lui envoyait sa traduction des Douze Césars de Suétone.

{LP 53; CL 39} Ceci est un échantillon de la galanterie du temps. Mais Aurore traversa ce monde de séductions et cette foule d'hommages sans songer à autre chose qu'à cultiver les arts et à former son esprit. Elle n'eut jamais bk d'autre passion que l'amour maternel, et ne sut jamais ce que c'était qu'une aventure. C'était pourtant une nature tendre, généreuse, et d'une exquise sensibilité. La dévotion ne fut pas son frein. Elle n'en eut pas d'autre que celle du dix-huitième siècle, le déisme de Jean-Jacques Rousseau et de Voltaire. Mais c'était une âme ferme, clairvoyante, éprise particulièrement d'un certain idéal de fierté et de respect de soi-même. Elle ignora bl la coquetterie, elle était trop bien douée pour en avoir besoin, et ce système de provocation blessait ses idées et ses habitudes de dignité. Elle traversa une époque fort libre et un monde très-corrompu sans y laisser une plume de son aile; et, condamnée par un destin étrange à ne pas connaître l'amour dans le mariage, elle résolut le grand problème de vivre calme et d'échapper à toute malveillance, à toute calomnie.

Je crois qu'elle avait environ vingt-cinq ans lorsqu'elle perdit sa mère. Mademoiselle Verrières mourut un soir, au moment de se mettre au lit, sans être indisposée le {Lub 37} moins du monde et en se plaignant seulement d'avoir un peu froid aux pieds. Elle s'assit devant le feu, et, tandis que sa femme de chambre lui faisait chauffer sa pantoufle, elle rendit l'esprit {LP 54} sans dire un mot ni exhaler un soupir. Quand la femme de chambre l'eut chaussée, elle lui demanda si elle se sentait bien réchauffée, et, n'en obtenant pas de réponse, elle la regarda au visage et s'aperçut que le dernier sommeil avait fermé ses yeux. Je crois que dans ce temps-là, pour certaines natures qui se trouvaient en harmonie complète avec l'humeur et les habitudes de leur milieu philosophique, tout était agréable et facile, même de mourir.

{CL 40} Aurore se retira dans un couvent; c'était l'usage quand on était jeune fille ou jeune veuve, sans parents pour vous piloter à travers le monde. On s'y installait paisiblement, avec une certaine élégance, on y recevait des visites, on en sortait le matin, le soir même, avec un chaperon convenable. C'était une sorte de précaution contre la calomnie, une affaire d'étiquette et de goût.

Mais pour ma grand'mère qui avait des goûts sérieux et des habitudes d'ordre, cette retraite fut utile et précieuse. Elle y lut prodigieusement et entassa bm des volumes d'extraits et de citations que je possède encore, et qui me sont un témoignage de la solidité de son esprit et du bon emploi de son temps. Sa mère ne lui avait laissé que quelques hardes, deux ou trois bn portraits de famille, celui d'Aurore de Kœnigsmark entre autres, singulièrement logé chez elle par le maréchal de Saxe, beaucoup de madrigaux et de pièces de vers inédits de ses amis {LP 55} littéraires (lesquels vers inédits méritaient bien de l'être), enfin, le cachet du maréchal et sa tabatière, que j'ai encore et qui sont d'un très-joli travail. Quant à sa maison, à son théâtre et à tout son luxe de femme charmante, il est à croire que les créanciers se tenaient prêts à fondre dessus, mais que, jusqu'à l'heure sereine et insouciante de sa fin, la dame avait trop compté sur leur bonne éducation pour s'en tourmenter bo. {Presse 8/10/54 2} Les créanciers de ce temps-là étaient, en effet, trop bien élevés bp. Ma grand'mère n'eut pas le moindre désagrément à subir de leur part; mais elle se trouva réduite à une petite pension de la Dauphine, qui même manqua tout d'un coup un beau jour. Ce fut à cette occasion qu'elle écrivit à {Lub 38} Voltaire et qu'il lui répondit une lettre charmante, dont elle se servit auprès de la duchesse de Choiseul* bq.

* Voici la lettre de ma grand'mère, et la réponse:

À M. de Voltaire, 24 août 1768.

C'est au chantre de Fontenoi que la fille du maréchal de Saxe {CL 41} s'adresse pour obtenir du pain. J'ai été reconnue; madame la Dauphine br a pris soin de mon éducation après la mort de mon père. Cette princesse m'a retirée de Saint-Cyr pour me marier à M. de Horn, chevalier de Saint-Louis et capitaine au régiment de Royal-Bavière. Pour ma dot, elle a obtenu la lieutenance de roy de Schelestadt. Mon mari, en arrivant dans cette place, au milieu des fêtes qu'on nous y donnait, est mort subitement. Depuis, la mort m'a enlevé mes protecteurs, monsieur le Dauphin et madame la Dauphine bs.

Fontenoi, Raucoux, Laufeld sont oubliés. Je suis délaissée. {LP 56} J'ai pensé que celui qui a immortalisé les victoires du père s'intéresserait aux malheurs de la fille. C'est à lui qu'il appartient d'adopter les enfants du héros et d'être mon soutien, comme il est celui de la fille du grand Corneille. Avec cette éloquence que vous avez consacrée à plaider la cause des malheureux, vous ferez retentir dans tous les cœurs le cri de la pitié, et vous acquerrez autant de droits sur ma reconnaissance, que vous en avez déjà sur mon respect et sur mon admiration pour vos talents sublimes.

Réponse.

2 7bre 1768, au château de Ferney.        

        Madame,

J'irai bientôt rejoindre le héros votre père et je lui aprendrai avec indignation l'état où est sa fille. J'ai eu l'honneur de vivre {CL 42} beaucoup avec lui; il daignait avoir de la bonté pour moi. C'est un des malheurs qui m'accablent dans ma vieillesse, de voir que la fille du héros de la France n'est pas {LP 57} heureuse en France. Si j'étais à votre place, j'irais me présenter à madame la duchesse de Choiseul. Mon nom me ferait ouvrir les portes à deux battants, et madame la duchesse de Choiseul, dont l'âme est juste, noble et bienfesante, ne laisserait pas passer une telle occasion de faire du bien. C'est le meilleur conseil que je puisse vous donner, et je suis sûr du succès quand vous parlerés. Vous m'avés fait, sans doute, trop d'honneur, Madame, quand vous avés pensé qu'un vieillard moribond, persécuté et retiré du monde, serait assés heureux pour servir la fille de monsieur le maréchal de Saxe. Mais vous m'avés rendu justice {Lub 39} en ne doutant pas du vif intérêt que je dois prendre à la fille d'un si grand homme.

J'ai l'honneur d'être avec respect,

Madame,

        Votre très-humble et très-obéissant serviteur,

VOLTAIRE, gentilhomme orde de
        la chambre du Roy.

{LP 56; CL 41; Lub 39} Mais il est probable bt que cela ne réussit point, car Aurore se décida, vers l'âge de trente ans bu, à épouser M. Dupin de Francueil, mon grand-père, qui en avait alors soixante-deux.

bvM. Dupin de Francueil, le même que Jean-Jacques Rousseau, dans ses Mémoires, et madame d'Épinay, dans sa Correspondance, désignent sous le nom de Francueil seulement, était l'homme charmant par excellence, comme on l'entendait au siècle dernier. Il n'était point de haute noblesse, étant fils de M. Dupin, fermier général, qui avait quitté l'épée pour la finance. Lui-même était receveur général {LP 57} à l'époque où il épousa ma grand'mère. C'était une famille bien apparentée et ancienne, ayant quatre in-folio de lignage bien établi par grimoire héraldique, avec vignettes coloriées, fort jolies bw. Quoi qu'il en soit, ma grand'mère {CL 42} hésita longtemps à faire cette alliance, non que l'âge de M. Dupin fût une objection capitale, mais parce que son entourage, à elle, le tenait pour un trop petit personnage à mettre en regard de Mademoiselle de Saxe, comtesse de Horn. Le préjugé céda devant des considérations de fortune, M. Dupin étant fort riche à cette époque. Pour ma grand'mère, l'ennui {LP 58} d'être séquestrée au couvent dans le plus bel âge de sa vie, les soins assidus, la grâce, l'esprit et l'aimable caractère de son vieux adorateur, eurent plus de poids que l'appât des richesses; après deux ou trois ans d'hésitation, durant lesquels il ne passa pas un jour sans venir au parloir déjeuner et causer avec elle, elle couronna son amour et devint madame Dupin*.

* Il paraîtrait qu'il y eut quelque opposition, je ne sais de quelle part, car ils allèrent se marier en Angleterre, dans la chapelle de l'ambassade, et firent ratifier ensuite leur union à Paris.

Elle m'a souvent parlé de ce mariage si lentement pesé et de ce grand-père que je n'ai pas connu. Elle m'a {Lub 40} dit bx {CL 43} que pendant dix ans qu'ils vécurent ensemble, il fut, avec son fils, la plus chère affection de sa vie; et bien qu'elle n'employât jamais le mot d'amour, que je n'ai jamais entendu sortir de ses lèvres à propos de lui ni de personne by, elle souriait quand elle m'entendait dire qu'il me paraissait impossible d'aimer un vieillard. « Un vieillard aime plus qu'un jeune homme, disait-elle, et il est impossible de ne pas aimer qui vous aime bz parfaitement. Je l'appelais mon vieux mari et mon papa. Il le voulait ainsi et ne m'appelait jamais que sa fille, même en public. Et puis, ajoutait-elle, est-ce qu'on était jamais vieux dans ce temps-là! C'est la révolution qui a amené la vieillesse dans le monde. Votre grand-père, ma fille, a été ca beau, {LP 59} élégant, soigné, gracieux, parfumé, enjoué, aimable, affectueux et d'une humeur égale jusqu'à l'heure de sa mort. Plus jeune, il avait été trop aimable pour avoir une vie aussi calme et je n'eusse peut-être pas été aussi heureuse avec lui, on me l'aurait trop disputé. Je suis convaincue que j'ai eu le meilleur âge de sa vie, et que jamais jeune homme n'a rendu une jeune femme aussi heureuse que je le fus; nous ne nous quittions pas d'un instant, et jamais je n'eus un instant d'ennui auprès de lui. Son esprit était une encyclopédie d'idées, de connaissances et de talents qui ne s'épuisa jamais pour moi. Il avait le don de savoir toujours s'occuper d'une manière agréable pour les autres autant que pour lui-même. Le jour il faisait de la musique avec moi; il était excellent violon, et faisait ses violons lui-même, car il était luthier, outre qu'il était horloger, architecte, tourneur, peintre, serrurier, décorateur, cuisinier, poëte, compositeur de musique, menuisier et qu'il brodait à merveille. Je ne sais pas ce qu'il n'était pas. Le malheur, c'est qu'il mangea sa fortune à satisfaire tous ces instincts divers, et à expérimenter toutes choses; mais je n'y vis que du feu, et nous nous {CL 44} ruinâmes le plus aimablement du monde. Le soir, quand nous n'étions pas en fête, il dessinait à côté de moi tandis que je faisais du parfilage, et nous nous faisions la {LP 60} lecture à tour de rôle; ou bien quelques amis charmants nous entouraient et tenaient en haleine son esprit fin et fécond par une agréable causerie. J'avais pour amies de jeunes femmes mariées d'une façon plus splendide, et qui pourtant ne se lassaient pas de me dire qu'elles m'enviaient bien cb mon vieux mari.

{Lub 41} » C'est qu'on savait vivre et mourir dans ce temps-là, disait-elle encore; on n'avait pas d'infirmités importunes. Si on avait la goutte, on marchait quand même et sans faire la grimace: on se cachait de souffrir par bonne éducation. On n'avait pas ces préoccupations d'affaires qui gâtent l'intérieur et rendent l'esprit épais. On savait se ruiner sans qu'il y parût, comme de beaux joueurs qui perdent sans montrer d'inquiétude et de dépit cc. On se serait fait porter demi-mort à une partie de chasse. On trouvait qu'il valait mieux mourir au bal ou à la comédie que dans son lit, entre quatre cierges et de vilains hommes noirs. On était philosophe, on ne jouait pas l'austérité, on l'avait parfois sans en faire montre. Quand on était sage, c'était par goût, et sans faire le pédant ou la prude. On jouissait de la vie, et, quand l'heure de la perdre était venue, on ne cherchait pas à dégoûter les autres de vivre. Le dernier adieu de mon vieux mari fut de m'engager à lui survivre longtemps et à me faire une vie heureuse. {LP 61} C'était la vraie manière de se faire regretter que de montrer un cœur si généreux. »

Certes, elle était agréable et séduisante, cette philosophie de la richesse, de l'indépendance, de la tolérance et de l'aménité; mais il fallait cinq ou six cent mille livres de rente pour la soutenir, et je ne vois pas trop comment en pouvaient profiter les misérables et les opprimés.

{CL 45} Elle échoua, cette philosophie, devant les expiations révolutionnaires, et les heureux du passé n'en gardèrent que l'art de savoir monter avec grâce sur l'échafaud, ce qui est beaucoup, j'en conviens; mais ce qui les aida à montrer cette dernière vaillance, ce fut le profond dégoût d'une vie où ils ne voyaient plus le moyen de s'amuser, et l'effroi d'un état social où il fallait admettre, au moins en principe, le droit de tous au bien-être et au loisir.

Avant d'aller plus loin, je parlerai d'une illustration qui était dans la famille de M. Dupin, illustration vraie et légitime, mais dont ni mon grand-père ni moi n'avons à revendiquer l'honneur et le profit intellectuel. Cette illustration, c'était madame Dupin de Chenonceaux, à laquelle je ne tiens en rien par le sang, puisqu'elle était seconde femme de M. Dupin le fermier général, et par conséquent belle-mère de M. Dupin de Francueil. Ce n'est pas une raison pour que je n'en parle pas. Je dois {Lub 42} d'autant plus le faire que, malgré la réputation d'esprit et de {LP 62} charme dont elle a joui, et les éloges que lui ont accordés ses contemporains, cette femme remarquable n'a jamais voulu occuper dans la république des lettres sérieuses la place qu'elle méritait cd.

Elle était Mademoiselle de Fontaines, et passa pour être la fille de Samuel Bernard, du moins Jean-Jacques Rousseau le rapporte. Elle apporta ce une dot considérable à M. Dupin; je ne me souviens plus lequel des deux possédait en propre la terre de Chenonceaux, mais il est certain qu'à eux deux ils réalisèrent une immense fortune. Ils avaient pour pied-à-terre à Paris l'hôtel Lambert, et pouvaient se piquer d'occuper tour à tour deux des plus belles résidences du monde.

On sait comment Jean-Jacques Rousseau devint secrétaire de M. Dupin, et habita Chenonceaux avec eux, comment il devint amoureux de madame Dupin, qui était belle comme un ange, et comment il risqua imprudemment une déclaration {CL 46} qui n'eut pas de succès. Il conserva néanmoins des relations d'amitié avec elle et avec son beau-fils Francueil.

Madame Dupin cultivait les lettres et la philosophie sans ostentation et sans attacher son nom aux ouvrages de son mari, dont cependant elle aurait pu, j'en suis certaine, revendiquer la meilleure partie et les meilleures idées. Leur critique étendue de l'esprit des lois est un très-bon ouvrage peu connu cf et peu apprécié, inférieur par la forme à celui {LP 63} de Montesquieu, mais supérieur dans le fond à beaucoup d'égards, et, par cela même qu'il émettait cg dans le monde des idées plus avancées, il dut passer inaperçu à côté du génie de Montesquieu, qui répondait à toutes les tendances et à toutes les aspirations politiques du moment*.

* Cet ouvrage ne se répandit guère. Madame de Pompadour, qui protégeait Montesquieu, obtint de M. Dupin qu'il anéantirait son livre, bien qu'il fût déjà imprimé et publié ch, J'ai pourtant le bonheur d'en avoir un exemplaire qui s'est conservé entre nos mains. Sans aucune prévention, ni amour-propre de famille, c'est un très bon livre, d'une critique serrée qui relève toutes les contradictions de L'Esprit des lois, et présente de temps à autre des aperçus beaucoup plus élevés sur la législation et la morale des nations.

M. et madame Dupin travaillaient ci à un ouvrage sur le mérite des femmes, lorsque Jean-Jacques vécut cj {Lub 43} auprès d'eux. Il les aidait à prendre des notes et à faire des recherches, et il entassa à ce sujet des {Presse 8/10/54 3} matériaux considérables qui subsistent encore à l'état de manuscrits au château de Chenonceaux. L'ouvrage ne fut point exécuté ck, à cause de la mort de M. Dupin, et madame Dupin, par modestie, ne publia jamais ses travaux. Certains résumés de ses opinions, écrits de sa propre main, sous l'humble titre d'Essais, mériteraient pourtant de voir le jour, ne fût-ce que comme document historique à joindre à l'histoire philosophique du siècle dernier. Cette aimable femme est de la famille des beaux et bons {LP 64} esprits de son temps, et il {CL 47} est peut-être beaucoup à regretter qu'elle n'ait pas consacré sa vie à développer et à répandre la lumière qu'elle portait dans son cœur.

Ce qui lui donne une physionomie très-particulière et très-originale au milieu de ces philosophes, c'est qu'elle est plus avancée que la plupart d'entre eux. Elle n'est point l'adepte de Rousseau. Elle n'a pas le talent de Rousseau; mais il n'a pas, lui, la force et l'élan de son âme. Elle procède d'une autre doctrine plus hardie et plus profonde, plus ancienne dans l'humanité, et plus nouvelle en apparence au dix-huitième siècle; elle est l'amie, l'élève ou le maître (qui sait?) d'un vieillard réputé extravagant, génie incomplet cl, privé du talent de la forme, et que je crois pourtant plus éclairé intérieurement de l'esprit de Dieu que Voltaire, Helvétius, Diderot et Rousseau lui-même: je parle de l'abbé de Saint-Pierre, qu'on appelait alors dans le monde le fameux abbé de Saint-Pierre, qualification ironique dont on lui fait grâce aujourd'hui qu'il est à peu près inconnu et oublié.

Il est des génies malheureux cm auxquels l'expression manque et qui, à moins de trouver un Platon pour les traduire au monde, tracent de pâles éclairs dans la nuit des temps, et emportent dans la tombe le secret de leur intelligence, l'inconnu de leur méditation, comme disait un membre de cette grande {LP 65} famille de muets ou de bègues illustres, Geoffroy Saint-Hilaire.

Leur impuissance semble un fait fatal, tandis que la forme la plus claire et la plus heureuse se trouve départie souvent à des hommes de courtes idées et de sentiments froids. Pour mon compte cn, je comprends fort bien que madame Dupin ait préféré les utopies de l'abbé de Saint-Pierre aux doctrines anglomanes de Montesquieu. Le {Lub 44} grand Rousseau n'eut pas autant de courage moral et de liberté d'esprit que cette femme généreuse. Chargé par elle de {CL 48} résumer le projet de paix perpétuelle de l'abbé de Saint-Pierre et la polysynodie, il le fit avec la clarté et la beauté de sa forme; mais il avoue avoir cru devoir passer les traits les plus hardis de l'auteur; et il renvoie au texte les lecteurs qui auront le courage d'y puiser eux-mêmes.

J'avoue que je n'aime pas beaucoup le système d'ironie adopté par Jean-Jacques Rousseau à l'égard des utopies de l'abbé de saint-Pierre, et les ménagements qu'il croit devoir feindre avec les puissances de son temps. Sa feinte, d'ailleurs, est trop habile ou trop maladroite; ou ce n'est pas de l'ironie assez évidente, et par là elle perd de sa force, ou elle n'est pas assez déguisée, et par là elle perd de sa prudence et de son effet. Il n'y a pas d'unité, il n'y a pas de fixité dans les jugements de Rousseau sur le philosophe de Chenonceaux; selon les époques de {LP 66} sa vie où les dégoûts de la persécution l'abattent plus ou moins lui-même, il le traite de grand homme ou de pauvre homme. En de certains endroits des Confessions, on dirait qu'il rougit de l'avoir admiré. Rousseau a tort. Pour manquer de talent, on n'est pas un pauvre homme. Le génie vient du cœur et ne réside pas dans la forme. Et puis, la critique principale qu'il lui adresse avec tous les critiques co de son temps, c'est de n'être point un homme pratique et d'avoir cru à la réalisation de ses réformes sociales. Il me semble pourtant que ce rêveur a vu plus clair que tous ses contemporains, et qu'il était beaucoup plus près des idées révolutionnaires cp, constitutionnelles, saint-simoniennes, et même de celles qu'on appelle aujourd'hui humanitaires, que son contemporain Montesquieu et ses successeurs Rousseau, Diderot, Voltaire, Helvétius, etc.

Car il y a eu de tout dans le vaste cerveau de l'abbé de Saint-Pierre, et, dans cette espèce de chaos de sa pensée, on trouve entassées pêle-mêle toutes les idées dont chacune a défrayé la vie entière d'hommes très-forts cq. Certainement, {CL 49} Saint-Simon procède de lui, madame Dupin, son élève, et M. Dupin, dans la Critique de l'Esprit des lois, sont ouvertement émancipateurs de la femme. Les divers essais de gouvernement qui se sont produits depuis cent ans, les principaux actes de la diplomatie européenne, et les simulacres de conseils {LP 67} princiers qu'on appelle alliances, ont emprunté aux théories {Lub 45} gouvernementales de l'abbé de Saint-Pierre des semblants (menteurs, il est vrai) de sagesse et de moralité. Quant à la philosophie de la paix perpétuelle, elle est dans l'esprit des plus nouvelles écoles philosophiques cr.

Il serait donc fort ridicule aujourd'hui de trouver l'abbé de Saint-Pierre ridicule, et de parler sans respect de celui que ses détracteurs mêmes appelaient l'homme de bien par excellence. N'eût-il conservé que ce titre pour tout bagage dans la postérité, c'est quelque chose de plus que celui de plus d'un grand homme cs de son temps.

Madame Dupin de Chenonceaux aima religieusement cet homme de bien, partagea ses idées, embellit sa vieillesse par des soins touchants et reçut à Chenonceaux son dernier soupir. J'y ai vu, dans la chambre même où il rendit à Dieu son âme généreuse, un portrait de lui fait peu de temps auparavant. Sa belle figure, à la fois douce et austère, a une certaine ressemblance de type avec celle de François Arago. Mais l'expression est autre, et déjà, d'ailleurs, les ombres de la mort ont envahi ce grand œil noir creusé par la souffrance, ces joues pâles dévastées par les années*.

* J'ai commis ici une petite erreur de fait que mon cousin M. de Villeneuve, héritier de Chenonceaux et de l'histoire {LP 68} de madame Dupin, me signale. L'abbé de Saint-Pierre mourut à Paris, mais bien peu de temps après avoir fait une maladie grave à Chenonceaux.

(Note de 1850.)        

{LP 68} Madame Dupin a laissé à Chenonceaux quelques écrits {CL 50} fort courts, mais très-pleins d'idées nettes et de nobles sentiments. Ce sont, en général, des pensées détachées, mais dont le lien est très-logique. Un petit traité du bonheur, en quelques pages, nous a paru un chef-d'œuvre. Et, pour en faire comprendre la portée philosophique, il nous suffit d'en transcrire les premiers mots: Tous les hommes ont un droit égal au bonheur textuellement: « Tous les hommes ont un droit égal au plaisir. » mais il ne faut pas que ce mot plaisir, qui a sa couleur locale comme un trumeau de cheminée, fasse équivoque et soit pris pour l'expression d'une pensée de la régence. Non, son véritable sens est un bonheur matériel, jouissance de la vie, bien-être, répartition des biens, comme on dirait aujourd'hui. Le titre de l'ouvrage, l'esprit chaste et sérieux dont il est empreint, ne peuvent laisser aucun doute sur le sens {Lub 46} moderne de cette formule égalitaire qui correspond à celle-ci: À chacun suivant ses besoins. C'est une idée assez avancée, je crois, tellement avancée, qu'aujourd'hui encore elle l'est trop pour la cervelle prudente de la plupart de nos penseurs et de nos {LP 69} politiques, et qu'il a fallu à l'illustre historien ct Louis Blanc un certain courage pour la proclamer et la développer*.

* J'écris ceci en juillet 1847. Qui sait si avant la publication de ces Mémoires un bouleversement social n'aura pas créé beaucoup de penseurs très-courageux?

Belle et charmante, simple, forte cu et calme, madame Dupin finit ses jours à Chenonceaux dans un âge très-avancé. La forme de ses écrits est aussi limpide que son âme, aussi délicate, souriante et fraîche que les traits de son visage. Cette forme est sienne, et la correction élégante n'y nuit point à l'originalité. Elle écrit la langue de son temps, mais elle a le tour de Montaigne, le trait de Bayle, et l'on voit que cette belle dame cv n'a pas craint de secouer la poussière des vieux maîtres. Elle ne les {CL 51} imite pas, mais elle se les est assimilés, comme un bon estomac nourri de bons aliments.

Il faut encore dire à sa louange que, de tous les anciens amis délaissés et soupçonnés par la douloureuse vieillesse de Rousseau, elle est peut-être la seule à laquelle il rende justice dans ses Confessions, et dont il avoue les bienfaits sans amertume. Elle fut bonne, même à Thérèse Levasseur et à son indigne famille. Elle fut bonne à tous, et réellement estimée; car l'orage révolutionnaire entra dans le royal manoir de Chenonceaux et respecta {LP 70} les cheveux blancs de la vieille dame. Toutes les mesures de rigueur se bornèrent à la confiscation de quelques tableaux historiques dont elle fit le sacrifice de bonne grâce aux exigences du moment. Sa tombe, simple et de bon goût, repose dans le parc de Chenonceaux sous de mélancoliques et frais ombrages. Touriste qui cueillez religieusement les feuilles de ces cyprès, sans autre motif que de rendre hommage à la vertueuse beauté aimée de Jean-Jacques, sachez qu'elle a droit à plus de respect encore. Elle a consolé cw la vieillesse de l'homme de bien de son temps; elle a été son disciple; elle a inspiré à son propre mari la théorie du respect pour son sexe; grand hommage rendu à la supériorité douce et modeste de son intelligence. Elle {Lub 47} a fait plus encore, elle a compris, elle, riche, belle et puissante, que tous les hommes avaient droit au bonheur. Honneur donc à celle qui fut belle comme la maîtresse d'un roi, sage comme une matrone, éclairée comme un vrai philosophe, et bonne comme un ange!

Une noble amitié qui fut calomniée, comme tout ce qui est naturel et bon dans le monde, unissait Francueil à sa belle-mère. Certes ce dut être pour lui un titre de plus à l'affection et à l'estime que ma grand'mère porta à son vieux mari. Le commerce d'une belle-mère comme la première madame Dupin, et celui d'une épouse comme la {CL 52} seconde, {LP 71} doivent imprimer cx un reflet de pure lumière sur la jeunesse et sur la vieillesse d'un homme. Les hommes doivent aux femmes plus qu'aux autres hommes ce qu'ils ont de bon ou de mauvais dans les hautes régions de l'âme, et c'est sous ce rapport qu'on pourrait leur dire: dis-moi qui tu aimes, et je te dirai qui tu es. Un homme pourrait vivre plus aisément dans la société cy avec le mépris des femmes qu'avec celui des hommes; mais devant Dieu, devant les arrêts de la justice qui voit tout et qui sait tout, le mépris des femmes lui serait beaucoup plus préjudiciable. Ce serait peut-être ici le prétexte d'une digression, je pourrais citer quelques excellentes pages de M. Dupin, mon arrière-grand-père, sur l'égalité de rang de l'homme et de la femme dans les desseins de Dieu et dans l'ordre de la nature. Mais j'y reviendrai plus à propos et plus longuement dans le récit de ma propre vie. 4


Variantes

  1. Les titres de parties n'apparaissent qu'avec {CL}.
  2. Chap. 2 [4. De la naissance et du libre-arbitre rayé] {Ms}CHAPITRE DEUXIÈME {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ II {CL}
  3. comme si [l'ouvrier rayé] l'artisan {Ms}
  4. le titre [auguste rayé] sacré {Ms}
  5. les pères [véritables rayé] légitimes {Ms}
  6. écrit [dernièrement rayé bleu] dans le Piccinino {Ms}
  7. et je n'ai fait {Ms} ♦ et je n'ai peut-être fait {Presse} et sq.
  8. méconnu et sacrifié {Ms}, {Presse}, {Lecou} ♦ méconnu est sacrifié {LP} ♦ méconnu et sacrifié {CL}
  9. À ce propos (et ce sera {Ms}, {Presse}, {Lecou} ♦ À ce propos (ce sera {LP} et sq.
  10. transmis, [deviendra rayé] sera {Ms}
  11. ont [bien senti rayé] cru {Ms}
  12. sans cela. / [L'Église rayé] L'ancienne théologie {Ms}
  13. de [sa propre rayé] [l'incapacité des rayé] l'insuffisance {Ms}
  14. tentation de Satan {Ms}, {Presse} ♦ tentations de Satan {Lecou} et sq.
  15. du diable [qui ne font qu'un rayé], qui doit céder, {Ms}
  16. Rousseau croyait {Ms}Rousseau pensait {Presse} ♦ Rousseau croyait {Lecou} et sq.
  17. fatalité [de l'existence de l'individu rayé] {Ms}
  18. théologie [jusqu'à Luther rayé] durant {Ms}
  19. par la foi. / Mais le passé, mais le présent? L'industrie seule progresse, un peu la science naturelle; le règne de la matière nous arrive, le règne de Dieu s'éloigne! / Oui, vous avez raison. Débarassés [sic] d'une foi erronée nous sommes pires que lorsque nous l'avions, tant il est vrai que nous ne pouvons nous passer de foi. L'homme fuyant la présence de Dieu, c'est Cain tuant son frère Abel. L'homme sans doctrine, sans dogme, sans idéal, sans communication avec la pensée de Dieu, sans commerce avec le ciel, est égaré, incomplet, malade, fou, à demi-mort. / Mais ce mal passera, il a été produit en nous par l'horreur du dogme de l'enfer auquel l'esprit humain se refuse, et par la tyrannie. Devant cet {Ms} ♦ par la foi. / Devant cet {Presse} et sq.
  20. jouent [un si petit rayé] le moindre rôle, et les réflexions {Ms}, {Presse}, {Lecou} ♦ jouent le moindre rôle, les réflexions {LP} et sq.
  21. vôtres. [Discutez et choisissez rayé]. Pesez {Ms}
  22. que de [la discussion rayé] l'examen {Ms}
  23. respect et l'idée de solidarité {Ms} ♦ respect et la solidarité {Presse} et sq.
  24. nourrice, ces vieilles {Ms} ♦ nourrice les vieilles {Presse} et sq.
  25. beaux [emblêmes rayé] attributs {Ms}
  26. honneur. [Laissez tomber dans le néant de l'inconnu si bon vous s... rayé] {Ms}
  27. [5. / Frédéric-Auguste — Aurore de Kœnigsmark — Maurice de Saxe et Aurore de Saxe rayé] {Ms}
  28. coquette [qui alla au devant de Charles XII pour rayé] {Ms}
  29. [moins débauché rayé] un peu moins débauché {Ms} ♦ mais non moins débauché {Presse} et sq.
  30. Sénat {Lub}
  31. était délicate; {Ms}était très-délicate; {Presse} ♦ était délicate; {Lecou}
  32. éclatante [quoique sans noblesse et même rayé] [plus que rayé] de ton et de vivacité plus que de lignes et de distinction. {Ms} ♦ éclatante de ton. {Presse} et sq.
  33. On voit qu'elle s'était [très rayé] fardée {Ms} ♦ On voit même qu'elle s'était fardée {Presse} et sq.
  34. l'encre [bouclés derrière rayé] sont relevés en arrière [ce qui rayé] par des agraffes {Ms}
  35. retrouvée [récemment rayé] habillée {Ms}
  36. Saxe, [peint par rayé], beau pastel de Latour. {Ms}
  37. franchise. / [En somme on aime cet homme-là rayé bleu] Il ne fut jamais marié et le chapitre de ses amours fit souvent {Ms} ♦ franchise. / Pourtant le chapitre de ses passions fit souvent {Presse} et sq.
  38. dans [les Mémoires rayé] la correspondance {Ms}
  39. Depuis Voici ce que je trouve... jusqu'à la fin de la citation de l'arrêt ({Lub} 32), le texte de {Ms} est une copie, de la main d'Émile Aucante, semble-t-il. (note de Georges Lubin)
  40. demoiselles de Verrières {Ms} ♦ demoiselles Verrières {Presse} et sq.
  41. Jean-Baptiste de la Rivière {CL} ♦ Jean-Baptiste de La Rivière {Lub} que nous suivons; de même deux fois quelques lignes plus loin, marquées du signe derrière le nom
  42. la paroisse de Saint-Gervais-et-Saint-Protais ♦ la paroisse de Saint-Gervais et Saint-Protais {Lub} que nous suivons
  43. arrêt, etc. » [Il résulte de cet étrange procès que la dite Aurore de Saxe, ma grand'mère, pourrait bien n'être pas la fille de Maurice de Saxe, mais cela ne me gêne pas rayé] {Ms}. Ces lignes sont fortement raturées, et la phrase qui les remplace (de Une autre preuve ..., à ... opinion publique) est d'une écriture plus tardive.
  44. J. B. Denisart {Lub}
  45. t. III, p. 704, Paris, 1771 {Lub}
  46. sœur du maréchal {Ms} ♦ nièce du maréchal {Presse} et sq.
  47. et [gouverneur de Strasbourg rayé] lieutenant de roi {Ms} ♦ et lieutenant du roi {Presse} et sq.
  48. mari. [On m'a raconté rayé] [J'ai entendu raconter cette histoire à demi-voix, à demi-mot dans mon enfance, à mon grand-oncle l'abbé, qui se vantait d'avoir été courageux et ferme plus que son âge ne le comportait alors, et d'avoir réussi à préserver sa sœur d'un grand danger. Il en était bien capable. C'était l'homme le plus franc, le plus [gracieux RAYE] brave en même temps que le plus aimable et le mieux doué de la nature. Je n'ai jamais vu d'aussi beau vieillard, et il parait que les dames l'avaient apprécié encore mieux dans sa jeunesse. Il ajoutait, dans son récit à l'oreille de ma mère (les enfans ont l'oreille fine!) qu'un médecin du comte de Horn s'en était mêlé, que le comte lui-même avait entendu raison. Enfin je crois que je comprends assez bien maintenant rayé bleu] Le médecin {Ms}
  49. à l'hôtel de ville; que sais-je? {Lub}
  50. tiré de quatre {Ms} ♦ tiré par quatre {Presse} et sq.
  51. très-magnifique {Ms}très magnifiquement {Presse} ♦ très-magnifique {Lecou} et sq.
  52. thermidor [la veille de l'exécution de sa sentence de mortrayé] {Ms}
  53. de vouloir bien passer {Ms} ♦ de vouloir passer {Presse} et sq.
  54. en 1767. Ma {Lub}
  55. dans [une grande rayé] l'aisance {Ms}
  56. belles et [entourées rayé] assez âgées {Ms}
  57. M. de la Harpe {CL} ♦ M. de La Harpe {Lub} que nous suivons
  58. ses pièces inédites {Ms} ♦ ses pièces encore inédites {Presse} et sq.
  59. développée [de très bonne heure rayé] encore {Ms}
  60. Le Devin {Lub}; de même ensuite Les Sauvages
  61. airs des vieux maîtres {Ms}, {Presse}, {Lecou} ♦ airs de vieux maîtres {LP} et sq.
  62. manière [pure et rayé] large {Ms}
  63. Elle n'a jamais eu {Ms} ♦ Elle n'eut jamais {Presse} et sq.
  64. de soi-même [et d'habitudes dignes et sérieuses rayé]. Elle ignora {Ms}
  65. et y entassa {Ms} ♦ et entassa {Presse}
  66. hardes, [cinq ou six rayé] deux ou trois {Ms}
  67. pour [ne point venir la rayé] s'en tourmenter {Ms}
  68. fort bien élevés {Ms}, {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ trop bien élevés {CL} ♦ fort bien élevés {Lub} (rétablissant la 1ère leçon)
  69. à Voltaire pour le prier de parler pour elle à Mr de Choiseul et qu'il lui répondit une lettre charmante, en lui promettant de s'y employer {Ms} ♦ à Voltaire [...] la duchesse de Choiseul {Presse} et sq.
  70. Madame la Dauphine {Lub}
  71. Monsieur le Dauphin et Madame la Dauphine {Lub}
  72. Mais s'il le fit, je l'ignore; et il est probable {Ms} ♦ Mais il est probable {Presse} et sq.
  73. vers l'âge de [vingt-cinq rayé] trente ans {Ms}
  74. [6. / Mr Dupin de Francueil et Mme Dupin de Chenonceauxrayé] {Ms}
  75. Après fort jolies, deux lignes raturées illisibles {Ms}
  76. Elle m'a dit {Ms} ♦ Elle me dit {Presse} ♦ Elle m'a dit {Lecou} et sq.
  77. de rien ni de personne {Ms} ♦ de lui ni de personne {Presse} et sq.
  78. qui nous aime {Ms} ♦ qui vous aime {Presse} ♦ qui nous aime {Lecou}, {LP} ♦ qui vous aime {CL}
  79. ma fille, [était rayé] a été {Ms}
  80. m'enviaient bien {Ms}m'enviaient {Presse} ♦ m'enviaient bien {Lecou} et sq.
  81. d'inquiétude et de dépit {Ms} ♦ d'inquiétude et de désir {Presse}, {Lecou} ♦ d'inquiétude et de dépit {LP} et sq.
  82. qu'elle méritait [d'occuper rayé] {Ms}
  83. le rapporte. Mais je ne le crois pas. Il n'y a rien de moins juif que le caractère et les idées philosophiques dont elle s'est nourrie. Elle apporta Ms ♦ le rapporte. Elle apporta {Presse} et sq.
  84. est un [excellent rayé] très bon ouvrage [trop rayé] peu connu {Ms}
  85. qu'il [traduit rayé] émettait {Ms}
  86. déjà imprimé et publié. {Ms} ♦ déjà imprimé. {Presse} ♦ déjà imprimé et publié. {Lecou}
  87. Mr et Mme Dupin [surtout rayé] travaillaient {Ms}
  88. Jean-Jacques [vint rayé] vécut {Ms}
  89. exécuté [mais il existe à Chenonceaux entre les mains de Mr de Villeneuve mon rayé] {Ms}
  90. génie [inédit rayé bleu] incomplet [add. bleu] {Ms}
  91. génies [incomplets et rayé bleu] malheureux {Ms}
  92. {Ms}: Depuis Pour mon compte ... jusqu'à ... de l'avoir admiré (milieu du paragraphe suivant), le passage est d'une autre encre et d'une écriture postérieure (note de Georges Lubin)
  93. avec [toute la critique rayé] tous les critiques {Ms}
  94. plus près [encore rayé] [de la révolution rayé] des idées {Ms}
  95. d'hommes [illustres rayé] très-forts. {Ms}
  96. philosophiques [et même dans la politique officielle. Mr de la Martine l'a répandu et vulgarisé chaque jour avec toute la force de son éloquence et tout l'élan de sa conviction rayé bleu] {Ms}. Une note, au verso du folio suivant, devait se rapporter au texte qui précède: [Mais il ne faut pas confondre le système de paix perpétuelle entre les nations avec le système de paix à tout prix de nos hommes d'état modernes. RAYE] {Ms}
  97. de tous les [philos.. rayé] grands hommes {Ms} ♦ de plus d'un grand homme {Presse} et sq.
  98. fallu [au noble rayé] à l'illustre historien {Ms}
  99. simple, [originale rayé], forte {Ms}
  100. cette [grande rayé] belle dame {Ms}
  101. elle a [fermé les yeux rayé] consolé {Ms}
  102. doit [jeter rayé] imprimer {Ms} ♦ doivent imprimer {Presse} et sq.
  103. {Ms}: Ce qui suit parait avoir été récrit après coup: l'écriture est plus tardive.

Notes

  1. {Presse} (La suite à demain.)
  2. George Sand écrit de horn; les documents varient et l'on trouve les orthographes: de Horne et Dehorne. {Lub} parfois rectifie en de Horne nous marquerons cela par le signe derrière le nom.
  3. Vers du Don Giovanni de W. A. Mozart, livret de Lorenzo da Ponte. C'est le début, à l'acte II, du n°23: récitatif qui précède le final.
  4. {Presse} (La suite à demain.)