GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-Lévy 1876

{Presse 5/10/54 1; LP T.1 1; CL [T.1 1]; Lub [T.1 3]} PREMIÈRE PARTIE
HISTOIRE D'UNE FAMILLE, DE FONTENOY
À MARENGO
a.

{Presse 6/11/54 1; LP ?; CL 370; Lub 307} XIV b

Court résumé. — Bataille de Marengo. — Turin, Milan en 1800. — Brigands sur les routes. — Mission. c



Mais si je continue l'histoire de mon père, on me dira peut-être que je tarde bien à tenir la promesse que j'ai faite de raconter ma propre histoire. Faut-il que je rappelle ici ce que j'ai dit au commencement de mon livre? Tout lecteur a la mémoire courte, et au risque de me répéter, je résumerai de nouveau ma pensée sur le travail que j'ai entrepris.

Toutes les existences sont solidaires les unes des autres, et tout être humain qui présenterait la sienne isolément, sans la rattacher à celle de ses semblables, n'offrirait qu'une énigme à débrouiller. La solidarité est bien plus évidente encore lorsqu'elle est immédiate comme celle qui rattache les enfants aux parents, les amis aux amis du passé et du présent, les contemporains aux contemporains de la veille et du jour même. Quant à moi (comme quant à vous tous), mes pensées, mes croyances et mes répulsions, mes instincts comme mes sentiments seraient un mystère, à mes propres yeux, et je ne pourrais les attribuer qu'au hasard, qui n'a jamais rien expliqué en ce monde, si je ne relisais pas dans le passé la page qui précède celle où mon individualité est inscrite dans le livre universel. Cette individualité n'a par elle seule ni signification ni importance aucune. Elle ne prend un sens quelconque qu'en devenant une parcelle de la vie générale, en se fondant avec l'individualité de chacun {CL 371} de mes semblables, et c'est par là qu'elle devient de l'histoire. d

{Lub 308} En outre de cette vérité banale et que personne, j'imagine, ne contestera, j'ai exposé la grande influence que j'attribue à l'hérédité d'organisation, et qui me paraît une vérité aussi banale que l'autre. Je n'ai pas conclu et je me garderais bien de conclure que cette hérédité dût entraîner une fatalité absolue; mais elle a assez d'influence sur nous pour empêcher que notre liberté soit absolue. Les mêmes instincts, les mêmes tendances produisent des résultats différents, parce que le milieu que nous traversons n'est jamais identique au milieu traversé par ceux qui nous ont précédés. Il y a encore cette distinction à faire, que toute tendance, même dangereuse en apparence, peut être dirigée vers le bien; que l'instinct de la violence peut devenir la férocité ou la bravoure, selon les enseignements et les circonstances; de même que celui de la tendresse peut devenir le dévouement ou la faiblesse. Identité d'éléments, diversité infinie dans la combinaison de ces éléments, c'est la loi invariable qui préside à toutes choses dans l'univers, et il est impossible de rien comprendre sans constater cette loi. L'affaire de la raison et de la conscience humaine, c'est de trouver un équilibre et une harmonie entre ces deux termes, l'identité et la diversité. C'est l'action de Dieu dans la création universelle, c'est la logique de l'homme dans le gouvernement de sa propre existence.

Ceci e posé, et pour n'y plus revenir, j'affirme que je ne pourrais pas raconter et expliquer ma vie sans avoir raconté et fait comprendre celle de mes parents. C'est aussi nécessaire dans l'histoire des individus que dans l'histoire du genre humain. Lisez à part une page de la Révolution ou de l'Empire, vous n'y comprendrez rien si vous ne connaissez toute l'histoire antérieure de la Révolution et de {CL 372} l'Empire; et pour comprendre la révolution et l'empire, encore vous faut-il connaître toute l'histoire de l'humanité. Je raconte ici une histoire intime. L'humanité a son histoire intime dans chaque homme. Il faut donc que j'embrasse une période d'environ cent ans pour raconter quarante ans de ma vie.

Je ne puis coordonner sans cela mes souvenirs. J'ai traversé l'Empire et la Restauration. J'étais trop jeune au commencement pour comprendre par moi-même l'histoire qui se faisait sous mes yeux et qui s'agitait autour de moi; j'ai compris alors tantôt par persuasion, {Lub 309} tantôt par réaction, à travers les impressions de mes parents. Eux, ils avaient traversé l'ancienne monarchie et la révolution. Sans leurs impressions, les miennes eussent été beaucoup plus vagues, et il est douteux que j'eusse conservé des premiers temps de ma vie un souvenir aussi net que celui que j'ai. — Or, ces premières impressions, quand elles ont été vives, ont une importance énorme, et tout le reste de notre vie n'en est souvent que la conséquence la plus rigoureuse.



SUITE
DE L'HISTOIRE DE MON PÈRE



J'ai laissé mon jeune soldat quittant le fort de Bard, et pour rappeler sa situation au lecteur, je citerai, d'une lettre datée d'Ivrea et adressée par lui à son neveu René de Villeneuve, quelques fragments à propos des mêmes événements.

Mais d'abord je dirai comment mon père, âgé de vingt {CL 373} et un ans, avait un neveu, son ami et son camarade, plus âgé d'un ou deux ans que lui-même. M. Dupin de Francueil avait soixante ans lorsqu'il épousa ma grand'mère. Il avait été marié en premières noces avec Mademoiselle Bouilloud, dont il avait eu une fille. Cette fille avait épousé M. de Villeneuve, neveu de Madame Dupin de Chenonceaux, et en avait eu deux fils, René et Auguste, que mon père aima toujours comme ses frères. On peut croire qu'ils le plaisantaient beaucoup sur la gravité de son rôle d'oncle, et qu'il leur fit grâce du respect que son titre réclamait. Une affaire de succession avait élevé quelques différends entre leurs hommes d'affaires, et voici comment, aujourd'hui, mon cousin René s'explique avec moi sur cette contestation. — « Les gens d'affaires trouvaient des motifs de chicane, des chances de gain pour nous à entamer un procès. Il s'agissait d'une maison et de trente mille francs légués par M. de Rochefort, petit-fils de madame Dupin de Chenonceaux, à notre cher Maurice. Maurice, mon frère et moi, nous répondions aux gens d'affaire que nous nous aimions trop pour nous disputer sur quoi que ce soit; que s'ils tenaient cependant à se quereller entre eux, {Lub 310} nous leur donnions la permission de se battre. J'ignore s'ils en profitèrent, mais nos débats de famille furent ainsi terminés. »

Ces trois jeunes gens étaient bons et désintéressés, sans aucun doute, mais le temps aussi valait mieux que celui où nous sommes. Malgré les vices du gouvernement directorial, malgré l'anarchie des idées, la tourmente révolutionnaire avait laissé dans les esprits quelque chose de chevaleresque. On avait souffert, on s'était habitué à perdre sa fortune sans lâcheté, à la recouvrer sans avarice, et il est certain que le malheur et le danger sont de salutaires épreuves. L'humanité n'est pas encore assez pure pour ne pas contracter les vices de l'égoïsme dans le repos et dans {CL 374} les jouissances matérielles. Aujourd'hui l'on trouverait bien peu de familles où des collatéraux, en présence d'un héritage contestable, termineraient leur différend en s'embrassant et en riant à la barbe des procureurs.

Dans la lettre que mon père écrivit d'Ivrea à l'aîné de ses neveux, il raconte encore le passage du Saint-Bernard et l'attaque du fort de Bard. Les fragments que je vais transcrire montrent combien on agissait gaiement et sans la moindre pensée de vanterie dans ce beau moment de notre histoire.

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« J'arrive au pied d'un roc, près d'un précipice où mon état-major s'était perché. Je me présente au général, il me reçoit, je m'installe, je présente mon respect à Buonaparte. La même nuit il ordonne l'attaque du fort de Bard. Je me trouve à l'assaut avec mon général*. Les boulets, les bombes, les grenades, les obus grondent, roulent, tonnent, éclatent de tous côtés, nous sommes battus, je ne suis point blessé.

« Nous tournons le fort en grimpant à travers des rochers et des abîmes. Buonaparte grimpe avec nous. Plusieurs hommes roulent dans les précipices. Nous descendons enfin dans la plaine , on s'y battait. Un hussard venait de prendre un beau cheval. Je l'achète, et me voilà monté, chose assez nécessaire à la guerre. Ce {Lub 311} matin, je porte un ordre aux avant-postes; je trouve les chemins jonchés de cadavres. Demain ou cette nuit, nous avons une bataille rangée. Buonaparte n'est pas patient, il veut absolument avancer. Nous y sommes tous fort disposés.

[{Lub 310}] * Je me trouve est bien joli. On a vu qu'il y avait été sans ordres, sans cheval, et pour le plaisir.

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{CL 375} « Nous dévastons un pays admirable. Le sang, le carnage, la désolation marchent à notre suite. Nos traces sont marquées par des morts et des ruines. On a beau vouloir ménager les habitants, l'opiniâtreté des Autrichiens nous force à tout canonner. J'en gémis tout le premier, et tout le premier pourtant cette maudite passion des conquêtes et de la gloire me saisit et me fait désirer impatiemment qu'on se batte et qu'on avance. f

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« Si tu savais, mon ami, comme je t'ai regretté en passant le Saint-Bernard! Comme tu te serais amusé! La route, si on peut appeler cela une route, était encombrée d'avalanches tombées dans la nuit. On faisait un pas, on en reculait trois. À chaque instant on entrait dans la neige jusqu'aux oreilles. Arrivés au couvent, les moines nous firent déjeuner. Un procédé si noble me transporta pour leur institution... Ils me montrèrent leurs gros chiens; ce sont vraiment des animaux de la plus belle tournure et de la plus agréable physionomie. Je leur fis mille honnêtetés dont ils parurent très-satisfaits; enfin moines, chiens et militaires nous nous quittâmes fort bons amis.

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« Si l'on pouvait choisir son existence, la mienne serait de vivre auprès de mes chers neveux, de les faire enrager du matin au soir, et, par-dessus tout cela, de leur faire des discours et des explications à dormir debout. En dépit de la guerre et des conquêtes, je verrai accomplir ce beau souhait, et, en attendant, mon ami, je t'embrasse, en te répétant que ma vive amitié pour toi est à l'épreuve du temps et de l'absence, de l'intérêt, de toutes les considérations vulgaires, et même de la bombe et du boulet. »

{CL 376; Lub 312} LETTRE LV g

DE MAURICE À SA MÈRE

Stradella, 21 prairial.

Nous courons comme des diables. Hier, nous avons passé le Pô et rossé l'ennemi. Je suis très-fatigué, toujours à cheval, chargé de missions délicates et pénibles; je m'en suis tiré assez bien, et t'en donnerai des détails lorsque j'aurai un peu de temps. Ce soir, je n'ai que celui de t'embrasser et de te dire que je t'aime.

LETTRE LVI h

Au quartier général à Torre di Garofolo i,
le 27 prairial an VIII.

Historiens, taillez vos plumes; poëtes, montez sur Pégase; peintres, apprêtez vos pinceaux; journalistes, mentez tout à votre aise! jamais sujet plus beau ne vous fut offert. Pour moi, ma bonne mère, je vais te conter le fait tel que je l'ai vu et tel qu'il s'est passé.

Après la glorieuse affaire de Montebello, nous arrivons le 23 à Voghera. Le lendemain nous en partons à six heures du matin, conduits par notre héros, et à quatre heures de l'après-midi nous arrivons dans les plaines de San Giuliano. Nous y trouvons l'ennemi, nous l'attaquons, nous le battons et l'acculons à la Bormida, sous les murs d'Alexandrie. La nuit sépare les combattants; le premier consul et le général en chef vont se loger dans une ferme {CL 377} à Torre di Garofolo. Nous nous étendons par terre sans souper, et l'on dort.

Le lendemain matin, l'ennemi nous attaque. Nous nous rendons sur le champ de bataille et nous y trouvons l'affaire engagée. C'était sur un front de deux lieues. Une canonnade et une fusillade à rendre sourd! Jamais, au rapport des plus anciens, on n'avait vu l'ennemi si fort en artillerie. Sur les neuf heures, le carnage devenait tel, que deux colonnes rétrogades de blessés et de gens qui les portaient s'étaient formées sur la route de Marengo à Torre di Garofolo. Déjà nos bataillons étaient repoussés {Lub 313} de Marengo. La droite était tournée par l'ennemi, dont l'artillerie formait un feu croisé avec le centre. Les boulets pleuvaient de toutes parts. L'état-major était alors réuni. Un boulet passe sous le ventre du cheval de l'aide de camp du général Dupont. Un autre frise la croupe de mon cheval. Un obus tombe au milieu de nous, éclate et ne blesse personne. On délibère pourtant sur ce qu'il est bon de faire. Le général en chef envoie à la gauche un de ses aides de camp nommé Laborde, avec qui je suis assez lié. Il n'a pas fait cent pas que son cheval est tué. Je vais à la gauche avec l'adjudant général Stabenrath. Chemin faisant, nous trouvons un peloton du 1er de dragons. Le chef s'avance vers nous tristement, nous montre douze hommes qu'il avait avec lui et nous dit que c'est le reste de cinquante qui formaient son peloton le matin. Pendant qu'il parlait, un boulet passe sous le nez de mon cheval, et l'étourdit tellement qu'il se renverse sur moi comme mort. Je me dégage lestement de dessous lui. Je le croyais tué et fus fort étonné quand je le vis se relever. Il n'avait aucun mal. Je remonte dessus et nous nous rendons à la gauche, l'adjudant général et moi. Nous la trouvons rétrogradant, nous rallions de notre mieux un bataillon. Mais à peine l'était-il, que nous voyons encore plus sur la gauche une {CL 378} colonne de fuyards courant à toutes jambes. Le général m'envoie l'arrêter. C'était là chose impossible. Je trouve l'infanterie pêle-mêle avec la cavalerie, les bagages et les chevaux de main, les blessés abandonnés sur la route et écrasés par les caissons et l'artillerie. Des cris affreux, une poussière à ne pas voir à deux pas de soi. Dans cette extrémité, je me jette hors de la route et cours en avant, criant halte à la tête! Je cours toujours: pas un chef, pas un officier. Je rencontre Caulaincourt le jeune, blessé à la tête et fuyant emporté par son cheval. Enfin je trouve un aide de camp. Nous faisons nos efforts pour arrêter le {Presse 6/11/54 2} désordre. Nous donnons des coups de plat de sabre aux uns, des éloges aux autres, car parmi ces désespérés il y avait encore bien des braves. Je descends de cheval, je fais mettre une pièce en batterie, je forme un peloton. J'en veux former un second. À peine avais-je commencé que le premier avait déjà déguerpi. Nous abandonnons l'entreprise et courons rejoindre le général en chef. Nous voyons Buonaparte battre en retraite.

{Lub 314} Il était deux heures; nous avions déjà perdu, tant prises que démontées, douze pièces de canon. La consternation était générale, les chevaux et les hommes harassés de fatigue. Les blessés encombraient les routes. Je voyais déjà le Pô, le Tésin à repasser, un pays à traverser dont chaque habitant est notre ennemi, lorsqu'au milieu de ces tristes réflexions un bruit consolateur vient ranimer nos courages. Les divisions Desaix et Kellermann arrivent avec treize pièces de canon. On retrouve des forces, on arrête les fuyards. Les divisions arrivent. On bat la charge et on retourne sur ses pas. On enfonce l'ennemi, il fuit à son tour, l'enthousiasme est à son comble. On charge en riant. Nous prenons huit drapeaux, six mille hommes, deux généraux, vingt pièces de canon, et la nuit seule dérobe le reste à notre fureur.

{CL 379} Le lendemain matin, le général Mélas envoie un parlementaire. C'était un général, on le reçoit dans la cour de notre ferme au son de la musique de la garde consulaire, et toute la garde sous les armes. Il apporte des propositions. On nous cède Gênes, Milan, Tortone, Alexandrie, Acqui, Pizzighettone, enfin une partie de l'Italie et le Milanais. Ils s'avouent vaincus. Nous allons aujourd'hui dîner chez eux à Alexandrie. L'armistice est conclu. Nous donnerons des ordres j dans le palais du général Mélas. Les officiers autrichiens viennent me demander de parler pour eux au général Dupont. C'est en vérité trop plaisant. Aujourd'hui l'armée française et l'armée autrichienne n'en forment plus qu'une. Les officiers impériaux enragent de se voir ainsi donner des lois. Mais ils ont beau enrager, ils sont battus. Væ victis!.

Ce soir le général Stabenrath, nommé pour l'exécution des articles du traité, et avec lequel j'étais le matin de la bataille, m'a dit en me serrant la main qu'il était content de moi, que j'avais été comme un beau diable, et que le générai Dupont en était instruit. Dans le fait je puis te dire, ma bonne mère, que j'ai été ce qui s'appelle ferme, et toute la journée sous le boulet. Nous avons un nombre infini de blessés, et comme ils le sont tous par le canon, très-peu en reviendront. On en apporta hier une centaine au quartier général, et ce matin la cour était pleine de morts. La plaine de Marengo est jonchée de cadavres sur un espace de deux lieues. L'air est empesté, la chaleur étouffante. Nous allons demain à Tortone; {Lub 315} j'en suis fort aise, car outre que l'on meurt de faim ici, l'infection devient telle que dans deux jours il ne serait plus possible d'y tenir. Et quel spectacle! on ne s'habitue pas à cela.

Pourtant nous sommes tous de fort bonne humeur, voiià la guerre! Le général en chef a des aides de camp fort aimables et qui me témoignent beaucoup d'amitié. Plus {CL 380} d'inquiétude, ma bonne mère; voilà la paix. Dors sur tes deux oreilles k. Bientôt nous n'aurons plus qu'à nous reposer sur nos lauriers. Le général Dupont va me faire lieutenant. Vraiment j'allais oublier de te le dire, tant je me suis oublié depuis quelques jours. Comme son aide de camp a été blessé, je lui en sers provisoirement.

Adieu, ma bonne mère; je suis harassé de fatigue et vais me coucher sur la paille. Je t'embrasse de toute mon âme. À Milan, où nous allons ces jours-ci, je t'en dirai plus long et j'écrirai à mon oncle de Beaumont.

LETTRE LVII l

Au citoyen Beaumont, à l'hôtel de Bouillon,
quai Malaquais, Paris.

Turin, le ... messidor an VIII
(juin ou juillet 1800).

Pim, pan, pouf, patatra! en avant! sonne la charge! en retraite, en batterie! nous sommes perdus! victoire! sauve qui peut! Courez à droite, à gauche, au milieu! revenez, restez, partez, dépêchons-nous! Gare l'obus! au galop! Baisse la tête, voilà un boulet qui ricoche... Des morts, des blessés, des jambes de moins, des bras emportés, des prisonniers, des bagages, des chevaux, des mulets; des cris de rage, des cris de victoire, des cris de douleur, une poussière du diable, une chaleur d'enfer, des f..., des b..., des m..., un charivari, une confusion, une bagarre magnifique: voilà, mon bon et aimable oncle, en deux mots, l'aperçu clair et net de la bataille de Marengo, dont votre neveu est revenu {CL 381} très-bien portant, après avoir été culbuté lui et son cheval, par le passage d'un boulet, et avoir été régalé pendant quinze heures {Lub 316} par les Autrichiens du feu de trente pièces de canon, de vingt obusiers et de trente mille fusils. Cependant tout n'est pas si brutal, car le général en chef, content de mon sang-froid et de la manière dont j'avais rallié des fuyards pour les ramener au combat, m'a nommé lieutenant sur le champ de bataille de Marengo. Je n'ai donc plus qu'un fil dans mon épaulette. Maintenant, couvert de gloire et de lauriers, après avoir été dîner chez papa Mêlas et lui avoir donné nos ordres dans son palais d'Alexandrie, nous sommes revenus à Turin avec mon général, nommé ministre extraordinaire du gouvernement français, et nous donnons des lois au Piémont, logés au palais du duc d'Aoste, ayant chevaux, voitures, spectacles, bonne table, etc. Le général Dupont a sagement congédié tout son état-major; il n'a conservé que ses deux aides de camp et moi, de manière que me voilà adjoint tout seul au ministre. Comme je n'entends pas grand'chose aux affaires, je donne mes audiences dans la salle à manger, parce que, par principe, je ne parle jamais mieux que quand je suis dans mon assiette. C'est avec de telles maximes qu'on gouverne sagement les empires.

Malheureusement voilà la guerre terminée; tant pis, car encore trois ou quatre culbutes sur la poussière des champs de bataille, et j'étais général. Cependant je ne perds pas courage. Quelque beau matin, les affaires se brouilleront encore, et nous rattraperons le temps perdu, en nous retapant sur nouveaux frais.

Ne m'en veuillez pas, mon bon oncle, d'être resté si longtemps sans vous écrire. Mais nos courses, nos conquêtes, nos victoires m'ont absolument pris tous mes instants. Désormais je serai plus exact. Je n'y aurai pas grand'peine, je n'aurai qu'à suivre le mouvement de mon {CL 382} cœur il me ramène toujours vers mon bon oncle, que j'embrasse de toute mon âme.

Je prie M. de Bouillon d'agréer l'hommage de mon respect.

MAURICE.

Dans une troisième lettre sur la bataille de Marengo, lettre adressée aux jeunes Villeneuve et commençant ainsi: Or, écoutez, mes chers neveux, mon père ajoute quelques circonstances omises à dessein dans ses autres {Lub 317} lettres. « Votre respectable oncle, après avoir été frisé par un boulet, culbuté par un autre, lui et son cheval, avoir reçu dans la poitrine un coup de crosse, ce qui lui procura un petit crachement de sang qui dura une heure, et dont il se guérit en courant toute la journée au grand trot et au grand galop, etc. Au reste, mes amis, si je ne me suis pas fait tuer, ce n'est pas ma faute. . . . . Le détail de toutes nos misères serait trop long, mais figurez-vous ce que c'est que de rester trois grands jours dans des plaines brûlantes, sans rien manger À Torre di Garofolo, nous avions pour tout soulagement un puits pour quatorze cents honmies. »

Il finit en disant: « Recevez, mes bons amis, vingt-trois embrassades chacun, et présentez mes respects à ces dames. » m

LETTRE LVIII

À la citoyenne Dupin, rue de la Ville-l'Évêque,
n° 1305, Faubourg Honoré, Paris

Turin, le 10 messidor an VIII (juin 1800).

Gloire, honneur aux vainqueurs! Le général Dupont quitte Milan pour être à Turin eu Qualité de ministre {CL 383} extraordinaire de la République française, et pour organiser le gouvernement piémontais. Il congédie en partant tout son état-major, qui, ainsi que j'ai dû te le dire, était fort tristement composé, et il ne garde que ses deux aides de camp et moi. Nous voilà donc souverains et nous gobergeant comme des potentats. En arrivant ici j'ai trouvé un brevet de lieutenant. Le général Dupont en a fait la demande au général en chef, qui en a rédigé les termes lui-même: Nomme le citoyen Dupin lieutenant sur le champ de bataille de Marengo. Ma foi, c'est une jolie date! je n'ai plus qu'un pas à faire pour être capitaine, et non pas dix ans à attendre comme certaines gens te le disaient. J'ai reçu mes chevaux en bonne santé à Milan, et leur belle tournure y a fait grande sensation.

Celui qui va te porter et te remettre ma lettre est le meilleur et le plus aimable garçon de la terre, brave {Lub 318} comme un canon, fou comme un braque; il a été nommé chef d'escadron sur le champ de bataille. C'est Laborde, aide de camp de Berthier, celui qui eut son cheval tué sous lui à Marengo. Il est aimé et estimé du consul et de tous les généraux. Il m'a marqué beaucoup d'amitié, m'a fait valoir de son mieux, et entin m'a servi en ami. Je n'ai pas besoin de t'engager à le recevoir à merveille. Maintenant me voilà débarrassé de cette foule d'adjoints de toutes les espèces, seul conservé, et faisant les fonctions d'aide de camp du ministre plénipotentiaire.

Les Italiens qui nous trahissaient hier sont ceux qui aujourd'hui nous assomment de leurs salutations, adulations, protestations, courbettes et bassesses. Ce sont les plus plates gens du monde. Ils croient nous faire grand plaisir, quand nous entrons au spectacle, de faire jouer le Ça ira. Passe encore pour la Marseillaise mais je veux que la peste m'étouffe s'ils la jouent de bon cœur!

Je voudrais bien que ton séjour à Paris se prolongeât, {CL 384} car le général Dupont va, dit-on, y retourner sous peu de jours, et je l'y suivrais. Quel bonheur de t'embrasser sitôt et après une campagne où, Dieu merci, tu n'as pas eu le temps d'être inquiète! Je n'ai pas celui de t'en dire davantage, ma bonne mère, sur nos grandeurs et nos splendeurs de Turin, que je changerais de bon cœur pour nos petites chambres de Paris avec toi.

Laborde part, et vite adieu. Je t'embrasse.

LETTRE LIX

Turin, le 10 thermidor an VIII.

Je savais déjà, ma bonne mère, que nous allions être remplacés à Turin par Jourdan, et le général, pour avoir les détails sur ce remplacement, nous avait envoyés avant-hier à Milan, Morin et moi, auprès du général Masséna. Nous sommes revenus ce soir avec une réponse très-satisfaisante. Masséna, après nous avoir très-bien reçus, nous chargea de dire au général Dupont que, dans le cas où il quitterait Milan, il serait toujours reçu par lui en camarade, et employé de la manière la plus convenable. Par conséquent, si la guerre recommence, comme Masséna l'a dit pendant le dîner, nous irons probablement {Lub 319} commander une division. Tout cela m'arrangerait parfaitement, car jamais je n'ai été si avide de combats et de gloire. Puis, tout bien considéré, c'est un sot métier que le nôtre quand on ne se bat pas. Quand nous ne tuons personne, on a toujours l'air de nous demander ce que nous faisons de nos sabres et de nos uniformes, et nous sommes regardés comme les êtres les plus inutiles de la société. Mais cent bouches d'airain, cent bataillons viennent-ils menacer notre territoire, bien vite on nous proclame les vengeurs, les {CL 385} soutiens, les héros de la France. Nous sommes comme les manteaux, dont on se sert quand on voit venir la pluie, et qu'on oublie quand il fait beau.

J'ai retrouvé Milan bien différent de ce qu'il était à notre premier passage. Ce n'est plus cette cité effrayée et incertaine de son sort, ces rues désertes, ces habitants consternés. C'est l'image de l'abondance, du luxe et des plaisirs. Le cours est brillant comme l'étaient jadis nos boulevards. Quatre files de voitures et de wiskis y circulent tous les soirs. Les bals sont superbes, et à Milan comme à Paris, les émigrés sont enchantés de venir respirer l'air natal. On donnait au grand théâtre le Barbier de Séville de Paesiello. J'en ai été enchanté. Le morceau que chante Almaviva déguisé en maître de musique est une mélodie ravissante. Le quinque dans lequel on envoie Basile al letto est d'une richesse d'harmonie et d'un effet remarquables. Je conçois maintenant comment on passe sur l'ennui de récitatifs et d'intrigues, que les chanteurs ne se donnent pas la peine de jouer pour arriver à de pareilles beautés.

À notre retour, le général m'a questionné longuement sur notre voyage. C'était une joie incroyable dans la maison de nous revoir. On avait fait courir le bruit que nous avions été assassinés sur la route. En effet, elle est fort dangereuse, et, la veille de notre passage, il y avait eu deux voitures attaquées et pillées, et un courrier tué. Nous avions pris, Morin et moi, de vigoureux moyens de défense. D'abord notre voiture était une calèche découverte, d'où nous pouvions voir venir, et très-élevée, de manière à pouvoir surveiller la route et les postillons. Ensuite nous avions chacun un fusil à deux coups chargé à balles et à chevrotines, deux pistolets et nos sabres. Toutes ces précautions ne furent point inutiles. À Buffalora, {Lub 320} le maître de poste fit difficulté de nous donner des chevaux, disant que nous serions attaqués. Il était onze heures du soir. Nous ne {CL 386} tînmes compte de ses frayeurs, et nous partîmes. Au bout d'une heure de marche, comme je regardais continuellement à droite et à gauche dans les hautes haies qui bordent la route, je vis distinctement des hommes qui en sortaient par un passage étroit. Aussitôt je me lève et je les couche en joue. Morin en fit autant, et notre contenance effraya les autres, que nous vîmes apparaître et disparaître au même instant. Ils sont plusieurs bandes assez bien organisées, mais pas encore aguerries. Si on les laisse faire, ils vous attaquent en plein jour. Si on ne les craint pas, ils fuient dans les ténèbres. On ne conçoit pas que dans un pays si riche les habitants soient des brigands, et pourtant ce sont tous des paysans et même les habitants des villages, et ils font souvent leurs coups à la porte de leurs demeures.

Tu me grondes d'avoir été si longtemps sans t'écrire. Je n'y comprends rien. Je n'ai point passé vingt-sept jours sans te donner de mes nouvelles, et je t'ai écrit le surlendemain de la bataille. Au reste, en un mot comme en cent, ne sois jamais inquiète sur moi. Jamais il ne m'arrive rien de fâcheux. C'est un principe.

Adieu, ma bonne mère, je t'aime et je t'embrasse de toute mon âme J'embrasse bien tendrement mon bon, mon vrai ami Deschartres; je veux qu'il ne soit pas fâché contre moi si je ne lui écris pas. C'est tout au plus si j'ai le temps de t'écrire, à toi, et te donner de mes nouvelles c'est lui en donner aussi. J'embrasse ma chère vieille bonne, je ne l'oublie pas. Envoie-moi donc l'adresse de Lefournier, je ne la sais pas, et je crois que je ne la saurai jamais, si tu ne me la donnes en lettres d'affiches.

{CL 387} LETTRE LX n

Milan, le ... fructidor an VIII (septembre 1800).

Il y a bien longtemps que je ne t'ai écrit, ma bonne mère; mais les derniers temps de notre séjour à Turin ont été si remplis, nous avons eu tant à faire pour mettre en ordre le reste de notre ministère! À peine arrivés à Milan, nous avons eu tant de visites à rendre avec le {Lub 321} général Dupont, que, jusqu'à présent, je n'ai pu te donner de mes nouvelles. Le général continue à me montrer beaucoup d'intérêt. Tes lettres n'y ont pas peu contribué. Je suis de tous ses voyages, de toutes ses parties. Il a laissé à Turin Decouchy et Merlin o, et quoiqu'il m'eût donné, le soir de son départ, l'ordre d'accompagner à Paris le monument qu'il envoie pour Desaix, une heure après que je fus couché il me fit réveiller pour partir avec lui. J'en fus fort aise, car c'eût été une grande et sotte corvée que d'escorter vingt voitures et d'aller passer quelques jours à Paris quand tu n'y es plus. Le général vient d'être nommé lieutenant général. Il commande dix-huit mille hommes qui forment l'aile droite. Brune a passé aujourd'hui la revue de la division avec lui, et nous partons demain soir pour Bologne. Nous passons par Modène, Reggio et Plaisance. Tu vois que je suis un jeune homme qui fera du chemin, sinon son chemin. Mes chevaux et mes gens sont restés à Turin avec ceux du général, et vont venir nous rejoindre à Bologne.

Nous p passons notre temps ici à courir en voiture et à faire des dîners. Nous en faisons de fort bons chez Pétiet, le ministre de France. Le soir, nous allons au cours et au {CL 388} spectacle, qui est magnifique. Il y a une cantatrice et un ténor admirables Les ballets sont fort mal dansés, mais les décorations superbes. En somme, forcé de m'amuser par ordre, je prends le parti de m'amuser pour tout de bon. Milan est fort agréable, mais je suis fort content de m'en aller. Tout cela est bel et bon; mais deux mois passés dans les plaisirs ne vous avancent pas plus que si vous aviez dormi deux mois. Et deux mois passés dans les camps peuvent me faire capitaine. Et puis il faut courir et voyager quand on est jeune; cette coutume date de Télémaque.

Adieu, ma bonne mère, il faut que j'aille faire mon portemanteau. Je t'embrasse de toute mon âme. q



FIN
DE LA PREMIÉRE PARTIE 1




Variantes

  1. Les titres de parties n'apparaissent qu'avec {CL}.
  2. CHAPITRE QUATORZIÈME {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ XIV {CL}
  3. {Presse} soude le premier chapitre de la deuxième partie à celui-ci; à cause de cela et aussi des interruptions, l'argument du chapitre se présente différemment: Court résumé. — Bataille de Marengo. — Turin, Milan en 1800. — La Tour-d'Auvergne. — Occupation de Florence. — George Lafayette.
  4. Interruption de {Presse}
  5. Reprise de {Presse}
  6. Interruption de {Presse}
  7. LETTRE I {Presse} qui reprend ici ♦ LETTRE LV {Lecou} et sq.
  8. LETTRE II {Presse} ♦ LETTRE LVI {Lecou} et sq.
  9. Torre Garofoli {Lub} (de même plus loin dans les lettres LVI et LVII)
  10. Nous donnons des ordres {Presse} à {LP} ♦ Nous donnerons des ordres {CL}
  11. sur les deux oreilles {Presse} à {LP} ♦ sur tes deux oreilles {CL}
  12. LETTRE III {Presse} ♦ LETTRE LVII {Lecou} et sq.
  13. Interruption de {Presse}
  14. LETTRE VI {Presse} qui reprend ici ♦ LETTRE LX {Lecou} et sq.
  15. Interruption de {Presse}: Merlin.
  16. Reprise de {Presse}
  17. Interruption de {Presse}

Notes

  1. {Presse} soudant à ce chapitre le chapitre Ier de la IIème partie, n'a pas cette indication de fin.