GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-Lévy 1876

{Presse 5/10/54 1; LP T.1 1; CL [T.1 1]; Lub [T.1 3]} PREMIÈRE PARTIE
HISTOIRE D'UNE FAMILLE, DE FONTENOY
À MARENGO
a.

{Presse 5/11/54 2 col.2; LP ?; CL [344]; Lub [285]} XIII b

Suite des lettres. — Le général Brunet. — Désappointement. — Le commandant Lochet. — Le serment des troupes à la constitution de l'an VIII. — Lettre de ma grand'mère après le 18 brumaire. — Lettre de La Tour d'Auvergne. — Retour à Paris c. — Présentation à Bonaparte. — Campagne d'Italie. — Passage du Saint-Bernard. — Le fort de Bard.



LETTRE XLVII

Altstätten, 7 brumaire an VIII (octobre 1799).
Armée du Danube, 4e division.

Changement de face dans mes affaires. Heureux hasard! Fortune fait souvent plus que prudence, voilà mon refrain, ma bonne mère, et le sommaire de ce que je vais te raconter. Il y a huit ou dix jours que le hasard me fit être d'ordonnance près du général de brigade Brunet. Je fus avec lui au quartier général de Soult, où un autre hasard me fit rencontrer le général Mortier, que j'avais vu à Cologne chez le général Harville. Il me reconnut, quoique de fort loin et à travers une fenêtre. Maulnoir, qui était alors au quartier général avec un détachement de son régiment, lui dit que j'étais depuis deux jours près du général Brunet, et lui raconta comment j'avais désobéi au général Harville. De sorte que, pendant le dîner, on parla de moi, et le général Mortier apprit au général Brunet qui j'étais et ce que j'avais fait. Maulnoir se mit de la partie, appuya en bon camarade sur mon éloge, dit que je possédais parfaitement l'allemand, et fit si bien qu'en sortant de table {CL 345} le général Brunet me fit demander et me dit que nous ferions la campagne {Lub 286} ensemble, que je n'aurais pas d'autre table que la sienne, qu'il me demanderait au chef de brigade, et qu'en cas de refus de sa part, il lui signifierait impérativement qu'il me gardait près de lui; que ma connaissance de la langue allemande lui serait très-utile, et que s'il avait su plus tôt qui j'étais et comment je m'étais conduit, il m'aurait traité tout d'abord comme je le méritais. Enfin, après force remercîments de ma part et discours honnêtes de la sienne, nous remontâmes tous à cheval fort contents les uns des autres. Il fit en effet au chef de brigade la demande de ma personne, et celui-ci s'y étant refusé sous prétexte que l'ordre du régiment exigeait qu'on relevât tous les dix jours les hommes détachés, le général lui écrivit assez sèchement qu'il ne connaissait dans sa brigade d'autres ordres que ceux qu'il donnait, et qu'il me gardait. Je suis fâché que les choses ne se soient pas arrangées à l'amiable: car si le général changeait de division, peut-être, par pique, le chef de brigade me réclamerait-il. Je ne doute pourtant pas que son refus ne vienne de l'intérêt qu'il me porte, à cause des recommandations dont je suis l'objet auprès de lui. C'est le cas de dire: Chargez-vous de mes amis, car il serait fort que, par la protection de deux généraux de division, je fusse forcé de rester dans la compagnie, centre de toutes les misères et de toutes les fatigues. Je ferai mon possible, je t'assure, pour n'y pas rentrer; car, malgré ma résolution de tout souffrir plutôt que de manquer à mon devoir, je préférerais beaucoup faire la guerre avec un général. Je me moque après tout de la table et des douceurs de la vie; mais la guerre, quand on est ainsi au courant de toutes les opérations de l'armée et de tous les mouvements de l'ennemi, devient attrayante comme un art, comme une science, et vous donne des émotions qu'on chercherait en vain dans un {CL 346} régiment, où l'on est transformé en machine inintelligente. Enfin, je voudrais la fleur du métier, je ne suis pas difficile.

J'ai été avant-hier en parlementaire chez les Autrichiens avec l'aide de camp du général et un trompette. Nous nous sommes avancés sur les bords du Rhin en sonnant des appels pour éviter qu'on ne nous campât quelques coups de canon. L'officier du poste autrichien nous a fait une très-grande salutation en nous disant qu'on allait venir nous chercher. En effet, la barque vint nous prendre, et nous passâmes de l'autre côté. Il s'agissait {Lub 287} de faire parvenir à l'adjudant général Latour, prisonnier chez les Autrichiens, une lettre et un amphigouri verbal sur la vente d'un de ses biens, lequel amphigouri signifiait tout autre chose. La conférence s'est passée entre un officier des hussards de Granitz, l'aide de camp du général Brunet et moi, qui faisais les fonctions d'interprète. Les affaires finies, nous nous mîmes à causer et à rire du meilleur cœur. L'officier de hussards autrichien nous offrit à boire. On trinqua, on but à la santé de Buonaparte, du prince Charles, du Directoire, et le tout avec de grands éclats de rire. Après nous être touché cordialement dans les mains, nous nous séparâmes les meilleurs amis du monde.

Je suis continuellement avec des généraux et des chefs de brigade, faisant fort bonne chère et buvant de bon vin, mais sans un sou dans ma poche, ce qui ne laisse pas que d'être incommode; car en si brillante compagnie, il faut se poudrer, se pommader, se blanchir, etc. Quand tu pourras m'en envoyer, adresse-le au citoyen Brunet, général de brigade à la troisième division. S'il voulait me faire maréchal des logis, ce serait un grand pas! mais surtout il faudra que j'aie un congé. Quel plaisir d'aller t'embrasser, ma bonne mère, et te consoler de toutes les peines que mon absence t'a causées! Je me nourris de cette idée {CL 347} avec délices. Je vois mon arrivée, le remue-ménage, ma joie, la tienne, père Deschartres quittant son air grave, ma bonne criant à tue-tête, les chiens aboyant à se fendre la gueule, mon pauvre Tristan me reconnaissant avec peine, les questions interminables; ce sera sans doute le jour le plus beau de ma vie, depuis celui où je t'ai revue au sortir de ta prison. Comme tu vas m'examiner de la tête aux pieds! Tu trouveras un fameux changement dans mon costume, tu n'auras plus à te plaindre des vilaines tailles carrées, car nous sommes serrés, pinces et écourtés de la belle manière. Arrivé à Nohant, je ne sors plus, je reste enfermé en tête-à-tête avec toi, pour répondre à toutes tes questions, pour le raconter le moindre détail de mes aventures, et ne pas perdre un seul des instants que j'aurai à passer avec toi. Quel bonheur!

Adieu, ma bonne mère, il y a bien longtemps que je n'ai rien reçu de toi, je vis dans l'attente et l'impatience, et je relis tes anciennes lettres.

{Lub 288} Je t'embrasse de bien loin, à travers bien des montagnes et des précipices, mais dans quelque temps ce sera, j'espère, de bien près.


Quand on nomme un des personnages militaires de cette époque, on aime à embrasser par le souvenir toute sa vie avant et après les événements où on le voit agir. Les noms de Masséna, de Soult et de Mortier rappellent toute l'histoire des guerres de la République et de l'Empire, mais d'autres noms ont laissé peut-être moins de traces dans la mémoire de beaucoup de lecteurs. Il ne sera donc pas inutile de rappeler que le général Humbert, qu'on appelait dans l'armée le beau général, après des campagnes brillantes, tomba dans la disgrâce de Napoléon. En 94, il s'était distingué dans la Vendée; en 98, il avait commandé {CL 348} notre expédition en Irlande et y avait battu les Anglais; en 1802, il avait chassé les noirs de Port-Au-Prince; en 1814, il alla se joindre aux insurgés de Buenos-Ayres. — Quant au général Brunet, il fut aussi un officier supérieur très-distingué. Son père, général de la République, avait péri sur l'échafaud en 93. Colonel et général en 94, le jeune Brunet fit, en 1801, partie de l'expédition de Saint-Domingue, et, en 1802, s'empara de Toussaint-Louverture.

LETTRE XLVIII

Altstätten, 3 frimaire an VIII (novembre 1799).

Depuis quatre heures, ma bonne mère, je ne suis plus avec le général Brunet, et voici pourquoi. Le chef de brigade lui a mandé de me renvoyer à ma compagnie, parce qu'il allait m'y faire maréchal des logis. Malgré ma répugnance à m'éloigner de ce général, malgré ses aimables regrets, je l'ai quitté ce soir, embrassé par lui, par ses aides de camp et son secrétaire; jusqu'à ses domestiques qui se récriaient sur mon départ. « Comment! notre brigadier nous quitte? Et qu'est-ce qui nous fera donc valser à présent? Lui qui contait de si drôles d'histoires et qui faisait tant rire notre général! » Le fait est que j'avais le don de mettre ce bon général en belle {Lub 289} humeur. C'est un fort brave homme, un peu colère, brusquant les étrangers à tort et à travers, mais vraiment paternel pour ceux qui l'entourent, et j'étais trop heureux auprès de lui pour que cela durât. Quand j'ai pris congé de lui en lui faisant un profond salut, comme j'avais l'habitude d'en user à Cologne avec le général Harville, il ne m'a pas donné le temps d'achever ma révérence, et, me prenant les deux mains {CL 349} avec cordialité, il m'a embrassé en me disant: « Mon cher Dupin, c'est avec un regret extrême que je vous vois partir. Il faut que votre avancement l'exige pour que je consente à notre séparation. Mais elle ne sera pas longue, j'espère. L'important pour vous est d'être fait bien vite maréchal des logis. Aussitôt après votre nomination, je vais travailler à vous reprendre. Votre régiment n'est plus sous mes ordres, mais je vais demander votre escadron au général commandant la division, et si je ne puis l'avoir, je vous ferai demander par ce même général à votre chef de brigade. » Voilà ce qui s'appelle aimer les gens franchement, et vraiment tu as bien raison, on trouve plus de cordialité chez les gens sans naissance que chez les grands.

Me voilà revenu à la compagnie et retombé dans le bivouac et la vache enragée, mais ce ne sera pas long, et je retournerai auprès de ce bon général, chez qui j'ai connu plusieurs personnes aimables dont j'ai gagné aussi l'amitié. Il y en a deux entre autres dont tu as pu voir les noms dans les journaux, aux articles de nos succès d'Helvétie. L'un est le citoyen Gaudinot, commandant la 25e légère, et l'autre le citoyen Lochet, commandant la 94e demi-brigade de ligne. C'est ce dernier qui rallia les troupes et leur fit faire face à l'ennemi lorsque le pont fut rompu au passage de la Linth. C'est un homme de cinq pieds dix pouces, un véritable Hercule, aimant infiniment à rire et à faire ce que nous appelons ici des farces. Quelques mots d'éloge sincère que je ne pus m'empêcher de lui adresser à bout portant sur son action héroïque me firent remarquer de lui à la table du général. Il me dit avec un grand sérieux et portant la main à son front comme font les soldats pour saluer: « Mon caporal, vous y étiez donc? — Oui, mon commandant. » Et depuis ce temps il ne m'appelle plus que son caporal, à table, il prend solennellement la parole pour porter la santé du {CL 350} caporal. Il s'arrête dans la rue lorsque je passe, {Lub 290} et m'ôte son chapeau jusqu'à terre. C'est à crever de rire, et le nom de caporal m'en est resté, le général Brunet lui-même ne m'appelle plus que mon caporal. L'autre jour, il prit aux Autrichiens une lubie de passer le Rhin pendant que nous étions à dîner. On vient l'annoncer au général, et vite la générale de battre, les trompettes de sonner à cheval, les chiens d'aboyer, les habitants de fermer leurs portes, les femmes et les enfants de crier. C'était une confusion du diable. Sans perdre de temps, je selle mon cheval et reviens près du général, qui m'ordonne de courir à toute bride au poste attaqué et de dire au commandant Lochet, qui le défendait, de culbuter les Autrichiens dans le Rhin pendant qu'on lui dépêcherait du renfort. Je détale, il y avait environ deux lieues, j'entendais dans les montagnes la canonnade, la pétarade, mon cheval allait comme le vent. Je crois que j'aurais traversé l'enfer pour arriver. J'arrive hors d'haleine. Le commandant Lochet, qui m'aperçoit, vient à moi, et m'ôtant son chapeau avec son sérieux accoutumé, me dit: « Mon caporal, qu'y a-t-il pour votre service? — Mon commandant, je viens vous dire de culbuter les Autrichiens dans le Rhin. — Mon caporal, c'est fait. Faites-moi l'honneur d'accepter un verre de vin. — Bien volontiers, mon commandant. » Et, en buvant, il m'a dit que l'ennemi avait débarqué, mais qu'il l'avait forcé de se rembarquer après lui avoir fait des prisonniers et tué plusieurs hommes.

Je revins porter cette nouvelle; mais mon cheval, déjà fatigué des courses précédentes, étant parti du dépôt trop jeune pour supporter les fatigues de la guerre, me refusa le service et, achevé par cette dernière galopade, devint tout à fait fourbu. Je le ramenai avec beaucoup de peine par la bride. Le soir, les jambes lui enflèrent, et il fut impossible de s'en servir. Fort iieureusement que nous ne fûmes pas obligés de {CL 351} battre en retraite, car j'étais pris par messieurs les Cosaques qui sont vis-à-vis de nous, et qui ont la mauvaise habitude de ne pas taire de prisonniers. Il n'est pas du tout plaisant de tomber dans leurs mains. Étant toujours sur le qui-vive, il eût été fort imprudent de rester démonté. Le général l'a senti, et m'a fort gracieusement offert de l'argent pour acheter un cheval. Il le fallait absolument, ma bonne mère; ce sont les malheurs de la guerre. J'acceptai six louis, qui m'ont {Lub 291} servi à acheter d'un capitaine du régiment un joli petit cheval tartare pris à messieurs les Cosaques, léger comme le vent et vif comme la poudre. J'ai eu la selle et la bride par-dessus le marché, et c'est vraiment pour rien; mais c'est toujours trop quand cela te coûte; mais comme j'ai renvoyé mon cheval au petit dépôt, celui que j'ai m'appartient bien, et je pourrai le revendre quand, après la distribution des chevaux, j'en aurai repris un autre. Me voilà donc endetté de six louis que je te prie, ma bonne mère, d'adresser au général Brunet.

J'ai couru hier sur toute la ligne pour faire prêter aux troupes le nouveau serment. Tout le monde ici est très-content de ces derniers événements*.

J'ai enfin reçu deux lettres de toi à la fois; il y avait bien longtemps que j'étais privé de ce bonheur-là. Mais je n'avais que la privation, et toi, avec la privation, tu as eu l'inquiétude. Pardonne-moi de l'avoir causé ces tourments! Je m'en veux bien de te faire souffrir, et pourtant!... mais quand tu te plains, il me semble toujours que c'est moi qui ai tort.

Le chef de brigade Ordener n'est pas, comme tu le crois, ami de M. de La Tour d'Auvergne. Il ne le connaît seulement pas. M. de La Tour ne connaît dans le régiment que mon capitaine Coussaud, celui qui a reçu mon engagement {CL 352} à Paris, et qui, malgré son air froid, m'avait témoigné tant de bon vouloir. Il est devenu adjudant général, et il est à cette armée. Il est venu dîner ces jours derniers chez le général, et cela a fait entre nous la plus belle reconnaissance du monde. Quant à mon congé, il ne dépend en aucune façon du général Harville. C'est au ministre de la guerre ou au général en chef Masséna qu'il faut t'adresser pour l'obtenir, et tu l'obtiendras par l'intermédiaire de Beurnonville ou de M. de La Tour d'Auvergne. Si je parviens à être officier, je demanderai à passer dans le 3e hussards; je tiens beaucoup à quitter mon régiment quand je le pourrai; car le chef de brigade paraît s'être persuadé que, quand on y est, on n'en doit plus sortir. Il n'aime pas ceux qui sont dans les états-majors; et comme l'état-major est mon but, je serais toujours contre-carré par lui; je le vois venir.

Pour que je te voie à mon aise, tâche de m'obtenir un {Lub 292} ordre du ministre de me rendre à Paris. Cela vaut bien mieux qu'un congé du régiment et une feuille de route, qui vous limitent le temps et vous tracent rigidement le voyage.

Adieu, ma bonne mère, j'aspire à être maréchal des logis pour t'aller voir. Je ne pense, je ne rêve qu'à cela. Adieu, adieu. Je t'aime de toute mon âme.

{CL 351, Lub 291} * Le 18 brumaire.

DE MA GRAND'MÈRE À MON PÈRE

Nohant, 22 brumaire an VIII (novembre 1799).

Si tu ne m'avais écrit de l'armée, mon enfant, je serais morte de douleur et d'inquiétude; car M. Dupré, à qui j'avais écrit pour m'informer de ton sort, ne m'a pas encore répondu. Dieu veuille que du moins il t'ait envoyé l'argent que je lui allait passer pour toi par M. Lefournier! {CL 353} Ce n'est pas sans peine que je m'étais procuré ces six louis, le pauvre homme n'avait pas de quoi me payer, et, sans m'en rien dire, il a vendu ses effets pour l'envoyer exactement cette somme. De toutes les personnes à qui j'ai écrit, je n'ai reçu de réponse que M. de La Tour d'Auvergne, mais une lettre charmante, pleine de sensibilité et d'intérêt pour toi et pour moi. Il me dit que ton superbe maintien, ta politesse, ta discrétion, le liant de ton caractère, t'ont mérité l'approbation de tous les généraux auxquels tu as été présenté. C'est parfait, mon enfant, ces éloges vont jusqu'à mon cœur mais ce qui m'a fait mal, c'est qu'il ajoute que le général Humbert t'a voulu faire pronmettre de le suivre en Irlande. Tu n'as pas dit oui, mon fils? Tu n'as pas pu le dire! Ce général Humbert ne sait pas que tu as une mère dont tu es le fils unique. Tu n'as pas, comme lui, j'espère, la manie de guerroyer. Tu aimes le service, mais aussi tu aimes la paix, qui fait le bonheur de tous et qui est si désirée par ta triste mère. . . . . . . . . .

Voilà tout le Directoire encore une fois détraqué, Buonaparte chef de la ville et de l'armée. Ce n'est pas le hasard qui l'a fait revenir d'Egypte au moment qu'on le croyait perdu dans les déserts de la Syrie. C'est encore une révolution, et qui peut amener de grands événements. Celui de la paix et de la sécurité serait le plus intéressant {Lub 293} pour moi. Si ton capitaine Coussaud, qui m'a écrit une lettre fort bonne, et qui me paraît un homme excellent, voulait te servir auprès de Masséna (et M. de La Tour d'Auvergne n'en doute pas), Masséna pourrait te faire officier; car, pour le Directoire, il n'y faut plus songer. Sieyès seul est conservé. Ceux qui seront nommés (si on en prend d'autres) seront soumis au nouveau chef. Que de projets, d'espérances déçues d! Le congé que je demande pour toi ne s'en sentira pas, j'espère. . . . . . . . . .

.........................................................................

{CL 354} Bonsoir, mon enfant; tu me recommandes d'être tranquille, hélas! je ne le serai que quand je te tiendrai dans mes bras; mais tu y resteras si peu, que je n'aurai pas le temps de me rassurer. Je t'embrasse, mon fils, avec la plus vive tendresse, et je t'aime mille lois plus que ma vie.

Je n'ai point de journaux ce soir, mais ceux qui en ont disent que les conseils sont chassés, qu'il n'y a que cinquante membres de conservés, qu'un officier de la suite de Buonaparte lui a tiré un coup de fusil dans le conseil, qui, heureusement, ne l'a pas atteint, et qu'on l'a arrêté sur-le-champ. Tout le monde espère être mieux, il me semble e qu'on ne pouvait pas être plus mal. Enfin, je respire un peu. Peut-être nos maux vont-ils finir! On dit que la Prusse n'est pas étrangère à cet événement; c'est l'inverse du 18 fructidor. Directeurs et conseils sont dans le même sac.

LETTRE XLIX

Altstätten, le 13 frimaire (décembre 99).

Hélas! ma bonne mère, je ne suis pas encore nommé, et pour courir après ces diables de galons j'ai quitté le général Brunet, et je vois tous mes projets renversés, car il m'écrit à l'instant qu'il part pour l'armée d'Italie. Cela me désole; j'aurais fait un si beau voyage avec lui! Il avait bien raison de me refuser d'abord à ce damné chef de brigade, et de lui dire: « Vous n'aurez pas mon brigadier. Je l'ai disputé au général Mortier, et ce n'est pas pour vous le rendre, il est à moi, je le veux absolument. » Et quand il a cédé devant la promesse qu'on {Lub 294} me ferait maréchal des logis, quand il part pour l'Italie, voilà qu'il prend au citoyen Ordener une belle réflexion. Il me dit qu'il craint de faire {CL 355} des jaloux et qu'il ne peut tenir sa promesse. Cependant, à la sollicitation du docteur, qui a beaucoup de crédit sur son esprit, il consent à me nommer fourrier. Le bel effort! Enfin, il faut s'en contenter. Je ne suis plus forcé de porter de carabine, et c'est un grand poids de moins. Je ne suis plus tenu de panser mon cheval, je ne monte plus de piquet, plus d'inspections de chevaux, d'armes, de selles et autres minuties assommantes qu'on inflige à regret au pauvre soldat harassé en temps de guerre. Je suis donc un peu plus commodément, mais j'enrage d'avoir été joué par ce féroce Alsacien, qui n'avait pourtant pas l'air malin, et que moi, bêtement, j'étais tout disposé à aimer.

J'attends avec impatience que tu puisses m'envoyer quelque chose, car je ne me suis pas enrichi en me remontant d'un cheval à tes frais. Je n'ai plus un mouchoir, mes cravates sont en loques, mes bottes sont trouées, mon habit est percé au coude, pas seulement de quoi m'acheter un ruban de queue! Ne t'afflige pas de tout cela pourtant, et ne prends pas ces malheurs au sérieux. Je suis jeune, fort, peu délicat dans mes habitudes physiques, et je me moque de tout en pensant que tu ne manques de rien. Je vois quelquefois notre ancienne opulence comme dans un rêve. Quelle différence aujourd'hui pour moi! Eh bien, quand je me demande ce que j'éprouverais si je te voyais dans l'état où je suis, je sens que j'en deviendrais fou, et alors en pensant que ce n'est que moi qui pâtis un peu, je me trouve presque heureux. Tu vois que je sais me faire des raisonnements baroques pour me consoler.

Je n'ai pas vu le pont du Diable. Il faudrait pour cela aller jusqu'au Saint-Gothard. Mais j'ai reconnu grand nombre de sites qui sont dans notre gros livre de Nohant: le lac de Zurich, celui de Constance, etc. J'ai vu des glaciers aux environs de Glaris. Dans le Muttenthal, j'ai vu un pont suspendu à environ quinze cents pieds au-dessus d'un {CL 356} torrent. Ce pont a douze pieds de large. Notre armée y a passé en battant en retraite, dans une des dernières affaires, et un grand nombre de nos soldats a fait le saut périlleux. J'ai gravi dans des montagnes horribles, dominant des vallées qui offraient {Lub 295} l'image de la désolation, l'horizon borné de toutes parts de rochers affreux. Pas une cabane, pas un être vivant, un silence épouvantable!...

Je suis bien content que l'ami Pernon aille passer l'hiver à Nohant. Cette société te distraira. Si je pouvais bientôt venir faire le quatrième! Mais tout est maintenant si embrouillé qu'il est impossible de rien arranger. Tâche pourtant. Je serais si heureux de te voir!

Je t'embrasse et je t'aime de toute mon âme.

LETTRE
DE M. DE LA TOUR D'AUVERGNE
À MA GRAND'MÈRE

Passy, 23 f frimaire an VIII.

À LA CITOYENNE DUPIN, NÉE DE SAXE

    Madame,

J'ay reçu, à mon retour de Montreuil. où j'ay été passer quelques jours, l'aimable lettre qu'il vous a plu de m'adresser. Vous payez par de trop flatteuses récompenses le bonheur qu'on attache à vous servir. Il ne saurait rester à ceux qui l'ambitionnent, et qui se trouvent en concurrence avec le général Beurnonville, qu'une bien faible portion de mérite. Vous rendez avec mille grâces toutes celles que ce général a mis à vous entretenir de la part qu'il prend au sort de votre fils.

{CL 357} Placé sur la liste, des hommes chers à la patrie, et dont le nom ne s'offre jamais à la pensée sans que l'admiration et la reconnaissance ne leur payent un tribut, l'on peut sans compromettre son jugement espérer que le petit-fils du grand Maurice, à son retour de l'armée, sera distingué par le gouvernement. Je suis encore soutenu dans cet espoir par celui que vous a donné le général Beurnonville. J'ai aussi appris que M. d'Épernon avait vu le général d'Harville, et que celui-ci avait écrit le même jour au général divisionnaire Mortier (sous les ordres duquel se trouve le général Brunet) pour faire expédier à votre fils un congé provisoire d'absence. Quel triomphe, madame, pour l'amitié, et quel chagrin pour l'envie!

{Lub 296} Je ne puis vous dire à quel point j'ay été indigné de la conduite du chef de brigade envers son subalterne. Il est instant qu'il s'éloigne de cet homme sauvage, dont on ne peut attendre que des coups de boutoir. Vous le peignez sous les couleurs les plus sombres; mais mon indignation multiplie encore ses difformités à mes yeux. Je me hâte de les détourner de cet affreux tableau. Il est si doux de s'arrêter à celui de vous voir étendre vers votre fils chéri des bras prêts à l'y serrer! Je jouis d'avance du bonheur que vous allez éprouver.

Vous voir heureux l'un et l'autre, c'est tout ce que je désire.

Je crains, madame, d'avoir déjà trop abusé de vos bontés par la longueur de ma lettre. Je désirerais cependant que vous me permettiez de ne pas la finir sans vous remercier de votre précieux souvenir, et sans vous assurer qu'on ne peut rien ajouter aux sentiments remplis de respect et a'admiration que vous avez su inspirer au capitaine

LA TOUR D'AUVERGNE-CORRET g

Recevez avec indulgence mes excuses d'un griffonnage {CL 358} qui n'est pas conforme aux bienséances reçues, mais en recommençant ma lettre, je perdrais l'occasion du courrier qui me presse et qui va partir.


On voit par cette lettre que le congé ne fut pas obtenu sans de puissantes interventions, et on peut croire, malgré l'emphase naïve du style qu'on vient de lire, que le chef de brigade Ordener fut peu bienveillant pour le caporal. Au reste, la campagne était finie, mon père put donc quitter les rochers de la Suisse et accourir à Paris, d'où il écrivit à sa mère la lettre suivante:

LETTRE L

Paris.

Je me vois, ma bonne mère, écroué, scellé, attaché à Paris jusqu'à ce qu'on m'ait présenté à Buonaparte C'est la volonté expresse de M. de La Tour d'Auvergne, et comme il veut qu'on suive exactement ses avis, nous {Lub 297} eussions couru risque de nous brouiller avec lui si nous ne nous y étions pas conformés. Il veut que j'aille t'embrasser officier. Cela s'arrange mal avec mon impatience! Mais il le faut. Je dois être présenté à Buonaparte dans trois ou quatre jours. Cette démarche fixera nos espérances et notre conduite future. Je voudrais bien que tu suivisses ton projet de venir à Paris! Tous tes amis ne font qu'un cri après toi. On t'a parlé d'un appartement chez madame de Maleteste. Elle me l'a offert de la meilleure grâce du monde, mais je doute que cela t'arrange. Je t'ai trouvé, dans la même maison qu'habitent les Rodier, un appartement au second, très-beau, composé de deux chambres à coucher, salon, boudoir, salle à manger, etc., pour trois cents livres, {CL 359} rue Saint-Honoré, près la rue Royale. Si nous pouvions toucher bientôt nos revenus, cela te conviendrait. Ce serait bien joli si, à ton arrivée ici, ou à mon arrivée à Nohant, j'avais l'épaulette! Mon pis-aller, si nous n'obtenons pas cela, serait de changer de régiment et de n'avoir plus affaire à ce grand diable d'Ordener. Le général Lacuée me fait beaucoup espérer. Ta présence ici, ma bonne mère, avancerait peut-être beaucoup mes affaires, car je n'ai jamais vu personne résister à tes manières et à les discours. Enfin, je brûle d'impatience de t'embrasser, et il y a des moments où je suis prêt à tout envoyer au diable pour courir vers toi. J'ai beau être ici au milieu des jouissances et d'un bien-être qui, au sortir de ma rude campagne, me fait l'effet d'un rêve, le plus précieux des biens me manque, et c'est toi. Arrive, arrive, ou je pars pour te rejoindre.

J'ai beau être bon à marier, comme tu dis, ne crains pas que cette fantaisie me prenne de sitôt. Comment voudrais-tu qu'un fourrier de chasseurs, l'homme le plus leste qui soit au monde, allât s'empêtrer d'un ménage et se faire père de famille? Peste! de l'humeur dont sont les femmes maintenant, je ne serais pas plutôt parti pour quelque expédition qu'on m'expédierait la plus solennelle coiffure!... Merci bien! Adieu, ma bonne mère, je grille de t'embrasser.


La bonne mère alla effectivement à Paris. La présentation à Bonaparte eut lieu, et il en résulta des promesses {Lub 298} et des encouragements brefs, à la condition de faire la guerre et de s'y distinguer. Le jeune homme ne demandait pas mieux. Le général Lacuée demanda pour lui qu'il fût adjoint à l'état-major général de l'armée. On verra ce que c'était que ces états-majors qui tentaient l'ambition des {CL 360} jeunes gens, et qui furent dans ce premier moment composés à la hâte de ceux qu'on voulait satisfaire. Mon jeune père passa l'hiver à Paris avec sa mère, toujours occupé de musique et voyant de nombreux amis. La puissance de Bonaparte s'établissait avec une rapidité magique, et par les moyens, cependant, les plus naturels: la satisfaction donnée à tous les intéressés blessés par dix années de lutte formidable et d'anarchie dissolvante. On sait tout ce que cet homme de génie fit pour consolider l'état moral et matériel de la France dans le cours de l'année 1800, qui venait de s'ouvrir. L'alliance de la Russie et de l'Espagne conquise et assurée, la ligne du Rhin garantie par les savantes campagnes de Moreau et les exploits chevaleresques de Lecourbe et de Richepanse, notre armée poussée par eux jusqu'aux portes de Vienne, le Saint-Bernard franchi, les autrichiens battus à Montebello et à Marengo; Masséna rentrant à Gênes en vainqueur, quinze jours après en être sorti, à la suite du plus glorieux des siéges; la Toscane occupée par les français, l'alliance formée avec le pape, Naples réduite à demander grâce, le passage du Mincio, l'Autriche forcée à se détacher de l'Angleterre et à accepter les conditions d'une paix si opiniâtrement disputée; enfin, en égypte, l'admirable revanche de Kléber à Héliopolis; les États-Unis réconciliés avec nous, et se joignant, comme la Suède et la Russie, à la ligue maritime contre l'Angleterre: tels sont les événements grandioses et merveilleux qui, grâce à Napoléon, aidé de plusieurs généraux illustres, remplirent cette année mémorable. Je les résume ici sans ordre, et il importe peu. Je ne fais pas l'histoire, mais je la traverse à la suite d'un témoin oculaire de quelques-uns de ces événements fameux; et ce témoin, qui les a sentis avec l'énergie de la jeunesse, va continuer à les raconter avec la simplicité et le charme qu'on trouve rarement quand on raconte pour le public.

{CL 361} L'année 1800 vit tomber trois héros, Kléber, Desaix et La Tour d'Auvergne: les deux premiers illustrés par le génie des grandes opérations militaires, le troisième {Lub 299} jeté par goût et par choix dans une vie aussi agitée, mais moins éclatante, gloire modeste et pure qui touche à l'idéal par l'excès du désintéressement et le recueillement d'une vie savante et studieuse portée à travers le tumulte des camps. Le premier grenadier des armées de la république périt au champ d'honneur le 28 juin 1800; en avant de Neubourg, dans un combat héroïque. Il fut pleuré de l'armée entière, mon père le pleura en Italie, quelques jours après la bataille de Marengo.

À la fin de floréal, mon père ayant obtenu de passer dans le 1er régiment de chasseurs, avec la promesse de faire la campagne avec le général Dupont, en qualité d'adjoint à l'état-major, partit pour rejoindre ce général et lui présenter ses lettres de recommandation.

LETTRE LI

Lyon, le 25 floréal an VIII (mai 1800).

Je suis arrivé hier soir, ma bonne mère , après avoir éprouvé des cahots tels que le courrier lui-même en était malade. Quant à moi, je te proteste que je n'étais pas plus fatigué qu'en quittant Paris. Avant de me coucher, je me suis muni d'un ample souper, et, digne émule de Roger Bontemps , j'attends ici jusqu'à demain, dans une bonne auberge, le départ du courrier de Genève. Cependant, la nuit que Je viens de passer m'a semblé longue. À tout moment, je me réveillais me croyant encore près de toi et te disant adieu. Et tout à coup j'étais bien loin, bien loin, et je voulais retourner, parce qu'il me semblait que je ne {CL 362} t'avais pas embrassée. En effet, je suis déjà bien loin et prêt à aller plus loin encore. L'imagination ne se fait pas tout (le suite à ces grands changements, surtout lorsque les doux souvenirs sont encore comme une réalité présente!

Tout le monde ici m'assure que l'état-major général n'est plus à Genève, mais à Lausanne. Cela m'est à peu près indifférent, car Genève est sur ma route, et j'en serai quitte pour aller porter mes lettres de recommandation un peu plus loin.

Je suis jusqu'à présent assez peu content de Lyon. La partie des quais du Rhône est fort pittoresque, mais {Lub 300} l'intérieur de la ville, avec ses hautes maisons et ses rues étroites, est triste, sombre et sale. Il y a autant de population, proportion gardée, et de mouvement qu'à Paris; mais c'est un mouvement triste, affairé, c'est l'agitation du travail et non celle des plaisirs. Au reste, je vois peut-être en noir, j'ai l'esprit tout rempli de nos adieux; je ne t'embrasse plus matin et soir, je ne te vois plus, et, privé de toi, quel séjour me serait agréable?

Je te remercie d'avoir consenti à aller aux Italiens pour te distraire. Qu'est-ce qu'on a donné? Y as-tu fait attention? Figure-toi qu'en fait de distraction et de musique pendant le voyage, mon compagnon de route, le courrier, homme pieux, s'est mis à me faire des exhortations chrétiennes, et dans les intervalles il chantait des litanies et quelques petits morceaux détachés de la grand'messe. Et il chantait juste comme Deschartres. Ce qui achevait de le rendre tout à fait récréatif, c'est qu'il était sourd à ne pas entendre le canon, si bien qu'il n'avait pas à craindre de se laisser entamer par une controverse. Je l'ai donc laissé parler et chanter tout à son aise, et je pensais à toi, à nos amis, au présent, à l'avenir, et, au bout de mes réflexions, je revenais toujours à toi. C'est ce que j'aurai toujours {CL 363} de mieux à faire pour me donner du courage et me consoler.

Adieu, ma bonne mère, je t'embrasse de toute mon àme.

LETTRE LII

Lausanne, le 28 floréal an VIII h (mai 1800).

Ma bonne mère, je n'ai point trouvé l'état-major à Genève. Il est en route pour passer les monts. C'est, je crois, même déjà fait. Je suis à sa poursuite. Nous avons formé à Genève une caravane avec six officiers rejoignant l'état-major et le quartier général. Nous partons demain matin, et nous irons, je crois, souper chez les moines du mont Saint-Bernard. Je suis maintenant à Lausanne, et je t'écris sur un bout de table. C'est ici une confusion du diable . Le consul en est parti ce matin; mais les administrations y sont encore. Je vais donc voir en réalité le grand Saint-Bernard, et je te dirai si la décoration de {Lub 301} Feydeau ressemble à la nature, et si les moines chantent aussi bien que Chérubini les fait chanter à Paris.

Adieu, ma bonne mère, je t'embrasse mille fois de toute mon âme, et vais me reposer des fatigues de la journée sur un assez mauvais lit que j'ai enfin trouvé.

LETTRE LIII i

Au quartier général, Verres, le 4 prairial.

Enfin m'y voilà! Ce n'est pas une petite affaire que de voyager sans chevaux à travers des montagnes, des déserts {CL 304} affreux et des villages ruinés. Chaque jour ye manquais l'état-major d'une journée. Il s'est enfin arrêté vis-à-vis le fort de Bard, qui nous empêche d'entrer en Italie; nous sommes maintenant au milieu des précipices du Piémont. Je me suis présenté hier, aussitôt en arrivant, au général Dupont. Il m'a fort bien reçu. Je suis adjoint à son état-major, et j'en recevrai ce matin l'expédition et le brevet. Je t'établis d'abord ce fait, afin de te débarrasser de l'inquiétude et de l'impatience qui t'eussent rendu insupportable toute narration préalable. Me voilà donc dans un pays où nous mourons de faim. Les figures qui composent cet état-major, à l'exception des trois généraux, m'ont paru toutes assez saugrenues. Je remarque pourtant, depuis vingt-quatre heures que je suis ici, que les aides de camp et l'adjudant général me témoignent plus d'égards qu'à tous ceux qui sont là. Je crois comprendre pourquoi. Je te le dirai plus tard, quand j'aurai mieux examiné.

J'ai traversé le mont Saint-Bernard. Les descriptions et les peintures sont encore au-dessous de l'horreur de la réalité. J'avais couché la veille au village de Saint-Pierre, qui est au pied de la montagne, et j'en partis le matin à jeun pour me rendre au couvent, qui est situé à trois lieues au-dessus, c'est-à-dire dans la région des glaces et des éternels frimas. Ces trois lieues se font dans la neige, à travers les rochers. Pas une plante, pas un arbre, des cavernes et des abîmes à chaque pas. Plusieurs avalanches qui étaient tombées la veille achevaient de rendre le chemin impraticable. Nous sommes tombés plusieurs fois dans la neige jusqu'à la ceinture. Eh bien! à travers {Lub 302} tous ces obstacles, une demi-brigade portait sur ses épaules ses canons et ses caissons, et les hissait de rochers en rochers. C'était le spectacle le plus extraordinaire qu'on puisse imaginer que l'activité, la résolution, les cris et les chants de cette armée. Deux divisions se trouvaient réunies dans {CL 365} ces montagnes. Le général Harville les commandait. C'est pour le coup qu'il était transi! En arrivant chez les moines, ce fut la première personne que je rencontrai. Il fut fort étonné de me retrouver si haut, et, tout en grelottant, me fit assez d'amitiés, sans me parler toutefois de ma désobéissance et m'exprimer ni approbation ni blâme. Peut-être l'eùt-il fait dans un autre moment, mais il ne pensait qu'à déjeuner, et il m'invita à déjeuner avec lui. Mais, ne voulant pas quitter mes compagnons de voyage, je le remerciai. Je causai avec le prieur pendant le repas très-frugal qu'il nous fit servir. Il me dit que son couvent était le pont habité le plus élevé de l'Europe, et me montra les gros chiens qui l'aident à retrouver les gens engloutis par les avalanches. Buonaparte les avait caressés une heure auparavant, et, sans me gêner, je fis comme Buonaparte. Je fus fort étonné lorsque, disant à ce bon prieur que les vertus hospitalières de ses religieux étaient exposées, sur nos théâtres, à l'admiration publique, j'appris de lui qu'il connaissait la pièce. Après lui avoir fait nos adieux avec cordialité, nous descendîmes pendant sept lieues pour nous rendre à la vallée d'Aoste, en Piémont. Je marchai pendant dix lieues, faisant porter mes bagages par des mules. Arrivé à Aoste, je courus au palais du consul pour voir Leclerc. La première personne que j'y rencontrai, ce fut Buonaparte. Je fus à lui pour le remercier de ma nomination. Il interrompit brusquement mon compliment pour me demander qui j'étais. « Le petit-fils du maréchal de Saxe. — Ah oui! ah bon! Dans quel régiment êtes-vous? — 1er de chasseurs. — Ah bien! mais il n'est pas ici. Vous êtes donc adjoint à l'état-major? — Oui, général. — C'est bien, tant mieux, je suis bien aise de vous voir. » Et il tourna le dos... Avoue que j'a toujours de la chance, et que quand on l'aurait fait exprès, on n'aurait pas fait mieux. Je suis d'emblée adjoint à l'état-major, et de l'aveu de {CL 366} Buonaparte, sans attendre ces fameux mortels trois mois. Pour que tes lettres me parviennent sûrement, adresse-les au citoyen Dupin, adjoint {Lub 303} à l'état-major général de l'armée de réserve, au quartier général, sans désignation de lieu. On fera suivre.

Ce fort que nous avons en avant de nous* nous empêchait de passer en Italie, mais on a pris la résolution de le tourner, de manière que le quartier général ira s'établir demain à Ivrea. J'en suis fort aise, car ici nous sommes réduits à une demi-ration de nourriture j, et mon diable d'estomac ne veut pas se soumettre à une demi-ration d'appétit. Tu as bien fait de m'engraisser à Paris, car je ne crois pas qu'ici on s'en occupe.

Adieu, ma bonne mère; je t'embrasse bien tendrement. Je voudrais bien que cette nouvelle séparation te fût moins cruelle que les autres. Songe qu'elle ne sera pas longue et qu'elle aura de bons résultats.

* Le fort de Bard.

LETTRE LIV

Prairial an VIII (sans date).

Ouf! nous y voilà! nous y voilà! respirons! où donc? À Milan; et si nous allons toujours de ce train-là, bientôt, je crois, nous serons en Sicile. Buonaparte a transformé le vénérable état-major général en une avant-garde des plus lestes. Il nous fait courir comme des lièvres, et tant mieux! Depuis Verres pas un moment de repos. Enfin nous sommes ici d'hier, et j'en profite pour causer avec toi. Je vais reprendre notre marche depuis le départ du susdit Verres. Je t'ai parlé, je crois, du fort de Bard, seul obstacle qui nous {CL 367} empêchât d'entrer en Italie. Buonaparte, à peine arrivé, ordonne l'assaut. Il passe six compagnies en revue. « Grenadiers, dit-il, il faut monter là cette nuit, et le fort est à nous. » Quelques instants après, il fut s'asseoir sur le bout d'un rocher, je suivis et me plaçai derrière lui. Tous les généraux de division l'entouraient: Loison lui faisait de fortes objections sur la difficulté de grimper à travers les rochers sous le feu de l'ennemi, fortifié de manière qu'il n'avait qu'à allumer les bombes et les obus, et à les laisser rouler pour nous empêcher d'approcher. Buonaparte ne voulut rien entendre et, en repassant, il répéta aux grenadiers que le {Lub 304} fort était à eux. L'assaut fut ordonné pour deux heures après minuit. N'étant point monté, et le fort étant à deux lieues du quartier général, je n'avais point l'ordre d'y aller. Je rentrai donc à Verres avec mes compagnons de promenade, et, après souper, je souhaite le bonsoir à chacun, et sans rien dire je repars pour le fort de Bard. On arrive à ce fort par une longue vallée bordée de rochers immenses, couverts de cyprès. Il faisait une nuit obscure, et le silence qui régnait dans ce lieu sauvage n'était interrompu que par le bruit d'un torrent qui roulait dans les ténèbres, et par les coups sourds et éloignés du canon du fort. J'avance lestement. J'entends déjà les coups plus distinctement, bientôt j'aperçois le feu des pièces. Bientôt je suis à portée. Je vois deux hommes couchés derrière une roche contre un bon feu. Jugeant que le général Dupont doit être avec le général en chef, je vais leur demander s'ils n'ont point vu passer ce dernier. Le voilà! me dit l'un deux en se levant, c'était Berthier lui-même. Je lui dis qui j'étais et qui je cherchais. Il m'indiqua où était le général Dupont. Il était sur le pont de la ville de Bard; j'y vais, et je le trouve entouré de grenadiers qui attendaient le moment de l'attaque. Je me mêle à sa suite, et au moment où il tournait la tête, je lui souhaite le bonsoir. « Comment, me dit-il {CL 368} tout étonné, vous êtes là sans ordres et à pied? — Si vous voulez bien le permettre, mon général. — À la bonne heure! L'attaque commence, et vous venez au bon moment. »

On fit passer six pièces et des caissons au pied du fort. Les aides de camp du général les accompagnèrent et je les suivis toujours en me promenant. À moitié de la ville, il nous arriva trois obus à la fois. Nous entrâmes dans une maison ouverte, et, après les avoir laissés éclater, nous continuâmes notre route et revînmes toujours escortés de quelques grenades ou de quelques boulets. L'attaque fut sans succès. Nous grimpâmes jusqu'au dernier retranchement, mais les bombes et les obus que l'ennemi lançait ou roulait dans les rochers; des échelles trop courtes, des mesures mal prises firent tout échouer, et l'on se retira avec perte.

Le lendemain matin, nous partîmes pour Ivrea. Nous tournâmes le fort en grimpant, hommes et chevaux, à travers des roches, par un sentier où les gens du pays {Lub 305} n'avaient jamais osé mener des mulets. Aussi plusieurs des nôtres furent précipités. Un cheval de Buonaparte se cassa la jambe. Arrivés à un certain point qui domine le fort, Buonaparte s'arrêta et lorgna, de fort mauvaise humeur, cette bicoque contre laquelle il venait d'échouer. Après mille fatigues, nous arrivâmes dans la plaine, et comme j'étais à pied, le général Dupont, satisfait de ma promenade de la veille, me donna un de ses chevaux à monter. Je cheminai avec ses aides de camp, ceux de Buonaparte et ceux de Berthier, et au milieu de cette troupe brillante, un des aides de camp du général Dupont, nommé Morin, prit la parole et dit: « Messieurs, sur trente adjoints à l'état-major général, M. Dupin, arrivé d'avant-hier soir, et n'ayant pas encore de cheval, est le seul qui fût avec le général à l'attaque du fort. Les autres étaient restés prudemment couchés. » Il faut que je te dise maintenant ce que j'avais deviné au premier coup d'œil, c'est que cet état-major est une pétaudière {CL 369} des plus complètes. On y donne le titre d'adjoint et on y attache quiconque est sans corps et sans distinction positive. Nous sommes cependant huit ou dix qui valons mieux que les autres et qui faisons société ensemble. L'état-major s'épure à mesure que nous avançons: on laisse les ganaches et les casse-dos pour le service des différentes places que nous traversons. Lacuée s'est bien trompé en te faisant valoir ces grands avantages de mon emploi. Nous sommes bien moins considérés que les aides de camp. Nous courons comme des ordonnances, sans savoir ce que nous portons. Nous ne faisons pas société avec le général et nous ne mangeons point avec lui.

Lorsque nous fûmes à Ivrea, je vis bien qu'en avançant toujours, je ne recevrais pas mes chevaux de sitôt. Je pris le parti d'aller de mon pied léger aux avant-postes. On avait pris des chevaux la veille. Un officier du 12e hussards m'en céda pour quinze louis un qui en vaudrait trente à Paris. C'est un hongrois sauvage, qui appartenait à un capitaine ennemi. Il est gris-pommelé. Ses jambes sont d'une finesse et d'une beauté incomparables. Le regard est de feu, la bouche légère, et par-dessus tous ces avantages, il a les manières d'une bête féroce. Il mord tous ceux qu'il ne connaît pas et ne se laisse monter que par son maître. C'est avec bien de la peine que je suis venu à bout de l'enfourcher: ce coquin-là ne voulait pas servir {Lub 306} la France. À force de pain et de caresses j'en suis venu à bout. Mais, dans les premiers jours, il se cabrait et mordait comme un démon. Une fois qu'on est dessus, il est doux et tranquille. Il court comme le vent et saute comme un chevreuil. Lorsque mes deux autres seront arrivés, je pourrai le vendre.

Voilà la poste qui arrive. Adieu, ma bonne mère, je n'ai que le temps de t'embrasser. Adieu, adieu. 1


Variantes

  1. Les titres de parties n'apparaissent qu'avec {CL}.
  2. Reprise de {Presse}: CHAPITRE TREIZIÈME, {Lecou}, {LP} ♦ XIII {CL}
  3. L'argument de ce chapitre dans {Presse} commence seulement à Retour à Paris. Les lettres XLVII à LII ne figurent pas dans {Presse}.
  4. d'espérances déçus! {Lecou}, {LP} ♦ d'espérances déçues! {CL}{Lub} maintient al 1ère leçon, nous le suivant.
  5. il sembla {Lecou}, {LP} ♦ il me semble {CL}
  6. Passy, 23 {CL} ♦ Passy, le 23 {Lub}
  7. LA TOUR D'AUVERGNE-CORRET {CL} ♦ LA TOUR D'AUVERGNE {Lub}
  8. 28 floréal ♦ 28 floréal an VIII {Lub}
  9. Reprise de {Presse}, précédée d'un court résumé qui ne se trouve pas dans les autres publications:
    Le congé que mon père espérait ne fut pas obtenu sans peine. Il y fallut le crédit de Latour-d'Auvergne. Au commencement de 1800, le fils et la mère furent enfin réunis à Paris, où ils passèrent l'hiver. Mon père fut présenté à Bonaparte, qui lui permit de passer dans le 1er régiment de chasseurs et de faire la campagne avec le général Dupont, en qualité d'adjoint à l'état-major.
  10. à une demi-portion de nourriture {Presse} ♦ à une demi-ration de nourriture {Lecou} et sq.
  11. je pourrai le vendre. Voilà la poste {Presse} ♦ je pourrai le vendre. / Voilà la poste {Lecou} et sq.

Notes

  1. {Presse} (La suite à demain.)