GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-L�vy 1876

{Presse 5/10/54 1; LP T.1 1; CL [T.1 1]; Lub [T.1 3]} PREMIÈRE PARTIE
HISTOIRE D'UNE FAMILLE, DE FONTENOY
À MARENGO
a.

{Presse 5/11/54 2 col.2; LP ?; CL [344]; Lub [285]} XIII b

Suite des lettres. — Le g�n�ral Brunet. — D�sappointement. — Le commandant Lochet. — Le serment des troupes � la constitution de l'an VIII. — Lettre de ma grand'm�re apr�s le 18 brumaire. — Lettre de La Tour d'Auvergne. — Retour � Paris c. — Pr�sentation � Bonaparte. — Campagne d'Italie. — Passage du Saint-Bernard. — Le fort de Bard.



LETTRE XLVII

Altst�tten, 7 brumaire an VIII (octobre 1799).
Arm�e du Danube, 4e division.

Changement de face dans mes affaires. Heureux hasard! Fortune fait souvent plus que prudence, voil� mon refrain, ma bonne m�re, et le sommaire de ce que je vais te raconter. Il y a huit ou dix jours que le hasard me fit �tre d'ordonnance pr�s du g�n�ral de brigade Brunet. Je fus avec lui au quartier g�n�ral de Soult, o� un autre hasard me fit rencontrer le g�n�ral Mortier, que j'avais vu � Cologne chez le g�n�ral Harville. Il me reconnut, quoique de fort loin et � travers une fen�tre. Maulnoir, qui �tait alors au quartier g�n�ral avec un d�tachement de son r�giment, lui dit que j'�tais depuis deux jours pr�s du g�n�ral Brunet, et lui raconta comment j'avais d�sob�i au g�n�ral Harville. De sorte que, pendant le d�ner, on parla de moi, et le g�n�ral Mortier apprit au g�n�ral Brunet qui j'�tais et ce que j'avais fait. Maulnoir se mit de la partie, appuya en bon camarade sur mon �loge, dit que je poss�dais parfaitement l'allemand, et fit si bien qu'en sortant de table {CL 345} le g�n�ral Brunet me fit demander et me dit que nous ferions la campagne {Lub 286} ensemble, que je n'aurais pas d'autre table que la sienne, qu'il me demanderait au chef de brigade, et qu'en cas de refus de sa part, il lui signifierait imp�rativement qu'il me gardait pr�s de lui; que ma connaissance de la langue allemande lui serait tr�s-utile, et que s'il avait su plus t�t qui j'�tais et comment je m'�tais conduit, il m'aurait trait� tout d'abord comme je le m�ritais. Enfin, apr�s force remerc�ments de ma part et discours honn�tes de la sienne, nous remont�mes tous � cheval fort contents les uns des autres. Il fit en effet au chef de brigade la demande de ma personne, et celui-ci s'y �tant refus� sous pr�texte que l'ordre du r�giment exigeait qu'on relev�t tous les dix jours les hommes d�tach�s, le g�n�ral lui �crivit assez s�chement qu'il ne connaissait dans sa brigade d'autres ordres que ceux qu'il donnait, et qu'il me gardait. Je suis f�ch� que les choses ne se soient pas arrang�es � l'amiable: car si le g�n�ral changeait de division, peut-�tre, par pique, le chef de brigade me r�clamerait-il. Je ne doute pourtant pas que son refus ne vienne de l'int�r�t qu'il me porte, � cause des recommandations dont je suis l'objet aupr�s de lui. C'est le cas de dire: Chargez-vous de mes amis, car il serait fort que, par la protection de deux g�n�raux de division, je fusse forc� de rester dans la compagnie, centre de toutes les mis�res et de toutes les fatigues. Je ferai mon possible, je t'assure, pour n'y pas rentrer; car, malgr� ma r�solution de tout souffrir plut�t que de manquer � mon devoir, je pr�f�rerais beaucoup faire la guerre avec un g�n�ral. Je me moque apr�s tout de la table et des douceurs de la vie; mais la guerre, quand on est ainsi au courant de toutes les op�rations de l'arm�e et de tous les mouvements de l'ennemi, devient attrayante comme un art, comme une science, et vous donne des �motions qu'on chercherait en vain dans un {CL 346} r�giment, o� l'on est transform� en machine inintelligente. Enfin, je voudrais la fleur du m�tier, je ne suis pas difficile.

J'ai �t� avant-hier en parlementaire chez les Autrichiens avec l'aide de camp du g�n�ral et un trompette. Nous nous sommes avanc�s sur les bords du Rhin en sonnant des appels pour �viter qu'on ne nous camp�t quelques coups de canon. L'officier du poste autrichien nous a fait une tr�s-grande salutation en nous disant qu'on allait venir nous chercher. En effet, la barque vint nous prendre, et nous pass�mes de l'autre c�t�. Il s'agissait {Lub 287} de faire parvenir � l'adjudant g�n�ral Latour, prisonnier chez les Autrichiens, une lettre et un amphigouri verbal sur la vente d'un de ses biens, lequel amphigouri signifiait tout autre chose. La conf�rence s'est pass�e entre un officier des hussards de Granitz, l'aide de camp du g�n�ral Brunet et moi, qui faisais les fonctions d'interpr�te. Les affaires finies, nous nous m�mes � causer et � rire du meilleur cœur. L'officier de hussards autrichien nous offrit � boire. On trinqua, on but � la sant� de Buonaparte, du prince Charles, du Directoire, et le tout avec de grands �clats de rire. Apr�s nous �tre touch� cordialement dans les mains, nous nous s�par�mes les meilleurs amis du monde.

Je suis continuellement avec des g�n�raux et des chefs de brigade, faisant fort bonne ch�re et buvant de bon vin, mais sans un sou dans ma poche, ce qui ne laisse pas que d'�tre incommode; car en si brillante compagnie, il faut se poudrer, se pommader, se blanchir, etc. Quand tu pourras m'en envoyer, adresse-le au citoyen Brunet, g�n�ral de brigade � la troisi�me division. S'il voulait me faire mar�chal des logis, ce serait un grand pas! mais surtout il faudra que j'aie un cong�. Quel plaisir d'aller t'embrasser, ma bonne m�re, et te consoler de toutes les peines que mon absence t'a caus�es! Je me nourris de cette id�e {CL 347} avec d�lices. Je vois mon arriv�e, le remue-m�nage, ma joie, la tienne, p�re Deschartres quittant son air grave, ma bonne criant � tue-t�te, les chiens aboyant � se fendre la gueule, mon pauvre Tristan me reconnaissant avec peine, les questions interminables; ce sera sans doute le jour le plus beau de ma vie, depuis celui o� je t'ai revue au sortir de ta prison. Comme tu vas m'examiner de la t�te aux pieds! Tu trouveras un fameux changement dans mon costume, tu n'auras plus � te plaindre des vilaines tailles carr�es, car nous sommes serr�s, pinces et �court�s de la belle mani�re. Arriv� � Nohant, je ne sors plus, je reste enferm� en t�te-�-t�te avec toi, pour r�pondre � toutes tes questions, pour le raconter le moindre d�tail de mes aventures, et ne pas perdre un seul des instants que j'aurai � passer avec toi. Quel bonheur!

Adieu, ma bonne m�re, il y a bien longtemps que je n'ai rien re�u de toi, je vis dans l'attente et l'impatience, et je relis tes anciennes lettres.

{Lub 288} Je t'embrasse de bien loin, � travers bien des montagnes et des pr�cipices, mais dans quelque temps ce sera, j'esp�re, de bien pr�s.


Quand on nomme un des personnages militaires de cette �poque, on aime � embrasser par le souvenir toute sa vie avant et apr�s les �v�nements o� on le voit agir. Les noms de Mass�na, de Soult et de Mortier rappellent toute l'histoire des guerres de la R�publique et de l'Empire, mais d'autres noms ont laiss� peut-�tre moins de traces dans la m�moire de beaucoup de lecteurs. Il ne sera donc pas inutile de rappeler que le g�n�ral Humbert, qu'on appelait dans l'arm�e le beau g�n�ral, apr�s des campagnes brillantes, tomba dans la disgr�ce de Napol�on. En 94, il s'�tait distingu� dans la Vend�e; en 98, il avait command� {CL 348} notre exp�dition en Irlande et y avait battu les Anglais; en 1802, il avait chass� les noirs de Port-Au-Prince; en 1814, il alla se joindre aux insurg�s de Buenos-Ayres. — Quant au g�n�ral Brunet, il fut aussi un officier sup�rieur tr�s-distingu�. Son p�re, g�n�ral de la R�publique, avait p�ri sur l'�chafaud en 93. Colonel et g�n�ral en 94, le jeune Brunet fit, en 1801, partie de l'exp�dition de Saint-Domingue, et, en 1802, s'empara de Toussaint-Louverture.

LETTRE XLVIII

Altst�tten, 3 frimaire an VIII (novembre 1799).

Depuis quatre heures, ma bonne m�re, je ne suis plus avec le g�n�ral Brunet, et voici pourquoi. Le chef de brigade lui a mand� de me renvoyer � ma compagnie, parce qu'il allait m'y faire mar�chal des logis. Malgr� ma r�pugnance � m'�loigner de ce g�n�ral, malgr� ses aimables regrets, je l'ai quitt� ce soir, embrass� par lui, par ses aides de camp et son secr�taire; jusqu'� ses domestiques qui se r�criaient sur mon d�part. « Comment! notre brigadier nous quitte? Et qu'est-ce qui nous fera donc valser � pr�sent? Lui qui contait de si dr�les d'histoires et qui faisait tant rire notre g�n�ral! » Le fait est que j'avais le don de mettre ce bon g�n�ral en belle {Lub 289} humeur. C'est un fort brave homme, un peu col�re, brusquant les �trangers � tort et � travers, mais vraiment paternel pour ceux qui l'entourent, et j'�tais trop heureux aupr�s de lui pour que cela dur�t. Quand j'ai pris cong� de lui en lui faisant un profond salut, comme j'avais l'habitude d'en user � Cologne avec le g�n�ral Harville, il ne m'a pas donn� le temps d'achever ma r�v�rence, et, me prenant les deux mains {CL 349} avec cordialit�, il m'a embrass� en me disant: « Mon cher Dupin, c'est avec un regret extr�me que je vous vois partir. Il faut que votre avancement l'exige pour que je consente � notre s�paration. Mais elle ne sera pas longue, j'esp�re. L'important pour vous est d'�tre fait bien vite mar�chal des logis. Aussit�t apr�s votre nomination, je vais travailler � vous reprendre. Votre r�giment n'est plus sous mes ordres, mais je vais demander votre escadron au g�n�ral commandant la division, et si je ne puis l'avoir, je vous ferai demander par ce m�me g�n�ral � votre chef de brigade. » Voil� ce qui s'appelle aimer les gens franchement, et vraiment tu as bien raison, on trouve plus de cordialit� chez les gens sans naissance que chez les grands.

Me voil� revenu � la compagnie et retomb� dans le bivouac et la vache enrag�e, mais ce ne sera pas long, et je retournerai aupr�s de ce bon g�n�ral, chez qui j'ai connu plusieurs personnes aimables dont j'ai gagn� aussi l'amiti�. Il y en a deux entre autres dont tu as pu voir les noms dans les journaux, aux articles de nos succ�s d'Helv�tie. L'un est le citoyen Gaudinot, commandant la 25e l�g�re, et l'autre le citoyen Lochet, commandant la 94e demi-brigade de ligne. C'est ce dernier qui rallia les troupes et leur fit faire face � l'ennemi lorsque le pont fut rompu au passage de la Linth. C'est un homme de cinq pieds dix pouces, un v�ritable Hercule, aimant infiniment � rire et � faire ce que nous appelons ici des farces. Quelques mots d'�loge sinc�re que je ne pus m'emp�cher de lui adresser � bout portant sur son action h�ro�que me firent remarquer de lui � la table du g�n�ral. Il me dit avec un grand s�rieux et portant la main � son front comme font les soldats pour saluer: « Mon caporal, vous y �tiez donc? — Oui, mon commandant. » Et depuis ce temps il ne m'appelle plus que son caporal, � table, il prend solennellement la parole pour porter la sant� du {CL 350} caporal. Il s'arr�te dans la rue lorsque je passe, {Lub 290} et m'�te son chapeau jusqu'� terre. C'est � crever de rire, et le nom de caporal m'en est rest�, le g�n�ral Brunet lui-m�me ne m'appelle plus que mon caporal. L'autre jour, il prit aux Autrichiens une lubie de passer le Rhin pendant que nous �tions � d�ner. On vient l'annoncer au g�n�ral, et vite la g�n�rale de battre, les trompettes de sonner � cheval, les chiens d'aboyer, les habitants de fermer leurs portes, les femmes et les enfants de crier. C'�tait une confusion du diable. Sans perdre de temps, je selle mon cheval et reviens pr�s du g�n�ral, qui m'ordonne de courir � toute bride au poste attaqu� et de dire au commandant Lochet, qui le d�fendait, de culbuter les Autrichiens dans le Rhin pendant qu'on lui d�p�cherait du renfort. Je d�tale, il y avait environ deux lieues, j'entendais dans les montagnes la canonnade, la p�tarade, mon cheval allait comme le vent. Je crois que j'aurais travers� l'enfer pour arriver. J'arrive hors d'haleine. Le commandant Lochet, qui m'aper�oit, vient � moi, et m'�tant son chapeau avec son s�rieux accoutum�, me dit: « Mon caporal, qu'y a-t-il pour votre service? — Mon commandant, je viens vous dire de culbuter les Autrichiens dans le Rhin. — Mon caporal, c'est fait. Faites-moi l'honneur d'accepter un verre de vin. — Bien volontiers, mon commandant. » Et, en buvant, il m'a dit que l'ennemi avait d�barqu�, mais qu'il l'avait forc� de se rembarquer apr�s lui avoir fait des prisonniers et tu� plusieurs hommes.

Je revins porter cette nouvelle; mais mon cheval, d�j� fatigu� des courses pr�c�dentes, �tant parti du d�p�t trop jeune pour supporter les fatigues de la guerre, me refusa le service et, achev� par cette derni�re galopade, devint tout � fait fourbu. Je le ramenai avec beaucoup de peine par la bride. Le soir, les jambes lui enfl�rent, et il fut impossible de s'en servir. Fort iieureusement que nous ne f�mes pas oblig�s de {CL 351} battre en retraite, car j'�tais pris par messieurs les Cosaques qui sont vis-�-vis de nous, et qui ont la mauvaise habitude de ne pas taire de prisonniers. Il n'est pas du tout plaisant de tomber dans leurs mains. Étant toujours sur le qui-vive, il e�t �t� fort imprudent de rester d�mont�. Le g�n�ral l'a senti, et m'a fort gracieusement offert de l'argent pour acheter un cheval. Il le fallait absolument, ma bonne m�re; ce sont les malheurs de la guerre. J'acceptai six louis, qui m'ont {Lub 291} servi � acheter d'un capitaine du r�giment un joli petit cheval tartare pris � messieurs les Cosaques, l�ger comme le vent et vif comme la poudre. J'ai eu la selle et la bride par-dessus le march�, et c'est vraiment pour rien; mais c'est toujours trop quand cela te co�te; mais comme j'ai renvoy� mon cheval au petit d�p�t, celui que j'ai m'appartient bien, et je pourrai le revendre quand, apr�s la distribution des chevaux, j'en aurai repris un autre. Me voil� donc endett� de six louis que je te prie, ma bonne m�re, d'adresser au g�n�ral Brunet.

J'ai couru hier sur toute la ligne pour faire pr�ter aux troupes le nouveau serment. Tout le monde ici est tr�s-content de ces derniers �v�nements*.

J'ai enfin re�u deux lettres de toi � la fois; il y avait bien longtemps que j'�tais priv� de ce bonheur-l�. Mais je n'avais que la privation, et toi, avec la privation, tu as eu l'inqui�tude. Pardonne-moi de l'avoir caus� ces tourments! Je m'en veux bien de te faire souffrir, et pourtant!... mais quand tu te plains, il me semble toujours que c'est moi qui ai tort.

Le chef de brigade Ordener n'est pas, comme tu le crois, ami de M. de La Tour d'Auvergne. Il ne le conna�t seulement pas. M. de La Tour ne conna�t dans le r�giment que mon capitaine Coussaud, celui qui a re�u mon engagement {CL 352} � Paris, et qui, malgr� son air froid, m'avait t�moign� tant de bon vouloir. Il est devenu adjudant g�n�ral, et il est � cette arm�e. Il est venu d�ner ces jours derniers chez le g�n�ral, et cela a fait entre nous la plus belle reconnaissance du monde. Quant � mon cong�, il ne d�pend en aucune fa�on du g�n�ral Harville. C'est au ministre de la guerre ou au g�n�ral en chef Mass�na qu'il faut t'adresser pour l'obtenir, et tu l'obtiendras par l'interm�diaire de Beurnonville ou de M. de La Tour d'Auvergne. Si je parviens � �tre officier, je demanderai � passer dans le 3e hussards; je tiens beaucoup � quitter mon r�giment quand je le pourrai; car le chef de brigade para�t s'�tre persuad� que, quand on y est, on n'en doit plus sortir. Il n'aime pas ceux qui sont dans les �tats-majors; et comme l'�tat-major est mon but, je serais toujours contre-carr� par lui; je le vois venir.

Pour que je te voie � mon aise, t�che de m'obtenir un {Lub 292} ordre du ministre de me rendre � Paris. Cela vaut bien mieux qu'un cong� du r�giment et une feuille de route, qui vous limitent le temps et vous tracent rigidement le voyage.

Adieu, ma bonne m�re, j'aspire � �tre mar�chal des logis pour t'aller voir. Je ne pense, je ne r�ve qu'� cela. Adieu, adieu. Je t'aime de toute mon �me.

{CL 351, Lub 291} * Le 18 brumaire.

DE MA GRAND'MÈRE À MON PÈRE

Nohant, 22 brumaire an VIII (novembre 1799).

Si tu ne m'avais �crit de l'arm�e, mon enfant, je serais morte de douleur et d'inqui�tude; car M. Dupr�, � qui j'avais �crit pour m'informer de ton sort, ne m'a pas encore r�pondu. Dieu veuille que du moins il t'ait envoy� l'argent que je lui allait passer pour toi par M. Lefournier! {CL 353} Ce n'est pas sans peine que je m'�tais procur� ces six louis, le pauvre homme n'avait pas de quoi me payer, et, sans m'en rien dire, il a vendu ses effets pour l'envoyer exactement cette somme. De toutes les personnes � qui j'ai �crit, je n'ai re�u de r�ponse que M. de La Tour d'Auvergne, mais une lettre charmante, pleine de sensibilit� et d'int�r�t pour toi et pour moi. Il me dit que ton superbe maintien, ta politesse, ta discr�tion, le liant de ton caract�re, t'ont m�rit� l'approbation de tous les g�n�raux auxquels tu as �t� pr�sent�. C'est parfait, mon enfant, ces �loges vont jusqu'� mon cœur mais ce qui m'a fait mal, c'est qu'il ajoute que le g�n�ral Humbert t'a voulu faire pronmettre de le suivre en Irlande. Tu n'as pas dit oui, mon fils? Tu n'as pas pu le dire! Ce g�n�ral Humbert ne sait pas que tu as une m�re dont tu es le fils unique. Tu n'as pas, comme lui, j'esp�re, la manie de guerroyer. Tu aimes le service, mais aussi tu aimes la paix, qui fait le bonheur de tous et qui est si d�sir�e par ta triste m�re. . . . . . . . . .

Voil� tout le Directoire encore une fois d�traqu�, Buonaparte chef de la ville et de l'arm�e. Ce n'est pas le hasard qui l'a fait revenir d'Egypte au moment qu'on le croyait perdu dans les d�serts de la Syrie. C'est encore une r�volution, et qui peut amener de grands �v�nements. Celui de la paix et de la s�curit� serait le plus int�ressant {Lub 293} pour moi. Si ton capitaine Coussaud, qui m'a �crit une lettre fort bonne, et qui me para�t un homme excellent, voulait te servir aupr�s de Mass�na (et M. de La Tour d'Auvergne n'en doute pas), Mass�na pourrait te faire officier; car, pour le Directoire, il n'y faut plus songer. Siey�s seul est conserv�. Ceux qui seront nomm�s (si on en prend d'autres) seront soumis au nouveau chef. Que de projets, d'esp�rances d��ues d! Le cong� que je demande pour toi ne s'en sentira pas, j'esp�re. . . . . . . . . .

.........................................................................

{CL 354} Bonsoir, mon enfant; tu me recommandes d'�tre tranquille, h�las! je ne le serai que quand je te tiendrai dans mes bras; mais tu y resteras si peu, que je n'aurai pas le temps de me rassurer. Je t'embrasse, mon fils, avec la plus vive tendresse, et je t'aime mille lois plus que ma vie.

Je n'ai point de journaux ce soir, mais ceux qui en ont disent que les conseils sont chass�s, qu'il n'y a que cinquante membres de conserv�s, qu'un officier de la suite de Buonaparte lui a tir� un coup de fusil dans le conseil, qui, heureusement, ne l'a pas atteint, et qu'on l'a arr�t� sur-le-champ. Tout le monde esp�re �tre mieux, il me semble e qu'on ne pouvait pas �tre plus mal. Enfin, je respire un peu. Peut-�tre nos maux vont-ils finir! On dit que la Prusse n'est pas �trang�re � cet �v�nement; c'est l'inverse du 18 fructidor. Directeurs et conseils sont dans le m�me sac.

LETTRE XLIX

Altst�tten, le 13 frimaire (d�cembre 99).

H�las! ma bonne m�re, je ne suis pas encore nomm�, et pour courir apr�s ces diables de galons j'ai quitt� le g�n�ral Brunet, et je vois tous mes projets renvers�s, car il m'�crit � l'instant qu'il part pour l'arm�e d'Italie. Cela me d�sole; j'aurais fait un si beau voyage avec lui! Il avait bien raison de me refuser d'abord � ce damn� chef de brigade, et de lui dire: « Vous n'aurez pas mon brigadier. Je l'ai disput� au g�n�ral Mortier, et ce n'est pas pour vous le rendre, il est � moi, je le veux absolument. » Et quand il a c�d� devant la promesse qu'on {Lub 294} me ferait mar�chal des logis, quand il part pour l'Italie, voil� qu'il prend au citoyen Ordener une belle r�flexion. Il me dit qu'il craint de faire {CL 355} des jaloux et qu'il ne peut tenir sa promesse. Cependant, � la sollicitation du docteur, qui a beaucoup de cr�dit sur son esprit, il consent � me nommer fourrier. Le bel effort! Enfin, il faut s'en contenter. Je ne suis plus forc� de porter de carabine, et c'est un grand poids de moins. Je ne suis plus tenu de panser mon cheval, je ne monte plus de piquet, plus d'inspections de chevaux, d'armes, de selles et autres minuties assommantes qu'on inflige � regret au pauvre soldat harass� en temps de guerre. Je suis donc un peu plus commod�ment, mais j'enrage d'avoir �t� jou� par ce f�roce Alsacien, qui n'avait pourtant pas l'air malin, et que moi, b�tement, j'�tais tout dispos� � aimer.

J'attends avec impatience que tu puisses m'envoyer quelque chose, car je ne me suis pas enrichi en me remontant d'un cheval � tes frais. Je n'ai plus un mouchoir, mes cravates sont en loques, mes bottes sont trou�es, mon habit est perc� au coude, pas seulement de quoi m'acheter un ruban de queue! Ne t'afflige pas de tout cela pourtant, et ne prends pas ces malheurs au s�rieux. Je suis jeune, fort, peu d�licat dans mes habitudes physiques, et je me moque de tout en pensant que tu ne manques de rien. Je vois quelquefois notre ancienne opulence comme dans un r�ve. Quelle diff�rence aujourd'hui pour moi! Eh bien, quand je me demande ce que j'�prouverais si je te voyais dans l'�tat o� je suis, je sens que j'en deviendrais fou, et alors en pensant que ce n'est que moi qui p�tis un peu, je me trouve presque heureux. Tu vois que je sais me faire des raisonnements baroques pour me consoler.

Je n'ai pas vu le pont du Diable. Il faudrait pour cela aller jusqu'au Saint-Gothard. Mais j'ai reconnu grand nombre de sites qui sont dans notre gros livre de Nohant: le lac de Zurich, celui de Constance, etc. J'ai vu des glaciers aux environs de Glaris. Dans le Muttenthal, j'ai vu un pont suspendu � environ quinze cents pieds au-dessus d'un {CL 356} torrent. Ce pont a douze pieds de large. Notre arm�e y a pass� en battant en retraite, dans une des derni�res affaires, et un grand nombre de nos soldats a fait le saut p�rilleux. J'ai gravi dans des montagnes horribles, dominant des vall�es qui offraient {Lub 295} l'image de la d�solation, l'horizon born� de toutes parts de rochers affreux. Pas une cabane, pas un �tre vivant, un silence �pouvantable!...

Je suis bien content que l'ami Pernon aille passer l'hiver � Nohant. Cette soci�t� te distraira. Si je pouvais bient�t venir faire le quatri�me! Mais tout est maintenant si embrouill� qu'il est impossible de rien arranger. T�che pourtant. Je serais si heureux de te voir!

Je t'embrasse et je t'aime de toute mon �me.

LETTRE
DE M. DE LA TOUR D'AUVERGNE
À MA GRAND'MÈRE

Passy, 23 f frimaire an VIII.

À LA CITOYENNE DUPIN, NÉE DE SAXE

    Madame,

J'ay re�u, � mon retour de Montreuil. o� j'ay �t� passer quelques jours, l'aimable lettre qu'il vous a plu de m'adresser. Vous payez par de trop flatteuses r�compenses le bonheur qu'on attache � vous servir. Il ne saurait rester � ceux qui l'ambitionnent, et qui se trouvent en concurrence avec le g�n�ral Beurnonville, qu'une bien faible portion de m�rite. Vous rendez avec mille gr�ces toutes celles que ce g�n�ral a mis � vous entretenir de la part qu'il prend au sort de votre fils.

{CL 357} Plac� sur la liste, des hommes chers � la patrie, et dont le nom ne s'offre jamais � la pens�e sans que l'admiration et la reconnaissance ne leur payent un tribut, l'on peut sans compromettre son jugement esp�rer que le petit-fils du grand Maurice, � son retour de l'arm�e, sera distingu� par le gouvernement. Je suis encore soutenu dans cet espoir par celui que vous a donn� le g�n�ral Beurnonville. J'ai aussi appris que M. d'Épernon avait vu le g�n�ral d'Harville, et que celui-ci avait �crit le m�me jour au g�n�ral divisionnaire Mortier (sous les ordres duquel se trouve le g�n�ral Brunet) pour faire exp�dier � votre fils un cong� provisoire d'absence. Quel triomphe, madame, pour l'amiti�, et quel chagrin pour l'envie!

{Lub 296} Je ne puis vous dire � quel point j'ay �t� indign� de la conduite du chef de brigade envers son subalterne. Il est instant qu'il s'�loigne de cet homme sauvage, dont on ne peut attendre que des coups de boutoir. Vous le peignez sous les couleurs les plus sombres; mais mon indignation multiplie encore ses difformit�s � mes yeux. Je me h�te de les d�tourner de cet affreux tableau. Il est si doux de s'arr�ter � celui de vous voir �tendre vers votre fils ch�ri des bras pr�ts � l'y serrer! Je jouis d'avance du bonheur que vous allez �prouver.

Vous voir heureux l'un et l'autre, c'est tout ce que je d�sire.

Je crains, madame, d'avoir d�j� trop abus� de vos bont�s par la longueur de ma lettre. Je d�sirerais cependant que vous me permettiez de ne pas la finir sans vous remercier de votre pr�cieux souvenir, et sans vous assurer qu'on ne peut rien ajouter aux sentiments remplis de respect et a'admiration que vous avez su inspirer au capitaine

LA TOUR D'AUVERGNE-CORRET g

Recevez avec indulgence mes excuses d'un griffonnage {CL 358} qui n'est pas conforme aux biens�ances re�ues, mais en recommen�ant ma lettre, je perdrais l'occasion du courrier qui me presse et qui va partir.


On voit par cette lettre que le cong� ne fut pas obtenu sans de puissantes interventions, et on peut croire, malgr� l'emphase na�ve du style qu'on vient de lire, que le chef de brigade Ordener fut peu bienveillant pour le caporal. Au reste, la campagne �tait finie, mon p�re put donc quitter les rochers de la Suisse et accourir � Paris, d'o� il �crivit � sa m�re la lettre suivante:

LETTRE L

Paris.

Je me vois, ma bonne m�re, �crou�, scell�, attach� � Paris jusqu'� ce qu'on m'ait pr�sent� � Buonaparte C'est la volont� expresse de M. de La Tour d'Auvergne, et comme il veut qu'on suive exactement ses avis, nous {Lub 297} eussions couru risque de nous brouiller avec lui si nous ne nous y �tions pas conform�s. Il veut que j'aille t'embrasser officier. Cela s'arrange mal avec mon impatience! Mais il le faut. Je dois �tre pr�sent� � Buonaparte dans trois ou quatre jours. Cette d�marche fixera nos esp�rances et notre conduite future. Je voudrais bien que tu suivisses ton projet de venir � Paris! Tous tes amis ne font qu'un cri apr�s toi. On t'a parl� d'un appartement chez madame de Maleteste. Elle me l'a offert de la meilleure gr�ce du monde, mais je doute que cela t'arrange. Je t'ai trouv�, dans la m�me maison qu'habitent les Rodier, un appartement au second, tr�s-beau, compos� de deux chambres � coucher, salon, boudoir, salle � manger, etc., pour trois cents livres, {CL 359} rue Saint-Honor�, pr�s la rue Royale. Si nous pouvions toucher bient�t nos revenus, cela te conviendrait. Ce serait bien joli si, � ton arriv�e ici, ou � mon arriv�e � Nohant, j'avais l'�paulette! Mon pis-aller, si nous n'obtenons pas cela, serait de changer de r�giment et de n'avoir plus affaire � ce grand diable d'Ordener. Le g�n�ral Lacu�e me fait beaucoup esp�rer. Ta pr�sence ici, ma bonne m�re, avancerait peut-�tre beaucoup mes affaires, car je n'ai jamais vu personne r�sister � tes mani�res et � les discours. Enfin, je br�le d'impatience de t'embrasser, et il y a des moments o� je suis pr�t � tout envoyer au diable pour courir vers toi. J'ai beau �tre ici au milieu des jouissances et d'un bien-�tre qui, au sortir de ma rude campagne, me fait l'effet d'un r�ve, le plus pr�cieux des biens me manque, et c'est toi. Arrive, arrive, ou je pars pour te rejoindre.

J'ai beau �tre bon � marier, comme tu dis, ne crains pas que cette fantaisie me prenne de sit�t. Comment voudrais-tu qu'un fourrier de chasseurs, l'homme le plus leste qui soit au monde, all�t s'emp�trer d'un m�nage et se faire p�re de famille? Peste! de l'humeur dont sont les femmes maintenant, je ne serais pas plut�t parti pour quelque exp�dition qu'on m'exp�dierait la plus solennelle coiffure!... Merci bien! Adieu, ma bonne m�re, je grille de t'embrasser.


La bonne m�re alla effectivement � Paris. La pr�sentation � Bonaparte eut lieu, et il en r�sulta des promesses {Lub 298} et des encouragements brefs, � la condition de faire la guerre et de s'y distinguer. Le jeune homme ne demandait pas mieux. Le g�n�ral Lacu�e demanda pour lui qu'il f�t adjoint � l'�tat-major g�n�ral de l'arm�e. On verra ce que c'�tait que ces �tats-majors qui tentaient l'ambition des {CL 360} jeunes gens, et qui furent dans ce premier moment compos�s � la h�te de ceux qu'on voulait satisfaire. Mon jeune p�re passa l'hiver � Paris avec sa m�re, toujours occup� de musique et voyant de nombreux amis. La puissance de Bonaparte s'�tablissait avec une rapidit� magique, et par les moyens, cependant, les plus naturels: la satisfaction donn�e � tous les int�ress�s bless�s par dix ann�es de lutte formidable et d'anarchie dissolvante. On sait tout ce que cet homme de g�nie fit pour consolider l'�tat moral et mat�riel de la France dans le cours de l'ann�e 1800, qui venait de s'ouvrir. L'alliance de la Russie et de l'Espagne conquise et assur�e, la ligne du Rhin garantie par les savantes campagnes de Moreau et les exploits chevaleresques de Lecourbe et de Richepanse, notre arm�e pouss�e par eux jusqu'aux portes de Vienne, le Saint-Bernard franchi, les autrichiens battus � Montebello et � Marengo; Mass�na rentrant � G�nes en vainqueur, quinze jours apr�s en �tre sorti, � la suite du plus glorieux des si�ges; la Toscane occup�e par les fran�ais, l'alliance form�e avec le pape, Naples r�duite � demander gr�ce, le passage du Mincio, l'Autriche forc�e � se d�tacher de l'Angleterre et � accepter les conditions d'une paix si opini�trement disput�e; enfin, en �gypte, l'admirable revanche de Kl�ber � H�liopolis; les États-Unis r�concili�s avec nous, et se joignant, comme la Su�de et la Russie, � la ligue maritime contre l'Angleterre: tels sont les �v�nements grandioses et merveilleux qui, gr�ce � Napol�on, aid� de plusieurs g�n�raux illustres, remplirent cette ann�e m�morable. Je les r�sume ici sans ordre, et il importe peu. Je ne fais pas l'histoire, mais je la traverse � la suite d'un t�moin oculaire de quelques-uns de ces �v�nements fameux; et ce t�moin, qui les a sentis avec l'�nergie de la jeunesse, va continuer � les raconter avec la simplicit� et le charme qu'on trouve rarement quand on raconte pour le public.

{CL 361} L'ann�e 1800 vit tomber trois h�ros, Kl�ber, Desaix et La Tour d'Auvergne: les deux premiers illustr�s par le g�nie des grandes op�rations militaires, le troisi�me {Lub 299} jet� par go�t et par choix dans une vie aussi agit�e, mais moins �clatante, gloire modeste et pure qui touche � l'id�al par l'exc�s du d�sint�ressement et le recueillement d'une vie savante et studieuse port�e � travers le tumulte des camps. Le premier grenadier des arm�es de la r�publique p�rit au champ d'honneur le 28 juin 1800; en avant de Neubourg, dans un combat h�ro�que. Il fut pleur� de l'arm�e enti�re, mon p�re le pleura en Italie, quelques jours apr�s la bataille de Marengo.

À la fin de flor�al, mon p�re ayant obtenu de passer dans le 1er r�giment de chasseurs, avec la promesse de faire la campagne avec le g�n�ral Dupont, en qualit� d'adjoint � l'�tat-major, partit pour rejoindre ce g�n�ral et lui pr�senter ses lettres de recommandation.

LETTRE LI

Lyon, le 25 flor�al an VIII (mai 1800).

Je suis arriv� hier soir, ma bonne m�re , apr�s avoir �prouv� des cahots tels que le courrier lui-m�me en �tait malade. Quant � moi, je te proteste que je n'�tais pas plus fatigu� qu'en quittant Paris. Avant de me coucher, je me suis muni d'un ample souper, et, digne �mule de Roger Bontemps , j'attends ici jusqu'� demain, dans une bonne auberge, le d�part du courrier de Gen�ve. Cependant, la nuit que Je viens de passer m'a sembl� longue. À tout moment, je me r�veillais me croyant encore pr�s de toi et te disant adieu. Et tout � coup j'�tais bien loin, bien loin, et je voulais retourner, parce qu'il me semblait que je ne {CL 362} t'avais pas embrass�e. En effet, je suis d�j� bien loin et pr�t � aller plus loin encore. L'imagination ne se fait pas tout (le suite � ces grands changements, surtout lorsque les doux souvenirs sont encore comme une r�alit� pr�sente!

Tout le monde ici m'assure que l'�tat-major g�n�ral n'est plus � Gen�ve, mais � Lausanne. Cela m'est � peu pr�s indiff�rent, car Gen�ve est sur ma route, et j'en serai quitte pour aller porter mes lettres de recommandation un peu plus loin.

Je suis jusqu'� pr�sent assez peu content de Lyon. La partie des quais du Rh�ne est fort pittoresque, mais {Lub 300} l'int�rieur de la ville, avec ses hautes maisons et ses rues �troites, est triste, sombre et sale. Il y a autant de population, proportion gard�e, et de mouvement qu'� Paris; mais c'est un mouvement triste, affair�, c'est l'agitation du travail et non celle des plaisirs. Au reste, je vois peut-�tre en noir, j'ai l'esprit tout rempli de nos adieux; je ne t'embrasse plus matin et soir, je ne te vois plus, et, priv� de toi, quel s�jour me serait agr�able?

Je te remercie d'avoir consenti � aller aux Italiens pour te distraire. Qu'est-ce qu'on a donn�? Y as-tu fait attention? Figure-toi qu'en fait de distraction et de musique pendant le voyage, mon compagnon de route, le courrier, homme pieux, s'est mis � me faire des exhortations chr�tiennes, et dans les intervalles il chantait des litanies et quelques petits morceaux d�tach�s de la grand'messe. Et il chantait juste comme Deschartres. Ce qui achevait de le rendre tout � fait r�cr�atif, c'est qu'il �tait sourd � ne pas entendre le canon, si bien qu'il n'avait pas � craindre de se laisser entamer par une controverse. Je l'ai donc laiss� parler et chanter tout � son aise, et je pensais � toi, � nos amis, au pr�sent, � l'avenir, et, au bout de mes r�flexions, je revenais toujours � toi. C'est ce que j'aurai toujours {CL 363} de mieux � faire pour me donner du courage et me consoler.

Adieu, ma bonne m�re, je t'embrasse de toute mon �me.

LETTRE LII

Lausanne, le 28 flor�al an VIII h (mai 1800).

Ma bonne m�re, je n'ai point trouv� l'�tat-major � Gen�ve. Il est en route pour passer les monts. C'est, je crois, m�me d�j� fait. Je suis � sa poursuite. Nous avons form� � Gen�ve une caravane avec six officiers rejoignant l'�tat-major et le quartier g�n�ral. Nous partons demain matin, et nous irons, je crois, souper chez les moines du mont Saint-Bernard. Je suis maintenant � Lausanne, et je t'�cris sur un bout de table. C'est ici une confusion du diable . Le consul en est parti ce matin; mais les administrations y sont encore. Je vais donc voir en r�alit� le grand Saint-Bernard, et je te dirai si la d�coration de {Lub 301} Feydeau ressemble � la nature, et si les moines chantent aussi bien que Ch�rubini les fait chanter � Paris.

Adieu, ma bonne m�re, je t'embrasse mille fois de toute mon �me, et vais me reposer des fatigues de la journ�e sur un assez mauvais lit que j'ai enfin trouv�.

LETTRE LIII i

Au quartier g�n�ral, Verres, le 4 prairial.

Enfin m'y voil�! Ce n'est pas une petite affaire que de voyager sans chevaux � travers des montagnes, des d�serts {CL 304} affreux et des villages ruin�s. Chaque jour ye manquais l'�tat-major d'une journ�e. Il s'est enfin arr�t� vis-�-vis le fort de Bard, qui nous emp�che d'entrer en Italie; nous sommes maintenant au milieu des pr�cipices du Pi�mont. Je me suis pr�sent� hier, aussit�t en arrivant, au g�n�ral Dupont. Il m'a fort bien re�u. Je suis adjoint � son �tat-major, et j'en recevrai ce matin l'exp�dition et le brevet. Je t'�tablis d'abord ce fait, afin de te d�barrasser de l'inqui�tude et de l'impatience qui t'eussent rendu insupportable toute narration pr�alable. Me voil� donc dans un pays o� nous mourons de faim. Les figures qui composent cet �tat-major, � l'exception des trois g�n�raux, m'ont paru toutes assez saugrenues. Je remarque pourtant, depuis vingt-quatre heures que je suis ici, que les aides de camp et l'adjudant g�n�ral me t�moignent plus d'�gards qu'� tous ceux qui sont l�. Je crois comprendre pourquoi. Je te le dirai plus tard, quand j'aurai mieux examin�.

J'ai travers� le mont Saint-Bernard. Les descriptions et les peintures sont encore au-dessous de l'horreur de la r�alit�. J'avais couch� la veille au village de Saint-Pierre, qui est au pied de la montagne, et j'en partis le matin � jeun pour me rendre au couvent, qui est situ� � trois lieues au-dessus, c'est-�-dire dans la r�gion des glaces et des �ternels frimas. Ces trois lieues se font dans la neige, � travers les rochers. Pas une plante, pas un arbre, des cavernes et des ab�mes � chaque pas. Plusieurs avalanches qui �taient tomb�es la veille achevaient de rendre le chemin impraticable. Nous sommes tomb�s plusieurs fois dans la neige jusqu'� la ceinture. Eh bien! � travers {Lub 302} tous ces obstacles, une demi-brigade portait sur ses �paules ses canons et ses caissons, et les hissait de rochers en rochers. C'�tait le spectacle le plus extraordinaire qu'on puisse imaginer que l'activit�, la r�solution, les cris et les chants de cette arm�e. Deux divisions se trouvaient r�unies dans {CL 365} ces montagnes. Le g�n�ral Harville les commandait. C'est pour le coup qu'il �tait transi! En arrivant chez les moines, ce fut la premi�re personne que je rencontrai. Il fut fort �tonn� de me retrouver si haut, et, tout en grelottant, me fit assez d'amiti�s, sans me parler toutefois de ma d�sob�issance et m'exprimer ni approbation ni bl�me. Peut-�tre l'e�t-il fait dans un autre moment, mais il ne pensait qu'� d�jeuner, et il m'invita � d�jeuner avec lui. Mais, ne voulant pas quitter mes compagnons de voyage, je le remerciai. Je causai avec le prieur pendant le repas tr�s-frugal qu'il nous fit servir. Il me dit que son couvent �tait le pont habit� le plus �lev� de l'Europe, et me montra les gros chiens qui l'aident � retrouver les gens engloutis par les avalanches. Buonaparte les avait caress�s une heure auparavant, et, sans me g�ner, je fis comme Buonaparte. Je fus fort �tonn� lorsque, disant � ce bon prieur que les vertus hospitali�res de ses religieux �taient expos�es, sur nos th��tres, � l'admiration publique, j'appris de lui qu'il connaissait la pi�ce. Apr�s lui avoir fait nos adieux avec cordialit�, nous descend�mes pendant sept lieues pour nous rendre � la vall�e d'Aoste, en Pi�mont. Je marchai pendant dix lieues, faisant porter mes bagages par des mules. Arriv� � Aoste, je courus au palais du consul pour voir Leclerc. La premi�re personne que j'y rencontrai, ce fut Buonaparte. Je fus � lui pour le remercier de ma nomination. Il interrompit brusquement mon compliment pour me demander qui j'�tais. « Le petit-fils du mar�chal de Saxe. — Ah oui! ah bon! Dans quel r�giment �tes-vous? — 1er de chasseurs. — Ah bien! mais il n'est pas ici. Vous �tes donc adjoint � l'�tat-major? — Oui, g�n�ral. — C'est bien, tant mieux, je suis bien aise de vous voir. » Et il tourna le dos... Avoue que j'a toujours de la chance, et que quand on l'aurait fait expr�s, on n'aurait pas fait mieux. Je suis d'embl�e adjoint � l'�tat-major, et de l'aveu de {CL 366} Buonaparte, sans attendre ces fameux mortels trois mois. Pour que tes lettres me parviennent s�rement, adresse-les au citoyen Dupin, adjoint {Lub 303} � l'�tat-major g�n�ral de l'arm�e de r�serve, au quartier g�n�ral, sans d�signation de lieu. On fera suivre.

Ce fort que nous avons en avant de nous* nous emp�chait de passer en Italie, mais on a pris la r�solution de le tourner, de mani�re que le quartier g�n�ral ira s'�tablir demain � Ivrea. J'en suis fort aise, car ici nous sommes r�duits � une demi-ration de nourriture j, et mon diable d'estomac ne veut pas se soumettre � une demi-ration d'app�tit. Tu as bien fait de m'engraisser � Paris, car je ne crois pas qu'ici on s'en occupe.

Adieu, ma bonne m�re; je t'embrasse bien tendrement. Je voudrais bien que cette nouvelle s�paration te f�t moins cruelle que les autres. Songe qu'elle ne sera pas longue et qu'elle aura de bons r�sultats.

* Le fort de Bard.

LETTRE LIV

Prairial an VIII (sans date).

Ouf! nous y voil�! nous y voil�! respirons! o� donc? À Milan; et si nous allons toujours de ce train-l�, bient�t, je crois, nous serons en Sicile. Buonaparte a transform� le v�n�rable �tat-major g�n�ral en une avant-garde des plus lestes. Il nous fait courir comme des li�vres, et tant mieux! Depuis Verres pas un moment de repos. Enfin nous sommes ici d'hier, et j'en profite pour causer avec toi. Je vais reprendre notre marche depuis le d�part du susdit Verres. Je t'ai parl�, je crois, du fort de Bard, seul obstacle qui nous {CL 367} emp�ch�t d'entrer en Italie. Buonaparte, � peine arriv�, ordonne l'assaut. Il passe six compagnies en revue. « Grenadiers, dit-il, il faut monter l� cette nuit, et le fort est � nous. » Quelques instants apr�s, il fut s'asseoir sur le bout d'un rocher, je suivis et me pla�ai derri�re lui. Tous les g�n�raux de division l'entouraient: Loison lui faisait de fortes objections sur la difficult� de grimper � travers les rochers sous le feu de l'ennemi, fortifi� de mani�re qu'il n'avait qu'� allumer les bombes et les obus, et � les laisser rouler pour nous emp�cher d'approcher. Buonaparte ne voulut rien entendre et, en repassant, il r�p�ta aux grenadiers que le {Lub 304} fort �tait � eux. L'assaut fut ordonn� pour deux heures apr�s minuit. N'�tant point mont�, et le fort �tant � deux lieues du quartier g�n�ral, je n'avais point l'ordre d'y aller. Je rentrai donc � Verres avec mes compagnons de promenade, et, apr�s souper, je souhaite le bonsoir � chacun, et sans rien dire je repars pour le fort de Bard. On arrive � ce fort par une longue vall�e bord�e de rochers immenses, couverts de cypr�s. Il faisait une nuit obscure, et le silence qui r�gnait dans ce lieu sauvage n'�tait interrompu que par le bruit d'un torrent qui roulait dans les t�n�bres, et par les coups sourds et �loign�s du canon du fort. J'avance lestement. J'entends d�j� les coups plus distinctement, bient�t j'aper�ois le feu des pi�ces. Bient�t je suis � port�e. Je vois deux hommes couch�s derri�re une roche contre un bon feu. Jugeant que le g�n�ral Dupont doit �tre avec le g�n�ral en chef, je vais leur demander s'ils n'ont point vu passer ce dernier. Le voil�! me dit l'un deux en se levant, c'�tait Berthier lui-m�me. Je lui dis qui j'�tais et qui je cherchais. Il m'indiqua o� �tait le g�n�ral Dupont. Il �tait sur le pont de la ville de Bard; j'y vais, et je le trouve entour� de grenadiers qui attendaient le moment de l'attaque. Je me m�le � sa suite, et au moment o� il tournait la t�te, je lui souhaite le bonsoir. « Comment, me dit-il {CL 368} tout �tonn�, vous �tes l� sans ordres et � pied? — Si vous voulez bien le permettre, mon g�n�ral. — À la bonne heure! L'attaque commence, et vous venez au bon moment. »

On fit passer six pi�ces et des caissons au pied du fort. Les aides de camp du g�n�ral les accompagn�rent et je les suivis toujours en me promenant. À moiti� de la ville, il nous arriva trois obus � la fois. Nous entr�mes dans une maison ouverte, et, apr�s les avoir laiss�s �clater, nous continu�mes notre route et rev�nmes toujours escort�s de quelques grenades ou de quelques boulets. L'attaque fut sans succ�s. Nous grimp�mes jusqu'au dernier retranchement, mais les bombes et les obus que l'ennemi lan�ait ou roulait dans les rochers; des �chelles trop courtes, des mesures mal prises firent tout �chouer, et l'on se retira avec perte.

Le lendemain matin, nous part�mes pour Ivrea. Nous tourn�mes le fort en grimpant, hommes et chevaux, � travers des roches, par un sentier o� les gens du pays {Lub 305} n'avaient jamais os� mener des mulets. Aussi plusieurs des n�tres furent pr�cipit�s. Un cheval de Buonaparte se cassa la jambe. Arriv�s � un certain point qui domine le fort, Buonaparte s'arr�ta et lorgna, de fort mauvaise humeur, cette bicoque contre laquelle il venait d'�chouer. Apr�s mille fatigues, nous arriv�mes dans la plaine, et comme j'�tais � pied, le g�n�ral Dupont, satisfait de ma promenade de la veille, me donna un de ses chevaux � monter. Je cheminai avec ses aides de camp, ceux de Buonaparte et ceux de Berthier, et au milieu de cette troupe brillante, un des aides de camp du g�n�ral Dupont, nomm� Morin, prit la parole et dit: « Messieurs, sur trente adjoints � l'�tat-major g�n�ral, M. Dupin, arriv� d'avant-hier soir, et n'ayant pas encore de cheval, est le seul qui f�t avec le g�n�ral � l'attaque du fort. Les autres �taient rest�s prudemment couch�s. » Il faut que je te dise maintenant ce que j'avais devin� au premier coup d'œil, c'est que cet �tat-major est une p�taudi�re {CL 369} des plus compl�tes. On y donne le titre d'adjoint et on y attache quiconque est sans corps et sans distinction positive. Nous sommes cependant huit ou dix qui valons mieux que les autres et qui faisons soci�t� ensemble. L'�tat-major s'�pure � mesure que nous avan�ons: on laisse les ganaches et les casse-dos pour le service des diff�rentes places que nous traversons. Lacu�e s'est bien tromp� en te faisant valoir ces grands avantages de mon emploi. Nous sommes bien moins consid�r�s que les aides de camp. Nous courons comme des ordonnances, sans savoir ce que nous portons. Nous ne faisons pas soci�t� avec le g�n�ral et nous ne mangeons point avec lui.

Lorsque nous f�mes � Ivrea, je vis bien qu'en avan�ant toujours, je ne recevrais pas mes chevaux de sit�t. Je pris le parti d'aller de mon pied l�ger aux avant-postes. On avait pris des chevaux la veille. Un officier du 12e hussards m'en c�da pour quinze louis un qui en vaudrait trente � Paris. C'est un hongrois sauvage, qui appartenait � un capitaine ennemi. Il est gris-pommel�. Ses jambes sont d'une finesse et d'une beaut� incomparables. Le regard est de feu, la bouche l�g�re, et par-dessus tous ces avantages, il a les mani�res d'une b�te f�roce. Il mord tous ceux qu'il ne conna�t pas et ne se laisse monter que par son ma�tre. C'est avec bien de la peine que je suis venu � bout de l'enfourcher: ce coquin-l� ne voulait pas servir {Lub 306} la France. À force de pain et de caresses j'en suis venu � bout. Mais, dans les premiers jours, il se cabrait et mordait comme un d�mon. Une fois qu'on est dessus, il est doux et tranquille. Il court comme le vent et saute comme un chevreuil. Lorsque mes deux autres seront arriv�s, je pourrai le vendre.

Voil� la poste qui arrive. Adieu, ma bonne m�re, je n'ai que le temps de t'embrasser. Adieu, adieu. 1


Variantes

  1. Les titres de parties n'apparaissent qu'avec {CL}.
  2. Reprise de {Presse}: CHAPITRE TREIZIÈME, {Lecou}, {LP} ♦ XIII {CL}
  3. L'argument de ce chapitre dans {Presse} commence seulement � Retour � Paris. Les lettres XLVII � LII ne figurent pas dans {Presse}.
  4. d'esp�rances d��us! {Lecou}, {LP} ♦ d'esp�rances d��ues! {CL}{Lub} maintient al 1�re le�on, nous le suivant.
  5. il sembla {Lecou}, {LP} ♦ il me semble {CL}
  6. Passy, 23 {CL} ♦ Passy, le 23 {Lub}
  7. LA TOUR D'AUVERGNE-CORRET {CL} ♦ LA TOUR D'AUVERGNE {Lub}
  8. 28 flor�al ♦ 28 flor�al an VIII {Lub}
  9. Reprise de {Presse}, pr�c�d�e d'un court r�sum� qui ne se trouve pas dans les autres publications:
    Le cong� que mon p�re esp�rait ne fut pas obtenu sans peine. Il y fallut le cr�dit de Latour-d'Auvergne. Au commencement de 1800, le fils et la m�re furent enfin r�unis � Paris, o� ils pass�rent l'hiver. Mon p�re fut pr�sent� � Bonaparte, qui lui permit de passer dans le 1er r�giment de chasseurs et de faire la campagne avec le g�n�ral Dupont, en qualit� d'adjoint � l'�tat-major.
  10. � une demi-portion de nourriture {Presse} ♦ � une demi-ration de nourriture {Lecou} et sq.
  11. je pourrai le vendre. Voil� la poste {Presse} ♦ je pourrai le vendre. / Voil� la poste {Lecou} et sq.

Notes

  1. {Presse} (La suite � demain.)