GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-L�vy 1876

{Presse 5/10/54 1; LP T.1 1; CL [T.1 1]; Lub [T.1 3]} PREMIÈRE PARTIE
HISTOIRE D'UNE FAMILLE, DE FONTENOY
À MARENGO
a.

{Presse 4/11/54 1; LP ?; CL [322]; Lub [267]} XII b

Suite des lettres. — Entr�e en campagne. — Le premier coup de canon. — Passage de la Linth. — Le champ de bataille. — Une bonne action. — Glaris. — Rencontre avec M. de La Tour d'Auvergne sur le lac de Constance. — Ordener. — Lettre de ma grand'm�re � son fils. — La vall�e du Rheinthal. c



LETTRE XLV

Weinfelden, canton de Thurgovie,
le 20 vend�miaire an VIII (octobre 1799).

Une moisson de lauriers, de la gloire, des victoires, les Russes battus, chass�s de la Suisse dans l'espace de vingt jours; nos troupes pr�tes � rentrer en Italie; les Autrichiens repouss�s de l'autre c�t� du Rhin, voil� sans doute de grandes nouvelles et d'heureux exploits d! Eh bien, ma bonne m�re, ton fils a la satisfaction d'avoir pris sa part de cette gloire-l�, et, dans l'espace de quinze jours, il s'est trouv� � trois batailles d�cisives. Il se porte � merveille. Il boit, il rit, il chante. Il saute de trois pieds de haut en songeant � la joie qu'il aura de l'embrasser au mois de janvier prochain, et de d�poser � Nohant, dans ta chambre, � tes pieds, la petite branche de laurier qu'il aura pu m�riter.

Je le vois �tonn�e, confondue de ce langage, me faire cent questions, me demander mille �claircissements: comment je suis en Suisse, pourquoi j'ai quitt� Thionville: je vais r�pondre � tout cela, et te d�duire los circonstances {CL 323} et les raisonnements qui ont dirig� ma conduite. La crainte de t'inqui�ter inutilement m'a emp�ch� de te tenir au courant.

{Lub 268} Je suis militaire, je veux suivre cette carri�re. Mon �toile, mon nom, la mani�re dont je me suis pr�sent�, mon honneur et le tien, tout exige que je me conduise bien et que je m�rite les protections qui me sont accord�es. Tu veux surtout que je ne reste pas confondu dans la foule et que je devienne officier. Eh bien, ma bonne m�re, il est aussi impossible maintenant dans l'arm�e fran�aise de devenir officier sans avoir fait la guerre, qu'il l'e�t �t� au quinzi�me si�cle de faire un Turc �v�que sans l'avoir fait baptiser. C'est une certitude dont il faut absolument que tu te p�n�tres. Un homme, quel qu'il fut, arrivant comme officier dans un corps quelconque sans avoir vu le feu des batteries serait le jouet et la ris�e, sinon de ses camarades, qui sauraient appr�cier d'ailleurs ses talents, mais de ses propres soldats, qui, incapables de juger le talent, n'ont d'estime et de respect que pour le courage physique. Frapp� de ces deux certitudes, la n�cessit� d'avoir fait la guerre pour �tre fait oflicier, d'une part; la n�cessit� d'avoir fait la guerni pour �tre officier avec honneur, d'autre part, je m'�tais dit d�s le principe: Il faut entrer en campagne le plus t�t possible. Crois-tu donc que j'aie quitt� Nohant avec le projet de passer ma vie � faire l'aimable dans les garnisons et le n�cessaire dans les d�p�ts? Non, certes, j'ai toujours r�v� la guerre, et si je t'ai fait l�-dessus quelques mensonges, pardonne-les-moi, ma bonne m�re, c'est toi qui m'y condamnais par tes tendres frayeurs.

Avant que le g�n�ral me parl�t de le quitter, et d�s la reprise des hostilit�s, j'avais �t� lui demander de rejoindre les escadrons de guerre. Il re�ut cette proposition avec plaisir d'abord. Puis, attendri par tes lettres, il craignit de {CL 324} te d�plaire en prenant sur lui la responsabilit� de mon destin. Il me fit donc revenir pour me dire d'aller au d�p�t, parce que tu ne voulais pas que je fisse la guerre, et comme je lui observai que toutes les m�res �taient plus ou moins comme toi, et que la seule d�sob�issance permise, et m�me command�e � un homme, �tait celle-l�, il convint que j'avais raison. « Allez au d�p�t, me dit-il, l� vous pourrez partir avec le premier d�tachement destin� aux escadrons de guerre, et madame votre m�re n'aura pas de reproche � m'adresser, vous aurez agi de votre propre mouvement. »

J'arrive � Thionville, et mon premier soin est de {Lub 269} m'informer si bient�t il ne partira pas un d�tachement. Je ne pouvais cacher ma vive impatience de rejoindre le r�giment. J'attends un mois avec anxi�t�. Enfin on forme un d�tachement, j'en fais partie, je manœuvre tous les jours avec lui, je parle guerre avec les plus anciens chasseurs, ils voient combien je d�sire partager leurs fatigues, leurs travaux et leur gloire. C'est l�, ma bonne m�re, le secret de leur amiti� pour moi, bien plus que les bienvenues que je leur avais pay�es. Enfin le jour du d�part �tait fix�. Il n'y avait plus que huit jours � attendre. Je t'�crivais des balivernes, mais pouvais-tu croire que je me serais passionn� pour le pansage et le fourniment, si je n'avais pas eu l'id�e de faire la campagne?

Au moment o� je m'y attendais le moins, je re�ois du g�n�ral une lettre o� il me dit en termes fort aimables, � la v�rit�, mais tr�s-pr�cis, qu'il veut que je reste au d�p�t jusqu'� nouvel ordre. Regarde le mauvais personnage qu'il me faisait jouer! Comment donc aller expliquer et persuader � tout le r�giment que si je ne pars pas, ce n'est pas ma faute? J'�tais au d�sespoir. Je montrais cette lettre funeste � tous mes amis; les officiers voyaient bien mon esclavage et ma douleur; mais le soldat, qui ne sait pas lire et qui {CL 325} ne raisonne gu�re, n'y croyait pas. J'entendais dire derri�re moi: « Je savais bien qu'il ne partirait pas. Les enfants de famille ont peur. Les gens prot�g�s ne partent jamais, etc. » La sueur me coulait du front, je me regardais comme d�shonor�, je ne dormais plus, malgr� la fatigue du service, j'avais la mort dans l'�me, et je t'�crivais rarement, comme tu as d� le remarquer. Comment te dire tout cela? Tu n'aurais jamais voulu y croire!

Enfin, dans mon d�sespoir, je vais trouver le commandant Dupr�, je lui montre la maudite lettre, et je lui annonce que je suis r�solu � d�sob�ir au g�n�ral, � d�serter le r�giment, s'il le faut, pour aller servir comme volontaire dans le premier corps que je rencontrerai, � perdre mon grade de brigadier, etc. J'�tais comme fou. Le commandant m'embrasse et m'approuve. Il m'avait annonc� et recommand� au chef de brigade et � plusieurs officiers du r�giment, et il voyait bien que si je ne profitais de l'occasion de me distinguer dans cette campagne, mon avenir �tait ajourn�, g�t� peut-�tre. Il me dit qu'il prenait sur lui d'annoncer mon d�part au g�n�ral, et que {Lub 270} quand m�me je perdrais � cela sa protection et ses bont�s, ce qui n'�tait gu�re probable, je ne devais pas h�siter. Enchant� de cette conclusion, le matin du d�part, je monte � cheval avec le d�tachement. Tous les officiers viennent m'embrasser, et, au grand �tonnement de tous les soldats, je prends avec eux la route de la Suisse. Ne voulant te dire ma r�solution que lorsque je l'aurais justifi�e par le bapt�me de la premi�re rencontre avec l'ennemi, je t'�crivis de Colmar sous la date de Thionville, et j'envoyai ma lettre au virtuose Hardy pour qu'il la m�t � la poste. Notre voyage fut de vingt jours, et apr�s avoir travers� le canton de B�le, nous rejoign�mes le r�giment dans le canton de Glaris. C'est l� qu'on voit ces montagnes � pic, couvertes de noirs sapins. Leurs cimes couvertes d'une neige �ternelle se perdent {CL 326} dans les nues. On entend le fracas des torrents qui s'�lancent des rochers, le sifflement du vent � travers les for�ts. Mais l� maintenant plus de chants de bergers, plus de mugissemenis des troupeaux. Les chalets avaient �t� abandonn�s pr�cipitamment. Tout avait fui � notre aspect. Les habitants s'�taient retir�s dans l'int�rieur des montagnes avec leurs bestiaux. Pas un �tre vivant dans les villages. Ce canton offrait l'image du plus morne d�sert. Pas un fruit, pas un verre de lait. Nous avons v�cu dix jours avec le d�testable pain et la viande plus d�testable encore que donnait le gouvernement e. Les dix autres jours que nous avons �t� en activit�, nous nous sommes nourris de pommes de terre presque crues, car nous n'avions pas de temps de reste pour les faire cuire, et d'eau-de-vie quand nous en pouvions trouver.

Le 3 vend�miaire les hostilit�s commenc�rent. Nous attaqu�mes l'ennemi sur tous les points. Il �tait retranch� derri�re la Limmat et la Linth. À trois heures du matin l'attaque fut donn�e. On m'avait tant parl� du premier coup de canon! Tout le monde en parle et personne ne m'a su rendre ses impressions. Moi j'ai voulu me rendre compte de la mienne, et je t'assure que, loin d'�tre p�nible, elle fut agr�able. Figure-toi un moment d'attente solennelle, et puis un �branlement soudain, magnifique. C'est le premier coup d'archet de l'op�ra quand on s'est recueilli un instant pour attendre l'ouverture f. Mais quelle belle ouverture qu'une canonnade en r�gle! Cette canonnade, cette fusillade, la nuit, au milieu des rochers {Lub 271} qui d�cuplaient le bruit (tu sais que j'aime le bruit), c'�tait d'un effet sublime; et quand le soleil �claira la sc�ne et dora les tourbillons de fum�e, c'�tait plus beau que tous les op�ras du monde.

D�s le matin, l'ennemi abandonna ses positions {Presse 4/11/1854 2} de gauche. Il replia toutes ses forces � Uznach sur la droite. Nous nous y rend�mes. Nous ne donn�mes point dans cette {CL 327} journ�e. Nous rest�mes g en bataille derri�re l'infanterie, laquelle s'occupait de passer la rivi�re qui nous s�parait de l'ennemi. On construisit un pont sous son feu m�me. C'�tait � des Russes que nous avions affaire. Ces gens-l� se battent vraiment bien. Lorsque le pont fut termin�, trois bataillons s'avanc�rent pour le passer. Mais � peine furent-ils arriv�s de l'autre c�t�, que l'ennemi s'avan�ant en forces consid�rables et bien sup�rieures aux n�tres, les troupes qui avaient pass� le pont se jet�rent dessus en d�sordre pour le repasser. La moiti� �tait d�j� parvenue sur la rive gauche, lorsque le pont trop charg� se rompit. Ceux qui �taient encore sur la rive droite et qui n'avaient pu op�rer leur retraite, voyant le pont rompu derri�re eux ne cherch�rent leur salut que dans un effort de courage d�sesp�r�. Ils attendent les Russes � vingt pas et en font un horrible carnage. J'ai fr�mi, je l'avoue, en voyant tant d'hommes tomber, malgr� l'admiration que me causait l'h�ro�que d�fense de nos bataillons. Une pi�ce de douze que nous avions sur la hauteur les soutint � propos. Le pont fut promplement r�tabli, on vola au secours de nos braves et l'affaire fut d�cid�e. Si ce pont n'e�t point cass�, l'ennemi profitait de notre d�sordre, la bataille �tait perdue. Le terrain mar�cageux ne permettant pas � la cavalerie d'avancer, nous avons bivouaqu� sur le champ de bataille. Il fallait traverser notre bivouac pour porter les bless�s � l'ambulance. Les feux �normes que nous avions allum�s permettaient d'y voir comme en plein jour. C'est l� que j'aurais voulu tenir, seulement pendant une heure, les ma�tres supr�mes du sort des nations. Ceux qui tiennent la paix ou la guerre entre leurs mains, et qui ne se d�cident pas � la guerre pour des motifs sacr�s, mais pour de l�ches questions d'int�r�t personnel, devraient avoir sans cesse pour punition ce spectacle sous les yeux. Il est horrible, et je n'avais pas pr�vu qu'il me ferait tant de mal.

{CL 328} J'eus ce soir-l� la satisfaction de conserver la vie � un {Lub 272} homme. C'�tait un Autrichien. Il y avait un corps �tendu � c�t� de notre feu. Je l'observai. Il n'�tait que bless� � la jambe; mais accabl� de fatigue et de faim, il respirait � peine. Je le fis revenir avec quelques gouttes d'eau-de-vie. Tous nos gens �taient endormis. J'allai leur proposer de m'aider � transporter ce malheureux � l'ambulance. Accabl�s eux-m�mes de fatigue, ils me refus�rent. Un d'eux me proposa de l'achever. Cette id�e me r�volta. Exc�d� aussi de fatigue et de faim, je ne sais o� je fus chercher ce que je leur dis; je m'�chauffai, je leur parlai avec indignation, avec col�re, je leur reprochai leur duret�. Enfin deux d'entre eux se lev�rent et vinrent m'aider � emporter le bless�. Nous f�mes un brancard avec une planche et deux carabines. Un troisi�me chasseur, entra�n� par notre exemple, se joignit � nous; nous soulevons notre homme, et, � travers les marais, dans l'eau et dans la vase jusqu'aux genoux, nous le portons � l'ambulance, �loign�e d'une demi-lieue. Chemin faisant ils se plaignirent souvent du fardeau et d�lib�r�rent de me laisser seul avec mon bless� m'en tirer comme je pourrais; et moi de leur crier: « Courage! » et de leur d�biter, en termes de soldat, les meilleures sentences des philosophes sur la piti� qu'on doit aux vaincus et sur le d�sir que nous aurions qu'en pareil cas on en fit autant pour nous. Les hommes ne sont pas mauvais au fond, car la corv�e �tait rude, et cependant mes pauvres camarades se laiss�rent persuader. Enfin nous arrivons et nous mettons ce malheureux en un lieu o� il pouvait avoir des secours: je le recommande moi-m�me, et je m'en retourne avec mes trois chasseurs, plus joyeux cent fois, l'�me plus satisfaite que si je sortais du plus beau bal ou du plus excellent concert. J'arrive, je m'�tends sur mon manteau devant le feu, et je dors paisiblemeni jusqu'au jour.

{CL 329} Le surlendemain nous f�mes � Glaris, o� �tait l'ennemi. Le g�n�ral Molitor, commandant cette attaque, demanda un homme intelligent dans la compagnie. Je lui fus envoy�. Il alla le soir reconna�tre la position de l'ennemi et je l'accompagnai. Le lendemain nous attaqu�mes et nous chass�mes l'ennemi de la ville. Je fis pendant l'affaire le service d'aide de camp du g�n�ral, ce qui m'amusa �norm�ment. Je portai presque tous ses ordres aux diff�rents corps qu'il commandait. L'ennemi, dans {Lub 273} une retraite de quatre lieues, br�la tous les ponts de la Linth. Deux jours apr�s, comme il s'avan�ait en force sur notre droite, le g�n�ral Molitor m'envoya � Zurich porter au g�n�ral Mass�na une lettre dans laquelle il lui demandait probablement des forces. Je voyageais par la correspondance. Il y a vingt grandes lieues de Glaris � Zurich, je les fis en neuf heures. Le lendemain, je revins par le lac dans une chaloupe. Je descendis � sept lieues de Zurich, � Reicherville. Devine la premi�re personne que je vis en mettant le pied sur la rive! M. de La Tour d'Auvergne! il �tait avec le g�n�ral Humbert. Il me reconna�t, me saute au cou, et moi de l'embrasser avec transport. Il me pr�senta au g�n�ral Humbert comme le petit-fils du mar�chal de Saxe. Le g�n�ral m'invita � souper et me fit coucher dans sa maison; j'en avais besoin, car j'�tais sur les dents. Le lendemain M. de La Tour d'Auvergne qui se dispose � retourner bient�t � Paris, causa avec moi, me parla de toi, m'approuva de n'avoir pas trop consult� ta tendresse et la prudence du g�n�ral Harville. Il ajouta que rien ne me serait plus facile que d'avoir un cong� de trois d�cades cet hiver pour l'aller voir, que le Directoire �tait ma�tre de nommer par an cinquante officiers et que je pouvais �tre du nombre. Il en parlera � Beurnonville. Il a lui-m�me du cr�dit aupr�s du Directoire, il se charge de mon cong�. Ainsi, ma bonne m�re, c'est � ton maudit h�ros que je devrai {CL 330} de pouvoir t'embrasser! Je me livre � cette id�e, je me vois arrivant � Nohant, tombant dans tes bras. Beurnonville pourrait m'attacher � son �tat-major, ce qui me donnerait la libert� de te voir plus souvent. Nous arrangerons tout cela cet hiver, ma bonne m�re. Les commencements sont durs, mais il faut y passer; sois s�re que j'ai bien fait.

Nous avons quitt� Glaris il y a quatre jours pour nous rendre � Constance. Il y a dix-huit lieues de pays qui en valent bien vingt-cinq de France. Nous les avons faites sans nous arr�ter, par une pluie battante, arrivant pour bivouaquer dans des pr�s pleins d'eau. Mais la fatigue pouss�e � l'exc�s fait dormir partout. Nous sommes arriv�s pendant le combat, et le soir nous �tions ma�tres de la ville. Les hostilit�s paraissent tirer � leur fin. Nous sommes all�s nous reposer de vingt jours de bivouac dans le village d'o� je t'�cris. C'est le seul endroit o� j'en aie eu la possibilit�. Le but qu'on s'�tait propos� est rempli. La {Lub 274} Suisse est �vacu�e. Nous allons maintenant nous refaire. Ne sois point inqui�te de moi, ma bonne m�re. Je te donnerai de mes nouvelles le plus souvent possible. Ne sois pas f�ch�e contre moi surtout si je ne t'ai inform�e qu'aujourd'hui de mes d�marches. Mais te dire que j'allais � l'arm�e, tu n'y aurais jamais consenti, ou tu aurais pass� tout ce temps dans des inqui�tudes d�vorantes. La guerre n'est qu'un jeu, je ne sais pourquoi tu t'en fais un monstre, c'est tr�s-peu de chose. Je te donne ma parole d'honneur que je me suis fort amus�, � l'attaque de Glaris h, de voir les Russes gravir les montagnes. Ils s'en acquittent avec une grande l�g�ret�. Leurs grenadiers sont coiff�s comme les soldats dans la Caravane. Leurs cavaliers, parmi lesquels il y a beaucoup de Tartares, ont une culotte � plis comme celle d'Othello, un petit dolman et un bonnet en forme de mortier, je t'en envoie un croquis. Ils �taient {CL 331} six mille dans le canton de Glaris. Leurs chevaux, qui pour la plupart n'�taient point ferr�s, sont restes sur les chemins. La fatigue les a presque tous d�truits.

Je re�ois � l'instant deux lettres de toi, du 6 et du 9 fructidor i. Quel plaisir et quel bien elles me font, ma bonne m�re! J'en avais re�u une du 23 thermidor, elle m'est parvenue il y a six jours, lorsque nous �tions bivouaqu�s sur les bords du lac de Wallenstadt. Je l'ai lue assis sur la pointe d'un rocher qui s'avance sur ce beau lac. Il faisait un temps admirable, j'avais devant moi des aspects enchanteurs. J'avais le sentiment d'avoir fait mon devoir en servant ma patrie, et je tenais une lettre de toi! C'est un des moments les plus heureux de ma vie.

Que diable veut dire M. de Chabrillant avec les services que j'ai rendus aux Gargilesses j? Je ne les ai pas vus depuis plus d'un an. On fait des histoires qui n'ont pas le sens commun.

Tu veux conna�tre le chef de brigade? Il s'appelle Ordener, C'est un Alsacien de quarante ans, grand, sec, fort grave, terrible dans le combat, excellent chef de corps, instruit dans son m�tier, en histoire, en g�ographie. À la premi�re vue, il a l'air de Robert chef de brigands. Sur la recommandation de Beurnonville, il m'a tr�s-bien re�u.

J'ai re�u, comme je te l'ai dit, les cent cinquante francs que tu m'envoyais � Thionville, et en partant j'ai tout pay�, sauf le vin pour deux mois, qui se montait � trente {Lub 275} livres. Je payerai cela � Hardy, qui a sold� pour moi. Tu vois que mes libations aux camarades ne m'ont pas ruin�; j'ai mieux aim� partir sans le sou que de laisser des dettes derri�re moi. Il est vrai que je n'ai pas fait fortune � la guerre, car depuis quatre mois les troupes ne sont pas sold�es. Mais je ne sais o� te prier de m'envoyer de l'argent; sois tranquille, je saurai bien m'en passer {CL 332} comme les autres. Envoie-moi si tu peux l'adresse du g�n�ral Harville, je ne sais o� le prendre.

Adieu, ma bonne m�re. Voil�, j'esp�re, une longue lettre. Dieu sait quand je retrouverai le temns de t'en �crire une pareille; mais sois certaine que je n'en perdrai pas l'occasion. Ne sois pas inqui�te. Je t'embrasse mille fois de toute mon �me! Quel plaisir j'aurai � te revoir! Dis � Deschartres que j'ai pens� � lui pendant la canonnade, et � ma bonne qu'elle aurait k bien d� venir me border au bivouac l 1.


{Presse 5/11/54 1} Est-il n�cessaire de rappeler la situation de l'Europe, � laquelle se rattache le r�cit �pisodique de cette fameuse campagne de Suisse? Peu de mots suffiront. Nos pl�nipotentiaires au congr�s de Rastadt avaient �t� l�chement assassin�s. La guerre s'�tait rallum�e. En vingt-cinq jours Mass�na sauva la France � Zurich, en faisant �vacuer la Suisse. Suwarow se retirait avec peine derri�re le Rhin laissant une partie de ses Russes foudroy�s ou bris�s dans les pr�cipices de l'Helv�tie. À cette m�me �poque, Bonaparte, quittant l'�gypte, venait de d�barquer en France. Le m�me jour o� mon p�re �crivait la lettre qu'on vient de lire (25 vend�miaire), Napol�on se pr�sentait devant le directoire � Paris, et d�j� les �l�ments du 18 brumaire commen�aient � s'agiter sourdement.

J'ai malheureusement bien peu de lettres de ma grand'm�re � son fils. En voici une pourtant. Elle est bien us�e, bien noircie. Elle a fait le reste de la campagne sur la poitrine du jeune soldat, et il a pu la rapporter au tr�sor de famille.

Nohant, le 6 brumaire an VIII.

Ah! mon enfant, qu'as-tu fait! Tu as dispos� de ton sort, de ta vie, de la mienne, sans mon aveu! Tu m'as {CL 333; Lub 276} fait souffrir des tourments inou�s par un silence de six semaines: ta pauvre m�re ne vivait plus. Je n'osais plus parler de toi. Les jours de courrier �taient devenus des jours d'agonie, et j'�tais presque plus tranquille les jours o� je n'avais rien � esp�rer. Mais le moment du retour de Saint-Jean �tait affreux. À sa mani�re d'ouvrir la porte, mon cœur battait avec violence. Il ne disait mot, le pauvre homme, et j'�tais pr�te � mourir. Mon fils! n'�prouve jamais ce que j'ai souffert!

Enfin hier j'ai re�u ta bonne grande lettre. Ah! comme je m'en suis empar�e! Comme je l'ai tenue longtemps serr�e sur mon cœur sans pouvoir l'ouvrir! Je me suis trouv�e couverte de larmes qui m'aveuglaient quand j'ai voulu la lire. Mon Dieu, que n'avais-je point imagin�! Je craignais qu'on ne t'e�t fait partir pour la Hollande. Je d�teste ce pays et cette arm�e, je ne sais pourquoi. Tous ces morts, tous ces bless�s me gla�aient d'effroi. Mais il m'aurait �crit son d�part, me disais-je, et j'�tais bien loin de croire que tu fusses � l'arm�e victorieuse de Mass�na. Je ne pouvais croire � de tels succ�s avant d'avoir lu ta lettre. C'est que tu y �tais, mon fils, tu lui as port� bonheur, et c'est � toi qu'il doit sa gloire. Trois batailles o� tu t'es trouv� en quinze jours! Et tu es sain et sauf, gr�ce � Dieu! Dieu soit lou�! Mon Dieu! si c'�taient les derni�res! Comme toi je rirais et je chanterais; mais la paix n'est pas faite. Tu dis que nous sommes pr�s de rentrer en Italie; si cela �tait, il n'y aurait point de fin � nos maux, et il est bien temps de renoncer � s'�gorger sur un terrain m qui ne nous restera pas. Je con�ois, mon enfant, les raisons qui ont d�termin� le parti que tu as pris. Il est �vident que M. d'Harville ne te disait de rester que par �gard pour moi. Il t'a fait brigadier avec circonspection, et il s'en tiendra l�. Il a rempli sa t�che pr�s du g�n�ral Beurnonville. Il t'a pr�t� secours momentan�ment; {CL 334} il faut lui en savoir gr�. Il ne te devait rien, et ce n'est pas un homme � prot�ger franchement, non plus qu'� refuser sa protection avec la m�me franchise. Tu l'as bien compris. Caulaincourt l'avait mis sur ce pied, o� il avait toutes les hauteurs de l'ancien r�gime et les s�v�rit�s du nouveau. M. de La Tour d'Auvergne saura faire valoir ta conduite. Quel bonheur que tu l'aies rencontr� en descendant de cette chaloupe � Reicherville! Il pourra dire que tu as fait la {Lub 277} campagne, qu'il t'a vu, et celui-l�, qui ne demande jamais rien pour lui, sait faire valoir les autres avec z�le. Mais je crains que ton cong� ne d�pende du g�n�ral d'Harville; et, en ce cas, malgr� le cr�dit que tu me supposes sur son esprit, nous ne l'obtiendrions pas facilement. Pourtant, je vais recommencer bien vite toutes mes informations, mes d�marches et mes �critures. Depuis un grand mois, j'�tais morte. Je vais ressusciter par l'esp�rance. Je suis pourtant au d�sespoir de te savoir sans argent et de ne pas savoir o� t'en adresser. Je vais essayer d'en faire passer au commandant Dupr� ou � ton ami Hardy. Puisqu'ils t'ont bien fait parvenir mes lettres, ils pourront peut-�tre se charger de te faire tenir l'argent. Mais, en attendant, tu es dans un pays d�sert et d�vast�, sans un sou dans ta poche! Si tu pouvais demander au caissier du r�giment ou au chef de brigade de t'en avancer, je leur ferais bien parvenir le remboursement. Ton insouciance � cet �gard me d�sole. Vivre de pommes de terre et d'eau-de-vie! quelle nourriture apr�s de telles fatigues, apr�s des marches forc�es par un temps affreux et des nuits pass�es dans des pr�s pleins d'eau! Mon pauvre enfant, quel �tat! quel m�tier! On a plus soin des chevaux et des chiens durant la paix que des hommes � la guerre. Et tu r�sistes � tant de fatigues! Tu les oublies pour rendre la vie � un malheureux que le sort am�ne pr�s de toi! Ta bonne action m'a touch�e {CL 335} profondement; ta sensibilit�, ton �loquence ont touch� ces brutaux qui voulaient achever un pauvre homme, et tu l'as secouru de tes bras, de tes forces �puis�es! et tu es revenu o dormir sur ton manteau, plus satisfait qu'apr�s tous les plaisirs que ma sollicitude voudrait te procurer! La vertu seule, mon enfant, donne cette sorte de d�lice, malheureux qui ne la conna�t pas! c'est dans ton cœur que tu l'as trouv�e, car il n'y avait dans ce bon mouvement ni ostentation, ni regards publics, ni instinct d'imitation. Dieu seul te voyait, ta m�re seule devait en avoir p le r�cit. C'est l'amour du bien qui t'a conduit. Tu parles toujours de ta bonne �toile: sois s�r que ce sont les bonnes actions qui portent bonheur, et qu'avec Dieu, les bienfaits ne sont jamais perdus. Je crois, puisqu'il le faut, que le parti que tu as pris est le plus sage; ces victoires inattendues me le persuadent. Tu veux servir, c'est ton go�t, c'est ta premi�re destination. Tu peux, sous {Lub 278} ce gouvernement, faire n un chemin plus rapide, je le sais bien, que tu n'aurais pu l'esp�rer autrefois. Les hommes d'aujourd'hui aimeront � attacher � la chose publique les restes du sang d'un h�ros. Il ne s'agit point l� de noblesse, mais de reconnaissance publique, et je ne suis point injuste, je sais fort bien que les gens de rien q sont plus capables de cette reconnaissance-l� que les gens haut plac�s ne l'�taient. Je lai �prouv� dans tout le cours de ma vie. Les premiers n'avaient devant les yeux, dans mes rapports avec eux, que la m�moire d'un grand homme dont ils appr�ciaient les services publics. Les seconds, prompts � oublier les services particuliers, auraient voulu effacer sa gloire par jalousie et par ingratitude. Ils me voyaient pauvre, sans cr�dit, sans famille, et n'en �taient point touch�s. Madame la Dauphine elle-m�me, qui devait son mariage � mon p�re, trouvait mauvais que je signasse de son nom, et e�t voulu m'emp�cher de le porter, tant la vanit� rend injuste et ingrat.

{CL 336} Tu peux donc, mon fils, faire un chemin o� tu ne rencontreras plus de pareils obstacles. Tu as de l'�nergie, du courage, de la vertu. Tu n'as rien � r�parer, point de parents suspects. Tes premiers pas sont pour la chose publique, la route est trac�e, parcours-la, mon fils, moissonne des lauriers, apporte-les � Nohant, je les poserai sur mon cœur, je les arroserai de mes larmes. Elles ne seront pas si ani�res que celles que j'ai vers�es depuis quinze jours!

Au mois de janvier, dis-tu, je pourrai te serrer dans mes bras. Dieu r! c'est dans deux mois! Je ne puis le croire, mais j'en veux faire l'unique objet de ma sollicitude. Je suis en force, trois batailles! Je vais parler tr�s-haut. Tout le monde va savoir que tu as vu l'ennemi et que tu l'as vaincu. On t'adorera � La Ch�tre. Tout le monde y partageait ma consternation, et c'�tait une joie publique quand on a vu ton paquet. Saint-Jean le portait en triomphe, et on l'arr�tait dans les rues. Tu balan�ais Buonaparte... � La Ch�tre!

Tu as donc lu ma lettre au bord d'un beau lac de la Suisse, et elle venait, dis-tu, compl�ter l'�clat du plus beau jour de ta vie? Aimable enfant! combien mon cœur te sait gr� de cette douce sensibilit�! Combien tu m'es cher, et combien je t'envie cet instant de f�licit� que je n'ai pu partager avec toi! Quel bonheur de te voir dans cette {Lub 279} situation, tout entier � ta m�re et � tes tendres souvenirs! Que j'ai bien raison de t'aimer uniquement et d'avoir mis en toi tout le bonheur, toute la joie, toutes les affections de ma vie! Je n'aurai pas assez de tout mon �tre pour te recevoir, l'embrasser, te presser contre mon cœur, je mourrai de joie.

Mande-moi donc promptement o� je pourrai t'envoyer de l'argent. Dans ce village de Weinfelden s, il n'y a pas moyen, car tu n'y resteras pas. Si ton r�giment s�journait quelque {CL 337} part, je t'enverrais courrier par courrier ce que tu me demanderais. En attendant, tu recevras, j'esp�re, les quarante �cus que je vais envoyer aujourd'hui � M. Dupr�. Il serait f�cheux qu'ils s'�garassent; l'argent est si rare, que six louis, c'est un tr�sor aujourd'hui. Je ne sais o� est M. d'Harville. Je vais lui �crire vite pour lui demander ta gr�ce, et j'adresserai ma lettre � Paris, rue Neuve-des-Capucines, num�ro 531.

Adieu, mon enfant, m�nage ta vie, la mienne y est attach�e. Ne couche pas dans l'eau, chaque peine que tu �prouves, je l'endure. Tu n'as point �t� �branl� par ce premier coup de canon. Mon Dieu, il me passe � travers le cœur! Je suis s�re que ce sont les m�res qui lui ont fait cette r�putation. Pour toi, tu riais de voir fuir ces pauvres Russes dans les montagnes, le bruit des armes te ravissait comme lorsque tu �tais enfant. Mais le soir, � la lueur de ces grands feux, qu'as-tu vu? Tu as beau jeter un voile sur ces horreurs, mon imagination le soul�ve, et, comme toi, je fr�mis.

Tu vas te reposer? H�las! je le souhaite; mais ne n�glige pas de m'�crire, un mot seulement: Je respire. C'est tout ce que te demande ta pauvre m�re; car l'ivresse de ma joie pour ton volume s'affaiblira bient�t, je le sais, devant de nouvelles inqui�tudes, et s'il me faut �tre encore six semaines sans entendre parler de toi, mes tourments vont recommencer. Je finis ma lettre comme finit la tienne. « Quel bonheur j'aurai � te voir cet hiver! » l�, dans ma chambre, pr�s de mon feu! Toutes les friandises t que nous faisons, je me dis � chaque instant que c'est pour toi. Ta vieille bonne dit: « C'est pour Maurice, je sais ce qu'il aime. » Deschartres fait du mauvais vin u qu'il croit admirable, et il pr�tend que tu le trouveras bon. Il pleure en parlant de toi. Saint-Jean a fait un cri affreux quand je lui ai dit que tu t'�tais trouv� � trois {Lub 280} batailles, et il s'est �cri�: {CL 338} « Ah! c'est qu'il est brave, lui! » Enfin c'est une ivresse ici que l'id�e de ton retour. Je t'embrasse, mon enfant, je t'aime plus que ma vie. Ma sant� est toujours de m�me. Je prends des eaux de Vichy qui me soulagent quelquefois. Je voudrais �tre bien gu�rie pour ton retour, car je ne veux me plaindre de rien quand tu seras pr�s de moi. Il faut que tu sois attach� � l'�tat-major, je le veux absolument. Mais notre pauvre amie de la rue de l'Arcade est dans un malheur affreux: son fils a�n� v est toujours dans les fers, l'autre ne repara�t pas w. Elle succombe, et je n'ose lui parler de toi. Le gros cur� Gallepie est mort �cras� par un coffre qui, d'une charrette, est tomb� sur lui. Il venait s'�tablir pour la quatri�me fois dans nos environs, toujours poursuivi par les huissiers et laissant partout des dettes.

La Petite Maison se porte bien. Il est monstrueux. Il a un rire charmant. Je m'en occupe tous les jours, il me conna�t � merveille, je te le pr�senterai. Adieu, adieu, ma lettre est le second volume de la tienne. Je n'y vois plus. Es-tu mont� sur le cheval que tu as �t� chercher � Mons? Est-il bon et beau? On va encore me prendre mon poulain, et bient�t je serai r�duite � mon �ne... On m'apporte de la lumi�re, et je puis encore te dire quelques mots. Je serai forc�e de cacher � certaines gens la pr�cipitation avec laquelle tu t'es jet� dans cette guerre: car enfin tu pouvais te trouver x en face de Pontgibault, d'Andrezel, Lermont y, etc., et �tre forc� de les combattre. Mon r�le sera de dire que tu as �t� forc� de marcher, car on trouvera qu'avec ta naissance, tu n'aurais pas d� montrer tant de z�le pour la R�publique. La situation est embarrassante, car il faut que je fasse sonner bien haut avec les uns ce que je dois dissimuler aux autres. Tu tranches de ton sabre toutes ces difficult�s, et pourtant l'avenir ne nous offre aucune certitude! Tu regardes comme un devoir de servir {CL339} ton pays contre l'�tranger, sans l'embarrasser des cons�quences. Et moi, je ne songe qu'� ton avenir et � tes int�r�ts, mais je vois que je ne puis rien r�soudre et qu'il faut s'en remettre � la destin�e.

{Lub 281} LETTRE XLVI

Canton d'Appenzel z, le 28 vend�miaire an VIII.
    Arm�e du Danube, 3e division.

C'est de la vall�e du Rheinthal aa, du pied de ces montagnes dont les sommets �blouissants se perdent dans les nues, c'est du s�jour des brouillards et des {Presse 5/11/54 2} frimas que je t'�cris aujourd'hui, ma bonne m�re. S'il existe un pays inhabitable, mis�rable, d�testable dans sa sublimit�, c'est celui-ci � coup s�r. Les habitants sont � demi sauvages, n'ayant d'autre propri�t� qu'un chalet et quelques bestiaux. Nulle id�e de culture ou de commerce, ne vivant que de racines et de laitage, se tenant toute l'ann�e dans leurs rochers et ne communiquant presque jamais avec les villes. Ils ont �t� confondus l'autre jour de nous voir faire de la soupe, et quand nous leur avons fait go�ter du bouillon, ils l'ont trouv� d�testable. Pour moi, je le trouvai d�licieux, car depuis deux jours nous �tions sans pain ab et sans viande, et nous avions �t� forc�s de nous remettre � leur nourriture pastorale, que, de bon cœur, � mon �ge, avec mon app�tit et le m�tier que nous faisons, on peut donner � tous les diables.

Le jour m�me o� je t'�crivis la derni�re fois, nous quitt�mes Weinfelden pour nous rendre � Saint-Gall, qui en est �loign� de sept lieues. On nous renvoya ensuite dans ces montagnes, et depuis deux jours je suis � Gams ac, sur la droite d'Altst�tten ad, d�tach� comme ordonnance avec deux {CL 340} chasseurs pr�s du g�n�ral Brunet ae, et comme on ne meurt pas de faim � un �tat-major, je me d�dommage sans fa�on du r�gime des montagnes et de la frugalit� des pasteurs. af Nous avons �t� hier toute la journ�e � cheval avec le g�n�ral. Il a fait la visite des camps qui sont sur le Rhin en avant de nous. Ce fleuve n'est gu�re plus large ici que l'Indre � Ch�teauroux, et je pourrais dire ag que je le connais beaucoup, l'ayant fr�quent� � Cologne assez longtemps. Aujourd'hui nous restons tranquilles, et j'en profite pour causer avec toi et relire tes deux lettres. J'ai fait passer au chef de brigade Ordener celle que tu lui destinais. — Tu me reproches de n'avoir pas �crit depuis longtemps � M. H�kel. Il est vrai que {Lub 282} j'ai eu en t�te bien des agitations qui m'en ont emp�ch�. Je lui ai pourtant �crit deux fois de Cologne; mais dans les derniers temps tout ce que je pouvais faire, c'�tait de t'�crire � toi, ma bonne m�re. Tu sais bien que j'avais le cœur pris par une femme charmante qu'il me fallait quitter et qui, pas plus que toi, n'avait envie de me voir aller � la guerre. Lutter contre sa m�re et contre sa ma�tresse, quitter l'une et d�sob�ir � l'autre, et sentir qu'on le doit, que la mort au champ d'honneur serait pr�f�rable � une vie de d�lices pass�e dans la honte, c'�tait une grande lutte, et je n'ai que vingt ans, ma bonne m�re! Je t'en prie, ne me rends ah pas cette lutte trop rude par ta douleur et tes inqui�tudes... Pour en revenir � mon ami, certainement j'aurais d� lui �crire. Il n'e�t pu que me donner de bons conseils et du courage. Mais m'aurait-il gard� le secret aupr�s de toi? Entin, depuis que je suis � l'arm�e, je me suis trouv� un peu plus digne de pardon, et avant d'avoir re�u ta lettre je lui avais �crit.

Quant � celle que M. Dulourdoueix dit avoir re�ue de moi, il faut qu'il se trompe de date, car je ne lui ai pas �crit depuis que je t'ai quitt�e. J'�crirai au g�n�ral Harville, et pourtant je ne peux pas m'emp�cher de lui en {CL 341} vouloir un peu, car plus je vais, plus je reconnais qu'un soldat qui demande de l'avancement sans avoir br�l� une amorce est un pauvre sire, et que j'aurais fait une sotte figure si je n'avais d�sob�i. À pr�sent, je puis demander et esp�rer d'�tre officier. J'ai envoy� des coups de carabine � l'ennemi, j'ai entendu ses balles siffler autour de mes oreilles, et je puis sans rougir causer avec les vieux militaires. Je n'ai pourtant pas �t� ingrat envers le g�n�ral Harville, car il faut que je te dise maintenant que j'ai eu l'occasion de le quitter et de faire la guerre un peu moins durement que je ne la fais maintenant. J'avais �crit de Cologne � Beurnonville pour lui dire que je voulais absolument rejoindre les escadrons de guerre, et il m'avait r�pondu en m'approuvant et en me proposant de m'attacher de suite au g�n�ral d'Hautpoul ou au g�n�ral Klein, � mon choix. Je le remerciai, mais ne voulus point quitter le g�n�ral Harville pour un autre, et je pr�f�rai, puisque je me s�parais de lui uniquement pour faire la guerre, la faire avec le r�giment et subir toutes les mis�res du soldat. Certes ai je suis loin d'�tre dans la prosp�rit� � l'heure qu'il est. Je suis soumis � toutes les {Lub 283} corv�es, � toutes les gardes, � tous les bivouacs, � tous les appels comme les autres. Je panse mon cheval, je vais au fourrage, je vis � la gamelle, heureux quand gamelle il y a! Eh bien, fuss�-je dix fois plus mal, je ne regretterais pas ce que j'ai fait; car je sens que personne n'a rien � me reprocher, et que si le g�n�ral Harville me bl�me, il aura tort. Dans tous les cas, Beurnonville et M. de La Tour d'Auvergne m'approuvent et me prot�gent. Ils pourront le faire d'autant mieux maintenant que je ne suis plus seulement le petit-fils du mar�chal de Saxe, mais que je suis soldat pour tout de bon de la R�publique, et que j'ai justifi� autant qu'il �tait en moi l'int�r�t qu'on m'accorde. Pour toi, ma bonne m�re, tu n'est plus consid�r�e comme une femme suspecte de {CL 342} l'ancien r�gime, mais comme la m�re d'un vengeur de la patrie. Oui, ma m�re, c'est sur ce pied-l� qu'il faut le prendre en France � l'heure qu'il est, car tout autre point de vue est faux et impossible. Je ne suis pas devenu jacobin au r�giment, mais j'y ai compris qu'il fallait aller droit son chemin et servir son pays sans regarder derri�re soi; faire bon march� de la fortune et du rang que la R�volution nous a fait perdre, et se trouver assez heureux si l'on peut devoir � soi-m�me d�sormais ce que nous devions jadis au hasard de la naissance. Allons, p�re Deschartres, il faut vous �riger en Caton d'Utique et ne plus me parler du pass�. Je ne succombe point sous la rigueur du r�gime militaire, car je grandis � vue d'œil et tous ceux qui ne m'ont pas vu depuis un mois s'en aper�oivent. Loin de maigrir, je deviens plus carr�, et je me sens chaque jour plus fort et plus dispos. Tu jugeras toi-m�me bient�t de mes progr�s en long et en large. aj Tu me demandes si c'est moi qui ai fait faire mon nouveau cachet*. Oui, ma bonne m�re, je l'ai dessin� et fait ex�cuter � Thionville. Je suis bien content qu'il te plaise, et que tu le trouves pr�f�rable aux armoiries qu'on nous a supprim�es.

* C'est un sabre entour� de lauriers, avec cette devise: Il veut les m�riter.

Je vais demain � Meltz ak, � quatre lieues d'ici sur notre droite, avec le g�n�ral Brunet. C'est le quartier g�n�ral du g�n�ral Soult. Le r�giment de mon cher Maulnoir est dans cette ville, j'esp�re l'y voir.

On croit ici que l'arriv�e de Buonaparte d�cidera les {Lub 284} puissances � la paix. Les Russes sont presque tous �chin�s. Les Autrichiens les d�testent. Il r�gne entre eux la m�me inimiti� qu'en 92 avec les Prussiens. Ils sont vis-�-vis de nous de l'autre c�t� du Rhin. Ils d�fendent les montagnes des Grisons, o� l'on n'a aucune envie d'aller les {CL 343} d�ranger, car ils n'y ont pour subsister que de la neige, et le diable m'emporte si je sais comment ils s'en tirent. On pourra peut-�tre passer sur la gauche � Rheineck, qui est � la queue du beau lac de Constance. Regarde sur la carte, et tu verras toutes nos positions depuis Rheineck jusqu'� Mels; si l'on passait � Rheineck, ce serait pour entrer en Souabe. Mais il n'en est pas question encore, on est immobile de part et d'autre. On nous a envoy� des parlementaires ces jours derniers. Nos trompettes se sont fait un devoir de griser les trompettes autrichiens, qui s'y sont pr�t�s le plus galamment possible. Adieu, ma bonne m�re, ne sois point inqui�te de moi, je ne saurais trop te le r�p�ter. Je t'embrasse et je t'aime de toute mon �me.


Variantes

  1. Les titres de parties n'apparaissent qu'avec {CL}.
  2. 2e vol. chap. 6 {Ms}CHAPITRE DOUZIÈME {Presse} qui reprend ici., {Lecou}, {LP} ♦ XII {CL}
  3. Importante lacune de {Ms} apr�s l'argument du chapitre ♦ Rinthal {CL} ♦ Rheinthal {Lub} qui donne l'orthographe exacte ici et dans la lettre XLVI, et que nous suivons
  4. d'heureux r�sultats!... {Presse} ♦ d'heureux exploits!... {Lecou}, {LP} ♦ d'heureux exploits! {CL}
  5. que donne le gouvernement {Presse} ♦ que donnait le gouvernement {Lecou} et sq.
  6. pour entendre l'ouverture {Presse} ♦ pour attendre l'ouverture {Lecou} et sq.
  7. rend�mes. Nous rest�mes {Presse} ♦ rend�mes. Nous [...] journ�e. Nous rest�mes {Lecou} et sq.
  8. � l'attaque du glacis {Presse} ♦ � l'attaque de Glaris {Lecou} et sq.
  9. du 5 et du 8 frudidor {Presse} ♦ du 6 et du 9 fructidor {Lecou} et sq. (6 et 9 sont dans l'autographe de Maurice Dupin.)
  10. aux Gargilesses {CL} ♦ aux Gargilesse {Lub}
  11. bonne, qui aurait {Presse} ♦ bonne qu'elle aurait {Lecou} et sq.
  12. border au bivouac {Presse}border au bivouac {Lecou} et sq.
  13. s'�gorger pour occuper un terrain {Presse}{LP} ♦ s'�gorger sur un terrain {CL}
  14. Tu peux, sous ce gouvernement, faire {CL} ♦ Tu peux sous ce gouvernement, faire {Lub}
  15. pauvre homme, et tu es revenu {Presse} ♦ pauvre homme, et tu l'as secouru de tes bras, de tes forces �puis�es! et tu es revenu {Lecou} et sq.
  16. en devait avoir {Presse}{LP} ♦ devait en avoir {CL}
  17. que ce qu'on appelait les gens de rien {Presse} {LP} ♦ que les gens de rien {CL}
  18. Reprise de {Ms}
  19. Weinfeld {CL} (en t�te de la lettre XLV, l'orthographe �tait correcte) ♦ Weinfelden {Lub} qui rectifie et que nous suivons
  20. Toutes les friandises {Ms}Toutes ces friandises {Presse} ♦ Toutes les friandises {Lecou} et sq.
  21. du mauvais vin {Ms}de mauvais vin {Presse} ♦ du mauvais vin {Lecou} et sq.
  22. son fils [Raymon ray�] ain� {Ms}
  23. dans les fers. [Charles RAYE] l'autre ne reparait pas {Ms}
  24. tu pouvais t'y trouver {Ms}, {Presse} ♦ tu pouvais te trouver {Lecou} et sq.
  25. Permont (ou Lermont) {Ms}Termont {Presse} ♦ Lermont {Lecou} et sq. (2e le�on maintenue par {Lub}, nous faisons de m�me)
  26. Canton [de Glaris ray�] d'Appenzell {Ms}
  27. Rhinthal {CL} (on a vu Rinthal dans le sous-titre du chapitre) ♦ Rheinthal {Lub} que nous suivons
  28. nous nous �tions trouv�s sans pain {Ms}, {Presse} ♦ nous �tions sans pain {Lecou} et sq.
  29. Gambs {AutDupin} et toutes les �ditions jusqu'� {CL} ♦ Gams {Lub} qui rectifie et que nous suivons
  30. Alstedten {AutDupin} et toutes les �ditions jusqu'� {CL} ♦ Altst�tten {Lub} qui rectifie et que nous suivons; cette variante sera par la suite marqu�e du signe derri�re le nom
  31. Nouvelle et tr�s importante lacune de {Ms}
  32. Interruption de {Presse}
  33. je pourrai dire {Lecou}, {LP} ♦ je pourrais dire {CL}
  34. Je t'en prie, ma bonne m�re, ne me rends {Lecou}, {LP} ♦ Je t'en prie, ne me rends {CL}
  35. Reprise de {Presse}
  36. Interruption de {Presse}
  37. Mels toutes les �ditions jusqu'� {CL} ♦ Mels {Lub} qui rectifie et que nous suivons

Notes

  1. {Presse} (La suite � demain.)