GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-Lévy 1876

{Presse 5/10/54 1; LP T.1 1; CL [T.1 1]; Lub [T.1 3]} PREMIÈRE PARTIE
HISTOIRE D'UNE FAMILLE, DE FONTENOY
À MARENGO
a.

{Presse 4/11/54 1; LP ?; CL [322]; Lub [267]} XII b

Suite des lettres. — Entrée en campagne. — Le premier coup de canon. — Passage de la Linth. — Le champ de bataille. — Une bonne action. — Glaris. — Rencontre avec M. de La Tour d'Auvergne sur le lac de Constance. — Ordener. — Lettre de ma grand'mère à son fils. — La vallée du Rheinthal. c



LETTRE XLV

Weinfelden, canton de Thurgovie,
le 20 vendémiaire an VIII (octobre 1799).

Une moisson de lauriers, de la gloire, des victoires, les Russes battus, chassés de la Suisse dans l'espace de vingt jours; nos troupes prêtes à rentrer en Italie; les Autrichiens repoussés de l'autre côté du Rhin, voilà sans doute de grandes nouvelles et d'heureux exploits d! Eh bien, ma bonne mère, ton fils a la satisfaction d'avoir pris sa part de cette gloire-là, et, dans l'espace de quinze jours, il s'est trouvé à trois batailles décisives. Il se porte à merveille. Il boit, il rit, il chante. Il saute de trois pieds de haut en songeant à la joie qu'il aura de l'embrasser au mois de janvier prochain, et de déposer à Nohant, dans ta chambre, à tes pieds, la petite branche de laurier qu'il aura pu mériter.

Je le vois étonnée, confondue de ce langage, me faire cent questions, me demander mille éclaircissements: comment je suis en Suisse, pourquoi j'ai quitté Thionville: je vais répondre à tout cela, et te déduire los circonstances {CL 323} et les raisonnements qui ont dirigé ma conduite. La crainte de t'inquiéter inutilement m'a empêché de te tenir au courant.

{Lub 268} Je suis militaire, je veux suivre cette carrière. Mon étoile, mon nom, la manière dont je me suis présenté, mon honneur et le tien, tout exige que je me conduise bien et que je mérite les protections qui me sont accordées. Tu veux surtout que je ne reste pas confondu dans la foule et que je devienne officier. Eh bien, ma bonne mère, il est aussi impossible maintenant dans l'armée française de devenir officier sans avoir fait la guerre, qu'il l'eût été au quinzième siècle de faire un Turc évêque sans l'avoir fait baptiser. C'est une certitude dont il faut absolument que tu te pénètres. Un homme, quel qu'il fut, arrivant comme officier dans un corps quelconque sans avoir vu le feu des batteries serait le jouet et la risée, sinon de ses camarades, qui sauraient apprécier d'ailleurs ses talents, mais de ses propres soldats, qui, incapables de juger le talent, n'ont d'estime et de respect que pour le courage physique. Frappé de ces deux certitudes, la nécessité d'avoir fait la guerre pour être fait oflicier, d'une part; la nécessité d'avoir fait la guerni pour être officier avec honneur, d'autre part, je m'étais dit dès le principe: Il faut entrer en campagne le plus tôt possible. Crois-tu donc que j'aie quitté Nohant avec le projet de passer ma vie à faire l'aimable dans les garnisons et le nécessaire dans les dépôts? Non, certes, j'ai toujours rêvé la guerre, et si je t'ai fait là-dessus quelques mensonges, pardonne-les-moi, ma bonne mère, c'est toi qui m'y condamnais par tes tendres frayeurs.

Avant que le général me parlât de le quitter, et dès la reprise des hostilités, j'avais été lui demander de rejoindre les escadrons de guerre. Il reçut cette proposition avec plaisir d'abord. Puis, attendri par tes lettres, il craignit de {CL 324} te déplaire en prenant sur lui la responsabilité de mon destin. Il me fit donc revenir pour me dire d'aller au dépôt, parce que tu ne voulais pas que je fisse la guerre, et comme je lui observai que toutes les mères étaient plus ou moins comme toi, et que la seule désobéissance permise, et même commandée à un homme, était celle-là, il convint que j'avais raison. « Allez au dépôt, me dit-il, là vous pourrez partir avec le premier détachement destiné aux escadrons de guerre, et madame votre mère n'aura pas de reproche à m'adresser, vous aurez agi de votre propre mouvement. »

J'arrive à Thionville, et mon premier soin est de {Lub 269} m'informer si bientôt il ne partira pas un détachement. Je ne pouvais cacher ma vive impatience de rejoindre le régiment. J'attends un mois avec anxiété. Enfin on forme un détachement, j'en fais partie, je manœuvre tous les jours avec lui, je parle guerre avec les plus anciens chasseurs, ils voient combien je désire partager leurs fatigues, leurs travaux et leur gloire. C'est là, ma bonne mère, le secret de leur amitié pour moi, bien plus que les bienvenues que je leur avais payées. Enfin le jour du départ était fixé. Il n'y avait plus que huit jours à attendre. Je t'écrivais des balivernes, mais pouvais-tu croire que je me serais passionné pour le pansage et le fourniment, si je n'avais pas eu l'idée de faire la campagne?

Au moment où je m'y attendais le moins, je reçois du général une lettre où il me dit en termes fort aimables, à la vérité, mais très-précis, qu'il veut que je reste au dépôt jusqu'à nouvel ordre. Regarde le mauvais personnage qu'il me faisait jouer! Comment donc aller expliquer et persuader à tout le régiment que si je ne pars pas, ce n'est pas ma faute? J'étais au désespoir. Je montrais cette lettre funeste à tous mes amis; les officiers voyaient bien mon esclavage et ma douleur; mais le soldat, qui ne sait pas lire et qui {CL 325} ne raisonne guère, n'y croyait pas. J'entendais dire derrière moi: « Je savais bien qu'il ne partirait pas. Les enfants de famille ont peur. Les gens protégés ne partent jamais, etc. » La sueur me coulait du front, je me regardais comme déshonoré, je ne dormais plus, malgré la fatigue du service, j'avais la mort dans l'âme, et je t'écrivais rarement, comme tu as dû le remarquer. Comment te dire tout cela? Tu n'aurais jamais voulu y croire!

Enfin, dans mon désespoir, je vais trouver le commandant Dupré, je lui montre la maudite lettre, et je lui annonce que je suis résolu à désobéir au général, à déserter le régiment, s'il le faut, pour aller servir comme volontaire dans le premier corps que je rencontrerai, à perdre mon grade de brigadier, etc. J'étais comme fou. Le commandant m'embrasse et m'approuve. Il m'avait annoncé et recommandé au chef de brigade et à plusieurs officiers du régiment, et il voyait bien que si je ne profitais de l'occasion de me distinguer dans cette campagne, mon avenir était ajourné, gâté peut-être. Il me dit qu'il prenait sur lui d'annoncer mon départ au général, et que {Lub 270} quand même je perdrais à cela sa protection et ses bontés, ce qui n'était guère probable, je ne devais pas hésiter. Enchanté de cette conclusion, le matin du départ, je monte à cheval avec le détachement. Tous les officiers viennent m'embrasser, et, au grand étonnement de tous les soldats, je prends avec eux la route de la Suisse. Ne voulant te dire ma résolution que lorsque je l'aurais justifiée par le baptême de la première rencontre avec l'ennemi, je t'écrivis de Colmar sous la date de Thionville, et j'envoyai ma lettre au virtuose Hardy pour qu'il la mît à la poste. Notre voyage fut de vingt jours, et après avoir traversé le canton de Bâle, nous rejoignîmes le régiment dans le canton de Glaris. C'est là qu'on voit ces montagnes à pic, couvertes de noirs sapins. Leurs cimes couvertes d'une neige éternelle se perdent {CL 326} dans les nues. On entend le fracas des torrents qui s'élancent des rochers, le sifflement du vent à travers les forêts. Mais là maintenant plus de chants de bergers, plus de mugissemenis des troupeaux. Les chalets avaient été abandonnés précipitamment. Tout avait fui à notre aspect. Les habitants s'étaient retirés dans l'intérieur des montagnes avec leurs bestiaux. Pas un être vivant dans les villages. Ce canton offrait l'image du plus morne désert. Pas un fruit, pas un verre de lait. Nous avons vécu dix jours avec le détestable pain et la viande plus détestable encore que donnait le gouvernement e. Les dix autres jours que nous avons été en activité, nous nous sommes nourris de pommes de terre presque crues, car nous n'avions pas de temps de reste pour les faire cuire, et d'eau-de-vie quand nous en pouvions trouver.

Le 3 vendémiaire les hostilités commencèrent. Nous attaquâmes l'ennemi sur tous les points. Il était retranché derrière la Limmat et la Linth. À trois heures du matin l'attaque fut donnée. On m'avait tant parlé du premier coup de canon! Tout le monde en parle et personne ne m'a su rendre ses impressions. Moi j'ai voulu me rendre compte de la mienne, et je t'assure que, loin d'être pénible, elle fut agréable. Figure-toi un moment d'attente solennelle, et puis un ébranlement soudain, magnifique. C'est le premier coup d'archet de l'opéra quand on s'est recueilli un instant pour attendre l'ouverture f. Mais quelle belle ouverture qu'une canonnade en règle! Cette canonnade, cette fusillade, la nuit, au milieu des rochers {Lub 271} qui décuplaient le bruit (tu sais que j'aime le bruit), c'était d'un effet sublime; et quand le soleil éclaira la scène et dora les tourbillons de fumée, c'était plus beau que tous les opéras du monde.

Dès le matin, l'ennemi abandonna ses positions {Presse 4/11/1854 2} de gauche. Il replia toutes ses forces à Uznach sur la droite. Nous nous y rendîmes. Nous ne donnâmes point dans cette {CL 327} journée. Nous restâmes g en bataille derrière l'infanterie, laquelle s'occupait de passer la rivière qui nous séparait de l'ennemi. On construisit un pont sous son feu même. C'était à des Russes que nous avions affaire. Ces gens-là se battent vraiment bien. Lorsque le pont fut terminé, trois bataillons s'avancèrent pour le passer. Mais à peine furent-ils arrivés de l'autre côté, que l'ennemi s'avançant en forces considérables et bien supérieures aux nôtres, les troupes qui avaient passé le pont se jetèrent dessus en désordre pour le repasser. La moitié était déjà parvenue sur la rive gauche, lorsque le pont trop chargé se rompit. Ceux qui étaient encore sur la rive droite et qui n'avaient pu opérer leur retraite, voyant le pont rompu derrière eux ne cherchèrent leur salut que dans un effort de courage désespéré. Ils attendent les Russes à vingt pas et en font un horrible carnage. J'ai frémi, je l'avoue, en voyant tant d'hommes tomber, malgré l'admiration que me causait l'héroïque défense de nos bataillons. Une pièce de douze que nous avions sur la hauteur les soutint à propos. Le pont fut promplement rétabli, on vola au secours de nos braves et l'affaire fut décidée. Si ce pont n'eût point cassé, l'ennemi profitait de notre désordre, la bataille était perdue. Le terrain marécageux ne permettant pas à la cavalerie d'avancer, nous avons bivouaqué sur le champ de bataille. Il fallait traverser notre bivouac pour porter les blessés à l'ambulance. Les feux énormes que nous avions allumés permettaient d'y voir comme en plein jour. C'est là que j'aurais voulu tenir, seulement pendant une heure, les maîtres suprêmes du sort des nations. Ceux qui tiennent la paix ou la guerre entre leurs mains, et qui ne se décident pas à la guerre pour des motifs sacrés, mais pour de lâches questions d'intérêt personnel, devraient avoir sans cesse pour punition ce spectacle sous les yeux. Il est horrible, et je n'avais pas prévu qu'il me ferait tant de mal.

{CL 328} J'eus ce soir-là la satisfaction de conserver la vie à un {Lub 272} homme. C'était un Autrichien. Il y avait un corps étendu à côté de notre feu. Je l'observai. Il n'était que blessé à la jambe; mais accablé de fatigue et de faim, il respirait à peine. Je le fis revenir avec quelques gouttes d'eau-de-vie. Tous nos gens étaient endormis. J'allai leur proposer de m'aider à transporter ce malheureux à l'ambulance. Accablés eux-mêmes de fatigue, ils me refusèrent. Un d'eux me proposa de l'achever. Cette idée me révolta. Excédé aussi de fatigue et de faim, je ne sais où je fus chercher ce que je leur dis; je m'échauffai, je leur parlai avec indignation, avec colère, je leur reprochai leur dureté. Enfin deux d'entre eux se levèrent et vinrent m'aider à emporter le blessé. Nous fîmes un brancard avec une planche et deux carabines. Un troisième chasseur, entraîné par notre exemple, se joignit à nous; nous soulevons notre homme, et, à travers les marais, dans l'eau et dans la vase jusqu'aux genoux, nous le portons à l'ambulance, éloignée d'une demi-lieue. Chemin faisant ils se plaignirent souvent du fardeau et délibérèrent de me laisser seul avec mon blessé m'en tirer comme je pourrais; et moi de leur crier: « Courage! » et de leur débiter, en termes de soldat, les meilleures sentences des philosophes sur la pitié qu'on doit aux vaincus et sur le désir que nous aurions qu'en pareil cas on en fit autant pour nous. Les hommes ne sont pas mauvais au fond, car la corvée était rude, et cependant mes pauvres camarades se laissèrent persuader. Enfin nous arrivons et nous mettons ce malheureux en un lieu où il pouvait avoir des secours: je le recommande moi-même, et je m'en retourne avec mes trois chasseurs, plus joyeux cent fois, l'âme plus satisfaite que si je sortais du plus beau bal ou du plus excellent concert. J'arrive, je m'étends sur mon manteau devant le feu, et je dors paisiblemeni jusqu'au jour.

{CL 329} Le surlendemain nous fûmes à Glaris, où était l'ennemi. Le général Molitor, commandant cette attaque, demanda un homme intelligent dans la compagnie. Je lui fus envoyé. Il alla le soir reconnaître la position de l'ennemi et je l'accompagnai. Le lendemain nous attaquâmes et nous chassâmes l'ennemi de la ville. Je fis pendant l'affaire le service d'aide de camp du général, ce qui m'amusa énormément. Je portai presque tous ses ordres aux différents corps qu'il commandait. L'ennemi, dans {Lub 273} une retraite de quatre lieues, brûla tous les ponts de la Linth. Deux jours après, comme il s'avançait en force sur notre droite, le général Molitor m'envoya à Zurich porter au général Masséna une lettre dans laquelle il lui demandait probablement des forces. Je voyageais par la correspondance. Il y a vingt grandes lieues de Glaris à Zurich, je les fis en neuf heures. Le lendemain, je revins par le lac dans une chaloupe. Je descendis à sept lieues de Zurich, à Reicherville. Devine la première personne que je vis en mettant le pied sur la rive! M. de La Tour d'Auvergne! il était avec le général Humbert. Il me reconnaît, me saute au cou, et moi de l'embrasser avec transport. Il me présenta au général Humbert comme le petit-fils du maréchal de Saxe. Le général m'invita à souper et me fit coucher dans sa maison; j'en avais besoin, car j'étais sur les dents. Le lendemain M. de La Tour d'Auvergne qui se dispose à retourner bientôt à Paris, causa avec moi, me parla de toi, m'approuva de n'avoir pas trop consulté ta tendresse et la prudence du général Harville. Il ajouta que rien ne me serait plus facile que d'avoir un congé de trois décades cet hiver pour l'aller voir, que le Directoire était maître de nommer par an cinquante officiers et que je pouvais être du nombre. Il en parlera à Beurnonville. Il a lui-même du crédit auprès du Directoire, il se charge de mon congé. Ainsi, ma bonne mère, c'est à ton maudit héros que je devrai {CL 330} de pouvoir t'embrasser! Je me livre à cette idée, je me vois arrivant à Nohant, tombant dans tes bras. Beurnonville pourrait m'attacher à son état-major, ce qui me donnerait la liberté de te voir plus souvent. Nous arrangerons tout cela cet hiver, ma bonne mère. Les commencements sont durs, mais il faut y passer; sois sûre que j'ai bien fait.

Nous avons quitté Glaris il y a quatre jours pour nous rendre à Constance. Il y a dix-huit lieues de pays qui en valent bien vingt-cinq de France. Nous les avons faites sans nous arrêter, par une pluie battante, arrivant pour bivouaquer dans des prés pleins d'eau. Mais la fatigue poussée à l'excès fait dormir partout. Nous sommes arrivés pendant le combat, et le soir nous étions maîtres de la ville. Les hostilités paraissent tirer à leur fin. Nous sommes allés nous reposer de vingt jours de bivouac dans le village d'où je t'écris. C'est le seul endroit où j'en aie eu la possibilité. Le but qu'on s'était proposé est rempli. La {Lub 274} Suisse est évacuée. Nous allons maintenant nous refaire. Ne sois point inquiète de moi, ma bonne mère. Je te donnerai de mes nouvelles le plus souvent possible. Ne sois pas fâchée contre moi surtout si je ne t'ai informée qu'aujourd'hui de mes démarches. Mais te dire que j'allais à l'armée, tu n'y aurais jamais consenti, ou tu aurais passé tout ce temps dans des inquiétudes dévorantes. La guerre n'est qu'un jeu, je ne sais pourquoi tu t'en fais un monstre, c'est très-peu de chose. Je te donne ma parole d'honneur que je me suis fort amusé, à l'attaque de Glaris h, de voir les Russes gravir les montagnes. Ils s'en acquittent avec une grande légèreté. Leurs grenadiers sont coiffés comme les soldats dans la Caravane. Leurs cavaliers, parmi lesquels il y a beaucoup de Tartares, ont une culotte à plis comme celle d'Othello, un petit dolman et un bonnet en forme de mortier, je t'en envoie un croquis. Ils étaient {CL 331} six mille dans le canton de Glaris. Leurs chevaux, qui pour la plupart n'étaient point ferrés, sont restes sur les chemins. La fatigue les a presque tous détruits.

Je reçois à l'instant deux lettres de toi, du 6 et du 9 fructidor i. Quel plaisir et quel bien elles me font, ma bonne mère! J'en avais reçu une du 23 thermidor, elle m'est parvenue il y a six jours, lorsque nous étions bivouaqués sur les bords du lac de Wallenstadt. Je l'ai lue assis sur la pointe d'un rocher qui s'avance sur ce beau lac. Il faisait un temps admirable, j'avais devant moi des aspects enchanteurs. J'avais le sentiment d'avoir fait mon devoir en servant ma patrie, et je tenais une lettre de toi! C'est un des moments les plus heureux de ma vie.

Que diable veut dire M. de Chabrillant avec les services que j'ai rendus aux Gargilesses j? Je ne les ai pas vus depuis plus d'un an. On fait des histoires qui n'ont pas le sens commun.

Tu veux connaître le chef de brigade? Il s'appelle Ordener, C'est un Alsacien de quarante ans, grand, sec, fort grave, terrible dans le combat, excellent chef de corps, instruit dans son métier, en histoire, en géographie. À la première vue, il a l'air de Robert chef de brigands. Sur la recommandation de Beurnonville, il m'a très-bien reçu.

J'ai reçu, comme je te l'ai dit, les cent cinquante francs que tu m'envoyais à Thionville, et en partant j'ai tout payé, sauf le vin pour deux mois, qui se montait à trente {Lub 275} livres. Je payerai cela à Hardy, qui a soldé pour moi. Tu vois que mes libations aux camarades ne m'ont pas ruiné; j'ai mieux aimé partir sans le sou que de laisser des dettes derrière moi. Il est vrai que je n'ai pas fait fortune à la guerre, car depuis quatre mois les troupes ne sont pas soldées. Mais je ne sais où te prier de m'envoyer de l'argent; sois tranquille, je saurai bien m'en passer {CL 332} comme les autres. Envoie-moi si tu peux l'adresse du général Harville, je ne sais où le prendre.

Adieu, ma bonne mère. Voilà, j'espère, une longue lettre. Dieu sait quand je retrouverai le temns de t'en écrire une pareille; mais sois certaine que je n'en perdrai pas l'occasion. Ne sois pas inquiète. Je t'embrasse mille fois de toute mon âme! Quel plaisir j'aurai à te revoir! Dis à Deschartres que j'ai pensé à lui pendant la canonnade, et à ma bonne qu'elle aurait k bien dû venir me border au bivouac l 1.


{Presse 5/11/54 1} Est-il nécessaire de rappeler la situation de l'Europe, à laquelle se rattache le récit épisodique de cette fameuse campagne de Suisse? Peu de mots suffiront. Nos plénipotentiaires au congrès de Rastadt avaient été lâchement assassinés. La guerre s'était rallumée. En vingt-cinq jours Masséna sauva la France à Zurich, en faisant évacuer la Suisse. Suwarow se retirait avec peine derrière le Rhin laissant une partie de ses Russes foudroyés ou brisés dans les précipices de l'Helvétie. À cette même époque, Bonaparte, quittant l'égypte, venait de débarquer en France. Le même jour où mon père écrivait la lettre qu'on vient de lire (25 vendémiaire), Napoléon se présentait devant le directoire à Paris, et déjà les éléments du 18 brumaire commençaient à s'agiter sourdement.

J'ai malheureusement bien peu de lettres de ma grand'mère à son fils. En voici une pourtant. Elle est bien usée, bien noircie. Elle a fait le reste de la campagne sur la poitrine du jeune soldat, et il a pu la rapporter au trésor de famille.

Nohant, le 6 brumaire an VIII.

Ah! mon enfant, qu'as-tu fait! Tu as disposé de ton sort, de ta vie, de la mienne, sans mon aveu! Tu m'as {CL 333; Lub 276} fait souffrir des tourments inouïs par un silence de six semaines: ta pauvre mère ne vivait plus. Je n'osais plus parler de toi. Les jours de courrier étaient devenus des jours d'agonie, et j'étais presque plus tranquille les jours où je n'avais rien à espérer. Mais le moment du retour de Saint-Jean était affreux. À sa manière d'ouvrir la porte, mon cœur battait avec violence. Il ne disait mot, le pauvre homme, et j'étais prête à mourir. Mon fils! n'éprouve jamais ce que j'ai souffert!

Enfin hier j'ai reçu ta bonne grande lettre. Ah! comme je m'en suis emparée! Comme je l'ai tenue longtemps serrée sur mon cœur sans pouvoir l'ouvrir! Je me suis trouvée couverte de larmes qui m'aveuglaient quand j'ai voulu la lire. Mon Dieu, que n'avais-je point imaginé! Je craignais qu'on ne t'eût fait partir pour la Hollande. Je déteste ce pays et cette armée, je ne sais pourquoi. Tous ces morts, tous ces blessés me glaçaient d'effroi. Mais il m'aurait écrit son départ, me disais-je, et j'étais bien loin de croire que tu fusses à l'armée victorieuse de Masséna. Je ne pouvais croire à de tels succès avant d'avoir lu ta lettre. C'est que tu y étais, mon fils, tu lui as porté bonheur, et c'est à toi qu'il doit sa gloire. Trois batailles où tu t'es trouvé en quinze jours! Et tu es sain et sauf, grâce à Dieu! Dieu soit loué! Mon Dieu! si c'étaient les dernières! Comme toi je rirais et je chanterais; mais la paix n'est pas faite. Tu dis que nous sommes près de rentrer en Italie; si cela était, il n'y aurait point de fin à nos maux, et il est bien temps de renoncer à s'égorger sur un terrain m qui ne nous restera pas. Je conçois, mon enfant, les raisons qui ont déterminé le parti que tu as pris. Il est évident que M. d'Harville ne te disait de rester que par égard pour moi. Il t'a fait brigadier avec circonspection, et il s'en tiendra là. Il a rempli sa tâche près du général Beurnonville. Il t'a prêté secours momentanément; {CL 334} il faut lui en savoir gré. Il ne te devait rien, et ce n'est pas un homme à protéger franchement, non plus qu'à refuser sa protection avec la même franchise. Tu l'as bien compris. Caulaincourt l'avait mis sur ce pied, où il avait toutes les hauteurs de l'ancien régime et les sévérités du nouveau. M. de La Tour d'Auvergne saura faire valoir ta conduite. Quel bonheur que tu l'aies rencontré en descendant de cette chaloupe à Reicherville! Il pourra dire que tu as fait la {Lub 277} campagne, qu'il t'a vu, et celui-là, qui ne demande jamais rien pour lui, sait faire valoir les autres avec zèle. Mais je crains que ton congé ne dépende du général d'Harville; et, en ce cas, malgré le crédit que tu me supposes sur son esprit, nous ne l'obtiendrions pas facilement. Pourtant, je vais recommencer bien vite toutes mes informations, mes démarches et mes écritures. Depuis un grand mois, j'étais morte. Je vais ressusciter par l'espérance. Je suis pourtant au désespoir de te savoir sans argent et de ne pas savoir où t'en adresser. Je vais essayer d'en faire passer au commandant Dupré ou à ton ami Hardy. Puisqu'ils t'ont bien fait parvenir mes lettres, ils pourront peut-être se charger de te faire tenir l'argent. Mais, en attendant, tu es dans un pays désert et dévasté, sans un sou dans ta poche! Si tu pouvais demander au caissier du régiment ou au chef de brigade de t'en avancer, je leur ferais bien parvenir le remboursement. Ton insouciance à cet égard me désole. Vivre de pommes de terre et d'eau-de-vie! quelle nourriture après de telles fatigues, après des marches forcées par un temps affreux et des nuits passées dans des prés pleins d'eau! Mon pauvre enfant, quel état! quel métier! On a plus soin des chevaux et des chiens durant la paix que des hommes à la guerre. Et tu résistes à tant de fatigues! Tu les oublies pour rendre la vie à un malheureux que le sort amène près de toi! Ta bonne action m'a touchée {CL 335} profondement; ta sensibilité, ton éloquence ont touché ces brutaux qui voulaient achever un pauvre homme, et tu l'as secouru de tes bras, de tes forces épuisées! et tu es revenu o dormir sur ton manteau, plus satisfait qu'après tous les plaisirs que ma sollicitude voudrait te procurer! La vertu seule, mon enfant, donne cette sorte de délice, malheureux qui ne la connaît pas! c'est dans ton cœur que tu l'as trouvée, car il n'y avait dans ce bon mouvement ni ostentation, ni regards publics, ni instinct d'imitation. Dieu seul te voyait, ta mère seule devait en avoir p le récit. C'est l'amour du bien qui t'a conduit. Tu parles toujours de ta bonne étoile: sois sûr que ce sont les bonnes actions qui portent bonheur, et qu'avec Dieu, les bienfaits ne sont jamais perdus. Je crois, puisqu'il le faut, que le parti que tu as pris est le plus sage; ces victoires inattendues me le persuadent. Tu veux servir, c'est ton goût, c'est ta première destination. Tu peux, sous {Lub 278} ce gouvernement, faire n un chemin plus rapide, je le sais bien, que tu n'aurais pu l'espérer autrefois. Les hommes d'aujourd'hui aimeront à attacher à la chose publique les restes du sang d'un héros. Il ne s'agit point là de noblesse, mais de reconnaissance publique, et je ne suis point injuste, je sais fort bien que les gens de rien q sont plus capables de cette reconnaissance-là que les gens haut placés ne l'étaient. Je lai éprouvé dans tout le cours de ma vie. Les premiers n'avaient devant les yeux, dans mes rapports avec eux, que la mémoire d'un grand homme dont ils appréciaient les services publics. Les seconds, prompts à oublier les services particuliers, auraient voulu effacer sa gloire par jalousie et par ingratitude. Ils me voyaient pauvre, sans crédit, sans famille, et n'en étaient point touchés. Madame la Dauphine elle-même, qui devait son mariage à mon père, trouvait mauvais que je signasse de son nom, et eût voulu m'empêcher de le porter, tant la vanité rend injuste et ingrat.

{CL 336} Tu peux donc, mon fils, faire un chemin où tu ne rencontreras plus de pareils obstacles. Tu as de l'énergie, du courage, de la vertu. Tu n'as rien à réparer, point de parents suspects. Tes premiers pas sont pour la chose publique, la route est tracée, parcours-la, mon fils, moissonne des lauriers, apporte-les à Nohant, je les poserai sur mon cœur, je les arroserai de mes larmes. Elles ne seront pas si anières que celles que j'ai versées depuis quinze jours!

Au mois de janvier, dis-tu, je pourrai te serrer dans mes bras. Dieu r! c'est dans deux mois! Je ne puis le croire, mais j'en veux faire l'unique objet de ma sollicitude. Je suis en force, trois batailles! Je vais parler très-haut. Tout le monde va savoir que tu as vu l'ennemi et que tu l'as vaincu. On t'adorera à La Châtre. Tout le monde y partageait ma consternation, et c'était une joie publique quand on a vu ton paquet. Saint-Jean le portait en triomphe, et on l'arrêtait dans les rues. Tu balançais Buonaparte... à La Châtre!

Tu as donc lu ma lettre au bord d'un beau lac de la Suisse, et elle venait, dis-tu, compléter l'éclat du plus beau jour de ta vie? Aimable enfant! combien mon cœur te sait gré de cette douce sensibilité! Combien tu m'es cher, et combien je t'envie cet instant de félicité que je n'ai pu partager avec toi! Quel bonheur de te voir dans cette {Lub 279} situation, tout entier à ta mère et à tes tendres souvenirs! Que j'ai bien raison de t'aimer uniquement et d'avoir mis en toi tout le bonheur, toute la joie, toutes les affections de ma vie! Je n'aurai pas assez de tout mon être pour te recevoir, l'embrasser, te presser contre mon cœur, je mourrai de joie.

Mande-moi donc promptement où je pourrai t'envoyer de l'argent. Dans ce village de Weinfelden s, il n'y a pas moyen, car tu n'y resteras pas. Si ton régiment séjournait quelque {CL 337} part, je t'enverrais courrier par courrier ce que tu me demanderais. En attendant, tu recevras, j'espère, les quarante écus que je vais envoyer aujourd'hui à M. Dupré. Il serait fâcheux qu'ils s'égarassent; l'argent est si rare, que six louis, c'est un trésor aujourd'hui. Je ne sais où est M. d'Harville. Je vais lui écrire vite pour lui demander ta grâce, et j'adresserai ma lettre à Paris, rue Neuve-des-Capucines, numéro 531.

Adieu, mon enfant, ménage ta vie, la mienne y est attachée. Ne couche pas dans l'eau, chaque peine que tu éprouves, je l'endure. Tu n'as point été ébranlé par ce premier coup de canon. Mon Dieu, il me passe à travers le cœur! Je suis sûre que ce sont les mères qui lui ont fait cette réputation. Pour toi, tu riais de voir fuir ces pauvres Russes dans les montagnes, le bruit des armes te ravissait comme lorsque tu étais enfant. Mais le soir, à la lueur de ces grands feux, qu'as-tu vu? Tu as beau jeter un voile sur ces horreurs, mon imagination le soulève, et, comme toi, je frémis.

Tu vas te reposer? Hélas! je le souhaite; mais ne néglige pas de m'écrire, un mot seulement: Je respire. C'est tout ce que te demande ta pauvre mère; car l'ivresse de ma joie pour ton volume s'affaiblira bientôt, je le sais, devant de nouvelles inquiétudes, et s'il me faut être encore six semaines sans entendre parler de toi, mes tourments vont recommencer. Je finis ma lettre comme finit la tienne. « Quel bonheur j'aurai à te voir cet hiver! » là, dans ma chambre, près de mon feu! Toutes les friandises t que nous faisons, je me dis à chaque instant que c'est pour toi. Ta vieille bonne dit: « C'est pour Maurice, je sais ce qu'il aime. » Deschartres fait du mauvais vin u qu'il croit admirable, et il prétend que tu le trouveras bon. Il pleure en parlant de toi. Saint-Jean a fait un cri affreux quand je lui ai dit que tu t'étais trouvé à trois {Lub 280} batailles, et il s'est écrié: {CL 338} « Ah! c'est qu'il est brave, lui! » Enfin c'est une ivresse ici que l'idée de ton retour. Je t'embrasse, mon enfant, je t'aime plus que ma vie. Ma santé est toujours de même. Je prends des eaux de Vichy qui me soulagent quelquefois. Je voudrais être bien guérie pour ton retour, car je ne veux me plaindre de rien quand tu seras près de moi. Il faut que tu sois attaché à l'état-major, je le veux absolument. Mais notre pauvre amie de la rue de l'Arcade est dans un malheur affreux: son fils aîné v est toujours dans les fers, l'autre ne reparaît pas w. Elle succombe, et je n'ose lui parler de toi. Le gros curé Gallepie est mort écrasé par un coffre qui, d'une charrette, est tombé sur lui. Il venait s'établir pour la quatrième fois dans nos environs, toujours poursuivi par les huissiers et laissant partout des dettes.

La Petite Maison se porte bien. Il est monstrueux. Il a un rire charmant. Je m'en occupe tous les jours, il me connaît à merveille, je te le présenterai. Adieu, adieu, ma lettre est le second volume de la tienne. Je n'y vois plus. Es-tu monté sur le cheval que tu as été chercher à Mons? Est-il bon et beau? On va encore me prendre mon poulain, et bientôt je serai réduite à mon âne... On m'apporte de la lumière, et je puis encore te dire quelques mots. Je serai forcée de cacher à certaines gens la précipitation avec laquelle tu t'es jeté dans cette guerre: car enfin tu pouvais te trouver x en face de Pontgibault, d'Andrezel, Lermont y, etc., et être forcé de les combattre. Mon rôle sera de dire que tu as été forcé de marcher, car on trouvera qu'avec ta naissance, tu n'aurais pas dû montrer tant de zèle pour la République. La situation est embarrassante, car il faut que je fasse sonner bien haut avec les uns ce que je dois dissimuler aux autres. Tu tranches de ton sabre toutes ces difficultés, et pourtant l'avenir ne nous offre aucune certitude! Tu regardes comme un devoir de servir {CL339} ton pays contre l'étranger, sans l'embarrasser des conséquences. Et moi, je ne songe qu'à ton avenir et à tes intérêts, mais je vois que je ne puis rien résoudre et qu'il faut s'en remettre à la destinée.

{Lub 281} LETTRE XLVI

Canton d'Appenzel z, le 28 vendémiaire an VIII.
    Armée du Danube, 3e division.

C'est de la vallée du Rheinthal aa, du pied de ces montagnes dont les sommets éblouissants se perdent dans les nues, c'est du séjour des brouillards et des {Presse 5/11/54 2} frimas que je t'écris aujourd'hui, ma bonne mère. S'il existe un pays inhabitable, misérable, détestable dans sa sublimité, c'est celui-ci à coup sûr. Les habitants sont à demi sauvages, n'ayant d'autre propriété qu'un chalet et quelques bestiaux. Nulle idée de culture ou de commerce, ne vivant que de racines et de laitage, se tenant toute l'année dans leurs rochers et ne communiquant presque jamais avec les villes. Ils ont été confondus l'autre jour de nous voir faire de la soupe, et quand nous leur avons fait goûter du bouillon, ils l'ont trouvé détestable. Pour moi, je le trouvai délicieux, car depuis deux jours nous étions sans pain ab et sans viande, et nous avions été forcés de nous remettre à leur nourriture pastorale, que, de bon cœur, à mon âge, avec mon appétit et le métier que nous faisons, on peut donner à tous les diables.

Le jour même où je t'écrivis la dernière fois, nous quittâmes Weinfelden pour nous rendre à Saint-Gall, qui en est éloigné de sept lieues. On nous renvoya ensuite dans ces montagnes, et depuis deux jours je suis à Gams ac, sur la droite d'Altstätten ad, détaché comme ordonnance avec deux {CL 340} chasseurs près du général Brunet ae, et comme on ne meurt pas de faim à un état-major, je me dédommage sans façon du régime des montagnes et de la frugalité des pasteurs. af Nous avons été hier toute la journée à cheval avec le général. Il a fait la visite des camps qui sont sur le Rhin en avant de nous. Ce fleuve n'est guère plus large ici que l'Indre à Châteauroux, et je pourrais dire ag que je le connais beaucoup, l'ayant fréquenté à Cologne assez longtemps. Aujourd'hui nous restons tranquilles, et j'en profite pour causer avec toi et relire tes deux lettres. J'ai fait passer au chef de brigade Ordener celle que tu lui destinais. — Tu me reproches de n'avoir pas écrit depuis longtemps à M. Hékel. Il est vrai que {Lub 282} j'ai eu en tête bien des agitations qui m'en ont empêché. Je lui ai pourtant écrit deux fois de Cologne; mais dans les derniers temps tout ce que je pouvais faire, c'était de t'écrire à toi, ma bonne mère. Tu sais bien que j'avais le cœur pris par une femme charmante qu'il me fallait quitter et qui, pas plus que toi, n'avait envie de me voir aller à la guerre. Lutter contre sa mère et contre sa maîtresse, quitter l'une et désobéir à l'autre, et sentir qu'on le doit, que la mort au champ d'honneur serait préférable à une vie de délices passée dans la honte, c'était une grande lutte, et je n'ai que vingt ans, ma bonne mère! Je t'en prie, ne me rends ah pas cette lutte trop rude par ta douleur et tes inquiétudes... Pour en revenir à mon ami, certainement j'aurais dû lui écrire. Il n'eût pu que me donner de bons conseils et du courage. Mais m'aurait-il gardé le secret auprès de toi? Entin, depuis que je suis à l'armée, je me suis trouvé un peu plus digne de pardon, et avant d'avoir reçu ta lettre je lui avais écrit.

Quant à celle que M. Dulourdoueix dit avoir reçue de moi, il faut qu'il se trompe de date, car je ne lui ai pas écrit depuis que je t'ai quittée. J'écrirai au général Harville, et pourtant je ne peux pas m'empêcher de lui en {CL 341} vouloir un peu, car plus je vais, plus je reconnais qu'un soldat qui demande de l'avancement sans avoir brûlé une amorce est un pauvre sire, et que j'aurais fait une sotte figure si je n'avais désobéi. À présent, je puis demander et espérer d'être officier. J'ai envoyé des coups de carabine à l'ennemi, j'ai entendu ses balles siffler autour de mes oreilles, et je puis sans rougir causer avec les vieux militaires. Je n'ai pourtant pas été ingrat envers le général Harville, car il faut que je te dise maintenant que j'ai eu l'occasion de le quitter et de faire la guerre un peu moins durement que je ne la fais maintenant. J'avais écrit de Cologne à Beurnonville pour lui dire que je voulais absolument rejoindre les escadrons de guerre, et il m'avait répondu en m'approuvant et en me proposant de m'attacher de suite au général d'Hautpoul ou au général Klein, à mon choix. Je le remerciai, mais ne voulus point quitter le général Harville pour un autre, et je préférai, puisque je me séparais de lui uniquement pour faire la guerre, la faire avec le régiment et subir toutes les misères du soldat. Certes ai je suis loin d'être dans la prospérité à l'heure qu'il est. Je suis soumis à toutes les {Lub 283} corvées, à toutes les gardes, à tous les bivouacs, à tous les appels comme les autres. Je panse mon cheval, je vais au fourrage, je vis à la gamelle, heureux quand gamelle il y a! Eh bien, fussé-je dix fois plus mal, je ne regretterais pas ce que j'ai fait; car je sens que personne n'a rien à me reprocher, et que si le général Harville me blâme, il aura tort. Dans tous les cas, Beurnonville et M. de La Tour d'Auvergne m'approuvent et me protègent. Ils pourront le faire d'autant mieux maintenant que je ne suis plus seulement le petit-fils du maréchal de Saxe, mais que je suis soldat pour tout de bon de la République, et que j'ai justifié autant qu'il était en moi l'intérêt qu'on m'accorde. Pour toi, ma bonne mère, tu n'est plus considérée comme une femme suspecte de {CL 342} l'ancien régime, mais comme la mère d'un vengeur de la patrie. Oui, ma mère, c'est sur ce pied-là qu'il faut le prendre en France à l'heure qu'il est, car tout autre point de vue est faux et impossible. Je ne suis pas devenu jacobin au régiment, mais j'y ai compris qu'il fallait aller droit son chemin et servir son pays sans regarder derrière soi; faire bon marché de la fortune et du rang que la Révolution nous a fait perdre, et se trouver assez heureux si l'on peut devoir à soi-même désormais ce que nous devions jadis au hasard de la naissance. Allons, père Deschartres, il faut vous ériger en Caton d'Utique et ne plus me parler du passé. Je ne succombe point sous la rigueur du régime militaire, car je grandis à vue d'œil et tous ceux qui ne m'ont pas vu depuis un mois s'en aperçoivent. Loin de maigrir, je deviens plus carré, et je me sens chaque jour plus fort et plus dispos. Tu jugeras toi-même bientôt de mes progrès en long et en large. aj Tu me demandes si c'est moi qui ai fait faire mon nouveau cachet*. Oui, ma bonne mère, je l'ai dessiné et fait exécuter à Thionville. Je suis bien content qu'il te plaise, et que tu le trouves préférable aux armoiries qu'on nous a supprimées.

* C'est un sabre entouré de lauriers, avec cette devise: Il veut les mériter.

Je vais demain à Meltz ak, à quatre lieues d'ici sur notre droite, avec le général Brunet. C'est le quartier général du général Soult. Le régiment de mon cher Maulnoir est dans cette ville, j'espère l'y voir.

On croit ici que l'arrivée de Buonaparte décidera les {Lub 284} puissances à la paix. Les Russes sont presque tous échinés. Les Autrichiens les détestent. Il règne entre eux la même inimitié qu'en 92 avec les Prussiens. Ils sont vis-à-vis de nous de l'autre côté du Rhin. Ils défendent les montagnes des Grisons, où l'on n'a aucune envie d'aller les {CL 343} déranger, car ils n'y ont pour subsister que de la neige, et le diable m'emporte si je sais comment ils s'en tirent. On pourra peut-être passer sur la gauche à Rheineck, qui est à la queue du beau lac de Constance. Regarde sur la carte, et tu verras toutes nos positions depuis Rheineck jusqu'à Mels; si l'on passait à Rheineck, ce serait pour entrer en Souabe. Mais il n'en est pas question encore, on est immobile de part et d'autre. On nous a envoyé des parlementaires ces jours derniers. Nos trompettes se sont fait un devoir de griser les trompettes autrichiens, qui s'y sont prêtés le plus galamment possible. Adieu, ma bonne mère, ne sois point inquiète de moi, je ne saurais trop te le répéter. Je t'embrasse et je t'aime de toute mon âme.


Variantes

  1. Les titres de parties n'apparaissent qu'avec {CL}.
  2. 2e vol. chap. 6 {Ms}CHAPITRE DOUZIÈME {Presse} qui reprend ici., {Lecou}, {LP} ♦ XII {CL}
  3. Importante lacune de {Ms} après l'argument du chapitre ♦ Rinthal {CL} ♦ Rheinthal {Lub} qui donne l'orthographe exacte ici et dans la lettre XLVI, et que nous suivons
  4. d'heureux résultats!... {Presse} ♦ d'heureux exploits!... {Lecou}, {LP} ♦ d'heureux exploits! {CL}
  5. que donne le gouvernement {Presse} ♦ que donnait le gouvernement {Lecou} et sq.
  6. pour entendre l'ouverture {Presse} ♦ pour attendre l'ouverture {Lecou} et sq.
  7. rendîmes. Nous restâmes {Presse} ♦ rendîmes. Nous [...] journée. Nous restâmes {Lecou} et sq.
  8. à l'attaque du glacis {Presse} ♦ à l'attaque de Glaris {Lecou} et sq.
  9. du 5 et du 8 frudidor {Presse} ♦ du 6 et du 9 fructidor {Lecou} et sq. (6 et 9 sont dans l'autographe de Maurice Dupin.)
  10. aux Gargilesses {CL} ♦ aux Gargilesse {Lub}
  11. bonne, qui aurait {Presse} ♦ bonne qu'elle aurait {Lecou} et sq.
  12. border au bivouac {Presse}border au bivouac {Lecou} et sq.
  13. s'égorger pour occuper un terrain {Presse} à {LP} ♦ s'égorger sur un terrain {CL}
  14. Tu peux, sous ce gouvernement, faire {CL} ♦ Tu peux sous ce gouvernement, faire {Lub}
  15. pauvre homme, et tu es revenu {Presse} ♦ pauvre homme, et tu l'as secouru de tes bras, de tes forces épuisées! et tu es revenu {Lecou} et sq.
  16. en devait avoir {Presse} à {LP} ♦ devait en avoir {CL}
  17. que ce qu'on appelait les gens de rien {Presse} à {LP} ♦ que les gens de rien {CL}
  18. Reprise de {Ms}
  19. Weinfeld {CL} (en tête de la lettre XLV, l'orthographe était correcte) ♦ Weinfelden {Lub} qui rectifie et que nous suivons
  20. Toutes les friandises {Ms}Toutes ces friandises {Presse} ♦ Toutes les friandises {Lecou} et sq.
  21. du mauvais vin {Ms}de mauvais vin {Presse} ♦ du mauvais vin {Lecou} et sq.
  22. son fils [Raymon rayé] ainé {Ms}
  23. dans les fers. [Charles RAYE] l'autre ne reparait pas {Ms}
  24. tu pouvais t'y trouver {Ms}, {Presse} ♦ tu pouvais te trouver {Lecou} et sq.
  25. Permont (ou Lermont) {Ms}Termont {Presse} ♦ Lermont {Lecou} et sq. (2e leçon maintenue par {Lub}, nous faisons de même)
  26. Canton [de Glaris rayé] d'Appenzell {Ms}
  27. Rhinthal {CL} (on a vu Rinthal dans le sous-titre du chapitre) ♦ Rheinthal {Lub} que nous suivons
  28. nous nous étions trouvés sans pain {Ms}, {Presse} ♦ nous étions sans pain {Lecou} et sq.
  29. Gambs {AutDupin} et toutes les éditions jusqu'à {CL} ♦ Gams {Lub} qui rectifie et que nous suivons
  30. Alstedten {AutDupin} et toutes les éditions jusqu'à {CL} ♦ Altstätten {Lub} qui rectifie et que nous suivons; cette variante sera par la suite marquée du signe derrière le nom
  31. Nouvelle et très importante lacune de {Ms}
  32. Interruption de {Presse}
  33. je pourrai dire {Lecou}, {LP} ♦ je pourrais dire {CL}
  34. Je t'en prie, ma bonne mère, ne me rends {Lecou}, {LP} ♦ Je t'en prie, ne me rends {CL}
  35. Reprise de {Presse}
  36. Interruption de {Presse}
  37. Mels toutes les éditions jusqu'à {CL} ♦ Mels {Lub} qui rectifie et que nous suivons

Notes

  1. {Presse} (La suite à demain.)