Suite des lettres. — La conduite. — Ehrenbreitstein. — Les bords du Rhin. — Thionville. — L'arrivée au dépôt. — Bienveillance des officiers. — Le fourrier professeur de belles manières. — La manœuvre. — Le premier grade. — Singulière coutume à Thionville. — Un pieux mensonge. c |
LETTRE XXXIX
Lutzerath, 2 mesidor an VII (juin 1799 d).
Je suis parti de Cologne, ainsi que je te l'avais annoncé, ma bonne mère, escorté de voitures et de {Presse 30/10/54 2} chevaux portant une bruyante et folâtre jeunesse. Le cortège était précédé de Maulnoir et de Leroy, aide de camp du général, et j'étais entre eux deux, giberne et carabine au dos, monté sur mon hongrois équipé à la hussarde. À notre passage, les postes se mettaient sous les armes, et quiconque voyait ces plumets au vent et ces calèches en route ne se doutait guère quil s'agissait de faire la conduite à un simple soldat.
Au lieu de nous rendre à Bonn, comme nous l'avions projeté, nous quittâmes la route et nous nous dirigeâmes vers Brühl e, château magnifique, ancienne résidence ordinaire de l'Électeur. Ce lieu était bien plus propre à la célébration des adieux que la ville de Bonn. La bande joyeuse déjeuna et fut ensuite visiter le château. C'est une imitation de Versailles. Les appartements délabrés ont encore de beaux plafonds peints à fresque. L'escalier, très-vaste et {CL 305} très-clair, est soutenu par des cariatides et orné de bas-reliefs. Mais tout cela, malgré sa richesse, porte l'empreinte ineffaçable du mauvais goût allemand. Ils ne {Lub 254} peuvent pas se défendre, en nous copiant, de nous surcharger, et s'ils ne font que nous imiter, ils nous singent. J'errai longtemps dans ce palais avec l'officier de chasseurs, qui est, ainsi que moi, passionné pour les arts. f
Puis nous fûmes rejoindre la société dans le parc, et, après l'avoir parcouru dans tous les sens, on proposa une partie de ballon. Nous étions sur une belle pelouse entourée d'une futaie magnifique. Il faisait un temps admirable. Chacun, habit bas, le nez en l'air, l'œil fixé sur le ballon, s'escrimait à l'envi, lorsque les préparatifs du banquet arrivèrent du fond d'une sombre allée. La partie est abandonnée, on court, on s'empresse. Les petits pâtés sont dévorés avant d'être posés sur la table. À la fin du dîner, qui fut entremêlé de folies et de tendresses, on me chargea de graver sur l'écorce du gros arbre qui avait ombragé notre festin un cor de chasse et un sabre avec mon chiffre au milieu. À peine eus-je fini, qu'ils vinrent tous mettre leurs noms autour avec cette devise: « Il emporte nos regrets. » On forma un cercle autour de l'arbre, on l'arrosa de vin, et on but à la ronde dans la forme de mon schako, qu'on intitula la coupe de l'amitié.
Comme il se faisait tard, on m'amena mon cheval, on m'embrassa avant de m'y laisser monter, on m'embrassa encore quand je fus dessus, et nous nous quittâmes les larmes aux yeux. Je m'éloignai au grand trot, et bientôt je les eus perdus de vue g.
Me voilà donc seul, cheminant tristement sur la route de Bonn, perdant à la fois amis et maîtresse, aussi sombre à la fin de ma journée que j'avais été brillant au commencement. Décidément, cette manière de se quitter en s'étourdissant est la plus douloureuse que je connaisse. On n'y {CL 306} fait point provision de courage, on chasse la réflexion, qui vous en donnerait. On s'assied pour un banquet, image d'une association éternelle, et tout à coup on se trouve seul et consterné comme au sortir d'un rêve... h
En arrivant à Bonn, je trouvai un jeune homme, secrétaire d'un commissaire des guerres, que j'avais connu à Cologne. Il me mena promener le lendemain à Poppelsdorf i, autre château de l'Électeur, et aux eaux de Godesberg j. C'est un paradis terrestre. De retour à Bonn, nous visitâmes le palais que l'Électeur a bâti {Lub 255} dans cette jolie petite ville. Les jardins sont délicieux: des eaux limpides , des allées d'orangers, d'où l'on découvre le Rhin et les montagnes dont il baigne le pied. Ces beaux aspects ne me consolèrent pas, mais ils adoucirent l'amertume de mes pensées. Le lendemain, pour me rendre à Coblentz, je côtoyai le Rhin, bordé dans toute cette partie de rochers menaçants et de montagnes coupées à pic. Plusieurs jolies îles sortent du sein des eaux comme des bouquets. La route est variée et offre des tableaux imprévus à chaque pas. Ici un monastère, là un village, puis des troupeaux , des flottes de gros bateaux à voiles, plus loin des retranchements et des redoutes.
Arrivé à Coblentz, j'errais au hasard dans les rues, lorsque je rencontrai le frère du commissaire des guerres chargé du service d'Ehrenbreitstein. Belle occasion pour voir cette fameuse forteresse dont on parle tant aujourd'hui. Nous renouvelâmes connaissance, il m'emmena dîner chez lui, et au coucher du soleil nous montâmes au fort. Figure-toi, ma bonne mère, Pélion entassé sur Ossa, l'ouvrage des Titans, en un mot. D'énormes rochers couverts de bastions hérissés de deux cents bouches à feu; des magasins de bombes et de boulets, des quartiers de pierres placés à toutes les pentes, et destinés à écraser les assaillants. Sur le plateau du rocher est une cour entourée de huit rangées de remparts d'où l'on découvre Coblentz à vol d'oiseau, et le {CL 307} Rhin comme un ruban qui entoure le rocher. Jamais cette place n'avait change de maître. Nous sommes les premiers qui nous en soyons emparés. Je me suis détourné de quatre lieues pour la voir, et je n'y ai pas regret.
Tu es étonnée de la quantité de gens qui me connaissent; ma foi, je le fus aussi hier soir. En traversant une de ces gorges de Hunsrück où l'on descend comme dans des précipices, il faisait presque nuit: l'épaisseur de la forêt augmentait l'obscurité, lorsque, passant à côté d'une birouchte, je m'entendis appeler k. Je me retourne et je vois, à côté d'une jeune femme, un officier que j'avais rencontré plusieurs fois au bal de Cologne. Nous voilà d'entrer en conversation et d'admirer le hasard qui nous fait faire connaissance au milieu des bals, pour nous réunir ensuite dans ce séjour épouvantable, car tous les enfers de l'Opéra ne sont rien en comparaison de ces gorges. Ce ne sont que forêts à pic, noirs torrents {Lub 256} ou plaines arides. Enfin, après nous être souhaité mutuellement un bon voyage, nous nous séparâmes, et j'arrivai fort tard à un ramassis de chaumières appelé Kaisersech l. Oh! c'est bien là, ma chère mère, que je t'ai bénie encore de m'avoir fait apprendre l'allemand! Je frappe à toutes les portes. Les habitants mettent le nez à leurs lucarnes; mais, à la vue de mon uniforme, ils se renferment et se barricadent en toute hâte. Ils ne nous logent que quand ils ne peuvent faire autrement, et ont peur de nous comme du diable. Quant à moi, j'aurais autant aimé coucher en plein air que dans ces baraques. Mais mon pauvre cheval, qui n'est pas encore parfaitement remis de sa maladie, était à moitié mort de faim et de fatigue. J'imaginai donc de me faire passer pour un uhlan, et, gagnant l'autre extrémité du village, j'y annonce l'arrivée des troupes impériales. Je forge des noms allemands, je parle de M. le colonel baron de Stromberg, du prince je ne sais plus qui, et un bon paysan m'ouvre sa porte et nous reçoit, {CL 308} mon cheval et moi, avec beaucoup de respect. Il se sera détrompé ensuite si bon lui semble, c'est son affaire. Je suis parti à la pointe du jour. Je t'écris de Lutzerath, je serai demain à Trêves, Je verrai dans peu le général Harville. Il doit venir à Thionville passer sa revue. Il m'a fait les adieux les plus aimables, m'a indiqué où je devais lui écrire, et m'a promis d'écrire pour moi au quartier-maître et au commandant du dépôt. Adieu m, ma bonne mère, je t'embrasse, et je me remets en route.
LETTRE XL
Thionville, 14 messidor an VII (juillet 1799 n).
Bah! ma bonne mère, cesse donc, une fois pour toutes, de t'alarmer, car me voilà heureux, ici comme partout; les choses s'arrangent toujours à souhait pour moi. En entrant dans la ville, je commence par tomber dans la boutique d'un perruquier, mon cheval à la porte, moi dans l'intérieur. Comme à l'ordinaire, je ne me fais pas le moindre mal. Je me ramasse plus vite que mon cheval. Je regarde cet événement comme d'un bon augure, et je remonte sur ma bête, qui n'avait pas de mal non plus.
{Lub 257} J'arrive au quartier. Je vais trouver le quartier-maître Boursier, qui me reçoit et m'embrasse avec sa gaieté et sa franchise ordinaires. Il me dit que les lettres du général ne sont pas encore arrivées, mais que je suis bien bon pour me présenter et me recommander moi-même, et il me mène chez le commandant du dépôt, nommé Dupré. C'est un officier de l'ancien régime, qui ressemble à notre ami M. de La Dominière o. Je lui dis qui je suis, d'où je viens. Il m'embrasse aussi! il m'invite à souper, il m'autorise à ne point aller coucher au quartier, et me dit qu'il espère que je {CL 309} vivrai avec les officiers. En effet, je dîne tous les jours avec lui et avec eux, p à une table q qui nous coûte trente-six francs r par mois. Mon logement m'en coûte quinze; ce n'est pas cher et j'y suis très-bien. À mon grade près, je suis comme un officier. Ils sont tous très-aimables, et celui qui commande la manœuvre est très-bon pour moi; j'ai manœuvré hier pour la première fois, et il m'a fait beaucoup de compliments. Je ne m'étais jamais trouvé au centre d'un escadron, et je t'assure que ce n'est pas tendre. J'étais au premier rang, et lorsqu'on se forme en avant, en bataille, les deux ailes se rapprochant, vous êtes pressé de droite et de gauche de la force de cinquante chevaux. Nous recommençons demain. Les os et les muscles se font à cela, et je suis bien aise de m'y faire tout de suite.
Je s passe mes journées chez le quartier-maître, et je t'écris de son bureau. Nous avons à notre table un autre jeune homme de la conscription, simple chasseur comme moi. Il est d'une des premières familles de Liège et joue du violon comme Guénin ou Mestrino. En outre, il est aimable et spirituel, et le commandant l'aime beaucoup, car il joue lui-même de la flûte, adore la musique, et fait grand cas des talents et de la bonne éducation. Voilà, je crois, la distinction qui survivra toujours à la chute des privilèges justement abolis; et l'égalité rêvée par nos philosophes ne sera possible que lorsque tous les hommes auront reçu une culture qui pourra les rendre agréables et sociables les uns pour les autres. Tu t'effrayais de me voir soldat, pensant que je serais forcé de vivre avec des gens grossiers. D'abord, figure-toi qu'il n'y a pas tant de gens grossiers qu'on le pense, que c'est une affaire de tempérament, et que l'éducation ne la détruit pas toujours chez ceux qui sont nés rudes et désobligeants. Je {Lub 258} pense même que le vernis de la politesse donne à ces caractères-là les moyens d'être encore plus blessants que ne le sont ceux {CL 310} qui ont pour excuse l'absence totale d'éducation. Ainsi j'aimerais mieux vivre avec certains conscrits sortant de la charrue qu'avec M. de Caulaincourt, et je prétère beaucoup le ton de nos paysans du Berry à celui de certains grands barons allemands. La sottise est partout choquante, et la bonhomie, au contraire, se fait tout pardonner. Je conviens que je ne saurais me plaire longtemps avec les gens sans culture; l'absence d'idées chez les autres provoque chez moi, je le sens, un besoin d'idées qui me ferait faire une maladie. Sous ce rapport, tu m'as gâté, et si je n'avais eu la ressource de la musique qui me jette dans une ivresse à tout oublier, il y a certaines sociétés inévitables où je périrais d'ennui. Mais, pour en revenir à ton chagrin, tu vois qu'il n'est pas fondé, et que partout où je me trouve je rencontre des personnes aimables qui me font fête et qui vivent avec ton soldat sur le pied de l'égalité. Le titre de petit-fils du maréchal de Saxe, dont j'évite de me prévaloir, mais sous lequel je suis annoncé et recommandé partout, est certainement en ma faveur et m'ouvre le chemin: mais il m'impose aussi une responsabilité, et si j'étais un malotru ou un impertinent, ma naissance, loin de me sauver, me condamnerait et me ferait haïr davantage. C'est donc par nous-mêmes que nous valons quelque chose, ou, pour mieux dire, par les principes que l'éducation nous a donnés; et si je vaux quelque chose, si j'inspire quelque sympathie, c'est parce que tu t'es donné beaucoup de peine, ma bonne mère, pour que je fusse digne de toi.
Ajoute à cela mon étoile qui me pousse vers les gens aimables, car le régiment de Schomberg-dragons, qui est maintenant ici, ne ressemble en rien au nôtre. Les officiers y ont beaucoup de morgue et tiennent à distance les jeunes gens sans grade, quelque bien élevés qu'ils soient. Chez nous, c'est tout le contraire, nos officiers sont compères et compagnons avec nous quand nous leur plaisons. {CL 311} Ils nous prennent sous le bras et viennent boire de la bière avec nous; et nous n'en sommes que plus soumis et plus respectueux quand ils sont dans leurs fonctions et nous dans les nôtres t.
Du reste, il y a un des officiers de Schomberg-dragons {Lub 259} auquel le général m'a particulièrement recommandé et qui fait exception. C'est M. Favet, quartier-maître. Le général m'a dit de le regarder comme un autre lui-même et de lui demander de m'avancer de l'argent quand j'en aurais besoin. Ce M. Favet, n'ayant pas encore reçu la lettre du général, m'a accueilli au mieux sur parole, m'a présenté à sa femme, qui est charmante, et m'a mené à la campagne chez son père.
Je ne sais qui diable a pu me donner ici la réputation d'être riche: ce matin mon hôte voulait m'emprunter dix louis, et M. Dupré voulait me vendre un cheval. Le fait est que je ne possède pourtant qu'un seul louis. Je suis arrivé avec deux, et le premier est déjà passé dans l'estomac de mon fourrier et de mon maréchal des logis, car il était indispensable de faire connaissance avec eux par un régal splendide. Aussi m'aiment-ils jusqu'à l'adoration, ce qui m'est fort commode. Ils ont ouï dire que j'étais protégé par le général, et ils me demandent ma protection auprès de lui. Ils m'apportent leurs états de service, et j'ai beau leur dire que je voudrais bien avoir de l'avancement pour moi-même, ils s'obstinent à croire que je peux leur en faire obtenir et que je ne suis soldat que pour mon plaisir particulier.
Ils sont u pour moi aux petits soins et me choient comme si j'étais leur supérieur; ce qui est lout le contraire. Ils ont le droit de me commander et de me mettre à la salle de police, et pourtant ce sont eux qui me servent comme s'ils étaient mes palefreniers. À la manœuvre, j'ai toujours le meilleur {CL 312} cheval, je le trouve tout sellé, tout bridé, tenu en main par ces braves gens, qui, pour un peu, me tiendraient l'étrier. Quand la manoeuvre est finie, ils m'ôtent mon cheval des mains et ne veulent plus que je m'en occupe. Avec cela ils sont si drôles que je ris avec eux comme un bossu. Mon fourrier surtout est un homme à principes d'éducation, et il fait le Deschartres avec ses conscrits; ce sont de bons petits paysans qu'il veut absolument former aux belles manières. Il ne leur permet pas de jouer au palet avec des pierres, parce que cela sent trop le village. Il s'occupe aussi de leur langage. Hier il en vint un pour lui annoncer que les chevaux étiont tretous sellés. « Comment! v lui dit-il d'un air indigné, ne vous ai-je pas dit cent fois qu'il ne fallait pas dire tretous? On dit tout simplement: Mon fourrier, {Lub 260} vlà qu' c'est prêt. Au reste, je m'y en vas moi-même. » Et le voilà parti après cette belle leçon. w
Je voudrais bien que tu fusses en route par ce beau temps. Il fait ici une chaleur étouffante, mais je ne m'en plains pas. J'ai eu si froid cet hiver qu'il me semble que je ne suis pas encore bien dégelé. Sur quoi le père Deschartres aura-t-il monté pour faire le voyage de Néris? Je ne pense pas qu'il ait choisi un âne? Parle-moi bien de Nohant, bonne mère. Tout ce qui ne m'y intéressait pas quand j'y étais a du prix maintenant, puisque tu t'en occupes et y trouves du plaisir. Je t'embrasse de toute mon âme.
LETTRE XLI
Thionville, 16 messidor (juillet 1799 x).
Me voilà lancé dans le monde de Thionville, comme je l'étais à Cologne, ma bonne mère. Hardy, le jeune conscrit {CL 313} virtuose dont je t'ai parlé dans ma dernière lettre, a fait son début avec moi dans un concert que notre commandant a organisé pour chaque semaine, et qui a lieu chez un capitaine du génie, marié et domicilié dans la ville. Nous avons été couverts d'applaudissements. Le commandant nous a présentés dans une autre maison, où nous avons fait une collation exorbitante. Il y avait de très-jolies femmes, et on a joué aux petits jeux. Le commandant, qui est plein d'esprit et de malice sous un air grave et froid, y a dit les choses les plus drôles, et, me prenant à partie, après que je lui eus tenu tête assez plaisamment, il m'en adressa de si flatteuses et de si amicales que j'en fus vraiment touché. Le général a écrit pour dire qu'on me nommât brigadier s'il y avait un poste vacant, et en effet il s'en trouve un, celui qui l'occupait étant réformé pour infirmités. J'attends ma nomination y au premier jour, et, en l'attendant, je me mets le plus vite z au fait de la théorie des détails et je vais tous les matins à la manœuvre. Le commandant a ordonné qu'on me mît sur le flanc à la place du brigadier, afin de m'habituer à être pivot et aile marchante. Ce n'est pas difficile, et l'exercice que tu m'as fait apprendre dans mon enfance me sert beaucoup pour manier ma {Lub 261} carabine à cheval avec facilité. Mon fourrier, que j'empiffre assez régulièrement, m'aime à la folie. Il m'appelle mon chasseur, comme il dirait mon général, et à l'escadron il a soin de m'avertir tout bas de ce que j'ai à faire. Enfin je vais être bientôt au courant de mes fonctions, et je porterai mes galons sur la manche. C'est à Beurnonville que je dois mon avancement; car le général Harville, excellent homme d'ailleurs, ne sait se décider à rien s'il n'est excité à chaque instant. Beurnonville lui avait même écrit de me faire maréchal des logis, mais il paraît que cela n'était pas possible. Il m'a écrit une lettre charmante, à laquelle je vais répondre aujourd'hui. {CL 314} C'est pourquoi je te quitte, ma bonne mère, en t'embrassant de toute mon âme.
LETTRE XLII aa
Thioncille, 20 messidor an VII (juillet 1799 ab).
Si j'avais su lire, dit Montauciel, il y a dix ans que je serais brigadier. Moi qui sais lire et écrire, me voilà, ma bonne mère, exerçant mes fonctions après été avoir promu à ce grade éclatant par les ordres du général, et à la tête de ma compagnie, qui, alignée et le sabre en main, a reçu injonction de m'obéir en tout ce que je lui commanderais. Depuis ce jour fameux, je porte deux galons en chevrons sur les manches. Je suis chef d'escouade, c'est-à-dire de vingt-quatre hommes, et inspecteur général de leur tenue et de leur coiffure. En revanche, je n'ai plus un moment à moi. Depuis six heures du matin jusqu'à neuf heures du soir, je n'ai pas le temps d'éternuer. ac À six heures, le pansement jusqu'à sept heures et demie. À huit heures, la manœuvre jusqu'à onze heures et demie. À midi, l'on dîne. À deux heures, on enseigne aux conscrits à seller et à brider. À trois heures, le pansement jusqu'à quatre heures et demie. À cinq heures la manœuvre à pied jusqu'à sept heures et demie. À huit heures, on soupe. À neuf heures le dernier appel. À dix heures, on se couche très-fatigué, et le lendemain on recommence ad. Par-dessus le marché, je suis de décade, c'est-à-dire qu'il me faut aller au magasin dès quatre heures du matin pour faire distribuer l'avoine aux {Lub 262} chevaux et le pain aux hommes. Enfin, depuis neuf jours que j'ai l'honneur d'être brigadier, je n'ai pas eu un seul instant pour t'écrire. Heureusement voilà ma décade qui finit, et je ne serai plus si écrasé. J'ai été à Metz, à la tête de six chasseurs, {CL 315} conduire des conscrits qui s'étaient cachés pour se soustraire à leur sort. Je m'applaudissais d'avoir donné tête baissée dans le mien et d'être sur un bon cheval, donnant des ordres au lieu de me faire traîner par les oreilles. Mais ces pauvre diables à pied, dans la poussière, par une chaleur affreuse, me faisaient peine. Nous les conduisions devant nous comme un troupeau de moutons, et ils étaient si tristes! Je leur ai rendu le trajet le moins dur possible, en les menant au petit pas et en les laissant s'arrêter quand ils étaient fatigués.
Je ne te dirai rien de Metz; les fortifications sont superbes, tu les connais. Mais ce que tu ne connais pas, c'est l'amour que les habitants ont pour nous. Mes chasseurs étaient logés dans une grande et belle maison. Pendant qu'ils mangeaient leur pain et leur viande du magasin, ils demandèrent à boire. On leur apporta un seau d'eau au milieu de la chambre, et on ne voulut pas leur donner un vase quelconque pour y puiser. C'était les traiter comme des animaux. Le plus ancien des chasseurs prit le seau et le jeta au nez du cuisinier de la maison, qui l'avait apporté et qui n'en perdit pas une goutte. J'arrivai au milieu du tapage. Le cuisinier vociférait et me porta sa plainte, mais, les deux parties entendues, je lui donnai tort pour sa grossièreté et l'engageai à garder son eau ou à changer de vêtements.
Il paraît que le général se compromettrait en me donnant un plus rapide avancement, et, malgré les instances de Beurnonville, il a eu bien de la peine à me faire ae nommer brigadier. Il a écrit au commandant Dupré de lui en faire la demande, et il m'a écrit af à moi que c'est sur cette demande qu'il m'a nommé. Qu'il veuille faire croire aux autres que ce n'est pas lui qui m'avance, à la bonne heure; mais qu'il veuille me le persuader à moi-même, quand je tiens la lettre de Beurnonville qui me l'annonce, {CL 316} c'est un peu fort. N'importe, je suis brigadier. Mais tu vois que ce n'est pas encore si facile de faire le premier pas. La trompette sonne, adieu bien vite, ma bonne mère. Ici on n'attend personne.
{Lub 263}LETTRE XLIII
Thionville, 25 thermidor (août 1799 ag).
Je crois, ma bonne mère, que je ne l'ai rien dit de la chétive ville de Thionville. Les fortifications sont très-belles et très-savantes. L'intérieur de la ville est assez bien bâti: mais c'est d'un petit! On fait le tour des remparts en sept minutes. La société s'assemble tous les dimanches chez un M. Guiot, parent du commandant. C'est ce qu'on appelle ici, comme à La Châtre, la première société. On y voit quatre ou cinq femmes assez jolies, force vieilles bavardes, trois ou quatre vieux débiteurs de nouvelles, et deux jeunes gens à tournure provinciale, qui, depuis le jour de leur naissance, ne sont pas sortis des murs de leur cité. Je leur conte des bêtises et des extravagances qu'ils avalent de tout leur cœur.
Il y a ici une coutume fort bizarre. Lorsqu'il meurt dans une famille un garçon ou une fille au-dessous de seize ans, comme partout ailleurs on l'enterre; mais ici c'est en riant. Puis on assemble tous les amis et parents, on leur donne un grand dîner où l'on boit tant qu'on peut. C'est bien comme cela chez nos paysans du Berry, mais ce repas après l'enterrement s'explique par la nécessité de faire manger ceux qui viennent de loin, et a quelque chose de patriarcal. Ici la coutume a quelque chose de sauvage; on est gai, il faut l'être, et après le repas on danse toute la nuit; je ne l'aurais pas cru si je ne l'avais vu de mes {CL 317} deux yeux hier. C'était dans la famille d'un cordonnier. Il y a eu bal et autant de bruit et de gaieté que pour une noce.
Les officiers de la garnison ont donné dernièrement un bal fort joli auquel j'ai été invité par écrit. Comme j'y ai fait quelques entrechats et gambades, je passe ici pour un Vestris, et j'ai donné du pied apparemment dans l'œil d'une très-jolie dame que je lorgnais déjà depuis quelque temps et qui ne faisait point attention à moi. J'ai ouvert auprès d'elle la tranchée durant ce bal, à la faveur de l'estime que mes rigodons m'avaient acquise. Malheureusement je n'ai pas un instant de loisir pour faire l'agréable, je suis toujours après mes chevaux et mes soldats. Le peu de liberté qui me reste, je l'emploie {Lub 264} à étudier la théorie des manœuvres et à apprendre les commandements, afin de ne pas faire des bévues ah quand j'ai un peloton à commander. Penser à autre chose ne vaudrait pas le diable, et, par nature, je ne suis que trop distrait. L'autre jour, par exemple, on me dit d'aller me placer à la droite de l'escadron, je ne sais quel diable j'avais dans l'esprit, je vais directement me placer à la gauche. Heureusement l'officier était occupé de son côté, ou distrait pour son compte, je m'aperçus avant lui de ma sottise, et j'eus le temps de la réparer.
Mon grade de brigadier m'exempte de panser mon cheval, mais je n'y gagne rien pour mes loisirs, car il faut plus de temps pour faire exécuter les ordres des officiers et veiller à ce que les choses soient faites en conscience que si on les faisait soi-même. Je suis émerveillé de la peine que l'homme a à apprendre les choses les plus simples. Il me semble pourtant qu'on devrait se faire vite à celles qu'on est forcé d'apprendre. La discipline est très-sévère, et malgré la douceur de nos officiers, la subordination est parfaite. L'esprit de corps est excellent. On déteste les bavards et les faiseurs de motions. Le service se {CL 318} fait avec obéissance, promptitude et respect. Sous les armes, nous sommes maintenant comme des Prussiens. À propos des Prussiens, sais-tu qu'il n'y a pas de caporal Schlag qui ait une plus belle queue que la mienne? J'en ai porté longtemps une fausse, attiachée avec de fausses nattes; mais mes cheveux ont repoussé, et aujourd'hui ma queue m'appartient. Je porte toujours les cheveux coupés par-dessus l'oreille, poudrés à blanc, la queue à deux pouces de la tète; agrafé, boutonné comme un porte-manteau, et la canne à la main, c'est un des attributs et avantages dé ma charge. Qui m'eût dit, il y a un an, que je serais un caporal Schlag? Il y a un an j'étais près de toi, ma bonne mère, il y a presque un an que nous sommes séparés! À cette époque, je chantais ton nom, je faisais des vers et des vœux pour ta fête. Je les ferai tous les jours de ma vie, ces vœux pour ton bonheur, et je les réaliserai en revenant près de ai toi plus digne de ta tendresse que je ne l'étais quand je me laissais gâter comme un grand enfant. Notre aj séparation est douloureuse, mais je me devais à moi-même de faire quelques efforts pour sortir de cette vie de délices où mon insouciance et un peu de paresse naturelle {Lub 265} m'auraient rendu égoïste. Tu m'aimais tant que tu ne t'en serais peut-être pas aperçue. Tu aurais cru, en me voyant accepter le bonheur que tu me donnais, que ton bonheur à toi était mon ouvrage, et j'aurais été ingrat sans m'en douter et sans m'en apercevoir. Il a fallu que je fusse arraché à ma nullité par des circonslances extérieures et impérieuses. Il y a eu dans tout cela un peu de la destinée. Cette fatalité, qui brise les âmes faibles et craintives, est le salut de ceux qui l'acceptent. Christine de Suède avait pris pour devise: Fata viam inveniunt. « Les destins guident ma route. » Moi j'aime encore mieux l'oracle de Rabelais: Ducunt volentem fata, nolentem trahunt. « Les destins conduisent ceux qui veulent, et traînent ceux qui{CL 319} résistent. » Tu verras que cette carrière est la mienne. Dans une révolution, ce sont les sabres ak qui tranchent les difficultés, et nous voilà aux prises avec l'ennemi pour défendre les conquêtes philosophiques; nos sabres auront raison. Voltaire et Rousseau, tes amis, ma bonne mère, ont besoin maintenant de nos lames; qui eût dit à mon père, lorsqu'il causait avec Jean-Jacques, qu'il aurait un jour un fils qui ne serait ni fermier général, ni receveur des finances, ni riche, ni bel esprit, ni même très-philosophe, mais qui, de gré autant que de force, serait soldat d'une République, et que cette République serait la France? C'est ainsi que les idées deviennent des faits et mènent plus loin qu'on ne pense.
Adieu, ma bonne mère; sur ces belles réflexions, je m'en vais faire donner l'avoine et enlever ce qui en résulte al.
LETTRE XLIV
Thionville, 13 fructidor an VII (septembre 1799 am).
Toujours à Thionville, ma bonne mère; depuis quatre heures du matin jusqu'à huit heures du soir dans les exercices à pied et à cheval, et figurant comme serre-file dans les uns et dans les autres, en ma qualité de brigadier. Je rentre, le soir, excédé, n'ayant pu donner un seul instant aux muses, aux jeux et aux ris. Je manque les plus jolies parties, je néglige les plus jolies femmes, je ne fais même presque plus de musique. Je suis brigadier à la lettre, je me plonge dans la tactique, et je suis pétrifié {Lub 265} de me voir devenu un modèle d'exactitude et d'activité. Et le plus drôle de l'affaire, c'est que j'y prends goût et ne regrette rien de ma vie facile et libre. an J'ai l'espoir, d'après {CL 320} les promesses de Beurnonville, de passer bientôt maréchal des logis. Ces pour le coup que je serai décidément M. J'ordonne. Il est impossible d'être plus aimable que Beurnonville. Il m'a écrit deux fois depuis que je suis ici, il a écrit pour moi au chef de brigade et au commandant Dupré. Il ne se fait pas faire de demandes par les autres pour m'avancer, et ne c aint pas de se compromettre, lui. Je ne doute pas que le général Harville ne me veuille du bien, mais c'est un paralytique quand il s'agit de se mettre en avant pour quoi que ce soit. Je ne sais si la Terreur et les prisons ont fait sur lui une impression fâcheuse, mais on dirait qu'en toute occasion, il veut se faire oublier du gouvernement et passer inaperçu. J'ai appris aujourd'hui que mon régiment n'était plus sous son inspection. Il établira son quartier général à Strasbourg. Dans ce moment il doit être à Paris, et je ne sais plus trop où lui écrire. Tes lettres, à toi, lui ont tourné la tête, et il m'a pris dans un tel amour, que s'il avait pu me mettre dans un bocal pour me conserver, il n'y aurait pas manqué. Mais il ne devrait pas pousser sa sollicitude jusqu'à m'empêcher de poursuivre ma carrière. Que ao tu es bonne de t'occuper ainsi de la Petite Maison! Ah! si toutes les mères te ressemblaient, un fils ingrat serait un monstre imaginaire!
J'ai reçu l'argent, j'ai payé toutes mes dépenses. Je suis au niveau de mes affaires, c'est-à-dire que je suis sans le sou, mais je ne dois plus rien à personne. Ne m'en envoie pas avant la fin du mois. J'ai de tout à crédit ici, et je ne manque de rien. Adieu, ma bonne mère, je t'aime de toute mon âme, je t'embrasse comme je t'aime. Mes amitiés à père Descharlres et à ma bonne.
{CL 321} La lettre qu'on vient de lire et qui porte la date de Thionville fut écrite de Colmar. Cette date est un pieux mensonge que va expliquer la lettre suivante ap 1. Le mouvement d'humeur contre le général d'Harville sera expliqué aussi. Si le lecteur s'intéresse à cette correspondance, je ne veux pas gâter sa surprise en racontant ce qui se passa dans l'esprit du jeune brigadier durant cette quinzaine. aq