GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-Lévy 1876

{Presse 5/10/54 1; LP T.1 1; CL [T.1 1]; Lub [T.1 3]} PREMIÈRE PARTIE
HISTOIRE D'UNE FAMILLE, DE FONTENOY
À MARENGO
a.

{Presse 29/10/54 2 col.2; LP ?; CL [278]; Lub [232]} X b 1

Suite des lettres. — Maulnoir. — Saint-Jean. — Vie de garnison. — Excursion. — La campagne d'Eacute;gypte. — Aventure. — La petite maison. — Départ de Cologne. c



LETTRE XXXI

DE MON PÈRE À SA MÈRE.

Cologne, 24 ventôse an VII (mars 1799 d).

Caulaincourt est enfin parti. Je lui ai souhaité une bonne santé et un beau voyage. Il m'a répondu par de grandes révérences encore plus glaciales que de coutume. Je n'ai pas pleuré, c'est singulier; e ni le secrétaire non plus, ni le petit officier de dragons, ni personne que je sache, pas même sa maîtresse, qu'il ennuyait solennellement, j'en suis certain. Il n'y a que ce bon général qui le regrette. Et à propos, ma bonne mère, tu lui as donc encore écrit? Que tu es bonne de te tourmenter ainsi pour moi! Il ne m'a rien dit de ta lettre, mais j'ai deviné à son air, au dîner qu'il m'a donné le jour même, qu'il y avait quelque chose comme cela. Il m'a demandé si je me sentais capable de m'occuper dans les bureaux; ma foi, je lui ai dit que j'écrivais comme un chat; outre que c'est la vérité, je ne me sens point d'inclination pour ce métier fastidieux de copiste qui n'apprend rien et ne mène à rien. Il m'a fait beaucoup de questions sur ta fortune, sur tes relations, sur tu manière de vivre, et il prenait tant d'intérêt à tout {CL 279} cela, que le diable m'emporte si je ne le crois pas amoureux de toi sans t'avoir jamais vue. Il m'a {Lub 233} demandé si je te ressemblais, je lui ai dit que oui, j'en suis trop fier pour le nier. Il m'a dit alors, par manière de compliment, que tu devais avoir été fort belle, et moi je n'ai pas pu me tenir de répondre f que tu l'étais parbleu bien encore et que tu le serais toujours. Et là-dessus il a dit qu'il avait bien envie de te présenter son respect. Prends garde, ma bonne mère, qu'à force de s'occuper de toi, il ne m'oublie tout à fait; je sais bien que ce n'est pas là ton intention, et que si tu avais pu être coquette un seul jour dans ta vie, c'est à mon intention et pour mou bien que tu l'aurais été. Mais parlons sérieusement. Le général ne peut vraiment pas faire grand'chose pour moi dans les circonstances où nous sommes. Son poste est trop paisible, et mon inclination ne me porte pas à moisir dans la poussière des bureaux. Il faut attendre. Le g général me dit que je ne m'occupe pas assez; mais a quoi veut-il que je m'occupe, puisqu'il ne me donne rien à faire, que je n'ai pas même un cheval à monter, et que notre temps ici se passe à faire des visites, à aller au bal et à la comédie? Si je n'avais la passion de la musique, je m'ennuierais à mourir, car je suis obligé d'étudier les commandements et les manœuvres de l'escadron dans ma chambre, ce qui ne m'apprend pas grand'chose. Depuis que je suis chez mon docteur, j'accompagne sa fille. À ma prière, ma belle chanoinesse a repris la musique, qu'elle possède admirablement. Elle a fait venir un piano de Mayence, et elle le touche avec beaucoup de goût et de légèreté. Je vais aussi très-souvent jouer du violon et chanter chez madame Maret, femme du commissaire des guerres en chef, à Cologne. Elle reçoit tout ce qu'il y a de mieux ici en fait de Français et le général y vient quelquefois.

Nous avons eu une très-belle revue favorisée par un {CL 280} temps magnifique. Pour le coup, les plumets et les broderies ont brillé tout à leur aise. h Il y eut un moment vraiment superbe. Après l'inspection, on sonna à cheval pour la manœuvre. En un clin d'œil, le régiment eut enfourché. J'étais à cinq cents pas du général. J'accourus à lui bride abattue avec les chevaux conduits derrière moi par son écuyer. Nous parcourûmes ainsi tous les rangs au galop. Puis le régiment défila devant nous en jouant la marche des Tartares de Lodoïska. La i musique était fort bonne, et tout cela me grisait. J'étais heureux..... {Lub 234} Mais tout cela donne le goût du métier et ne le satisfait pas. Il est vrai que voilà la guerre recommencée, sinon déclarée. Ce sera, j'espère, le signal de mon avancement. Que cette espérance ne t'effraye pas; songe qu'il y aura des remplacements à faire dans les corps et qu'il faudra bien que mon tour vienne. Connais-tu rien de plus risible que les négociations de Rastadt? On se fait de grandes politesses de part et d'autre, et on se canonne avec des protestations d'amitié. À la bonne heure! j

Avec le Caulaincourt les airs importants et dédaigneux ont disparu de l'état-major. Les mots désobligeants et décourageants ont cessé d'attrister les oreilles. Durosnel s'est emparé de la besogne. Il ne part pas encore, Dieu merci! Quel caractère différent! Il est doux, aimable, vous parle avec plaisir, donne des ordres avec précision, mais sans dureté. Il n'est chef d'escadron que les jours de revue, et non pas comme l'autre depuis le moment où il se lève jusqu'à celui où il se couche. Je crois en vérité que Caulaincourt s'était mis en tête de singer les manières et l'autoriié de Buonaparte, dont il parle sans cesse et dont il est fort loin assurément. Je ne sais pas si ce ton-là serait tolérable même chez un général en chef. Il faut du moins que l'appareil de la puissance accompagne de grands talents, et {CL 281} quoique Caulaincourt en ait, il n'en sera jamais assez pourvu pour singer avec grâce ceux qui sont en première ligne.

Mon ami le petit officier de dragons s'appelle Maulnoir. Il est fils d'un notaire de Coulommiers, en Brie. Le refus que le Directoire a fait de l'admettre ne retombe pas directement sur le général, mais sur Augereau, qui l'avait nommé à sa recommandation, et dont toutes les nominations ont été cassées par le Directoire.

Adieu, ma bonne mère, je serais bien content que tu ailles passer quelque temps à Néris. cela te distraira. Tu pourrais aller aussi voir nos amis à Argenton et à Bourges. Ces courses te feraient grand bien. Tu as bien fait de donner congé de ton appartement de Paris. Cette économie augmentera ton bien-être à Nohant. — Ce k que tu me dis de notre moisson prochaine n'est pourtant pas gai; mais, dans ma sagesse optimiste, j'ai imaginé que si le blé était plus rare, il serait plus cher, et que tu n'y perdrais rien. Il est vrai que les pauvres sur qui cela retombe te retomberont sur les bras, et que tu en {Lub 235} nourriras plus que de coutume. Allons, je vois bien que mon optimisme est en défaut et que les bons cœurs ne vont pas à la richesse.... l Voilà qu'on vient de m'appeler pour dîner. Ce sont les secrétaires du général; ils font un tel tapage que les voisins se mettent aux fenêtres. Il faut que je les rejoigne pour faire cesser le scandale. Je t'embrasse de toute mon âme.

Dis m à Saint-Jean que le bruit court à l'armée que l'on va faire une levée de tous les hommes depuis quarante jusqu'à cinquante-cinq ans, et qu'alors je tâcherai de le faire entrer comme cuisinier dans le régiment, afin qu'il ne soit exposé qu'au feu de la cuisine, car je crois que celui des batteries ne lui conviendrait pas.


{CL 282} Ce Saint-Jean, objet fréquent des amicales railleries de mon père, était le cocher de la maison et l'époux d'Audelan la cuisinière. Ce vieux couple est mort chez nous, le mari quelques mois avant ma grand'mère, qui ne l'a pas su, son état de paralysie nous permettant de le lui cacher. Saint-Jean était un ivrogne fort comique. Toute sa vie il avait été atrocement poltron, et quand il était ivre surtout, il était assailli par les revenants, par Georgeon, le diable de la vallée noire, par la levrette blanche, par la grand'bête n, par le monde fantastique des superstitions du pays. Chargé d'aller chercher les lettres à La Châtre, les jours de courrier, il prenait chaque fois, pour faire ce voyage d'une lieue, des précautions solennelles, surtout en hiver, lorsqu'il ne devait être de retour qu'aux premières heures de la nuit. Dès le matin, après s'être lesté de quelques pintes de vin du cru, il chaussait une paire de bottes qui datait au moins du temps de la fronde; il endossait un vêtement d'une forme et d'une couleur indéfinissables, qu'il appelait sa roquemane, dieu sait où il avait pêché ce nom-là! Puis il embrassait sa femme, qui lui apportait respectueusement une chaise, moyennant quoi il se hissait sur un antique et flegmatique cheval blanc, lequel en moins de deux petites heures (c'était son expression) le transportait à la ville. Là, il s'oubliait encore deux ou trois petites heures au cabaret, avant et après ses commissions; et enfin, à la nuit tombante, il reprenait le chemin de la maison, où il arrivait rarement sans encombre; car tantôt il rencontrait une bande de {Lub 236} brigands qui le rouaient de coups; tantôt, voyant venir à sa rencontre une énorme boule de feu, son cheval fougueux l'emportait à travers les champs o; tantôt le diable, sous une forme quelconque, se plaçait sous le ventre de son cheval et l'empêchait d'avancer; tantôt enfin il lui sautait en croupe et prenait un tel poids que le pauvre animal était forcé de s'abattre. {CL 283} Parti de Nohant à neuf heures du matin, il réussissait pourtant à y rentrer vers neuf heures du soir; et, tout en dépliant lentement son portefeuille pour remettre les lettres et les journaux à ma grand'mère, il nous faisait, le plus gravement du monde, le récit de toutes ses hallucinations.

Un jour, il eut une assez plaisante aventure, dont il ne se vanta pas. Perdu dans les profondes méditations que procure le vin, il revenait par une soirée sombre et brumeuse, lorsque avant d'avoir eu le temps de prendre le large, il se trouva face à face avec deux cavaliers armés qui ne pouvaient être que des brigands. Par une de ces inspirations de courage que la peur seule peut donner, il arrête son cheval, et prend le parti d'effrayer les voleurs en faisant le voleur lui-même et en s'écriant d'une voix terrible: « Halte là, messieurs, la bourse ou la vie! »

Les cavaliers, un peu surpris de tant d'audace et se croyant environnés de bandits, tirent leurs sabres, et, prêts à faire un mauvais parti au pauvre saint-Jean, le reconnaissent et éclatent de rire. Ils ne le quittèrent pourtant pas sans lui faire une petite semonce et le menacer, s'il recommençait, de le conduire en prison. Il avait arrêté la gendarmerie.

Il avait été dans sa jeunesse quelque chose comme sous-aide porte-foin dans les écuries de Louis XV. Il en avait conservé des idées et des manières solennelles et dignes, et un respect obstiné pour la hiérarchie. Étant devenu postillon plus tard, lorsque ma grand'mère le prit pour cocher après la Révolution, une petite difficulté se présenta; c'est qu'il ne voulut jamais monter sur le siége de la voiture, ni quitter sa veste à revers rouges et à boutons d'argent. Ma grand'mère, qui ne savait contrarier personne, en passa par où il voulut, et toute sa vie il la conduisit en postillon. Comme il avait l'habitude de s'endormir à cheval, il la {CL 284} versa maintes fois. Enfin il la servit pendant vingt-cinq ans d'une manière {Lub 237} intolérable, sans que jamais l'idée fort naturelle de le mettre à la porte vînt à l'esprit de cette femme incroyablement patiente et débonnaire.

Il paraît qu'il prit au sérieux les moqueries de mon père sur la prétendue levée de conscrits de cinquante ans, et qu'il n'épousa Audelan à cette époque que pour se soustraire aux exigences éventuelles de la République. Vingt ans plus tard, quand on lui demandait s'il avait été à l'armée, il répondait: « Non, mais j'ai bien failli y aller. » La première fois que mon père vint en congé, après Marengo et la campagne d'Italie, Saint-Jean ne le reconnut pas et prit la fuite. Mais voyant qu'il se dirigeait vers l'appartement de ma grand'mère, il courut chez Deschartres pour lui dire qu'un affreux soldat était entré malgré lui dans la maison, et que, pour sûr, madame allait être assassinée.

Malgré tout cela il avait du bon, et, une fois, sachant ma grand'mère dépourvue d'argent et inquiète de ne pouvoir en envoyer de suite à son fils, il lui rapporta joyeusement son salaire de l'année, que, par miracle, il n'avait pas encore bu. Peut-être l'avait-il reçu la veille! Mais enfin l'idée vint de lui, et, pour un ivrogne, c'est une idée. Il pardonnait à mon père de mener les chevaux un peu vite; mais, sur ses vieux jours, il devint plus intolérant pour moi, et souvent, pour monter à cheval, je fus obligée d'aller seller et brider moi-même, d'autres fois d'aller au pas jusqu'au premier village pour faire remettre à ma monture un fer qu'il avait eu la malice de lui ôter pour m'empêcher de la faire courir.

Mon père lui avait fait présent d'une paire d'éperons d'argent. Il en perdit un, et pendant le reste de sa vie il se servit d'un seul éperon, refusant obstinément de remplacer l'autre. Il ne manquait pas de dire à sa femme {CL 285} chaque fois qu'elle l'équipait pour le départ: « Madame, n'oubliez pas de m'attacher mon éperon d'argent. »

Tout en s'appelant monsieur et madame, ils ne passèrent pas un jour de leur douce union sans se battre, et enfin le père Saint-Jean mourut ivre, comme il avait vécu. 2

{Presse 30/10/54 1} Voici encore quelques lettres sur la quantité p.

{Lub 238} LETTRE XXXII

Cologne, 1er germinal an VII (mars 1799 q).

Je pars pour Mons r où mon général, voulant absolument me monter, et trouvant trop de difficultés à faire venir un cheval du régiment, m'envoie au dépôt des remontes. Il me donne une lettre de recommandation pour le général Ferrand s, afin qu'il me fasse délivrer la meilleure bête, et je pars en diligence avec ma selle. Je reviendrai à cheval à petites journées. Mais cela dérange bien mes projets d'économie. Le général me donne, il est vrai, soixante livres d'indemnité, et, pour revenir, le gouvernement me donne le logement et le fourrage. Mais la diligence seule coûte cinquante livres, et quant aux logements de soldats, depuis le grand nombre de passages, il est immanquable d'y trouver la gale. Je vais donc emprunter cent francs au général, que je lui rendrai à mon retour, puisque mon mois m'arrivera à cette époque.

Je crois qu'à mon retour je trouverai le général faisant ses paquets, car nous devons aller à Coblentz ou à Mayence, le quartier général de Cologne étant trop éloigné de l'année du Danube, Cela me lâchera bien de quitter Cologne, car j'y suis, comme on dit en style de régiment, en pied: c'est-à-dire que j'y suis aimé d'une femme charmante qui me rend la vie bien agréable. Elle m'a fait bienvenir de {CL 286} toutes ses amies, moyennant quoi c'est tantôt de la musique, tantôt des promenades, tantôt des assiettées de biscuits, tantôt des jattées de crème. On me fait bâfrer que c'est abominable; qu'un coq en pâte si bien choyé aille donc attraper la gale! Adieu ma gloire et mes plaisirs! — Et si nous allons à Mayence, adieu les ris, les jeux et les amours, à tous les diables les douceurs et les petits soins! Mais enfin le militaire est un oiseau de passage, et j'ai beau être épris de ma chanoinesse, je sais bien que je ne suis pas le premier et que je ne serai pas le dernier. Elle a un faible pour les Français et je ne peux pas lui en savoir mauvais gré, non plus que d'avoir tourné pendant longtemps la tête à Hoche , qui a donné une fête magnifique en son honneur en quittant {Lub 239} Cologne. Cette fête, qui commença par la manœuvre de deux régiments et qui se termina par un bal, est une chose dont on parle encore avec admiration dans le pays. Il entre bien un peu dans le cœur humain d'être jaloux du passé , mais ma raison me dit que je dois être reconnaissant de voir une belle dame si bien fêtée avoir des bontés pour moi, simple chasseur, qui n'ai pas le moyen de lui donner le plus petit bal et la plus petite manœuvre de cavalerie. Si je n'ai pas le droit d'être jaloux du passé, je n'ai pas non plus celui d'être jaloux de l'avenir, et je me tiens à quatre pour ne pas devenir amoureux au point de perdre ma philosophie.

Tu me demandes le portrait de cette charmante femme. C'est bien facile. Ouvre ton grand volume des Antiquités d'Herculanum, dans le Voyage de Naples et Sicile. Cherche en haut de la page deux femmes dansant sur un fond de nuages. Ce n'est pas cela; regarde au-dessous: il y a une femme qui passe un pan de sa robe par-dessus son épaule... ce n'est pas encore cela; regarde à côté: il y a une femme couronnée de joncs, qui tient d'une main une espèce de plat ou patène, et de l'autre une aiguière. Eh bien, c'est {CL 287} la figure, la taille, la grâce de ma chanoinesse, c'est son portrait, c'est comme si tu la voyais.

Quant au moral, elle est malicieuse et pénétrante à l'excès, sensible, douce, mais d'une malice! Je ne suis qu'un sot auprès d'elle. Quand elle veut savoir ce que je veux qu'elle ne sache point, elle m'enveloppe de pièges; elle ne perd ni un geste ni un regard, enfin elle me force de tout lui avouer. Elle lit, je crois, dans ma pensée. Je suis pris comme une bête; aussi maintenant ai-je pris le parti de tout lui raconter sans me faire interroger. J'avais un peu fait l'agréable dans une maison; elle me défend d'y aller, si ce n'est les jours où elle y sera. Enfin je n'en finirais pas si je voulais te raconter toutes ses finesses et ses charmantes jalousies. Ce serait une triste chose que de quitter tant de bonheur pour aller faire le soldat en conscience dans un dépôt, coucher à deux avec un camarade pouilleux, panser les chevaux et s'imprégner de l'odeur du crottin et autres douceurs du métier! Si le général m'en parle, je le supplierai de m'envoyer aux escadrons de guerre, parce que là, s'il y a de la peine, il y a du moins de l'utilité et de l'honneur, et, ma foi, de la peine sans honneur, je n'en suis pas trop curieux. Tu me {Lub 240 } fais rire, ma bonne mère, avec ton horreur pour les vainqueurs: tu dirais volontiers:


Je hais tous les héros, depuis le grand Cyrus
Jusqu'à ce roi brillant qui forma Lentulus.
On a beau me vanter leur conduite admirable,
Je m'enfuis loin d'eux tous, et je les donne au diable.

Le général est vraiment un brave homme, humain, bienfaisant, et que j'aime malgré ses sermons un peu froids et vagues. L'autre jour, la femme d'un employé aux fourrages vint le prier d'apostiller un mémoire qu'elle avait fait pour la réintégration de son mari destitué. Le général, ne la connaissant pas, ne pouvait lui donner sa signature; {CL 288} mais, comme elle paraissait être dans le besoin, il lui envoya quatre louis par Durosnel. Cette femme les accepta avec beaucoup de reconnaissance, et vint les rendre avec beaucoup de dignité huit jours après.

Encore quelque chose sur Caulaincourt. Il avait pris un tel ascendant sur le général, qu'un jour celui-ci étant venu au bureau apporter un ordre du travail de la journée et de la distribution des heures, Caulaincourt, trouvant ce papier sur la table, rentra furieux chez le général, déchira l'ordre sous ses yeux, et lui dit qu'il savait bien mener le bureau, et qu'il ne s'en mêlerait plus si le général s'en mêlait. C'est un peu fort! Il disait à Maulnoir qu'il ne devait pas se familiariser avec moi et se laisser appeler Maulnoir tout court par un simple chasseur. Maulnoir lui répondit que hors du service j'étais son ami et son camarade, et qu'il me savait assez de discernement pour ne pas aller lui crier: Maulnoir tout court dans la plaine, lorsque nous étions en tête du régiment, lui à côté du général et moi derrière. Caulaincourt a persuadé au général t de faire quartier-maître un secrétaire du bureau qui portait ses billets doux et qui lui répétait tout ce que nous disions, car il est curieux comme une femme! Le général va, en effet, nommer à une belle place ce monsieur, l'espion et le messager d'amour de mons Caulaincourt. Aussi toute la journée Maulnoir, l'autre secrétaire et moi nous l'accablons de mauvais tours et de mauvaises plaisanteries. Il doit lui tarder d'être débarrassé de nous.

Adieu, ma bonne mère, je t'embrasse de toute mon âme; Je pars pour Mons u. Là, comme partout, ton grand benêt de fils pensera à toi.

{CL 239; Lub 241} LETTRE XXXIII

8 germinal.

Je suis à Mons, ma bonne mère, éprouvant une vive contrariété. Je rencontre à Bruxelles le chef d'escadron du régiment commandant la remonte. Il me dit que, d'après les ordres du général, il m'a fait choisir une bête excellente, qu'elle a été prise parmi tout ce qu'il y avait de meilleur, qu'il n'y a qu'à lui mettre la selle sur le dos et à l'emmener.

J'arrive à Mons enchanté de ce préambule, d'autant plus que je n'avais pas de quoi séjourner là, mes couronnes s'étant trouvées diminuées de vingt sous en Brabant à cause du change. Je cours donc aux remontes, et j'y trouve le joli cheval mourant de la gourme. Le général Ferrand, pour qui j'avais une lettre du général Harville, est à Paris, si bien que je ne puis avoir d'autre cheval, et qu'il me faut ramener celui-là mort ou vif, et encore attendre qu'il soit en état de marcher, car je n'ai pas de quoi m'en retourner par la diligence.

Heureusement le bonheur qui me suit partout m'a fait rencontrer ici les moyens de me désennuyer. Un jeune homme, employé à Cologne, m'avait donné une lettre de recommandation pour sa sœur, qui est mariée ici avec M. Voidel v, et qui a avec elle une autre sœur fort jolie aussi. L'aînée est grande, belle, aimable, la cadette petite, jolie, spirituelle. Ces dames aiment passionnément la musique. On exige que j'aille y déjeuner tous les jours, puis dîner, puis passer la soirée au spectacle. Le mari m'a pris en passion, si bien que me voilà encore comme un coq en pâte. Si ma chanoinesse le savait! Et quand elle le saura! {CL 290} car je suis sûr qu'elle me le fera dire. Enfin ce n'est pas ma faute si l'on me bourre de friandises; je suis bien forcé de me laisser faire, puisque je ne peux pas m'en aller.

Ma pénurie ne me rétrécit pourtant pas les idées. J'irai demain à Jemmapes pour étudier le plan de la bataille, et pouvoir en parler savamment au général Harville, qui y était. Ces plaines de Flandre sont semées de grands souvenirs militaires. Je ne suis pas loin de Fontenoy, et {Lub 241} je tâcherai de passer jusque-là. Si mon diable de cheval pouvait marcher, en peu de jours je parcourrais et connaîtrais tous ces lieux illustres où ton père mourant battit les ennemis et sauva la France. Je n'aurais qu'à écrire au général pour lui en demander la permission, et à coup sur il ne me la refuserait pas; car s'il y a un pays où le nom du maréchal soit populaire et ses moindres marches connues de tout le monde, c'est ce pays-ci.

Adieu, ma bonne mère, je t'aime. Écris-moi toujours à Cologne. J'y serai le plus tôt qu'il me sera possible.

LETTRE XXXIV

Herve, le 25 germinal an VII (avril 1799 w).

Mon Dieu, qu'il y a longtemps, ma bonne mère, que je n'ai reçu de tes nouvelles! Cette disette est ce qui m'a le plus contrarié durant tout le temps que j'ai été forcé de passer à Mons. Si je n'avais compté partir de jour en jour, je l'aurais priée de m'y adresser tes lettres. Me voilà affamé d'arriver à Cologne pour en recevoir et en dévorer trois ou quatre. Ainsi que je te l'ai dit, j'ai été forcé de séjourner à Mons, ne pouvant monter ma bête malade et n'ayant pas de quoi x prendre la diligence, car je ne connaissais pas un chat à qui je {CL 291} pusse emprunter. Il est bien vrai que j'ai vite fait connaissance intime avec quelqu'un, mais tu vas comprendre que ce quelqu'un était la dernière personne du monde à qui je pusse m'adresser honorablement.

Je t'ai dit que M. Voidel, à la femme duquel j'étais recommandé, m'avait pris en amitié et ne voulait plus me laisser sortir de chez lui, où j'étais comme le poisson dans l'eau. C'est un homme fort gai et fort estimable; mais, blasé sur le spectacle de Paris, il ne va point à celui de Mons, et il me chargeait toujours d'y conduire sa femme et sa belle-sœur. Les habitants, peu éblouis par mon uniforme de soldat, se mirent l'esprit à la torture pour deviner comment un simple chasseur était le cavalier servant de deux merveilleuses de Paris, qui en province sont au premier rang. M. Voidel, qui aime à railler, leur dit que j'étais simple soldat, il est vrai, mais que je m'étais déjà couvert de gloire; que j'arrivais de la campagne {Lub 243} d'Eacute;gypte, où j'avais été couvert de blessures; que j'étais revenu avec l'aide de camp de Buonaparte; que j'allais, de la part de ce général, trouver Masséna au Rhin, mais qu'en chemin mes blessures s'étaient rouvertes et que j'avais été forcé de m'arrêter chez lui. Mes dindons vinrent alors avec admiration me questionner sur la campagne d'Eacute;gypte et me voilà forcé de leur débiter des histoires de l'autre monde, sans hésiter et sans rire. Je leur faisais la description des déserts de Pharan comme si j'y avais passé ma vie, et j'inventai le récit de la mort d'un cheval à moi que les crocodiles avaient dévoré sous mes yeux, récit qui eut un succès incroyable et qu'il me fallait recommencer dix fois par jour. Quand j'arrivais à l'article de mes blessures, on voulait les voir, et j'étais forcé de me retrancher derrière la présence des dames pour ne pas recommencer la scène de Mascarille; enfin il y eut un de mes auditeurs qui, touché jusqu'aux larmes, me demanda un jour la permission de m'embrasser. Il y aurait de quoi faire un vaudeville {CL 292} avec cela et avec le reste de mon aventure, comme tu vas voir.

Ces dames eurent plusieurs fois de grands maux d'estomac pour s'être trop retenues de rire en présence de mon auditoire. Mes gasconnades leur firent croire que j'avais beaucoup d'esprit; la musique, la jeunesse, que sais-je? si bien que me voilà entre les deux sœurs, ne sachant à laquelle entendre, et ma chanoinesse brochant sur le tout dans mon pauvre cœur. C'était trop de résister à deux beautés présentes pour une absente. Je cédai aux beaux yeux de madame Voidel. Elle m'avait prié de lui faire un dessin sur ses tablettes d'ivoire, ma caricature retournant à Cologne sur mon cheval malade. Je la fis en effet, traversant de mauvaise grâce un pont d'enfer; derrière moi, laissant des fleurs et des arbres, marchant vers une rive stérile et des rochers couverts de neige, quittant enfin le printemps pour retrouver l'hiver à Cologne. Ô ma chanoinesse! je fis ce blasphème et ce mensonge sans y songer, et si vous aviez été là pourtant, je me serais jeté à vos pieds, je vous aurais chanté:


Que tu viens à propos pour terminer ma peine!

Enfin mes maudits dessins, mes romances, mes histoires d'Eacute;gypte, mon plumet, mon dolman, précipitèrent ma perte, et, par là-dessus, M. Voidel, plus ami {Lub 244} pour moi que jamais, pleura presque en voyant mon cheval sur ses jambes, et offrit de m'ouvrir sa bourse au départ, craignant que je ne fusse retardé par quelque accident en voyage et que je ne vinsse à manquer d'argent. Je le crois bien, j'en manquais déjà et ma bête se traînait à peine; mais tu comprends bien que je ne pouvais pas pousser l'amitié avec lui jusque-là. Je l'assurai que mes poches étaient bien garnies, et je partis avec douze francs pour faire soixante lieues sur une bête éreintée.

{CL 293} Eh bien, je me tirerai d'affaire, car me voilà à Herve entre Aix et Liège, et je suis encore en fonds. Il n'y a rien de tel que d'être obligé de faire les choses pour s'apercevoir qu'on peut les faire. Le voyage est un peu rude, il est vrai; mais je ne suis ni malade, ni fatigué, ni enrhumé. Je suis très-bien monté quant à la tournure; ma bête est superbe, mais elle n'a que quatre ans, elle jette sa gourme, et c'est à grand'peine qu'elle peut faire ses six lieues y par jour au pas: j'aimerais mieux être à pied tout à fait, car je suis obligé de la tirer par la bride dans des chemins comme ceux de Nohant à Saint-Chartier. Les routes sont impraticables; il neige, il pleut, il gèle; cette pauvre bête s'est abattue hier trois fois, et me voilà forcé de passer un jour ici pour lui donner des soins et du repos, si je ne veux qu'elle expire en route. Je la donne quelquefois au diable; que n'ai-je là ma jument! mais je me console de cette triste étape en t'écrivant.

J'ai trouvé, en repassant à Bruxelles, le chef d'escadron Jacquin, celui qui m'y avait reçu, lorsque pour la première fois j'ai fait mon début à la gamelle du régiment. Il m'a retenu à déjeuner et à dîner, et m'a appris que le régiment avait beaucoup souffert dans les dernières affaires. Tu as vu que nous avions fait une reculade à notre armée d'observation. Nos avant-postes n'ont point encore remué. Ils sont à Siegbourg, Kaiserwert, Elberfeld, sur une ligne à dix lieues plus loin que le Rhin. Sur ce point-là nous sommes inattaquables, ayant toutes les redoutes du Rhin, le fort d'Ehrenbreitstein, et tant d'autres positions inexpugnables. Aussi l'empereur dirige-t-il ses attaques sur Schaffhouse et Bâle. Il ne lui serait pas difficile de pénétrer par là; mais ils ont une tactique si bête qu'ils ne sauront pas profiter de leurs avantages. Ils ne savent pas, comme nous, faire des {Lub 245} trouées; ils ne marchent jamais que sur une grande ligne flasque.

{CL 294} Le quartier général de l'armée d'observation va être à présent à Cologne, ce qui rendra cette ville bien vivante. Ne sois point inquiète de moi, ma bonne mère; nous sommes les chanoines de l'armée. Adieu, je t'embrasse de toute mon âme. J'aurais bien besoin de ma bonne dans mes étapes pour me bassiner mon lit. Mais je n'aurais pas besoin des discours de Deschartres pour m'endormir. La fatigue y supplée.

LETTRE XXXV

Cologne, le 4 floréal.

Enfin, ma bonne mère, j'ai revu les murs et les remparts de Cologne. Ce n'est pas sans peine, va! Ils sont pour moi ce qu'est la terre pour le pilote après une longue et difficile navigation. J'aurais autant aimé avoir une flotte à ramener au port, que ce cheval de malheur à l'écurie. Enfin l'y voici, avec un nouvel abcès sous la ganache. Un jour de marche de plus, et il crevait dans mes bras.

Les froids z et les pluies, qui n'ont pas cessé pendant toute notre route, ont ramené sa gourme, et me voilà à pied comme au départ, possédant cent francs de moins et une douleur de plus au genou. Je crois que c'est un rhumatisme, c'est comme si j'avais une jambe de bois; mais je serai bientôt remis et guéri aux bons poêles de Cologne. Parti de Mons avec mes douze livres, j'ai réussi à arriver à Cologne, après soixante-trois lieues de marche, avec vingt-quatre sous dans ma poche. J'ai logé par billets de logement, tantôt passablement, tantôt moins bien. J'allais chercher mon fourrage dans les magasins, je le rapportais sur mes épaules, je pansais mon cheval, je le soignais comme {CL 295} un petit enfant; je me nourrissais à la hussarde avec du pain, du fromage et de la bière; je dormais par là-dessus du sommeil des anges, et tout cela n'était pas le diable.

Au reste, le bonheur, mon compagnon fidèle, m'a fait tomber sur quelques bons gîtes. À Saint-Trond, j'ai couché dans le lit du général Lacroix. Mes hôtes, gens riches et aimables, m'ont offert un excellent souper, que {Lub 246} j'ai eu la philosophie d'accepter. À Aix et à Berghem, j'ai rencontré des habitants de Cologne qui m'ont fait les honneurs de leurs villes. Enfin les plus méchants grabats et les plus dures fatigues m'ont fait encore moins de peine que ne m'eût fait de plaisir l'argent de ce bon M. Voidel. Il me semblait que je me serais avili en l'acceptant.

Il fait ici un temps superbe; je passe subitement de l'hiver à l'été, de la misère à l'opulence, de l'écurie au salon; et, quoi aa que tu en dises, ma bonne mère, je ne sens pas trop l'écurie. Panser un cheval est la moindre des choses. Il ne s'agit que d'avoir un vêtement ad hoc et, ma foi, si un peu de ce parfum-là s'attache à notre personne, nos belles n'ont pas trop l'air de s'en apercevoir. D'ailleurs il faudra bien qu'elles s'y accoutument. Si nous faisions campagne pour tout de bon, nous sentirions encore plus mauvais. Permets-moi de te dire, ma bonne mère, que ton idée d'augmenter ma pension pour que je puisse me procurer un domestique ne me va pas du tout. Je ne veux pas de cela, d'abord parce que tu n'es pas assez riche maintenant pour faire ce sacrifice: ensuite parce qu'un simple chasseur se faisant cirer les bottes et faire la queue par un laquais serait la risée de toute l'armée. Je l'avoue que j'ai ri à l'idée de me voir un valet de chambre dans la position où je suis; mais j'ai été encore plus attendri de ta sollicitude. Si cette idée de me voir l'étrille et la fourche en main te désespère, je te dirai, pour te rassurer, qu'il m'est très-facile, si je le veux, de faire soigner mon cheval {CL 296} par un palefrenier du général, pour la somme de six francs par mois. ab

Le général est charmant pour moi depuis mon retour. Il est vrai que Caulaincourt n'est plus là. Comme je rentrais à Cologne, monté sur ma bête, il m'a vu à travers sa fenêtre, et a frappé sur la vitre pour me faire lever la tête et m'adresser un salut amical. Je craignais qu'il ne me reprochât ma longue absence, mais il a vu l'état de ma monture et a plaint mes tribulations, en riant, comme je les lui racontais. Par exemple, je ne sais pas ce qu'il veut faire pour moi et de moi. Il a voulu me mettre au bureau, et il l'a exigé avec tant de bienveillance, que, malgré ma répugnance à ce travail, je m'y suis mis aujourd'hui, et j'ai pris, d'après son ordre, le titre de secrétaire dans un accusé de réception. Mais il va partir pour ses terres, et il a dit à Durosnel et à Maulnoir qu'il {Lub 247} m'emmènerait, que je lui étais trop particulièrement recommandé pour qu'il ne s'occupât pas de moi, enfin qu'il m'aimait. Mais, d'un autre côté, il a dit à son domestique qu'il me laisserait à Cologne: de sorte que je ne sais rien de ses projets sur moi, qu'il n'en sait peut-être rien lui-même, et que je suis sur la branche*.

Décidément le Berry est le pays des bons serviteurs. Je suis vraiment touché de l'amitié de ce bon Saint-Jean, qui prend sur ses gages pour te mettre à même de m'envoyer de l'argent. Le domestique du général est aussi un Berrichon. Il est de Châteauroux et s'appelle Barilier ac. C'est plutôt un ami qu'un serviteur. Pendant son arrestation, à propos de l'affaire Dumouriez, il lui a donné les plus grandes preuves de dévouement. Il m'aime aussi à titre de compatriote, et, quand je dîne chez le général, il me bourre de {CL 297} mangeaille, et il me verse à boire absolument comme faisait Saint-Jean. C'est au point qu'il me griserait si je n'y faisais attention. Adieu, ma bonne mère, je te quitte pour aller dîner chez madame Maret.

* {CL 296} On verra plus tard que cette prétendue incertitude du général était un peu arrangée par mon père, qui préméditait d'aller rejoindre les escadrons de guerre et ne voulait pas être emmené par le général hors du théâtre de la lutte prochaine.

LETTRE XXXVI

Cologne, 27 floréal (avril 1799 ad).

Tu me grondes, ma bonne mère, et je ne le mérite pas. Car, à l'heure qu'il est, tu as dû recevoir les lettres que je t'ai écrites de Mons et d'Herve, sur la route de Cologne. Je maudis la poste qui te cause de telles inquiétudes. Sois donc sûre, une fois pour toutes, que ces retards ne peuvent jamais venir de mon fait, que je ne peux pas oublier de t'écrire, et quant au chapitre des accidents, souviens-toi que je suis invulnérable, qu'il ne m'arrive jamais rien, et qu'un chasseur de ma taille ne se perd pas comme un mouchoir de poche.

Le général te tient parole et me donne tant d'occupation que je ne sais à qui entendre. Je suis maintenant dans la maison comme maître Jacques. À qui le général veut-il parler? À son ordonnance, ou à son secrétaire? {Lub 248} remplissant double emploi, et, comme M. Thibaudier, un homme au poil et à la plume. Les amis, les amies, les réponses, les courses, je n'ai pas un instant pour respirer. Le général est enthousiasmé de mon écriture. Il n'est vraiment pas difficile. Au reste, j'y fais de mon mieux, puisque tu veux absolument que je travaille de cette façon; mais j'aime mieux porter les lettres que de les écrire. L'autre jour il m'a envoyé à Bonn, à six grandes lieues d'ici, porter une dépêche au général Wirion. Je suis revenu le jour même. Toute la matinée, j'avais eu un temps affreux, j'étais fait {CL 298} comme un diable, j'avais ma carabine, ma giberne, ma sabretache crottées, et je l'étais moi-même jusqu'aux oreilles. Dans cet équipage, j'ai rencontré le général qui se promenait avec les dames du chapitre, donnant le bras à la solennelle madame Augusta. Dès qu'il m'aperçut il m'appela par un signe amical. Je m'avance vers lui au trot, je lui remets la réponse ae, et je m'éloigne après lui avoir présenté mon respect. Je remarquai que ces dames, me voyant le harnais sur le dos, me regardaient avec intérêt. Ma chanoinesse se trouvait là, un peu en arrière des autres, pour cacher son émotion. Je vis ses yeux devenir rouges et humides, et moi, j'oubliai ma fatigue. Quoique harassé un instant auparavant, j'aurais maintenant couru comme un lièvre et sauté comme une chèvre. Les af femmes sont nées pour nous consoler de tous les maux de la terre. On ne trouve que chez elles ces soins attentifs et charmants auxquels la grâce et la sensibilité donnent tant de prix. Tu me les as fait connaître, ma bonne mère, quand j'étais près de toi, et maintenant tu répares mes folies. Oh! si tontes les mères te ressemblaient, jamais la paix et le bonheur n'eussent abandonné les familles! Chaque lettre de toi, chaque jour qui s'écoule, augmentent ma reconnaissance et mon amour pour toi. Oh! non, il ne faut pas abandonner cette faible créature. Je sais bien que tu ne l'abandonneras pas. Ne justifions pas celle sentence terrible pour l'espèce humaine, que l'on fait prononcer à de jeunes oiseaux:


Nous allons tous, tant que nous sommes,
Par notre mère être élevés.
Peut-être, si nous étions hommes,
Serions-nous aux enfants trouvés.

{Lub 249} Tes réflexions, ma bonne mère, m'ont vivement touché. J'aurais dû les faire plus tôt! Si ta conduite, en cette occasion, n'eût réparé les suites imprévues de mon {CL 299} entraînement, j'aurais peut-être été réduit à n'en faire que de stériles et douloureuses. Professer et pratiquer la vertu, c'est ton lot et ton habitude. Adieu, ma bonne mère, ma mère excellente et chérie. On m'appelle chez le général. Je n'ai que le temps de t'embrasser de toute mon âme.

MAURICE.


Voici l'explication de la lettre qu'on vient de lire. Une jeune femme, attachée au service de la maison, venait de donner le jour à un beau garçon, qui a été plus tard le compagnon de mon enfance et l'ami de ma jeunesse. Cette jolie personne n'avait pas été victime de la séduction. Elle avait cédé, comme mon père, à l'entraînement de son âge. Ma grand'mère l'éloigna sans reproche, pourvut à son existence, garda l'enfant et l'éleva.

Il fut mis en nourrice, sous ses yeux, chez une paysanne fort propre, qui demeure presque porte à porte avec nous. On voit, dans la suite des lettres de mon père, qu'il reçoit par sa mère des nouvelles de cet enfant ag, et qu'ils le désignent entre eux, à mots couverts ah, sous le nom de la Petite Maison. Ceci ne ressemble guère aux petites maisons des seigneurs débauchés du bon temps. Il est bien question d'une maisonnette rustique, mais il n'y a là de rendez-vous qu'entre une tendre grand'mère, une honnête nourrice villageoise et un bon gros enfant qu'on n'a pas laissé à l'hôpital et qu'on élèvera avec autant de soin qu'un fils légitime. L'entraînement d'un jour sera réparé par une sollicitude de toute la vie. Ma grand'mère avait lu et chéri Jean-Jacques: elle avait profité de ses vérités et de ses erreurs; car c'est faire tourner le mal au profit du bien que de se servir d'un mauvais exemple pour en donner un bon.

{CL 300; Lub 250} LETTRE XXXVII

Cologne, 19 prairial an VII (juin 1799 ai).

Le général ne donne point sa démission, ma bonne mère, rassure-toi. C'est sa coutume d'aller tous les ans passer un mois ou deux dans ses terres. Il ne me perd point de vue. Il vient de me parler avec beaucoup d'affection pour me dire qu'il me fallait aller au dépôt; que c'était nécessaire pour me former aux manœuvres de cavalerie, et que ce ne serait pas pour longtemps, puisque Beurnonville était en instance avec lui aj et avec Beaumont auprès du Directoire pour m'obtenir un grade. Il m'a dit qu'il savait bien que tu serais contrariée de me savoir au dépôt, mais que, d'un autre côté, tu voulais que je fusse sous ses yeux, et que c'était le seul moyen, puisque le dépôt est à Thionville, et que le général va à Metz ou aux environs. Il m'avancera l'argent dont j'ai besoin pour la route. Ainsi ne t'inquiète pas, ne t'afflige pas. Je serai bien partout, pourvu que tu n'aies pas de chagrin. Songe que si tu te rends malheureuse, il faudra que je le sois, fussé-je au comble de la richesse et au sein du luxe. Tu me verras revenir, un beau jour, officier, galonné de la tête aux pieds, et c'est alors que messieurs les potentats de La Châtre te salueront jusqu'à terre. Allons, prends patience, ma bonne mère, voyage, va aux eaux, distrais-toi, tâche de t'amuser, de m'oublier quelque temps, si mon souvenir te fait du mal. Mais non, ne m'oublie pas et donne-moi du courage. J'en ai besoin aussi. J'ai des adieux à faire qui vont bien me coûter! Elle ne sait rien encore de mon départ. Il faut que je l'annonce ce soir, et que les larmes prennent la place du bonheur. Je penserai {CL 301} à toi dans la douleur comme j'y ai toujours pensé dans l'ivresse. Je t'écrirai plus longuement au prochain courrier. Le général veut que j'écrive à Beurnonville avant le départ de celui-ci.

Toutes tes mesures pour la Petite ak Maison sont excellentes al. Tu ménages mon amour-propre, qui n'est pas fier, je t'assure. Je me fais bien plus de reproches pour tout cela que tu ne m'en adresses! Tu protèges la faiblesse, tu empêches le malheur! Que tu es bonne, ma mère, et que je l'aime!

{Lub 251} LETTRE XXXVIII

Cologne, 26 prairial (juin 1799 am).

Tu es triste, ma bonne mère, moi aussi je le suis, mais c'est de ta douleur; car pour moi-même j'ai du courage, et je me suis toujours dit que l'amour ne me ferait pas oublier le devoir. Mais je n'ai pas de force contre ta souffrance. Je vois que ton existence est empoisonnée par des inquiétudes continuelles et excessives. Mon Dieu, que tu te forges de chimères effrayantes! Ouvre donc les yeux, ma chère mère, et reconnais qu'il n'y a rien de si noir dans tout cela. Qu'y a-t-il donc? Je pars pour Thionville, cité de l'intérieur la plus paisible du monde, emportant l'amitié et la protection du général, qui me recommande au chef d'escadron. Je ne pourrai donc sortir de là que par son ordre, et ne serai pas libre d'aller affronter ces hasards que tu redoutes tant*. Que ne puis-je faire de toi un hussard pendant quelque temps, afin que tu voies combien il est facile de l'être, et quel fonds d'insouciance pour soi-même est attaché à cet habit là! Sais-tu {CL 302} comment je vais quitter Cologne? Dans les larmes? Non: il faut rentrer cela, et s'en aller dans le tintamare d'une fête. Quand j'ai annoncé mon an départ à mes amis, tous se sont écriés: « Il faut lui faire une conduite d'honneur. Il faut nous griser avec lui à son premier gîte et nous séparer tous ivres, car de sang-froid ce serait trop dur. » En conséquence, voilà qu'on équipe pour Bonn trois cabriolets, deux birouchtes et cinq chevaux de selle. non-seulement je serai escorté par notre tablée, mais encore par un jeune officier d'infanterie légère, Parisien charmant, et qui a reçu une excellente éducation; par Maulnoir, par les secrétaires du général, par un gardemagasin des vivres, et par un jeune adjudant de place, qui donnera une grande considération à la bande joyeuse et l'empêchera d'être arrêtée pour tout le tapage qu'elle se propose de faire. En vérité, il est doux d'être aimé, et tu vois bien que le rang et la richesse n'y font rien. L'affection ne regarde pas à cela, surtout dans la jeunesse, qui est l'âge de l'égalité véritable et de l'amitié fraternelle.

{Lub 252} Nous sommes déjà une vingtaine, et à chaque instant mon escorte se recrute de nouveaux convives. Cette ville est le centre de réunion de tous les employés de l'aile gauche de l'armée du Danube, et parmi eux il y a une foule de jeunes gens excellents. Je suis lié avec tous; nous nageons ensemble, nous faisons des armes, nous jouons au ballon, etc. Compagnon de leurs plaisirs, ils ne veulent pas que je les quitte sans adieux solennels. Il n'est pas jusqu'à l'entrepreneur des diligences, jeune homme fort aimable, qui ne veuille être de la partie et prêter gratuitement ses cabriolets et ses birouchtes. Je serai gravement à cheval, et je crois que si Alexandre fit une glorieuse entrée dans Babylone, j'en ferai dans Bonn une plus joyeuse ao.

{CL 303} À propos de nager, j'ai traversé deux fois le fameux Rhin à la nage. Il était bien froid et bien rapide. Ainsi, je l'ai affronté de toutes les manières, car il n'y a pas longtemps que je le traversais sur la glace.

Je pars après-demain. J'en suis à l'article cruel des adieux! C'est demain que je la verrai pour la dernière fois! Voilà l'instant que je redoute! Une bande d'étourdis m'attend après pour souper, afin d'y prendre des mesures pour la cavalcade du lendemain. On dira mille extravagances, on se moquera de mon air consterné, et il faudra rire pour cacher mon secret. Allons! la volonté viendra à mon aide, et le vin aidant, je m'étourdirai sur mon chagrin. Mais le tien ne pourra sortir de mon cœur, tant que tu n'auras pas fait un effort pour te consoler. Je t'écrirai en voyage. Je t'aime et je t'embrasse de toute mon âme. Bien des amitiés à Deschartres et à ma bonne.

* {CL 301; Lub 251} Il la trompait, il était forcé de la tromper.


Variantes

  1. Les titres de parties n'apparaissent qu'avec {CL}.
  2. CHAPITRE DIXIÈME {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ X {CL}
  3. Suite des lettres. — Saint-Jean. — Vie de garnison. — La petite maison. — Le Départ de Cologne. {Presse}
  4. 1799 {CL} ♦ 99 {Lub}
  5. Interruption de {Presse}: c'est singulier. ♦ c'est singulier; {Lecou} et sq.
  6. de lui répondre {Lecou}, {LP} ♦ de répondre {CL}
  7. Reprise de {Presse}
  8. Interruption de {Presse}
  9. Reprise de {Presse}
  10. Interruption de {Presse}
  11. Reprise de {Presse}
  12. Interruption de {Presse}
  13. Reprise de {Presse}
  14. grand'bête {CL} ♦ grand-bête {Lub}
  15. à travers champs {Presse} à {LP} ♦ à travers les champs {CL}
  16. Interruption de {Presse}
  17. 1799 {CL} ♦ 99 {Lub}
  18. Mons {AutDupin} ♦ ... toutes les éditions jusqu'à {CL} ♦ Mons {Lub} que nous suivons
  19. Féraud toutes les éditions jusqu'à {CL} ♦ Ferrand {Lub} qui rectifie et que nous suivons; la variante sera marquée par le signe derière le nom
  20. persuadé aussi au général {Lecou}, {LP} ♦ persuadé au général {CL} (La 1ère leçon était conforme à l'autographe de Maurice Dupin.)
  21. *** {CL} ♦ Mons {Lub} que nous suivons; cette variante continue dans les lettres suivantes, nous la marquons par le signe derrière le nom
  22. Voidel {AutDupin} ♦ *** toutes les éditions jusqu'à {CL} ♦ Voidel {Lub} que nous suivons
  23. 1799 {CL} ♦ 99 {Lub}
  24. n'ayant pas de quoi {Lecou}, {LP} ♦ n'ayant de quoi {CL}{Lub} restitue la leçon originale, nous le suivons.
  25. faire six lieues {Lecou}, {LP} ♦ faire ses six lieues {CL}
  26. Reprise de {Ms}
  27. Reprise de {Presse}: Quoi
  28. Interruption de {Presse}
  29. et s'appelle Bariller {Ms} ♦ et s'appelle Barilier {Lecou} et sq.
  30. 1799 {CL} ♦ 99 {Lub}
  31. je lui remets la réponse {Ms} à {LP} ♦ je lui remets ma réponse {CL}{Lub} restitue la 1ère leçon, nous le suivons.
  32. Reprise de {Presse} qui greffe cette fin de lettre à la lettre XXXV.
  33. Une page manque ici dans {Ms}
  34. à mot couvert {Presse} à {LP} ♦ à mots couverts {CL}
  35. 1799 {CL} ♦ 99 {Lub}
  36. Reprise de {Ms}
  37. Nouvelle lacune dans {Ms}
  38. excellentes et charmantes {Presse} à {LP} ♦ excellentes {CL} (La lettre de Maurice Dupin dit seulement charmantes).
  39. 1799 {CL} ♦ 99 {Lub}
  40. Reprise de {Ms}
  41. Interruption de {Presse}

Notes

  1. Le manuscrit pour ce chapitre manque en partie.
  2. {Presse} (La suite à demain.)