GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-L�vy 1876

{Presse 5/10/54 1; LP T.1 1; CL [T.1 1]; Lub [T.1 3]} PREMIÈRE PARTIE
HISTOIRE D'UNE FAMILLE, DE FONTENOY
À MARENGO
a.

{Presse 29/10/54 2 col.2; LP ?; CL [278]; Lub [232]} X b 1

Suite des lettres. — Maulnoir. — Saint-Jean. — Vie de garnison. — Excursion. — La campagne d'Eacute;gypte. — Aventure. — La petite maison. — D�part de Cologne. c



LETTRE XXXI

DE MON PÈRE À SA MÈRE.

Cologne, 24 vent�se an VII (mars 1799 d).

Caulaincourt est enfin parti. Je lui ai souhait� une bonne sant� et un beau voyage. Il m'a r�pondu par de grandes r�v�rences encore plus glaciales que de coutume. Je n'ai pas pleur�, c'est singulier; e ni le secr�taire non plus, ni le petit officier de dragons, ni personne que je sache, pas m�me sa ma�tresse, qu'il ennuyait solennellement, j'en suis certain. Il n'y a que ce bon g�n�ral qui le regrette. Et � propos, ma bonne m�re, tu lui as donc encore �crit? Que tu es bonne de te tourmenter ainsi pour moi! Il ne m'a rien dit de ta lettre, mais j'ai devin� � son air, au d�ner qu'il m'a donn� le jour m�me, qu'il y avait quelque chose comme cela. Il m'a demand� si je me sentais capable de m'occuper dans les bureaux; ma foi, je lui ai dit que j'�crivais comme un chat; outre que c'est la v�rit�, je ne me sens point d'inclination pour ce m�tier fastidieux de copiste qui n'apprend rien et ne m�ne � rien. Il m'a fait beaucoup de questions sur ta fortune, sur tes relations, sur tu mani�re de vivre, et il prenait tant d'int�r�t � tout {CL 279} cela, que le diable m'emporte si je ne le crois pas amoureux de toi sans t'avoir jamais vue. Il m'a {Lub 233} demand� si je te ressemblais, je lui ai dit que oui, j'en suis trop fier pour le nier. Il m'a dit alors, par mani�re de compliment, que tu devais avoir �t� fort belle, et moi je n'ai pas pu me tenir de r�pondre f que tu l'�tais parbleu bien encore et que tu le serais toujours. Et l�-dessus il a dit qu'il avait bien envie de te pr�senter son respect. Prends garde, ma bonne m�re, qu'� force de s'occuper de toi, il ne m'oublie tout � fait; je sais bien que ce n'est pas l� ton intention, et que si tu avais pu �tre coquette un seul jour dans ta vie, c'est � mon intention et pour mou bien que tu l'aurais �t�. Mais parlons s�rieusement. Le g�n�ral ne peut vraiment pas faire grand'chose pour moi dans les circonstances o� nous sommes. Son poste est trop paisible, et mon inclination ne me porte pas � moisir dans la poussi�re des bureaux. Il faut attendre. Le g g�n�ral me dit que je ne m'occupe pas assez; mais a quoi veut-il que je m'occupe, puisqu'il ne me donne rien � faire, que je n'ai pas m�me un cheval � monter, et que notre temps ici se passe � faire des visites, � aller au bal et � la com�die? Si je n'avais la passion de la musique, je m'ennuierais � mourir, car je suis oblig� d'�tudier les commandements et les manœuvres de l'escadron dans ma chambre, ce qui ne m'apprend pas grand'chose. Depuis que je suis chez mon docteur, j'accompagne sa fille. À ma pri�re, ma belle chanoinesse a repris la musique, qu'elle poss�de admirablement. Elle a fait venir un piano de Mayence, et elle le touche avec beaucoup de go�t et de l�g�ret�. Je vais aussi tr�s-souvent jouer du violon et chanter chez madame Maret, femme du commissaire des guerres en chef, � Cologne. Elle re�oit tout ce qu'il y a de mieux ici en fait de Fran�ais et le g�n�ral y vient quelquefois.

Nous avons eu une tr�s-belle revue favoris�e par un {CL 280} temps magnifique. Pour le coup, les plumets et les broderies ont brill� tout � leur aise. h Il y eut un moment vraiment superbe. Apr�s l'inspection, on sonna � cheval pour la manœuvre. En un clin d'œil, le r�giment eut enfourch�. J'�tais � cinq cents pas du g�n�ral. J'accourus � lui bride abattue avec les chevaux conduits derri�re moi par son �cuyer. Nous parcour�mes ainsi tous les rangs au galop. Puis le r�giment d�fila devant nous en jouant la marche des Tartares de Lodo�ska. La i musique �tait fort bonne, et tout cela me grisait. J'�tais heureux..... {Lub 234} Mais tout cela donne le go�t du m�tier et ne le satisfait pas. Il est vrai que voil� la guerre recommenc�e, sinon d�clar�e. Ce sera, j'esp�re, le signal de mon avancement. Que cette esp�rance ne t'effraye pas; songe qu'il y aura des remplacements � faire dans les corps et qu'il faudra bien que mon tour vienne. Connais-tu rien de plus risible que les n�gociations de Rastadt? On se fait de grandes politesses de part et d'autre, et on se canonne avec des protestations d'amiti�. À la bonne heure! j

Avec le Caulaincourt les airs importants et d�daigneux ont disparu de l'�tat-major. Les mots d�sobligeants et d�courageants ont cess� d'attrister les oreilles. Durosnel s'est empar� de la besogne. Il ne part pas encore, Dieu merci! Quel caract�re diff�rent! Il est doux, aimable, vous parle avec plaisir, donne des ordres avec pr�cision, mais sans duret�. Il n'est chef d'escadron que les jours de revue, et non pas comme l'autre depuis le moment o� il se l�ve jusqu'� celui o� il se couche. Je crois en v�rit� que Caulaincourt s'�tait mis en t�te de singer les mani�res et l'autorii� de Buonaparte, dont il parle sans cesse et dont il est fort loin assur�ment. Je ne sais pas si ce ton-l� serait tol�rable m�me chez un g�n�ral en chef. Il faut du moins que l'appareil de la puissance accompagne de grands talents, et {CL 281} quoique Caulaincourt en ait, il n'en sera jamais assez pourvu pour singer avec gr�ce ceux qui sont en premi�re ligne.

Mon ami le petit officier de dragons s'appelle Maulnoir. Il est fils d'un notaire de Coulommiers, en Brie. Le refus que le Directoire a fait de l'admettre ne retombe pas directement sur le g�n�ral, mais sur Augereau, qui l'avait nomm� � sa recommandation, et dont toutes les nominations ont �t� cass�es par le Directoire.

Adieu, ma bonne m�re, je serais bien content que tu ailles passer quelque temps � N�ris. cela te distraira. Tu pourrais aller aussi voir nos amis � Argenton et � Bourges. Ces courses te feraient grand bien. Tu as bien fait de donner cong� de ton appartement de Paris. Cette �conomie augmentera ton bien-�tre � Nohant. — Ce k que tu me dis de notre moisson prochaine n'est pourtant pas gai; mais, dans ma sagesse optimiste, j'ai imagin� que si le bl� �tait plus rare, il serait plus cher, et que tu n'y perdrais rien. Il est vrai que les pauvres sur qui cela retombe te retomberont sur les bras, et que tu en {Lub 235} nourriras plus que de coutume. Allons, je vois bien que mon optimisme est en d�faut et que les bons cœurs ne vont pas � la richesse.... l Voil� qu'on vient de m'appeler pour d�ner. Ce sont les secr�taires du g�n�ral; ils font un tel tapage que les voisins se mettent aux fen�tres. Il faut que je les rejoigne pour faire cesser le scandale. Je t'embrasse de toute mon �me.

Dis m � Saint-Jean que le bruit court � l'arm�e que l'on va faire une lev�e de tous les hommes depuis quarante jusqu'� cinquante-cinq ans, et qu'alors je t�cherai de le faire entrer comme cuisinier dans le r�giment, afin qu'il ne soit expos� qu'au feu de la cuisine, car je crois que celui des batteries ne lui conviendrait pas.


{CL 282} Ce Saint-Jean, objet fr�quent des amicales railleries de mon p�re, �tait le cocher de la maison et l'�poux d'Audelan la cuisini�re. Ce vieux couple est mort chez nous, le mari quelques mois avant ma grand'm�re, qui ne l'a pas su, son �tat de paralysie nous permettant de le lui cacher. Saint-Jean �tait un ivrogne fort comique. Toute sa vie il avait �t� atrocement poltron, et quand il �tait ivre surtout, il �tait assailli par les revenants, par Georgeon, le diable de la vall�e noire, par la levrette blanche, par la grand'b�te n, par le monde fantastique des superstitions du pays. Charg� d'aller chercher les lettres � La Ch�tre, les jours de courrier, il prenait chaque fois, pour faire ce voyage d'une lieue, des pr�cautions solennelles, surtout en hiver, lorsqu'il ne devait �tre de retour qu'aux premi�res heures de la nuit. D�s le matin, apr�s s'�tre lest� de quelques pintes de vin du cru, il chaussait une paire de bottes qui datait au moins du temps de la fronde; il endossait un v�tement d'une forme et d'une couleur ind�finissables, qu'il appelait sa roquemane, dieu sait o� il avait p�ch� ce nom-l�! Puis il embrassait sa femme, qui lui apportait respectueusement une chaise, moyennant quoi il se hissait sur un antique et flegmatique cheval blanc, lequel en moins de deux petites heures (c'�tait son expression) le transportait � la ville. L�, il s'oubliait encore deux ou trois petites heures au cabaret, avant et apr�s ses commissions; et enfin, � la nuit tombante, il reprenait le chemin de la maison, o� il arrivait rarement sans encombre; car tant�t il rencontrait une bande de {Lub 236} brigands qui le rouaient de coups; tant�t, voyant venir � sa rencontre une �norme boule de feu, son cheval fougueux l'emportait � travers les champs o; tant�t le diable, sous une forme quelconque, se pla�ait sous le ventre de son cheval et l'emp�chait d'avancer; tant�t enfin il lui sautait en croupe et prenait un tel poids que le pauvre animal �tait forc� de s'abattre. {CL 283} Parti de Nohant � neuf heures du matin, il r�ussissait pourtant � y rentrer vers neuf heures du soir; et, tout en d�pliant lentement son portefeuille pour remettre les lettres et les journaux � ma grand'm�re, il nous faisait, le plus gravement du monde, le r�cit de toutes ses hallucinations.

Un jour, il eut une assez plaisante aventure, dont il ne se vanta pas. Perdu dans les profondes m�ditations que procure le vin, il revenait par une soir�e sombre et brumeuse, lorsque avant d'avoir eu le temps de prendre le large, il se trouva face � face avec deux cavaliers arm�s qui ne pouvaient �tre que des brigands. Par une de ces inspirations de courage que la peur seule peut donner, il arr�te son cheval, et prend le parti d'effrayer les voleurs en faisant le voleur lui-m�me et en s'�criant d'une voix terrible: « Halte l�, messieurs, la bourse ou la vie! »

Les cavaliers, un peu surpris de tant d'audace et se croyant environn�s de bandits, tirent leurs sabres, et, pr�ts � faire un mauvais parti au pauvre saint-Jean, le reconnaissent et �clatent de rire. Ils ne le quitt�rent pourtant pas sans lui faire une petite semonce et le menacer, s'il recommen�ait, de le conduire en prison. Il avait arr�t� la gendarmerie.

Il avait �t� dans sa jeunesse quelque chose comme sous-aide porte-foin dans les �curies de Louis XV. Il en avait conserv� des id�es et des mani�res solennelles et dignes, et un respect obstin� pour la hi�rarchie. Étant devenu postillon plus tard, lorsque ma grand'm�re le prit pour cocher apr�s la R�volution, une petite difficult� se pr�senta; c'est qu'il ne voulut jamais monter sur le si�ge de la voiture, ni quitter sa veste � revers rouges et � boutons d'argent. Ma grand'm�re, qui ne savait contrarier personne, en passa par o� il voulut, et toute sa vie il la conduisit en postillon. Comme il avait l'habitude de s'endormir � cheval, il la {CL 284} versa maintes fois. Enfin il la servit pendant vingt-cinq ans d'une mani�re {Lub 237} intol�rable, sans que jamais l'id�e fort naturelle de le mettre � la porte v�nt � l'esprit de cette femme incroyablement patiente et d�bonnaire.

Il para�t qu'il prit au s�rieux les moqueries de mon p�re sur la pr�tendue lev�e de conscrits de cinquante ans, et qu'il n'�pousa Audelan � cette �poque que pour se soustraire aux exigences �ventuelles de la R�publique. Vingt ans plus tard, quand on lui demandait s'il avait �t� � l'arm�e, il r�pondait: « Non, mais j'ai bien failli y aller. » La premi�re fois que mon p�re vint en cong�, apr�s Marengo et la campagne d'Italie, Saint-Jean ne le reconnut pas et prit la fuite. Mais voyant qu'il se dirigeait vers l'appartement de ma grand'm�re, il courut chez Deschartres pour lui dire qu'un affreux soldat �tait entr� malgr� lui dans la maison, et que, pour s�r, madame allait �tre assassin�e.

Malgr� tout cela il avait du bon, et, une fois, sachant ma grand'm�re d�pourvue d'argent et inqui�te de ne pouvoir en envoyer de suite � son fils, il lui rapporta joyeusement son salaire de l'ann�e, que, par miracle, il n'avait pas encore bu. Peut-�tre l'avait-il re�u la veille! Mais enfin l'id�e vint de lui, et, pour un ivrogne, c'est une id�e. Il pardonnait � mon p�re de mener les chevaux un peu vite; mais, sur ses vieux jours, il devint plus intol�rant pour moi, et souvent, pour monter � cheval, je fus oblig�e d'aller seller et brider moi-m�me, d'autres fois d'aller au pas jusqu'au premier village pour faire remettre � ma monture un fer qu'il avait eu la malice de lui �ter pour m'emp�cher de la faire courir.

Mon p�re lui avait fait pr�sent d'une paire d'�perons d'argent. Il en perdit un, et pendant le reste de sa vie il se servit d'un seul �peron, refusant obstin�ment de remplacer l'autre. Il ne manquait pas de dire � sa femme {CL 285} chaque fois qu'elle l'�quipait pour le d�part: « Madame, n'oubliez pas de m'attacher mon �peron d'argent. »

Tout en s'appelant monsieur et madame, ils ne pass�rent pas un jour de leur douce union sans se battre, et enfin le p�re Saint-Jean mourut ivre, comme il avait v�cu. 2

{Presse 30/10/54 1} Voici encore quelques lettres sur la quantit� p.

{Lub 238} LETTRE XXXII

Cologne, 1er germinal an VII (mars 1799 q).

Je pars pour Mons r o� mon g�n�ral, voulant absolument me monter, et trouvant trop de difficult�s � faire venir un cheval du r�giment, m'envoie au d�p�t des remontes. Il me donne une lettre de recommandation pour le g�n�ral Ferrand s, afin qu'il me fasse d�livrer la meilleure b�te, et je pars en diligence avec ma selle. Je reviendrai � cheval � petites journ�es. Mais cela d�range bien mes projets d'�conomie. Le g�n�ral me donne, il est vrai, soixante livres d'indemnit�, et, pour revenir, le gouvernement me donne le logement et le fourrage. Mais la diligence seule co�te cinquante livres, et quant aux logements de soldats, depuis le grand nombre de passages, il est immanquable d'y trouver la gale. Je vais donc emprunter cent francs au g�n�ral, que je lui rendrai � mon retour, puisque mon mois m'arrivera � cette �poque.

Je crois qu'� mon retour je trouverai le g�n�ral faisant ses paquets, car nous devons aller � Coblentz ou � Mayence, le quartier g�n�ral de Cologne �tant trop �loign� de l'ann�e du Danube, Cela me l�chera bien de quitter Cologne, car j'y suis, comme on dit en style de r�giment, en pied: c'est-�-dire que j'y suis aim� d'une femme charmante qui me rend la vie bien agr�able. Elle m'a fait bienvenir de {CL 286} toutes ses amies, moyennant quoi c'est tant�t de la musique, tant�t des promenades, tant�t des assiett�es de biscuits, tant�t des jatt�es de cr�me. On me fait b�frer que c'est abominable; qu'un coq en p�te si bien choy� aille donc attraper la gale! Adieu ma gloire et mes plaisirs! — Et si nous allons � Mayence, adieu les ris, les jeux et les amours, � tous les diables les douceurs et les petits soins! Mais enfin le militaire est un oiseau de passage, et j'ai beau �tre �pris de ma chanoinesse, je sais bien que je ne suis pas le premier et que je ne serai pas le dernier. Elle a un faible pour les Fran�ais et je ne peux pas lui en savoir mauvais gr�, non plus que d'avoir tourn� pendant longtemps la t�te � Hoche , qui a donn� une f�te magnifique en son honneur en quittant {Lub 239} Cologne. Cette f�te, qui commen�a par la manœuvre de deux r�giments et qui se termina par un bal, est une chose dont on parle encore avec admiration dans le pays. Il entre bien un peu dans le cœur humain d'�tre jaloux du pass� , mais ma raison me dit que je dois �tre reconnaissant de voir une belle dame si bien f�t�e avoir des bont�s pour moi, simple chasseur, qui n'ai pas le moyen de lui donner le plus petit bal et la plus petite manœuvre de cavalerie. Si je n'ai pas le droit d'�tre jaloux du pass�, je n'ai pas non plus celui d'�tre jaloux de l'avenir, et je me tiens � quatre pour ne pas devenir amoureux au point de perdre ma philosophie.

Tu me demandes le portrait de cette charmante femme. C'est bien facile. Ouvre ton grand volume des Antiquit�s d'Herculanum, dans le Voyage de Naples et Sicile. Cherche en haut de la page deux femmes dansant sur un fond de nuages. Ce n'est pas cela; regarde au-dessous: il y a une femme qui passe un pan de sa robe par-dessus son �paule... ce n'est pas encore cela; regarde � c�t�: il y a une femme couronn�e de joncs, qui tient d'une main une esp�ce de plat ou pat�ne, et de l'autre une aigui�re. Eh bien, c'est {CL 287} la figure, la taille, la gr�ce de ma chanoinesse, c'est son portrait, c'est comme si tu la voyais.

Quant au moral, elle est malicieuse et p�n�trante � l'exc�s, sensible, douce, mais d'une malice! Je ne suis qu'un sot aupr�s d'elle. Quand elle veut savoir ce que je veux qu'elle ne sache point, elle m'enveloppe de pi�ges; elle ne perd ni un geste ni un regard, enfin elle me force de tout lui avouer. Elle lit, je crois, dans ma pens�e. Je suis pris comme une b�te; aussi maintenant ai-je pris le parti de tout lui raconter sans me faire interroger. J'avais un peu fait l'agr�able dans une maison; elle me d�fend d'y aller, si ce n'est les jours o� elle y sera. Enfin je n'en finirais pas si je voulais te raconter toutes ses finesses et ses charmantes jalousies. Ce serait une triste chose que de quitter tant de bonheur pour aller faire le soldat en conscience dans un d�p�t, coucher � deux avec un camarade pouilleux, panser les chevaux et s'impr�gner de l'odeur du crottin et autres douceurs du m�tier! Si le g�n�ral m'en parle, je le supplierai de m'envoyer aux escadrons de guerre, parce que l�, s'il y a de la peine, il y a du moins de l'utilit� et de l'honneur, et, ma foi, de la peine sans honneur, je n'en suis pas trop curieux. Tu me {Lub 240 } fais rire, ma bonne m�re, avec ton horreur pour les vainqueurs: tu dirais volontiers:


Je hais tous les h�ros, depuis le grand Cyrus
Jusqu'� ce roi brillant qui forma Lentulus.
On a beau me vanter leur conduite admirable,
Je m'enfuis loin d'eux tous, et je les donne au diable.

Le g�n�ral est vraiment un brave homme, humain, bienfaisant, et que j'aime malgr� ses sermons un peu froids et vagues. L'autre jour, la femme d'un employ� aux fourrages vint le prier d'apostiller un m�moire qu'elle avait fait pour la r�int�gration de son mari destitu�. Le g�n�ral, ne la connaissant pas, ne pouvait lui donner sa signature; {CL 288} mais, comme elle paraissait �tre dans le besoin, il lui envoya quatre louis par Durosnel. Cette femme les accepta avec beaucoup de reconnaissance, et vint les rendre avec beaucoup de dignit� huit jours apr�s.

Encore quelque chose sur Caulaincourt. Il avait pris un tel ascendant sur le g�n�ral, qu'un jour celui-ci �tant venu au bureau apporter un ordre du travail de la journ�e et de la distribution des heures, Caulaincourt, trouvant ce papier sur la table, rentra furieux chez le g�n�ral, d�chira l'ordre sous ses yeux, et lui dit qu'il savait bien mener le bureau, et qu'il ne s'en m�lerait plus si le g�n�ral s'en m�lait. C'est un peu fort! Il disait � Maulnoir qu'il ne devait pas se familiariser avec moi et se laisser appeler Maulnoir tout court par un simple chasseur. Maulnoir lui r�pondit que hors du service j'�tais son ami et son camarade, et qu'il me savait assez de discernement pour ne pas aller lui crier: Maulnoir tout court dans la plaine, lorsque nous �tions en t�te du r�giment, lui � c�t� du g�n�ral et moi derri�re. Caulaincourt a persuad� au g�n�ral t de faire quartier-ma�tre un secr�taire du bureau qui portait ses billets doux et qui lui r�p�tait tout ce que nous disions, car il est curieux comme une femme! Le g�n�ral va, en effet, nommer � une belle place ce monsieur, l'espion et le messager d'amour de mons Caulaincourt. Aussi toute la journ�e Maulnoir, l'autre secr�taire et moi nous l'accablons de mauvais tours et de mauvaises plaisanteries. Il doit lui tarder d'�tre d�barrass� de nous.

Adieu, ma bonne m�re, je t'embrasse de toute mon �me; Je pars pour Mons u. L�, comme partout, ton grand ben�t de fils pensera � toi.

{CL 239; Lub 241} LETTRE XXXIII

8 germinal.

Je suis � Mons, ma bonne m�re, �prouvant une vive contrari�t�. Je rencontre � Bruxelles le chef d'escadron du r�giment commandant la remonte. Il me dit que, d'apr�s les ordres du g�n�ral, il m'a fait choisir une b�te excellente, qu'elle a �t� prise parmi tout ce qu'il y avait de meilleur, qu'il n'y a qu'� lui mettre la selle sur le dos et � l'emmener.

J'arrive � Mons enchant� de ce pr�ambule, d'autant plus que je n'avais pas de quoi s�journer l�, mes couronnes s'�tant trouv�es diminu�es de vingt sous en Brabant � cause du change. Je cours donc aux remontes, et j'y trouve le joli cheval mourant de la gourme. Le g�n�ral Ferrand, pour qui j'avais une lettre du g�n�ral Harville, est � Paris, si bien que je ne puis avoir d'autre cheval, et qu'il me faut ramener celui-l� mort ou vif, et encore attendre qu'il soit en �tat de marcher, car je n'ai pas de quoi m'en retourner par la diligence.

Heureusement le bonheur qui me suit partout m'a fait rencontrer ici les moyens de me d�sennuyer. Un jeune homme, employ� � Cologne, m'avait donn� une lettre de recommandation pour sa sœur, qui est mari�e ici avec M. Voidel v, et qui a avec elle une autre sœur fort jolie aussi. L'a�n�e est grande, belle, aimable, la cadette petite, jolie, spirituelle. Ces dames aiment passionn�ment la musique. On exige que j'aille y d�jeuner tous les jours, puis d�ner, puis passer la soir�e au spectacle. Le mari m'a pris en passion, si bien que me voil� encore comme un coq en p�te. Si ma chanoinesse le savait! Et quand elle le saura! {CL 290} car je suis s�r qu'elle me le fera dire. Enfin ce n'est pas ma faute si l'on me bourre de friandises; je suis bien forc� de me laisser faire, puisque je ne peux pas m'en aller.

Ma p�nurie ne me r�tr�cit pourtant pas les id�es. J'irai demain � Jemmapes pour �tudier le plan de la bataille, et pouvoir en parler savamment au g�n�ral Harville, qui y �tait. Ces plaines de Flandre sont sem�es de grands souvenirs militaires. Je ne suis pas loin de Fontenoy, et {Lub 241} je t�cherai de passer jusque-l�. Si mon diable de cheval pouvait marcher, en peu de jours je parcourrais et conna�trais tous ces lieux illustres o� ton p�re mourant battit les ennemis et sauva la France. Je n'aurais qu'� �crire au g�n�ral pour lui en demander la permission, et � coup sur il ne me la refuserait pas; car s'il y a un pays o� le nom du mar�chal soit populaire et ses moindres marches connues de tout le monde, c'est ce pays-ci.

Adieu, ma bonne m�re, je t'aime. Écris-moi toujours � Cologne. J'y serai le plus t�t qu'il me sera possible.

LETTRE XXXIV

Herve, le 25 germinal an VII (avril 1799 w).

Mon Dieu, qu'il y a longtemps, ma bonne m�re, que je n'ai re�u de tes nouvelles! Cette disette est ce qui m'a le plus contrari� durant tout le temps que j'ai �t� forc� de passer � Mons. Si je n'avais compt� partir de jour en jour, je l'aurais pri�e de m'y adresser tes lettres. Me voil� affam� d'arriver � Cologne pour en recevoir et en d�vorer trois ou quatre. Ainsi que je te l'ai dit, j'ai �t� forc� de s�journer � Mons, ne pouvant monter ma b�te malade et n'ayant pas de quoi x prendre la diligence, car je ne connaissais pas un chat � qui je {CL 291} pusse emprunter. Il est bien vrai que j'ai vite fait connaissance intime avec quelqu'un, mais tu vas comprendre que ce quelqu'un �tait la derni�re personne du monde � qui je pusse m'adresser honorablement.

Je t'ai dit que M. Voidel, � la femme duquel j'�tais recommand�, m'avait pris en amiti� et ne voulait plus me laisser sortir de chez lui, o� j'�tais comme le poisson dans l'eau. C'est un homme fort gai et fort estimable; mais, blas� sur le spectacle de Paris, il ne va point � celui de Mons, et il me chargeait toujours d'y conduire sa femme et sa belle-sœur. Les habitants, peu �blouis par mon uniforme de soldat, se mirent l'esprit � la torture pour deviner comment un simple chasseur �tait le cavalier servant de deux merveilleuses de Paris, qui en province sont au premier rang. M. Voidel, qui aime � railler, leur dit que j'�tais simple soldat, il est vrai, mais que je m'�tais d�j� couvert de gloire; que j'arrivais de la campagne {Lub 243} d'Eacute;gypte, o� j'avais �t� couvert de blessures; que j'�tais revenu avec l'aide de camp de Buonaparte; que j'allais, de la part de ce g�n�ral, trouver Mass�na au Rhin, mais qu'en chemin mes blessures s'�taient rouvertes et que j'avais �t� forc� de m'arr�ter chez lui. Mes dindons vinrent alors avec admiration me questionner sur la campagne d'Eacute;gypte et me voil� forc� de leur d�biter des histoires de l'autre monde, sans h�siter et sans rire. Je leur faisais la description des d�serts de Pharan comme si j'y avais pass� ma vie, et j'inventai le r�cit de la mort d'un cheval � moi que les crocodiles avaient d�vor� sous mes yeux, r�cit qui eut un succ�s incroyable et qu'il me fallait recommencer dix fois par jour. Quand j'arrivais � l'article de mes blessures, on voulait les voir, et j'�tais forc� de me retrancher derri�re la pr�sence des dames pour ne pas recommencer la sc�ne de Mascarille; enfin il y eut un de mes auditeurs qui, touch� jusqu'aux larmes, me demanda un jour la permission de m'embrasser. Il y aurait de quoi faire un vaudeville {CL 292} avec cela et avec le reste de mon aventure, comme tu vas voir.

Ces dames eurent plusieurs fois de grands maux d'estomac pour s'�tre trop retenues de rire en pr�sence de mon auditoire. Mes gasconnades leur firent croire que j'avais beaucoup d'esprit; la musique, la jeunesse, que sais-je? si bien que me voil� entre les deux sœurs, ne sachant � laquelle entendre, et ma chanoinesse brochant sur le tout dans mon pauvre cœur. C'�tait trop de r�sister � deux beaut�s pr�sentes pour une absente. Je c�dai aux beaux yeux de madame Voidel. Elle m'avait pri� de lui faire un dessin sur ses tablettes d'ivoire, ma caricature retournant � Cologne sur mon cheval malade. Je la fis en effet, traversant de mauvaise gr�ce un pont d'enfer; derri�re moi, laissant des fleurs et des arbres, marchant vers une rive st�rile et des rochers couverts de neige, quittant enfin le printemps pour retrouver l'hiver � Cologne. Ô ma chanoinesse! je fis ce blasph�me et ce mensonge sans y songer, et si vous aviez �t� l� pourtant, je me serais jet� � vos pieds, je vous aurais chant�:


Que tu viens � propos pour terminer ma peine!

Enfin mes maudits dessins, mes romances, mes histoires d'Eacute;gypte, mon plumet, mon dolman, pr�cipit�rent ma perte, et, par l�-dessus, M. Voidel, plus ami {Lub 244} pour moi que jamais, pleura presque en voyant mon cheval sur ses jambes, et offrit de m'ouvrir sa bourse au d�part, craignant que je ne fusse retard� par quelque accident en voyage et que je ne vinsse � manquer d'argent. Je le crois bien, j'en manquais d�j� et ma b�te se tra�nait � peine; mais tu comprends bien que je ne pouvais pas pousser l'amiti� avec lui jusque-l�. Je l'assurai que mes poches �taient bien garnies, et je partis avec douze francs pour faire soixante lieues sur une b�te �reint�e.

{CL 293} Eh bien, je me tirerai d'affaire, car me voil� � Herve entre Aix et Li�ge, et je suis encore en fonds. Il n'y a rien de tel que d'�tre oblig� de faire les choses pour s'apercevoir qu'on peut les faire. Le voyage est un peu rude, il est vrai; mais je ne suis ni malade, ni fatigu�, ni enrhum�. Je suis tr�s-bien mont� quant � la tournure; ma b�te est superbe, mais elle n'a que quatre ans, elle jette sa gourme, et c'est � grand'peine qu'elle peut faire ses six lieues y par jour au pas: j'aimerais mieux �tre � pied tout � fait, car je suis oblig� de la tirer par la bride dans des chemins comme ceux de Nohant � Saint-Chartier. Les routes sont impraticables; il neige, il pleut, il g�le; cette pauvre b�te s'est abattue hier trois fois, et me voil� forc� de passer un jour ici pour lui donner des soins et du repos, si je ne veux qu'elle expire en route. Je la donne quelquefois au diable; que n'ai-je l� ma jument! mais je me console de cette triste �tape en t'�crivant.

J'ai trouv�, en repassant � Bruxelles, le chef d'escadron Jacquin, celui qui m'y avait re�u, lorsque pour la premi�re fois j'ai fait mon d�but � la gamelle du r�giment. Il m'a retenu � d�jeuner et � d�ner, et m'a appris que le r�giment avait beaucoup souffert dans les derni�res affaires. Tu as vu que nous avions fait une reculade � notre arm�e d'observation. Nos avant-postes n'ont point encore remu�. Ils sont � Siegbourg, Kaiserwert, Elberfeld, sur une ligne � dix lieues plus loin que le Rhin. Sur ce point-l� nous sommes inattaquables, ayant toutes les redoutes du Rhin, le fort d'Ehrenbreitstein, et tant d'autres positions inexpugnables. Aussi l'empereur dirige-t-il ses attaques sur Schaffhouse et B�le. Il ne lui serait pas difficile de p�n�trer par l�; mais ils ont une tactique si b�te qu'ils ne sauront pas profiter de leurs avantages. Ils ne savent pas, comme nous, faire des {Lub 245} trou�es; ils ne marchent jamais que sur une grande ligne flasque.

{CL 294} Le quartier g�n�ral de l'arm�e d'observation va �tre � pr�sent � Cologne, ce qui rendra cette ville bien vivante. Ne sois point inqui�te de moi, ma bonne m�re; nous sommes les chanoines de l'arm�e. Adieu, je t'embrasse de toute mon �me. J'aurais bien besoin de ma bonne dans mes �tapes pour me bassiner mon lit. Mais je n'aurais pas besoin des discours de Deschartres pour m'endormir. La fatigue y suppl�e.

LETTRE XXXV

Cologne, le 4 flor�al.

Enfin, ma bonne m�re, j'ai revu les murs et les remparts de Cologne. Ce n'est pas sans peine, va! Ils sont pour moi ce qu'est la terre pour le pilote apr�s une longue et difficile navigation. J'aurais autant aim� avoir une flotte � ramener au port, que ce cheval de malheur � l'�curie. Enfin l'y voici, avec un nouvel abc�s sous la ganache. Un jour de marche de plus, et il crevait dans mes bras.

Les froids z et les pluies, qui n'ont pas cess� pendant toute notre route, ont ramen� sa gourme, et me voil� � pied comme au d�part, poss�dant cent francs de moins et une douleur de plus au genou. Je crois que c'est un rhumatisme, c'est comme si j'avais une jambe de bois; mais je serai bient�t remis et gu�ri aux bons po�les de Cologne. Parti de Mons avec mes douze livres, j'ai r�ussi � arriver � Cologne, apr�s soixante-trois lieues de marche, avec vingt-quatre sous dans ma poche. J'ai log� par billets de logement, tant�t passablement, tant�t moins bien. J'allais chercher mon fourrage dans les magasins, je le rapportais sur mes �paules, je pansais mon cheval, je le soignais comme {CL 295} un petit enfant; je me nourrissais � la hussarde avec du pain, du fromage et de la bi�re; je dormais par l�-dessus du sommeil des anges, et tout cela n'�tait pas le diable.

Au reste, le bonheur, mon compagnon fid�le, m'a fait tomber sur quelques bons g�tes. À Saint-Trond, j'ai couch� dans le lit du g�n�ral Lacroix. Mes h�tes, gens riches et aimables, m'ont offert un excellent souper, que {Lub 246} j'ai eu la philosophie d'accepter. À Aix et � Berghem, j'ai rencontr� des habitants de Cologne qui m'ont fait les honneurs de leurs villes. Enfin les plus m�chants grabats et les plus dures fatigues m'ont fait encore moins de peine que ne m'e�t fait de plaisir l'argent de ce bon M. Voidel. Il me semblait que je me serais avili en l'acceptant.

Il fait ici un temps superbe; je passe subitement de l'hiver � l'�t�, de la mis�re � l'opulence, de l'�curie au salon; et, quoi aa que tu en dises, ma bonne m�re, je ne sens pas trop l'�curie. Panser un cheval est la moindre des choses. Il ne s'agit que d'avoir un v�tement ad hoc et, ma foi, si un peu de ce parfum-l� s'attache � notre personne, nos belles n'ont pas trop l'air de s'en apercevoir. D'ailleurs il faudra bien qu'elles s'y accoutument. Si nous faisions campagne pour tout de bon, nous sentirions encore plus mauvais. Permets-moi de te dire, ma bonne m�re, que ton id�e d'augmenter ma pension pour que je puisse me procurer un domestique ne me va pas du tout. Je ne veux pas de cela, d'abord parce que tu n'es pas assez riche maintenant pour faire ce sacrifice: ensuite parce qu'un simple chasseur se faisant cirer les bottes et faire la queue par un laquais serait la ris�e de toute l'arm�e. Je l'avoue que j'ai ri � l'id�e de me voir un valet de chambre dans la position o� je suis; mais j'ai �t� encore plus attendri de ta sollicitude. Si cette id�e de me voir l'�trille et la fourche en main te d�sesp�re, je te dirai, pour te rassurer, qu'il m'est tr�s-facile, si je le veux, de faire soigner mon cheval {CL 296} par un palefrenier du g�n�ral, pour la somme de six francs par mois. ab

Le g�n�ral est charmant pour moi depuis mon retour. Il est vrai que Caulaincourt n'est plus l�. Comme je rentrais � Cologne, mont� sur ma b�te, il m'a vu � travers sa fen�tre, et a frapp� sur la vitre pour me faire lever la t�te et m'adresser un salut amical. Je craignais qu'il ne me reproch�t ma longue absence, mais il a vu l'�tat de ma monture et a plaint mes tribulations, en riant, comme je les lui racontais. Par exemple, je ne sais pas ce qu'il veut faire pour moi et de moi. Il a voulu me mettre au bureau, et il l'a exig� avec tant de bienveillance, que, malgr� ma r�pugnance � ce travail, je m'y suis mis aujourd'hui, et j'ai pris, d'apr�s son ordre, le titre de secr�taire dans un accus� de r�ception. Mais il va partir pour ses terres, et il a dit � Durosnel et � Maulnoir qu'il {Lub 247} m'emm�nerait, que je lui �tais trop particuli�rement recommand� pour qu'il ne s'occup�t pas de moi, enfin qu'il m'aimait. Mais, d'un autre c�t�, il a dit � son domestique qu'il me laisserait � Cologne: de sorte que je ne sais rien de ses projets sur moi, qu'il n'en sait peut-�tre rien lui-m�me, et que je suis sur la branche*.

D�cid�ment le Berry est le pays des bons serviteurs. Je suis vraiment touch� de l'amiti� de ce bon Saint-Jean, qui prend sur ses gages pour te mettre � m�me de m'envoyer de l'argent. Le domestique du g�n�ral est aussi un Berrichon. Il est de Ch�teauroux et s'appelle Barilier ac. C'est plut�t un ami qu'un serviteur. Pendant son arrestation, � propos de l'affaire Dumouriez, il lui a donn� les plus grandes preuves de d�vouement. Il m'aime aussi � titre de compatriote, et, quand je d�ne chez le g�n�ral, il me bourre de {CL 297} mangeaille, et il me verse � boire absolument comme faisait Saint-Jean. C'est au point qu'il me griserait si je n'y faisais attention. Adieu, ma bonne m�re, je te quitte pour aller d�ner chez madame Maret.

* {CL 296} On verra plus tard que cette pr�tendue incertitude du g�n�ral �tait un peu arrang�e par mon p�re, qui pr�m�ditait d'aller rejoindre les escadrons de guerre et ne voulait pas �tre emmen� par le g�n�ral hors du th��tre de la lutte prochaine.

LETTRE XXXVI

Cologne, 27 flor�al (avril 1799 ad).

Tu me grondes, ma bonne m�re, et je ne le m�rite pas. Car, � l'heure qu'il est, tu as d� recevoir les lettres que je t'ai �crites de Mons et d'Herve, sur la route de Cologne. Je maudis la poste qui te cause de telles inqui�tudes. Sois donc s�re, une fois pour toutes, que ces retards ne peuvent jamais venir de mon fait, que je ne peux pas oublier de t'�crire, et quant au chapitre des accidents, souviens-toi que je suis invuln�rable, qu'il ne m'arrive jamais rien, et qu'un chasseur de ma taille ne se perd pas comme un mouchoir de poche.

Le g�n�ral te tient parole et me donne tant d'occupation que je ne sais � qui entendre. Je suis maintenant dans la maison comme ma�tre Jacques. À qui le g�n�ral veut-il parler? À son ordonnance, ou � son secr�taire? {Lub 248} remplissant double emploi, et, comme M. Thibaudier, un homme au poil et � la plume. Les amis, les amies, les r�ponses, les courses, je n'ai pas un instant pour respirer. Le g�n�ral est enthousiasm� de mon �criture. Il n'est vraiment pas difficile. Au reste, j'y fais de mon mieux, puisque tu veux absolument que je travaille de cette fa�on; mais j'aime mieux porter les lettres que de les �crire. L'autre jour il m'a envoy� � Bonn, � six grandes lieues d'ici, porter une d�p�che au g�n�ral Wirion. Je suis revenu le jour m�me. Toute la matin�e, j'avais eu un temps affreux, j'�tais fait {CL 298} comme un diable, j'avais ma carabine, ma giberne, ma sabretache crott�es, et je l'�tais moi-m�me jusqu'aux oreilles. Dans cet �quipage, j'ai rencontr� le g�n�ral qui se promenait avec les dames du chapitre, donnant le bras � la solennelle madame Augusta. D�s qu'il m'aper�ut il m'appela par un signe amical. Je m'avance vers lui au trot, je lui remets la r�ponse ae, et je m'�loigne apr�s lui avoir pr�sent� mon respect. Je remarquai que ces dames, me voyant le harnais sur le dos, me regardaient avec int�r�t. Ma chanoinesse se trouvait l�, un peu en arri�re des autres, pour cacher son �motion. Je vis ses yeux devenir rouges et humides, et moi, j'oubliai ma fatigue. Quoique harass� un instant auparavant, j'aurais maintenant couru comme un li�vre et saut� comme une ch�vre. Les af femmes sont n�es pour nous consoler de tous les maux de la terre. On ne trouve que chez elles ces soins attentifs et charmants auxquels la gr�ce et la sensibilit� donnent tant de prix. Tu me les as fait conna�tre, ma bonne m�re, quand j'�tais pr�s de toi, et maintenant tu r�pares mes folies. Oh! si tontes les m�res te ressemblaient, jamais la paix et le bonheur n'eussent abandonn� les familles! Chaque lettre de toi, chaque jour qui s'�coule, augmentent ma reconnaissance et mon amour pour toi. Oh! non, il ne faut pas abandonner cette faible cr�ature. Je sais bien que tu ne l'abandonneras pas. Ne justifions pas celle sentence terrible pour l'esp�ce humaine, que l'on fait prononcer � de jeunes oiseaux:


Nous allons tous, tant que nous sommes,
Par notre m�re �tre �lev�s.
Peut-�tre, si nous �tions hommes,
Serions-nous aux enfants trouv�s.

{Lub 249} Tes r�flexions, ma bonne m�re, m'ont vivement touch�. J'aurais d� les faire plus t�t! Si ta conduite, en cette occasion, n'e�t r�par� les suites impr�vues de mon {CL 299} entra�nement, j'aurais peut-�tre �t� r�duit � n'en faire que de st�riles et douloureuses. Professer et pratiquer la vertu, c'est ton lot et ton habitude. Adieu, ma bonne m�re, ma m�re excellente et ch�rie. On m'appelle chez le g�n�ral. Je n'ai que le temps de t'embrasser de toute mon �me.

MAURICE.


Voici l'explication de la lettre qu'on vient de lire. Une jeune femme, attach�e au service de la maison, venait de donner le jour � un beau gar�on, qui a �t� plus tard le compagnon de mon enfance et l'ami de ma jeunesse. Cette jolie personne n'avait pas �t� victime de la s�duction. Elle avait c�d�, comme mon p�re, � l'entra�nement de son �ge. Ma grand'm�re l'�loigna sans reproche, pourvut � son existence, garda l'enfant et l'�leva.

Il fut mis en nourrice, sous ses yeux, chez une paysanne fort propre, qui demeure presque porte � porte avec nous. On voit, dans la suite des lettres de mon p�re, qu'il re�oit par sa m�re des nouvelles de cet enfant ag, et qu'ils le d�signent entre eux, � mots couverts ah, sous le nom de la Petite Maison. Ceci ne ressemble gu�re aux petites maisons des seigneurs d�bauch�s du bon temps. Il est bien question d'une maisonnette rustique, mais il n'y a l� de rendez-vous qu'entre une tendre grand'm�re, une honn�te nourrice villageoise et un bon gros enfant qu'on n'a pas laiss� � l'h�pital et qu'on �l�vera avec autant de soin qu'un fils l�gitime. L'entra�nement d'un jour sera r�par� par une sollicitude de toute la vie. Ma grand'm�re avait lu et ch�ri Jean-Jacques: elle avait profit� de ses v�rit�s et de ses erreurs; car c'est faire tourner le mal au profit du bien que de se servir d'un mauvais exemple pour en donner un bon.

{CL 300; Lub 250} LETTRE XXXVII

Cologne, 19 prairial an VII (juin 1799 ai).

Le g�n�ral ne donne point sa d�mission, ma bonne m�re, rassure-toi. C'est sa coutume d'aller tous les ans passer un mois ou deux dans ses terres. Il ne me perd point de vue. Il vient de me parler avec beaucoup d'affection pour me dire qu'il me fallait aller au d�p�t; que c'�tait n�cessaire pour me former aux manœuvres de cavalerie, et que ce ne serait pas pour longtemps, puisque Beurnonville �tait en instance avec lui aj et avec Beaumont aupr�s du Directoire pour m'obtenir un grade. Il m'a dit qu'il savait bien que tu serais contrari�e de me savoir au d�p�t, mais que, d'un autre c�t�, tu voulais que je fusse sous ses yeux, et que c'�tait le seul moyen, puisque le d�p�t est � Thionville, et que le g�n�ral va � Metz ou aux environs. Il m'avancera l'argent dont j'ai besoin pour la route. Ainsi ne t'inqui�te pas, ne t'afflige pas. Je serai bien partout, pourvu que tu n'aies pas de chagrin. Songe que si tu te rends malheureuse, il faudra que je le sois, fuss�-je au comble de la richesse et au sein du luxe. Tu me verras revenir, un beau jour, officier, galonn� de la t�te aux pieds, et c'est alors que messieurs les potentats de La Ch�tre te salueront jusqu'� terre. Allons, prends patience, ma bonne m�re, voyage, va aux eaux, distrais-toi, t�che de t'amuser, de m'oublier quelque temps, si mon souvenir te fait du mal. Mais non, ne m'oublie pas et donne-moi du courage. J'en ai besoin aussi. J'ai des adieux � faire qui vont bien me co�ter! Elle ne sait rien encore de mon d�part. Il faut que je l'annonce ce soir, et que les larmes prennent la place du bonheur. Je penserai {CL 301} � toi dans la douleur comme j'y ai toujours pens� dans l'ivresse. Je t'�crirai plus longuement au prochain courrier. Le g�n�ral veut que j'�crive � Beurnonville avant le d�part de celui-ci.

Toutes tes mesures pour la Petite ak Maison sont excellentes al. Tu m�nages mon amour-propre, qui n'est pas fier, je t'assure. Je me fais bien plus de reproches pour tout cela que tu ne m'en adresses! Tu prot�ges la faiblesse, tu emp�ches le malheur! Que tu es bonne, ma m�re, et que je l'aime!

{Lub 251} LETTRE XXXVIII

Cologne, 26 prairial (juin 1799 am).

Tu es triste, ma bonne m�re, moi aussi je le suis, mais c'est de ta douleur; car pour moi-m�me j'ai du courage, et je me suis toujours dit que l'amour ne me ferait pas oublier le devoir. Mais je n'ai pas de force contre ta souffrance. Je vois que ton existence est empoisonn�e par des inqui�tudes continuelles et excessives. Mon Dieu, que tu te forges de chim�res effrayantes! Ouvre donc les yeux, ma ch�re m�re, et reconnais qu'il n'y a rien de si noir dans tout cela. Qu'y a-t-il donc? Je pars pour Thionville, cit� de l'int�rieur la plus paisible du monde, emportant l'amiti� et la protection du g�n�ral, qui me recommande au chef d'escadron. Je ne pourrai donc sortir de l� que par son ordre, et ne serai pas libre d'aller affronter ces hasards que tu redoutes tant*. Que ne puis-je faire de toi un hussard pendant quelque temps, afin que tu voies combien il est facile de l'�tre, et quel fonds d'insouciance pour soi-m�me est attach� � cet habit l�! Sais-tu {CL 302} comment je vais quitter Cologne? Dans les larmes? Non: il faut rentrer cela, et s'en aller dans le tintamare d'une f�te. Quand j'ai annonc� mon an d�part � mes amis, tous se sont �cri�s: « Il faut lui faire une conduite d'honneur. Il faut nous griser avec lui � son premier g�te et nous s�parer tous ivres, car de sang-froid ce serait trop dur. » En cons�quence, voil� qu'on �quipe pour Bonn trois cabriolets, deux birouchtes et cinq chevaux de selle. non-seulement je serai escort� par notre tabl�e, mais encore par un jeune officier d'infanterie l�g�re, Parisien charmant, et qui a re�u une excellente �ducation; par Maulnoir, par les secr�taires du g�n�ral, par un gardemagasin des vivres, et par un jeune adjudant de place, qui donnera une grande consid�ration � la bande joyeuse et l'emp�chera d'�tre arr�t�e pour tout le tapage qu'elle se propose de faire. En v�rit�, il est doux d'�tre aim�, et tu vois bien que le rang et la richesse n'y font rien. L'affection ne regarde pas � cela, surtout dans la jeunesse, qui est l'�ge de l'�galit� v�ritable et de l'amiti� fraternelle.

{Lub 252} Nous sommes d�j� une vingtaine, et � chaque instant mon escorte se recrute de nouveaux convives. Cette ville est le centre de r�union de tous les employ�s de l'aile gauche de l'arm�e du Danube, et parmi eux il y a une foule de jeunes gens excellents. Je suis li� avec tous; nous nageons ensemble, nous faisons des armes, nous jouons au ballon, etc. Compagnon de leurs plaisirs, ils ne veulent pas que je les quitte sans adieux solennels. Il n'est pas jusqu'� l'entrepreneur des diligences, jeune homme fort aimable, qui ne veuille �tre de la partie et pr�ter gratuitement ses cabriolets et ses birouchtes. Je serai gravement � cheval, et je crois que si Alexandre fit une glorieuse entr�e dans Babylone, j'en ferai dans Bonn une plus joyeuse ao.

{CL 303} À propos de nager, j'ai travers� deux fois le fameux Rhin � la nage. Il �tait bien froid et bien rapide. Ainsi, je l'ai affront� de toutes les mani�res, car il n'y a pas longtemps que je le traversais sur la glace.

Je pars apr�s-demain. J'en suis � l'article cruel des adieux! C'est demain que je la verrai pour la derni�re fois! Voil� l'instant que je redoute! Une bande d'�tourdis m'attend apr�s pour souper, afin d'y prendre des mesures pour la cavalcade du lendemain. On dira mille extravagances, on se moquera de mon air constern�, et il faudra rire pour cacher mon secret. Allons! la volont� viendra � mon aide, et le vin aidant, je m'�tourdirai sur mon chagrin. Mais le tien ne pourra sortir de mon cœur, tant que tu n'auras pas fait un effort pour te consoler. Je t'�crirai en voyage. Je t'aime et je t'embrasse de toute mon �me. Bien des amiti�s � Deschartres et � ma bonne.

* {CL 301; Lub 251} Il la trompait, il �tait forc� de la tromper.


Variantes

  1. Les titres de parties n'apparaissent qu'avec {CL}.
  2. CHAPITRE DIXIÈME {Presse}, {Lecou}, {LP} ♦ X {CL}
  3. Suite des lettres. — Saint-Jean. — Vie de garnison. — La petite maison. — Le D�part de Cologne. {Presse}
  4. 1799 {CL} ♦ 99 {Lub}
  5. Interruption de {Presse}: c'est singulier. ♦ c'est singulier; {Lecou} et sq.
  6. de lui r�pondre {Lecou}, {LP} ♦ de r�pondre {CL}
  7. Reprise de {Presse}
  8. Interruption de {Presse}
  9. Reprise de {Presse}
  10. Interruption de {Presse}
  11. Reprise de {Presse}
  12. Interruption de {Presse}
  13. Reprise de {Presse}
  14. grand'b�te {CL} ♦ grand-b�te {Lub}
  15. � travers champs {Presse}{LP} ♦ � travers les champs {CL}
  16. Interruption de {Presse}
  17. 1799 {CL} ♦ 99 {Lub}
  18. Mons {AutDupin} ♦ ... toutes les �ditions jusqu'� {CL} ♦ Mons {Lub} que nous suivons
  19. F�raud toutes les �ditions jusqu'� {CL} ♦ Ferrand {Lub} qui rectifie et que nous suivons; la variante sera marqu�e par le signe deri�re le nom
  20. persuad� aussi au g�n�ral {Lecou}, {LP} ♦ persuad� au g�n�ral {CL} (La 1�re le�on �tait conforme � l'autographe de Maurice Dupin.)
  21. *** {CL} ♦ Mons {Lub} que nous suivons; cette variante continue dans les lettres suivantes, nous la marquons par le signe derri�re le nom
  22. Voidel {AutDupin} ♦ *** toutes les �ditions jusqu'� {CL} ♦ Voidel {Lub} que nous suivons
  23. 1799 {CL} ♦ 99 {Lub}
  24. n'ayant pas de quoi {Lecou}, {LP} ♦ n'ayant de quoi {CL}{Lub} restitue la le�on originale, nous le suivons.
  25. faire six lieues {Lecou}, {LP} ♦ faire ses six lieues {CL}
  26. Reprise de {Ms}
  27. Reprise de {Presse}: Quoi
  28. Interruption de {Presse}
  29. et s'appelle Bariller {Ms} ♦ et s'appelle Barilier {Lecou} et sq.
  30. 1799 {CL} ♦ 99 {Lub}
  31. je lui remets la r�ponse {Ms}{LP} ♦ je lui remets ma r�ponse {CL}{Lub} restitue la 1�re le�on, nous le suivons.
  32. Reprise de {Presse} qui greffe cette fin de lettre � la lettre XXXV.
  33. Une page manque ici dans {Ms}
  34. � mot couvert {Presse}{LP} ♦ � mots couverts {CL}
  35. 1799 {CL} ♦ 99 {Lub}
  36. Reprise de {Ms}
  37. Nouvelle lacune dans {Ms}
  38. excellentes et charmantes {Presse}{LP} ♦ excellentes {CL} (La lettre de Maurice Dupin dit seulement charmantes).
  39. 1799 {CL} ♦ 99 {Lub}
  40. Reprise de {Ms}
  41. Interruption de {Presse}

Notes

  1. Le manuscrit pour ce chapitre manque en partie.
  2. {Presse} (La suite � demain.)