GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-Lévy 1876

{LP T.? ?; CL T.4 [147]; Lub T.2 [171]} CINQUIÈME PARTIE
Vie littéraire et intime
1832-1850

{[Presse 17/8/1855 3]; CL T.4 [485]; Lub T.2 [459]} CONCLUSION a

Je n'avais pas eu de bonheur dans toute cette phase de mon existence. Il n'est de bonheur pour personne. Ce monde-ci n'est pas établi pour une stabilité de satisfactions quelconques.

J'avais eu des bonheurs, c'est-à-dire des joies, dans l'amour maternel, dans l'amitié, dans la réflexion et dans la rêverie. C'était bien assez pour remercier le ciel. J'avais goûté les seules douceurs dont je pusse avoir soif.

Quand je commençai à écrire le récit que je suspends ici b, je venais d'être abreuvée de douleurs plus profondes encore que celles que j'ai pu raconter. J'étais cependant calme et maîtresse de ma volonté, en ce sens que, mes souvenirs se pressant devant moi sous mille facettes qui pouvaient être différentes à mon appréciation, je sentis ma conscience assez saine et ma religion assez bien établie en moi-même pour m'aider à saisir le vrai jour dont le passé devait s'éclairer à mes propres yeux.

Maintenant que je vais fermer l'histoire de ma vie à cette page, c'est-à-dire plus de sept ans après en avoir tracé la première page, je suis encore sous le coup d'une épouvantable douleur personnelle c.

Ma vie, deux fois ébranlée profondément, en 1847et en 1855, s'est pourtant défendue de l'attrait de la tombe; et {CL 486} mon cœur, deux fois brisé, cent fois navré, s'est défendu de l'horreur du doute.

Attribuerai-je ces victoires de la foi à ma propre raison, à ma propre volonté? Non. Il n'y a en moi rien de fort que le besoin d'aimer.

Mais j'ai reçu du secours, et je ne l'ai pas méconnu, je ne l'ai pas repoussé.

{Lub 460} Ce secours, Dieu me l'a envoyé, mais il ne s'est pas manifesté à moi par des miracles d. Pauvres humains, nous n'en sommes pas dignes, nous ne serions pas capables de les supporter, et notre faible raison succombe dès que nous croyons voir apparaître la face des anges dans le nimbe flamboyant de la Divinité. Mais la grâce m'est venue comme elle vient à tous les hommes, comme elle peut, comme elle doit leur venir, par l'enseignement mutuel de la vérité. Leibnitz d'abord, et puis Lamennais, et puis Lessing, et puis Herder expliqué par Quinet, et puis Pierre Leroux, et puis Jean Reynaud, et puis Leibnitz encore, voilà les principaux repères qui m'ont empêchée de trop flotter dans ma route à travers les diverses tentatives de la philosophie moderne. De ces grandes lumières, je n'ai pas tout absorbé en moi à dose égale, et je n'ai pas même gardé tout ce que j'avais absorbé à un moment donné. Ce qui le prouve, c'est la fusion qu'à une certaine distance de ces diverses phases de ma vie intérieure j'ai pu faire en moi de ces grandes sources de vérité, cherchant sans cesse, et m'imaginant parfois trouver le lien qui les unit, en dépit des lacunes qui les séparent. Une doctrine toute d'idéal et de sentiment sublime, la doctrine de Jésus, les résume encore, quant aux points essentiels, au-dessus de l'abîme des siècles. Plus on examine les grandes révélations du génie, plus la céleste révélation du cœur grandit dans l'esprit, à l'examen de la doctrine évangélique.

Ceci n'est peut-être pas une formule très-avancée, dans {CL 487} l'opinion de mon siècle. Le siècle ne va pas de ce côté-là pour le moment. Peu importe, les temps viendront.

Terre de Pierre Leroux, Ciel de Jean Reynaud, Univers de Leibnitz, Charité de Lamennais, vous montez ensemble vers le Dieu de Jésus; et quiconque vous lira sans s'attacher trop aux subtilités de la métaphysique et sans se cuirasser dans les armures de la discussion, sortira de votre rayonnement plus lucide, plus sensible, plus aimant et plus sage. Chaque secours e de la sagesse des maîtres vient à point en ce monde où il n'est pas de conclusion absolue et définitive. Quand, avec la jeunesse de mon temps, je secouais la voûte de plomb des mystères, Lamennais vint à propos étayer les parties sacrées du temple. Quand, indignés après les lois de septembre, nous étions prêts encore à renverser le sanctuaire réservé, {Lub 461} Leroux vint, éloquent, ingénieux, sublime, nous promettre le règne du ciel sur cette même terre que nous maudissions. Et de nos jours, comme nous désespérions encore, Reynaud, déjà grand, s'est levé plus grand encore pour nous ouvrir, au nom de la science et de la foi, au nom de Leibnitz et de Jésus, l'infini des mondes comme une patrie qui nous réclame.

J'ai dit f le secours de Dieu qui m'a soutenue par l'intermédiaire des enseignements du génie; je veux dire, en finissant, le secours également divin qui m'a été envoyé par l'intermédiaire des affections du cœur.

Sois bénie, amitié filiale, amitié de mon fils, qui as répondu g à toutes les fibres de ma tendresse maternelle; soyez bénis, cœurs éprouvés par de communes souffrances, qui m'avez rendue chaque jour plus chère la tâche de vivre pour vous et avec vous!

Sois béni aussi, pauvre ange arraché de mon sein et ravi par la mort à ma tendresse sans bornes! Enfant adoré*, {CL 488} tu as été rejoindre dans le ciel de l'amour le George adoré de Marie Dorval. Marie Dorval est morte de sa douleur, et moi, j'ai pu rester debout, hélas!

* h [{CL 487}] Jeanne Clésinger, ma petite-fille.

Hélas, et merci, mon Dieu! Puisque la douleur est le creuset où l'amour s'épure, et puisque, véritablement aimée de quelques-uns, je peux encore ne pas tomber sur la route où la charité envers tous nous commande de marcher.

14 juin 1855. i


Variantes

  1. Conclusion [de cette première moitié de l'histoire de ma vie rayé] {Ms}
  2. suspends ici [pour un tems indéterminé rayé] {Ms}
  3. personnelle. [Et depuis ces sept années, que de déchircmcns, que de déceptions, que de [départs: rayé] separations, que d'adieux, que de morts! [Pourtant rayé] J'ai vieilli par le chagrin bien plus que par les années, et si je n'avais renoncé, longtems auparavant, au rêve du bonheur en ce monde, je serais morre [ou je serais rayé] impie, ou je vivrais misanthrope rayé] {Ms}
  4. envoyé, [secours de Dieu d'abord, avant tout, et malgré tout ce qu'on pourrait me dire pour m'en ôter la conviction et le sentiment, Ce secours rayé] Mais il ne s'est pas manifesté à [Ce secours rayé] moi par des miracles ... {Ms}
  5. sage [Quand on était libre d'écrire rayé]. Chaque secours {Ms}
  6. réclame. [N'allons pas trop vite cependant, et ne nous croyons pas à la veille de devenir anges. Une trop ardente ambition des splendeurs du ciel nous rendrait trop impatiens de quitter cet atome perdu dans l'abîme des cieux que nous appelons la terre. Il y a bien des degrés dans l'escalier de Jacob où le prophète voyait sans cesse monter et descendre, descendre et monter des légions mysterieuses. C'était là une vision immense rayé] J'ai dit {Ms}
  7. filiale, qui as répondu {Ms}filiale qui a répondu {Presse}, {Lecou} ♦ filiale qui as répondu {LP} ♦ filiale, amitié de mon fils, qui as répondu {CL}
  8. Cette note n'est pas dans {Ms} et n'apparaît qu'en {CL}
  9. 14 juin 1855. / GEORGE SAND. / FIN. {Presse}

Notes