Je n'avais pas eu de bonheur dans toute cette phase de mon existence. Il n'est de bonheur pour personne. Ce monde-ci n'est pas �tabli pour une stabilit� de satisfactions quelconques.
J'avais eu des bonheurs, c'est-�-dire des joies, dans l'amour maternel, dans l'amiti�, dans la r�flexion et dans la r�verie. C'�tait bien assez pour remercier le ciel. J'avais go�t� les seules douceurs dont je pusse avoir soif.
Quand je commen�ai � �crire le r�cit que je suspends ici b, je venais d'�tre abreuv�e de douleurs plus profondes encore que celles que j'ai pu raconter. J'�tais cependant calme et ma�tresse de ma volont�, en ce sens que, mes souvenirs se pressant devant moi sous mille facettes qui pouvaient �tre diff�rentes � mon appr�ciation, je sentis ma conscience assez saine et ma religion assez bien �tablie en moi-m�me pour m'aider � saisir le vrai jour dont le pass� devait s'�clairer � mes propres yeux.
Maintenant que je vais fermer l'histoire de ma vie � cette page, c'est-�-dire plus de sept ans apr�s en avoir trac� la premi�re page, je suis encore sous le coup d'une �pouvantable douleur personnelle c.
Ma vie, deux fois �branl�e profond�ment, en 1847et en 1855, s'est pourtant d�fendue de l'attrait de la tombe; et {CL 486} mon cœur, deux fois bris�, cent fois navr�, s'est d�fendu de l'horreur du doute.
Attribuerai-je ces victoires de la foi � ma propre raison, � ma propre volont�? Non. Il n'y a en moi rien de fort que le besoin d'aimer.
Mais j'ai re�u du secours, et je ne l'ai pas m�connu, je ne l'ai pas repouss�.
{Lub 460} Ce secours, Dieu me l'a envoy�, mais il ne s'est pas manifest� � moi par des miracles d. Pauvres humains, nous n'en sommes pas dignes, nous ne serions pas capables de les supporter, et notre faible raison succombe d�s que nous croyons voir appara�tre la face des anges dans le nimbe flamboyant de la Divinit�. Mais la gr�ce m'est venue comme elle vient � tous les hommes, comme elle peut, comme elle doit leur venir, par l'enseignement mutuel de la v�rit�. Leibnitz d'abord, et puis Lamennais, et puis Lessing, et puis Herder expliqu� par Quinet, et puis Pierre Leroux, et puis Jean Reynaud, et puis Leibnitz encore, voil� les principaux rep�res qui m'ont emp�ch�e de trop flotter dans ma route � travers les diverses tentatives de la philosophie moderne. De ces grandes lumi�res, je n'ai pas tout absorb� en moi � dose �gale, et je n'ai pas m�me gard� tout ce que j'avais absorb� � un moment donn�. Ce qui le prouve, c'est la fusion qu'� une certaine distance de ces diverses phases de ma vie int�rieure j'ai pu faire en moi de ces grandes sources de v�rit�, cherchant sans cesse, et m'imaginant parfois trouver le lien qui les unit, en d�pit des lacunes qui les s�parent. Une doctrine toute d'id�al et de sentiment sublime, la doctrine de J�sus, les r�sume encore, quant aux points essentiels, au-dessus de l'ab�me des si�cles. Plus on examine les grandes r�v�lations du g�nie, plus la c�leste r�v�lation du cœur grandit dans l'esprit, � l'examen de la doctrine �vang�lique.
Ceci n'est peut-�tre pas une formule tr�s-avanc�e, dans {CL 487} l'opinion de mon si�cle. Le si�cle ne va pas de ce c�t�-l� pour le moment. Peu importe, les temps viendront.
Terre de Pierre Leroux, Ciel de Jean Reynaud, Univers de Leibnitz, Charit� de Lamennais, vous montez ensemble vers le Dieu de J�sus; et quiconque vous lira sans s'attacher trop aux subtilit�s de la m�taphysique et sans se cuirasser dans les armures de la discussion, sortira de votre rayonnement plus lucide, plus sensible, plus aimant et plus sage. Chaque secours e de la sagesse des ma�tres vient � point en ce monde o� il n'est pas de conclusion absolue et d�finitive. Quand, avec la jeunesse de mon temps, je secouais la vo�te de plomb des myst�res, Lamennais vint � propos �tayer les parties sacr�es du temple. Quand, indign�s apr�s les lois de septembre, nous �tions pr�ts encore � renverser le sanctuaire r�serv�, {Lub 461} Leroux vint, �loquent, ing�nieux, sublime, nous promettre le r�gne du ciel sur cette m�me terre que nous maudissions. Et de nos jours, comme nous d�sesp�rions encore, Reynaud, d�j� grand, s'est lev� plus grand encore pour nous ouvrir, au nom de la science et de la foi, au nom de Leibnitz et de J�sus, l'infini des mondes comme une patrie qui nous r�clame.
J'ai dit f le secours de Dieu qui m'a soutenue par l'interm�diaire des enseignements du g�nie; je veux dire, en finissant, le secours �galement divin qui m'a �t� envoy� par l'interm�diaire des affections du cœur.
Sois b�nie, amiti� filiale, amiti� de mon fils, qui as r�pondu g � toutes les fibres de ma tendresse maternelle; soyez b�nis, cœurs �prouv�s par de communes souffrances, qui m'avez rendue chaque jour plus ch�re la t�che de vivre pour vous et avec vous!
Sois b�ni aussi, pauvre ange arrach� de mon sein et ravi par la mort � ma tendresse sans bornes! Enfant ador�*, {CL 488} tu as �t� rejoindre dans le ciel de l'amour le George ador� de Marie Dorval. Marie Dorval est morte de sa douleur, et moi, j'ai pu rester debout, h�las!
* h [{CL 487}] Jeanne Cl�singer, ma petite-fille.
H�las, et merci, mon Dieu! Puisque la douleur est le creuset o� l'amour s'�pure, et puisque, v�ritablement aim�e de quelques-uns, je peux encore ne pas tomber sur la route o� la charit� envers tous nous commande de marcher.
14 juin 1855. i