GEORGE SAND
HISTOIRE DE MA VIE

Calmann-L�vy 1876

{CL T.4 [489]; Lub T.2 [463]} APPENDICE

L'Eacute;diteur de ces M�moires, malheureusement inachev�s, croit ne pouvoir mieux faire que d'y jondre la lettre suivante, adress�e par George Sand � son ami M. Louis Ulbach, au moment o� il se disposait � �crire une biographie de l'illustre �crivain. Ces quelques pages, d'une si regrettable concision, r�sument les vinft-cinq derni�res ann�es de la femme de g�nie que la France vient de perdre. On saura gr� � M. Louis Ulbach d'avoir bien voulu en autoriser ici la reproduction.

Nohant, le 26 novembre 1869 a.

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J'irai � Paris dans le courant de l'hiver; janvier ou f�vrier. Si vous ne pouvez m'attendre, consultez, sur les quarante premi�res ann�es de ma vie, l'Histoire de ma vie. L�vy vous portera les volumes � votre premi�re r�quisition. Cette histoire est vraie. Beaucoup de d�tails � passer; mais, en feuilletant, vous aurez exacts tous les faits de ma vie.

Pour les vingt-cinq derni�rees ann�es, il n'y a plus rien {CL 490} d'int�ressant: c'est la vieillesse tr�s-calme et tr�s-heureuse, en famille, travers�e par des chagrins tout personnels, les morts, les d�fections, et puis l'�tat g�n�ral o� nous avons souffert, vous et moi, des m�mes choses. Je repondrais � toutes les questions qu'il vous conviendrait de me faire, si nous causions, et ce serait mieux. J'ai perdu deux petits-enfants bien-aim�s, la fille de ma fille, et le fils de Maurice. J'ai encore deux petites filles charmantes de son heureux mariage. Ma belle-fille m'est presque aussi ch�re que lui. Je leur ai donn� la gouverne du m�nage et de toutes choses. Mon temps se passe � amuser les enfants, � faire un peu de botanique en �t�, de grandes promenades (je suis encore un pi�ton distingu�), et des romans quand je peux trouver deux heures dans la journ�e et deux heures le soir. J'�cris facilement et avec plaisir. C'est ma r�cr�ation; car la {Lub 464} correspondance est �norme et c'est l� le travail. Vous savez cela. Si on n'avait � �crire qu'� ses amis! mais que de demandes touchantes ou saugrenues! Toutes les fois que je peux quelque chose, je r�ponds; � ceux pour lesquels je ne peux rien, je ne r�ponds rien. Quelques-uns m�ritent qu'on essaye, m�me avec peu d'espoir de r�ussir. Il faut alors r�pondre qu'on essayera. Tout cela, avec les affaires personnelles dont il faut bien s'occuper quelquefois, fait une dizaine de lettres par jour. C'est le fl�au, mais qui n'a le sien? J'esp�re, apr�s ma mort, aller dans une plan�te o� on ne saura ni lire ni �crire. Il faudra �tre assez parfait pour n'en avoir pas besoin. En attendant, il faudrait bien que dans celle-ci il en f�t autrement.

Si vous voulez savoir ma position mat�rielle, elle est facile � �tablir; mes comptes ne sont pas embrouill�s. J'ai bien gagn� un million avec mon travail. Je n'ai pas mis un sou de c�t�; j'ai tout donn�, sauf vingt mille francs que j'ai plac�s, il y a deux ans, pour ne pas co�ter trop de {CL 491} tisane � mes enfants, si je tombe malade; et encore ne suis-je pas s�re de garder ce capital, car il se trouvera des gens qui en auront besoin; et si je me porte encore assez bien pour le renouveler, il faudra bien l�cher mes �conomies. Gardez-m'en le secret pour que je les garde le plus possible.

Si vous parlez de mes ressources, vous pouvez dire en toute conscience que j'ai toujours v�cu, au jour le jour, du fruit de mon travail, et que je regarde cette mani�re d'arranger la vie comme la plus heureuse. On n'a pas de soucis mat�riels, et on ne craint pas les voleurs. Tous les ans, � pr�sent que mes enfants tiennent le m�nage, j'ai le temps de faire quelques petites excursions en France, car les recoins de la France sont peu connus, et ils sont aussi beaux que ceux qu'on va chercher bien loin. J'y trouve des cadres pour mes romans. J'aime � avoir vu ce que je d�cris; cela simplifie les recherches et les �tudes. N'euss�-je que trois mots � dire d'une localit�, j'aime � la regarder dans mon souvenir et � me tromper le moins que je peux.

Tout cela est bien banal, cher ami, et quand on est convi� par un biographe comme vous, on voudrait �tre grand comme une pyramide pour m�riter l'honneur de l'occuper. Mais je ne puis me hausser. Je ne suis qu'une {Lub 465} bonne femme � qui on a pr�t� des f�rocit�s de caract�re tout � fait fantastiques. On m'a aussi accus�e de n'avoir pas su aimer passionn�ment. Il me semble que j'ai v�cu de tendresse et qu'on ne m'en demanda pas davanatage et ceux qui veulent bien m'aimer, malgr� le manque d'�clat de ma vie et de mon esprit, ne se plaignent pas de moi.

Je suis rst�e tr�s gaie, sans initiative pour amuser les autres, mais sachant les aider � s'amuser. Je dois avoir de gros d�fauts; je suis comme toit le monde, je ne les vois pas. Je ne sais pas non plus si j'ai des qualit�s et des vertus. {CL 492} J'ai beaucoup song� � ce qui est vrai, et dans cette recherche me sentimen,t du moi s'efface chaque jour davantage; vous devez bien le savoir par vous-m�me. Si on fait le bien, on ne s'en loue pas soi-m�me; on trouve qu'on a �t� logique, voil� tout. Si on fait le mal, c'est qu'on n'a pas su quon le faisait. Mieux �clair�, on ne le ferait plus jamais. C'est � quoi tous devraient tendre. Je ne crois pas au mal, je ne crois qu'� l'ignorance. . . . .

    À vous de cœur bien tendrement et fraternellement.

        GEORGE SAND. b


Variantes

  1. APPENDICE / L'Eacute;diteur de ces M�moires, [...] / Nohant, le 26 novembre 1869. {CL} ♦ APPENDICE / LETTRE À LOUIS ULBACH / Nohant, le 26 novembre 1869. {Lub}
  2. Dans {CL}, on a ensuite: FIN DU QUATRIÈME ET DERNIER VOLUME.

Notes